
Éric et Ruth rentraient de l’école du dimanche. Tous deux portaient des habits bien usés, bien minces et leurs souliers auraient eu grand besoin d’être ressemelés. Il faisait froid, aussi les enfants, au lieu de flâner en ville comme ils le faisaient parfois, se dépêchaient-ils de rentrer à la maison. Là, le poêle était chaud, grâce à toutes les pommes de pin et au bois qu’ils avaient ramassés pendant l’été. Qu’il fera bon dans la chambre bien chauffée !
– Dis, quelle belle histoire elle nous a racontée ! s’écria Ruth, rompant tout à coup le silence. C’était beau, ces oiseaux noirs qui apportaient à manger au prophète !
– Les oiseaux noirs sont des corbeaux, répliqua son frère, et c’est le prophète Élie. Pourquoi n’appelles-tu pas les choses par leur nom ? Et notre monitrice nous a dit : de la viande et du pain !
– Oh ! c’est la même chose, répliqua Ruth en riant. L’histoire est quand même très belle, même si je ne sais pas les mots justes. Dis, Éric, comme ce serait beau si les corbeaux nous apportaient une fois de la viande ! Il y a terriblement longtemps que nous n’en avons point eu ! Te rappelles-tu, une fois, nous avons eu chacun une petite saucisse entière ! C’est ça qui était bon !
– Oui, c’était avant, quand papa pouvait encore travailler, répliqua le frère, et son visage s’assombrit tout à coup. Oui, dans ce temps-là, tout allait bien pour nous. Mais maintenant les corbeaux ne nous apporteront rien, tu peux en être sûre, Ruth, ils dévorent eux-mêmes tout ce qu’ils trouvent !
Une expression, presque amère, trop sérieuse pour ses dix ans, passa sur le visage du petit garçon. Ruth remarqua que son frère était triste, et elle chercha quelque chose qui put le consoler. Son petit cœur aimait à être joyeux et à rendre les autres heureux.
– Tu sais, ça ne va quand même pas mal chez nous, répliqua-t-elle gaiement. Maman a dit hier : Aussi longtemps que nous avons de bonnes pommes de terre dans la cave, nous pouvons être reconnaissants.
– Oui, mais tu ne sais pas…
Éric n’acheva pas sa phrase en regardant les yeux brillants de sa petite sœur. Il allait dire : tu ne sais qu’il ne reste que bien peu de pommes de terre, et que ferons-nous ensuite ? Il ne voulait pas attrister la petite Ruth, qui n’avait que six ans ! Il l’aimait tendrement, et son caractère si gai lui faisait du bien, à lui que la vie rendait déjà soucieux.
– Viens, nous allons descendre la pente en courant, et nous verrons qui arrivera le premier à la maison, s’écria-t-il. Ça nous réchauffera ! Un, deux, trois, partons !
Et les deux enfants s’élancèrent en riant.
En courant, Ruth oubliera l’histoire des corbeaux et de la viande, pensa Éric. Si elle la raconte, papa sera tout triste et dira encore : ça, ce n’est pas pour nous !
Mais quand Ruth, riant et criant, s’arrêta en disant : Première, parce qu’Éric l’avait laissée le devancer, elle ajouta rapidement :
Dis, Éric, ne crois-tu pas que nous pourrions prier pour que les corbeaux nous apportent quelque chose ? Peut-être pour la fête de papa !
– Je t’ai déjà dit que les corbeaux n’apportent plus rien maintenant, mais maman sera contente si nous lui chantons le nouveau cantique que nous avons appris.
– Oh oui ! et la petite entra joyeuse dans la pauvre petite maison, située en dehors du faubourg de la ville, en pensant au chant qu’elle venait d’apprendre.
Chez les Dériaz, on entrait d’abord dans la cuisine, puis dans la chambre. Madame Dériaz était debout devant le fourneau potager et remuait la soupe. Quand les enfants entrèrent, une expression joyeuse passa sur son visage généralement soucieux.
– Oh maman ! c’était beau aujourd’hui, s’écria Ruth vivement. Madame Dériaz sourit et dit :
– Eh bien, tu nous le raconteras en dînant. Entrez dans la chambre et allez voir qui y est assis !
Elle avait un air si mystérieux en disant cela que les enfants se précipitèrent sur la porte.
– Oh papa ! s’écrièrent-ils ensemble.
Depuis de longues semaines, leur père restait au lit, bien malade, souffrant tellement que souvent il ne pouvait pas même supporter la vue de ses enfants. Cela avait été un temps bien triste pour tous. Et maintenant, voilà qu’il était assis, soutenu par des coussins, près du poêle chaud, et il se réjouissait de voir leur étonnement.
– Papa, mais c’est une fête de te voir debout, s’écria la petite fille !
– Je le trouve aussi, répondit le père, si pâle encore, tout en la regardant tendrement. Hier déjà et avant-hier je me suis levé, une demi-heure premièrement, puis toute une heure pour vous faire cette surprise aujourd’hui.
– Est-ce que tu mangeras, avec nous, à table, comme avant ?
– Oui, à table, avec vous, répondit le père en riant.
Les yeux d’Éric brillèrent aussi de joie.
– Oh maman ! puisque c’est fête, pouvons-nous mettre une nappe sur la table ? s’écria-t-il et sa mère donna joyeusement son consentement.
Vivement, les deux enfants mirent le couvert, et tous s’assirent gaiement à table. Après la soupe, il y eut des pommes de terre et des haricots séchés. Monsieur Dériaz mangea peu de chose, et sa femme pas beaucoup plus.
– Si je pouvais au moins te donner un peu de viande, cela te ferait du bien. Mais je ne veux pas commencer à faire des dettes, dit-elle.
Ruth s’écria :
– À l’école du dimanche, on nous a raconté quelque chose de très beau ! Il y avait un homme qui avait faim, mais de gentils oiseaux noirs lui ont apporté à manger de la bonne viande !
– Élie a dû s’enfuir à cause du méchant roi qui voulait le tuer, s’écria Éric, et Dieu l’a caché au bord du torrent, et là, les corbeaux lui ont apporté du pain et de la viande.
– Dis, papa, ce serait bien si cela nous arrivait aussi, continua la petite.
– À coup sûr, dit le père en souriant amèrement. Mais cela ne risque pas de nous arriver comme au prophète Élie ! Personne ne pense à nous !
Éric pencha la tête. Cela lui faisait toujours tellement mal d’entendre son père parler ainsi. Et il savait que sa mère en souffrait aussi. C’est pourquoi il aurait préféré que Ruth ne raconte pas son histoire. Elle aurait mieux fait de chanter, son père aimait toujours l’entendre.
– C’est une très belle histoire, Ruth, dit madame Dériaz, mais n’as-tu pas dit que vous aviez appris un nouveau cantique ?
De sa voix claire, Ruth entonna joyeusement :
Au-delà du ciel bleu, bien loin de cette terre
Pour nous, jeunes enfants, qui connaissons Jésus,
Il est un doux repos dans la maison du Père,
Où le péché, la mort, la douleur ne sont plus.
La maman joignit doucement sa voix à celle de l’enfant, et les yeux si sombres du père s’éclairèrent aussi :
– Je l’ai aussi appris quand j’étais petit garçon, dit-il pensivement.
Hélas, avait-il trop présumé de ses forces, ou était-il resté trop longtemps debout ? La fièvre le saisit et il dut de nouveau garder le lit. La mère aussi avait l’air chaque jour plus triste et fatiguée.
– Si seulement je pouvais donner à papa quelque chose de fortifiant, dit-elle un soir à son petit garçon. Mais, voilà, c’est impossible. Et bientôt nous n’aurons plus de pommes de terre ! Que ferons-après ? C’est tout juste si je puis gagner assez pour acheter du pain et du lait !
– Nous pouvons prier, dit Éric en levant vers sa mère des yeux sérieux. À l’école du dimanche, on nous dit que ça aide.
– Oui, mon petit, je le fais toujours, répondit-elle doucement. Et je suis heureuse que tu le fasses avec moi.
– Ruth prie aussi, dit Éric timidement, et pense, maman, elle croit encore que les corbeaux nous apporteront une fois quelque chose de bon !
– Laisse-la croire cela, car rien n’est impossible à Dieu.
Les jours s’écoulaient, monotones, peut-être angoissants pour M. et Mme Dériaz, mais Ruth ne se laissait pas abattre par la tristesse qui régnait au logis. Elle racontait avec entrain les histoires qu’elle entendait à l’école du dimanche et ne fut même pas impressionnée quand son père lui dit un jour avec impatience :
– Cesse un peu avec toutes tes histoires ! Tout ça, c’est bon pour les gens riches
– Ah mais non ! papa, répondit-elle, les yeux étincelants. C’est pour nous que Jésus est né dans une étable, il n’avait qu’une crèche pour berceau : tu vois, il est venu surtout pour les pauvres gens !
Et le soir, quand Éric et sa sœur se glissaient dans leur lit, dans la petite chambre, derrière la cuisine, Ruth disait souvent :
– Dis, je voudrais bien savoir ce que Dieu nous enverra pour la fête de papa ! Peut-être un peu de viande, ne crois-tu pas ?
« Si seulement c’était possible », pensait le petit garçon.
La veille de ce jour d’anniversaire, attendu avec tellement d’impatience, les enfants furent invités à la fête de l’école du dimanche. Leur mère ne pouvait pas les accompagner, elle ne voulait pas laisser son mari seul aussi longtemps. Mais les enfants lui promirent de tout lui raconter !
En partant, Éric portait un grand panier de linge que Mme Dériaz avait lavé et raccommodé afin gagner quelque chose, et en rentrant, les enfants étaient allés reprendre la corbeille vide. Ils placèrent soigneusement au fond le petit paquet reçu à la fête, mais Ruth ne voulut pas lâcher son beau pain d’épice.
– Nous le mangerons demain pour le dessert, s’écriait-elle gaiement, les gens riches ont toujours du dessert ! Demain nous serons riches !
Mais Éric avait le cœur bien lourd : « Aujourd’hui nous avons cuit nos dernières pommes de terre. Papa ne le sait pas, Ruth non plus. Que mangerons-nous demain ? Et la petite dit que nous serons riches ! Oh ! mon Dieu, viens donc à notre aide !
– Regarde, Éric, il y a des pommes de terre sur la route !
Et vraiment, une, deux, trois pommes de terre, et là-bas encore plus, étaient dispersées sur la route solitaire. Tout le long du chemin, il y en avait, toutes éparpillées !
C’était sans doute ces deux personnes tirant une charrette, là-bas, qui les perdaient peu à peu. On va vite les ramasser, fut la première pensée du petit garçon.
Mais il lui sembla entendre la voix de sa mère lui disant : « Quoiqu’il arrive, nous voulons être honnêtes, même si nous sommes devenus si pauvres ».
D’une voix étranglée par l’émotion, il s’écria :
– Il nous faut courir après ces gens là-bas, et leur dire qu’ils perdent leurs pommes de terre.
C’était un grand garçon et une jeune fille, bien enveloppés dans de grandes pèlerines foncées ; ils venaient sans doute de s’apercevoir de leur perte, car ils s’étaient arrêtés et le jeune homme tâtait chacun de ses sacs.
– Vous perdez vos pommes de terre, lui cria Éric de loin.
Et vite, il en ramassa quelques-unes qu’il mit dans son panier. Ruth posa soigneusement son pain d’épice sur une borne, au bord de la route, et imita son frère.
– Nous allons vous aider, s’écria-t-il.
Les deux jeunes gens regardèrent la mine pâle des deux enfants, leurs vêtements si minces ; ils chuchotèrent entre eux, puis le garçon leur dit avec bienveillance :
– Nous devons nous dépêcher, c’est déjà tard. Nous avons assez de pommes de terre ; j’ai rattaché le sac ; et si vous le voulez, vous pouvez ramasser ce qui est tombé !
S’ils le voulaient ! Éric leva ses yeux brillants de joie et s’écria de tout son cœur : « Que Dieu vous le rende mille fois »
– Et c’est un beau souhait ! s’écria la jeune fille. Allons, Fred, dépêchons-nous maintenant.
– Je vous remercie aussi mille fois ! cria Ruth de sa voie claire et joyeuse.
Puis les enfants se hâtèrent de ramasser une à une toutes les belles pommes de terre. Leur panier était presque plein. Par-dessus Ruth posa son petit paquet d’école du dimanche, et son pain d’épice, et s’écria triomphalement :
– Voilà un vrai cadeau d’anniversaire pour papa !
– Maman sera contente quand elle le verra, Éric, tandis qu’ils portaient à deux la grosse corbeille. Tu sais, Ruth, nous avons mangé aujourd’hui nos dernières pommes de terre. Et voilà, Dieu nous en a donné ce soir !
– As-tu vu les longues pèlerines que portaient ces gens ? Ils avaient l’air de gros corbeaux qui battaient des ailes quand ils sont partis. Tu sais, c’est comme dans l’histoire d’Élie. Tant pis si ce n’est pas de la viande, des pommes de terre, c’est bien aussi !
Ce fut aussi l’avis de leur mère quand les enfants arrivèrent avec leur charge et, très excités, lui racontèrent leur aventure. Il lui sembla que c’était une preuve que Dieu continuerait à les aider.
Or c’est ce qui arriva. Le lendemain, Mme Dériaz soupait avec ses enfants quand on heurta à la porte. Ruth venait de répéter qu’elle n’avait jamais mangé d’aussi bonnes pommes de terre que celles que les « corbeaux » leur avait apportées. Vite elle courut ouvrir. Sa maîtresse d’école du dimanche était là, avec deux autres demoiselles. Elles portaient une grande corbeille pleine de mystérieux paquets…
La monitrice raconta que, dernièrement, elle avait remarqué l’air soucieux et triste d’Éric. Elle s’était informée de la situation de la famille, avait appris la longue maladie de M. Dériaz. Des amis, qui ne voulaient pas être nommés, avaient prêté leur concours, et, comme Ruth avait raconté le dimanche précédent que c’était bientôt l’anniversaire de son papa, ils avaient voulu que ce soit un vrai jour de fête. Maintenant les enfants pouvaient déballer. Et que virent-ils ! Une boîte de fortifiant pour leur père, et pour eux de bons souliers, une veste chaude pour leur maman, et tant d’autres belles choses si utiles. Pour finir, un gros saucisson ! Ruth sauta de joie et s’écria : « C’est comme l’histoire d’Élie au torrent ! »
Éric et sa mère racontèrent alors comment Ruth avait toujours attendu que les corbeaux d’Élie leur apportent quelque chose parce qu’ils en avaient tellement besoin. Et la monitrice s’écria gaiement : « Quel bonheur que Dieu ait permis que nous soyons les corbeaux ! »
Il y avait encore une enveloppe pour M. Dériaz, et Ruth fut chargée de la lui apporter dans son lit. Quand il l’ouvrit, il trouva un billet de cent francs et quelques mots : « Le Seigneur pense à nous et nous bénit ! »
De chaudes larmes jaillirent alors de ses yeux, roulant sur ses joues amaigries, et il s’écria : « Maintenant je sais que Dieu existe. Il ne nous a pas oubliés, et Il peut me rendre la santé. Aujourd’hui je crois de nouveau ! »
Effectivement, à partir de ce jour-là, il alla mieux, et bientôt il put reprendre son travail. Il n’oublia jamais ce merveilleux jour d’anniversaire où il fut si vivement conscient que : « Le Seigneur pense à nous ».
L’histoire des corbeaux d’Élie fut toujours celle que Ruth préféra entre toutes, et dernièrement encore elle disait à son père :
– Quand je serai grande et que j’aurai des enfants, je leur raconterai comment Dieu nous a exaucés. Ils en seront contents, et je leur raconterai aussi l’histoire du prophète et des corbeaux !
D’après La Bonne Nouvelle 1959








