QUELQUES PLANTES DE LA PAROLE DE DIEU

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QUELQUES PLANTES DE LA PAROLE DE DIEU

LE BLÉ

Ah ! Le blé, nourriture par excellence ; le blé, qui nous donne le pain. Que ferions-nous sans lui ? Personne ne saurait s’en passer. C’est l’espoir du cultivateur, la richesse du moissonneur, qui, avec chants de joie, rentre ses gerbes. Le pauvre rend grâces, car par lui il a son pain quotidien, et sur la table du riche, apprêté de bien des manières, il occupe encore la place d’honneur.
Le pain est pour le corps, ce que Christ, vrai pain de vie, est pour l’âme. C’est Lui que nous allons chercher ensemble dans le Livre de Vie. Il est à peine nécessaire de dire que le blé est un symbole de Celui qui est tout pour nos âmes : la manne du désert, le blé du pays de la promesse, le grain rôti, le pain de Dieu, la joie du ciel. Seigneur, donne-nous toujours de ce pain-là. Que ce soit notre prière.
« A moins que le grain de blé, tombant en terre, ne meure, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jean 12. 24). Ce cher Sauveur, descendu du ciel, ayant glorifié Dieu sur la terre, aurait pu remonter au ciel, d’où il était venu. A toutes ses gloires, il aurait ajouté celle d’être, là, le seul homme glorifié, le seul homme dans lequel le Père aurait trouvé toute sa satisfaction ; mais Il y aurait été seul. Il a préféré mourir, afin que nous puissions partager sa gloire. Il voulait avoir au ciel, en sa présence, des hommes sauvés, parfaits, heureux. Mais pour qu’il en fût ainsi, Il a dû descendre dans les profondeurs de la mort, où le péché les avait plongés. Que lui en a-t-Il coûté ? Que nos cœurs répondent !
« Maintenant mon âme est troublée ; et que dirai-je ? Père, délivre-moi de cette heure ; mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure » (Jean 12. 27)… et il a consommé son sacrifice. Par sa mort, nous avons la vie, le salut et le pardon. Maintenant, vrai pain descendu du ciel, manne excellente, il est la nourriture de nos âmes, celui qui réjouit nos cœurs, au milieu du désert de ce monde.
Bientôt, arrivés dans la maison du Père, Canaan céleste, c’est encore Lui, vieux blé du pays, qui fera notre bonheur pour l’éternité. Il a réjoui de tout temps les habitants du ciel ; il fera notre bonheur aussi. Bienheureux celui qui mangera du pain dans son royaume ! Il sera aussi, pour nos âmes, ce qu’était pour les fils d’Israël « le vieux blé du pays » de la promesse (Josué 5. 12).
Un Christ qui a souffert, le Juste pour des injustes ; ce grain qui a été soumis à l’action du feu du jugement de Dieu : Il a souffert pour nous ! Que nous faut-il de plus ? Que peut-on offrir à qui jouit de Christ et de tous les résultats de son œuvre à la croix ?
Jusqu’ici, nous nous sommes occupés de notre propre bonheur, de notre part, à nous, et je ne veux pas terminer, sans parler de ce qui est plus précieux encore : le bonheur de Dieu Lui-même, bonheur qu’Il a trouvé dans son Fils, et dont nous pouvons considérer quelque chose dans « la gerbe, prémices de la moisson » (Lévitique 23. 10-11), qui était tournoyée en sa présence, quand les fils d’Israël avaient fini la moisson. Christ, les prémices d’une riche moisson pour les greniers célestes, comme cette gerbe tournoyée (pour en faire voir tous les côtés), montrant ainsi, devant Dieu, toute la beauté de sa personne adorable, toutes ses perfections, toute sa gloire, non pour la satisfaction du sacrificateur, mais pour la satisfaction de Dieu Lui-même : un homme parfait sur la terre, un homme qui lui a obéi en toutes choses, qui l’a glorifié au milieu d’un monde de péché ! Toutes ces perfections mises en évidence devant Lui, et nous sommes agréés en Lui ! Quelle satisfaction pour le Dieu saint, le Dieu d’amour !
« Vous qui n’avez pas d’argent, venez, achetez et mangez ; oui, venez, achetez sans argent et sans prix du vin et du lait. Pourquoi dépensez-vous l’argent pour ce qui n’est pas du pain, et votre labeur pour ce qui ne rassasie pas ? » (Esaïe 55. 1-2).

O Jésus, pain du ciel, divine nourriture,
Par toi, nous vivrons à jamais !

LE FIGUIER

« Laisserais-je ma douceur et mon bon fruit, et irais-je m’agiter pour les arbres ? » Le figuier, l’arbre qui porte du fruit en plusieurs saisons, de bons fruits, comme nous dit notre passage, de nouveau nous parle d’Israël ; Israël portant du fruit pour Dieu. Mais en a-t-il vraiment porté ? Quand le Seigneur Jésus (Matthieu 21. 18-20) ayant faim, s’approcha du figuier, Il n’y trouva que des feuilles : pas un fruit pour satisfaire le cœur du Seigneur. Il y avait une belle apparence de feuilles, mais ces feuilles ne pouvaient en aucune manière satisfaire le cœur du Seigneur, ni cacher le véritable état de la nation. Elles n’avaient pas plus de valeur que les feuilles de figuier dont Adam s’était revêtu, lesquelles ne pouvaient cacher sa nudité aux yeux de Celui devant qui tout est à nu et à découvert.
Une belle apparence peut satisfaire les autres et notre cœur, peut-être, mais ne suffit pas aux yeux de Dieu : Il connaît les cœurs. « Tu m’as sondé, et tu m’as connu. Tu connais quand je m’assieds et quand je me lève, tu discernes de loin ma pensée ; tu connais mon sentier et mon coucher, et tu es au fait de toutes mes voies. Car la parole n’est pas encore sur ma langue, que voilà, ô Éternel ! Tu la connais tout entière » (Ps. 139. 1-4). Pensée solennelle à laquelle nous devons être attentifs de peur d’être confus, un jour, de peur d’entendre prononcer notre condamnation, comme ce fut le cas du figuier stérile : « Que jamais aucun fruit ne naisse plus de toi ! Et à l’instant le figuier sécha ». Jugement qui se réalisa sur la nation juive et qui certainement se réalisera aussi pour toute âme qui se sera contentée d’une vaine profession, d’une belle apparence aux yeux des autres, sans qu’il y ait des fruits pour Dieu.
Au jour du jugement, Dieu mettra en lumière les motifs cachés qui nous ont fait agir, quand Il jugera les secrets des cœurs (Romains 2. 16). Que faut-il donc faire ? Simplement reconnaître ce que nous sommes, nous mettre d’accord avec le Dieu de vérité, faire comme Nathanaël sous le figuier (Jean 1. 46-52) de qui le Seigneur peut dire : « Voici un vrai Israélite, en qui il n’y a pas de fraude ». Ne pas avoir de fraude n’est pas ne pas avoir de fautes, mais c’est la droiture qui reconnaît sincèrement sa culpabilité. Confesser ses péchés est le seul moyen d’en obtenir le pardon : « Je t’ai fait connaître mon péché, et je n’ai pas couvert mon iniquité ; j’ai dit : Je confesserai mes transgressions à l’Éternel ; et toi, tu as pardonné l’iniquité de mon péché » (Psaume 32. 5). C’est le seul moyen de s’approcher de Dieu. Nathanaël est venu dans sa droiture, sous le figuier stérile, sans vouloir cacher, ni son état, ni celui de la nation, et il a cru le Seigneur Jésus, connu le Fils de Dieu et le roi d’Israël ; à cause de cela, lui dit le Seigneur « tu verras de plus grandes choses que celles-ci ». Et quoi ? Le ciel ouvert ! Oui le ciel est ouvert à des coupables, et de plus ils peuvent contempler le Fils de l’homme dans toute sa gloire, ayant même des anges comme serviteurs !
Ce n’est pas en s’agitant pour les arbres (ce qui est grand, élevé dans le monde, ce qui attire les regards) qu’on peut porter du fruit pour Dieu. Il faut premièrement le connaître comme Celui qui nous a pardonné toutes nos fautes, puis demeurer dans le calme de sa présence afin d’apprendre à connaître ce qui Lui est agréable, ainsi que sa puissance qui se déploie dans notre faiblesse et notre infirmité.
Nous trouvons encore le figuier dans l’évangile de Matthieu (24. 32 et suivants). « Mais apprenez du figuier la parabole qu’il vous offre : Quand déjà son rameau est tendre et qu’il pousse des feuilles, vous connaissez que l’été est proche. De même aussi vous, quand vous verrez toutes ces choses, sachez que cela est proche, à la porte ». Il y aura des signes précurseurs de la venue du Seigneur pour établir son royaume avec puissance et avec une grande gloire. Mais avant, Il recueillera dans la maison de son Père son épouse bien-aimée ; ce jour-là nous ne le connaissons pas, ni l’heure non plus. Il faut être prêt aujourd’hui même, car la porte sera fermée, et s’il nous reste du temps, que sa grâce produise en chacun de nous du fruit à sa gloire.

LA VIGNE

La vigne est la troisième plante dont il nous est parlé dans le chapitre 9 du livre des Juges, symbolisant Israël sous la bénédiction de l’Eternel. Elle leur dit : « Laisserais-je mon moût, qui réjouit Dieu et les hommes, et irais-je m’agiter pour les arbres ? » Ce qui réjouit Dieu et les hommes ! Une joie commune avec Dieu Lui-même, il semble que c’est une chose trop grande, trop merveilleuse. Oui, pour de pauvres êtres tels que nous, mais pas pour le Dieu de gloire, le Dieu d’amour. Il veut que nous puissions nous réjouir en Lui, et que nous, nous réjouissions son cœur.
C’est ce qu’Il a déjà cherché dans son peuple terrestre (le peuple juif). Et qu’a-t-Il trouvé ? Écoutons ce qu’Il dit Lui-même : « Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau fertile. Et il la fossoya et en ôta les pierres, et la planta de ceps exquis ; et il bâtit une tour au milieu d’elle, et y tailla aussi un pressoir ; et il s’attendait à ce qu’elle produirait de bons raisins, et elle produisit des raisins sauvages. Et maintenant, habitants de Jérusalem et hommes de Juda, jugez, je vous prie, entre moi et ma vigne. Qu’y avait-il encore à faire pour ma vigne, que je n’aie pas fait pour elle ? Pourquoi, quand j’espérais qu’elle produirait de bons raisins, a-t-elle produit des raisins sauvages ? Et maintenant je vous apprendrai ce que je ferai à ma vigne, j’ôterai sa haie, et elle sera broutée ; j’abattrai sa clôture, et elle sera foulée aux pieds ; et je la réduirai en désert ; elle ne sera pas taillée, et elle ne sera pas sarclée, et les ronces et les épines monteront ; et je commanderai aux nuées qu’elles ne laissent pas tomber de pluie sur elle. Car la vigne de l’Éternel des armées est la maison d’Israël, et les hommes de Juda sont la plante de ses délices. Et il s’attendait au juste jugement, et voici l’effusion de sang, – à la justice, et voici un cri ! » (Esaïe 5. 1-7) « Mon peuple a changé sa gloire contre ce qui n’est d’aucun profit. Cieux, soyez étonnés de ceci, frissonnez, et soyez extrêmement confondus, dit l’Éternel. Car mon peuple a fait deux maux : ils m’ont abandonné, moi, la source des eaux vives, pour se creuser des citernes, des citernes crevassées qui ne retiennent pas l’eau » (Jérémie 2. 11-13).
Trouve-t-il mieux aujourd’hui dans les pays christianisés ? Et en ce qui nous concerne, chacun de nous individuellement, demandons-nous, en sa présence : Comment ai-je honoré Celui qui est digne de tout honneur, et qui s’est abaissé jusqu’à nous ? Quel fruit à sa gloire a-t-il trouvé en moi ? De quelle manière ai-je réjoui son cœur ?
Le bon Berger se réjouit quand Il trouve sa brebis perdue. Toute la maison du Père se réjouit quand le fils prodigue revient à la maison … Si, au lieu de réjouir son cœur, nous avons marché dans le chemin de notre propre volonté, si nous avons manqué de bien des manières, et hélas ! nous l’avons tous fait, réjouissons son cœur en revenant tels que nous sommes, et nous trouverons la joie du ciel et nous réjouirons le ciel. « Il y aura de la joie au ciel pour un seul pécheur qui se repent ».
Le monde est comme les vignes de Thimna (Juges 14). Il y a un lion rugissant dans les vignes. Un plus puissant que Samson y est descendu, conduit par son amour, et a détruit, par sa propre puissance, l’adversaire de nos âmes. Grande victoire qui a été douce pour son cœur ! En marchant avec Lui nous pouvons partager sa joie. Ce n’est que près de Lui que nous pouvons être heureux. Trouvons nos délices dans sa personne, marchons près de Lui. Le bonheur est dans son amour.
Encore un mot à ceux qui le connaissent et qui ont goûté son amour. Il n’y a pas de lion rugissant qui est à craindre, car de fait, il est un ennemi vaincu, pour le croyant ; mais ce que nous avons à redouter, ce sont les petits renards qui ravagent les vignes. Ils ont l’air inoffensifs, ils sont petits, et pourtant ce sont eux qui détruisent notre communion. De petites fautes (il n’y en a pas de petites aux yeux du Dieu saint), des manquements qui nous paraissent insignifiants, des choses que nous nous permettons, sont autant de petits renards qui détruisent notre bonheur. Méfions-nous des petits renards.
Que Dieu puisse trouver en chacun de nous l’honneur, les fruits, la joie qu’Il n’a pu trouver dans son peuple terrestre.

L’ÉPINE

Y a-t-il une plante plus désagréable à rencontrer que l’épine ? Son utilité est nulle, et on ne saurait la toucher sans se faire mal ; et pourtant, par elle, la Parole nous enseigne de grandes choses.
Écoutons un peu : « L’Ange de l’Éternel apparut à Moïse dans une flamme de feu, du milieu d’un buisson à épines ; et il regarda, et voici, le buisson était tout ardent de feu, et le buisson n’était pas consumé. Et Moïse dit : Je me détournerai, et je verrai cette grande vision, pourquoi le buisson ne se consume pas ». Détournons-nous, nous aussi, de nos occupations, de nos soucis, de nos propres pensées, pour considérer cette grande vision, et cherchons à la comprendre.
Souvent nous faisons de grandes études pour ce qui n’a pas de valeur et nous délaissons les grandes choses que le Dieu d’amour veut nous apprendre. Moïse a été plus sage que nous. Que peut donc bien nous dire ce buisson d’épines ? L’épine croît sur la terre depuis que le péché y est entré. « Maudit est le sol à cause de toi » est-il dit à Adam ; « il te fera germer des épines et des ronces » (Genèse 3. 17-18). Depuis lors, les épines croissent un peu partout, rappelant à l’homme son péché, et en même temps ce qu’il est en lui-même. « Les fils de Bélial sont tous comme des épines qu’on jette loin, car on ne les prend pas avec la main, Et l’homme qui les touche se munit d’un fer ou d’un bois de lance ; et ils seront entièrement brûlés par le feu sur le lieu même » (2 Sam. 23. 6-7). Le prophète Michée dit aussi : « Le meilleur d’entre eux est comme une ronce, le plus droit, pire qu’une haie d’épines » (7. 4).
En effet, que pourrait-on faire avec des épines, si ce n’est de les brûler sur place ? On ne les apporte pas à la maison pour faire du feu. Le feu est toujours l’emblème du jugement. Or voilà ce qui ne méritait que le jugement subsistant au milieu du feu ! Le buisson ardent de Moïse n’était pas consumé. Pourquoi ? C’est que l’Éternel était au milieu du buisson. Il dit : « J’ai vu, j’ai vu l’affliction de mon peuple… Et je suis descendu pour le délivrer » (Exode 3. 7-8).
Descendu du ciel au milieu des coupables, non pour les condamner, mais pour les sauver ! « Je ne suis pas venu afin de juger le monde, mais afin de sauver le monde » (Jean 12. 47). Et encore : « Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde afin qu’il jugeât le monde, mais afin que le monde fût sauvé par lui » (Jean 3. 17).
Celui qui est le créateur des mondes, Celui qui de Sinaï a fait entendre les foudres de la loi, faisant ainsi connaître sa sainteté, sa majesté et sa puissance, est descendu Lui-même dans le monde pour le sauver ! Grande et merveilleuse vision, en effet ! Approchons-nous avec une sainte crainte, nos pieds déchaussés, c’est-à-dire ne cachant rien de ce que nous sommes : c’est un lieu de sainteté, et considérons un peu Celui qui est ainsi descendu du ciel sur la terre et y a été couronné d’épines.

Sauveur couronné d’épines,
Ton sang coula sur la croix,
Et la colère divine
T’accabla de tout son poids.

Pour le seul juste, la honte, la couronne d’épines, la croix, le jugement de Dieu. Il a tout enduré, tout expié. Il a dit : « C’est accompli ». Et après être entré dans la mort, Il en est sorti victorieux, et est monté dans le ciel, couronné de gloire et d’honneur, ouvrant ainsi la porte du ciel à tous ceux qui se confient en Lui. « Tournez-vous vers moi, et soyez sauvés, vous, tous les bouts de la terre » (Esaïe 45. 22).
Le premier Adam a tout perdu, tout gâté : un seul pécheur détruit beaucoup de bien. Le second homme, le dernier Adam, a tout retrouvé, et bien plus encore. « Comme par la désobéissance d’un seul homme plusieurs ont été constitués pécheurs, ainsi aussi par l’obéissance d’un seul, plusieurs seront constitués justes » (Romains 5. 19). Quelle gloire pour celui qui a été couronné d’épines !

L’OLIVIER

Un des arbres que l’on trouve le plus fréquemment mentionné dans le Saint Livre est l’Olivier. Parmi les nombreux passages qui en parlent, nous en considèrerons trois bien importants. Le premier dans l’épître aux Romains (11. 16-24), où Israël, béni de Dieu, est représenté par un olivier dont les branches, hélas ! ont été arrachées à cause de leur incrédulité. Sur le tronc, dépouillé de ses branches, ont été greffées contre nature des branches d’olivier sauvage : ces branches sont les gens des nations, autrefois sans Dieu et sans espérance, et qui, maintenant, participent à la bénédiction qui découle de l’œuvre de Christ et de la présence du Saint Esprit descendu à la Pentecôte sur les disciples, et ensuite sur ceux d’entre les nations qui croyaient au Seigneur Jésus Christ.
« Tous les prophètes lui rendent témoignage, que, par son nom, quiconque croit en lui reçoit la rémission des péchés. Comme Pierre prononçait encore ces mots, l’Esprit Saint tomba sur tous ceux qui entendaient la parole » (Actes 10. 43-44).
Voilà donc des gens des nations, des étrangers, qui participent à la bénédiction divine : à la graisse de l’olivier. « O profondeur des richesses et de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! » (Rom. 11. 33).
On a mis à mort son Fils, et en réponse à une telle offense, Dieu offre sa grâce à tous les hommes, quels qu’ils soient et où qu’ils se trouvent ; Il envoie sur ceux qui le croient son Esprit Saint afin de les sceller pour Lui, et les rendre capables de jouir de son amour, amour dont le doux nom de Père nous fait connaître l’étendue. De la sorte, « nous avons, les uns et les autres (Juifs et Gentils), accès auprès du Père par un seul Esprit » (Éphésiens 2. 18).
Mais aujourd’hui, en pays christianisé, n’est-il pas arrivé comme à Israël autrefois ? On ne croit pas Dieu, et ainsi combien d’âmes s’exposent à perdre, par leur propre faute, toute la bénédiction apportée par l’évangile. Ne pas croire Dieu, c’est le faire menteur ; c’est une offense à sa sainteté, à son amour.
Considérons sa bonté et sa sévérité. Bonté envers ceux qui y persévèrent, bonté divine qui donna son Fils pour Sauveur ; mais sévérité divine aussi envers ceux qui sont tombés à cause de leur incrédulité (les pauvres Juifs sont encore aujourd’hui les témoins visibles du juste jugement de Dieu envers ceux qui n’ont pas cru). Dieu est toujours puissant pour couper comme un rameau stérile tous ceux qui ne croient pas !
Chers lecteurs, participants à la graisse de l’olivier, vous avez été éclairés par la lumière divine ; vous avez, dans une certaine mesure, goûté du don céleste, ayant entendu l’évangile ; vous avez, en quelque sorte, eu part à la bénédiction apportée dans le monde par la présence de l’Esprit Saint. Et combien d’autres grâces inappréciables qui ne sont pas la part des nations païennes ! Vous pouvez avoir tout cela, et, en fin de compte, être perdus, jetés dehors comme des branches mortes qui n’ont qu’à attendre le feu du jugement de Dieu. Solennelle vérité pour tous ceux qui ont entendu l’évangile et qui n’en ont pas profité !
Il aurait mille fois mieux valu ne pas avoir connu ces choses, que d’être comme ce malheureux qui, entré dans la salle du festin, fut jeté dehors, pieds et mains liés. Quel sort misérable ! Il a vu la salle du festin et n’en a pas goûté ! Vous avez peut-être suivi les rassemblements des rachetés, entendu lire la Parole de Dieu, chanté des cantiques, et votre cœur n’en a pas été touché, la foi ne s’est pas emparée de toutes ces richesses. Avoir vu la joie du ciel et être jeté en enfer !
Ceci nous amène au deuxième passage, au Psaume 52. 5-8 : « Aussi Dieu te détruira pour toujours ; il te saisira et t’arrachera de ta tente, et il te déracinera de la terre des vivants. Et les justes verront, et craindront, et ils se riront de lui : Voilà l’homme qui n’a pas pris Dieu pour sa force, mais qui s’est confié en la multitude de ses richesses, et qui se fortifiait dans son avidité ! Mais moi, je suis dans la maison de Dieu comme un olivier vert. Je me confierai en la bonté de Dieu, pour toujours et à perpétuité ».
L’un a considéré la bonté de Dieu, s’est confié dans cette bonté, et comme résultat, il est dans la maison de Dieu ; il y est comme un olivier vert. On ne connaît pas la sécheresse dans un tel lieu. Voyez l’olivier : l’hiver, l’été, il est toujours vert, toujours le même.
L’autre n’a pas considéré cette bonté, il a préféré mettre sa confiance dans des richesses périssables, et, plein d’incrédulité, il s’est privé de toute bénédiction : il doit tout quitter pour marcher vers le roi des épouvantements, sans rien emporter d’autre que le regret des bénédictions perdues.
Le contraste est grand, n’est-ce pas, entre ces deux hommes. Il vaut la peine d’y prendre garde. Aussi le croyant peut dire : « Laisserais-je ma graisse, par laquelle on honore par moi Dieu et les hommes, et irais-je m’agiter pour les arbres ? » (Juges 9. 9) Laisserais-je la bénédiction divine par laquelle je puis maintenant honorer Dieu et sacrifier la louange qui le glorifie, Lui, ce Dieu d’amour qui m’a sauvé et de qui j’ai tout reçu ?
Ayant goûté sa bonté, et me confiant en Lui pour le temps présent et l’éternité, le cœur plein de la joie du Saint Esprit, quel privilège de pouvoir déjà sur la terre honorer ce Dieu de grâce !
Celui qui glorifie ainsi Dieu est lui-même honoré de Dieu. Est-ce peu de chose ? Y a-t-il part plus désirable ? Pour posséder cette part, il faut connaître la bonté de Dieu, croire à son amour.

LE POMMIER

« Comme le pommier entre les arbres de la forêt, tel est mon bien-aimé entre les fils ; j’ai pris plaisir à son ombre, et je m’y suis assise ; et son fruit est doux à mon palais » (Cantique des Cantiques 2. 3).
Voilà ce que Christ, le bien-aimé, est pour celui qui a goûté son amour : tout ce qu’un cœur peut désirer, tout ce après quoi une âme peut soupirer se trouve en Lui. « Toute sa personne est désirable » (Cant. 5. 16). Il est « plus beau que les fils des hommes » (Ps. 45. 2), son « nom est un parfum répandu » (Cant. 1. 3). Cher lecteur, connaissez-vous son amour ? Il faudrait le langage du ciel pour parler de Lui et des gloires de sa personne. Son amour est insondable ; la croix de Golgotha, seule, peut nous en donner la mesure : amour envers des méchants, des ennemis ; amour qui ne sera satisfait que par la possession de l’objet dont il veut s’emparer. « Sa bannière sur moi, c’est l’amour ». « J’ai pris plaisir à son ombre ». Quelle protection ! Près de Lui nous sommes bien gardés. Quel mal pourrait atteindre celui qui se réfugie, comme le roi David, à l’ombre de ses ailes jusqu’à ce que les calamités soient passées ? Jamais un coupable a-t-il été confus en venant à Lui ? Non, jamais Il n’a repoussé personne : Il est comme l’ombre d’un grand rocher dans un pays aride (Esaïe 32. 2).
« Je m’y suis assise » ; on y trouve donc le repos. Il est dans son amour un doux repos pour l’âme fatiguée, lassée de tout : « Venez à moi, vous tous qui vous fatiguez et qui êtes chargés, et moi, je vous donnerai du repos », dit-Il (Matthieu 11. 28). Peut-être un lourd fardeau de péchés écrase-t-il vos épaules ; il est bien des pages de votre vie que vous n’osez regarder, que vous effaceriez avec votre propre sang s’il était possible ; les conséquences de tout ce passé se présentent devant vous dans toute leur effrayante réalité ; comme nous le lisons (Psaume 107. 17-18) : « Les insensés, à cause de la voie de leur transgression, et à cause de leurs iniquités, sont affligés ; Leur âme abhorre toute nourriture, et ils touchent aux portes de la mort ». Oh, horreur ! Qui délivrera ? « Venez à moi… » « Et il les a délivrés de leurs angoisses », la paix inonde leur cœur. C’est le sang de la croix qui a fait la paix.
Peut-être, vous êtes lassés de chercher le bonheur ? Vous avez tout essayé, mais en vain, vous vous êtes fatigué, meurtri aux ronces du chemin, vous avez expérimenté que tout est vanité sous le soleil. Répondez à son invitation et à ses pieds vous trouverez le repos, le bonheur ; en le trouvant vous trouverez toutes choses.

A Jésus on ne peut être
Ni trop tôt, ni trop longtemps.

Vous regrettez le temps passé loin de Lui, et bien d’autres avec vous. Là, à son ombre, assis à ses pieds, il y a du repos et de la nourriture pour nos âmes : « son fruit est doux à mon palais »… Comme la grappe d’Eshcol dans le désert, comme le rayon de miel de Samson sur le chemin … c’est le pain du ciel, un festin continuel. Si vous connaissiez mon Sauveur, si vous aviez goûté son amour, ah ! les choses les plus excellentes de la terre deviendraient pour vous comme les gousses que mangent les pourceaux, dans le pays éloigné où se meurt l’enfant prodigue !
J’aimerais dire quelques mots à ceux qui connaissent le Seigneur Jésus comme Sauveur : Deux fois encore, nous trouvons le pommier dans le Cantique des Cantiques. Au chapitre 7 verset 9, ce n’est plus le racheté qui parle du Seigneur, mais bien le Seigneur Lui-même : « le parfum de ton nez comme des pommes, et ton palais comme le bon vin … ». Nourris de Lui nous pouvons répandre autour de nous le parfum de sa connaissance en tous lieux (2 Corinthiens 2. 14-16) et ce qui sort de notre bouche devrait réjouir le cœur de Christ en attendant le moment où, montant du désert (8. 5) nous irons à sa rencontre, sa puissance se manifestant dans nos corps mortels. Réveillés pour ainsi dire « sous le pommier », nous dirons un éternel adieu à la souffrance et aux peines présentes : alors nous le verrons comme Il est, et son amour sera satisfait.

LE MYRTE

Je ne saurais mieux faire que de transcrire, ici, une partie de ce qu’écrivait, au sujet de cet arbre un de nos chers amis, qui, après avoir, comme un myrte céleste, répandu autour de lui le parfum du nom de Jésus pendant bien des années, est maintenant dans le repos de la maison du Père.
« J’ai reçu par la poste, il y a quelques jours, un petit paquet d’un ami en voyage dans le nord de l’Italie ; et j’ai été fort surpris de son contenu. Quelques rameaux de myrte ; et voilà tout ! Quel étrange envoi, me direz-vous peut-être ; il ne signifie pas grand-chose. L’envoi de mon ami m’a été bien sensible et m’a réjoui ; est-ce que ce n’était pas une preuve nouvelle de sa fidèle amitié ? Si je ne puis vous faire partager le plaisir que j’ai éprouvé en recevant les myrtes de mon ami, je prends occasion de son envoi pour vous faire part de quelques réflexions suggérées par son contenu, dans la pensée qu’elles ne seront pas sans profit à plus d’un parmi vous.
« Le myrte est un arbre odoriférant et toujours vert, d’environ six mètres de haut et dont les feuilles effilées sont unies et luisantes. Ses fleurs en forme de rose, sont blanches et odorantes. Aux fleurs succèdent des baies renfermant quelques semences d’une saveur piquante ; on les utilisait autrefois en guise de poivre. Cet arbre qui croît à l’état sauvage dans les pays chauds est assez commun en Palestine ; il se trouve surtout dans les endroits encaissés, au bord des rivières et fournit un gracieux ombrage.
« Deux passages du prophète Esaïe font partie de deux belles prophéties concernant le règne millénaire (règne de mille ans de Christ sur la Terre) : « Je ferai croître dans le désert le cèdre, l’acacia, et le myrte, et l’olivier ; je mettrai dans le lieu stérile le cyprès, le pin et le buis ensemble » (41. 19) et « au lieu de l’épine croîtra le cyprès ; au lieu de l’ortie croîtra le myrte » (55. 13). Quel heureux changement se produira alors sur la Terre ! Un beau symbole nous le fait connaître : « Au lieu de l’ortie croîtra le myrte ».
En principe, nous pouvons appliquer ces choses au temps actuel, en faveur de ceux qui ont reçu dans leurs cœurs l’évangile de la grâce de Dieu. Tout âme qui le reçoit est délivrée de la malédiction qui pèse sur nous à cause du péché, et rendue participante de la vie éternelle en Christ. Quel contraste entre son état précédent et celui dans lequel la grâce l’a introduit ! Pour nous servir de l’image qui se trouve dans le passage, nous dirions que le myrte a, en quelque sorte, supplanté l’ortie.
« Vous l’avez peut-être constaté maintes fois : l’ortie semble s’attacher aux pas de l’homme et marquer, par sa présence, le lieu où il réside. On retrouve cette plante, emblème de malédiction, sous tous les climats, et à toutes les altitudes, poussant aussi bien aux abords des chalets du berger et de la hutte du charbonnier que dans le voisinage de la cabane du pêcheur, comme pour rappeler, sans cesse, à chacun que le péché est dans le monde et que l’homme par sa désobéissance, l’y a introduit.
« La différence est grande entre cette plante chétive et hérissée de piquants presque invisibles et le myrte gracieux et odorant avec son délicieux ombrage. Celui-ci évoque l’idée d’un enfant de Dieu qui répand dans son entourage la bonne odeur de Christ, invitant aussi ceux qui en sont privés à jouir de la bénédiction du salut ».
Cher lecteur, ressemblons-nous à l’ortie qui pique ceux qui veulent la saisir, et qui périt sur le lieu même, ou au myrte odorant et toujours vert qui répand son parfum autour de lui, invitant le voyageur fatigué à jouir de son ombrage ? Dans ce dernier cas, bienheureux sommes-nous de posséder la bonne part. Puissions-nous en jouir richement.

LE CÈDRE

Le roi Salomon, à qui Dieu donna de la sagesse et une très grande intelligence, parla sur les bêtes, sur les oiseaux, sur ce qui rampe sur la terre et sur les poissons. Il parla aussi sur les arbres, depuis le cèdre qui est sur le Liban jusqu’à l’hysope qui sort du mur. Toutes les œuvres de Dieu sont merveilleuses pour celui qui se laisse instruire par Lui. Dieu n’a-t-Il pas fait toutes choses bien, et ne les a-t-Il pas toutes faites parce que sa bonté demeure à toujours ? (Psaume 136).
Le cèdre et l’hysope sont comme les deux extrêmes dans le règne végétal. L’hysope, cette petite plante qui sort du mur, nous montre ce qu’il y a de plus humble. Le cèdre, qui atteint jusqu’à quarante mètres de hauteur, représente ce qu’il y a de plus grand, de plus glorieux parmi les arbres : « Le juste… croîtra comme le cèdre dans le Liban » (Psaume 92. 12). Un grand arbre nous représente donc une grande puissance, mais une grande puissance sur la terre. On admire toujours son port majestueux et ses longues branches qui semblent vouloir protéger tout ce qui l’entoure.
Mais quelle valeur a tout ce qui est grand, tout ce qui a une belle apparence ici-bas, aux yeux de Dieu ? Tout ce qui est puissant, glorieux sur la terre, peut-il subsister devant la grandeur et la majesté du Dieu trois fois saint ? Le grand arbre du songe de Nebucadnetsar devint fort et sa hauteur atteignit les cieux ; on le voyait jusqu’au bout de la terre. Son feuillage était beau et sous son ombre se tenaient les bêtes des champs. Il a dû être abattu, ses branches coupées, son feuillage est tombé et son fruit a été dispersé (Daniel 4. 11-14).
Devant Dieu, « les fils des gens du commun ne sont que vanité, les fils des grands ne sont que mensonge : placés dans la balance, ils montent ensemble plus légers que la vanité » (Psaume 62. 9). C’est pour cela qu’il fallait tremper dans le sang de l’oiseau égorgé (Lévitique 14), du bois de cèdre, de l’écarlate et de l’hysope, montrant ainsi que ce qui a de la grandeur, comme ce qui a de la gloire, de même que ce qui est très petit ici-bas, n’a aucune valeur aux yeux de Dieu, car le péché a tout gâté, et n’est bon que pour la mort. Un homme peut prospérer, s’agrandir, devenir un objet d’admiration, d’envie peut-être ; tôt ou tard il tombera, et où l’arbre tombe il reste. « L’homme meurt et gît là ; l’homme expire et où est-il ? » (Job 14. 10).
Pourtant (car la grâce de Dieu brille dans toutes les pages de son livre) l’Éternel a voulu que du bois de cèdre ait une place dans la construction de son temple à Jérusalem, avec des pierres, soit ce qu’il y a de plus mort dans la création. Cela nous montre qu’Il peut introduire dans sa maison ce qui n’est en soi-même bon que pour le jugement. Mais auparavant il fallait abattre ces grands arbres, les transporter sur les vagues rageuses de la mer, bien loin du lieu où ils avaient crû, les tailler et les façonner avant qu’ils puissent figurer dans sa maison. Travail gigantesque dont seul Il est capable. Il ne méprise personne, ni grands, ni petits. Si quelqu’un prend sa place devant Lui, reconnaît son néant, sa misère, Il en fait l’objet de sa grâce et Il l’introduira dans sa maison pour l’éternité. Peut-être faudra-t-il qu’Il lui fasse faire avant un long voyage dans le monde, au milieu des peines, des difficultés, des larmes. Peut-être devra-t-Il le frapper de bien des coups ; peu importe. Par toutes ces choses, Il le formera pour le séjour glorieux pour lequel Il le destine. Dieu, pour qui toutes choses sont possibles, peut le faire pour un grand de ce monde comme pour un pauvre esclave, de telle sorte que le frère de basse condition pourra se glorifier dans son élévation, et le riche dans son abaissement.

LE ROSEAU

« Voici, tu te confies en ce bâton de roseau cassé, en l’Égypte, lequel, si quelqu’un s’appuie dessus, lui entre dans la main et la perce. Tel est le Pharaon, roi d’Égypte, pour tous ceux qui se confient en lui » (2 Rois 18. 21 ; Esaïe 36. 6). Que Dieu répète deux fois la même parole nous en montre toute l’importance. Vous, qui vous appuyez sur le monde, qui vous confiez dans ses ressources, sachez que dans le monde tout est vanité, que Satan en est le prince et que, tôt ou tard, cet appui vous fera défaut, et que vous serez transpercé de beaucoup de douleurs. L’Égypte et le monde, le Pharaon et Satan, cela se ressemble : ce sont tous des roseaux cassés.
« Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau agité par le vent ? » (Matthieu 11. 7 ; Luc 7. 24). Encore un passage qui nous est donné deux fois. Ici, le roseau c’est l’homme dans sa faiblesse, dans sa petitesse et son agitation. La moindre manifestation de puissance de Dieu l’effraye, le fait trembler et courber la tête. Belshatsar, tout roi qu’il était, ne ressemblait-il pas à un roseau agité par le vent, lorsqu’une main écrivit sa condamnation sur la muraille vis-à-vis du chandelier ? Il changea de couleur, ses pensées le troublèrent, les liens de ses reins se délièrent et ses genoux se heurtèrent l’un contre l’autre (Daniel 5. 5-6). Que l’homme est petit en présence du jugement de Dieu ! Et pourtant sitôt que la main de Dieu se retire de dessus lui, comme le roseau, il se redresse, plus orgueilleux que jamais.
Le Seigneur « ne brisera pas le roseau froissé » (Esaïe 42. 3). Touchante grâce de Dieu envers un être aussi chétif qu’un roseau froissé ! Sa bonté n’est-elle pas propre à pousser à la repentance ? Le Seigneur est venu en grâce pour sauver ceux qui ont le cœur brisé. Peut-être y a-t-il un lecteur de ces lignes qui sent sa faiblesse, sa petitesse en présence de la majesté divine, la fragilité de son existence, le poids de sa misère, et qui tremble en pensant à ses fautes passées ? Le Seigneur ne brisera pas le roseau froissé !
Enfin, nous retrouvons le roseau parmi les aromates les plus excellents qui entraient dans la composition de l’huile de l’onction (Exode 30. 23), avec laquelle étaient oints le tabernacle et tous les ustensiles, de même que Aaron, le grand sacrificateur, et ses fils : le roseau aromatique. Tout, dans le lieu saint, devait répandre un parfum exquis qui rappelait le parfum du nom de Jésus, la bonne odeur de sa connaissance. Parmi tous les parfums qui s’exhalent de sa personne, quelle suave odeur que celle qui découle de son abaissement, de son humiliation volontaire jusqu’à la mort, la mort de la croix ! Il a été un homme comme nous, mais sans péché, un homme de douleur ; mais quelle perfection dans son abaissement, quel parfum se dégagea de sa parfaite humanité ! Un roseau aromatique !

LE LIS

« Considérez les lis, comment ils croissent, ils ne travaillent ni ne filent ; cependant je vous dis que même Salomon, dans toute sa gloire, n’était pas vêtu comme l’un d’eux. Et si Dieu revêt ainsi l’herbe qui est aujourd’hui au champ et qui demain est jetée dans le four, combien plus vous vêtira-t-il, gens de petite foi » (Luc 12. 27-28).
Considérez une fleur qui passe : aujourd’hui elle est parée des plus brillantes couleurs, demain elle sera flétrie, le jour suivant nous la chercherons en vain … elle n’est plus ! Dans les petites choses nous pouvons apprendre de grandes leçons à la condition de nous laisser enseigner par le Dieu qui fait des merveilles. « Considère ce que je dis car le Seigneur te donnera de l’intelligence en toutes choses », dit l’apôtre Paul à son enfant Timothée (2 Timothée 2. 7). D’où vient notre incrédulité, si ce n’est de ce que nous ne savons pas considérer les œuvres du Dieu Créateur ? Et d’où notre ignorance et notre folie, si ce n’est de ce que nous ne considérons pas attentivement ce que nous dit la Parole de notre Dieu Sauveur ?
Écoutons ce qu’Il veut nous faire connaître par cette jolie fleur, le lis. Premièrement, elle nous parle de la sagesse et de la grandeur du Créateur : Une graine tombe en terre, quelques jours plus tard une petite tige verte perce le sol, elle grandit, se couvre de feuilles, puis un bourgeon se développe, grossit et finit par s’ouvrir laissant sortir une fleur aux formes élégantes et paré des couleurs les plus délicates. Comment en dépeindre la beauté lorsque la rosée du matin vient la couvrir comme de minuscules diamants qui étincellent aux premiers rayons du soleil ? Qui oserait dire que cela s’est fait tout seul, que nulle sagesse n’en a conçu le plan, et qu’une main invisible ne montre pas ici sa puissance ? Oh ! Folie de l’incrédulité d’un cœur aveuglé par le prince des ténèbres !
Autre chose : La fleur de lis ne fait que passer ; toute sa beauté ne dure qu’un instant et nous l’entendons nous crier bien haut : « Toute chair est comme l’herbe, et toute sa gloire comme la fleur de l’herbe, l’herbe a séché et sa fleur est tombée, mais la parole du Seigneur demeure éternellement » (1 Pierre 1. 24-25). Solennel avertissement qui se fait entendre aux oreilles de toute chair ! Nous ne faisons que passer, et combien rapidement ! Bientôt ce corps plein de vie et de santé, qui souvent est orné avec tant de vanité, va tomber dans la corruption : un objet de répulsion, de dégoût …
Mais, ô précieuse grâce, la Parole de notre Dieu demeure éternellement et elle nous fait connaître Celui qui a fait luire la vie et l’incorruptibilité par l’évangile. Christ est la résurrection et la vie, ceux qui ont cru en Lui et dont les corps sont descendus dans la poussière, ressusciteront en des corps glorieux à la venue du Seigneur, et ceux qui seront trouvés vivants sur la terre à ce moment-là ne mourront point à jamais (Jean 11. 25-26).
En terminant, un enseignement à ceux qui sont les disciples du Seigneur : Ne vous mettez pas en souci pour les choses nécessaires à la vie présente. Le Seigneur s’en occupe. S’il revêt si richement l’herbe des champs, ne vêtira-t-Il pas les siens, ses bien-aimés ? S’il revêt de telles couleurs les lis des champs, sa puissance est-elle moins grande en faveur de ceux auxquels Il a donné la vie ? Un Salomon avec toutes ses richesses n’a pas pu se parer d’un vêtement aussi éclatant que celui des lis. Quel bonheur de connaître le Seigneur et de pouvoir se confier en Lui pour le temps et l’éternité !

L’AMANDIER

Lorsque, vers le fin de l’hiver, toute la création est encore endormie, quand les arbres, dépouillés de leurs feuilles, semblent vouloir ne jamais se réveiller, voici un arbre précoce qui n’en attend aucun et qui se couvre de fleurs blanches. Comme une sentinelle vigilante, il annonce le prochain retour des beaux jours, alors que personne n’y songe encore : c’est l’Amandier, l’arbre vigilant, « l’arbre qui veille » (Jérémie 1. 11-12).
Dans ce passage, Dieu nous fait savoir qu’Il veille sur sa Parole pour l’exécuter, que ce soit en grâce, que ce soit en jugement. A-t-Il fait des promesses, Il les accomplira certainement en leur temps. A-t-Il annoncé des jugements : ils auront lieu, malgré toute sa patience, si les coupables auxquels Il s’adresse ne se convertissent pas. Ceux dont parle le prophète Jérémie avaient depuis longtemps oublié leur Dieu : « Cieux, soyez étonnés de ceci, frissonnez, et soyez extrêmement confondus, dit l’Éternel. Car mon peuple a fait deux maux : ils m’ont abandonné, moi, la source des eaux vives, pour se creuser des citernes, des citernes crevassées qui ne retiennent pas l’eau » (Jérémie 2. 12-13). Les cieux mêmes sont appelés à être étonnés et à frissonner en voyant la folie de ce peuple : il s’était éloigné de Dieu, qui est la source de tout bonheur, et se fatiguait pour ce qui ne peut satisfaire le cœur. Pourtant, ce Dieu ne les avait pas oubliés ; Il se souvenait d’eux dès le commencement. Son amour, toujours le même en leur faveur, n’avait pas varié.
Que devait-Il donc faire ? Exercer le jugement ? Non. Il est un Dieu plein de grâce et miséricordieux. Il fait des promesses à ceux qui se repentent et Il annonce le jugement à ceux qui s’obstinent dans leurs mauvaises voies.
Comme les fleurs de l’amandier annoncent le printemps, la Parole de Dieu annonce ce qui va arriver, et qui arrivera certainement, car Dieu veille sur sa Parole pour l’exécuter.
C’est ce qui eut lieu, en effet, quand ce peuple rebelle, qui n’a rien voulu écouter, qui a persécuté le prophète et refusé ses avertissements, est allé en captivité. Le roi lui-même a été précipité dans les ténèbres pour toujours (on lui creva les yeux), après avoir eu pour dernière vision le malheur qui a atteint ses fils égorgés devant lui. Ni ses chevaux, ni la porte entre deux murailles, rien n’a pu le délivrer. Dieu veillait sur sa Parole ! Jérémie, après avoir averti, exhorté, a dû voir le jugement qu’il avait prédit. Les dernières pages de son livre nous en font le récit ; puis ses « Lamentations » nous font connaître la douleur de son cœur en voyant le malheur de ce peuple qui n’avait rien voulu écouter. Avec quelle vigilance aussi Dieu avait veillé sur son serviteur Jérémie et sur Ébed-Mélec, qui lui avait témoigné de la bonté.
Aujourd’hui encore, Dieu veille sur sa Parole pour l’exécuter. Il donne la vie éternelle à quiconque croit en son Fils, mais sa colère demeure sur celui qui lui désobéit. Ce que sa bouche a dit sa main l’accomplira.
Nous trouvons aussi les fleurs d’amandier au chandelier d’or qui était dans le sanctuaire, et nous nous réservons, si Dieu nous en fait la grâce, de traiter plus tard ce sujet, en nous occupant en détail du Sanctuaire. Pour aujourd’hui, nous nous bornerons à rappeler que dans le tableau de la décrépitude du corps humain (Ecclésiaste 12), où, sous le soleil, les jours mauvais arrivent promptement, l’amandier, qui fleurit très tôt, nous rappelle que la vieillesse est vite là De bonne heure nos cheveux blanchissent comme les fleurs de l’amandier, et nous rappellent que ce qui vieillit est près de disparaître. « Car l’homme s’en va dans sa demeure des siècles, et ceux qui mènent deuil parcourent les rues » (12. 5). « Le jeune âge et l’aurore sont vanité » (11. 10).

LE MÛRIER

Trois fois, dans le saint livre, nous trouvons le mûrier, cet arbre si commun dans le Midi. Le plus connu de ces passages se trouve dans l’évangile de Luc (17. 6), où les apôtres ayant quelque peu conscience des difficultés qui se trouveraient sur leur chemin en suivant le Seigneur, lui disent : « Augmente-nous la foi ». Le Seigneur leur répond : « Si vous avez de la foi comme un grain de moutarde, vous diriez à ce mûrier : Déracine-toi, et plante-toi dans la mer ; et il vous obéirait ».
Il semble que les puissantes racines du mûrier donnent à cet arbre un caractère symbolique. Déraciner un mûrier n’est pas chose facile, le planter dans la mer est une impossibilité, lui commander de le faire lui-même, une double impossibilité. Suivre un Christ rejeté, pardonner sept fois un même jour notre frère qui pèche contre nous, user de grâce sans cesse, faire tout ce qui nous est commandé dans la Parole, constitue autant d’impossibilités pour des êtres coupables comme nous le sommes. Mais pour le Dieu Tout-puissant, y a-t-il des impossibilités ? Pourrait-Il être arrêté par un obstacle quelconque ? La folie de nos cœurs pourrait-elle, même, l’empêcher de garder et de conduire ceux qui se confient en Lui ? Le chemin qui conduit à la gloire est rempli de difficultés pour l’incrédule. Pour les dix espions, le pays d’Israël était bien un bon pays, mais, disaient-ils, nous ne sommes pas capables d’y monter : il y a des géants, retournons en Égypte ! Pour Josué et Caleb, les deux espions fidèles, les difficultés n’existaient pas : « Si l’Éternel prend plaisir en nous, il nous fera entrer dans ce pays-là et nous le donnera » (Nombres 14. 8). Il en est de même pour celui qui croit Dieu, et croyant en Lui il peut Lui obéir, sachant que c’est Lui qui prend à sa charge les conséquences de notre obéissance à sa Parole.
Le second passage où il est question du mûrier se trouve au premier livre des Chroniques (14. 14-15). David était en lutte avec des ennemis de l’Éternel, et c’est ce qui arrive nécessairement lorsque nous sommes fidèles. David interroge l’Éternel. Il avait donc le désir de Lui obéir. C’est toujours ainsi qu’il faut agir, sachant que Lui seul peut nous conduire en toutes circonstances : « Tourne autour d’eux, et tu viendras contre eux vis-à-vis des mûriers » fut la réponse. En agissant ainsi, il se trouvait devant des difficultés qu’il voyait en face, de manière à en connaître toute l’étendue. Qu’importe ; là nous apprenons à connaître notre incapacité entière, et nous voyons la délivrance de Celui qui est au-dessus des difficultés. « Aussitôt que tu entendras sur le sommet des mûriers un bruit de gens qui marchent, alors tu sortiras pour la bataille, car Dieu sera sorti devant toi pour frapper l’armée des Philistins ». Si Dieu combat pour nous, quel ennemi peut subsister devant Lui ? Il est là avec sa toute puissance pour délivrer ceux qui se confient en Lui, ceux qui le recherchent dans leurs difficultés et leurs détresses.

AU BORD DE L’ABÎME

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AU BORD DE L’ABÎME

Fils et petit-fils d’officier, je fus destiné dès ma naissance à la carrière des armes.
Tant que je restai sous le toit familial, grandissant dans la crainte de Dieu, comblé de chaude affection, je coulais les jours les plus heureux. Au petit lycée de M… j’étais noté comme l’un des meilleurs élèves de ma classe.
Malheureusement, ma mère fut ravie à mon affection, et mon père, dans l’impossibilité de surveiller mon éducation, me plaça interne, alors que j’avais à peine onze ans, dans un établissement militaire.
Ce fut ma perte.
Une grande sévérité était la règle de l’École, et cette sévérité s’aggravait d’un manque total de la plus élémentaire psychologie.
De plus, l’établissement était fort éloigné de la maison paternelle, et je ne m’en échappais qu’aux grandes vacances.
Cette discipline rigoureuse, s’imposant par des punitions cruelles ou absurdes, au moindre manquement, me meurtrit profondément et finit par me révolter. En sorte que, le contact de camarades vicieux aidant, toutes les bonnes influences dont avait été bénie mon enfance disparurent.
C’est ainsi que je ne tardai pas à perdre toute crainte de Dieu, en même temps que tout goût pour l’étude ; j’en arrivai même à me faire une gloire d’être des premiers parmi ceux qui raillaient les choses de la religion et d’avoir la réputation d’être l’un des plus indisciplinés de l’École.
Dans ma soif de liberté, dans ma hâte de fuir un lieu que j’avais en horreur, je partis dès que mon âge le permit, tronquant mes études malgré les supplications de mon père, et m’engageai comme volontaire de l’armée d’Afrique.
La passion que j’avais pour le cheval, la vie active du régiment, la liberté relative dont on y jouissait, déterminèrent au début un heureux changement en moi. Une réaction salutaire se produisit : elle ne fut malheureusement pas de longue durée.
La mutilation de mon être moral, produite par l’abandon de toute piété et la perte du plus nécessaire contrôle spirituel sur ma nature impulsive et orgueilleuse, n’allait pas tarder à produire ses funestes conséquences.
Ce fut d’abord une terrible vague de pessimisme qui déferla sur moi ; ensuite le relâchement des mœurs.
Que peut, en effet, une conscience mal instruite, que peut un cœur jeune et passionné, pour repousser les assauts des tentations les plus violentes, sans l’appui de Dieu ?
J’en fis l’humiliante expérience, et mon désaxement intellectuel, moral et spirituel, ne fit qu’empirer au cours de ces cinq années, malgré l’apparence respectable que gardait la façade.
Je n’incriminerai personne. La cause de mon mal n’était-elle pas en moi ? N’était-elle pas moi-même ? Ne se rattachait-elle pas à ma rupture avec les lois fondamentales de la vie ? L’homme, séparé de Dieu, est incapable de tout véritable bien ; il ne peut connaître de véritable paix, de véritable bonheur.
Mais comment aurais-je compris cela ? Seule, la connaissance de l’Évangile révèle à l’homme sa misère native, et cet Évangile m’était à peu près inconnu. A vingt ans passés, je ne l’avais encore jamais ouvert !
Pour tout bagage religieux, je ne possédais que la vague instruction que reçoit en vue de sa première communion, un enfant de onze ans, et je ne connaissais des Écritures Saintes que quelques bribes…
« De quel droit, au reste, me disais-je, jugerais-je les autres, moi qui ne suis pas meilleur qu’eux ? N’étais-je pas obligé de constater mon impuissance à maîtriser mes instincts et mes colères, rouge de honte quand je me retrouvais, de sang-froid en tête-à-tête intime avec le meilleur de moi-même ?
D’autre part, et bien que n’eusse jamais eu à en pâtir personnellement, l’injustice, l’égoïsme cruel, sur quoi ce monde est bâti m’oppressaient. Cette absurdité, cette contradiction sans nom, d’un Dieu bon jetant l’humanité sur la terre dans des conditions où il lui est impossible de vivre heureuse, m’exaspéraient.
Que ne l’avait-il laissée dans le néant !
« Seul un Dieu incohérent peut présider à l’incohérence qui est la règle suprême de cet univers. Et je voyais là l’irréfutable preuve de l’inexistence d’un Dieu juste et sage, du moins du Dieu des chrétiens.
Telle était mon ignorance des choses de l’Esprit.
« Et si, dans l’armée, me disais-je, je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, que sera-ce dans la vie civile ?… »
« Alors, à quoi bon vivre pour se plaindre sans cesse, pour mépriser les autres et se mépriser soi-même ? Ne vaut-il pas mieux en finir tout de suite ?
La mort, je n’en avais pas peur : je le croyais du moins. Je l’avais déjà vue de si près : duel, sévères chutes de cheval, etc.
A vingt ans, je la saluais comme l’unique espérance, à vingt ans… !
Mes cinq années de service terminées, je quittai donc le régiment, refusant de contracter un engagement de sous-officier et mon projet de suicide s’affermissant de plus en plus, je vins à Paris.
Mais au souffle de la vie intense et fiévreuse de la capitale, j’eus un nouveau sursaut de courage et voulus tenter encore une chance de vivre.
Muni de certificats militaires, de lettres de recommandation de mon ancien colonel, d’amis de mon père, je posai ma candidature à un emploi dans les Grandes Compagnies d’Assurances et de Chemins de fer, où de formelles promesses me furent faites. Et, en attendant qu’une place se présentât, je passais mes longues journées à la bibliothèque Sainte Geneviève, recherchant naturellement, les auteurs philosophes dont les écrits correspondaient à mon état d’âme.
La tristesse que suscite le philosophe d’en bas est génératrice de désespoir. C’est la « tristesse du monde » qui, dit l’apôtre Paul, « mène à la mort ».
Mais l’autre tristesse, celle qui, trouvant sa première expression dans l’Ecclésiaste se change dans l’Évangile de Jean en « joie, pleurs de joie », la tristesse qui est selon Dieu, est une tristesse qui mène à la vie. J’allais bientôt la connaître.
En attendant, pour moi, le suicide devenait de plus en plus mon idée raisonnée, que je caressais, comme une pensée chère.
Je m’en irai à l’étranger, à Bruxelles. Personne ne m’y reconnaîtra ; il ne faut pas de scandale, à cause de ma famille.
Je pris alors mes dernières dispositions. J’eus même la cruelle inconscience de prévenir par lettre mon pauvre père, et quelques autres parents, de ma fatale résolution.
Je m’étais si bien persuadé que la vie ne vaut point le prix que tant de personnes y attachent que je m’efforçais, dans les lettres où j’annonçais ma détermination, de démontrer que mon acte était pleinement logique, qu’il n’y avait vraiment aucune raison de s’en affliger. Telle était mon aberration.
Quant à Dieu, à supposer qu’il existe, il est bien trop étranger à tout ce qui se passe sur la terre pour que je me soucie de sa permission…
Peut-être aussi, en écrivant ces lettres, obéissais-je inconsciemment au secret mobile de couper les ponts derrière moi, car je détruisis également d’importants papiers, mon livret militaire, entre autres.
Ah ! Malgré plus de cinquante années de recul, quand je me revois en cette matinée, exceptionnellement belle et radieuse de soleil et de vie, comme si la nature elle-même conspirait à me représenter ma folie, quand je me revois prenant mon billet à la gare du Nord, perdu dans la foule des voyageurs affairés, et débarquant à la tombée de la nuit à Bruxelles, dans cette ville étrangère et inconnue, une intense émotion m’étreint encore le cœur.
Un souvenir, entre autres, de ce lugubre voyage, demeure particulièrement vivant en ma mémoire.
Dans mon compartiment avait pris place une jeune femme tenant un bébé dans les bras. Je regardais l’enfant avec une intense compassion et je me disais : « Pauvre petit, que vient-il faire dans ce monde ! Quel avenir l’attend ! » Et j’éprouvais un profond soulagement de ne laisser au moins aucun enfant derrière moi… !
Le courage et la force d’aller jusqu’au bout de la mortelle aventure, je les puisais dans ma hâte d’en finir.
Je n’avais sur moi, outre la seringue achetée à Paris, place Saint-Michel, que mon inséparable livre, un livre d’un philosophe comme Évangile, ma montre et quelque argent.
Ma chambre retenue à l’hôtel, j’entrai dans un restaurant. Peu d’instants après, survinrent deux jeunes gens, porteurs de journaux et habillés d’une façon un peu étrange. Ils firent le tour de la salle, offrant leur journal sans aucun succès.
Ma curiosité avait été éveillée et je demandai à mon voisin :
« Qui sont ces gens-là ? » « Oh ! C’est l’Armée du Salut » me dit-il en ricanant. J’oubliai bientôt l’incident.
Le lendemain, tout bien réglé, j’entrai dans l’établissement de bains du boulevard Anspach, non loin de la Bourse.
« Me voilà enfin au bout de mon voyage… »
Mais lorsque, la seringue à la main, je m’apprêtais à me piquer, soudain une horreur indicible de ce que j’allais faire envahit mon être, brisant toute volonté en moi. Ma fameuse philosophie en laquelle j’avais tant de confiance, la conviction qu’après cette vie tout était fini et bien fini, que c’était l’éternel silence, brusquement tout cela tomba. Une angoisse intraduisible me saisit et je restai un long moment immobile, le corps inerte, mais l’esprit passant par toutes les transes de l’agonie.
D’instinct, j’ouvris le robinet d’eau froide et en approchai la tête pour me ranimer.
Puis je pensais : peut-être n’étais-je pas athée, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’étais pas un croyant, et cela depuis longtemps, treize ans au moins.
J’étais donc un lâche ? Vraiment, je ne pense pas avoir cédé à pareil sentiment. La mort, je l’avais froidement, et à trop de reprises défiée, au cours de mes années de service, pour pouvoir être accusé ici de lâcheté.
Analysant aujourd’hui, avec la sérénité que permettent plus de soixante années d’âge, tous les détails de ces événements, sur des notes prises il y a cinquante ans, j’attribue l’impossibilité où je fus de consommer mon acte à deux causes : d’abord la révolte physique de mes vingt-trois ans pleins de santé et de force, alors qu’aucun aiguillon d’ordre matériel, ou passionnel, ne m’acculait au suicide ; ensuite, et surtout, l’intuition mystérieuse de l’irréparable qui allait se produire, et que mettait à mon insu en moi Celui qui connaissait mieux que moi mon cœur, qui savait que j’étais sincère, et qui, malgré mes blasphèmes, voulait me tendre encore une planche de salut.
Comme un automate, je me rhabillai ; mais une fois dans la rue, une grande honte me prit de ce que je considérais uniquement à cet instant, comme une lâcheté, et la question aussitôt brutalement se posa : « être ou ne pas être ».
Être ? Mes papiers détruits, mes lettres écrites… Je serais couvert de ridicule. Non, ce n’est plus possible. Je n’ai plus le droit de vivre.
Suivant le boulevard qui mène à la gare du Nord, sans savoir où me portaient mes pas, je traversai une avenue plantée d’arbres quand mes regards furent attirés par une grande enseigne fixée à un balcon et portant ces mots : « Armée du Salut ».
Alors seulement, je me rappelai les deux jeunes gens de la veille. Je m’approchai, voulant me rendre compte de ce que pouvait bien être cette Armée du Salut qui par deux fois traversait ma route.
Aux fenêtres du rez-de-chaussée, des journaux, des traités, des photographies, exposés en vitrine. Un coup d’œil sur les écrits m’apprit que j’étais en présence d’une affaire religieuse. Une pancarte annonçait une réunion pour le soir.
« Irai-je à cette réunion ? A quoi bon ? Ne savais-je pas à satiété que toutes les religions se ressemblent, qu’elles ne tendent qu’à exploiter la crédulité du monde ? »
Et, tournant le dos, je repris ma triste promenade, déambulant dans les rues comme une hallucination, et repris par la hantise du suicide.
La demie de sept heures sonna, me rappelant avec une force étrange la réunion du soir. Une voix secrète m’y appelait. J’étais assez loin du boulevard Baudoin : après un moment d’hésitation, je m’y dirigeai à grands pas. A ma surprise, je trouvai la porte du local fermée.
J’avais pourtant bien cru entendre sonner huit heures, et ma montre indiquait huit heures passées.
Contrarié, d’autant plus qu’il faisait froid et que je ne me souciais pas d’attendre dehors, je fis demi-tour, décidé à passer ma dernière soirée à l’Alhambra.
Je n’avais pas fait cent pas que, levant les yeux, j’aperçus au coin du boulevard une horloge qui marquait huit heures et deux minutes. Je m’arrêtai net et la réflexion me vint : « Si cette porte était fermée c’est que huit heures n’avaient pas encore sonné ». Une force mystérieuse me ramenait devant la salle. Elle était maintenant ouverte. J’entrai.
Auditoire ouvrier, d’une vingtaine de personnes, dont quelques jeunes gens forts grossiers et turbulents.
Aux murs blancs, quelques écriteaux religieux : « Dieu est amour. Cesse de faire le mal. Dieu te cherche ».
« Dieu, Dieu, il y a longtemps moi aussi que je le cherche, mais je n’ai jamais pu le trouver… » Et m’appuyant au dossier du banc en face de moi, je pris mon front dans les mains. La réunion commençait. Ce furent d’abord des chants dont les paroles avaient pour moi un sens très obscur.
L’entrain des cantiques, la joie avec laquelle on les chantait, le bruit des tambourins, tout cela, m’impressionnait défavorablement.
« Si ces gens avaient la moindre idée de la souffrance qu’il y a dans le monde seraient-ils joyeux ?… »
Cependant, l’un des officiers qui présidaient se leva et se mit à lire l’Évangile. C’était la parabole de l’enfant prodigue. Les premiers mots me firent l’effet d’un coup de massue.
« Un homme avait deux fils ; et le plus jeune d’entre eux dit à son père : Père, donne-moi la part du bien qui me revient… (il) s’en alla dehors en un pays éloigné… »
Quelle évocation de mon histoire !
Une émotion intense, impossible à maîtriser, s’empara de moi. Pour cacher mes larmes, j’enfouis ma tête dans mes bras.
Et les paroles de l’immortelle parabole martelaient le cœur, le broyaient.
« Étant revenu à lui-même… je lui dirai : Père, j’ai péché… son père le vit et fut ému de compassion… »
Point de belles phrases, dans le commentaire qui suivit, point de ce parler affecté qui marque les habituels sermons religieux. Heureusement, car un tel langage eût, de toute certitude, réveillé mes instincts de sceptique et de raisonneur. Pour la première fois de ma vie, j’entendais le simple Évangile, je l’entendais commenter dans la langue des humbles, en termes et avec un accent qui, par leur naïveté même, désarmaient mon esprit et m’allaient droit au cœur.
« Et au lieu de punir son fils coupable, disait en terminant l’évangéliste, le père fut si heureux du retour de l’enfant perdu qu’il fit une grande fête dans sa maison.
« Nous avons au ciel un Père, qui aime d’un amour infini et pardonne, sans faire aucun reproche, ses enfants égarés si seulement ils veulent revenir à lui.
« N’y aurait-il pas ce soir quelqu’un dans cette salle qui voudrait, comme l’enfant prodigue, revenir à la maison paternelle ? »
Je n’osais plus lever la tête de peur de rencontrer les regards de cet homme qui connaissait si bien mon histoire. Et puis, je n’aurais pas voulu que l’on vît mes larmes, ces larmes de remords.
L’allocution terminée, l’auditoire fut invité à se mettre en prière. Courbé par une main invisible, je me mis aussi à genoux. Je pouvais ainsi pleurer plus à mon aise. Prier ? Je n’en étais pas encore là. Assurément, mes yeux commençaient à s’ouvrir sur un monde nouveau, la conviction de mes fautes m’accablait. Mais vis-à-vis de qui étais-je coupable, vis-à-vis de mon père ou de Dieu ?
« La réunion est terminée » fut-il annoncé. Et l’auditoire commença à se disperser. Mais je ne me relevai pas. Je me sentais cloué sur ce banc.
J’entendis que l’on s’approchait. On me toucha l’épaule. Soulevant un peu la tête, je me vis entouré d’hommes et de femmes à genoux.
« Qu’avez-vous, cher camarade ? » me demanda-t-on. Ces simples mots de « cher camarade » prononcés avec une évidente sympathie, trouvèrent un écho dans mon cœur. On aimait donc ici les gens sans les connaître ?
« Ne sentez-vous pas que vous devez vous mettre en règle avec Dieu ? Il vous cherche, ce soir »
« Je ne crois pas en Dieu ».
« Il n’est alors pas surprenant, me répondit-on, que vous soyez malheureux. Revenez à ce Dieu qui vous cherche, dont vous avez entendu l’appel ce soir ».
« Je le veux bien » fis-je, prenant brusquement ma détermination.
« Alors, dites-le lui, simplement et prions ensemble ».
Pour toute réponse je tirai de ma poche le volume de philosophie et ma seringue, et tendis à mes nouveaux amis ces deux objets. Puis, comme on insistait affectueusement, je racontai en quelques mots ma triste histoire. On comprend quel besoin j’avais ainsi de dégonfler un peu mon cœur.
Cependant, une angoisse continuait à peser sur moi. L’abandon du livre et de la seringue m’avait un peu soulagé. Mais il me manquait encore quelque chose. Quoi ? Je n’aurais su le dire.
Frappé de mon émotion comme de mon réel repentir, l’officier expérimenté qui me parlait comprit que le moment était venu pour moi de saisir par la foi le pardon de Jésus-Christ.
« Nous allons prier », dit-il.
Dans mon absolue ignorance de la véritable prière, je me mis en devoir de réciter les prières toutes faites dont je pouvais me souvenir encore.
« Non, ce n’est pas avec des prières récitées que l’on peut se faire écouter de Dieu. Parlez à Dieu comme vous feriez à votre père, s’il était présent, et que vous lui demandiez pardon ».
Alors montèrent, accompagnées de sanglots, les paroles de repentir et d’humiliation dont mon cœur débordait. Et l’on me pressa aussitôt de croire sans crainte au pardon de Dieu, de croire que le sang du Christ, répandu au Calvaire, purifiait mon cœur de tous ses péchés, le rendait, malgré sa souillure, blanc comme neige.
Mais croire, croire, comment croire en une chose que je m’étais si bien démontrée absurde, impossible ? Croire au sacrifice de Jésus pour la rédemption du monde, pour le salut de mon âme, croire même que j’avais une âme, alors que mon raisonnement, que ma philosophie, que toutes mes objections, souvenirs et autres, venaient livrer à mon esprit hésitant un suprême assaut ? C’était au-dessus de mes forces. Je ne le pourrais jamais.
Il y avait, me semblait-il, me barrant la route, une énorme porte massive, aux multiples barres d’acier, défiant tous mes efforts, une puissance fatale qui anéantissait ma volonté.
Cette puissance, je ne la comprenais que trop, c’était le doute, c’était mon incrédulité.
Et si l’on m’avait laissé partir avec ce vide effroyable au cœur, c’était fini. Abandonné au désespoir, j’étais perdu. Oui, si à ce moment l’on se fût lassé – depuis plus d’une heure et demie, on luttait pour moi, on intercédait à genoux – si l’on m’eut renvoyé à moi-même, seul avec mon affreux cauchemar, c’en était fait de moi.
A cet instant précis, je compris clairement que l’obstacle était au fond de moi-même : je n’avais pas absolument répudié l’idée du suicide – tant sont impénétrables et tortueux les replis du cœur humain. Je faisais encore la secrète réserve : Si cela ne doit pas réussir de croire, il me reste toujours la porte dérobée. Tel était le dernier bastion de mon cœur incrédule.
Et je vis que je n’étais pas absolument loyal envers ce Dieu que je prétendais chercher sincèrement. Je devais accepter la condition qu’il mettait à se révéler à moi : me soumettre, m’abandonner à sa volonté, sans réserve, sans ombre d’arrière-pensée, briser définitivement avec l’idole secrète. Dans un dernier sursaut d’énergie, je repoussai enfin la pensée sinistre, je me remis de toutes mes forces à vouloir croire…
Et je crus !
Et ce qui se passa fut aussi soudain, aussi éblouissant qu’un éclair. Une vision rapide, mais qui a plus de cinquante ans de distance m’apparaît toujours aussi précise, aussi vivante, me fit contempler mon Sauveur sur la croix, me jetant un regard d’amour. Ce fut comme un trait d’éclatante lumière pénétrant jusqu’au plus profond repli de mon cœur ; ce fut la joie éclatante, le ravissement inexprimable…
Ce fut le « Joie, joie, pleurs de joie », que connut Pascal quand il reçut le baiser du pardon divin. Mes larmes de remords, de repentir, de désespoir, s’étaient instantanément, miraculeusement – et quel miracle est plus grand que la conversion d’une âme ? – transformées en larmes de bonheur et de reconnaissance.
J’étais sauvé.
Oh ! Quel sens inouï, dont les mots sont impuissants à rendre la poignante réalité, ce mot « sauvé » prenait pour mon âme : plus de condamnation intérieure, plus de doutes. La certitude absolue du pardon de Dieu.
La morbide et mortelle hantise du suicide faisait place à la joie de vivre, au repos d’esprit parfait.
Je savais, je sentais véritablement que mon cœur était devenu plus pur, plus blanc que la neige. Ces amis inconnus ne m’avaient pas trompé.

Apprenant que j’avais annoncé ma mort à mon père, on s’émut :
« Écrivez-lui immédiatement que vous êtes sauvé ».
Mais une meilleure idée suivit : Non, un télégramme, il peut encore arriver à temps. En effet, de télégramme : Suis sauvé, lettre suit, que je courus porter à la grande poste, qui ne fermait qu’à minuit, devança de deux heures la lettre jetée à la frontière belge.
Il était onze heures et demie du soir.
En chemin vers mon hôtel, levant les yeux, je vis le ciel magnifique, resplendissant d’étoiles, et le ciel me parut tout près, tout près à toucher…
C’est que j’y avais maintenant la meilleure partie de moi-même, j’y avais mon trésor. Ce ciel où je venais d’être introduit, ce salut que Dieu venait de m’accorder, m’apparaissaient de moment en moment plus sublimes, plus merveilleux.
En me disant au revoir, mes amis m’avaient remis une Bible. Une Bible. Comme à peu près tous les jeunes gens de mon âge, je n’en avais jamais ouvert une. J’en feuilletai le soir même les premières pages. Ces mots, répétés après chacune des différentes phases de la création, au premier chapitre de la Genèse, « Et Dieu vit que cela était bon » me frappèrent plus particulièrement.
La veille, ils eussent provoqué une révolte de tout mon être.
Bonne, la création ? Mais tout n’était-il pas mauvais, injuste, abominable, marqué du plus effroyable égoïsme, sur cette malheureuse Terre ? Le néant n’eût-il pas été infiniment préférable ?
Bien au contraire, je découvrais, par ma propre expérience, que le désordre, l’injustice, la souffrance d’ici-bas, dans le monde physique aussi bien que dans le monde animal et chez l’homme, ne pouvaient être imputés à Dieu ; que, conséquence de la révolte de l’homme contre son Créateur, ils étaient le fruit direct du péché.
Ces choses, je ne les comprenais encore que confusément, sans doute ; mais enfin le voile affreux de mes ténèbres se déchirait. J’étais comme un aveugle-né dont les yeux se seraient subitement ouverts et qui partirait à la découverte d’un monde jusqu’alors inconnu. Né d’En-Haut depuis quelques heures à peine, ce monde nouveau où je faisais mes premiers pas était le monde de l’Esprit. Et comme un écho aux paroles du Saint-Livre, mes lèvres murmuraient : « Oui, mon Dieu, tout ce que tu as fait, tout ce que tu fais, toi, est bon, est parfaitement bon ».
J’aurais voulu ne pas m’endormir, craignant de ne point retrouver à mon réveil une aussi grande joie…
Mais mon réveil se fit dans le même élan de bonheur : je retrouvai le même sourire de mon Dieu.

Quelles résolutions furent prises cette nuit-là, quels engagements, quels vœux ! Et lorsque je me reporte à cette nuit, la plus belle de ma vie, et que je me rappelle toutes les promesses que m’y fit mon Dieu Rédempteur, je puis proclamer à Sa gloire qu’au cours de tant d’années, passées au travers de bien des luttes, de bien des épreuves, de deuils déchirants, et malgré mes inconséquences et mes infidélités, toutes ces promesses de mon Père céleste se sont fidèlement, merveilleusement, accomplies.

La santé de mon père gravement ébranlée par toutes ces secousses – mon télégramme n’avait pu amortir qu’en partie le choc causé par l’affreuse lettre – réclamait ma présence immédiate à la maison. Mon repentir n’eût d’ailleurs pas été complet si, à la confession que j’avais faite à Dieu, ne se fût ajoutée mon humiliation aux genoux de mon père et devant les autres membres de ma famille si gravement offensés.
Le pardon de mon père fut aussi généreux qu’était son grand et noble cœur. Comme le père de la parabole, il ne vit qu’une chose : son fils perdu était retrouvé.
Mes autres parents, au contraire, ne voulaient voir dans tous ces événements qu’une seule chose : j’avais une religion ! Et ils m’en faisaient les plus amers reproches. Pourtant, ils le savaient bien, depuis longtemps j’avais rejeté toute croyance.
En second lieu, ce n’était pas ma religion, c’était bien plutôt moi-même qui avait changé. La transformation radicale de mes habitudes, de mes goûts, de mon caractère, au lieu de l’attribuer à la grâce divine, ils la mettaient sur le compte d’influences diaboliques, prenant inconsciemment la même attitude que les pharisiens vis-à-vis des miracles du Sauveur.
« Par le chef des démons, Il chasse les démons… » (Marc 3. 22) disaient-ils.
On contesta la validité religieuse de cette inexplicable autant qu’indéniable métamorphose. On refusa d’y voir la main, la grâce de Dieu.
Comme on l’a vu, je n’avais jamais de ma vie ouvert un Évangile en sorte que j’étais désarmé pour tenir tête à ce flot de controverse.
Mais la promesse du Sauveur à ses disciples s’accomplit pour moi : « Ne soyez pas à l’avance en souci, avait-il dit, de ce que vous direz, et ne méditez pas votre discours ; mais tout ce qui vous sera donné à cette heure-là, dites-le ; car ce n’est pas vous qui parlez, mais l’Esprit Saint » (Marc 13. 11).
De même que l’aveugle-né de l’Évangile guéri par le Sauveur, je ne pouvais opposer que cette simple réponse : « Je sais une chose, c’est que j’étais aveugle, et que maintenant je vois ». (Jean 9. 25).
Et comme, parfois, on me répliquait : « Nous ne savons vraiment d’où elle vient cette grâce qui vous a touché » c’était encore le naïf miraculé de l’Évangile qui me fournissait la réponse :
« En ceci pourtant il y a une chose étrange, que vous ne sachiez pas d’où il est, et il a ouvert mes yeux. Or nous savons que Dieu n’écoute pas les pécheurs ; mais si quelqu’un est pieux envers Dieu et fait sa volonté, celui-là il l’écoute » (Jean 9. 30 et 31).
Éloigné de tout foyer spirituel, je lisais ardemment les Saintes Écritures y trouvant en abondance les lumières et les forces dont j’avais besoin.

L’appel d’En-Haut, le soir de ma conversion, avait été trop pressant et trop clair pour que j’eusse le moindre doute sur la volonté du Sauveur à mon égard.
Le « Vends tout ce que tu as…et viens, suis-moi » (Marc 10. 21) de l’Évangile, je l’avais entendu. Ma vie ne m’appartenait plus. Je la mis au service de Celui qui m’avait tant aimé.
Pas un seul jour, au cours de ces longues années je n’ai regretté de l’avoir fait.
Mon père était trop loyal pour contester mon droit, comme aussi mon devoir, de me consacrer au salut des âmes.
S’il avait encore un fils, ce fils qu’il avait cru perdu, n’était-ce pas à Dieu qu’il le devait ? Aussi, ne refusa-t-il pas son consentement à mon départ. Peut-être plus pour moi, il fut en butte aux critiques et aux reproches de la famille et des…amis. Mais il ne fit pas la moindre tentative pour me retenir.
Durant plus d’une année, je priai journellement Dieu d’accomplir pour lui la magnifique promesse : « Crois au seigneur Jésus, et tu seras sauvé, toi et ta maison » (Actes 16. 31), et j’eus l’immense joie de le voir venir l’année suivante à la source de la Vie et de l’éternel bonheur.
Ses dernières paroles, quand il échangea cette terre pour les parvis éternels, furent : Mes enfants, je vous attends dans le ciel.

Ce témoignage est l’expression bien simple de ma reconnaissance envers Dieu. Il est écrit pour Sa gloire.
On sait qu’il est pénible de livrer au public ses intimes pensées et l’on comprendra combien il a pu m’en coûter de revenir sur tous ces détails dont beaucoup sont aussi douloureux qu’humiliants pour moi.
L’amour du Christ m’a pressé de le faire comme aussi l’appel angoissant de ces multitudes d’âmes, âmes lassées, découragées ou révoltées, que l’incrédulité, ou les vicissitudes de la vie ont poussées, comme je fus poussé moi-même, au bord de l’abîme.
On voit au musée Wirtz, à Bruxelles, un tableau d’un réalisme cruel représentant un jeune homme se donnant la mort.
Tandis qu’il presse sur la détente du révolver, on voit à gauche du malheureux la figure sinistre du démon grimaçant à son adresse un hideux sourire. A sa droite, se tient un ange dont la figure émue marque la douleur de n’avoir pu empêcher l’acte horrible.
Puisse mon témoignage, ami qui lisez ces lignes, être plus persuasif que l’ange du tableau et vous convaincre que le suicide, cette porte dérobée sur les malheurs de la vie, comme on l’a appelé, s’ouvre non pas sur un néant de silence et de repos, mais sur un abîme de désespoir et de remords. La mort ne termine rien. Et le néant n’existe pas, ou il n’existe que dans les raisonnements de mensonge, les raisonnements démoniaques de malheureux qui auraient intérêt à ce que fussent consistantes leurs théories néfastes.
Je vous affirme qu’il y a un ciel et, dans ce ciel, un Dieu qui vous aime, vous cherche, et veut faire de vous son enfant heureux et privilégié.

Son nom est AMOUR.

Allez à lui franchement, loyalement, confiez-lui sans arrière-pensée votre peine, implorez son pardon pour tout votre lourd passé et croyez au sacrifice rédempteur de Jésus-Christ pour l’expiation de vos fautes. Et aussitôt luira sur votre route le rayon de l’espérance bienheureuse et éternelle.
Si ceci, en tombant sous vos yeux, éveille en vous le désir de conversion, si vous avez soif de vérité et faim de pardon, et que vous soyez désireux d’avoir d’autres paroles encore, contactez-moi sans crainte aucune.
Je serai trop heureux, moi qui fus aussi désespéré que vous pouvez l’être, de vous répondre et de vous aider, et je vous tends la main de tout cœur comme me la tendirent autrefois ces amis inconnus.

Votre compagnon de route.

D’après A. Antomarchi.

VENDU

Un nouveau chant (Dieu à tant aimé le monde) et une nouvelle histoire (Vendu) !

 

 

Tiré de CD Vieilles histoires jeunes oreilles. B. Durst
Éditeur : Bibles et Publications Chrétiennes (http://www.labonnesemence.com) et Éditions Bibles et Littérature Chrétienne (http://www.eblc.ch).

YOURI

Un nouveau cantique (Mon Dieu est si bon) et une nouvelle histoire (Youri) !

 

Tiré de CD Vieilles histoires jeunes oreilles. B. Durst
Éditeur : Bibles et Publications Chrétiennes (http://www.labonnesemence.com) et Éditions Bibles et Littérature Chrétienne (http://www.eblc.ch).

PEU OU BEAUCOUP

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PEU OU BEAUCOUP ?

Ne nous arrive-t-il pas de nous plaindre du peu de temps libre dont nous disposons ? Nous aimerions tant pouvoir nous consacrer un peu plus à certaines occupations utiles qui nous sont chères, et voici, les circonstances sont telles qu’elles ne nous permettent de faire qu’une petite partie de ce que nous voudrions accomplir. Si tel est notre cas, rappelons-nous toujours que, dans le domaine des choses de la vie et plus encore dans le domaine des choses de Dieu, la question principale n’est pas nécessairement de faire beaucoup. Il s’agit plutôt de faire bien, d’agir à propos, en réalisant, en tout et partout, la dépendance du Seigneur, à qui appartiennent nos vies et, plutôt que de chercher à avoir beaucoup de temps libre, demandons à Dieu de nous donner de bien employer celui qu’Il nous accorde, peu ou beaucoup.
Nous pouvons en particulier déplorer de ne pas avoir tout le temps désirable pour nous adonner à la lecture de la Parole et de ces précieux écrits qui nous la font connaître. Mais la Parole de Dieu est une nourriture, dont le peu, bien savouré et bien assimilé, est capable de nourrir nos vies bien mieux que ne saurait le faire une abondante nourriture prise à la hâte. Lire est précieux, – peu ou beaucoup, là n’est pas toujours l’important – mais garder est plus précieux encore. Dieu peut rendre nos vies utiles si nous gardons le peu, multiplié par la bénédiction divine. Mais combien de fois n’avons-nous pas lu sans rien garder, ou entendu sans avoir recueilli, ni mis en pratique la précieuse Parole qui aurait rendu notre vie plus heureuse. « Celui qui aura regardé de près dans la loi parfaite, celle de la liberté, et qui aura persévéré, n’étant pas un auditeur oublieux, mais un faiseur d’œuvre, celui-là sera bienheureux dans son faire» (Jacques 1. 25).
S’il s’agit de la prière en général, nous ne saurions assez nous répéter combien il est nécessaire de prier beaucoup « Priez sans cesse ». Le Seigneur a passé des nuits entières à prier Dieu. Des hommes de Dieu l’ont suivi dans ce chemin. La prière ne doit-elle pas être comme la respiration de l’âme ? Mais s’il s’agit plus spécialement de nos requêtes à Dieu, nous sommes enseignés à les formuler d’une façon claire et brève. Ce qui compte devant Lui, ce n’est pas le «peu» ou le «beaucoup», c’est l’état du cœur, la ferveur avec laquelle nous le prions et le supplions. Nous ne serons pas exaucés parce que nous «parlons beaucoup» (Matt. 6. 7). Non, « la fervente supplication du juste peut beaucoup ». Courtes ou longues, selon les circonstances, nos requêtes doivent être la profonde expression de besoins ou de désirs sentis en Sa présence, car c’est cela qui compte.
Quant à notre activité pour le Seigneur, elle serait sans doute toujours plus heureuse si elle s’exerçait dans une plus grande dépendance de Lui, si nous y mettions tout notre cœur et lui accordions tous nos soins. D’autres ont travaillé et travaillent beaucoup, mais le Seigneur ne demande peut-être que très peu de nous. Peu ou beaucoup n’est pas l’essentiel. Ce qui compte, ce sont les soins et la fidélité avec lesquels nous accomplissons cela même qui nous a été confié, que ce soit peu ou beaucoup. Il appartient au Seigneur de nous confier davantage. « Bien, bon et fidèle esclave ; tu as été fidèle en peu de chose, je t’établirai sur beaucoup ». Et n’est-il pas précieux de savoir que notre capacité personnelle n’entre pas en ligne de compte ?
« Rien n’empêche l’Éternel de sauver, avec beaucoup, ou avec peu ». (1 Samuel 14. 6).
La pièce de monnaie qu’une pauvre veuve déposait dans le tronc du temple à Jérusalem était peu de chose, mais aux yeux du Seigneur qui la considérait, c’était beaucoup. La valeur de nos dons est appréciée bien différemment par Dieu que par les hommes qui s’attachent à la matière. Devant Lui, les gestes les plus marquants peuvent être sans grande valeur, mais tout ce qui est fait pour Lui avec amour, joie et renoncement, a un grand prix pour son cœur, même si c’est peu de chose aux yeux des hommes. Toutefois, « semons » libéralement, selon ce que nous avons, que ce soit peu ou beaucoup, et donnons à Dieu l’occasion de multiplier notre semence (2 Cor. 9. 10). Mais n’essayons pas de semer sans sa bénédiction, car le résultat en serait fâcheux. «Tu porteras dehors beaucoup de semence au champ, et tu recueilleras peu» (Deut. 28. 38).
Et pour ce qui concerne nos paroles, nous lisons dans les Proverbes que, dans la multitude des paroles, la transgression ne manque pas. Nous y lisons aussi : «une parole dite en son temps, combien elle est bonne». Ce qui fera la valeur de nos paroles, c’est leur opportunité. Peu ou beaucoup est souvent secondaire. «Des pommes d’or incrustées d’argent, c’est la parole dite à propos». Une seule parole, peu de paroles, peuvent avoir ainsi plus de valeur que beaucoup d’autres. Le don de la Parole est pourtant chose excellente et nous somme enseignés à nous en servir, mais de la bonne manière : «Ouvre ta bouche pour le muet, pour la cause de tous les délaissés» (Prov. 31. 8).
Et puis nous pouvons avant tout ouvrir notre bouche pour rendre grâces à Dieu. Dans le domaine de l’Assemblée, que de bénédictions n’avons-nous pas reçues par des «paroles enseignées de l’Esprit» avec le désir d’en entendre davantage. «Les lèvres des justes en repaissent plusieurs».
Mais souvenons-nous encore que seules «cinq paroles» peuvent avoir plus de prix que beaucoup de paroles. Peu ou beaucoup est parfois sans importance. Une seule flèche du carquois de Dieu opère davantage que beaucoup de paroles de sagesse humaine. L’Esprit de Dieu ne nous a-t-il pas donné une fois ces «cinq paroles» et ne nous sommes-nous pas tus parce que nous estimions que c’était «trop peu» ? Le Seigneur veut multiplier le peu que nous avons et c’est ainsi que, entre ses mains, le peu deviendra beaucoup.
Notre temps est limité. Nos possibilités et nos capacités naturelles le sont aussi. Il n’est donné qu’à quelques-uns de pouvoir faire beaucoup et faire bien. Mais si au moins le peu qu’il nous est donné, à nous, de pouvoir accomplir pour le Seigneur portait ce caractère d’à propos tant désirable qui imprimerait à nos actions une valeur réelle et durable ! Nous aurions alors réalisé beaucoup.

Non pas peu ou beaucoup ; mais beaucoup avec peu.

A.B.-P.
D’après Feuille aux jeunes n°29

LES PETITS RENARDS

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LES PETITS RENARDS

« Prenez-nous les renards, les petits renards qui ravagent les vignes, car nos vignes sont en fleur » Cant. 2. 15

La vigne tient une grande place dans les enseignements de la Parole de Dieu. Elle symbolise en principe, par le vin qu’elle produit, la joie pour Dieu et pour les hommes (Juges 9. 13). Et pourtant dans la première allusion qui y est faite en Genèse 9. 20 à 27, nous la voyons cause du péché chez un homme de foi ; péché dont la conséquence demeure, la malédiction de Cham étant toujours sous nos yeux ; dès que le péché est introduit, les choses les meilleures en elles-mêmes sont employées par Satan au malheur de l’homme.
La vigne nous donne une leçon dès l’apparition de la vie qui reprend en elle au printemps. Sitôt que le petit bourgeon s’entrouvre, avant même que la feuille soit formée, on peut discerner des grappes minuscules, prometteuses de fruit. Dès que la vie de Dieu apparaît ainsi dans une âme, se manifeste le désir de Lui plaire, de Le servir, d’aimer Jésus, d’apprendre à Le connaître pour Lui-même, non seulement dans les résultats de Son œuvre pour nous. C’est peut-être faible et imprécis, mais il y a la promesse du fruit. Jusqu’à ce qu’il apparaisse en récolte mûrie qui donne du vin, type de la joie, que d’orages à subir, que de tentations de l’Ennemi à surmonter, que d’intempéries spirituelles !
La feuille étant formée, la petite grappe aussi, les boutons ont acquis une certaine grosseur ; voici maintenant la fleur de la vigne épanouie, aux étamines couvertes d’un léger duvet, le pollen qui va féconder le pistil. Quel parfum suave, comparable à celui du réséda ! Combien aussi les manifestations du travail de Dieu sont précieuses à considérer dans une âme : tout est de Lui, tout est de Christ, c’est un peu du « parfum répandu par son nom » (Cant. 1. 3).
Cette fleur est très fragile ; si, après sa floraison, la fécondation s’opère bien, le développement du fruit se produit ; si, au contraire, la fleur tombe avant sa maturité propre, le grain tombera aussi, ou restera très petit, le fruit en somme disparaît.
Il est nécessaire de suivre ces différents stades de la nature pour comprendre le verset en tête de ces lignes. « Prenez-nous les renards, les petits renards qui ravagent les vignes, car nos vignes sont en fleur ». Lorsque cette fleur utile, nécessaire, précieuse, est là (rappelons-nous qu’une seule mauvaise pensée trouble la communion avec le Seigneur et produit la sécheresse du cœur), les « petits renards » jouant dans les vignes, risquent avec leurs longues queues de détruire ce qui est si délicat ; alors plus de fruit. Qu’importe pour le maître de la vigne qu’à l’heure de la vendange il y ait une magnifique végétation si, en soulevant les feuilles, il n’y a que peu ou pas de fruit. Il y a une grande vie bien apparente, une grande activité peut-être chez le chrétien, mais en somme rien pour le Maître. La chair s’est mise au service de la foi. Pensons aux résultats du tribunal de Christ en Apocalypse 19. 7-9.
Mais que sont donc ces « petits renards » ? La ruse, l’astuce de cet animal sont connues. Le Seigneur donne ce nom à Hérode en Luc 13. 32 ; ce dernier n’était-il pas un instrument entre les mains de Satan ? – Ne peut-on pas voir en eux ces habitudes mauvaises, ces (petits) péchés cachés, ces paroles légères, dont on usait, que l’on pratiquait, auxquels on avait renoncé, avec lesquels on avait rompu – et cela avec joie – à la conversion ? Petit à petit, insensiblement, on y revient, et le fruit pour le Seigneur est compromis. C’est pourtant le moment où la vigne est en fleur, où le fruit va prendre ou perdre un aspect précieux !… Ah ! prenez, prenez-nous les « petits renards » ; aidons-nous en cela les uns les autres, jeunes croyants. C’est une question capitale d’où dépend la joie du Seigneur en vous et votre propre joie en Lui.
Et si on les laisse vivre, les « petits renards » deviendront grands et le renard est un grand consommateur de raisin lorsque celui-ci atteint sa maturité. Après avoir accompli un travail néfaste chez le jeune croyant, ces choses symboliques peuvent encore ruiner le témoignage d’un chrétien âgé. Rappelons-nous, croyants de tout âge, que c’est toujours du même côté que l’on tombe. Satan sait employer les « petits renards », mais le Seigneur est puissant pour donner la force à celui qui est parfois las de combattre et Il augmente l’énergie à celui qui n’a pas de vigueur (Esaïe 40. 29).

A. Hy.
D’après Feuille aux Jeunes n° 53

LA MAIN BLESSÉE

Un nouveau cantique (Voyez de quel amour) et une nouvelle histoire (La main blessée) !

 

 

 

Tiré de CD Vieilles histoires jeunes oreilles. B. Durst
Éditeur : Bibles et Publications Chrétiennes (http://www.labonnesemence.com) et Éditions Bibles et Littérature Chrétienne (http://www.eblc.ch).

LE CANTIQUE DU JARDIN DES OLIVIERS

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LE CANTIQUE DU JARDIN DES OLIVIERS

Au jardin des Oliviers, Il est à genoux,
La sueur coule sur son visage,
Il lutte à cause de nos péchés.
Suis-je insensible à cet amour ?

Apporte-Lui tous tes péchés,
Et ton cœur chargé, coupable.
Tu trouveras alors paix et repos,
Jésus guérira tes douleurs.

Au tribunal, devant Pilate,
Il se tient, couronné d’épines,
Vêtu d’un manteau de pourpre,
Méprisé, rejeté.

Apporte-Lui tous tes péchés,
Et ton cœur chargé, coupable.
Tu trouveras alors paix et repos,
Jésus guérira tes douleurs.

La foule se rassemble,
Et crie : « Crucifie, crucifie-Le !
Rends-nous Barabbas, le meurtrier,
Relâche-le et crucifie Celui-là ! »

Apporte-Lui tous tes péchés,
Et ton cœur chargé, coupable.
Tu trouveras alors paix et repos,
Jésus guérira tes douleurs.

A la croix on suspend le Sauveur,
Lui qui est pur, sans péché.
Dis-moi : Que vas-tu faire de Jésus ?
Quel choix fais-tu aujourd’hui ?

Apporte-Lui tous tes péchés,
Et ton cœur chargé, coupable.
Tu trouveras alors paix et repos,
Jésus guérira tes douleurs.

E. Grot (1883-1915)
Tiré de « Tout est grâce. Vie et service de l’évangéliste Erich Bonsels.

LE BOUTON D’ÉDOUARD

1. Le glorieux bouton

Debout au milieu d’un groupe d’écoliers du village, un petit garçon parle et gesticule avec animation. Le soleil couchant dore ses cheveux blonds, mais le regard enflammé de ses yeux bleus trahit un enthousiasme communicatif, à en juger par l’attention de son auditoire. D’un geste dramatique, il désigne un gros bouton de métal cousu à sa veste, en s’écriant d’une voix vibrante :
– Oui, mon père était un héros ! A la guerre, quand il vit que les ennemis étaient si nombreux que son régiment n’aurait pas la victoire, il s’élança en criant : En avant, camarades, sauvons notre drapeau !
Les balles pleuvaient, les boulets éclataient tout autour de lui, mais mon père avançait toujours, en criant plus fort : Suivez-moi, camarades, il faut leur reprendre le drapeau !
Bientôt il s’aperçoit qu’il est tout seul, tous ses camarades ont été tués !… Vous croyez qu’il s’arrête, ou qu’il songe à retourner en arrière ? Ah ! Mais non, malgré ses blessures, il continue à avancer, se frayant un passage au milieu des ennemis. Enfin il atteint le drapeau, l’arrache des mains de l’ennemi, et rassemblant ses forces, il réussit à rejoindre son régiment qui battait en retraite, ayant toujours, lui, marché à reculons pour faire face à l’ennemi !
Il a encore la force de s’approcher du colonel :
Mon colonel, je reste seul de ma compagnie, mais j’ai repris le drapeau…
Et il tombe mort.
Le sang qui coulait à flot de ses blessures a jailli jusque sur ce bouton.
Le jeune orateur ayant prononcé ces derniers mots avec une profonde émotion, s’arrêta un instant pour reprendre d’une voix forte :
– Mon père avait trente balles dans le corps et six coups d’épée. Voilà ce qui s’appelle un soldat, voilà ce que c’est que mourir pour la patrie !
Tous les garçons paraissaient impressionnés. Cependant un sceptique de la bande osa murmurer :
– Dis donc, Édouard, la dernière fois ce n’était que vingt balles : je te conseille de nous en servir cinquante à la prochaine occasion.
– Et voilà, conclut Édouard, dédaignant de répondre à celui qui l’avait interrompu, l’histoire de mon glorieux bouton.
– Alors ton père n’avait qu’un seul bouton à ses habits ? fit tout à coup, derrière le groupe, une voix moqueuse.
Les garçons se retournèrent, fort surpris.
Une petite fille étrangère s’était approchée sans bruit et avait entendu, au moins en partie, le discours d’Édouard.
Habillée tout en bleu, avec un col marin garni de galons blancs, et un chapeau de toile cirée posé sur ses boucles brunes, elle fixait sur Édouard ses grands yeux noirs, d’un air dédaigneux, presque provocateur.
Un peu surpris au premier abord, Édouard ne tarda pas à se montrer à la hauteur de la situation.
– Un bouton, oui un seul bouton ! répéta-t-il avec emphase : le manteau, que l’on a envoyé à ma mère comme une relique sacrée, percé, déchiré, couvert de sang, n’avait plus qu’un seul bouton ! Et je suis sûr, ajouta-t-il en se rapprochant de son interlocutrice, que si tu t’étais trouvée dans une pareille bataille, et si tu avais fait la moitié des prodiges de valeur que mon père a accomplis, tu aurais perdu tous tes boutons ! Il ne t’en resterait pas un seul, entends-tu ?
Cette triomphante réplique provoqua d’unanimes applaudissements ; mais la petite étrangère n’en parut nullement émue.
– Prétends-tu tout à l’heure raconter une histoire vraie ? demanda-t-elle d’un ton impertinent.
– Certes, oui, elle est vraie, clamèrent en chœur tous les garçons qui commençaient à partager l’indignation de leur camarade directement pris à partie.
– Eh bien ! Moi, je te déclare que je n’en crois pas un mot.
Là-dessus, l’étrange petite personne tourna sur ses talons, et s’éloigna, très hautaine, laissant tous ces jeunes cœurs agités par une sourde colère.
– Qui est-elle ? demanda Édouard.
Un des plus grands répondit :
– Je l’ai vue arriver hier soir chez Sol, le vieux garde du pont suspendu ; elle était dans une voiture de la ville, avec sa mère probablement ; et il y avait des bagages, deux sacs, une grosse malle et une cage avec un perroquet. La dame a dit : « mon père » au vieux Sol ; donc celle-ci doit être sa petite-fille.
– Elle a dit qu’elle ne me croyait pas, murmura Édouard, tout en mâchonnant nerveusement un brin d’herbe ; c’est une injure, ça…
– Les filles ! Comme elles sont donc désagréables ! s’exclama un de ses camarades ; si ç’avait été un garçon, tu aurais pu te battre avec lui, Édouard : une bonne « correction » comme tu sais les donner, l’aurait vite mise à la raison mais avec ces mioches en jupon, pas moyen d’avoir le dernier mot !
Édouard se tourna vivement vers son interlocuteur.
– Eh bien, non, fit-il, quand même ce ne serait pas une fille, je n’aurais pas pu me battre : j’ai promis à ma mère de ne plus le faire sans sa permission. Tu sais que, la semaine dernière, j’ai livré quatre belles batailles ; maman a été fâchée et m’a défendu de recommencer. Moi je ne comprends pas pourquoi, puisque c’est bien pour les soldats de se battre, ce serait mal pour les garçons.
– Après tout, mon cher, je ne vois pas trop avec qui tu pourrais avoir encore à te battre. C’est seulement Larquin qui excitait les autres à essayer d’arracher ton bouton ; maintenant qu’il est parti, on te laissera tranquille.
– Je crois, dit Édouard après un court silence, que je n’ai pas dit tout à fait la vérité tout à l’heure : c’est six balles que mon père avait reçues. Quand je raconte, j’oublie le nombre… Mais cette petite fille a dit qu’elle ne croyait pas un mot de l’histoire de mon bouton…
A ce moment, la demie de six heures sonna à la vieille église derrière laquelle les gamins se réunissaient après l’école. C’était l’heure à laquelle sa grand-mère tenait à se mettre à table. Aussitôt, avec un geste d’adieu à ses camarades, et un retentissant « à demain », il prit sa course à travers champs, léger comme un chevreuil.
Édouard était incontestablement le meilleur coureur du village parmi les garçons de son âge. Également le premier aux divers jeux d’adresse, il devait sans doute à ces privilèges physiques son extrême popularité. Peut-être tenait-elle un peu à son étonnante facilité d’élocution que secondait une imagination très vive : jamais il n’était fatigué de raconter des histoires plus entraînantes les unes que les autres et dont plusieurs prenaient naissance dans son cerveau inventif.
Tout d’une haleine, il remonta un sentier ombragé conduisant à une ferme. Devant la porte il s’arrêta un instant pour lisser ses cheveux ébouriffés et boutonner sa veste, puis, soulevant le loquet, s’avança dans la vaste salle du rez-de-chaussée, à la fois cuisine et salle à manger.
Après la chaude lumière de l’extérieur, combien la pénombre fraîche lui parut agréable et reposante. Sur la table était servi le repas du soir, du pain de la maison, du beurre frais et du miel doré. Filtrant entre les volets mi-clos, un rayon de soleil faisait étinceler un bouquet de roses rouges et de chèvrefeuille posé sur la nappe blanche.
Une femme d’une soixantaine d’années, à la physionomie intelligente mais rude, présidait la table. A sa droite était assis son fils, le fermier, dont le visage hâlé s’éclairait d’un regard plein de franchise et de bonté. Vis-à-vis de la grand-mère, se trouvait la mère d’Édouard, Mme Jean Platte, jeune femme gracieuse et distinguée dans ses vêtements de veuve.
– Eh bien ! Polisson, te voilà encore en retard ! observa sévèrement la grand-mère quand Édouard fit son entrée.
L’enfant, sans s’émouvoir, s’arrêta à quelques pas de la table, et, portant la main à son front, leur fit un salut militaire.
Puis il s’installa sur la chaise préparée à son intention, en répondant doucement :
– J’en suis bien fâché, bonne-maman.
– D’où viens-tu, chéri ? Qu’est-ce qui t’a retardé ? demanda la jeune mère dont les yeux avaient brillé à l’arrivée de son fils.
– Je racontais l’histoire de papa, répondit Édouard.
Une ombre de tristesse voila aussitôt le visage de Mme Jean ; elle ne répondit rien et s’empressa de servir l’enfant.
– Ton papa n’était jamais en retard, reprit la grand-mère encore grondeuse.
– Jamais, bonne-maman ? Pas même quand il était petit ? Moi, quand je serai soldat, je deviendrai très exact.
– Mieux vaut commencer tout de suite : les mauvaises habitudes s’enracinent comme les mauvaises herbes.
A cette très judicieuse observation, le gamin ne trouva point de réplique. Il avait d’ailleurs la bouche pleine, et ne prononça plus une parole jusqu’à la fin du repas.
Tandis que les femmes débarrassaient la table, il s’approcha de son oncle qui s’était assis sur le seuil de la porte pour fumer sa pipe.
– Oncle Jacques !
Une sorte de grognement fut la seule réponse du fermier ; mais Édouard n’en demandait pas davantage : l’oncle et le neveu se comprenaient bien.
Une minute plus tard, assis sur les genoux du fermier, l’enfant commençait ainsi l’entretien :
– Je me demande, oncle Jacques, si je ne pourrais pas avoir un ennemi ? Dans toutes les histoires, même dans l’histoire biblique, les braves gens ont des ennemis : moi, je voudrais aussi en avoir un.
– Pour te battre avec lui ? demanda l’oncle.
– Oh ! D’abord pour nous observer, pour nous tendre des pièges, comme David avec Saül. Ce serait si amusant ! A la fin, peut-être que si mon ennemi faisait quelque chose de très méchant, maman me permettrait de me battre avec lui pour lui administrer une bonne correction une fois pour toutes. Alors je serais vainqueur !
– La guerre, que les hommes estiment glorieuse, n’est pas ce qu’il y a de plus beau dans ce monde, prononça lentement l’oncle Jacques ; mieux vaut la paix.
– C’est ce que dit maman. Ce matin elle m’a fait apprendre dans l’Évangile : « Bienheureux ceux qui procurent la paix ». Mais enfin, pour pouvoir faire la paix avec une personne, il faut bien qu’elle soit d’abord notre ennemie ?
L’oncle Jacques tira de sa pipe une bouffée de fumée ; quoiqu’il fût plus perspicace qu’il n’en avait l’air, les raisonnements de son petit neveu l’embarrassaient parfois.
Édouard reprit avec un peu d’hésitation :
– J’ai bien vu aujourd’hui quelqu’un qui pourrait être mon ennemi, seulement… c’est une fille. Les hommes ne se battent pas avec les femmes.
– N’empêche, remarqua l’oncle, que je préfèrerais avoir à faire à un homme qu’avec une femme. Mais voyons, qu’est-ce que cette petite fille t’a fait ?
– Elle a dit (un flot de sang monta aux joues de l’enfant, tandis que ses yeux brillaient d’un feu sombre), elle a dit qu’elle ne croyait pas un mot de l’histoire de la mort de mon père, et elle s’est moquée de mon bouton !
– C’est bien fort, en effet ! Et qui est cette petite fille pour oser parler ainsi ?
– Je ne la connais pas. Samuel dit qu’elle est arrivée avec sa mère chez M. Sol, le gardien du pont.
– Ce doit être la fille de Gertrude, dit Mme Platte qui avait entendu la fin de la conversation. On disait en effet que Gertrude passerait l’été avec son père, et j’en suis bien aise pour le pauvre vieux qui est si isolé. Je suppose que son mari en aura pour longtemps cette fois.
– Que fait son mari ? demanda la mère d’Édouard en venant à son tour s’asseoir sous le vieux porche.
– Il est marin. Cette Gertrude avait été femme de chambre de Mme Gramon, la femme du colonel ; en courant le monde avec ses maîtres, elle avait pris des goûts si absurdes qu’on n’a jamais pu la décider à se marier tranquillement par ici. Je crois qu’elle habite ordinairement un port de mer, et je sais qu’elle a une fille.

 

2. Deuxième rencontre

A travers les prairies qui entouraient le village serpente un ruisseau que le sentier franchit par une planche étroite.
Or, sur cette périlleuse passerelle se trouvent face à face deux enfants, – un garçon et une fillette, – à la mine également résolue : elle, toujours vêtue de son costume marin, les deux poings sur les hanches, dans une attitude menaçante ; lui, la tête haute, l’œil étincelant, les narines dilatées comme un jeune coursier qui flaire l’odeur de la poudre. Ni l’un ni l’autre, évidemment, ne songe à retourner en arrière.
La petite fille se décide à parler la première :
– C’est à toi de me laisser passer, parce que je suis une fille.
– Les garçons ne reculent jamais, riposte Édouard, surtout les fils de soldat : ce n’est pas moi qui déshonorerai mon bouton en tournant le dos à l’ennemi.
– Encore ce vieux bouton !
De rouge qu’il était, Édouard devint cramoisi ; mais il ne releva pas la moquerie.
– Je suis arrivée au pont la première, reprit la petite fille.
– Moi, je me suis avancé sur la planche plus loin que toi. D’ailleurs, qui es-tu ? Personne ne te connaît ici. Moi, il y a des années que je traverse ce ruisseau quand je le veux.
– Raison de plus pour que ce soit mon tour à présent. Je m’appelle Nancy Ritter : voilà qui je suis.
Une princesse de sang royal n’aurait pas décliné ses titres avec plus de hauteur.
– Et je compte bien, continua-t-elle, traverser la première. Ainsi, retourne en arrière pour me laisser passer.
– Jamais de la vie ! Je ne recule jamais !
– Alors, je te pousserai dans l’eau.
– Essaye si tu l’oses.
Il y eut un silence. Les deux adversaires se mesuraient du regard, chacun évaluant ses chances de victoire, quand le conflit arriverait à l’état aigu.
– Les garçons doivent toujours céder le pas aux filles, reprit Nancy ; tu n’es pas un garçon bien élevé.
– Avec ça que tu as l’air d’une fille, toi, avec ton chapeau de garçon et ce drôle de col !
– Je suis la fille d’un marin, et je m’habille ainsi pour que tout le monde le sache. Toi qui prétends être le fils d’un soldat, pourquoi n’as-tu pas un costume militaire ?
A cette dernière parole, Édouard demeura un instant interdit ; toutefois, se ressaisissant bien vite, il porta la main à sa poitrine avec un geste plein de dignité.
– Moi, dit-il, j’ai toujours là, à la vue de tous, un glorieux souvenir d’une bataille sanglante, un bouton qui a enduré le feu de l’ennemi. C’est plus que tu n’en peux dire. Est-ce que les marins se battent seulement ?
– Ils se battent autant que tous les soldats du monde ! Et quant à ton sale bouton, je parie que tu l’as ramassé dans un ruisseau.
C’en était trop : Édouard blêmit sous l’injure.
– Ah ! fit-il, les dents serrées, si tu n’étais pas une fille, je t’écraserais !…
Nancy eut un éclat de rire railleur.
– Toi ! Mais, mon pauvre garçon, j’ai des muscles autrement forts que les tiens.
– Des muscles ! Est-ce que les filles ont des muscles ?
Ce fut au tour de Nancy d’être exaspérée. Avec un cri de colère, elle bondit en avant sur l’étroite passerelle. Il y eut une courte lutte, et, – l’instant d’après – les deux enfants roulaient ensemble dans le ruisseau.
Heureusement, l’eau était peu profonde : après quelques minutes d’efforts, ils parvinrent à escalader la rive la plus basse, et se trouvèrent côte à côte sur la terre ferme, calmés tous deux par ce plongeon imprévu.
Édouard, un peu confus, essaya de rire, tandis que Nancy, qui avait eu grand ’peur, semblait près de pleurer.
– Je dirai à maman que tu as voulu me noyer.
– Si tu es la fille d’un marin, tu ne dois pas avoir peur de l’eau. Les marins vivent dans la mer, comme les poissons.
– Par exemple ! Dans la mer ? Que tu es bête !
– S’ils ne sont pas dedans, ils sont dessus, aussi près que possible. Tiens ! tu pleures ! On voit bien que tu n’es qu’une fille… et la fille d’un marin par-dessus le marché ! Une fille de militaire serait autrement brave.
– Il n’y a personne au monde de plus brave que les marins, riposta Nancy en refoulant vivement ses larmes. Quand ils sont à la guerre, ils courent bien plus de dangers que les soldats. Est-ce que la terre engloutit les hommes comme le fait la mer pour les pauvres marins, même lorsqu’ils se sont battus jusqu’à remporter la victoire ?… Quand ils sentent que leur vaisseau va couler, ils se tiennent immobiles sur le pont, les bras croisés, et enfoncent, enfoncent, jusqu’au fond des abîmes, sans pousser un cri de frayeur.
Dans son éloquence, Nancy oubliait la sensation désagréable que lui causaient ses vêtements ruisselants. Édouard l’écoutait, non sans surprise.
– Possible, finit-il par dire, que les marins soient braves quelquefois ; mais enfin ce ne sont pas de vrais soldats ; ils ne savent même pas marcher. J’en ai vu un une fois, et j’ai cru qu’il était ivre ; mais on m’a dit que non. Les marins marchent toujours comme des oies.
– Tu es le garçon le plus malhonnête que j’aie jamais rencontré !
Sur cette déclaration, la jeune personne s’éloigna d’un pas résolu, tandis qu’Édouard lui criait d’un ton moqueur :
– Tu as fait une « charge » passable, pour une petite fille ; mais, tout de même, tu ne m’as pas fait reculer d’une semelle !
Après quoi, il partit lui-même, au pas de course, dans la direction de la ferme.
Ce fut sa grand-mère qui le vit rentrer dans l’état que nous savons.
– Encore ! S’exclama-t-elle ; mais, petit vaurien, il ne se passe pas un jour que tu ne fasses quelque sottise ! Si j’étais ta mère, je te punirai fortement ; mais elle te gâte honteusement.
– Plus que toi, bonne-maman ? interrogea l’enfant en levant vers la vieille fermière un de ces regards à la fois tendres et taquins, toujours irrésistibles.
– Va la trouver, elle est à la laiterie ; moi, je me lave les mains de ta conduite !
Mais Édouard grimpa doucement l’escalier pour changer de vêtements avant de se trouver en présence de sa mère, à laquelle il dit, sans autres explications, qu’il était tombé dans le ruisseau en voulant traverser la planche.
A souper, il demanda tout à coup :
– Oncle Jacques, entre un marin et un soldat, lequel choisirais-tu ?
– Ils peuvent être bons et braves l’un et l’autre, répondit l’oncle, il n’y a pas de choix à faire.
– Et toi, maman, est-ce que tu ne préfèrerais pas le soldat, comme le plus brave ?
– Peut-être le préfèrerais-je, dit Mme Jean en souriant ; mais tout en reconnaissant que les marins peuvent être aussi braves que les soldats.
Le visage de l’enfant s’assombrit.
– Je ne croyais pas, dit-il d’un ton désappointé, que les marins savaient se battre. Je pensais qu’ils soignaient leurs navires et tiraient quelques coups de canon, voilà tout.
– Qui est-ce qui t’a mis les marins en tête maintenant ? demanda la grand-mère.
– La petite fille de l’autre jour. Elle s’appelle Nancy.
– Où l’as-tu revue ?
– Sur la planche du ruisseau. Nous sommes tombés à l’eau ensemble, parce que nous voulions traverser tous les deux.
– Oh ! Chéri, dit Mme Jean d’un ton de reproche, pourquoi ne l’as-tu pas laissée passer la première ? C’est très mal à toi.
– C’est que, vois-tu, maman, il m’aurait fallu revenir en arrière, j’aurais eu l’air de tourner le dos à l’ennemi. Elle s’était avancée d’un côté de la planche pendant que moi j’arrivais de l’autre. Et puis, c’est une vilaine petite fille, orgueilleuse, et parlant toujours des marins.
– Pas plus que toi des soldats, remarqua Mme Platte.
– Est-ce que les marins et les soldats peuvent s’aimer ? demanda Édouard.
– Pourquoi pas ? répondit sa mère ; je ne les ai jamais vus ensemble ; mais je sais que les uns et les autres peuvent remplir fidèlement leur devoir.
– Eh bien ! Moi, fils de soldat, je ne peux pas aimer la fille d’un marin ; je la considère comme mon ennemie.
– Oh ! Quelle vilaine parole ! C’est très mal d’avoir des ennemis.
– Il revient toujours à cela, dit l’oncle Jacques. Ne me disait-il pas, l’autre jour, qu’il voudrait avoir un ennemi !
– Oh ! Oui, je le voudrais tant ! confirma Édouard avec énergie. Puisque tous les hommes bons et pieux en avaient, ça ne peut pas être mal.
– Les hommes bons et pieux n’ont jamais cherché à se créer des ennemis, comme tu sembles disposé à le faire dans ce moment.
Édouard parut embarrassé.
– Je suppose, dit-il, que c’est parce que cette petite est étrangère… Qu’est-ce qu’elle vient faire dans notre village ?… Moi, je n’aime pas les étrangers.
– Elle n’est pas plus étrangère que tu ne l’étais quand tu es arrivé ici, dit doucement Mme Jean. Le seul fait qu’elle est étrangère devrait te disposer à lui montrer de l’amitié.
– J’ai envie d’aller voir sa mère, dit Mme Platte en regardant son petit-fils ; veux-tu venir avec moi pour faire meilleure connaissance avec la petite ?
– Oh ! Non, bonne-maman, je la connais assez bien comme ça !
Le sujet fut abandonné ; mais dès qu’il put quitter la table, Édouard courut jusqu’à la place de l’église, où il n’eut pas de peine à rencontrer deux ou trois de ses camarades les plus intimes. Il les mit au courant de son aventure de l’après-midi, et tous le félicitèrent de son attitude.
– Pourtant, disait-il lui-même en baissant la tête, je sais bien que les hommes doivent céder le pas aux dames. Mais voilà… il m’aurait fallu tourner le dos, ça aurait déshonoré le bouton de mon père !
– Voilà ce que tu aurais pu faire, dit Henri Brun, couramment désigné sous le nom de « Carotte », à cause de ses cheveux d’un rouge vif : tu aurais pu te jeter à plat ventre sur la planche.
– Pour qu’elle me passe dessus ? Mais c’est qu’elle est joliment lourde ! Et puis si fière, si insolente !… Oh, non, je n’aurais pas aimé cela du tout.
– Tu as très bien fait de lui résister, déclara Samuel Valtère, l’aîné de la bande. Dites donc, si nous allions jusqu’au pont pour tâcher de la rencontrer ? Si la gamine s’avise de nous maltraiter, je me charge de la remettre à sa place.

Le vieux gardien habitait avec sa famille une maisonnette à côté de la guérite où se percevait le péage. Devant la maison se trouvait une grille assez élevée.
Or, qu’aperçurent, en approchant, nos trois compagnons, sinon Nancy en personne penchée sur le haut de la grille et s’y balançant, l’œil animé, les cheveux au vent.
Elle partit, en les voyant, d’un grand éclat de rire, et cria de sa voix railleuse :
– Tiens, tiens, voilà le garçon au bouton ! Pauvre petit ! Il a besoin de deux grands pour le protéger.
Samuel s’avança vaillamment :
– Dis donc, toi là-haut, nous venons te prévenir que nous n’entendons pas supporter plus longtemps tes insolences : ainsi, prends garde !
– Alors le petit garçon au bouton vous a amenés pour me provoquer ? Vous voulez vous battre avec moi, trois contre un ?
– Nous ne nous battons pas avec les filles, dit Édouard.
– Non, vous les jetez à l’eau ; c’est plus commode.
– Tu mens !
– J’ai raconté à maman ce que tu as fait ; elle dit que tu dois être un garçon bien grossier.
Il y eut un court silence ; puis ce fut au tour de « Carotte » de prendre la parole.
– C’est toi qui es une petite fille grossière et mal élevée. Si tu continues sur ce ton-là, tu t’en repentiras !
Nancy se mit à rire de plus belle, et recommença à se balancer en faisant aller violemment la grille.
– Je me moque de tous les gamins du monde, cria-t-elle.
Sa position élevée lui donnait sur les autres un avantage incontestable. Toutefois, exaspéré d’un tel dédain pour le sexe fort, Samuel se rapprocha de la grille :
– Nous saurons bien te faire descendre de là, petite insolente !
– Essaye ! Fut la réponse. Je suis au sommet du grand mât, l’orage approche ; allons ! Ça y est !
Samuel et « Carotte » secouaient violemment la grille ; mais l’audacieuse enfant, se cramponnant à la barre supérieure, tint ferme, en criant de toutes ses forces :
– Holà ! Toutes voiles dehors ! Attention au gouvernail ! Bâbord au vent !
Édouard, un peu en arrière, la considérait bouche bée. Tous ces termes de marine qu’elle lançait avec une imperturbable assurance, lui en imposaient.
Toutefois, il n’était pas dans sa nature de conserver un rôle passif dans une scène du genre de celle-ci. Ses instincts de bagarre reprirent bien vite le dessus, et, criant plus fort que les autres, il s’élança tout à coup contre la grille.
– Hardi, camarades ! Montons à l’assaut !
La vieille grille s’ébranla en grinçant sur ses gonds, ce qui causa à Nancy une réelle frayeur.
Heureusement qu’attiré par le bruit, le père Sol parut à ce moment dans la cour.
– Eh bien ! Eh bien ! S’exclama-t-il, qui est-ce qui se permet de s’introduire chez moi de cette façon ? Ébranler la grille ! Ah ! Je t’y prends, Édouard Platte, petit vaurien, toujours en train de comploter un mauvais coup ! Je vais te caresser avec mon gourdin.
Les enfants, sachant bien que toute cette colère de l’excellent homme n’était qu’apparente, ne jugèrent pas à propos de lâcher pied.
– Oui, grand-père, dit Nancy qui était descendue précipitamment de son perchoir, c’est ce petit garçon au bouton qui a amené les autres : ils voulaient me battre ; mais j’étais au sommet du grand mât, et ils n’ont pas pu me faire tomber.
– Nous t’avons dit que nous ne nous battions pas avec les filles, protesta Édouard indigné. Tu ne dis jamais la vérité.
– Alors, pourquoi as-tu amené ces garçons ?
– Nous sommes venus de nous-mêmes, dit Samuel, et je t’ai déjà dit pourquoi : nous sommes décidés à ne pas supporter plus longtemps tes insolences.
– Mais enfin, demanda le vieux Sol, que vous a fait cette petite, mauvais garnements !
– Laissons-les, grand-père, intervint Nancy, en prenant la main du vieillard, allons retrouver maman ; ce sont de vilains garçons, malhonnêtes comme tout. Le plus grossier, c’est celui qui fait tant d’histoires avec son bouton qui ne vaut pas deux sous !
On comprend l’indignation des trois camarades, et la façon bruyante dont ils la manifestèrent.
– Vous l’entendez, père Sol, dit « Carotte » hors de lui, vous entendez de quoi elle se moque ! Eh bien ! Non, nous ne permettrons pas qu’on méprise le bouton d’Édouard.
– Allons, allons, calmez-vous, fit le vieillard avec un bon sourire ; Nancy n’est qu’une petite fille qui ne sait pas encore bien ce qu’elle dit.
– Mais, Monsieur Sol, insista Édouard, elle soutient que l’histoire de mon père n’est pas vraie ! Vous savez bien qu’elle est vraie, vous ?
– Qu’en peut-elle savoir, la petite ? Elle n’est pas si vieille que le bouton. C’est à peine si elle était née quand ton pauvre père a été tué.
– Mais alors… commencèrent en chœur les trois garçons.
Le vieux garde les interrompit.
– Assez comme ça, mes enfants, retournez chez vous, il se fait tard ; je me charge de raconter moi-même à ma petite-fille les souvenirs que rappelle ton bouton, et je vous promets qu’elle n’aura plus envie d’en rire. J’ai connu ton père, mon ami, c’était un brave militaire ; mais jamais il n’aurait déclaré la guerre à une petite créature comme celle-ci. Cela n’est point digne d’un soldat. Allons, décampez, autrement je vais chercher mon gourdin.
Édouard ne bougea pas.
– Elle a entendu mon histoire, et elle a ri : il faut au moins qu’elle dise qu’elle en est fâchée.
Les bras croisés, le regard sévère, il attendit.
– Eh bien, non ! Jamais je ne dirai que je suis fâchée de m’être moquée de toi, jamais, jamais ! Au contraire ! Je ne crois pas un mot de ton histoire.
Et sur cette nouvelle déclaration de guerre, Nancy rentra en courant dans la maison, tandis que les trois garçons, fort penauds de leur insuccès, reprenaient le chemin du village.
– Maman, dit Édouard quand sa mère lui donna ce soir-là son dernier baiser, je n’ai pas été sage aujourd’hui, et encore maintenant je me sens très en colère.
– Pourquoi, mon chéri ?
– Toujours à propos du bouton de papa…
L’enfant tombait de sommeil. Aussi sa mère ne jugea pas à propos de le raisonner de nouveau ; mais de son cœur s’éleva une fervente prière pour qu’elle eût la joie de voir un jour ce fils bien-aimé apporter au service de son Père céleste la même ardeur qu’il mettait maintenant à glorifier la mémoire de son père terrestre.

 

3. Ami fidèle

C’est dimanche matin. L’heure du culte approche.
Le long du sentier qui descend de la ferme s’avance Mme Jean, tenant par la main son petit garçon. De sa voix grave et douce, elle semble le raisonner, lui adresser de pressantes exhortations.
Lui, tout en laissant errer son regard sur chaque oiseau qui sautille dans les buissons, sur chaque fleur qui s’épanouit au pied de la haie, le relève de temps en temps vers sa mère avec une expression sérieuse, paraissant réfléchir profondément.
– Je te promets d’être sage aujourd’hui, dit-il enfin ; je resterai tout le temps les bras croisés et les pieds l’un contre l’autre.
Comptant sur cette promesse, Mme Jean entra dans la salle de réunions l’esprit soulagé d’un grand poids ; le besoin irrésistible de mouvement et le manque de réserve en paroles de son petit garçon lui avaient déjà causé plus d’un désagrément.
Pauvre Édouard ! Il était assis depuis un instant quand il aperçut, presque en face de lui, entre sa mère et le vieux Sol, Nancy, toujours vêtue de son costume marin et dardant sur lui ses grands yeux noirs pleins de malice.
Rester impassible sous ce regard provocateur était au-dessus des forces de l’enfant. Il commença à s’agiter nerveusement. Pourquoi cette petite fille s’obstinait-elle à le regarder ainsi ! Eh bien ! Il la regarderait de même.
Et les prunelles bleues se fixèrent à leur tour, chargées de menaces, sur la malencontreuse apparition.
Nancy ne broncha point ; son expression devint au contraire si arrogante et si hautaine qu’Édouard, perdant dans sa colère la notion de toutes les convenances, se hissa tout à coup sur les barreaux de sa chaise en faisant à son adresse une très laide grimace.
Instantanément, un bout de langue rose se chargea de lui répondre.
Alors pris d’un accès de rage sourde, Édouard prononça presque à haute voix :
– Je te déteste !
On comprend la stupeur de la pauvre Mme Jean. Au regard qu’elle jeta sur son fils, l’enfant rougit jusqu’aux oreilles et, se raisonnant, saisit un livre de cantiques dont il se fit un écran pendant le reste du culte, afin de ne plus rencontrer le regard de Nancy.
Comme ils sortaient, leur vieil ami M. Pulton les rejoignit.
– Comment votre fils a-t-il pu s’oublier à ce point ? demanda-t-il à Mme Jean, confuse et désolée.
– Vraiment, Monsieur, je ne puis le comprendre. Précisément aujourd’hui j’espérais tant qu’il serait sage !
– Envoyez-le-moi après l’école du dimanche. Nous déjeunerons ensemble, et nous causerons aussi, ajouta-t-il en posant sa main sur la tête du petit coupable, un peu déconcerté par cette invitation inattendue.
– Je vous remercie, Monsieur, dit la mère d’Édouard, mon fils s’arrêtera chez vous à midi.
Malgré son aisance et son aplomb naturels, ce fut d’un pas lent, la tête un peu basse, qu’Édouard s’achemina vers la demeure de M. Pulton.
Le vieillard, qui se promenait dans son jardin, vint à sa rencontre et l’introduisit dans sa maison, dont jamais encore Édouard n’avait franchi le seuil. Le vestibule, avec ses meubles sombres, sculptés et patinés, lui parut très intimidant, mais il se sentit rassuré quand son ami le fit entrer dans son bureau, où le soleil entrait à flots par les hautes portes-fenêtres, tandis que partout des plantes vertes découpaient leurs silhouettes élancées devant les rayonnages de livres.
– Assieds-toi, mon petit ami, commença M. Pulton, et raconte-moi, avant que nous nous mettions à table, ce que tu as appris ce matin à l’école du dimanche.
– On nous a parlé du séjour des Israélites en Égypte, répondit Édouard ; je crains de n’avoir pas très bien écouté, Monsieur. J’étais trop préoccupé à l’idée de venir chez vous après.
M. Pulton sourit, et continua à converser familièrement avec l’enfant. Quand il le vit tout à son aise, il plaça devant lui une Bible.
– Voyons, dit-il, si tu pourras me trouver la première épître de Jean.
Édouard feuilleta le volume avec dextérité :
– Voilà, Monsieur.
– Bien ; maintenant, cherche le chapitre 3 et le verset 15. Lis-le.
« Quiconque hait son frère est un meurtrier ».
– C’est bien. A présent, je te donne trois minutes pour réfléchir à ce que tu viens de lire. Tu me diras ensuite le résultat de tes réflexions.
Tout confus, le petit garçon baissa la tête, et demeura dans une complète immobilité jusqu’à ce que le vieillard lui fît signe que les trois minutes étaient écoulées. Alors il dit timidement :
– Je vous assure que je ne haïrais pas mon frère ; je voudrais tant en avoir un ! Mes camarades non plus… Seulement…, si cela veut aussi dire une fille…
– Certainement ; l’expression de frère signifie toutes les personnes qu’il y a dans le monde : hommes, femmes ou enfants.
– Eh bien ! Alors, on devrait me guillotiner, dit Édouard de plus en plus sombre.
M. Pulton ne songea pas à sourire. Les yeux tournés vers la fenêtre, il murmurait : « Évidemment, les racines du meurtre sont la haine, la colère, l’envie ; les mobiles qui portent à proférer des injures sont les mêmes qui entraînent à porter le coup fatal ».
Revenant à son petit compagnon, en s’efforçant de prendre un ton moins grave :
– Voyons, lui dit-il, raconte-moi tout ce qui s’est passé ce matin. D’abord, à qui en voulais-tu pour parler ainsi ?
Édouard était tout prêt à présenter sa défense : il le fit avec une volubilité qui étourdit quelque peu son vénérable ami, énumérant ses griefs contre la petite étrangère, et concluant, la main posée sur sa poitrine :
– Tout cela vient de ce qu’elle ne veut pas respecter le bouton de mon père ! Et puis pendant le culte, elle m’a tiré une langue longue comme tout !
– Raconte-moi donc l’histoire de ce bouton, dit M. Pulton ; on m’en a déjà parlé, mais je ne m’en souviens pas très bien.
Les yeux d’Édouard brillèrent. Il se leva vivement, et se campant, la tête haute, devant M. Pulton, il refit avec son enthousiasme ordinaire, et des gestes que son état de surexcitation rendaient absolument dramatiques, le récit tant de fois répété de la mort glorieuse de son père.
Au moment où il cessait de parler, la vieille gouvernante vint annoncer que le dîner était prêt. Ils passèrent dans la salle à manger et l’attention d’Édouard fut bientôt entièrement absorbée par l’excellent repas.
– Maintenant, mon ami, dit M. Pulton, comme ils terminaient, parlons de nouveau de choses sérieuses. Ainsi ton père était un brave militaire ; il a sacrifié sa vie pour sauver le drapeau de son régiment ; c’est très beau, cela. Je suppose que tu désires lui ressembler ?
– Oh ! oui, Monsieur, répondit l’enfant.
– Eh bien ! Ce drapeau, si cher à ton cœur, me fait penser à celui dont nous parle la Parole de Dieu. Il y a un verset de l’Ancien Testament où il est écrit : « Sa bannière sur moi c’est l’amour ». La même pensée revient avec plus de force encore dans le Nouveau Testament, accompagnée, comme conséquence pratique, de cette exhortation : « Puisque Dieu nous a ainsi aimés, nous devons nous aimer les uns les autres ». De même donc qu’à nos couleurs nationales est jointe une belle devise que tu connais, de même sur le drapeau de notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ, que doivent aimer et suivre tous les chrétiens, je lis clairement ces mots : « Dieu est amour », – « Aimons-nous les uns les autres ». Veux-tu répéter après moi ces paroles ?
Édouard obéit, visiblement intéressé.
– Oh ! Monsieur, si Dieu voulait me permettre de porter ce drapeau-là, comme je le tiendrais droit et haut !
– Mon cher enfant, es-tu un soldat de Jésus Christ ?
– Je ne sais pas.
– Mais désires-tu vraiment le devenir ?
– Oui, Monsieur, de tout mon cœur, répondit Édouard avec un profond sérieux. Comment puis-je m’enrôler ?
– Tu sais qu’on n’accepte comme soldats dans l’armée que ceux qui sont en bonne santé, et qui sont assez forts pour porter haut leur drapeau et manier utilement leurs armes. Il en est de même dans l’armée du Seigneur Jésus. Et devant Lui, nos cœurs naturels sont tous malades, souillés par le péché ; nous sommes sans force, et incapables de rien faire pour Sa gloire. C’est pourquoi aucun de nous ne peut de lui-même s’enrôler comme soldat. Il faut auparavant qu’il soit rendu propre à la présence du Dieu saint. C’est pour cela que Jésus a dû mourir sur la croix, que Son sang a dû couler, ce sang précieux qui purifie de tout péché. Crois-tu que Jésus Christ est le Sauveur ?
– Oui, Monsieur. Maman me l’a souvent expliqué.
– Mais L’as-tu reçu pour toi-même ? Est-Il ton Sauveur à toi ?
L’enfant réfléchit un instant :
– Je n’y ai jamais pensé ainsi.
– Eh bien, mon enfant, reprit lentement M. Pulton, ne laisse pas ton cœur en repos avant de t’être mis en règle avec Dieu. Dès que tu pourras être seul et tranquille un moment, mets-toi à genoux et demande-Lui de te pardonner tes péchés au nom de Jésus, ce seul nom qui soit donné parmi les hommes, par lequel il nous faille être sauvés. Alors tu seras un enfant de Dieu, et un soldat de Jésus Christ.
L’enfant restait immobile, les sourcils froncés, hanté par une pensée importante.
A la fin, il l’exprima sans détours :
– Monsieur, dit-il, j’aimerais bien être un soldat de Jésus Christ ; seulement, pour aller à la guerre, il faut avoir des ennemis à combattre ? Je ne comprends pas quels seraient ces ennemis : sont-ils vivants ?
– Ah ! Mon enfant, je n’aurai pas de peine à t’en indiquer de bien redoutables quand tu auras pris rang parmi les combattants. Un, entre autres – ton pire ennemi – est bien vivant, je t’assure !
Édouard eut un sourire ravi.
– Pour aujourd’hui, reprit M. Pulton, je n’insisterai plus que sur un point : souviens-toi que l’étendard du Christ, le drapeau de son armée, invite au pardon aussi bien qu’à la guerre. La première personne à qui tu devras appliquer sa belle devise, c’est cette petite fille que tu as déclaré haïr ce matin. Viens, mon ami, je veux prier pour toi avant que nous nous séparions.
Le vieillard et l’enfant s’agenouillèrent côte à côte, et M. Pulton, dans une fervente prière, demanda à Dieu d’achever à salut dans ce jeune cœur le travail qu’Il avait commencé.
Quelques heures plus tard, nous retrouvons Édouard assis à côté de sa mère sur le banc rustique, à la porte de la ferme. Sa grand-mère est allée à la réunion du soir accompagnée par l’oncle Jacques.
L’enfant vient de raconter brièvement sa visite à M. Pulton. Maintenant, il reste silencieux, absorbé dans ses pensées. Les abeilles bourdonnent confusément autour de leurs ruches, les oiseaux se préparent au repos. Le calme descend peu à peu sur la nature.
– Maman ! Dit doucement Édouard.
– Mon chéri !
– Je pense que le Seigneur Jésus reçoit les femmes aussi bien que les hommes dans son armée ? Toi, maman, quand est-ce que tu es devenue un soldat de Jésus Christ ? Il y a bien longtemps, dis ?
– Oui, mon enfant, un peu avant d’avoir connu ton père.
– Ah ? Et papa ? Est-ce quand il était petit comme moi ?
– Non ; ton père était déjà un homme quand il a accepté le Sauveur ; mais que de fois ne l’ai-je pas entendu regretter de ne l’avoir pas fait plus tôt !
– Alors, Dieu prend ses soldats à tous les âges ? Penses-tu que je serai le plus jeune ?
– Non, Dieu a certainement appelé à son service des petits soldats encore plus jeunes que toi.
Il y eut un nouveau silence qu’Édouard rompit en poussant un profond soupir.
– Ah ! dit-il, j’ai des pensées si grandes dans ma tête ce soir qu’il me semble qu’on ne peut plus les contenir… Je voudrais que tu me lises quelque chose avant que j’aille me coucher.
Mme Jean déposa un baiser sur la tête bouclée qui s’appuyait sur son épaule.
– Je suis si heureuse que tu aies ces pensées-là ! Que désires-tu que je te lise ?
– J’aimerais la parabole du bon Berger.

 

4. Le jeune soldat

Le lendemain, à la sortie de l’école, tandis que les garçons, – criant et se bousculant comme de coutume, malgré la chaleur qui aurait dû, semble-t-il, modérer leur excitation, – atteignaient leur rendez-vous de jeu, une voix remarqua tout à coup :
– Édouard n’est pas là !
Alors ce fut un concert d’exclamations et d’appels.
– Édouard Platte !
– Mais où donc est-il passé ?
– Petit Platte ! Quel tour nous joues-tu là ?
– Il veut se faire désirer, le farceur !
– Je parie qu’il se cache derrière la cabane. Cernons-le !
Mais Édouard demeura introuvable.
– Faut qu’il ait été mis en retenue ! dit un des écoliers.
– Sans compter, ajouta un autre, qu’il ne l’aurait pas volé, du moins ce matin. Fallait entendre ça à la leçon d’arithmétique. Quand le maître l’a questionné sur les mesures de longueur, il a répondu que l’ancienne lieue se composait de quatre soldats ! C’était à éclater de rire ! – « Ah ! ça », lui a dit le maître, « tu n’as donc jamais en tête que des soldats ». Il est devenu rouge comme un coq, et a répondu : – « C’est vrai, M’sieur, aujourd’hui surtout j’en ai la tête pleine ! » – « Eh bien ! va au coin jusqu’à la fin de la classe, et tâche de les en sortir ! »
– Moi, dit un autre, je l’ai trouvé si drôle que je lui ai demandé, une fois que le maître était à l’autre bout de la classe, s’il avait perdu son bouton. « Non, m’a-t-il répondu, seulement je pense à me faire soldat ». C’est sa marotte, vous savez.
Cependant quelques joueurs s’impatientaient.
– Venez donc, vous autres ! On dirait qu’on ne peut pas faire une partie de billes sans le petit Platte !
Et lui, où était-il ? que faisait-il pendant ce temps ?
Il n’avait pas été puni, bien qu’il se fût en effet attiré, par son extraordinaire distraction, plus d’une réprimande. Dès la fin de la classe, il s’était esquivé sans rien dire à personne pour courir jusqu’à son ruisseau favori dont il avait remonté le cours, tout en se parlant à demi-voix, comme il le faisait toujours quand une préoccupation particulière agitait son cerveau.
« Je vais entrer dans le bois et me cacher dans un fourré bien touffu. Je ne veux pas même qu’un écureuil ou un lapin puisse me voir. Il faut que je sois tout seul avec Dieu. Je ne m’en irai pas jusqu’à ce que je sois bien sûr que c’est fait ».
Longtemps il erra sous bois, explorant de l’œil tous les taillis et ne trouvant jamais un endroit assez caché pour le satisfaire.
Enfin, il avisa un vieux chêne entouré de buissons, dont les branches entrelacées formaient une épaisse couronne de verdure sous laquelle il se glissa. D’un mouvement respectueux, il ôta son béret et le déposa à ses pieds sur la mousse ; puis, relevant la tête vers le ciel dont on apercevait un coin tout bleu à travers la ramure, il demeura immobile, les mains jointes, pendant quelques minutes d’un recueillement solennel, élevant son jeune cœur, dans un élan d’adoration et d’amour, bien au-delà de la voûte céleste jusqu’au trône du Saint des saints… Pas d’autre bruit autour de lui que le murmure du vent et le chant des oiseaux.
S’appuyant alors contre le tronc d’arbre, Édouard se mit à prier à haute voix, lentement, avec des pauses fréquentes :
« Mon Dieu, me voici ; je te prie de me pardonner mes péchés et de me laver dans le sang de ton Fils, et d’écrire mon nom dans ton livre pour que j’aille un jour au Ciel. Et puis, s’il te plaît, aide-moi à bien me battre contre tous les méchants ennemis que M. Pulton a promis de m’indiquer. Mon Dieu, je te remercie… Mon Dieu, je te remercie de ce que Jésus Christ est mort pour moi, et je te prie de me rendre plus sage. Au nom du Sauveur. Amen ».
Prière enfantine certainement : mais combien la foi qui la dictait était ferme dans sa simplicité !
Quand il s’éloigna, Édouard possédait la certitude que Dieu l’avait accueilli au nombre de ses enfants.
Et maintenant que « c’était fait », ainsi qu’il le disait dans son naïf langage, l’enfant se sentait comme allégé d’un poids énorme. En traversant derrière l’église la place gazonnée où plusieurs de ses camarades d’école jouaient encore, il se joignit de bon cœur à leurs jeux.
Pendant le souper, néanmoins, il se montra moins bavard que d’habitude, et dès qu’il put parler à sa mère en particulier, il lui demanda la permission d’aller chez M. Pulton.
– Ce soir, mon chéri ? S’exclama-t-elle un peu surprise.
– Est-ce trop tard, crois-tu ? Je le voudrais tant !
Le petit visage levé vers elle était si suppliant que Mme Jean répondit :
– Eh bien ! Cours vite, mais ne reste pas longtemps.
Enfoncé dans un fauteuil près de sa fenêtre ouverte, M. Pulton méditait, quand Justine frappa tout à coup à la porte de son cabinet.
Avant qu’elle eût le temps d’annoncer le visiteur, Édouard entrait en coup de vent.
– Monsieur, je l’ai fait !
– Hein ? Quoi ? Qu’avez-vous fait ?
Le jour baissait : un peu ahuri par cette interruption subite, le vieillard n’avait pas même reconnu l’enfant.
Mais aussitôt, rencontrant le regard désappointé de deux grands yeux bleus, il reprit affectueusement :
– Ah ! C’est toi, mon petit Édouard ! Je comprends ce que tu as fait alors, et j’en bénis Dieu ! Ainsi, j’ai devant moi un enfant de Dieu ?
Le visage de l’enfant devint radieux.
– Oui, Monsieur. Et ainsi, je suis devenu un soldat de Jésus Christ.
– Puisses-tu, en effet, Le glorifier dans la vie et dans la mort ! Un de ces jours je te ferai apprendre un beau cantique qui parle du combat que tu auras à livrer.
– Merci, Monsieur, dit Édouard ; mais ce soir, je voudrais bien que vous me parliez des ennemis contre lesquels je devrai me battre : vous m’avez promis hier de m’en indiquer un terrible.
– Un seul ? Il y en a, hélas ! Tant de terribles.
– Un tout à fait vivant, Monsieur.
– Ah ! J’y suis, je me souviens auquel je faisais allusion. Viens, mon enfant, je vais te mettre en sa présence.
Édouard eut un mouvement de joie. Allait-il donc pouvoir donner libre cours à tous ses instincts de guerrier ?…
M. Pulton le conduisit dans son salon et le plaça en face d’une grande glace.
– Tiens, mon ami, lui dit-il, regarde-le bien : voilà ton plus redoutable ennemi.
– Je ne vois que moi, dit Édouard.
A son désappointement se mêlait déjà un peu de confusion.
– Oui, mon enfant, c’est toi-même. Édouard Platte en personne est ton plus dangereux ennemi. Plus tu avanceras dans la vie, plus tu t’apercevras combien il est difficile de le combattre et de le vaincre.
– Je ne comprends pas, Monsieur.
– Assieds-toi là, je vais essayer de te l’expliquer. Si tu t’efforces sérieusement d’obéir à Jésus Christ, qui est maintenant, n’est-ce pas, ton grand Capitaine, tu sentiras bien vite qu’il y a en toi deux Édouard, le bon et le mauvais : le mauvais, c’est ton ennemi. Par exemple, à propos de cette petite fille contre laquelle tu étais si fort en colère : est-ce que tu lui en veux toujours autant ?
– Je n’ai pas pensé à elle aujourd’hui ; mais je… oh ! Non, je ne l’aime pas !
– C’est le mauvais Édouard qui éprouve ce sentiment-là ; le bon l’aimera bientôt, j’en suis sûr. Jésus t’aidera : tu ne peux pas combattre sans Lui.
– Je crois que je comprends maintenant, dit Édouard très sérieux. L’autre jour, quelques garçons m’ont dit : « Viens avec nous ramasser des pommes dans le verger du château ; on peut facilement escalader le mur ». J’avais joliment envie d’y aller, cela aurait été si amusant ! Je pense que c’est le mauvais Édouard qui a pensé ça. Mais j’ai compris que ce serait voler, et j’ai refusé. Ça, c’est le bon, n’est-ce pas, Monsieur ?
– Parfaitement, mon ami ! Eh bien ! Continue la lutte en suivant toujours de près notre grand Chef qui nous promet la victoire. Et souviens-toi du mot d’ordre : « En avant ! Toujours en avant ! Point de pitié pour l’ennemi ! »
M. Pulton se rapprocha de la fenêtre, tout en se répétant les paroles de l’apôtre :
« Je vois dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif sous la loi du péché… Misérable homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps de mort ? Je rends grâces à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur ».

Le lendemain, à déjeuner (le petit garçon choisissait souvent le moment des repas pour présenter ses observations les plus originales), Edouard demanda tout à coup :
– Quel est le nom le plus hideux qu’on puisse donner à un garçon ?
– Allons, bon ! fit la grand-mère, encore une nouvelle lubie ! Qui veux-tu baptiser, je te prie ?
– Ce n’est pas pour un baptême, répliqua l’enfant, c’est un nom à donner à un garçon de mon âge. Dites-moi un nom très laid.
– Mais, mon enfant, dit Mme Jean, le nom qui déplaît à une personne peut être du goût de beaucoup d’autres : il n’y a pas de nom qu’on ait le droit de déclarer absolument laid. Si on aime la personne qui le porte, on se réconcilie bien vite avec le nom. Ainsi moi, je croyais détester celui d’Adolphe, jusqu’à ce que j’aie eu fait la connaissance d’un jeune garçon qui le portait : il était si bon, si aimable, que peu à peu j’en suis venue à prononcer son nom avec plaisir.
– Mais, maman, ce n’est pas du tout un nom comme celui-là que je cherche : il faut qu’il signifie quelque chose de très mauvais.
– Tu médites donc d’injurier quelqu’un ?
Et la vieille Mme Platte regarda son petit-fils avec méfiance.
Lui protesta par l’expression indignée de ses grands yeux limpides.
– C’est pour moi tout seul que je le cherche, bonne-maman.
Impossible de tirer de lui d’autres explications.
Quelques jours se passèrent sans incidents à raconter. Enfin, un après-midi de congé ayant été accordé aux écoliers, Édouard en profita pour s’acheminer vers le bois par un sentier de traverse où il pensait n’être distrait par aucune rencontre.
Écoutons, pour nous rendre compte de son état d’esprit, la conversation qu’il se tient à lui-même tout en marchant :
« C’est vraiment désagréable de n’avoir pas trouvé de nom qui lui convienne ! Je pourrais l’appeler « Monstre » ou « Vilain crapaud » ; mais ce ne sont pas des noms propres. Puisque maman n’a pas pu me donner une idée, il faudra peut-être que j’aille consulter M. Pulton. Eh bien ! Non, j’aime mieux ne pas le déranger pour cela. Je crois, décidément, que j’appellerai cet ennemi : « Le mauvais moi ». C’est entendu !… A présent qu’il est nommé, je pourrai l’attaquer pour tout de bon. Gare, « mauvais moi ! » Maintenant, occupons-nous de Nancy : il faut que je la cherche, puisque M. Pulton dit que je dois lui présenter mon drapeau. Qui sait si elle voudra seulement le regarder ? C’est une… Ah ! « Mauvais moi », tu allais dire une détestable petite fille… Au contraire, Nancy est très gentille : du moins, je pense qu’elle le sera bientôt. Je ferai tout ce que je pourrai pour la trouver gentille. Ah ! la voilà ! Ne dirait-on pas qu’elle est venue ici tout exprès pour que je la rencontre ? Mais que fait-elle ? Est-elle donc drôle ! »
Édouard s’arrêta, la bouche ouverte, les yeux écarquillés, absolument ébahi de l’agilité avec laquelle Nancy était en train de grimper à un énorme hêtre.
La petite fille se retourna sans paraître effrayée, ni même déconcertée le moins du monde.
– Encore ce petit nigaud avec son bouton ! cria-t-elle. Eh bien ! je te défie de me rejoindre.
Et elle continua de s’élever avec une aisance qui tenait à la fois de la grâce de l’écureuil et de l’espièglerie du singe.
En un clin d’œil, Édouard eut ôté sa veste, et d’un bond il atteignit les premiers rameaux du hêtre. Mais Nancy conserva son avance, émerveillant le petit garçon par son adresse et la légèreté avec laquelle elle posait ses pieds sur les branches les plus faibles sans même les faire ployer. Elle ne s’arrêta que lorsqu’il n’y eut pas moyen de monter plus haut. Alors, elle s’assit confortablement sur un rameau bien choisi, avec un geste de triomphe.
– Tu vois, quoique tu sois un garçon, tu n’as pas pu me rattraper. Je grimpe mieux que toi ; c’est mon père qui m’a appris. Je saurais atteindre le haut des agrès et du grand mât aussi bien qu’un mousse. Cet arbre est mon navire ; je commande ici : mais si tu veux être convenable, je te permettrai de me rejoindre.
Édouard se hissa jusqu’à un rameau opposé au sien ; puis il y eut un moment de silence : les deux enfants avaient besoin de reprendre haleine. De plus, Édouard se demandait comment il allait aborder son sujet.
Il le fit enfin avec son originalité ordinaire.
– Nous sommes assez près du ciel ici. C’est peut-être pour cela que les oiseaux ne se disputent pas dans leurs nids. Les anges n’aimeraient pas entendre nos quarelles.
– Je n’ai pas l’intention de te quareller, comme tu dis, quoique ce mot ne s’écrive pas avec un a.
– Comment alors ?
– C’est querelles, prononça Nancy avec aplomb, quoiqu’un doute se glissât dans son esprit quant à l’exactitude de sa propre orthographe.
Édouard n’insista pas, occupé qu’il était à sortir un objet d’une des poches de son pantalon.
Lentement, il déplia un grand mouchoir blanc, bizarrement marqué de noir, dont il attacha un des coins à un morceau de bois mort qu’il venait de couper. Puis il l’arbora fièrement aux yeux étonnés de Nancy.
– Regarde, cria-t-il ; hier au soir j’ai demandé à mon oncle Jacques un de ses plus beaux mouchoirs, et ce matin, avant déjeuner, j’y ai écrit la devise moi-même. Peux-tu la lire ?
– Je lis les grandes lettres du milieu, répondit Nancy, cela fait amour ; qu’est-ce que tu veux dire avec ça ?
– Tout autour, acheva Édouard, il y a : « Aimez-vous les uns les autres ». C’est la bannière de Jésus Christ, qu’Il me permet de porter parce que je suis un de ses soldats. Cela signifie que je dois aimer tout le monde, même toi !
Nancy fit une petite moue.
– Si tu crois que ça me ferait plaisir !
– Je dois le faire.
– Comment t’y prendras-tu ?
– Je… je ne serai plus en colère contre toi. Et puis… oh ! Que cela c’est dur…
Un soupir, qui ressemblait à un sanglot, souleva la poitrine du petit garçon.
– Je dois te dire, reprit-il, en s’efforçant d’affermir sa voix, que… je suis fâché de ne pas t’avoir laissé passer la première sur la planche, et aussi d’avoir dit que je te détestais.
Les grands yeux noirs de Nancy trahissaient son étonnement. Cherchant à lire dans ceux de son compagnon, elle demanda :
– Tu en es fâché ?
– Je crois que oui. Du moins, ce n’est que mon ennemi, le « mauvais moi », qui n’en est pas fâché.
Ceci dépassait la compréhension de Nancy.
– Alors, reprit-elle, tu ne seras plus malhonnête, et tu n’exciteras plus ces autres vilains garçons contre moi ?
– Non, je ne le ferai plus.
Et Édouard, sortant de son autre poche une belle pomme rouge, la présenta à Nancy comme un gage de paix.
L’offrande fut acceptée sans la moindre façon.
Tandis que la fillette taquine y mordait à belles dents, elle s’interrompit tout à coup pour demander :
– Et moi, faut-il que je t’aime aussi ?
– Je pense que cela vaudra mieux, répondit Édouard.
– Eh bien, je t’aimerai à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que tu me donnes ton vieux bouton.
Édouard eut un frémissement d’indignation : l’audace de cette demande le suffoquait.
A la fin, il s’écria :
– Donner le bouton de mon père ! Mais tu n’y penses pas ! Je ne m’en séparerai jamais. JAMAIS, entends-tu ! J’aimerais mieux me laisser tuer, couper en petits morceaux ! Ce bouton sera toujours cousu à mon gilet, toute ma vie, même quand j’aurai cent ans ! Si je venais à le perdre, sais-tu ce qui arriverait ?
– Non, dit Nancy, impressionnée malgré elle.
– Mon cœur éclaterait. Si je ne mourais pas sur le coup, je ne pourrais plus manger ni boire, et le lendemain on me trouverait glacé comme du marbre, avec des yeux tout ternes qui ne verraient plus personne.
Cette conclusion pathétique, succédant à tant de véhémence, sembla mâter un instant l’indomptable Nancy. Cependant, son obstination naturelle reprit bien vite le dessus.
– Tu as beau dire, pour que je puisse t’aimer tout à fait, il me faudrait le bouton.
– Est-ce que tu ne pourrais pas m’aimer un petit peu ? demanda Édouard, très conciliant.
– Oh ! Cela… peut-être, si tu y tiens, fit Nancy avec une condescendance dédaigneuse.
– Et surtout tu ne diras plus que tu ne crois pas à l’histoire de mon père ?
– Cela, je ne le promets pas.
Nancy achevait de croquer sa pomme. Quand ce fut fait, elle ajouta :
– Du moins, je ne promets rien avant que tu ne m’aies raconté une autre histoire. Suzanne Blanc m’a dit que tu sais des contes de fée bien amusants.
– Je sais inventer toutes sortes d’histoires, repartit Édouard avec dignité ; mais celle de mon père est vraie.
– Raconte-moi une histoire tout de suite.
Édouard appuya son front contre un rameau feuillu, dans une attitude méditative. Puis, se redressant tout à coup, l’œil brillant :
– Veux-tu, dit-il, que je te raconte ce qui s’est passé une fois quand je suis descendu sous terre, en passant par une petite porte percée au pied d’un arbre comme celui-ci ? J’étais dans un palais enchanté où il y avait de tout petits nains, avec des yeux de diamant et des ongles comme des pointes d’aiguille.
Quelle aubaine pour Nancy ! Pendant un quart d’heure, elle fut tenue en haleine par le récit d’aventures plus merveilleuses les unes que les autres : dangers effroyables à faire dresser les cheveux sur la tête, fuites, évasions, combats singuliers, rien n’y manquait.
Ce fut avec un soupir à la fois de soulagement et de satisfaction intime qu’elle accueillit la conclusion du narrateur :
– Je reconnus enfin la petite porte au pied du grand arbre, et la poussant de toutes mes forces, je me retrouvai sain et sauf dans la forêt.
– C’est très joli ! Prononça Nancy ; maintenant, je t’aimerai bouton et tout ! Tu me raconteras bientôt une autre histoire, n’est-ce pas ?
– Peut-être, fit Édouard qui commençait à se sentir le plus fort. Pour le moment, je retourne à la maison : je n’étais sorti que pour penser un peu tout seul, et puis faire la paix avec toi.
Les deux enfants descendirent en même temps de leur perchoir ; mais Nancy retint son compagnon pour lui demander quelques explications au sujet de son drapeau.
– Je n’ai pas compris ce que tu disais tout à l’heure du Seigneur Jésus ?
– Il est devenu mon grand Capitaine, répondit Édouard d’un ton solennel ; et puisque son « étendard est amour », je dois, pour rester un de ses soldats, apprendre à aimer tout le monde, même les méchants.
– Ah ! fit Nancy un peu interdite.
Puis elle demanda tout à coup :
– Est-ce qu’il y a aussi des marins dans cette armée de Jésus Christ ?
– Mais non, ce ne sont que des soldats, répondit Édouard, très convaincu.
– Alors, je ne me soucie pas d’en être ! Mais je crois que tu ne dis pas la vérité : il doit y avoir des marins tout aussi bien que des soldats ; autrement ce ne serait pas juste.
Sa voix devenait irritée.
– Je t’assure, protesta Édouard, que je n’ai pas vu dans la Bible qu’il soit question de marins. Cependant, je demanderai à maman, et je te dirai ce qu’elle me répondra. Au revoir. Nous serons bons amis maintenant ?
– Oui, dit Nancy, au revoir !
Mais la malicieuse fillette, tout en s’éloignant, se retourna pour crier :
– Tu sais… je ne t’aimerai tout à fait que quand tu m’auras donné ton bouton…

 

5. Premières victoires

– Monsieur, puis-je vous parler ?
Édouard abordait ainsi, quelques jours plus tard, M. Pulton qui revenait de faire dans la campagne une visite à un malade.
– Certainement, mon ami ; accompagne-moi jusque chez moi, nous causerons en chemin. Voyons, qu’as-tu à me dire ?
– Monsieur, quand m’enseignerez-vous le beau chant qui parle de combats contre mon ennemi, – mon « mauvais moi », vous savez ? Je n’ai pas trouvé de meilleur nom à lui donner.
– Celui-là le désigne fort clairement. Et où en-es tu avec lui ? As-tu déjà livré quelques batailles ?
– Je crois que oui. Voulez-vous que je vous raconte celle d’hier ?
Encouragé par le sourire de son ami, l’enfant fit avec beaucoup d’animation le récit suivant :
– Grand-mère a été très fâchée parce que j’ai écrit avec de l’encre sur un des beaux mouchoirs de l’oncle Jacques. Il me l’avait donné pour en faire un drapeau, et je n’avais pas cru mal faire en y écrivant la devise de Jésus Christ ; je devais – vous savez, Monsieur – le présenter à Nancy pour faire la paix avec elle. Mais quand ma grand-mère a vu le mouchoir tout plein d’encre, elle s’est mise dans une colère terrible. Elle m’a pris par le cou et m’a enfermé dans l’arrière-cuisine. Maman n’y était pas. J’étais tellement malheureux que je me suis mis à pleurer. Bonne-maman m’a appelé un polisson qu’il faudrait mettre dans une maison de correction. Et puis elle est partie en disant que je méritais d’être puni plus sévèrement. Je m’ennuyais tant, que j’ai essayé de regarder par la fenêtre qui est au-dessus de l’évier. Alors j’ai vu qu’elle n’était pas fermée, et que je pouvais sauter dans une petite cour d’où j’aurais pu aller me promener jusqu’au retour de ma mère. Vite j’ai enjambé la fenêtre, mais quand j’ai été de l’autre côté, j’ai compris que c’était mal… Seulement, je n’avais pas envie de revenir…
– Ah ! Ah ! C’est alors que la bataille a commencé ? remarqua M. Pulton.
Édouard fit signe que oui.
– J’ai demandé à Dieu de chasser mon ennemi, et j’ai réfléchi longtemps, longtemps, avant de me décider. Est-ce que penser, c’est aussi une manière de combattre ?
– Très souvent, mon ami.
– Oh ! Alors, je crois que j’ai bien combattu ; car j’ai grimpé de nouveau sur la fenêtre pour sauter en dedans.
– Voilà en effet une victoire que la voix de Jésus Christ, ton divin Capitaine, parlant au-dedans de toi t’a fait remporter. Tu t’es conduit en bon petit soldat.
Édouard rayonnait.
– Et bientôt après, ajouta-t-il, bonne-maman est venue m’ouvrir la porte. Je l’ai embrassée, et je lui ai raconté que j’avais été bien près de me sauver, pour qu’une autre fois, si elle m’enferme, elle mette un cadenas à la fenêtre.
– Mon cher enfant, tu auras à livrer des combats autrement redoutables que celui-là. Habitue-toi dès maintenant à affronter le feu de l’ennemi.
Édouard ne répondit pas. Alors le vieillard, oubliant qu’il continuait de trottiner à ses côtés, s’enfonça dans une profonde rêverie, laissant parfois échapper à demi-voix des réflexions sérieuses : « Qu’est-ce que la vie du chrétien, si ce n’est un perpétuel train de guerre ? « Le dernier ennemi qui sera aboli, c’est la mort », nous dit l’Écriture ; mais elle dit aussi : « En toutes choses, nous sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés ». Comment se fait-il qu’assurés de la victoire finale, nous perdions si souvent courage ?
– Est-ce que je perdrai courage, Monsieur ? demanda une petite voix troublée et anxieuse qui rappela à M. Pulton la présence de son jeune compagnon.
Sans répondre directement à sa question, le vieillard lui dit d’un ton solennel :
– N’oublie pas, mon ami, n’oublie jamais la déclaration de Jésus : « Séparés de moi (c’est-à-dire sans mon secours qu’il faut sans cesse invoquer), vous ne pouvez rien faire ». Si tu combats sans Lui, tu seras vaincu.
– Je crains, dit Édouard, de ne pouvoir pas toujours empêcher « mauvais moi » de faire ce dont il aura envie. Pourtant ce ne sera pas déserter le drapeau, n’est-ce pas, Monsieur, ni passer à l’ennemi ?
– Ce sera à coup sûr essuyer une défaite.
– Mais enfin, si je reste le plus près possible de mon grand Capitaine, si je tâche de comprendre ses ordres, je finirai par reprendre le dessus et je battrai les ennemis de Jésus Christ.
Ainsi continuèrent à causer, dans une intimité touchante, ces deux compagnons si différents à tous égards au point de vue terrestre : le plus jeune ayant une ardeur de confiance et de foi qui eût pu faire envie au vieux serviteur de Dieu et, dans sa naïveté enfantine, une intuition des choses d’En-Haut qui réjouissait le vieillard.
Peu de jours après, par un beau jeudi, Édouard et ses camarades décidèrent d’emporter leur goûter dans le bois, pour y passer gaiement l’après-midi. Quelques fillettes obtinrent la permission d’accompagner leurs frères, et quoique Nancy n’eût point de frère, elle trouva moyen d’être de la partie. Tout en conservant son allure indépendante et ses façons de parler désagréablement railleuses, elle éprouvait maintenant pour Édouard une amitié presque respectueuse.
Comme toujours, on ne tarda pas à jouer « aux soldats ». Une armée s’organisa dans un campement pittoresque, prête au premier signal à en venir aux mains avec l’ennemi imaginaire attendu d’un instant à l’autre.
Tout à coup, Édouard annonça qu’il partait « en reconnaissance ».
– Je veux, dit-il avec emphase, me rendre compte des forces de l’ennemi et étudier ses mouvements ; au retour, je ferai mon rapport au général.
Nancy insista pour l’accompagner.
– Impossible, disait Édouard ; ma mission est trop délicate ; elle exige une discrétion absolue ; et puis, elle est périlleuse aussi : tout espion fait d’avance le sacrifice de sa vie.
– Mais c’est pour rire, répondait Nancy dont les yeux n’en brillaient pas moins.
Enfin, s’étant abaissée jusqu’à promettre à Édouard de lui obéir aveuglément, elle obtint la permission désirée.
Les deux enfants se dirigèrent ensemble vers la rivière.
– Attention ! Chuchotait Édouard à l’oreille de sa compagne ; la première personne que nous rencontrerons sera un ennemi. Il nous faut ramper dans l’herbe, nous cacher derrière les buissons, grimper sur un arbre, selon les circonstances, pourvu que nous passions inaperçus.
– Mais si nous ne rencontrons personne ? objecta Nancy.
– Oh ! Que si. J’ai justement choisi le bord de la rivière, parce que je suis sûr qu’il y aura au moins des pêcheurs. Chut ! Parle bas et marche légèrement. N’oublie pas que le premier qui nous verra nous étendra raides morts.
– Oh ! fit Nancy, il n’y a pas de danger.
– Il faut faire comme s’il y en avait, répliqua sévèrement le petit garçon.
Et il entraîna sa compagne à travers un taillis, où la peine qu’elle eut à protéger son chapeau l’empêcha de hasarder de nouvelles observations.
Deux minutes plus tard, en contournant un arbre, ils découvrent un pêcheur. Près de lui, les restes d’un repas copieux indiquent qu’il est venu là avec l’intention d’y passer la journée.
Pour le moment, il dort à poings fermés, la tête appuyée contre le tronc de l’arbre.
– Sur la pointe des pieds ! ordonne Édouard en se penchant à l’oreille de Nancy ; s’il s’éveille, nous sommes perdus !
Très excités, les deux enfants échangent quelques pas plus loin, un regard de triomphe qui signifie : « Hors de danger ! »
Mais au lieu de poursuivre son chemin, Édouard s’arrête brusquement ; il se retourne, et un éclair de malice brille dans ses yeux.
– Que ce serait amusant ! murmure-t-il.
– Quoi donc ? interroge Nancy haletante.
– De le faire prisonnier ! Je n’aurais qu’à l’attacher à l’arbre avec sa propre ligne.
Et, prenant un air grave, il ajouta :
– C’est un éclaireur ennemi ; donc, notre devoir est de le mettre hors d’état de nous nuire. Tu vas voir ! Ne bouge pas, toi !
Avec une adresse et une légèreté de main extraordinaires, Édouard accomplit son audacieuse opération. Ayant réussi à attacher l’homme à l’arbre avec l’extrémité de la ficelle encore pourvue de son hameçon, il saisit la baguette et, tournant vivement autour du prisonnier toujours endormi, il l’enserre comme dans un filet autant que le permet la longueur de la ligne ; puis, plantant fièrement la baguette en terre, il s’élance en deux bonds près de Nancy dont on comprend la joyeuse admiration.
– Quand il s’éveillera, il ne pourra pas se lever ! Oh ! Que je voudrais le voir, ce serait si amusant ! Tu as été joliment habile !
– Oui, mais sauvons-nous vite ; c’est le père Verdeau de la ferme aux Pommiers ; il est horriblement méchant ; un jour, il a failli assommer Samuel parce qu’il avait attaché une casserole à la queue d’un de ses cochons. Il ne faut pas qu’il se doute qui l’a ficelé.
Les deux enfants prirent leur course ; mais ils étaient encore peu éloignés du lieu de leur exploit quand Édouard s’arrêta court. La flamme qui brillait dans son regard s’éteignit subitement, et son expression devint si douloureuse que Nancy s’écria :
– Qu’as-tu ? Est-ce que tu t’es fait mal ?
– Non ; mais je crains bien d’avoir une vraie bataille à livrer.
Nancy le regarda avec une surprise facile à comprendre, et il y eut un assez long silence. Enfin Édouard reprit à demi-voix :
– Maman me gronderait si elle savait ce que je viens de faire : donc c’est mal. Alors c’est « mauvais moi », c’est mon ennemi qui désire tant que je le laisse comme ça… Et Jésus Christ, mon grand Capitaine, n’est pas content de son petit soldat…
Édouard poussa un soupir.
– Il le faut ! Allons, je vais aller le détacher !
– Oh ! Non, non ! Cria Nancy ; tu l’éveilleras ! Il se mettra en colère, et qui sait ce qu’il te fera ? Laisse-le, il saura bien se débrouiller tout seul.
Mais Édouard secoua la tête, et revint résolument sur ses pas. Nancy le suivit à une distance respectueuse.
Défaire les nœuds fut chose plus difficile que de les faire : Édouard y parvint pourtant, et se mit aussitôt à dérouler patiemment l’interminable ficelle.
Hélas ! à peine avait-il commencé que le dormeur s’éveilla. Au premier mouvement qu’il fit, il se sentit retenu. Il vit Édouard tenant en main la baguette de sa ligne, et n’eut pas de peine à se rendre compte de la situation.
Alors le vocabulaire d’injures que possède un homme violent, ayant d’ailleurs un motif d’irritation fort légitime, fut lancé à l’adresse du petit coupable, le tout accompagné de contorsions et d’efforts désespérés pour se dégager.
– Monsieur, dit Édouard avec le plus grand sang-froid, si vous vouliez bien rester tranquille, ce serait vite fait, et je ferai tout mon possible pour ne pas abîmer votre ligne.
– Petit insolent, comment oses-tu encore ouvrir la bouche ? Tu es la peste de la commune. Ah ! Cette fois, par exemple, tu auras affaire à moi, aussi sûr que je m’appelle Verdeau !
Édouard, les joues en feu, tournait toujours de son pas régulier autour du bonhomme ; celui-ci, continuant à s’agiter comme une mouche prise dans les réseaux d’une toile d’araignée, offrait un coup d’œil si comique que Nancy riait de tout son cœur.
Dès que le fermier en colère eut pu se relever, il saisit Édouard au collet et commença par le secouer à la façon d’un chien de chasse ayant attrapé un malheureux rat ; puis, sans lâcher prise, il sortit un bout de corde d’une de ses poches.
– Tiens, polisson, j’ai là de quoi te donner une leçon dont tu te souviendras.
En un tour de main, il attacha l’enfant contre l’arbre ; puis, lui saisissant les poignets, il les enroula dans son mouchoir de poche auquel il fit également un nœud solide. Indignée, Nancy s’avança.
– Ah ! Ils étaient deux, les petits misérables ! Eh bien ! Je vais te faire ton affaire à toi aussi.
– Vous êtes l’homme le plus méchant qu’il y ait sur la terre ! cria Nancy. Puisqu’il était en train de vous déficeler quand vous vous êtes éveillé, vous deviez lui dire merci, au contraire. Je suis bien fâchée qu’il ne vous ait pas laissé attacher jusqu’à demain.
Rudement, le fermier saisit la petite fille par le bras, et deux minutes plus tard, elle se trouvait dans la même situation que son compagnon.
M. Verdeau rassembla ensuite son matériel de pêche, prit son panier, et s’éloigna en disant avec un mauvais sourire :
– Amusez-vous bien, mes enfants ! Vous resterez là aussi longtemps qu’il me plaira.

Dès qu’elle le crut hors de portée de sa voix, Nancy interpella Edouard :
– Pourquoi ne dis-tu rien ? Est-ce qu’il t’a fait bien mal ?
Édouard, en effet, n’avait pas prononcé une parole.
– Il m’a beaucoup secoué, et il est bien fort, répondit le petit garçon ; mais je n’ai pas trop mal ; seulement, je suis triste : je demandais pardon à Jésus, mon vrai Capitaine, tu sais.
– Est-ce que nous resterons ici toute la nuit ? demanda Nancy.
– Je ne pense pas ; je crois qu’il reviendra bientôt. Ce n’est pas juste pour toi : tu ne lui avais rien fait.
– J’ai ri, et je lui ai dit que j’étais fâchée que tu l’aies détaché. A propos, tu n’as jamais répondu à ma question : est-ce que dans ce que tu appelles son armée, le Seigneur Jésus permet qu’on s’appelle marin aussi bien que soldat ?
– Je l’ai demandé à maman : elle m’a répondu que dans toutes les nations il y a des armées de terre et de mer ; alors, je suppose…
– A la bonne heure ; je sais bien, moi, que les marins se battent ; même j’en ai vu sur une gravure qui coupaient les mains des ennemis qui essayaient de monter à l’abordage. Alors, pourquoi ne pourrais-je pas, comme toi, combattre sous le drapeau de Jésus Christ ?
La conversation des deux enfants fut interrompue par un bruit de pas et de voix qui se rapprochaient.
Quelques minutes plus tard, des promeneurs arrivaient en vue de l’arbre, et, comme on peut le penser, s’arrêtaient net, absolument stupéfaits.
Édouard reconnut le colonel Gramon, sa femme et une autre dame en visite chez eux.
Jeune encore, le colonel, ayant dû prendre sa retraite à la suite de blessures, s’était retiré dans le château que possédait sa femme tout près du village. Les châtelains faisaient du bien dans le pays où ils étaient unanimement respectés.
De son côté le colonel reconnut bien vite le petit Platte, et partit d’un grand éclat de rire.
– Monsieur, dit Édouard d’une voix très humble, pourriez-vous nous détacher, s’il vous plaît ?
– Ah ! Gamin, te voilà pris, à la fin, et puni comme tu le mérites, assurément ! Comtesse, ajouta-t-il en s’adressant à la dame étrangère, je vous présente le premier polisson du village ; il est, paraît-il, à la tête de toutes les escapades de nos jeunes drôles. A-t-on jamais vu visage plus trompeur ?
– Une figure de chérubin ! répondit la dame avec admiration. Et qui est cette petite fille ? Elle ressemble à une bohémienne ?
Les enfants n’entendirent point ces remarques, tout entiers à la satisfaction qu’ils éprouvaient de se sentir délivrés de leurs liens. A l’aide de son couteau de poche, le colonel s’était empressé de couper la corde qui les retenait à l’arbre ; puis il détacha leurs poignets.
– Et maintenant, gamin, parle franc : qui est-ce qui vous a attachés à cet arbre, et qu’avez-vous fait pour vous attirer pareille aventure ?
Édouard raconta tout au long ce qui s’était passé, au grand amusement de ses auditeurs. Lorsqu’il se tut, Nancy jugea à propos de prendre la parole :
– L’homme aurait pu se déficeler tout seul, puisqu’il n’avait pas les mains attachées, et il ne se serait pas douté qui lui avait joué le tour, si lui (désignant Édouard) n’était pas revenu pour dérouler la ligne.
– Qu’est-ce qui t’a décidé à revenir, mon enfant ? demanda Mme Gramon.
Édouard rougit un peu ; mais, sans hésitation, il répondit simplement :
– Je suis revenu quand j’ai compris que j’avais mal fait.
– Oh ! Oh ! Tu ne te conduis pas si vertueusement que cela d’ordinaire ! remarqua M. Gramon. C’est bien toi et quelques autres garnements de ton espèce qui avez énervé notre fermière en jouant aux fantômes dans la laiterie ?
– Oui, Monsieur, dit Édouard humblement.
– Comment ne t’es-tu pas sauvé quand tu as vu que le bonhomme s’éveillait ? demanda la comtesse.
– Je ne me sauve jamais, Madame, déclara Édouard en relevant la tête ; je suis le fils d’un militaire.
– Bravo, mon garçon ! fit le colonel. Dans quel régiment est ton père ?
– Il est mort, Monsieur ; voulez-vous que je vous raconte comment ?
– Ah ! Je me souviens ! C’est lui qui a été tué dans… une circonstance glorieuse dont j’ai oublié les détails. Il était sergent dans les colonies, n’est-ce pas ? Voyons, raconte-nous ce tragique évènement !
On sait que l’enfant n’était jamais las de refaire son récit. Et comme jamais non plus il ne songeait à s’attribuer à lui-même l’effet produit, cet effet était toujours irrésistible. Les dames contemplèrent avec une réelle émotion ce dernier bouton qu’il vénérait à l’égal de la plus précieuse relique.
Quand ils se séparèrent, le colonel lui tapa amicalement sur la joue, en disant :
– Demeure fidèle à la mémoire de ton digne père, mon garçon, et à ton tour tu feras honneur à notre chère patrie !
Cependant nos deux enfants retournèrent vers leurs petits camarades en étant moins prêts à livrer des batailles qu’au départ. Dès qu’il le put, Édouard s’esquiva pour aller raconter à sa mère toutes les aventures de la journée.
– C’est si difficile de se rappeler à temps ce qu’on ne doit pas faire ! conclut-il avec une nuance de découragement. Décidément, je ne suis pas un bien bon soldat… Maman, tu crois, n’est-ce pas, que je dois aimer, malgré tout, M. Verdeau ? Ne le dis à personne, mais à toi je veux avouer que je viens d’avoir une bataille en dedans : mon ennemi, tu sais, le « mauvais moi », déteste ce vilain homme ; mais je lui ai dit que puisque la devise de notre drapeau porte : « Aimez-vous les uns les autres », il faut absolument que j’essaye de l’aimer. Dis-moi, maman, qu’est-ce que je peux faire à M. Verdeau pour lui prouver que je l’aime ?
– Il faut attendre pour cela qu’une occasion se présente, mon chéri. Pour le moment, essaye de n’avoir à son égard aucune rancune, aucune pensée amère. Tu sais que tu as eu tort d’agir comme tu l’as fait ; je ne suis pas surprise qu’il se soit mis si fort en colère.
– Je n’attacherai plus personne, c’est sûr ! protesta Édouard avec un gros soupir.

 

6. L’arrivée des soldats

– Maman, bonne-maman, nous allons avoir des soldats, – peut-être vingt, – dans deux ou trois jours ! Ah ! Quel bonheur !
Avec cette nouvelle, Édouard se précipita comme un fou dans la cuisine, où sa mère repassait près d’une fenêtre ouverte, tandis que Mme Platte s’occupait des premiers préparatifs du dîner.
– Qui t’a dit cela ? demanda cette dernière.
– Un soldat, un vrai, ou, du moins, un caporal avec des galons ! Je l’ai vu sur la place, et tout de suite je suis allé lui parler.
– Cet enfant est d’une hardiesse ! Gronda la fermière.
– Il n’est pas timide, corrigea doucement Mme Jean.
– Samuel et Carotte étaient avec moi, et aussi plusieurs autres, reprit le petit garçon. Il nous a expliqué qu’il se trouvait dans la commune pour faire préparer des billets de logement, parce qu’un détachement qui voyage par étapes doit loger chez l’habitant. C’est tout à fait cela qu’il a dit. Seulement, ici, il paraît qu’on a décidé de les faire tous coucher à l’auberge du « Lièvre blanc ». Oh ! Maman, si tu savais comme il est gentil, ce caporal ! Il ne passera que la nuit prochaine ici, et puis il repartira pour aller plus loin faire préparer d’autres billets de logement. Est-ce que je ne pourrais pas l’inviter à souper avec nous ce soir, dis, bonne-maman ?
– Oh ! Toi, je te sais capable de nous amener le premier rustre que tu rencontrerais, pourvu qu’il porte un uniforme !
– Les soldats ne sont pas des rustres ! affirma Édouard très offensé.
– Les connais-tu tous, petit étourneau ?
– En tout cas, il est probable que celui-ci n’aimerait pas venir chez des étrangers, dit doucement Mme Jean.
– Oh ! Que si ; je suis sûr qu’il se plairait chez nous, car il n’a pas l’air d’aimer du tout le « Lièvre blanc ». Je l’ai entendu dire qu’il ne buvait jamais d’eau-de-vie.
– Cela parle en sa faveur, remarqua la vieille fermière. Eh bien ! Invite-le, de ma part, à venir manger la soupe avec nous, en souvenir de ton père.
Inutile de dire avec quelle joie Édouard partit aussitôt pour se mettre à la recherche de son nouvel ami. Il ne le trouva ni à la porte de l’auberge ni sur la place, où un groupe de jeunes gens jouaient aux boules. Enfin, un peu en dehors du village, il l’aperçut, lisant, assis sous un vieil ormeau. En quelques bonds, léger comme un chevreuil, il se trouva derrière lui.

– Monsieur le caporal, ma grand-mère m’a dit de vous inviter à souper chez nous !
Le militaire se retourna. C’était un beau jeune homme à la physionomie ouverte et enjouée. Le livre qu’il lisait n’était rien d’autre qu’un petit Évangile qu’il remit soigneusement dans sa poche avant de se lever.
– C’est très aimable de la part de votre grand-mère, répondit-il, et je serai heureux de m’asseoir à votre table de famille.
Édouard avait reconnu le petit livre.
– Vous aimez la Parole de Dieu ? demanda-t-il gravement.
– Oui, mon petit ami, c’est là que je cherche les ordres de mon divin Capitaine.
Les yeux d’Édouard brillèrent.
– Moi aussi, j’ai Jésus Christ pour Capitaine ! C’est bien ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ? Il m’a engagé à son service, je suis un de ses petits soldats.
– Alors, donne-moi la main, camarade, dit le jeune militaire, très ému.
– Est-ce que tous les soldats font partie de l’armée de Jésus Christ ? demanda Édouard, tandis qu’ils s’acheminaient ensemble vers la ferme.
Le caporal secoua tristement la tête.
– Hélas ! dit-il, dans mon régiment je connais cinq ou six hommes à peine qui soient de vrais chrétiens. Moi-même qui te parle, j’ai été un impie et un buveur ; mais le Seigneur a eu pitié de mon âme. Pendant un congé de convalescence que je passais au pays, j’ai eu le bonheur de rencontrer des chrétiens pieux. Dieu a béni pour moi leurs exhortations, et je suis revenu au régiment un homme nouveau.
– Vous aurez à combattre dur, je suppose, comme dit M. Pulton, notre vieil ami ; mais il dit aussi que si Jésus est avec nous, nous ne pouvons pas être vaincus.
– Non, dit le jeune homme, dont le visage s’illumina, nous serons au contraire « plus que vainqueurs », vainqueurs « par Celui qui nous a aimés ».
Au bout d’un moment, il reprit :
– Comme votre grand-mère est bonne de s’intéresser à un inconnu ! Justement, je suis préoccupé au sujet des hommes qui me suivent : je voudrais que partout où ils s’arrêtent, quelque âme chrétienne leur témoigne un peu de sympathie. Au lieu de cela, on les loge au siège même de la tentation. Quand ils arrivent harassés, ayant chaud, ayant soif, et que la première chose qu’ils voient, c’est un bar, n’est-il pas naturel qu’ils s’y attablent pour consommer ces abominables poisons qui tuent à la fois l’âme et le corps ?
Édouard l’écoutait, l’air surpris et préoccupé. Le caporal continua :
– Il y a surtout un vieux soldat, « l’Ancien », comme nous l’appelons, qui m’inquiète beaucoup. C’est un ivrogne endurci ; mais ayant eu l’occasion de lui rendre quelques services, j’ai pu avoir avec lui des conversations sérieuses ; il paraît travaillé dans sa conscience. Depuis deux mois il n’a pas franchi le seuil d’un bar. Nous nous promenions ensemble le soir, il lisait l’Évangile, et vraiment j’avais l’espoir que Dieu le convertirait ; mais, abandonné à lui-même pendant ces jours de marche fatigantes, que fera-t-il ?
Édouard devenait de plus en plus sombre.
– Je ne savais pas, dit-il enfin, que les soldats avaient l’habitude de s’enivrer ; je croyais qu’ils ne faisaient jamais rien de mal.
Le jeune caporal ne put s’empêcher de sourire.
– C’est la première fois, remarqua-t-il, que j’entends formuler une pareille opinion.
Combien lui parut douce l’heure qu’il passa chez les Platte, et quel souvenir charmant elle lui laissa ! Le jardin embaumé, la vaste salle hospitalière, et tous ces visages heureux réunis autour de la table ; les efforts du fermier pour mettre son hôte tout à fait à l’aise, les remarques piquantes de M. Pulton, le doux sourire et la voix harmonieuse de la jeune veuve, surtout le regard profond de cet enfant l’accablant de questions sur les divers détails de la vie militaire, tout cela se grava pour longtemps dans son cœur.
Cette soirée lui rappelait son visage natal, sa vieille mère qui priait pour lui ; et, quand il prit congé, il était si ému que les mots ne lui venaient pas pour exprimer sa gratitude.
Quant à Édouard, il était au comble du bonheur. Avec le dernier serrement de main, il dit gravement au caporal :
– Quand le détachement passera, je n’oublierais pas de chercher l’Ancien.
Dès que le militaire eut disparu, il se tourna vers sa mère et sa grand-mère.
– L’Ancien, c’est un soldat qui était un ivrogne. Il ne boit plus maintenant, mais il ne fait pas encore partie de l’armée de Jésus Christ, mais le caporal dit que Dieu s’occupe de lui. Qui sait si M. Pulton ne pourrait pas l’aider pendant qu’il sera ici ? Je l’amènerai chez nous, bonne-maman.
– Je me demande ce qui adviendra de cet enfant, disait le même soir M. Pulton après que son petit-fils fut couché : il paraît plutôt fait pour être missionnaire que militaire.
– Tranquillisez-vous, ma mère, observa lentement l’oncle Jacques, notre gamin n’est pas de ceux qui ne paraissent pas faits pour vivre : je n’en connais pas de plus ardent au jeu.
– Moi aussi, dit Mme Jean pensive, je me demande souvent si, après tout, il sera militaire. Il me paraît trop délicat, trop impressionnable surtout pour une semblable carrière.
– Ce n’est pas qu’il soit poltron, par contre ! reprit la grand-mère, toujours disposé à faire l’éloge de son petit-fils quand il n’était pas présent ; ce matin, je l’ai trouvé galopant de toutes ses forces autour du champ sur le dos du poulain. Il l’avait enfourché sans selle ni bride, et la bête ne se montrait pas commode je vous assure. Mais plus elle se cabrait, plus l’enfant paraissait ravi. « Nous faisons une charge, grand-mère, me cria-t-il, c’est l’odeur de la poudre qui l’excite ». Je suis ennuyée que nous ayons ce passage de militaires : il pense bien assez à eux sans les voir. Qu’est-ce que ça sera quand le village en sera plein ? Nous n’aurons pas un moment de paix.
Édouard se leva le lendemain au point du jour pour aller dire adieu à son ami le caporal. Il eut avec lui une longue conversation à la suite de laquelle il demeura pensif et absorbé toute la matinée, ce dont malheureusement ses leçons se ressentirent.
Dès qu’il fut libre, il partit comme un trait chez M. Pulton.
– As-tu encore une aventure à me raconter ? lui demanda celui-ci avec bienveillance.
– Non, Monsieur, je viens vous parler des soldats qu’on attend demain.
– Naturellement, tu te fais une fête de les voir ?
– Monsieur… c’est pour eux que je voudrais qu’on fasse une fête. Est-ce que vous ne voudriez pas leur donner une soirée ? On pourrait leur offrir du thé ou du café ?
– Donner une soirée aux soldats ? répéta le vieillard abasourdi.
– Oui, Monsieur, pour les empêcher d’aller dans les cabarets. Le caporal qui était ici hier est venu souper avec nous ; mais ma grand-mère ne veut pas recevoir tous ceux qui arriveront demain. Alors, ils iront peut-être s’enivrer.
M. Pulton réfléchit quelques instants en silence. Enfin il dit :
– C’est une grande entreprise que tu proposes là, mon ami, et je ne sais vraiment si elle est réalisable. En admettant que j’obtienne la disposition d’une salle, l’autorité militaire autoriserait-elle une telle réunion ? Ah ! J’y pense, si le colonel Gramon voulait user de son influence, alors, peut-être… J’irai le trouver. Et je te promets de faire mon possible pour faire aboutir ton projet.
– Oh ! Merci, merci, Monsieur, s’écria l’enfant rayonnant. Et peut-être vous voudrez bien aussi leur enseigner, comme à moi, comment on peut devenir un soldat de Jésus Christ. Le caporal me disait que je devrais devenir un petit recruteur ; mais ces grands militaires ne m’écouteraient pas comme vous. Moi, je cherche à enrôler Nancy.
– C’est cela, mon enfant, parle du Sauveur à tes petits amis, et surtout donne-leur le bon exemple : c’est la meilleure manière d’honorer ton divin Capitaine.

On comprend l’étonnement de Mme Jean quand son fils lui annonça, quelques minutes plus tard, d’un air très important :
– M. Pulton et moi allons organiser une soirée pour nos militaires.
Le lendemain, en effet, quand les hommes fatigués et couverts de poussière arrivèrent dans la commune, l’officier qui les commandait, préalablement autorisé par ses chefs, leur fit part de l’invitation collective qui les attendait : une collation leur était offerte par M. Pulton et le colonel Gramon, à sept heures du soir.
Inutile de dire que, dès que les uniformes furent en vue, tous les gamins du village se portèrent à leur rencontre et les escortèrent jusqu’à la porte du « Lièvre blanc ». Inutile d’ajouter qu’au premier rang se trouvait Édouard Platte, et que Nancy n’était pas au dernier.
La petite fille n’en prit pas moins son air le plus dédaigneux, et ne se gêna pas pour déclarer que « ces fameux soldats n’étaient pas beaux du tout avec leurs faces rouges et leurs uniformes couverts de poussière ».
– Et pas le moindre drapeau ! Pouah ! Pas la peine de faire tant de bruit !
Si Édouard était désappointé, il n’en dit rien. Seul, Samuel eut la sagacité de faire observer que le drapeau et la musique étaient sans doute demeurés en ville avec la plus grande partie du régiment. Là-dessus, les enfants se séparèrent. Mais une heure ne s’était pas écoulée que notre petit Édouard revenait de son pas décidé jusqu’à la porte de l’auberge. Plusieurs militaires étaient assis dehors, les uns fumant, d’autres le verre en main. Il s’adressa à eux.
– Voudriez-vous me dire, je vous prie, où est le soldat qu’on appelle « l’Ancien » ?
Un éclat de rire général fut la première réponse. Puis une voix demanda :
– Et qu’est-ce que tu lui veux, petit Poucet ?
– J’ai besoin de lui parler.
– Eh bien, entre : tu le trouveras peut-être sous une table. Après trois étapes comme les dernières, l’éponge devait être sèche.
Nouvelle explosion de rire ; mais la triste plaisanterie ne fut point comprise de l’enfant.
– Je ne peux pas entrer dans l’auberge ; j’ai promis à ma mère de ne jamais le faire. Auriez-vous la bonté d’aller l’appeler ?
Et Édouard posa câlinement sa petite main sur le bras d’un jeune soldat dont le sourire bienveillant lui inspirait confiance.
Le soldat le regarda un instant, poussa un soupir, puis se levant :
– Allons, lui dit-il, je vais voir s’il est possible de te l’amener.
Comme il demeura assez longtemps à l’intérieur de l’auberge, Édouard en profita pour faire connaissance avec les autres militaires, les informant qu’il était lui-même le fils d’un sergent, et arrivant tout naturellement à leur déclamer l’histoire du « dernier bouton » de son père.
L’enfant fut vigoureusement applaudi.
Dans son enthousiasme, un caporal lui présenta un petit verre d’eau-de-vie :
– Tiens, mon ami, à ta santé ! Tu es digne de boire comme un homme !
Mais, d’un geste énergique, l’enfant repoussa le verre.
– Jamais ! Dit-il.
Apercevant alors sur le seuil de l’auberge un militaire à la moustache grisonnante, il s’élança vers lui.
– Vous êtes Monsieur l’« Ancien », n’est-ce pas ?
– C’est bien comme ça qu’on m’appelle, répondit-il en regardant l’enfant d’un air surpris. Que me voulez-vous ?
Il paraissait malheureux. Édouard l’attribua aux mauvaises plaisanteries dont il comprit que ses camarades l’accablaient, moqueries et railleries inoffensives d’ailleurs, mais qui, n’ayant aucun sens pour le naïf petit garçon, l’impressionnaient d’autant plus désagréablement.
– Je viens vous proposer de venir nous voir chez nous, dit doucement Édouard ; le caporal Sabin m’a dit que cela vous ferait peut-être plaisir.
L’expression de l’« Ancien » s’éclaircit aussitôt.
– J’irai volontiers, répondit-il, pourvu que ce ne soit pas trop loin ; mes jambes commencent à en avoir assez.
– Non, ce n’est pas bien loin.
En glissant sa petite main dans la rude main du vieux militaire, Édouard l’entraîna dans la direction de la ferme.
– Savez-vous, lui dit-il, que nous vous invitons tous ce soir pour une collation.
– Oui ; l’invitation nous a été transmise à l’arrivée. Ma foi, je pense que peu manqueront à l’appel. Il n’y a pas grand-chose à voir par ici, et la ville est trop loin pour aller s’y promener.
– Le caporal Sabin est venu chez nous l’autre soir, reprit Édouard. C’est votre ami, n’est-ce pas ?
– Oui, le meilleur que je possède. Il n’y a pas beaucoup de camarades comme celui-là dans l’armée, ajouta le soldat en s’animant. Si sur cinquante, un vous tend la main pour vous aider à vous relever, les quarante-neuf autres vous poussent au contraire pour vous faire rouler toujours plus bas.
Édouard restait rêveur. Enfin il dit :
– Je crains que cela n’aille pas aussi bien dans votre armée que dans la mienne. Et votre capitaine, est-ce qu’il vous aide quand vous avez des… difficultés, ou que vous avez fait quelque chose de mal ?
L’Ancien eut un gros rire.
– Le capitaine ? Il nous fourre au bloc, en signe d’amitié !
Édouard demanda quelques explications, après lesquelles il reprit :
– Eh bien ! Moi, j’ai un Capitaine si bon, si bon, qu’Il m’aide toujours, au lieu de me punir comme je le mérite. Car je suis un petit soldat, moi aussi ; Jésus Christ m’a engagé à Son service. Il est mon Capitaine, et M. Pulton m’a dit que quand je me laisse battre par mon ennemi, je dois l’appeler bien vite à mon secours.
– Le caporal Sabin me parle souvent de ces choses, dit l’Ancien ; mais la religion n’a jamais été mon fort. Vois-tu, mon petit, je viens de passer des moments terribles : j’ai juré de renoncer à la boisson ; mais c’est si dur par ces temps de marche et de chaleur, que je sens que d’un moment à l’autre je manquerai à mon serment. Alors, ce sera la dégringolade pour tout de bon !
– Pourquoi ne demandez-vous pas à Dieu de vous aider ? Je suis sûr qu’Il le ferait, dit Édouard.
– Ne croit pas qui veut, murmura le soldat, et tout le monde ne prie pas aussi facilement que toi.
– Si vous veniez parler à M. Pulton, notre ami, il pourrait vous apprendre, suggéra le petit garçon. C’est lui qui m’a expliqué comment je pouvais devenir un soldat de Jésus Christ. J’en suis si heureux, si vous saviez !

Ils arrivaient à une barrière de bois qui servait de clôture à la propriété des Platte. Le soldat s’y appuya lourdement, et regarda bien en face son petit compagnon.
– Non, non, dit-il, je n’irai pas trouver ton ami, j’aime mieux t’entendre parler toi-même que tous les prédicateurs du monde. Tu me rappelles un petit frère que j’ai perdu il y a dix ans. Ses derniers mots ont été : « Grand frère chéri, ne viendras-tu pas me rejoindre au ciel ? » C’est la seule personne que j’aimais véritablement dans ce monde, et depuis qu’il est parti, je n’ai plus goûté un moment de bonheur.
De grosses larmes roulaient sur les joues bronzées du soldat. Édouard le regardait avec une curiosité pleine de sympathie. Enfin, il lui dit :
– Alors, je vais vous répéter ce que M. Pulton m’a dit pour me décider. Il m’a rappelé que Jésus est mort pour moi ; et puisqu’Il m’a tant aimé, comment pouvais-je mépriser Son amour ? Vous savez, n’est-ce pas, que Dieu a donné son Fils aux hommes pour les sauver ?
– Oui, oui, on connaît sa religion. Sabin me répète cela dans toutes nos conversations ; mais je n’en suis guère plus avancé.
– C’était la même chose pour moi, insista le petit garçon, jusqu’au jour où j’ai demandé à Dieu de pardonner mes péchés et d’écrire mon nom dans Son livre. Faites-le aussi, Monsieur l’ « Ancien » ; Il vous acceptera, tout comme Il m’a accepté, moi, et Il vous gardera toujours !
– Je suis trop mauvais, vois-tu ! Quand je pense à toutes les vilaines actions que j’ai commises dans ma vie, j’en perds le sommeil.
– Dieu vous pardonnera, si vous le lui demandez de tout votre cœur.
– Peut-être bien ; mais tout cela est si difficile ! Comment pourrais-je, au régiment, vivre en chrétien !…
– Je crois vraiment, dit Édouard d’un ton désappointé, que vous ne désirez pas devenir un soldat de Jésus Christ : vous cherchez toutes sortes d’excuses.
Il y eut un silence. Tout à coup, le soldat poussa un profond soupir.
– Adieu, mon petit, fit-il d’une voix sourde, je n’irai pas plus loin ; je ne me sens pas d’humeur en ce moment à paraître en société ; mais je serai à la réunion de ce soir.
Les yeux de l’enfant se remplirent de larmes.
– Oh ! Pourquoi ne venez-vous pas chez nous ? Vous me l’aviez promis. J’aurais tant voulu que vous veniez voir maman et bonne-maman Platte !
Mais l’ « Ancien » tourna sur ses talons, tandis qu’un sanglot lui montait à la gorge.
Édouard se doutait peu du terrible combat qui se livrait en ce moment dans son âme. Les simples paroles de l’enfant l’avaient d’autant plus profondément remué, qu’il se trouvait à cet instant décisif où le bien et le mal se disputent la possession définitive de tout être humain…
« Il croit que je ne désire pas en finir avec ma vie de péché et de misères ! » murmura le malheureux. Je cherche des excuses, prétend-il ; c’est un peu vrai… Et pourtant, ne donnerais-je pas ma main droite pour ressembler à Sabin ! Mais comment arriver à faire le grand pas ? »
Quant à Édouard, il rentra tristement annoncer à sa mère l’insuccès de sa démarche.
– Il était tout près, – nous n’avions plus que le champ à traverser, – et il est retourné sur ses pas !

7. Triomphe et humiliation

Rien de mieux réussi que la soirée qui réunit, quelques heures plus tard, une trentaine de militaires ; car des invitations avaient été faites à tous ceux qui se trouvaient répartis non seulement dans le village, mais dans les environs.
Dans la salle décorée de verdure, les tables étaient chargées de viandes froides, de jambon, de pâtisseries faites maison et de fruits, tandis qu’une bonne odeur de café s’échappait des grands pots de faïence.
Édouard et Nancy, ainsi que deux autres enfants appartenant à des familles de militaires, avaient obtenu la faveur d’entrer dans la salle sous prétexte d’aider au service.
Vers la fin du souper, M. Pulton adressa un court discours à ceux qu’il félicita « d’être chargés par la patrie de faire respecter le drapeau ! »
– Honneur distingué que vous sauriez, s’il le fallait, payer de votre vie ! s’écria M. Pulton, dont la voix prit pour l’occasion un timbre vibrant qui ne lui était pas ordinaire. Eh bien ! Mes amis, n’oubliez pas que vous êtes, aussi bien que nous tous, appelés à un honneur plus grand encore : celui d’être engagés dans l’armée du Roi des rois et de porter la bannière de Jésus Christ.
Ces paroles furent écoutées dans un recueillement respectueux tout à fait remarquable et bien encourageant.
Le colonel Gramon se leva ensuite. Avec une brièveté toute militaire, il commença par exprimer le plaisir qu’il ressentait de se retrouver au milieu de « camarades » ; puis « persuadé que ces camarades-là étaient comme lui enchantés de leur soirée », il se fit leur interprète pour remercier ceux à qui ils la devaient.
– Donc remerciements aux dames qui ont pris la peine d’aménager la salle et de préparer un agréable menu ; remerciements à notre ami M. Pulton dont le zèle et le dévouement ont triomphé de toutes les difficultés, remerciements enfin et surtout à celui qui a été à l’origine de la fête. Le connaissez-vous, camarades, le jeune personnage dans le cerveau duquel, ou plutôt dans le cœur duquel a germé l’idée de vous réunir ici ? Laissez-moi vous le présenter !
En même temps, à son inexprimable surprise, Édouard se trouvait enlevé dans les bras robustes du colonel, et déposé sur l’estrade que l’on avait improvisée pour les orateurs.
Un tonnerre d’applaudissements accueillit cette apparition inattendue.
Du reste, s’il était surpris et légèrement intimidé, gardons-nous de croire que notre jeune ami fut embarrassé. Au contraire, sa tête était plus droite, ses yeux plus brillants que jamais.
– Je suis sûr qu’il vous parlera mieux que moi, dit en souriant le colonel : je représente au milieu de vous le passé, puisque mon temps d’activité est fini ; lui, au contraire, c’est l’avenir : son ambition est d’entrer un jour dans vos rangs pour y continuer la tradition paternelle, toute de dévouement et d’honneur. Voyons, mon garçon, qu’as-tu à nous dire ?
« On va lui tourner la tête », se dit Mme Jean avec une réelle inquiétude. Et pourtant son cœur de mère se gonfla d’orgueil quand une voix d’enfant bien connue s’éleva, claire et distincte, dans la vaste salle :
– Ce n’est pas moi qui ai pensé le premier à vous offrir cette réception, c’est le caporal Sabin qui m’en a donné l’idée.
« Vive Sabin ! Vive le caporal ! » Crièrent les militaires.
Édouard n’avait jamais eu un auditoire comparable.
– Je n’ai rien à dire, à moins que vous ne désiriez que je vous raconte la mort de mon père sur le champ de bataille. Puis-je le faire, Monsieur ?
– Certainement, mon ami.
Édouard n’avait jamais eu un auditoire comparable à celui-là ; mais il se montra à la hauteur de la circonstance. Le doigt appuyé sur son bouton, il commença comme toujours avec une véhémence enflammée qui se soutint sans effort ; car son sujet le pénétrait si absolument, l’admiration qu’il éprouvait pour la conduite de son père était si sincère, qu’il ne songeait pas, nous l’avons déjà dit, à se faire admirer lui-même dans son talent de conteur.
De là, un succès complet qui se manifesta par une véritable ovation.
Pendant que les militaires se retiraient, Édouard se glissa près de l’ « Ancien ».
– Pourrai-je vous revoir demain matin ? lui demanda-t-il.
– Non ; nous partons de bonne heure, et je serai occupé au moment du départ.
– Oh ! J’irai tout de même vous voir partir.

Le vieux posa sa main sur la tête de l’enfant, en disant à voix basse :
– Que Dieu te bénisse, cher petit ! J’ai suivi ton conseil, et il me semble que tout est changé pour moi.
Le visage d’Édouard s’illumina :
– Dieu vous a pardonné vos péchés pour l’amour de Jésus ! C’est cela que vous voulez dire, n’est-ce pas ? Oh ! Quel bonheur !
– Oui, mon enfant, en te quittant, tout bouleversé, je suis allé seul dans les bois, et là, dans la solitude, j’ai prié ! Et Dieu a eu pitié de moi. Oh ! Pourquoi ai-je endurci mon cœur si longtemps ? Adieu… ne manque pas de prier pour moi de ton côté…
Malgré l’émotion qui le suffoquait, il dut rejoindre ses camarades.
Quand Édouard fut couché, il appela sa mère :
– Maman, je suis si heureux de pouvoir être dès maintenant un soldat de Jésus Christ ! Et puis, je veux faire tout mon possible pour lui amener de nouvelles « recrues », comme dit M. Pulton, afin qu’Il nous instruise tous ensemble pour son service. Jésus désire avoir beaucoup de soldats, n’est-ce pas, maman ?
– Certainement, mon fils. Mais à présent, je désire que tu t’endormes. Tu as été beaucoup trop excité aujourd’hui.
– Oh ! oui, fit l’enfant dont les yeux se fermaient. Mais il les rouvrit en s’écriant :
– Ce qu’il y a de plus heureux, c’est que ce pauvre soldat, qui était un ivrogne, est engagé, lui aussi !
Le lendemain, la moitié du village, au moins, se trouvait réunie aux abords du « Lièvre Blanc » pour assister au départ des soldats.
Le détachement devait aller attendre quelques kilomètres plus loin la plus grosse partie du régiment afin de rentrer dans les rangs avant d’arriver sur le terrain des manœuvres.
Édouard eut la joie d’échanger un signe d’adieu avec son ami « l’Ancien », et la satisfaction la plus grande encore de constater le merveilleux changement survenu dans l’expression de son visage hâlé, hier morne, abattue, presque farouche ; aujourd’hui calme, sereine, joyeuse même.
Mais qu’est-ce que ce nuage de poussière qui s’élève au loin sur la route ? Le régiment !
Oui, le régiment qui, en bon ordre, traverse le village, musique en tête et drapeau déployé.
Pour le coup, Édouard est tout excité, il déborde de joie.
Nancy elle-même ne trouve pas une moquerie à lancer : résolument, elle bat des mains comme les autres.
Ils sont passés ! Hélas ! Pourquoi faut-il que la cloche de l’école empêche les gamins de les escorter aussi loin que pourraient les porter leurs jambes ? Édouard en est particulièrement navré.
Le maître d’école se montra ce jour-là d’une extrême compréhension : sans quoi, les punitions seraient-elles tombées sur toutes ces jeunes têtes, et sur celle de notre petit ami plus peut-être que sur les autres.
De retour à la maison, Édouard ne se calma point. Au contraire : pendant plusieurs jours les appréhensions de sa mère se réalisèrent d’une façon déplorable. Il sauta sur le dos de Catherine, la jeune domestique, au moment où elle sortait de l’étable portant deux seaux de lait, dont le contenu fut perdu ; il enferma dans la remise un énorme coq et un matou qui s’y livrèrent une effroyable bataille ; il retira l’échelle du grenier à foin, sachant qu’un ouvrier s’y trouvait et que, de plusieurs heures, personne ne viendrait le délivrer ; en un mot, il fit tant de sottises et se montra si indiscipliné, que la pauvre Mme Jean prit la résolution de prier son oncle, la prochaine fois, de lui administrer une sévère correction.
Mais ce fut à l’école que la mesure déborda. Édouard poussa l’audace d’y apporter, un matin, dans son mouchoir de poche, une dizaine de grenouilles. Il en glissa quelques-unes dans le pupitre du maître, et s’amusa à faire sauter les autres, une à une, sur le dos des écoliers placés devant lui.
On comprend que le coin de la classe où il se trouvait fut bientôt dans le plus complet désarroi ; toutefois le maître, qui en ignorait le motif, se borna d’abord à une réprimande générale.
Hélas ! Combien est glissante, combien dangereuse la pente du mal ! Il semble que notre pauvre Édouard était incapable de s’arrêter. Pendant que le maître donnait son attention à une autre classe, le voilà qui se met à conter à demi-voix, pour la plus grande édification de ses voisins, une des étonnantes histoires de sa façon :
« Il y avait une fois un nain qui était très féroce : il ne se nourrissait que de sang, et suçait de préférence celui des maîtres d’école et des institutrices. Alors, les petits garçons et les petites filles lui amenaient tous ceux qui… »
– Édouard Platte !
Jamais la voix du maître n’avait été si sévère. Les grenouilles étaient découvertes. De plus, rendu attentif par la vue de toutes les têtes penchées vers Édouard, il avait saisi quelques mots du captivant récit.

– Edouard Platte !
L’écolier se leva.
– Qui a porté ces grenouilles ?
– Moi, Monsieur.
Un peu de rougeur au front, mais aucune hésitation dans la voix.
– Viens ici !
Instantanément, un silence absolu s’était fait dans la salle.
Édouard s’avança : sa rougeur augmentait, et il baissait la tête.
– Édouard Platte, depuis trois ou quatre jours, ta conduite est détestable. Puisque les punitions ordinaires – devoirs supplémentaires et retenues – ne produisent aucun effet sur toi, je me vois forcé de recourir à une humiliation que je réserve, tu le sais, pour les cas extrêmes. Pendant huit jours l’entrée de l’école te sera interdite. L’avis en sera donné à ta famille dès aujourd’hui. Retourne à ta place.
Les leçons recommencèrent. Édouard était maintenant d’une pâleur de cire.
Dès que la classe fut terminée, il sortit sans prononcer une parole, en proie à une inexprimable confusion.
Peu à peu, un véritable désespoir s’empara de lui ; il se traîna jusqu’à l’entrée d’un champ, et, se jetant sur l’herbe, éclata en sanglots convulsifs.
Il était là depuis un quart d’heure, quand vint à passer l’oncle Jacques. On comprend sa surprise en reconnaissant son neveu.
– Eh bien, que t’est-il donc arrivé ? demanda-t-il en soulevant le petit garçon.
Édouard continuait à sangloter. La vue de ce visage lamentable toucha l’excellent homme à tel point qu’il s’assit sur un tronc d’arbre et prit l’enfant sur ses genoux.
– T’es-tu fait mal ? Es-tu malade ?
Au lieu de répondre, Édouard demanda anxieusement :
– Mon oncle, qu’est-ce qu’on fait aux soldats qui se laissent battre, au lieu de remporter la victoire ? Est-ce qu’on les chasse de l’armée ?
– Oh ! Non.
– Mais le général et le ministre de la guerre, qu’est-ce qu’ils disent ?
– Que peuvent-ils dire ? Je n’en sais rien, moi. Ils sont très fâchés, sans doute.
– Et Dieu, que fait-Il quand ses soldats cessent de combattre, et que leur ennemi les écrase ?
– Je suppose que Lui aussi est peiné.
Le fermier commençait à comprendre où l’enfant voulait en venir avec ses étranges questions.
– Je suis sûr, reprit Édouard en secouant tristement la tête, que Jésus Christ finit par renvoyer de son armée ceux qui laissent sa bannière traîner dans la boue ! Moi, je me suis joint à l’ennemi pour faire toutes sortes de sottises : c’est affreux, ça !
Et dans un redoublement de désespoir, tordant les mains, il s’écria :
– Je dois être un déserteur, un lâche !… Alors comment pourrai-je jamais, jamais revenir ? Oh ! Oui, c’est affreux !
L’oncle Jacques, ému, embarrassé, ne savait que dire. Enfin il demanda :
– Qu’as-tu fait ce matin ? Pourquoi n’es-tu pas revenu avec tes camarades ?
Édouard lui raconta tout, ajoutant d’une voix brisée :
– Comment puis-je revoir maman ? J’ai été puni et… j’ai… déshonoré mon bouton !
Il se mit à pleurer de plus belle.
– Écoute, mon petit, dit lentement le bon oncle ; je ne te dirai pas que tu n’as pas été en effet très dissipé et très désobéissant depuis quelques jours. Ta mère elle-même s’est fait assez de soucis à ton sujet ! Mais enfin, si nous tombons dans un tas de boue, ce que nous avons de mieux à faire, c’est d’y rester le moins possible : il faut nous relever, nous nettoyer et reprendre notre route en marchant avec plus de précautions, voilà tout. Pourquoi ne ferais-tu pas la même chose ?
– Mais puisque je suis un déserteur ! sanglota l’enfant ; mon capitaine ne voudra plus me recevoir.
– Si c’est de Dieu que tu parles, je crois au contraire qu’Il est tout prêt à te tendre la main pour t’aider à te remettre d’aplomb, si tu Le lui demandes.
– Vrai, mon oncle ?
Et une lueur d’espoir s’alluma au fond des prunelles humides.
– Te souviens-tu du verset que tu récitais dimanche dernier à ta maman : « Si vos péchés sont comme le cramoisi, ils deviendront blancs comme la neige ».
Édouard ne répondit point, il regarda un instant le ciel bleu, puis poussa un long soupir.
– Viens-tu ? demanda son oncle.
– Je voudrais rester encore un peu ici tout seul, dit l’enfant.
Le fermier rentra pour préparer sa belle-sœur à ce qui l’attendait.
La jeune mère, quoique désolée, vit le bon côté de la chose.
– Il avait besoin d’une leçon sévère qui l’arrête net. Pauvre chéri, quel gros chagrin il doit avoir !
– Comme il n’a pas de malice et qu’il est si nerveux, fit la grand-mère, on devrait avoir plus de patience avec lui.
Elle oubliait que le matin même, poussée à bout par ses farces, elle lui avait appliqué une gifle magistrale.
Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrait sans bruit, et le petit coupable s’arrêtait sur le seuil, les mains derrière le dos.
– Maman, bonne-maman, prononça-t-il, d’une voix basse mais distincte, je me suis très mal conduit ce matin à l’école, et je suis sévèrement puni. Le maître m’a appliqué la peine de l’exclusion temporaire.
Il ajouta en relevant un peu la tête :
– Je suis très fâché d’avoir été si méchant pendant plusieurs jours ; mais je vais pourtant continuer d’être un petit soldat dans l’armée de Jésus Christ. Il m’a pardonné et m’aidera à mieux combattre mon « mauvais moi ».
Alors Mme Jean prit son petit garçon par la main, et l’emmena dans sa chambre pour laver ses yeux gonflés et ses mains souillées de boue.
Ensuite, le prenant sur ses genoux, elle appuya sur son épaule la tête de l’enfant.
– Mon chéri, dit-elle tendrement, ta mère est heureuse que tu regrettes ta vilaine conduite : elle a beaucoup prié pour toi aujourd’hui. Voyons, raconte-moi maintenant tout ce qui s’est passé.

 

8. Dans le verger

– Bonjour, Madame Platte ; puis-je voir Édouard ?
– Je crois qu’il est dans le verger. Mais ne va pas l’entraîner à quelque sottise. Il a emporté un livre de cantiques, comme cela convient au dimanche, et paraissait disposé à rester tranquille.
C’est Nancy que nous trouvons sur le seuil de la ferme à la fin d’une belle journée de dimanche. La vieille Mme Platte lui indiquait de la main, tout en parlant, la direction à suivre pour gagner le verger.
Nancy y courut, après avoir promis d’être également très sage.
Elle ne tarda pas à découvrir le petit garçon étendu tout de son long dans l’herbe, un livre ouvert devant lui. Quand il se retourna, son visage avait une expression rêveuse, presque extasiée.
– Ah ! C’est toi, Nancy ! Pourquoi viens-tu ici ?
– Pour causer avec toi.
Et sans plus de façon, Nancy se jeta à terre près d’Édouard.
– Montre-moi ton livre des dimanches.
– M. Pulton me l’a prêté pour apprendre le cantique des jeunes soldats de Jésus Christ : « Jusqu’à la mort nous te serons fidèles ». Il est beau, je le sais presque par cœur. Mais à présent, je ne l’étudiais plus ; je me composais une histoire.
– Une histoire ! Oh ! Dis-la-moi vite. J’aime tant tes histoires !
– C’est que celle-là n’est pas comme les autres. Je me la dis à moi tout seul, le dimanche, quand tout est tranquille. Et quelquefois, il me semble… je sens comme si c’était… réel.
– Quoi donc ?
– Je ne peux pas raconter cela à haute voix, je cesserai de le sentir.
– Dis-le tout bas, juste pour que je t’entende un peu. D’abord, sur quel sujet est-elle, cette histoire ?
– Sur mon entrée dans le Ciel.
– Oh ! fit Nancy, saisie d’une émotion respectueuse.
– Veux-tu que je te dise comment elle commence ?
La petite fille fit signe que oui.
Alors Édouard sortit un autre livre – un Nouveau Testament qu’il ouvrit au chapitre 21 de l’Apocalypse – et se mit à lire d’un ton solennel :
« Il m’emporta sur une grande et haute montagne, et il me montra la sainte cité, Jérusalem, descendant du ciel, d’auprès de Dieu ».
– C’est dans la Bible, remarqua Nancy.
– Oui ; maintenant écoute : Je suis très tranquille, et j’entends un tout petit bruit derrière moi ; puis il y a une lumière très douce comme un rayon de lune, et voilà un bel ange qui m’apparaît.
– Comment est-il, cet ange ?
– Tout habillé d’un vêtement blanc très luisant, avec des ailes de plumes blanches, et une jolie figure qui sourit ; ses yeux ressemblent à ceux de maman et ses cheveux sont comme ceux de Suzanne.
– Maman les appelle du chanvre, dit Nancy.
– Chut. Le voilà qui s’arrête devant moi, et il me parle : « Édouard, je viens te chercher pour t’emmener au Ciel ». Aussitôt, je me lève. L’ange continue : « Tu n’as pas été un bien bon soldat ; pourtant le Capitaine dit qu’Il a besoin de toi là-haut. Allons, viens ! » Alors, je m’assois entre ses ailes, je passe mes bras autour de son cou, et le voilà qui s’élève en l’air. Je vois au-dessous de nous les maisons du village, la grande route, les champs… Nous filons droit vers cette montagne, à l’horizon. Il me semble que je me suis envolé…
– Que cela doit être agréable ! s’écria Nancy ; je voudrais être avec toi sur le dos de l’ange.
– Il n’est chargé d’emporter que moi. Il faudrait qu’un autre vienne te chercher. Nous voilà au sommet de la montagne. Mon bon ange me dépose à terre.
– Je m’y figure y être aussi, dit Nancy.
– Ne m’interromps pas ; autrement je ne peux plus sentir. Je reste là debout, au milieu de petits nuages mignons comme tout ; mais l’ange me dit : « Mets ton pied sur celui-ci, et puis sur celui qui est au-dessus, ce sont les marches du Ciel ».
– Et l’on ne tombe pas ? fit Nancy dont l’imagination suivait avec délices son petit compagnon dans ces régions du mystérieux au-delà où celle d’Édouard planait avec tant d’aisance.
– Pas moi ; on dirait que je mets les pieds dans des coussins d’ouate. Je monte, monte, monte…
« Vois-tu la porte ? » me dit l’ange. Je regarde… Oh ! Qu’elle est belle, cette porte ! De grands battants tout en or, et couverts de pierres magnifiques, comme les bagues de Mme Gramon. Je monte encore… J’y suis maintenant.
– Ah ! Est-ce fini ? demande la petite fille.
– Mais non, ça commence seulement, puisque je ne suis pas encore entré. La porte est fermée ; mais on m’a vu arriver, car deux anges viennent l’ouvrir. Je tremble un petit peu, mais j’avance tout de même dans une belle rue, large, et aussi tout en or. Des quantités d’anges viennent à ma rencontre avec des trompettes, et ils se mettent à jouer comme la musique du régiment. Je les suis jusqu’à un grand trône magnifique – cent fois grand comme l’estrade de l’autre soir, et tout brillant de lumières – il y a des marches en diamant pour y monter, et sur la première marche je vois le Seigneur Jésus, mon Capitaine, qui me tend les bras. Je ne puis dire comment Il est ; seulement, Il a l’air bon, bon… Il me semble qu’Il dit : « Cela va bien, petit Édouard ». Alors je me jette dans ses bras, et je crois que je pleure…
Ici, à l’extrême surprise de Nancy, de vraies larmes remplirent les yeux du conteur qui s’interrompit un instant.
Sa voix n’était plus qu’un murmure quand il reprit :
– Je crois que Jésus me prend dans ses bras, car je suis bien fatigué ; il m’emporte dans le plus beau jardin qu’on puisse imaginer, et me conduit vers mon père…
– J’espère que j’irai au ciel, fit Nancy pensive.
Alors Édouard redescendit sur la terre.
– Est-ce que Dieu t’a enrôlée dans Son armée ? demanda-t-il gravement.
– Je t’ai dit que je ne me soucie pas d’être un soldat.
– Alors, tu n’iras jamais au ciel. Les portes ne s’ouvrent là-haut qu’à ceux qui sont des soldats de Jésus Christ, parce qu’Il les a achetés par Son sang. Les filles peuvent se battre contre le mal aussi bien que les garçons.
– Oh ! Cela, bien sûr ! Je sais me battre tout autant que toi.
– Alors, il faut battre ton ennemi.
– Quel ennemi ?
– J’appelle le mien « Mauvais moi ». Il est terriblement désagréable ! Tu dois avoir le tien, – ce qui, au-dedans de toi, t’engage à faire de mauvaises choses. Il faut le vaincre pour faire, au contraire, ce qui est bien. Rien qu’aujourd’hui, j’ai eu deux batailles à livrer.
– Oh ! Oh ! Raconte-moi cela !
– Si tu me promets de ne le répéter à personne, je veux bien. D’abord, ce matin, au culte, j’avais devant moi une vieille dame très drôle. Comme il faisait chaud, elle avait défait les rubans de son bonnet et les avait rejetés par-dessus ses épaules, si bien qu’ils tombaient presque sur mes genoux. Puis elle s’est assoupie, et comme elle dodelinait la tête, son bonnet était bien près de tomber, de sorte que je n’aurais eu qu’à tirer un des bouts de ruban pour qu’il s’en aille tout à fait. Cela aurait été bien drôle !
– Oh ! oui, dit Nancy en riant aux éclats : pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
– Mais ça aurait été méchant ! Aussi « mauvais moi » allait le faire bien vite quand heureusement je me suis rappelé que je ne devais pas le lui permettre. Alors je me suis mis à lutter de toutes mes forces. Oh ! Avec cet ennemi-là, on ne se bat pas à coups de fusils ou à coups de poings, mais c’est dur tout de même, allez ! J’ai demandé à Dieu de m’aider, et j’ai mis mes deux mains dans mes poches. Enfin, j’ai été drôlement content quand la vieille dame s’est éveillée et a rattaché son bonnet.
– Eh bien ! Moi, dit Nancy, je crois que je n’aurais pas été aussi sage que toi. Et ta seconde bataille ?
– Mon oncle Jacques venait d’apporter un rayon de miel tout frais, et l’avait mis dans une assiette près de la fenêtre ; puis il était sorti en me disant : « N’y touche pas, Édouard ». Je me trouvais tout seul dans la cuisine, attendant maman pour sortir. Je me suis approché de l’assiette, et « Mauvais moi » pensait que je pouvais bien y tremper le bout de mon doigt ; mais j’ai compris que ce serait désobéir, et je lui ai dit de se taire. Ensuite je m’en suis allé, pour ne plus voir le miel.
– Alors, tu repousses toujours ton ennemi du dedans ? fit Nancy.
– Non, souvent je ne pense à lui livrer bataille que quand c’est trop tard. Maman dit que je dois demander à mon bon Capitaine de m’avertir à temps.
– Je crois que je n’aimerais pas ces espèces de batailles, déclara la petite fille.
– Oh ! Nancy, dit Édouard avec une affectueuse gravité, je voudrais tant que tu acceptes Jésus Christ pour ton Sauveur et ton Maître.
– Je crois que je préfère être méchante, répliqua la fillette avec un peu d’hésitation dans la voix.
Puis, changeant subitement de ton :
– Sais-tu que mon père débarquera bientôt ? Alors il viendra nous voir ici, et tu verras comme c’est un beau marin. C’est bien autre chose qu’un simple soldat.
– Mon père n’était pas un simple soldat, dit Édouard, blessé, il était sous-officier.
– Oh ! le mien est plus que ça ! Il est quartier-maître.
– Le mien a entraîné toute une compagnie au combat, même à la mort !
– Mon père se battra peut-être dans vingt batailles avant de mourir, tandis que le tien ne s’est battu qu’une fois.
– Mon père est au ciel : c’est le comble de la gloire, ça !
La discussion atteignant ces hauteurs, Nancy jugea à propos de se taire. Du reste, la pensée même de ce séjour de sainteté et de paix dont ils venaient de s’entretenir calma subitement l’effervescence des deux champions.
– Ah ! dit Édouard d’un ton chagrin, « mauvais moi » a bien été près de se mettre en colère contre toi ! Pourquoi me cherches-tu toujours querelle, Nancy ?
– Pourquoi ne me laisses-tu pas dire que mon père vaut le tien ? Riposta la petite fille.
– Il ne vaut pas mieux, en tout cas. Tiens, Nancy, ne te fâche pas : décidons qu’ils sont autant l’un que l’autre.
Nancy souscrivit par son silence à cet arrangement pacifique.
Elle se leva en disant avec une expression sérieuse qui ne lui était pas ordinaire :
– Il faudra que je réfléchisse à tout cela. Je voudrais tant être sûre que j’irai au ciel.
– Quand tu seras enrôlée, dit Édouard – et j’espère aussi quelques-uns de mes camarades, peut-être Carotte, – nous chanterons tous ensemble le beau cantique dont je suis en train d’apprendre les paroles. Je vais te le lire :

Jésus ressuscité
Dans le ciel est monté ;
Les siens l’ont vu.
Chrétien, voilà ton Chef,
Il dirige ta nef ;
Sa force, le sais-tu ?
Fait ta vertu.

Du ciel Jésus viendra ;
Au ciel Il nous prendra ;
Vivons pour Lui.
Il dit : « Je viens bientôt ».
Gardons le bon dépôt.
Veillons ; déjà la nuit
Pâlit et fuit.

Jésus ! Jusqu’à ce jour,
Pour le ciel, ton séjour,
Forme nos cœurs.
Protège nos combats ;
Au but conduis nos pas ;
Dans la joie ou les pleurs
Rends-nous vainqueurs.

O Dieu ! Garde les tiens ;
Sur eux répands tes biens ;
Soutiens leur foi.
Te servir, vivre en paix,
Répondre à tes bienfaits,
Dépendre en tout de toi,
C’est notre loi.

Aimer, adorer Dieu,
Nous tenir en tout lieu
Sous Son regard ;
Aimer, servir Jésus,
Proclamer Ses vertus,
Suivre Son étendard,
C’est notre part.

La voix expressive du petit lecteur était devenue de plus en plus forte et vibrante. Quand il s’arrêta, les yeux des deux enfants brillaient d’enthousiasme.
– C’est très joli, prononça Nancy ; je voudrais savoir l’air, pour le chanter de toute ma force.
– Oh ! fit Édouard d’un ton de reproche, pas avant que cela soit vrai pour toi, Nancy ! Cela, vois-tu, il faut que le cœur puisse le chanter, sans mentir !

Quelques jours plus tard, nous retrouvons Édouard tout seul, errant à l’aventure à travers les prairies. Passionné pour le jeu quand il se trouvait avec ses jeunes camarades, il y avait des moments où l’enfant préférait la solitude. Alors son esprit vagabondait comme ses jambes, et il se parlait à lui-même, tout en ramassant des fleurs sauvages ou de grosses gerbes d’herbes folles.
Tout à coup, il aperçut des moutons, qui, profitant d’une ouverture pratiquée dans une haie, sortaient de leur enclos et se dirigeaient vers la route.
« Tiens, tiens, ce sont les moutons du père Verdeau. Tant mieux ; il aura de la peine à leur courir après, ce vieux grigou ! Chut ! « Mauvais moi » veux-tu te taire ! Est-ce qu’on parle ainsi du prochain ? Je vais, au contraire, faire rentrer les bêtes de ce brave homme ».
Et il se lança à la poursuite des fugitifs.
Malheureusement l’affaire était plus difficile qu’il ne le pensait. Les moutons effarés s’entêtaient à ne point vouloir repasser par l’ouverture vers laquelle Édouard s’évertuait à les refouler.
Il était en nage et tout enroué à force d’avoir crié, lorsque, à son extrême consternation, le fermier en personne apparut sur le lieu de la scène, brandissant un énorme gourdin.
– Encore toi, vaurien, galopin de malheur ! Veux-tu me laisser mes moutons tranquilles ! Tu es toujours en quête d’un mauvais coup à faire ! – Gare à toi, si tu ne déguerpis pas au plus vite !
Édouard, loin de s’enfuir, attendit le bonhomme de pied ferme. Alors levant vers lui son regard si franc :
– Monsieur, dit-il, j’essayais de faire rentrer vos moutons par ce trou. Regardez, c’est par là qu’ils sont sortis.
– Le trou, le trou ! S’il y a un trou, c’est toi qui l’as fait, et pour les faire sortir, non pas pour les faire rentrer, comme tu as le toupet de le prétendre, vilain menteur !
Édouard devint pourpre.
– Je ne mens jamais, entendez-vous ! cria-t-il, c’est vous qui êtes…
Il s’arrêta court, et baissa la tête, tout confus de sa violence.
Le père Verdeau le regarda avec surprise.
– Pourquoi n’achèves-tu pas ? Je suis curieux de savoir ce que tu allais dire.
– Ce n’est pas tout à fait moi qui parlais si en colère, c’est l’ennemi que j’ai au-dedans de mon cœur : il allait dire que c’est vous qui êtes un menteur, mais je l’ai arrêté à temps.
– Décidément, cet enfant est un peu fou, comme certains le prétendent, remarqua le fermier. Enfin, admettons que mes bêtes soient sorties d’elles-mêmes ; en quoi cela te regardait-il, petit drôle ?
– Je désirais vous rendre service. Je suis très fâché de vous avoir attaché l’autre jour. Et je sais que je dois vous aimer ; alors je pensais bien faire de vous ramener vos moutons.
– Tu dois m’aimer ! s’exclama le fermier avec un rire ironique ; et quand est-ce, je te prie, que je me suis recommandé à ton amitié ?
– Oh ! fit Édouard gaiement (il voyait avec plaisir le gourdin déposé dans l’herbe, aux pieds du fermier), je ne dis pas que vous vous souciiez de mon amitié ; mais voilà : je suis un petit soldat de Jésus Christ, et comme sa bannière est « Amour », je dois aimer tout le monde.
M. Verdeau ne répondant rien, l’enfant continua :
– Si vous pouviez me pardonner et me permettre de vous donner une poignée de main, cela me serait moins difficile de vous aimer. Dites, Monsieur, pouvez-vous me pardonner ?
Il y avait tant d’honnêteté dans les yeux bleus levés vers lui, une grâce si touchante dans le ton suppliant d’Édouard, que le fermier, quoique méfiant vis-à-vis de l’enfant, dut à son tour en subir le charme.
– Allons, lui dit-il, entre chez nous ; nous verrons ce que ma femme pense de toi.
Édouard suivit le père Verdeau sans le moindre embarras, et fut introduit dans la salle du rez-de-chaussée, où se trouvaient Mme Verdeau et une de ses filles.
– Je vous amène le premier galopin du village : gardez-le à vue jusqu’à mon retour. J’ai à faire rentrer quelques moutons.
Ayant ainsi parlé, le fermier referma bruyamment la porte et disparut.
Édouard, après avoir présenté sa petite main à la vieille dame, puis à la jeune fille, s’assit en face de la première qui lui demanda sèchement :
– Quelle sottise venez-vous de faire ? C’est étonnant que votre mère ne puisse pas mieux vous surveiller.
Un peu déconcerté, comprenant hélas ! A quoi expose une mauvaise réputation, Édouard raconta l’incident qui venait de le remettre en présence du père Verdeau : mais il eut beau protester de la pureté de ses intentions, un sourire d’incrédulité ne quitta point les lèvres des deux femmes.
Alors il changea brusquement de sujet de conversation.
– Qu’est-ce que M. Verdeau aime le plus au monde ?
La question parut trop absurde à Mme Verdeau pour mériter une réponse ; mais sa fille, très amusée, dit en riant :
– Une tarte aux framboises, si la croûte est bien croquante. Là, te voilà renseigné. Passons à une autre question.
Mais Édouard, plongé dans de profondes réflexions, ne prononça plus une parole jusqu’au retour du fermier.
– Eh bien ! dit celui-ci en prenant place vis-à-vis de sa femme sur le siège qu’Édouard lui avait poliment cédé, il paraît que ce jeune citoyen est en train de s’amender : qu’en penses-tu ?
– Oh ! Moi je n’ai aucune confiance dans les gamins de cette espèce !
– Voilà qui est peu flatteur pour toi, hein, petit ? Pourtant je ne veux pas être intraitable. Dis donc, Lucette, si tu lui préparais une tartine de confiture, ça doit être l’heure de son goûter.
– Merci bien, dit Édouard ; maman serait inquiète si je ne rentrais pas. Puis-je m’en aller maintenant, Monsieur ? Et voulez-vous me pardonner ce que j’ai fait l’autre jour ?
Le père Verdeau prit dans sa main rude celle de l’enfant.
– Soit ! N’en parlons plus. Je suis peut-être un imbécile de me fier à toi ; mais enfin, si tu es sincère, il ne sera pas dit que je t’aurai repoussé.
Le regard d’Édouard était si franc, son sourire si lumineux, qu’il reçut sur l’épaule une tape amicale.
– Allons, sauve-toi, puisque ta mère t’attend ; nous avons fait la paix.
Tout en s’éloignant, Édouard murmurait :
« C’est cela ; on dit que maman pétrit si bien la pâte… Je suis sûr qu’elle la réussira très croquante. Et je ramasserai moi-même les framboises ».
Le père Verdeau fut très étonné en recevant, la semaine suivante, un paquet à son adresse, déposé par quelques petits écoliers se rendant en classe. Sa surprise redoubla quand, ouvrant le paquet, il y trouva une superbe tarte à laquelle était attaché un morceau de papier où une main inhabile avait tracé ces mots : « Avec les amitiés d’Édouard Platte ».
Heureusement que Mlle Lucette possédait le mot de l’énigme. Le père et la fille rirent de bon cœur de la façon originale imaginée par le petit soldat pour sceller le traité de paix.

 

9. Perdu

Comme toutes les carrières chrétiennes, celle de notre jeune ami se poursuivit avec des alternatives de succès et de défaites. Mais, tout de même, sa conduite manifestait le changement opéré par Dieu dans son cœur ; chacun le constatait autour de lui, et sa mère se sentait bien heureuse et reconnaissante.
Tout en restant le boute-en-train du village, l’enfant apprenait à maîtriser la fougue de son caractère et son intempérance de langage ; il n’appelait plus « bonnes farces » des actes désagréables au prochain, et participait de moins en moins à des escapades répréhensibles.
Nancy continuait à mettre souvent sa patience à une rude épreuve. Chose étrange ! Ces deux enfants, malgré leurs discussions perpétuelles, semblaient ne plus pouvoir se passer l’un de l’autre.
Le premier évènement de l’automne fut la visite du père de la petite fille. Édouard, à cette occasion, fut invité chez le vieux Sol : il eut le privilège d’entendre les merveilleux récits du rude marin à la carrure athlétique, au teint bronzé, qui n’en avait pas moins au fond de son cœur des trésors de tendresse pour sa fillette taquine.
Édouard trouva les aventures maritimes très intéressantes ; Nancy fut satisfaite de ses exclamations admiratives ; néanmoins, quand de retour chez lui, il fut interrogé sur ses impressions, il s’écria :
– Le père de Nancy est bien gentil, mais on ne peut pas le comparer au portrait de papa en uniforme. Et puis, il a une grosse voix, il parle si fort ! On ne me fera jamais dire que les marins sont plus beaux que les soldats. – Oh ! Cela jamais, jamais !
Peu de jours après le départ du visiteur, le temps étant encore doux, Édouard et Nancy allèrent ensemble à la pêche. On leur avait donné à chacun une petite ligne dont ils savaient très bien se servir ; mais celui qui les aurait vus assis sur le parapet du vieux pont, et aurait entendu leur incessant babillage coupé de joyeux éclats de rire, aurait été surpris que leur pêche soit réussie. Bientôt même ils se levèrent, descendirent la pente gazonnée, et allèrent se promener le long de la berge.
Tout à coup, Nancy appela l’attention de son compagnon sur son « fameux bouton », comme elle l’appelait toujours :
– Sais-tu que tu vas le perdre ? Il est à moitié décousu.
– J’ai dit hier à maman que le fil avait lâché ; mais elle n’a pas pu le croire ; elle dit qu’elle ne fait que le coudre. Je vais l’arracher tout à fait et le mettre dans ma poche. Que deviendrais-je si je le perdais !
Tout en parlant, il donna une secousse si forte que le bouton, brusquement détaché, tomba à terre.
La tentation était trop grande pour Nancy. D’un bond, elle fondit dessus et s’en empara.
– Rends-le-moi ! cria Édouard d’une voix rendue tremblante par l’émotion et la colère.
– Ta, ta, ta, je le tiens, ce fameux bouton ! Je l’ai, et je le garde ; je le coudrai à ma jaquette.
Et les yeux étincelants de malice, Nancy élevait au-dessus de sa tête, en un geste triomphant, sa main droite dont les doigts se fermaient sur sa capture.
– Si tu ne me le rends pas à l’instant, gare à toi ! cria Édouard dont la surexcitation devenait inquiétante. Est-ce qu’il t’appartient ? Tu serais une voleuse si tu le gardais !
– J’ai envie de l’envoyer à la rivière, prononça la malicieuse.
Édouard s’élança sur elle, et une lutte s’engagea, le petit garçon employant toute sa force pour ouvrir la main que Nancy serrait de plus belle, tout en le repoussant de l’autre main.
Enfin Édouard poussa un cri de triomphe : il est parvenu à desserrer deux doigts de son adversaire.
Joie de courte durée, hélas ! L’effort qu’il a fait pour saisir son trésor a été trop violent : brusquement dégagé, le bouton décrit une trajectoire et tomba au milieu de la rivière…
Nancy jette un cri ; mais plus prompt que l’éclair, sans proférer une exclamation, sans même prendre le temps de penser, Édouard se jette à l’eau, à l’extrême stupeur de sa compagne qui suit, dans une muette angoisse, ses premières évolutions.
Édouard est bon nageur ; il plonge fort bien d’habitude ; pourtant, lorsque sa petite tête reparaît à la surface, il semble à moitié évanoui.
D’une voix défaillante, il appelle :
– Au secours ! Je me noie !
Et il disparaît de nouveau.
Affolée, Nancy se met à pousser des cris perçants qui, heureusement, sont entendus d’un charretier en train de traverser le pont.
L’homme descend précipitamment de sa charrette et accourt : il était temps.
Se débarrassant à toute vitesse de sa veste et de ses lourdes chaussures, il plonge au moment précis où Édouard reparaissant à la surface pour la troisième fois, allait disparaître de nouveau – cette fois pour toujours !
Il le saisit par les vêtements et l’emporte sans peine sur la berge ; mais l’enfant ne donne aucun signe de vie.
Alors le désespoir de Nancy devient navrant.
– Il est mort ! Il est mort ! Sanglote-t-elle, et c’est moi qui l’ai tué !
Cependant le sauveteur ne perd pas une minute pour donner au petit noyé tous les soins en son pouvoir. Efforts inutiles, semble-t-il. Ce que voyant, il se décide à l’emporter dans sa charrette pour le confier le plus tôt possible au docteur.
– Pourvu qu’il soit chez lui ! dit le brave homme.
Et s’adressant à Nancy :
– Toi, petite, cours le plus vite possible avertir la famille du pauvre enfant.
Nancy s’élance sur la route, tout en continuant à pleurer et à se lamenter.
Quand elle arrive à la ferme des Platte, elle est dans un tel état qu’il lui est tout d’abord impossible de parler. Mais, à sa vue, Mme Jean a bien vite le pressentiment d’un malheur.
– Édouard ? S’exclame-t-elle, mon fils ! Que lui est-il arrivé ?
– Il… il est chez le docteur… noyé… peut-être mort, bégaie Nancy.
Et elle s’affaisse sur le plancher.
Mme Jean, jetant un châle sur ses épaules, se précipite hors de la maison, pâle et chancelante, laissant échapper, en phrases incohérentes, une continuelle prière.
Par bonheur, le médecin se trouvait chez lui lorsque le charretier vint y déposer son précieux fardeau ; mais il commençait à désespérer de rappeler le petit noyé à la vie, quand apparut la pauvre mère.
A la vue de son enfant étendu sans mouvement, les cheveux en désordre entourant un visage livide, Mme Jean crut que son cœur allait cesser de battre. Immobile, elle suivait avec une anxiété indescriptible, tous les gestes du dévoué praticien.
Toutefois, quand celui-ci, relevant la tête, la regarda avec une expression qui disait clairement : « Inutile ! » la malheureuse femme retrouva soudain une énergie extraordinaire.
– Docteur, cria-t-elle, ne perdez pas espoir ! Continuez ! Sauvez-le ! Il n’est pas mort… Non, non… c’est impossible ! Mon fils chéri, mon petit Édouard, si joyeux, encore si plein de vie il y a quelques heures !
Le docteur secoua la tête, mais se remit à l’œuvre, ne ménageant point ses forces pour pratiquer la respiration artificielle.
Enfin il crut sentir un léger battement de cœur, ce qui l’encouragea à redoubler d’efforts. Peu à peu, la respiration de l’enfant se rétablit faiblement, ses lèvres reprirent une teinte rosée. Encore quelques minutes d’angoisse, et les paupières se soulevèrent à demi, puis une voix à peine perceptible appela :
– Maman !
Mme Jean tomba à genoux en murmurant :
– Dieu soit loué !
Et elle s’évanouit.
Le soir, Édouard put être transporté à la ferme et couché dans son lit, mais son état était toujours des plus graves. Il demeurait dans une insensibilité complète. Le docteur constata qu’il avait reçu un coup à la tête, probablement dès son premier plongeon, ce qui expliquait l’étourdissement dont il avait été saisi.
Nancy qu’on avait ramenée chez elle avant le transport de son petit ami, fut informée que, quoiqu’en danger, il vivait encore : ce qui apporta un profond soulagement à son cœur désolé.

Édouard demeura plusieurs jours entre la vie et la mort, pendant lesquels les témoignages de sympathie ne manquèrent pas à sa famille : ses camarades d’école, les habitants du château, tous les voisins, fermiers et ouvriers, s’enquéraient sans cesse de l’état de l’enfant avec une émotion qui prouvait à sa mère combien il était aimé de tous. M. Pulton ne fut pas le dernier à venir prendre des nouvelles de son jeune ami et à témoigner sa fidèle sympathie à sa famille, priant avec eux à chacune de ses visites.
Nuit et jour, Mme Jean veillait au chevet de son fils, édifiant tous ceux qui l’approchaient par son calme et sa sérénité. Après le choc terrible du premier moment, elle avait pu remettre son trésor entre les mains de son Père céleste, se soumettant d’avance à ce que serait Sa sainte volonté. « Père, non point ce que je veux, mais ce que tu veux », répétait-elle à l’exemple du Sauveur.
Cependant, à mesure que les jours se succédaient sans amener aucun changement, une pensée affreuse commença à se glisser dans le cœur de la jeune mère : le docteur avait parlé d’ébranlement cérébral ; est-ce qu’Édouard n’aurait point pour toujours perdu la raison ?…
Un matin, n’y tenant plus, elle interrogea le médecin qui d’ordinaire, pendant ses visites, restait impénétrable.
– S’il vit, sera-t-il idiot, lui qui avait l’esprit si vif, l’intelligence si ouverte ? Oh ! S’il en est ainsi, combien je préfèrerais le voir partir !
Le docteur ne put que lui répondre :
– Tout espoir n’est pas perdu ; j’ai vu des malades, dont le cas était pire que le sien, arriver à une guérison complète.
Un jour enfin, à l’heure où la chambre silencieuse s’éclairait aux derniers rayons du soleil couchant, la petite tête douloureuse se retourna sur l’oreiller, et la mère entendit, plus douce qu’une musique, ce mot qui n’avait pas frappé son oreille depuis six semaines :
– Maman !
Mme Jean se pencha sur le lit, et rencontra le regard lucide des grands yeux bleus.
Quelle joie ! Quelle infinie reconnaissance !
– Je suis fatigué !… Maman, mets ta main sous ma joue… Oh ! Comme j’ai sommeil !
Les paupières de l’enfant se fermèrent, et il s’endormit paisiblement.
Sa mère demeura à son chevet, sentant peu à peu s’engourdir le bras qui soutenait la tête chérie, mais n’osant le retirer, tant elle craignait de troubler ce repos réparateur.
Quand le docteur entra pour sa visite du soir, le petit malade dormait encore.
– Il m’a parlé, il m’a reconnue, dit à voix basse Mme Jean, radieuse.
Le docteur sourit avec une satisfaction évidente. Au même instant, une petite voix demandait :
– Où suis-je, dis, maman ?
– Dans ton lit, mon chéri ; tu as été malade.
– Où est mon bouton ?
– Il est sauvé, dit le docteur ; conservez autour de lui le plus grand calme et nourrissez-le abondamment.
Le lendemain, dans le village, la nouvelle se transmettait de proche en proche que le petit Platte était enfin hors de danger.
Ce fut un jour heureux à la ferme que celui où Édouard, chaudement enveloppé dans une couverture, put être descendu dans la grande salle du rez-de-chaussée, et installé dans un fauteuil au coin du feu ; sa figure et ses mains semblaient transparentes ; mais ses yeux avaient leur vivacité ordinaire, et un joyeux sourire entrouvrait ses lèvres.
Mme Jean le laissa pour un peu de temps à la garde de sa grand-mère.
Elle avait bien souffert, elle aussi, la vieille fermière, pendant ces jours d’angoisse ; car l’enfant tenait une grande place dans son cœur. Sa plus rude épreuve avait été peut-être de rester loin de lui, s’occupant en bas des travaux, tandis que sa belle-fille prodiguait ses soins au petit malade.
S’asseyant près du fauteuil, elle prit dans les siennes les deux mains d’Édouard.
– Sais-tu que son petit a bien manqué à la pauvre vieille bonne-maman ?
L’enfant jeta ses bras autour du cou de sa grand-mère et la serra tendrement, sans aucun égard pour son bonnet tuyauté.
– Je vais mieux chaque jour, bonne-maman, et je t’aime toujours davantage !
Puis, après un instant, il reprit :
– Pourtant, je ne suis pas trop solide sur mes jambes. Ce matin j’ai demandé à maman de me laisser marcher un peu, et j’ai failli tomber. Je ne pourrai pas courir avant… peut-être un an, n’est-ce pas ?
– Oh ! Que si ! Avec l’aide de Dieu, tu seras bientôt tout à fait rétabli.
– Bonne-maman, tu connais mon grand chagrin ?
La physionomie d’Édouard s’était subitement assombrie ; ses yeux se voilaient de larmes.
– Oui, mon pauvre ami ; mais il ne faut pas songer à cela aujourd’hui.
– Au commencement, quand je me suis souvenu, j’ai dit à maman que je ne désirais pas guérir, parce que je ne pourrais pas vivre sans le bouton de papa ; mais elle m’a dit que ce n’était pas d’un vaillant soldat de désirer de mourir dès que l’épreuve arrivait ; maman croit que si je supporte bravement mon chagrin, Dieu sera content de moi. Est-ce que je le supporte bravement, bonne-maman ?
– Oui, oui, mon petit. Tiens, regarde cette belle grappe de raisins que Mme Gramon t’a envoyée. N’est-ce pas qu’elle est bonne de penser à toi ?
Mais Édouard ne voulait pas se laisser distraire.
– J’y pense toujours, toujours ; je ne me consolerai jamais… Seulement, ce matin, je me suis dit que Dieu pourrait me le rendre, et je vais me mettre à le lui demander tous les jours. Je crois qu’il me permettra de le retrouver à la fin. Maman dit que je dois être très patient.
Au bout d’un moment, Édouard demanda :
– Pourrais-je bientôt voir Nancy ?
– Elle vient tous les matins prendre de tes nouvelles en allant à l’école. La pauvre petite a été si désolée de ta maladie que pendant quelques jours elle ne voulait plus manger. Sa mère était tout à fait inquiète. Nous l’enverrons chercher un de ces après-midi, si tu continues à faire des progrès.
Deux jours plus tard, Nancy faisait son apparition.
Elle s’approcha timidement du grand fauteuil, osant à peine lever les yeux sur la figure pâle de son petit camarade. Enfin, elle s’écria :
– Est-ce que tu pourras jamais me pardonner ? Si tu étais mort, c’est moi qui t’aurais tué !
– Oh ! non, dit Édouard en l’embrassant. J’étais aussi méchant que toi ce jour-là. Je n’aurais pas dû me jeter sur toi si brusquement.
– Je descends au bord de la rivière tous les jours, reprit tristement la fillette, dans l’espoir de le retrouver parmi les cailloux. M. Verdeau a jeté un grand filet dans lequel il a retiré toute sorte de choses, des clous, des morceaux de ferraille ; mais le bouton n’y était pas !
Elle soupira profondément.
– Je demande à Dieu tous les jours de me le faire trouver, dit Édouard, et j’espère beaucoup qu’Il m’exaucera. Demande-le aussi, Nancy ; peut-être que nous l’obtiendrons plus vite.
Il y eut un silence. Nancy s’assit sur un tabouret et prit le chat sur ses genoux.
– Est-ce que tu as pensé que tu allais mourir ? demanda-t-elle au bout d’un moment.
– Je n’ai rien pensé du tout jusqu’au jour où il m’a semblé que je m’éveillais, et où j’ai vu maman me regarder en pleurant. Alors j’étais fatigué, fatigué, j’avais mal partout ; je ne pensais pas pouvoir me guérir, puisqu’une fois j’ai demandé où l’on m’enterrerait. Mais maman a presque ri, et elle m’a répondu que Dieu me faisait aller un peu mieux chaque jour. Moi, je ne le sentais pas du tout encore.
– Est-ce que tu voudrais être mort, pour aller au Ciel ?
– Bien sûr ! dit Édouard sans hésiter ; seulement, cela ferait trop de chagrin à maman à bonne-maman, et aussi à l’oncle Jacques. Est-ce que tu ne serais pas heureuse d’être au Ciel, Nancy ?
– D’y être, oui… je suppose… Mais je ne suis pas sûre que les anges m’y portent si je mourais maintenant. Je ne dois pas être assez sage pour aller au Ciel, bien que j’essaie de l’être.

– Je ne crois pas que ce soit d’être sage qui nous permette d’entrer dans le Ciel, remarqua Edouard ; nous ne le serions jamais assez. Jésus est mort pour que nos péchés soient effacés ; alors Dieu nous ouvre la porte du Ciel. As-tu demandé à Dieu de te pardonner tes péchés, Nancy ?
– Oh ! Oui, quand tu étais si malade. J’ai compris combien mon cœur était méchant.
Cependant ce n’était pas dans la nature de la petite fille, ni de son âge non plus, de soutenir plus longtemps une conversation sérieuse. Elle se mit à jouer avec la chatte, et ne tarda pas à présenter à Édouard la jolie bête affublée de son col à galons blancs et coiffée de son chapeau marin.
– Regardez, regardez, quel gentil petit matelot !
Et Édouard, à cette exhibition vraiment comique, poussa un éclat de dire si franc, si joyeux, que Mme Platte, en l’entendant de la pièce voisine, sentit son cœur tout réjoui.
Elle appela sa belle-fille.
– Écoutez le petit ! Le voilà redevenu lui-même. Ça lui fait un bien infini de s’amuser avec un enfant. Il faut dire à Nancy de revenir.
Et Nancy revint, bien entendu ; d’autres petits camarades d’Édouard furent aussi autorisés à venir le voir.
Et peu à peu, les couleurs reparurent sur les joues du petit convalescent entouré, choyé, comblé par tous d’attentions et de prévenances. Des présents de toutes sortes étaient chaque matin déposés à la ferme par les enfants se rendant à l’école : bouquets de fleurs sauvages, billes, macarons, sucre d’orge, et jusqu’à un sifflet et une trompette d’étain !
– Comment se porte notre petit soldat ? demanda M. Pulton en entrant pour la première fois depuis qu’Édouard descendait de sa chambre.
– Il sortira bientôt de l’hôpital ! cria gaiement le petit garçon.
– Ah ! Ah ! Bonne nouvelle ! Et continuera-t-il à combattre dans la bonne guerre ?
– Je trouve, Monsieur, que son ennemi s’est tenu tranquille pendant sa maladie.
– C’est naturel ; mais si je ne me trompe, il ne tardera pas à reprendre l’offensive. Je te conseille, mon garçon, de faire bonne garde.
Édouard comprit, au bout de peu de jours, combien le vieillard avait eu raison de l’avertir. Sa mère eut fort à souffrir de son impatience et de ses caprices, et il fut, hélas ! plus souvent vaincu que victorieux.
Même Nancy finit par lui adresser un reproche :
– Tu es terriblement grognon aujourd’hui : rien ne peut te contenter.
– Mais aussi, pourquoi ne me laisse-t-on pas sortir ? Je m’ennuie, moi, toujours entre ces quatre murs !
– Puisque tu n’es pas encore en état de sortir, à quoi bon grogner ? Cela ne te fera pas avancer d’un jour.
Édouard se tut, mais conserva son expression maussade.
– Je suppose, reprit Nancy, que quand tu es si désagréable, tu ne comptes pas sur ton Capitaine pour t’aider à bien te battre ?
Édouard fondit en larmes.
– Je crois, gémit-il, que je ne suis plus un soldat du tout. Le « mauvais moi » fait tout ce qu’il veut et je ne sais plus le combattre. Je suis trop fatigué !
Ses sanglots redoublèrent.
Pauvre petit soldat, abattu et découragé ! Va, ne crains point : ton céleste Chef est toujours ton Ami suprême. Il prend pitié de ta faiblesse physique, et restaurera ton âme.

10. Retrouvé

L’hiver est venu, Édouard, maintenant en parfaite santé, retourne régulièrement à l’école. Il a retrouvé son entrain ; néanmoins, au milieu même de ses jeux comme pendant ses heures d’étude, une ombre passe souvent sur son visage, tandis qu’un soupir soulève sa poitrine. Il pense à son trésor disparu, à ce cher souvenir qui était pour lui le plus précieux ainsi que le plus riche héritage… Quand, comment le retrouvera-t-il ? Car, avec une foi inébranlable, il continue à croire que Dieu exaucera sa prière journalière en le lui rendant.
– Ce sera peut-être mon cadeau de Noël, dis, maman ?
Mme Jean l’encourage à remettre ce sujet de préoccupation entre les mains du Seigneur.
Par un jour très froid du mois de décembre, l’enfant venait de rentrer de l’école et s’amusait à faire griller des châtaignes pour son goûter, quand on frappa à la porte de la cuisine.
Un valet de chambre du château apparut.
– Le colonel fait prier Mme Platte de lui envoyer le petit un moment ; il aurait besoin de lui parler.
– Savez-vous à quel propos, interrogea Mme Jean, qui craignait que son fils n’ait fait quelque sottise.
– Il ne le retiendra pas longtemps, répondit évasivement le domestique.
Puis, tandis qu’Édouard, très excité par l’aventure, mettait son manteau, le domestique se pencha à l’oreille de Mme Jean et lui dit quelques mots qui eurent pour effet de remplacer comme par un enchantement son expression alarmée par un sourire de bonheur.
Quant à Édouard, tout en marchant avec entrain à côté du jeune domestique, il entama bien vite la conversation.
– Moi, je ne me ferai jamais valet de chambre dans un château. Vous êtes obligés de vous tenir droit et raide ; j’en aurais bientôt les genoux engourdis. Vous êtes toujours comme qui dirait des soldats auxquels on vient de crier : « Attention au commandement ! » Est-ce que vous pouvez parfois vous dégourdir les jambes? Peut-être à la cuisine ?
– Je me les dégourdis où je veux et quand je veux, répondit le domestique presque offensé.
– Est-ce que vous n’aimeriez pas mieux vous faire militaire ?
– Ma foi, non ; la vie de caserne n’est pas de mon goût ; autant être parqués comme du bétail.
Édouard protesta vivement, et la discussion menaçait de devenir orageuse quand elle prit brusquement fin à la porte du vestibule brillamment éclairé.
– Dites-moi, fit Édouard un peu timidement en s’arrêtant sur le seuil, est-ce que le colonel est fâché contre moi ?
– Pas que je sache. Allons, essuyez vos pieds et ôtez votre béret.
Édouard s’avança sur la pointe des pieds.
Une porte s’ouvrit, et M. Gramon vint lui-même à sa rencontre.
– Entre ici, mon enfant ; n’aie pas peur.
Le petit garçon avait déjà retrouvé son aplomb. Ce fut la tête haute qu’il suivit le colonel dans un salon où un groupe de dames et de messieurs se trouvaient réunis autour de la monumentale cheminée.
Mme Gramon accueillit Édouard avec cordialité, tandis que le colonel le présentait à ses hôtes comme le « héros en herbe », dont ils avaient tous entendu parler.
– Plusieurs d’entre vous lui ont même entendu raconter, l’été dernier, à l’occasion d’un passage de troupes, l’histoire d’un certain bouton de manteau auquel il attachait un si grand prix que nous avons été peu surpris d’apprendre qu’il a risqué sa vie pour le repêcher. Mais c’est déjà de l’histoire ancienne : peut-être n’y penses-tu plus, mon garçon ? La perte d’un bouton ne semble pas pouvoir laisser des regrets bien durables.
A la première allusion du colonel, Édouard avait légèrement pâli. Maintenant, au contraire, un flot de sang lui monte au visage, de ses yeux jaillissent des éclairs d’indignation, et, insoucieux de se trouver le point de mire de tous les regards, proteste d’une voix frémissante :
– Vous croyez que je pourrais oublier un jour le dernier bouton de mon père ! Ah ! non, certainement pas ! … Le retrouver, c’est ce que je désire le plus au monde. Et je pense, j’espère que ce sera bientôt…
– Mais, mon ami, n’est-il pas au fond de la rivière ?
Je ne sais pas où il est, Monsieur ; mais Dieu le sait. Je lui demande tous les jours de me le rendre. J’ai idée qu’Il m’exaucera avant la fin de l’année.
Des regards stupéfaits et des exclamations étouffées accueillirent cette déclaration.
« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable », prononça le colonel d’une voix émue.

Puis, changeant de ton :
– Maintenant, mon garçon, viens ici.
Lui-même se tenait debout, adossé à la cheminée. Il sortit de sa poche un petit écrin de maroquin rouge et le plaça dans la main d’Édouard qui, à son invitation, s’était approché.
– Ouvre cette boîte, et dis-moi si tu en reconnais le contenu.
Édouard souleva le couvercle. Instantanément, son regard s’illumina, comme extasié, et il poussa un cri de joie.
– Oh ! Mon bouton ! Mon précieux, mon bien-aimé bouton ! Oh ! Monsieur le colonel…
Il ne put en dire davantage ; ses yeux se remplirent de larmes et il resta là immobile, perdu dans la contemplation de son trésor retrouvé.
Puis revenu à la réalité, il s’extasia :
– Que c’est joli, Monsieur ! Qu’il est donc beau, maintenant !
Le colonel avait fait entourer le bouton d’un cercle en or monté sur un ruban bleu, de façon à en faire une véritable médaille.
Mme Gramon voulut l’épingler lui-même sur la poitrine de l’heureux enfant.
– Maintenant, lui dit-elle, devine comment ton bouton est arrivé en notre possession. Ou plutôt, comme je sais que tu ne le devineras jamais, je vais te le raconter. Figure-toi que l’autre jour, en préparant un superbe brochet pour le cuire, notre cuisinière a été si étonnée de trouver dans son estomac un gros bouton de métal, qu’elle est venue nous le faire voir, se doutant bien peu de la valeur de sa trouvaille. Heureusement, le colonel a tout de suite reconnu l’objet dont on s’était tant occupé, il y a quelques mois, dans notre entourage.
– Ce n’est pas étonnant, remarqua fort judicieusement Édouard, que personne n’ait pu le retrouver, puisque le brochet l’avait avalé !
Et tout en caressant avec orgueil son nouvel ornement, il ajouta :
– Cela ressemble à l’histoire du poisson dans lequel Pierre, l’un des disciples, trouva une pièce d’argent pour payer l’impôt.
– Je suppose que tu désires toujours devenir soldat comme ton père, dit le colonel en riant, et qu’en attendant d’aller à la guerre, tu t’exerces la main contre tes petits camarades ?
Édouard devint très sérieux.
– Je ne me bats plus avec personne, dit-il, excepté – au-dedans – avec mon ennemi personnel, le « mauvais moi ». Ça me donne assez de mal de le combattre.
– Avec quel ennemi te bats-tu, demanda Mme Gramon ; je n’ai pas compris.
– C’est M. Pulton, expliqua Édouard, qui m’a appris à sentir la « mauvaise moitié » de moi-même ; elle m’attaque toujours pour m’entraîner à faire ce qui est mal ; mais je dois la repousser, parce que je suis soldat de Jésus Christ. Jésus enrôle dans son armée de tout-petits soldats. Il y a déjà plusieurs mois que je m’y suis engagé.
Un silence prolongé accueillit cette information de l’enfant.
Puis, Édouard fut congédié, laissant la société sous une impression sérieuse.
– Il nous remet en mémoire, dit une dame, les vers de Racine, qui provoquèrent, dit-on, l’exclamation de Louis 14 : « Voilà deux hommes que je connais bien ! » Que Dieu veuille que chacun se comporte à l’égard du mauvais moi comme ce cher petit garçon, plutôt que comme le « grand roi » ! Je crois me souvenir au moins de la première strophe :

Mon Dieu ! Quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi :
L’un veut que, plein d’amour pour toi,
Mon cœur te soit toujours fidèle ;
L’autre, à tes volontés rebelle,
Se révolte contre ta loi…

Cependant Édouard s’était élancé comme une flèche le long de l’avenue du château, et avait couru, sans reprendre haleine, jusqu’à la ferme, où il fit irruption dans la cuisine, sans même s’apercevoir qu’il arrivait couvert de neige.
Nous savons que sa mère connaissait déjà la grande nouvelle ; mais ce qui lui fut une bien agréable surprise, c’est la forme charmante sous laquelle le précieux bouton réapparaissait sur la poitrine de son fils. La grand-mère et l’oncle Jacques se montrèrent aussi fort sensibles à l’attention du colonel Gramon.
La prière d’Édouard, ce soir-là, amena des larmes dans les yeux de Mme Jean.
« Mon Dieu, je te remercie beaucoup, beaucoup ! Je pensais bien que tu me répondrais bientôt, parce que tu savais, Toi, combien j’étais malheureux sans mon bouton ! Je tâchais d’être brave et de ne pas en parler, mais mon cœur était si triste !… Mon Dieu, je te prie, aide-moi à en avoir grand soin, et que je ne le perde jamais plus ! »
Le lendemain matin, avant déjeuner, Édouard courut communiquer à Nancy l’heureux évènement. La joie de la petite fille fut presque égale à la sienne. Cependant, toujours raisonneuse, elle lui dit tout à coup :
– Tu vois que tu as pu vivre sans ton bouton ? Te souviens-tu de m’avoir dit un jour que si tu le perdais, ça te ferait mourir de chagrin ?
– Oui ; et aussi j’ai bien cru mourir, répliqua Édouard ; seulement, dès que j’ai eu commencé à en parler à Dieu, je n’ai plus été si malade, parce que je sentais qu’Il me le rendrait.
– Enfin, reprit Nancy, avec un soupir, je te promets de ne plus essayer de le prendre ; mais si tu venais à mourir avant moi, est-ce que tu ne voudrais pas me le laisser ? J’en prendrais bien soin.
Édouard réfléchit quelques minutes ; enfin il répondit :
– J’avais décidé qu’il serait enterré avec moi ; mais si tu me promets de ne le donner à personne d’autre, peut-être je déciderai de te le léguer.
– Moi je t’avais dit, reprit Nancy, que je ne t’aimerais pour de vrai que lorsque tu m’aurais donné ton fameux bouton ; mais ce n’est plus vrai, tu comprends, puisqu’à présent Jésus Christ est mon Capitaine et que j’essaie de faire les choses qui lui plaisent.
– Et nous ne nous chamaillerons plus, ajouta Édouard, à propos des soldats et des marins ; il est convenu, n’est-ce pas, qu’ils valent autant les uns que les autres ?
– C’est convenu, acquiesça Nancy, mon père est aussi brave qu’était le tien.
Cette conclusion ne parut pas tout à fait du goût d’Édouard ; cependant il n’éleva aucune protestation.
Quelques jours plus tard, le petit garçon dit à sa mère, quand celle-ci s’approcha comme d’habitude de son lit pour lui donner le baiser du soir :
– N’est-ce pas drôle, moi qui désirais tant avoir l’occasion de livrer beaucoup de batailles, je commence à être fatigué d’avoir toujours un ennemi ! Est-ce que c’est mal, maman ? J’ai demandé aujourd’hui à M. Pulton si je ne finirais pas par en être débarrassé en devenant grand ; mais il m’a répondu que c’était impossible ; seulement peut-être je réussirai à le faire prisonnier, et alors, en le surveillant bien, je l’empêcherai de s’échapper pour me tourmenter de nouveau.
– Mon fils chéri, les bons soldats ne doivent pas être fatigués de combattre ; et tu sais que ton divin Capitaine – Jésus, notre Sauveur – est toujours là pour te soutenir.
– Oui, maman ; peut-être aussi, à mesure que je grandirai, ça deviendra moins difficile pour moi. Toi, dis, est-ce que tu dois aussi livrer des batailles ? As-tu un méchant ennemi, comme moi ?
– Certes oui, mon enfant.
– Mais tu ne te laisses jamais vaincre par lui ? Tu ne fais jamais rien de mal.
– Je ne fais plus de sottises dans le genre des tiennes, dit en souriant Mme Jean ; mais j’ai beaucoup de difficultés, beaucoup de tentations que tu ne peux pas comprendre ; et bien souvent, hélas ! Le redoutable ennemi de nos âmes a aussi le dessus sur moi.
Édouard resta pensif quelques instants.
– Quand je serai au ciel, dit-il enfin, je n’aurai plus d’ennemi.
– Non, mon chéri, au ciel nous serons pour toujours à l’abri du mal et du péché.
– Qui sait ? reprit l’enfant avec un sourire, peut-être Dieu trouvera-t-il que j’ai été presque aussi brave que papa, si je combats de toutes mes forces le « mauvais moi » pendant toute ma vie ?
– La Bible déclare, mon enfant, que « celui qui gouverne son esprit vaut mieux que celui qui prend une ville » (Prov. 16. 32).

D’après La Bonne Nouvelle Années 1962 et 1963.