LA CHAUSSETTE TRICOTÉE

– Papa finira la grande cheminée ce soir, n’est-ce pas, maman demandait un petit garçon à sa mère, tandis qu’il attendait le panier qu’il devait porter au maçon pour son déjeuner.

– Il a dit qu’il espérait qu’on démolirait l’échafaudage ce soir, répondit la mère ; ce sera un spectacle. Je n’aime pas voir terminer ces grandes cheminées ; c’est si dangereux et ton père sera le dernier à descendre.

– Eh bien ! j’irai le voir et aider à l’applaudir avant qu’il ne descende, s’écria l’enfant.

– Va donc, répliqua sa mère. Si tout se passe bien, nous aurons une petite fête demain. Nous irons passer la journée dans les bois et y prendrons notre pique-nique.

– Bravo ! cria le garçon et il courut vers son père à l’ouvrage, tout en lui apportant les provisions qui devaient composer son frugal repas. Sa mère le regarda descendre gaiement la rue en sifflant ; puis elle pensa à son bon mari qui travaillait à un métier si dangereux, et son cœur s’éleva vers Dieu, Lui demandant ardemment de le bénir et de le protéger.

Tom, le cœur léger, remit à son père le panier dont il était chargé, puis partit pour l’école, située dans un quartier tout à fait opposé de la ville. Le soir, en rentrant à la maison, il alla voir comment son père s’en tirait. Celui-ci venait d’édifier une de ces immenses cheminées qui, dans nos villes industrielles, surgissent au centre des plus grosses fabriques. Celle à laquelle le père de Tom travaillait était l’une des plus grandes qu’on n’eût jamais construites et l’enfant, s’abritant les yeux du revers de sa main pour se protéger contre l’éclat du soleil couchant, cherchait du regard son père et ne l’apercevait qu’avec peine à cause de la hauteur immense à laquelle il se trouvait ; il sentit son cœur défaillir d’inquiétude.

L’échafaudage était presque entièrement démoli ; on enlevait les dernières poutres. James Howard, le père de Tom, restait seul au sommet de la cheminée. Il regarda autour de lui pour s’assurer que tout était bien en ordre, puis agita son chapeau. Les hommes qui étaient en bas lui répondirent par de longues acclamations, auxquelles Tom se joignit avec entrain. Mais comme leurs voix s’éteignaient, ils entendirent un son bien différent de celui qui venait de retentir, un cri d’horreur et d’effroi qui leur arrivait d’en-haut : « La corde ! la corde ! ». Ils regardèrent autour d’eux et aperçurent sur le sol la longue corde à l’aide de laquelle James Howard devait descendre et qu’ils avaient oublié de lui tendre avant l’enlèvement de l’échafaudage. Il y eut un silence de mort. Ils savaient tous qu’il était impossible, si adroits qu’ils puissent être, de jeter la corde en haut jusqu’au sommet de la cheminée. Ils restaient là, abasourdis, incapables d’offrir aucune aide, ni même d’imaginer quoi que ce soit possible.

Et le père de Tom ? Il fit le tour de l’étroite plateforme sur laquelle il se trouvait confiné ; la hauteur vertigineuse semblait augmenter chaque fois qu’il jetait un regard dans le vide. Saisi d’une terrible panique, sa présence d’esprit l’abandonna et il faillit perdre connaissance. Ses yeux se fermèrent ; un instant encore, croyait-il, et son corps allait s’abîmer sur le sol, soixante mètres plus bas.

Comme d’habitude, la mère de Tom avait passé la journée sans perdre son temps. Elle avait toujours à faire d’une façon ou de l’autre, et ce jour-là plus que de coutume à cause de la partie de plaisir en perspective pour le lendemain. Mais elle était une femme pieuse qui savait réserver quelques moments pour la prière et la lecture de la Parole. Elle aimait à remettre son cher mari et son enfant entre les mains du Seigneur, et ce jour-là, elle Le remerciait avec ferveur de lui avoir accordé de tels trésors. Tout à coup Tom entra, tout haletant, le visage pâle comme la mort et pouvant à peine articuler quelques mots entrecoupés :

– Mère ! mère ! il ne peut pas descendre !

– Qui, mon enfant ? Ton père ?

– Ils ont oublié de lui laisser la corde, expliqua Tom.

Sa mère se leva, frappée d’effroi, et resta un moment comme paralysée. Puis se couvrant le visage de ses mains, elle adressa à Dieu une fervente prière, et sortit hors de la maison.

Quand elle atteignit le chantier, elle trouva une foule nombreuse réunie au pied de la cheminée, mais personne ne savait que dire ni que faire. Quand Mme Howard arriva, on ne sut que lui dire :

« Il prétend qu’il va se jeter en bas ! »

– Ne fais pas cela, cria la brave femme d’une voix claire et encourageante. Tu ne dois pas faire cela ! Ôte ta chaussette, défais-la et laisse descendre le fil en y suspendant un morceau de mortier. Tu entends, Jim ? Le maçon fit un signe affirmatif, car il semblait incapable de parler. Puis il enleva lentement sa chaussette et la dévida. Tous restaient plongés dans un silence étonné, se demandant à quoi pensait Mme Howard et pourquoi elle avait fait chercher en toute hâte un peloton de ficelle chez le marchand.

– Fais descendre une des extrémités du fil, cria-t-elle à son mari, et tiens solidement l’autre.

Le frêle cordon, alourdi par un petit caillou, se glissa le long de la cheminée, ballotté de-ci de-là par le vent, mais enfin il parvint jusqu’en bas. Tom le saisit avec empressement, tandis que sa mère y attachait une des extrémités de la ficelle.

– Tire à toi lentement, cria-t-elle à son mari, et à mesure que le fil remontait, le peloton de ficelle se dévidait. Enfin, il s’arrêta ; la ficelle était entre les mains du maçon.

– Tiens ferme la ficelle, cria de nouveau la vaillante femme, et tire-la à toi.

La ficelle semblait bien lourde et le devenait de plus en plus, car Tom et sa mère y avaient fixé la corde. Celle-ci se déroula lentement à son tour. Il n’en restait plus qu’un repli sur le sol quand l’autre extrémité parvint entre les mains de James Howard.

– Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! répéta la pauvre femme à plusieurs reprises. De nouveau elle cacha sa figure dans ses mains, adressant au Seigneur une fervente prière d’actions de grâces, et se réjouissant tout en tremblant. La corde était en haut ; la pièce de fer à laquelle on devait l’assujettir se trouvait en place ; mais son mari saurait-il faire ce qui restait à faire ? Les angoisses qu’il venait de traverser ne l’avaient-elles pas paralysé au point de lui enlever toute faculté de pourvoir à sa sécurité ? Elle ne se rendait pas compte de l’effet magique que ses quelques paroles avaient produit sur lui. Elle ignorait la force dont l’avait rempli le son de sa voix, si calme et si ferme, comme si ce fil si ténu qui lui avait rendu l’espoir de la vie, lui avait aussi apporté quelque chose de cette foi en Dieu que rien ne pouvait jamais ébranler dans son cœur à elle. Elle ne savait pas que, tandis que son mari attendait là-haut, ces paroles étaient venues à sa pensée : « Pourquoi es-tu abattue, mon âme ? et pourquoi es-tu agitée au-dedans de moi ? Attends-toi à Dieu » (Ps. 42. 11). Elle éleva de nouveau son cœur à Dieu pour demander force et courage. Elle ne pouvait rien faire de plus pour son mari, mais elle se tournait vers le Seigneur et s’appuyait sur Lui, comme sur un rocher.

On entendit un grand cri :

– Il est sauvé, mère ! disait le petit Tom. Il est sain et sauf !

– C’est toi qui m’as sauvé, Marie, s’écria James en serrant sa femme dans ses bras. Mais qu’as-tu ? Tu en as l’air plus attristée que contente !

Marie ne pouvait pas parler et, si le bras robuste de son mari ne l’avait soutenue, elle serait tombée sur le sol, terrassée par la joie subite après la grande terreur qu’elle avait ressentie.

– Tom, dit le père, laisse ta mère s’appuyer sur ton épaule et nous la ramènerons à la maison.

Arrivés chez eux, ils répandirent leurs cœurs devant le Seigneur pour Le remercier de sa grande bonté à leur égard. Leur vie, si heureuse jusque-là, leur semblait plus précieuse encore à cause du péril qu’ils venaient de traverser ; ils avaient fait l’expérience de la proximité immédiate de Celui qui veille sans cesse avec amour sur Ses enfants. Et le jour de congé du lendemain fut, pour l’heureuse petite famille, un vrai jour d’actions de grâces.

D’après La Bonne Nouvelle 1947