
– Mes amis, dit un jour un inspecteur visitant une classe de garçons dans une école, je suis content de vos progrès et je veux stimuler votre zèle par un témoignage personnel de satisfaction. J’offre sept euros cinquante pour prix d’un concours. Il sera gagné par celui d’entre vous qui, demain, au tableau, en présence de toute la classe, me donnera la meilleure explication du problème que je vais vous dicter.
Le problème était difficile, et la plupart des élèves renoncèrent d’avance à le résoudre. Il y en eut trois cependant qui, poussés par des mobiles bien différents, résolurent de tenter l’entreprise. Ils quittèrent la classe ensemble, les derniers.
– Je ne trouve pas ce problème si difficile, dit Vincent, l’aîné de la bande en s’élançant dans la rue d’un air fanfaron. J’ai déjà fait des problèmes aussi compliqués que celui-ci. Je vais tout de suite le résoudre chez moi, avec mon père qui est très fort en algèbre. Demain, au tableau, je me livrerai à mon éloquence naturelle et vous verrez si je n’enlève pas le prix ! Ce n’est pas que je tienne à l’argent, ajouta-t-il d’un air dédaigneux, j’en ai tant que j’en veux. Mais je tiens à l’honneur d’être le premier de la classe et de vous avoir vaincus.
Vincent était un fils unique, assez gâté et habitué à voir tout plier devant lui.
– Moi, dit tristement Jean, le fils d’une veuve peu fortunée, j’avoue que je serais bien heureux de rapporter à ma mère un argent obtenu par mon application au travail. Elle verrait alors que les sacrifices qu’elle s’impose pour mon éducation ne sont pas perdus et que je pourrai un jour l’aider à élever mes petits frères. Mais je sais bien que le prix ne sera pas pour moi, je suis trop timide. Si même je réussissais à résoudre le problème, ce qui n’est pas sûr, la peur me ferait certainement échouer lorsqu’il s’agirait de l’expliquer au tableau devant toute la classe.
– Voyons, Jean, dit Georges, le troisième des jeunes concurrents, qui jusqu’alors était resté absorbé dans ses pensées, il ne faut pas se créer ainsi des difficultés imaginaires. Ne perdons pas notre temps en paroles. La première chose à faire, c’est de résoudre le problème ; il sera temps, ensuite, d’aviser à la meilleure manière de l’exposer. Je vais tout de suite me mettre au travail. À demain, Vincent. Bon courage, Jean.
Et donnant à chacun de ses camarades une amicale poignée de mains, Georges prit en courant le chemin de sa maison.
Pendant le repas il raconta à ses parents la visite de l’inspecteur et le concours ouvert par lui.
– Montre-moi ton problème, Georges, dit le père avant de se rendre à son travail.
– Le voici, papa, dit Georges, mais ne me l’explique pas, car, si je ne l’ai pas fait seul, je n’aurai pas mérité le prix.
– Tu as raison, mon garçon, dit M. Bertrand qui, après avoir lu attentivement le problème, sortit sans mot dire de la chambre.
Georges resta enfermé tout l’après-midi mais, quand il parut au repas du soir, il était rayonnant.
– J’ai trouvé mon problème ! s’écria-t-il.
Ses parents prirent part à sa joie ; puis, après le repas, M. Bertrand étant obligé de s’absenter, ce fut la mère qui fit la lecture habituelle avec ses enfants. C’était ce soir-là le chapitre 13 de la première épître aux Corinthiens.
– Vois-tu, Georges, dit la mère à son fils aîné, une fois la lecture finie, le Seigneur nous indique comment nous pouvons Le glorifier. Que tes succès, si Dieu t’en accorde, ne te fassent jamais perdre de vue l’amour, cet amour qui consiste non seulement à donner, mais aussi à oublier nos rancunes, nos colères, nos jalousies et, au besoin, à renoncer à nos avantages.
– Je crains, maman, qu’il ne soit plus difficile de mettre en pratique ces enseignements que de résoudre le problème de l’inspecteur.
– Par nous-mêmes nous ne le pouvons certainement pas, répondit la mère, mais « je puis toutes choses en Celui qui me fortifie ». N’oublie pas de Lui demander Son secours en toute occasion.
– J’ai bien envie, dit Georges en se levant, d’aller jusque chez Jean pour voir comment il se tire d’affaire.
– Va, dit la mère, et aide-le au besoin ; il est digne d’estime par son assiduité au travail et son amour filial.
Georges trouva Jean la tête appuyée dans ses mains et le regard perdu dans les colonnes de chiffres.
– Eh bien, dit le visiteur qui était entré sans être entendu et avait regardé, par dessus l’épaule de son ami, les derniers chiffres tracés par celui-ci, tu y es, mon cher, ta solution est juste, que cherches-tu de plus ?
– Je cherche, dit Jean, à m’expliquer clairement le problème. Je l’ai trouvé en tâtonnant, en essayant d’une manière, puis d’une autre, et, si j’ai réussi, c’est un effet du hasard.
– C’est plutôt un effet de ta persévérance, dit Georges. Maintenant que tu es fixé sur la solution, reprends pas à pas le chemin par lequel tu y es parvenu et démontre-moi ce problème à haute voix.
Jean arriva, tant bien que mal, au bout de son exposé, grâce à quelques indications de son ami. Mais ce succès ne le satisfit pas.
– C’est inutile, mon bon Georges, dit-il, quand tu ne seras plus à côté de moi pour me souffler les mots qui me manquent et rattacher les chaînons de mon raisonnement, mon exposé ne tiendra plus. C’est dommage, ajouta-t-il avec un gros soupir, ces sept euros cinquante, si je les avais gagnés, m’auraient permis d’acheter un dictionnaire dont j’ai grand besoin et que je ne puis demander à ma mère.
– Écoute, Jean, répondit Georges, je vais te suggérer un moyen infaillible de réussir. Tu vas écrire mot à mot l’explication du problème telle que tu viens de me la donner ; après quoi tu apprendras cette explication par cœur, de manière à pouvoir la débiter sans hésiter. Tu as une excellente mémoire, rien ne te sera plus facile. Il faut savoir tirer parti de tes facultés, mon cher, au lieu de gémir sans cesse sur celles qui te manquent. Vrai, je serais heureux de partager le prix avec toi.
– Merci, Georges, dit Jean en serrant la main de son ami qui s’était dirigé vers la porte ; si je me tire d’affaire demain, ce sera à toi que je le devrai.
Georges rentra chez lui à pas lents et sa mère remarqua que, durant toute la soirée, il avait l’air préoccupé. Cela l’inquiéta un peu ; cependant elle s’abstint de le questionner. Le lendemain, au déjeuner, il fut encore silencieux mais, comme il mangea de bon appétit, Mme Bertrand attribua sa préoccupation évidente à l’approche du concours et le laissa à ses réflexions.
Les classes du matin terminées, l’inspecteur entra dans la salle où, la veille, il avait dicté son problème. Les élèves attendaient avec la plus vive impatience l’issue du concours.
– Lequel de vous veut commencer, mes amis ? demanda l’inspecteur.
Vincent s’élança hors des rangs et arriva la tête haute devant le tableau noir. Évidemment il était sûr de son fait. Il posa, en effet, assez lestement son problème qu’il comptait résoudre par l’algèbre, mais, grisé sans doute par ce brillant début, il ne tarda pas à s’embarrasser tellement dans ses opérations qu’après un quart d’heure de vains efforts et de fausses manœuvres l’x du problème restait aussi inconnue qu’au commencement des opérations.
– Il est facile de voir, mon ami, que l’algèbre ne vous est pas familière, vous auriez mieux fait de vous en tenir à l’arithmétique, peut-être auriez-vous réussi. Qui vient au tableau après vous ?
Tous les regards se portèrent vers la place de Georges, mais elle était vide.
– C’est étrange, dit l’inspecteur, il était ici tout à l’heure, et ce n’est pas un garçon à reculer devant l’épreuve. Mais nous ne pouvons attendre. Jean, êtes-vous disposé à essayer ?
Jean s’avança, la tête basse et les bras pendants. Ses camarades souriaient et chuchotaient entre eux, assurés que sa timidité proverbiale lui jouerait encore une fois un mauvais tour.
Cependant Jean avait pris la craie et commençait à exposer son problème avec une assurance si soutenue que les rieurs changèrent d’attitude et devinrent attentifs. Quand il fut arrivé à son résultat final, Jean déposa la craie et s’essuya le front sans oser lever les yeux.
– C’est très bien, mon ami, dit l’inspecteur en lui posant amicalement la main sur l’épaule, je vois que vous avez compris le problème, et vous l’avez exposé avec plus de clarté et d’assurance que je n’en attendais de votre part. Où est le troisième concurrent ? ajouta-t-il en se tournant vers le maître.
La place de Georges était demeurée vide et l’on échangeait des regards étonnés lorsque le concierge de l’école entra et remit un billet à l’inspecteur. Celui-ci le déplia et, après avoir lu, le mit dans sa poche en disant simplement :
– Georges Bertrand m’annonce qu’il se retire du concours. Nous pouvons donc dès à présent, nommer le vainqueur. Jean Bernier, poursuivit-il, je suis heureux de vous remettre la somme promise à titre de récompense et d’encouragement. Quant à vous, mon ami, ajouta-t-il en s’adressant à Vincent que son échec n’avait pas réussi à déconcerter, je vous engage à vous défier de la présomption. Vous avez de la facilité, mais ne croyez pas que l’aplomb puisse dispenser du travail.
Le vainqueur de la journée, cependant, descendait les marches de l’estrade, l’air plus consterné encore que lorsqu’il les avait montées. La conduite étrange de Georges l’inquiétait. Se dérobant aux félicitations de ses camarades, il rassembla en hâte ses livres et ses cahiers et s’éloigna en courant. Une heure plus tard il sonnait à la porte de l’inspecteur et demandait à lui parler.
Dans l’après-midi de ce même jour l’inspecteur se présentait à son tour chez Mme Bertrand.
– Madame, dit le visiteur, lorsqu’on l’eut introduit auprès de la mère de Georges, je viens vous demander une explication. Votre fils, de l’avis général le meilleur élève de l’école, s’est retiré ce matin d’un concours où il avait toutes les chances de réussir. Il m’a averti par un billet, mais sans me faire connaître les motifs de sa décision. Un entretien que j’ai eu avec Jean Bernier, son ami, me donne un vif désir de connaître la raison qui a déterminé la conduite étrange de Georges. Pouvez-vous me renseigner à cet égard, Madame ?
Mme Bertrand ne crut pas pouvoir refuser à l’inspecteur l’explication réclamée, bien qu’elle eût préféré garder le silence à ce sujet. Son fils avait refusé de concourir pour assurer le prix à Jean.
– Mais, Madame, dit l’inspecteur, ils auraient pu le partager, et Jean me dit qu’ils en étaient convenus en se quittant hier au soir.
– Oui, dit Mme Bertrand, mais, si le prix avait été partagé, Jean n’aurait pu acheter le dictionnaire dont il a besoin, et Georges a trouvé une vraie satisfaction à faire ce petit sacrifice pour son ami.
– Madame, dit l’inspecteur d’un ton ému, je vous félicite d’avoir un fils capable d’agir avec tant de dévouement.
– Cela ne vient pas de lui, répondit simplement Mme Bertrand. Mon fils est un chrétien et son acte d’amour envers son camarade n’est que le fruit de la vie nouvelle qu’il a reçue de Dieu lorsqu’il a accepté par la foi Jésus Christ comme son Sauveur et son Seigneur.
D’après La Bonne Nouvelle 1964