
Ch. 1. L’Appenfell
On était en décembre. Quelques semaines encore et les examens, toujours si redoutés, allaient avoir lieu au collège de St-Winifred, lorsqu’un jour Walter Evson, élève de treize ans, s’élança à midi tout joyeux hors de la salle d’études pour annoncer qu’on avait congé le lendemain.
– Hourra ! s’écria son ami Kenrick, mais pour quelle raison ?
– Le docteur Lane vient de recevoir un télégramme de Somers qui est admis à Cambridge, et il a été si content qu’il nous a donné congé.
– Brave Somers ! Eh bien ! que ferons-nous de notre congé ?
– Oh ! j’ai depuis longtemps un plan en tête, Ken ; j’aimerais que tu viennes avec moi au sommet de l’Appenfell.
– Oh ! oh ! mais c’est horriblement loin, et personne n’y va en hiver.
– Raison de plus, ce sera d’autant plus glorieux. Il y a si longtemps que j’ai envie de battre ce vieil Appenfell.
Je suis sûr que nous y parviendrons, nous avons toute une journée devant nous.
– Mais penses-tu que nous puissions aller nous deux seulement ?
– Oh! non, nous demanderons à Power.
– Si tu veux, dit froidement Kenrick, un peu jaloux de l’amitié qui s’était établie entre Walter et Power.
Power consentit joyeusement à se joindre aux deux amis.
– J’aimerais bien emmener Eden.
– Eden ? répéta ironiquement Kenrick.
– Pauvre petit ! dit Walter en souriant tristement, pas étonnant qu’il n’avance pas, si chacun le méprise.
– Oh ! dis-lui seulement de venir.
– Merci, Ken, mais j’y réfléchis, c’est trop loin pour lui. Maintenant, allons commander quelques sandwiches et faisons nos provisions.
Walter, Power et Kenrick durent employer toutes leurs forces pour atteindre la cime de l’Appenfell : la montagne semblait étaler devant eux une succession de collines, et à mesure qu’ils en gravissaient une ils en découvraient de nouvelles.
Enfin ils atteignirent les rochers brillamment colorés par la mousse d’émeraude ou le lichen doré qui témoignaient de la proximité du sommet, et Walter, arrivé le premier, après s’être reposé quelques minutes, redescendit pour aider ses deux camarades, moins accoutumés que lui aux excursions dans les montagnes.
Une fois sur la cime, ils s’assirent pour prendre leur frugal repas, causant gaiement et jouissant de la splendeur du paysage qui les environnait.
– Power, dit Walter quand il y eut un silence dans la conversation, il y a bien longtemps que je voudrais te demander un service.
– Il est accordé d’avance, Walter, puisque c’est toi qui le demandes.
– Ce n’est pas sûr, c’est une faveur très sérieuse et qui n’est pas pour moi ; en outre tu la trouveras ennuyeuse.
– Plus tu me demanderas, plus je verrai que tu as confiance en mon amitié, Walter, et si cette faveur est désagréable, voici le moment et le lieu d’en parler.
– Je parie cependant que tu hésiteras.
– Mais qu’est-ce donc ? tu m’intrigues.
– Veux-tu permettre au petit Eden d’aller travailler dans ta chambre ?
– Mais oui ! si tu le désires, répondit Power.
C’était en effet une bien grande faveur.
La chambre de Power était un véritable sanctuaire ; il l’avait si bien meublée que, lorsqu’on y entrait, on y voyait toujours quelque jolie gravure ou quelque objet de bon goût ; c’était son orgueil et son plaisir de venir s’y asseoir avec quelques-uns de ses meilleurs amis ; aussi la proposition qui venait de lui être faite, de permettre à un petit gamin comme Eden d’y venir librement, était-elle en quelque sorte une surprise.
Cependant c’était en grande partie dans l’intérêt de Power que Walter s’était aventuré à le faire.
Le défaut principal de Power était une extrême recherche du bon goût et une espèce de dédain qui le rendait impopulaire dans le collège ; l’habitude de penser aux autres avait fait deviner à Walter qu’il serait bon de tourner vers les intérêts généraux de l’école cette indifférence épicurienne et cet égoïsme qui ternissaient le caractère de ce jeune homme, d’ailleurs si attrayant et affectueux, malgré sa réserve habituelle.
– Ah ! dit tristement Walter, tu es comme Kenrick ; vous autres prêtres et lévites vous ne voulez pas toucher à mon pauvre petit voyageur blessé.
– Mais je ne sais pas ce que je pourrais faire pour lui, dit Power, je ne saurais pas de quoi lui parler.
– Oh ! oui, tu pourrais bien lui parler si tu voulais ; tu ne sais pas quelle reconnaissance il te témoignerait pour la moindre marque d’intérêt. Il a été honteusement tourmenté, le pauvre enfant, j’ose à peine vous dire toutes les choses que ce grand brutal de Harpour lui a faites.
Il est venu ici brillant et enjoué, gracieux et innocent, et maintenant… Il ne put finir la phrase, la voix lui manqua, mais il se remit et ajouta avec plus de calme :
– Tout cela, rappelez-vous en bien, a été fait ici, à St-Winifred, et quand je pense à tout ce que je serais moi-même devenu sans… sans un ou deux amis, mon cœur saigne pour lui.
Si je pouvais avoir une chambre à moi, il ne serait pas le seul qui la partagerait. Je me suis si bien trouvé d’apprendre mes leçons dans celle de M. Percival que je donnerais je ne sais quoi pour rendre le même service à quelqu’un d’autre.
– Walter, dit Power, je le lui demanderai dès que nous rentrerons à St-Winifred.
– Vraiment ! Oh ! merci, tu es bien aimable. Je suis sûr que plus tard tu ne t’en repentiras pas.
Power et Kenrick trouvèrent tous les deux que leur nouvel ami, quoiqu’il eût passé bien peu de temps à St-Winifred, leur enseignait d’importantes leçons.
Ils n’avaient, ni l’un ni l’autre, reconnu auparavant la vérité de ce que Walter paraissait si bien comprendre, c’est-à-dire qu’ils étaient en quelque mesure responsables des occasions qu’ils laissaient échapper, d’aider et d’encourager leurs plus jeunes camarades.
Ils n’avaient jamais cherché à alléger le fardeau qui pesait sur quelques-uns des petits garçons de St-Winifred, aussi étaient-ils vivement surpris d’entendre Walter parler, avec du remords dans le cœur, d’un enfant qui n’avait aucun droit spécial à sa protection, mais qu’il aurait pu peut-être arracher à la mauvaise voie et aux chagrins qui en résultent.
Le sentiment d’un devoir négligé commençait à naître en eux.
Ils restèrent quelques moments silencieux ; puis Kenrick, secouant sa rêverie, leur montra les collines inférieures en disant :
– Regardez ces magnifiques nuages ; comme ils s’élèvent sur la colline en énormes masses arrondies !
– Oui, dit Power, ne dirait-on pas à les voir l’attaque d’une cavalerie géante ?… Walter, mon cher, qu’as-tu donc, tu as l’air si effrayé ?
– Non, répondit Walter, je ne suis pas effrayé. Mais, dites-moi, supposez que ces nuages que nous voyons s’amonceler ne s’éclaircissent pas, croyez-vous que nous pourrons retrouver notre chemin ?
– Je ne sais pas, je pense que oui, dit Kenrick d’un ton indécis.
– Ah ! Ken, tu n’as pas autant d’expérience que moi des brouillards de montagne. Nous pouvons retrouver notre route, mais…
– Tu veux dire, reprit Power avec un calme étrange, qu’il y a autour de nous de nombreux précipices et que plusieurs fois des bergers se sont perdus sur ces collines.
– Espérons que le brouillard s’éclaircira ; mais levons-nous et secouons ces mauvais présages.
– Certainement, remarqua Kenrick, des attaques de cavalerie géante sont très intéressantes en leur temps, mais…
Ch. 2. Dans les nuages
Les jeunes gens quittèrent à la hâte le vaste plateau aux couleurs variées qui forme le sommet de l’Appenfell et se trouvèrent bientôt sur l’herbe rase que de récentes gelées avaient rendue glissante.
Pendant ce temps, les épaisses masses de nuages blancs s’amoncelaient au-dessous d’eux, semblables à des bastions gigantesques.
En les voyant si pressés les uns contre les autres, on avait peine à croire qu’un éclair pût les traverser ou que les coups du plus violent orage pussent les dissiper.
Cependant les pics eux-mêmes n’étaient pas enveloppés, le soleil les éclairait encore, et quand les trois amis s’arrêtèrent pour reprendre haleine, la cime se trouvait dans l’atmosphère brillante et pure et se dressait comme une île au-dessus des vagues blanches et silencieuses.
Peu à peu et presque insensiblement, les nuages montèrent, atteignirent les cimes, les environnèrent dans les plis d’un épais brouillard, s’étendirent au-dessus de leurs têtes et autour de leurs bases, les enveloppèrent d’un linceul funéraire.
Ils ne virent plus rien alors que des masses humides de vapeur ; la direction de leur marche était devenue tout à fait incertaine.
Kenrick s’était contenté de dire au maître qui leur avait donné la permission de s’absenter qu’ils comptaient faire une grande promenade ; il n’avait pas parlé de l’Appenfell, non pas par manque de franchise, mais parce qu’il désirait que leur essai ne soit pas connu dans le cas où il échouerait.
S’il avait fait connaître le but de leur excursion, aucun maître ne leur aurait permis d’aller de ce côté-là sans prendre un guide.
Car l’ascension de l’Appenfell, dangereuse en été même pour ceux qui en connaissaient les sentiers et devenait en hiver une entreprise presque insensée.
En se mettant en route, les jeunes gens n’avaient eu aucune idée du danger qu’ils pouvaient courir. Voyant que le matin promettait un jour clair et pur, ils n’avaient pas songé à la possibilité des brouillards ou des orages.
La position dans laquelle ils se trouvaient était de nature à ébranler le cœur le plus ferme : entourés de tous côtés de nuages impalpables, ils ne pouvaient distinguer à trois pas devant eux, même les plus grands objets.
Pour se voir l’un l’autre, ils étaient obligés de se rapprocher, et Kenrick, s’étant éloigné de quelques pas, ils ne purent le retrouver qu’au son de la voix.
Ils descendaient en silence, essayant de se cacher mutuellement la terreur qu’ils éprouvaient, mais le tremblement que les rapides battements de leurs cœurs imprimaient à leur respiration témoignait suffisamment que tous les trois comprenaient l’imminence du danger.
L’Appenfell était une de ces montagnes, assez communes en Angleterre, qui se termine d’un côté par un précipice sans fond et de l’autre descend en pente douce vers la plaine.
Elle offrait cependant une particularité assez frappante : au point où le large mur de rochers s’élève à pic des profondeurs d’un précipice, se trouve une chaîne latérale qui court à travers la vallée et relie Appenfell à Bardlyn, colline beaucoup moins élevée, vers laquelle cette chaîne conduit par une pente graduelle.
Cette route portait le nom significatif du Rasoir et elle était si étroite qu’à peine y pouvait-on passer.
Quelques bergers accoutumés aux montagnes dès leur enfance la traversaient de temps à autre, mais nul voyageur aurait jamais songé à en braver les dangers, car la profondeur était suffisante pour faire tourner la tête la plus solide, et un seul faux pas, eût infailliblement conduit à une mort effroyable.
Les parois de ce passage singulier étaient si perpendiculaires que l’étroite vallée située au-dessous n’avait, de mémoire d’homme, pas été foulée par un pied humain.
Pour ajouter à l’effroi qu’inspirait le Rasoir, on racontait qu’un berger y étant tombé par un orage d’été, son corps était devenu la proie des aigles et des chats sauvages.
On distinguait encore un point d’une blancheur incertaine sur l’herbe rase, et le plus brave montagnard frissonnait lorsque, en plongeant ses regards dans le sombre abîme, il reconnaissait les restes mortels d’un de ses semblables.
– Es-tu certain que nous sommes sur le bon chemin, Walter ? demanda Power en affectant un ton d’indifférence.
– J’en suis sûr, répondit Walter en sortant de sa poche une petite boussole de cuivre, compagne inséparable de ses courses. La baie est à l’ouest et je suis sûr de la direction générale.
– Mais je crois que nous tirons beaucoup trop sur la droite, Walter, dit Kenrick.
– Écoutez, dit Walter en s’arrêtant subitement, nous sommes entre deux dangers : à droite nous avons les précipices de Bardlyn, à gauche les pentes de l’Appenfell, pas de précipices, mais…
– Je sais à quoi tu penses… aux anciennes mines ?
– Oui, C’est pourquoi j’ai été plutôt à droite ; je crois que nous ne courons guère le risque de tomber dans le précipice, car j’imagine que nous le découvrirons quand nous en serons très rapprochés, mais il y a trois ou quatre vieilles mines dont nous ne connaissons pas exactement la situation.
– Au nom du ciel, que faire ! s’écria Power, en s’arrêtant comme pour rendre plus évidente l’intensité du péril. En ce moment nous ne pouvons distinguer notre route, et la nuit va venir. En plus, il fait terriblement froid maintenant.
– Avant de continuer, décidons ce qu’il y aurait de mieux à faire, dit Kenrick. Toi, Walter, quel est ton avis ?
– Nous n’avons guère que deux choses à faire, marcher, en nous confiant en Dieu qui peut nous sauver, ou bien rester ici jusqu’à ce que le brouillard s’éclaircisse.
– Impossible, dit Kenrick. J’ai vu le brouillard rester sur l’Appenfell plusieurs jours de suite.
– De plus, dit Power, si nous restons ici, la nuit arrivera. Une nuit sur l’Appenfell, sans nourriture et sans abri, avec la chance d’y rester indéfiniment… la phrase se termina par un frisson.
– Oui, c’est vrai, je ne sais trop ce que nous serions demain matin, dit Kenrick ; en avant malgré tout ! mieux vaut marcher que courir le risque d’être gelés et de mourir de faim.
Ils avancèrent à pas tremblants, au milieu des nuages, quand soudain Walter s’écria d’une voix agitée :
– Halte ! Dieu seul sait où nous sommes ! L’abîme est près de nous ! Halte ! Que Dieu nous garde !
– Mais il est presque quatre heures, dit Kenrick avec impatience en tirant sa montre et la rapprochant de ses yeux pour distinguer l’heure ; bientôt il ne fera plus jour et toute chance sera perdue. Mieux vaut nous hâter. Si nous nous arrêtons ce sera évidemment…
– La mort ! acheva Power.
– Un instant ! silence ! dit Walter et, soulevant un large quartier de roche, il le roula devant lui de toute sa force.
La pierre bondit ; on entendit le bruit des cailloux et de la terre qu’elle entraînait dans sa chute, le son sourd d’un corps pesant qui tombait, et pendant plusieurs minutes une succession de craquements éloignés, qui faisaient résonner les monts environnants ; enfin le fragment de rocher tourbillonna dans l’abîme et se brisa contre les parois du précipice.
– Que Dieu nous garde ! s’écria Walter en éloignant précipitamment ses deux camarades, nous sommes sur le bord de l’abîme ! Nous ne pouvons avancer : chaque pas nous conduirait à la mort !
Une pause d’indescriptible terreur suivit ces paroles ; tous les trois se sentaient paralysés ; Power et Kenrick, pâles comme la mort, s’assirent désespérés.
– Ne vous laissez pas abattre, amis, leur dit Walter, qu’ils regardaient avec anxiété ; notre seule chance de salut, c’est de garder notre sang-froid.
Je crois que nous ferions mieux de rester ici jusqu’à ce que le brouillard se soit éclairci. N’aie pas peur, Ken, continua-t-il en pressant la main du jeune garçon, il ne nous arrivera que ce que Dieu voudra.
– Mais la nuit, murmura Kenrick de plus en plus épouvanté, pensez à une nuit ici ! Le brouillard et le froid, la faim et l’obscurité ! Oh! quelle horrible situation ! Oh ! si nous pouvions avoir de la lumière ! cria-t-il avec désespoir, je mourrai si nous n’avons pas de lumière !
– Mon Dieu, donne nous de la lumière ! s’exclama Walter, dont l’écho répéta la voix.
Alors tous les trois tombèrent à genoux et cachèrent leurs figures dans leurs mains en élevant leurs cœurs vers Celui qu’ils savaient près d’eux, quoiqu’ils fussent seuls au milieu du brouillard qui montait, montait toujours plus !
Soudain, comme si un ange leur avait été envoyé pour déchirer le brouillard, le vent soufflant du ravin se fraya un étroit passage et un rayon de lumière tremblante, jaillissant sur eux à travers les replis blancs de ce rideau de mort, leur permit d’apercevoir la crête de l’immense précipice et les sombres abords de la colline de Bardlyn.
En d’autres circonstances, ils auraient salué d’un cri d’enthousiasme le panorama de la vallée et de la montagne que leur offrait celle large déchirure, mais en ce moment de terreur ils n’avaient d’autre pensée que celle de sauver leur vie.
– De la lumière ! s’écria Walter en se relevant vivement. Dieu soit béni ! Peut-être le brouillard va-t-il se dissiper !
Mais son espoir était trompeur ; dans la direction qu’ils devaient suivre tout était sombre et le brouillard vint lentement combler la déchirure que le vent avait faite.
– Savez-vous que nous sommes tout près du Rasoir ? dit Walter, qui seul conservait son courage, l’habitude l’ayant familiarisé avec les dangers des montagnes.
Si vous le voulez, nous essaierons de traverser le Rasoir, nous ne pouvons nous tromper de chemin, et quand une fois nous serons à Bardlyn, il sera tout aussi facile de retrouver la route de St-Winifred que de traverser la cour du collège.
– Traverser le Rasoir ! dit Kenrick, mais il n’y a que les bergers qui osent le faire ?
– C’est vrai, mais ce que l’homme a fait, l’homme peut le faire : c’est là notre seul espoir.
– Pas pour moi ! pas pour moi ! dirent-ils ensemble.
– Alors, écoutez ! Ce serait dangereux sans doute, mais tandis que nous causons, la nuit arrive.
Vous deux, restez ici, je traverserai le Rasoir, et si je le passe sain et sauf je serai tout de suite au village où je pourrai trouver quelques hommes pour venir vous chercher. Comprenez-vous ? Si vous ne voulez pas, je resterai avec vous.
– Oh! Walter, Walter, n’essaie pas, s’écria Power, il y a trop de danger !
– Il fait plus clair que de ce côté-ci, dit Walter, et je n’ai pas peur ; nous mourrons de froid et de faim si nous passons la nuit ici ; rappelez-vous qu’il ne nous reste que quelques sandwiches.
– Oh ! mon cher Walter, tu ne peux pas aller ! Tu ne sais pas comme le Rasoir est effrayant ! J’ai entendu des gens dire qu’ils n’y passeraient pas pour tout l’or du monde.
– Power, ne me retiens pas, j’y suis résolu. Adieu Power, adieu Ken ! et il serra leurs mains. Si je traverse le Rasoir, dans une heure et demie au plus je serai vers vous.
Adieu encore, que Dieu vous garde ! Priez pour moi, mais ne craignez rien !
Walter s’arracha d’auprès d’eux, ils le virent traverser la place où le brouillard était le moins épais et poser un pied ferme sur l’étroit sentier du Rasoir.
Ch. 3. Sur le Rasoir
Le brave enfant savait bien que le sort de ses deux amis, aussi bien que le sien, dépendait de son calme et de sa prudence ; s’arrêtant un instant pour voir s’il aurait assez de lumière, il se retourna, cria à ses camarades quelques paroles d’encouragement et s’avança hardiment.
Il était accoutumé aux hauteurs vertigineuses, sa tête n’avait jamais tourné en regardant au fond des précipices de St-Winifred ou de Semlyn, mais son cœur battit violemment lorsqu’il sentit que chaque pas pouvait le conduire à la mort, et que la force qui l’avait soutenu pendant quelques instants devait se prolonger encore vingt longues minutes, le moins de temps qu’il pût mettre à effectuer ce trajet.
La solitude était effrayante ; au bout de trois minutes il eut perdu de vue ses amis, il était seul au milieu des montagnes immenses sur ce terrible passage ; pas un œil pour le voir s’il glissait et tombait en se fracassant sur les rochers muets : cette pensée s’empara de lui, il la combattit vainement, elle s’attachait irrésistiblement à lui ; une sueur froide mouillait son front.
Enfin il arriva près d’un saule rabougri qui avait planté ses racines dans le sol pierreux ; entourant le tronc de ses deux bras, il s’arrêta, ferma les yeux, adressa à Dieu une fervente prière et chassa l’hôte horrible qui s’était emparé de son imagination.
En rouvrant les yeux il regarda tranquillement tout autour de lui quand, tout à coup, aux dernières lueurs du soleil couchant, un point blanc se fit voir dans le précipice, à ses pieds.
Au même instant il se rappela que c’était là le squelette abandonné dont la vue remplissait d’une terreur superstitieuse les bergers appelés à passer sur le Rasoir ; quelques lambeaux de vêtements déchirés par la longue chute flottaient encore à trente pieds au-dessous de lui, accrochés à des buissons d’épines.
Le cœur du pauvre Walter se remplit d’une crainte insurmontable ; il chancela, ses nerfs se détendirent, ses jambes fléchirent et, tombant à genoux, il se colla des deux mains à la terre.
C’était un de ces spasmes d’où dépendait l’issue de la crise. Si la volonté de Walter avait été indécise, si sa conscience avait été coupable ou son corps affaibli, il aurait succombé à cette terreur soudaine et aurait roulé au fond du précipice…
Au bout de quelques minutes, qui lui parurent un siècle, il recouvra sa présence d’esprit et, détournant ses regards du spectacle de mort étalé sous ses yeux, il continua courageusement son chemin.
Il ne lui restait qu’une difficulté à vaincre : l’étroit sentier du Rasoir se trouvait en un certain espace interrompu et le terrain brisé.
Le cœur de Walter s’affaissa ; revenir sur ses pas était hors de question ; il s’agenouilla et se mit à ramper le long de la déchirure en s’aidant des pieds et des mains pendant quelques minutes jusqu’à ce que le chemin fût de nouveau bien déterminé.
Il touchait au terme du voyage ! cinq minutes encore et il s’élançait sur le large versant de la colline de Bardlyn !
Il atteignit rapidement la route et courut à un groupe de chaumières qui tiraient leur nom de la montagne même ; frappant à la première, il demanda un guide qui connaisse parfaitement tous les sentiers de la montagne.
On lui indiqua la cabane d’un vieux berger nommé Giles. Celui-ci écouta son histoire les yeux grand ouverts :
– Tu es venu le long du Rasoir, lui dit-il stupéfait, alors tu es le plus brave garçon que je n’ai jamais connu !
– Maintenant nous allons retourner chercher mes deux camarades, dit Walter.
– Oui, quant à moi je n’ai pas peur du Rasoir ; je l’ai traversé plus d’une fois et je prendrai un bout de corde pour aider ces garçons-là. Nous prendrons aussi une lanterne. N’aie pas peur, nous les ramènerons sains et saufs, dit-il, en voyant l’excitation de Walter.
– Alors venez vite. J’ai promis de revenir tout de suite. Vous serez bien payé…
– Chut ! chut ! dit le vieux berger, je n’ai pas besoin d’argent. J’irais bien s’il y avait une brebis en danger, et bien plus volontiers pour deux jeunes garçons comme toi !
Ils prirent une lanterne, une corde et un peu de nourriture ; Giles fut enchanté du pas rapide et élastique de son jeune compagnon.
Ils éteignirent bientôt leur lanterne ; elle était devenue inutile, car la pleine lune commençait à projeter son large disque d’or sur les sombres collines.
– Il n’y a pas d’utilité à ce que tu traverses encore une fois le Rasoir, dit le berger lorsqu’ils eurent atteint le passage ; je saurai bien aller tout seul chercher tes camarades.
– Oh ! je veux aller, je dois aller ! s’écria Walter, le brouillard est dissipé maintenant, et il est aussi facile de marcher à la clarté de la lune que lorsque je suis venu. Prenez un bout de la corde dans votre main, je prendrai l’autre.
– Eh bien ! dit le guide, il paraît que tu es d’une bonne trempe. Dieu te bénisse pour ton bon cœur !
Et, à vrai dire, je serai bien aise de t’avoir avec moi, car on dit que le spectre du vieux Waul se promène par ici.
Je sais bien qu’il y a Quelqu’un qui vous protège quand on a une bonne conscience, mais c’est égal, j’aime autant ne pas être tout seul.
La clarté de la lune faisait ressortir de tous côtés les ombres gigantesques des rochers et des collines, qui semblaient grandir encore quand la lumière venait plonger dans les noires profondeurs des abîmes, mais le montagnard, familiarisé avec les dangers de la route, communiquait à Walter, qui avait enroulé la corde autour de son poignet, plus d’assurance et plus d’aplomb, tandis que, de son côté, Walter le protégeait contre les terreurs des revenants.
Quand ils atteignirent le point où le passage était interrompu il se contenta de marcher de côté avec précaution en enfonçant profondément ses pieds dans le terrain, et en recommandant à Walter de suivre exactement ses traces.
Ils firent la route en beaucoup moins de temps que Walter n’en avait mis pour venir, et aperçurent bientôt au loin les deux jeunes garçons debout dans le brouillard éclairé, tandis qu’au-dessous d’eux l’Appenfell restait encore enveloppé dans les replis brumeux du nuage.
– Ciel ! qu’est-ce que c’est ? s’écria Walter en montrant deux ombres gigantesques qui leur faisaient face.
Oh ! qu’est-ce que c’est ? répéta-t-il avec une angoisse telle qu’il serait infailliblement tombé si le berger ne l’eût fermement retenu.
– Voyons ! voyons ! n’aie pas peur, dit Giles, ce ne sont pas des fantômes, ce sont nos propres ombres sur le brouillard.
C’est une chose bien extraordinaire, n’est-ce pas ? mais je l’ai souvent observée, et des savants m’ont dit que dans les montagnes ces apparitions ne sont pas rares.
– Que je suis nigaud d’avoir eu si peur ! dit Walter, mais je ne savais pas qu’il y avait de tels spectres sur l’Appenfell. C’est bien, Giles, en avant !
Ce ne fut qu’au moment où Walter et le berger eurent quitté le sentier du Rasoir pour arriver sur le penchant de l’Appenfell que Power et Kenrick, qui les avaient observés avec anxiété, coururent à Walter, l’accablèrent de remerciements et lui serrèrent les mains dans toute la ferveur de leur reconnaissance.
Ils souffraient de la faim et grelottaient ; leurs membres étaient engourdis et leurs figures toutes bleues ; ils dévorèrent avec avidité le pain noir et le gâteau de pommes de terre qu’on leur apportait, puis le berger se mit à les secouer vigoureusement pour rétablir la circulation dans leurs corps frissonnants.
Pendant ce temps leur crainte s’était suffisamment dissipée pour leur permettre d’apprécier les charmes d’une expédition aussi aventureuse, et la magnificence de la scène qui les entourait.
Redescendre l’Appenfell était chose impraticable. Dans un tel brouillard le berger lui-même n’aurait pu trouver son chemin ; enhardis par le courage de Walter, ils se laissèrent attacher par Giles, qui passa la corde autour de son corps, puis autour de Kenrick et de Power, et enfin le reste autour du bras de Walter.
Ainsi réunis, le danger diminuait considérablement. Il y eut un moment solennel que les trois amis n’oublièrent jamais, quand ils s’avancèrent pas à pas, à la clarté de la lune, le long du vertigineux sentier, n’osant regarder ni à droite ni à gauche, ni admirer la hauteur colossale de leurs ombres qui se projetaient parfois sur quelque rocher avancé.
Quand ils atteignirent l’endroit où brillait le point blanc et où les débris de vêtements flottaient au vent, Walter, en dépit de lui-même, ne put s’empêcher de dire tout bas à Power : Regarde !
La même terreur, qui s’était emparée la première fois de Walter, saisit Power ; il vacilla, glissa, et la secousse soudaine de la corde fit tressaillir Giles ; ce dernier, sans perdre sa présence d’esprit, saisit aussitôt le jeune garçon d’un bras ferme pendant que Walter, comprenant son imprudence, aidait Power à se relever.
Pas une parole ne fut prononcée, mais les deux jeunes gens se rapprochèrent de leurs guides qui les soulevaient parfois au-dessus des passages trop étroits. Le temps leur parut bien long ; cependant ils atteignirent heureusement l’extrémité du dangereux passage et se trouvèrent sur la colline de Bardlyn.
Ils se reposèrent un instant afin de contempler l’Appenfell s’élevant jusqu’au ciel dans sa couronne de nuages blancs, le précipice de Bardlyn s’étendant en noirs abîmes, et la ligne étroite et brisée du Rasoir.
Ils restèrent silencieux, jusqu’à ce que Power s’écrie avec élan :
– Oh ! Walter, Dieu soit béni ! Puis il répéta, en leur montrant les abîmes à leurs pieds : Dieu soit béni ! paroles auxquelles Walter et Kenrick firent écho.
Ces seuls mots ainsi prononcés suffisaient.
Le guide, qui se sentait largement payé par le service même qu’il leur avait rendu, refusa obstinément d’accepter aucun salaire.
– Non, non, leur dit-il, nous autres pauvres gens nous sommes fiers aussi, et je ne veux pas de votre argent, mes jeunes messieurs.
Mais laissez-moi vous avouer que vous avez couru ce soir le plus grand danger et que je ne doute pas que vous remerciez Dieu de tout votre cœur.
Eh bien ! si vous voulez prier pour le vieux Giles, il en sera plus content que de tout votre argent.
Maintenant, bonne nuit, mes jeunes amis, vous pouvez bien facilement trouver votre chemin, et si jamais vous revenez sur cette route, venez causer avec moi un moment en souvenir d’aujourd’hui.
– Certainement, Giles, répondirent-ils ensemble.
– Et puisque vous ne voulez pas d’argent, permettez-moi de vous offrir ceci, dit Walter.
Il faut que vous l’acceptiez, ça n’a guère de valeur, mais ça sera suffisant pour vous prouver que Walter Evson n’oublie pas le service que vous venez de lui rendre.
Et il força le vieux berger à accepter un beau couteau à fortes lames qu’il avait dans sa poche, tandis que Power et Kenrick se promettaient de leur côté de venir lui offrir au bout de peu de jours un plaid de première qualité.
Ils échangèrent une poignée de mains en le remerciant encore, et les trois jeunes gens, désireux de recevoir des témoignages bien légitimes de sympathie pour leurs périls et leur délivrance, se hâtèrent d’arriver à St-Winifred, où leur absence commençait à causer de sérieuses inquiétudes.
Au moment où ils passèrent sous la grande arcade, les élèves sortaient précisément de la chapelle, et chacun d’eux se demandait si quelque accident leur était arrivé.
Le récit de la bravoure de Walter se répandit en un instant dans tout le collège, et chacun fut dès lors convaincu qu’il n’y avait pas à St-Winifred de jeune garçon plus noble et plus courageux que Walter, et que si quelqu’un l’égalait en mérite, ce devait être un de ceux qui selon toute probabilité lui devaient la vie.
Walter, quelque reconnaissant qu’il fût de cette ovation générale, n’en était cependant pas enivré.
C’était bien, il est vrai, une belle chose que d’être accueilli avec tant d’affection par ses quatre cents condisciples, et félicité par des camarades qu’il connaissait à peine, mais la reconnaissance de Walter montait vers Dieu qui avait répondu à ses ardentes prières.