MATHIS LE PETIT ALSACIEN

PRÉFACE

Ce petit récit a été traduit de l’anglais. Il traite d’une époque lointaine et peu connue et nous met en relation avec les précurseurs de la Réforme comme aussi avec les pionniers employés par Dieu dans ce merveilleux travail.

Nous avons aujourd’hui beaucoup de connaissance. Dieu a bien voulu nous confier une grande somme de vérités bénies.

Mais ces chrétiens d’autrefois, très ignorants souvent, n’ont-ils pas des choses toutes simples à nous dire quant à la vie de chaque jour ?

Puissions-nous, avec l’aide du Seigneur, imiter leur foi, leur patience dans l’épreuve, leur amour fraternel et surtout leur dévouement inlassable à la cause de leur Maître !

C’est avec ce désir que nous présentons ces pages à la jeunesse de langue française.

M. R.

En l’an de grâce 1480, le dernier samedi de Carême, une agitation inaccoutumée régnait dans la petite ville de Kaiserberg, en Alsace.

Jean Geiler, le « Docteur de Kaiserberg », le prédicateur le plus populaire de la cathédrale de la cité libre de Strasbourg, devait venir, après plusieurs années d’absence, visiter son lieu de naissance.

On disait que Geiler serait accompagné de son ami, Sébastien Brandt, le juriste de Bâle, connu surtout comme auteur du « Vaisseau des Fous », poème burlesque qui passait en revue toutes les extravagances de l’époque.

Geiler revenait avec son ami dans sa maison paternelle, cette maison où lui-même, laissé orphelin à l’âge de trois ans, avait été élevé dans la crainte du Seigneur par une pieuse aïeule.

Le lendemain, le Docteur devait prêcher dans l’église de Kaiserberg, et petits et grands, parents et amis, se faisaient une fête d’entendre le savant prédicateur, celui que la grande ville de Strasbourg était fière de revendiquer comme un de ses fils (Jean Geiler, né à Schaffhouse en 1445, vint habiter, très jeune encore, en Alsace.

Son père s’établit à Ammerswihr en qualité de notaire. C’est là aussi qu’il mourut en 1448, et l’enfant fut élevé à Kaiserberg par ses grands-parents).

Dans la maison où Jean avait habité autrefois vivait maintenant la nièce de sa mère, Dame Madeleine, la digne épouse de l’honorable Anselme, notaire impérial à Kaiserberg. L’excellente dame, qui avait l’honneur inattendu de recevoir chez elle l’hôte vénéré, était extrêmement affairée.

La chambre des visites avait été aérée et chauffée ; le lit à grands rideaux cramoisis avait été garni de draps fleurant la lavande. En face du lit, contre la paroi, les portraits des grands-parents du Docteur semblaient sourire placidement et souhaiter la bienvenue à l’homme qui avait réalisé toutes les espérances accumulées sur la tête de l’enfant.

Dans la vaste salle à manger sombre et voûtée, Dame Madeleine étendait sa plus belle nappe damassée sur la grande table de chêne polie par les générations.

À la place d’honneur, elle posa le gobelet d’argent ciselé aux armes de la famille. Pendant ce temps, son mari descendait à la cave où, d’un recoin caché, il tira quelques bouteilles d’un vin presque aussi vieux que lui, dont il transvasa le contenu avec mille précautions dans des channes d’étain polies comme autant de miroirs.

Devant le foyer de la cuisine, Marthe, la vieille cuisinière, surveillait gravement la cuisson des gâteaux de Carême qu’elle avait préparés avec amour pour le cher Docteur qui les aimait tant autrefois.

Car Marthe était déjà dans la maison lorsque le jeune étudiant partit pour l’université de Fribourg, et elle avait l’intime satisfaction d’avoir prédit les hautes destinées de l’enfant qu’elle avait soigné et chéri comme s’il était sien.

Le temps était superbe ; le soleil souriait ; une brise fraîche soufflait dans la vallée et les chemins étaient poussiéreux comme en plein été. Les principaux citoyens de la petite ville étaient groupés devant la porte de l’honorable Anselme ; ils se préparaient à offrir au Docteur, lorsqu’il descendrait de voiture, le vin d’honneur pétillant dans une coupe d’or.

Les jeunes gens étaient partis à cheval à la rencontre de l’hôte illustre, tandis que quelques retardataires se plaçaient à la porte de la ville, au-delà du pont-levis, d’où ils pouvaient guetter l’arrivée du cortège.

Au milieu de ce groupe s’était trouvé Friedli, le pauvre musicien aveugle, avec son chien noir, son fidèle compagnon qui ne le quittait jamais. Friedli était maigre et décharné, et son visage étiré avait été défiguré par la petite vérole. C’était cette terrible maladie qui l’avait privé de la vue et l’avait laissé sans autres ressources que son luth et le chien qui le guidait d’une ville à l’autre.

Doué d’une voix harmonieuse, Friedli cherchait à attendrir les passants en chantant des ballades populaires qu’il accompagnait des sons un peu grêles de son instrument.

Il espérait profiter de la venue du Docteur pour recueillir des aumônes plus nombreuses que d’habitude.

Mais le pauvre Friedli ne recueillit ce jour-là qu’amertume et déceptions. Son visage ravagé ne lui attira que de grossiers quolibets.

Pas un liard ne tombait dans sa sébile bien que le pauvre musicien ait cherché dans son répertoire ses chansons les plus gaies, et c’était en vain aussi que son chien fidèle, la casquette de son maître entre les dents, implorait la charité des passants avec un regard suppliant qui aurait dû amollir même un cœur de pierre !

Soudain une acclamation générale annonça l’approche du cortège attendu. La foule se porta en avant, sans se soucier du pauvre aveugle qui, lui aussi, aurait voulu suivre les autres et faire appel au bon docteur si compatissant pour les malheureux.

Friedli chercha à se mettre en route, mais découvrit à sa consternation que quelque mauvais garnement avait, à son insu, coupé la corde au moyen de laquelle son chien le conduisait.

Cependant le brave animal, au lieu de profiter de sa liberté, saisit entre ses dents le vêtement de son maître, cherchant à le diriger sur la route. Mais Friedli n’en trébucha pas moins au bout de quelques pas et s’en alla rouler dans le fossé, se blessant grièvement une jambe dans sa chute.

Il poussa un cri de douleur puis, conscient qu’il n’avait rien à attendre de personne, il resta couché à l’endroit même où il était tombé.

Mais, Dieu merci, l’unique appel du pauvre Friedli parvint aux oreilles du fils de Dame Madeleine, le petit Mathis, que les grands événements du jour avaient attiré sur les lieux.

Il s’approcha en courant du fossé où gisait l’aveugle et lui tendit la main pour chercher à le remettre sur ses pieds. Friedli, grâce au secours de l’enfant, parvint à s’asseoir, mais il s’aperçut bien vite qu’il ne pouvait être question de marcher ; sa jambe meurtrie s’y refusait absolument. Que faire ?

La rue, encombrée de monde quelques instants auparavant, était vide maintenant. Mathis chercha pendant quelques secondes dans sa cervelle d’enfant, puis une idée lumineuse en jaillit. Marraine Ursule demeurait tout près. C’était bien ce qu’il fallait.

– Attendez deux minutes, dit-il à l’aveugle, je vais chercher du secours. Et il partit de toute la vitesse de ses petites jambes. Dame Ursule possédait un filleul dans presque chaque rue de la ville, aussi jeunes et vieux avaient-ils l’habitude de l’appeler « marraine » comme si la brave dame n’avait eu d’autre mission dans la vie que de porter les enfants sur les fonts baptismaux.

Dame Ursule était la tante du Docteur et l’avait aimé de toute la tendresse de la mère qu’il avait perdue.

La brave femme partageait ses revenus entre l’église et les pauvres, auxquels elle distribuait du pain et de la soupe deux fois par semaine. En vieillissant, l’amour de l’ordre et de la propreté qui avait été une vertu chez la jeune Ursule devint la passion dominante de la femme âgée.

Tout ce qui venait troubler la routine quotidienne de sa paisible existence la rendait malheureuse. Seul le petit Mathis possédait le secret de l’amener quelquefois à enfreindre les règles établies.

Mais aujourd’hui, chose extraordinaire, Ursule et sa maison étaient en fête. La dame remontait précisément de la cave où elle était allée quérir une bouteille de ce cidre dont elle avait la spécialité et qu’elle réservait depuis longtemps pour l’arrivée de son neveu.

Le petit Mathis se précipita dans la chambre comme un ouragan.

– Eh bien ! fit la bonne Ursule en écartant les boucles humides de sueur qui tombaient en désordre sur les yeux du petit garçon, quelle nouvelle aventure viens-tu me raconter, Mathis ? Un de ces jours, il t’arrivera malheur, je le crains fort, mon enfant !

– Marraine, répliqua le petit, figure-toi que ces méchantes gens ont coupé la corde qu’un pauvre aveugle avait attachée au collier de son chien ; le malheureux est tombé dans le fossé et s’est fait très mal à la jambe.

– Pauvre homme ! que le monde est donc mauvais ! Conrad ira porter une corde et quelques liards à ton aveugle, fit dame Ursule.

– Mais, marraine, cela ne lui ferait aucun bien. Il souffre trop. Conrad devrait le mettre sur la charrette et le ramener ici pour que vous puissiez le soigner et le guérir.

– Es-tu fou, Mathis ? Veux-tu transformer cette maison en hôpital ?

– Marraine, supplia l’enfant, il fait très froid, la nuit approche et le pauvre Friedli ne peut rester dans ce fossé. Je vous en prie, faites-le chercher !

– Et quand il sera ici et que j’aurai pansé son pied, qu’en ferons-nous ?

– Nous mettrons de la paille dans le grenier, marraine, et il pourra y rester jusqu’à ce qu’il soit guéri.

– Enfant ! tu sais très bien que ce que tu proposes est impossible. Tu ne voudrais pourtant pas que je transforme ma maison en un hôpital pour les vagabonds aveugles !

– Je vous en prie, marraine, insista Mathis de sa voix la plus persuasive. Je sais que vous le recevrez. Vous êtes si bonne et si affectueuse, et si vous le prenez pour l’amour de Dieu, Il vous récompensera.

Sans attendre de réponse, Mathis sortit en courant à la recherche de son vieil ami Conrad. L’enfant et le vieux domestique disparurent en traînant la charrette avant que Dame Ursule eût trouvé les mots qu’il fallait pour protester.

Toute déconcertée, la digne femme allait et venait dans la cour, bougonnant à mi-voix, plus fâchée contre elle-même que contre son petit favori.

– Ce garçon-là fait de moi ce qu’il veut, répétait-elle sans cesse.

Ursule avait vraiment bon cœur, mais de là à recevoir dans son grenier un mendiant plein de vermine et à panser son pied d’une propreté plus que douteuse, il y avait un abîme que la bonne dame ne se souciait pas de franchir malgré les admonestations de sa conscience.

Elle décida donc de donner un florin aux Sœurs de Charité ou aux Frères Hospitaliers (Les Frères Hospitaliers ou Lollards étaient nommés par les gens d’Alsace « les Frères de la petite vérole », parce que c’étaient eux qui soignaient les personnes atteintes de cette maladie si redoutée au Moyen Age. Les Sœurs de Charité, sans prononcer les mêmes vœux que les nonnes, vivaient cependant en communautés et s’occupaient aussi des malades) – et de se décharger sur eux de la responsabilité qu’il lui répugnait tant d’accepter.

Sur ces entrefaites la charrette portant le pauvre Friedli pénétrait dans la cour, traînée par les bras vigoureux de Conrad et escortée par Mathis et par l’épagneul.

Au même instant arrivait un messager dépêché par Dame Madeleine et sollicitant de la part du Révérend Docteur la présence immédiate de la tante Ursule.

La pauvre marraine, tiraillée entre les émotions contradictoires de la détresse et de la joie, ne savait à quel saint se vouer. Mais le blessé était là qui la réclamait. Le bon cœur de Dame Ursule triompha de ses scrupules : le Docteur attendrait.

Étendu enfin sur une paillasse, brûlant de fièvre et le visage inondé de larmes, le pauvre Friedli gémissait : « Mère ! mère ! pourquoi n’es-tu pas là ! »

Des larmes de sympathie remplissaient les yeux de Dame Ursule. Elle oublia toutes ses doléances en se penchant sur l’aveugle et en lui adressant des paroles de consolation.

Puis elle appliqua sur la jambe meurtrie une compresse de vin et d’herbages aromatiques. Un manteau douillet mit le malade à l’abri du froid.

Conrad promit de le soigner de son mieux et ainsi, déchargée de tout souci, Dame Ursule, prenant la main de Mathis, se dirigea rapidement vers la maison où l’attendait le Docteur.

Chemin faisant, elle se demandait anxieusement sur quel ton elle devrait parler à son illustre neveu. Le petit nom d’enfant qu’elle avait toujours employé vis-à-vis de lui, lui revenait sans cesse à la pensée, mais qu’il serait donc déplacé de sa part d’interpeller ainsi l’homme illustre, l’oint du Seigneur, qui faisait un si grand honneur à son humble famille !

Et pourtant, pour elle, n’était-il pas toujours le petit Hans qu’elle avait ramené d’Ammerswihr, où son père avait perdu la vie dans une chasse à l’ours ? Elle avait promis à sa mère mourante de l’aimer comme son propre enfant et Dieu sait si elle avait tenu parole.

Au seuil de la maison, Dame Ursule rencontra la vieille Marthe tout excitée par l’accueil que lui avait fait Monsieur le Docteur.

– C’est toujours le même Hans que jadis, expliqua-t-elle, bien qu’il soit devenu sans aucun doute un homme très pieux et très sage.

Il m’a reconnue tout de suite et, en me prenant la main, m’a demandé si je savais encore faire d’aussi bons gâteaux que du temps de sa grand-mère !

La bonne Ursule, quelque peu rassurée, pénétra dans la salle à manger en faisant une profonde révérence. Le Docteur se précipita à sa rencontre et l’embrassant avec effusion, s’écria :

– Soyez la bienvenue, ma bonne tante ! Je languissais de vous revoir. Mais, à l’heure qu’il est, le monde est sens-dessus-dessous : j’aurais désiré aller chez vous, pour vous présenter mes hommages comme il convient, et c’est vous qui vous dérangez pour venir me trouver ici !

– Vraiment, Révérend Docteur, l’honneur eût été trop grand pour moi et pour ma pauvre demeure, répondit Ursule, que l’émotion avait complètement désarçonnée.

– Allons, ma bonne tante, ne suis-je donc plus votre neveu Hans comme dans le beau temps d’autrefois ? vous savez bien, le petit garçon que vous aimiez si tendrement.

Laissez donc, je vous prie, votre « Révérend Docteur » et abandonnons toute cérémonie en ce jour de joie où Dieu nous accorde le bonheur de nous retrouver après tant d’années de séparation !

Et en parlant ainsi, le grand homme conduisait la vieille dame à la place d’honneur qui lui avait été réservée au haut bout de table.

« Cette place est la vôtre, ajouta-t-il, puisque ce serait celle qu’occuperait ma mère, si elle était avec nous ».

Il lui présenta alors son compagnon de voyage, Sébastien Brandt, ajoutant avec un sourire malicieux :

– Maintenant, bonne tante, ne me grondez pas si j’ai offert à mon ami un lit pour cette nuit sous votre toit, ce refuge de l’ordre parfait.

La pauvre marraine resta frappée de mutisme ! Un mendiant aveugle dans son grenier et maintenant, un illustre Docteur dans sa chambre d’apparat ! et tout cela sans avertissement ni préparation d’aucune sorte !

Mais Dame Madeleine qui vit sa consternation fut prise de pitié pour la vieille dame. Elle lui glissa à l’oreille de lui remettre ses clefs et qu’elle enverrait une servante apprêter ce qu’il fallait pour l’hôte inattendu.

C’était maintenant au tour du petit Mathis d’être présenté au grand homme du jour. Le Docteur prit l’enfant dans ses bras et le baisa au front.

Puis, selon la coutume du temps, il enjoignit à Mathis de manger son pain trempé de lait et de s’en aller coucher, bien qu’il ne fût encore que six heures du soir.

Quant au Docteur, il ne pouvait assez dire la joie qu’il éprouvait de se retrouver parmi ses chers vieux amis.

Rien n’avait changé, pas même l’antique fauteuil au dossier bien raide où la grand-mère avait eu coutume de s’asseoir, tandis que lui, debout à ses côtés, écoutait les belles histoires qui captivaient son imagination d’enfant tranquille et réfléchi.

– Vous rappelez-vous, chère tante, fit subitement Geiler, qu’un jour, pendant le carnaval, alors que j’avais quinze ans, je brûlais d’envie de me joindre à la mascarade.

Vous-même, vous auriez été fort aise de m’y accompagner, mais alors grand-mère nous a raconté son fameux rêve…

– Ah ! oui, répondit Ursule, ce moissonneur muni d’une faux qui lui était apparu pendant la nuit…

– En effet, continua le Docteur, et l’homme de son rêve était la Mort, le grand moissonneur de Dieu.

Grand-mère le reçut fort mal en lui disant : « Passez outre, je vous en prie. En ce moment, le temps nous manque pour penser à vous. Notre époque est semblable à celle de Noé : nous mangeons, nous buvons, nous nous réjouissons ; c’est le moment du carnaval et nous ne rêvons que folies et mascarades. Revenez plutôt le mercredi des Cendres, le premier jour du Carême ».

Mais le moissonneur répondit : « Tous les temps sont propices à mon travail et je dois moissonner sans m’arrêter tant que le monde existe. Malheur à celui ou à celle que je surprends au milieu des plaisirs et des vanités de la terre !

Prends garde et pense à ta fin qui n’est plus bien éloignée. Sais-tu si tu vivras jusqu’au mercredi des Cendres ? »

« Enfants, nous avait dit grand-mère, n’oubliez pas mon rêve et ne vous rendez en aucun lieu où vous ne voudriez pas que le moissonneur vous surprenne à l’improviste.

Nous, les vieux, nous devons mourir ; mais vous, bien que vous soyez jeunes, vous pouvez être appelés à nous suivre, et la mort peut vous frapper quand vous vous y attendez le moins ».

Et cette nuit-là nous restâmes à la maison. Vous en souvenez-vous, ma bonne tante ? Nous ne sortîmes pas par crainte de la mort.

Plus tard, lorsque j’eus à rencontrer les tentations et les luttes, lorsque mes camarades cherchaient à m’entraîner dans le mal, le souvenir du rêve de grand-mère m’a retenu au seuil de maintes folies !

– Hélas ! fit Ursule en soupirant. C’est bien vrai ! Tôt ou tard nous devrons tous mourir. Mais lorsque, comme moi, on a dépassé la soixantaine, il semble que l’on voie se dresser devant vous un spectre horrible qui vous fait signe. Mon cœur est oppressé chaque fois que j’y pense.

– Chère tante, un jour quelqu’un demanda à un bon chrétien de quel pays il était. Montrant le ciel du doigt il répondit : « C’est là-haut qu’est ma patrie ! »

Et nous sommes bien insensés de penser que nous allons rester dans ce monde qui passe et oublier notre demeure éternelle.

– Pour moi, fit la marraine, j’ai acheté une indulgence plénière pour tous mes péchés, passés, présents et futurs. Cela m’a coûté un florin d’or.

– Vous auriez dû acheter une large provision de repentance car, sans elle, ma pauvre tante, votre indulgence ne vaut pas un florin, non pas même un rouge liard !

Un léger sourire éclairait la figure de Brandt pendant cet entretien ; Anselme et sa femme paraissaient fort surpris de ce qu’ils entendaient et Ursule levait vers le Docteur des yeux épouvantés.

Son neveu lui prit la main et lui demanda plein de bienveillance :

– Dites-moi, ma chère tante, votre lettre d’indulgence vous a-t-elle délivrée de la crainte de la mort ?

– Hélas ! non, Révérend Docteur – mon bien-aimé Hans, devrais-je dire – absolument pas.

Celui qui pourra me dire comment je pourrais être débarrassée de cette frayeur, ôterait un grand poids de dessus mon cœur, répondit la marraine très humblement, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes.

– Ma bien chère tante, vous m’avez apporté un flacon d’excellent cidre qui me fortifiera et me rafraîchira pendant les rigueurs du Carême. Mais supposez que vous m’ayez offert un flacon vide, en aurais-je éprouvé quelque bien-être ?

– Sûrement non, neveu Hans. Si j’avais agi de la sorte, je me serais moquée de vous.

– Et cependant vous traitez notre Seigneur Dieu comme vous ne songeriez pas à traiter un pauvre, misérable pécheur.

Vous agissez avec votre lettre d’indulgence comme si vous m’offriez un flacon vide qui ne me servirait pas pour votre âme malade. Vous ne pouvez y trouver l’élixir de la vie éternelle.

– Que dois-je donc faire, neveu Hans ?

– Ce que vous devez faire ? Vous approcher de Dieu dans un esprit de repentance et de confession et croire que le Seigneur Jésus Christ est mort pour vous sauver.

Si vous regardez à Lui par la foi, Dieu mettra dans votre cœur l’assurance de son pardon et Il vous délivrera à tout jamais de la terreur de la mort.

Que dit le prophète Ésaïe ? « Ho ! quiconque a soif, venez aux eaux, et vous qui n’avez pas d’argent, venez, achetez et mangez ; oui, venez, achetez sans argent et sans prix du vin et du lait ».

Sans argent, entendez-vous bien, Ursule ? C’est un pur don de grâce. Le Seigneur n’a que faire de votre florin d’or. Il ne demande de vous qu’un cœur pénitent qui soupire après le pardon. Et cette offrande-là, Dieu soit loué, le plus pauvre peut la lui apporter.

– Pourquoi personne ne m’a-t-il jamais dit ces choses auparavant ? soupira la pauvre marraine.

– Permettez-moi de vous serrer la main, sire Docteur, s’exclama l’honorable Anselme. Mon cœur est tout réjoui en vous entendant condamner ce trafic honteux ; vous savez bien comme moi que ce n’est pas l’argent qui peut ôter les péchés.

Le Docteur serra chaleureusement la main qui lui était tendue.

– Ce qu’il est nécessaire de réaliser par-dessus tout, cher cousin, dit-il gravement, c’est qu’il n’y a que le sang de Jésus Christ qui puisse nous purifier de nos péchés.

C’est en perdant de vue cette vérité que l’Église de Christ est allée à sa ruine et que son service divin a dégénéré en vaine comédie.

Savez-vous bien ce qui se passait en ma cathédrale de Strasbourg lorsque j’y allai prêcher pour la première fois ? Les nobles venaient à l’église avec leurs chiens et leurs faucons ; ils allaient et venaient à travers l’édifice et s’amusaient comme s’ils avaient été à la foire. Les gens de la ville discutaient de leurs affaires pendant la célébration de la messe.

On menait les cochons au marché à travers la cathédrale ; par leurs grognements, les animaux interrompaient le service. Le jour des Saints Innocents, un enfant costumé en évêque officia devant le maître-autel. Il y eut dans la cathédrale des mascarades et des processions ; on y joua des comédies et on y chanta des refrains profanes. L’édifice sacré fut livré aux pires scandales.

Des hommes et des femmes s’y enivrèrent et passèrent la nuit en orgies et en débauches. Lorsque je vis cet affreux spectacle, il me sembla entendre la voix du Seigneur qui me criait : « Ma maison sera appelée une maison de prière pour toutes les nations, mais vous, vous en avez fait une caverne de voleurs » (Marc 11. 17).

Brandt, de son côté, appuyait énergiquement le discours de son ami…

– Je sais que le grand Pasteur des brebis, notre Seigneur Jésus Christ, aura pitié de notre faiblesse et qu’Il suscitera Lui-même un réformateur qui fera ce travail mieux que je ne saurais le faire ; pour moi, je m’estime heureux si j’ai pu en quelque faible mesure lui préparer le chemin.

Quelque chose me dit que je ne verrai pas ce beau jour, mais si vous, mes amis, avez le bonheur d’en saluer l’aurore, souvenez-vous que j’en ai annoncé la venue, me tenant comme Moïse sur le seuil de la terre promise !

– Hélas, répliqua Brandt, la barque de saint Pierre est battue par les flots et le naufrage la menace. Elle est chassée contre les brisants, car elle n’a plus Jésus Christ comme son pilote.

Soyons vigilants, cher Docteur, afin qu’au grand jour de la moisson nous ne soyons pas trouvés comme des esclaves inutiles qui auraient caché leur talent dans la terre. L’un doit semer et planter ; l’autre doit arroser et le Seigneur donnera l’accroissement.

La conversation continua ainsi entre les trois hommes ; les femmes écoutaient, approuvant du regard et du geste. Enfin, ils se séparèrent ; Brandt escorta son hôtesse jusque chez elle et gagna ses bonnes grâces par sa verve et sa bonne humeur.

Le petit Mathis, après avoir dormi toute la nuit du paisible sommeil de l’enfance, se réveilla gai et dispos. Il devait passer la journée chez sa marraine, ce qui le réjouissait énormément.

Du reste n’avait-il pas promis à Friedli de venir le trouver et de lui apporter le petit pain beurré qu’il recevait chaque dimanche matin ? Aussi notre jeune ami se mit-il en route le cœur léger et le visage rayonnant de plaisir.

Mais pendant ce temps le malheureux Friedli, étendu sur son lit de paille, avait l’âme remplie d’amertume et de révolte ; les ténèbres morales qui l’enveloppaient devenaient toujours plus profondes.

Personne ne lui avait jamais dit que Dieu n’afflige pas volontiers les enfants des hommes, mais qu’Il les châtie pour leur bien comme un père le fait d’un fils qu’il agrée.

Autrefois Friedli était berger ; intelligent et travailleur, il gagnait largement de quoi vivre et il avait fort bonne opinion de lui-même.

Aussi, lorsque le frère hospitalier qui l’avait soigné pendant sa maladie lui avait annoncé sans beaucoup de ménagements qu’il serait aveugle pour la vie, le pauvre Friedli s’était rebellé contre cette dispensation de Dieu qu’il regardait comme un châtiment injuste et immérité.

Un peu plus tard, en traversant un pont, il entendit le bruit du torrent qui écumait dans la gorge sauvage, la tentation l’envahit, forte, irrésistible ; il voulait mettre fin à une existence qu’il jugeait intenable.

Mais à ce moment-là, l’image de sa bonne mère se présenta à son imagination, il lui sembla entendre sa douce voix lui disant comme jadis : « Friedli, ne t’écarte pas de la foi et n’oublie pas de prier Dieu de te garder ».

Et maintenant, le cœur du blessé s’en allait tout entier vers cette tendre mère qui l’aimait tant, et qui était si loin de lui dans sa chaumière de la Forêt-Noire. Mais il ne voulait pas retourner auprès d’elle les mains vides.

Son père était mort ; lui, Friedli, était l’aîné de six frères et la mère n’avait pas toujours de quoi les nourrir. Voilà pourquoi Friedli cherchait à gagner ce qu’il pouvait, ne vivant que de pain noir et ne buvant que de l’eau, pour rapporter enfin à sa mère ses maigres économies.

Il avait tant espéré du Docteur Geiler dont on vantait partout la charitable bonté !

Et maintenant Friedli était couché, aveugle, impotent, incapable de faire un mouvement. Plus d’aumônes à espérer à la porte de l’église, plus d’entrevues avec le charitable Docteur ; et surtout plus d’espoir de retourner auprès de sa mère chérie !

– Oh ! si je pouvais mourir ! avait répété bien des fois le malheureux durant les heures interminables de cette longue nuit.

Lorsqu’enfin les premières lueurs du matin vinrent éclairer le triste réduit dans lequel il était couché, le pauvre aveugle, révolté contre Dieu et désespéré quant à lui-même, continuait à se lamenter.

En vain son chien fidèle venait-il lui lécher le visage et les mains en signe d’affection ; il le repoussait durement, et lorsque le bon Conrad arriva lui apportant un bol de lait chaud pour son déjeuner, Friedli lui répondit avec amertume qu’il ne voulait ni boire ni manger et qu’il n’avait d’autre désir que d’en finir avec sa misérable existence.

– Non, Friedli, ne parle pas ainsi, c’est un péché de le faire, dit la voix claire du petit Mathis qui venait d’entrer dans le grenier. Il prit des mains de Conrad le bol de lait fumant et le porta à l’aveugle avec son petit pain beurré.

– Mange, Friedli, cela te fera du bien ! et l’enfant caressait la main calleuse du mendiant tout en donnant encore une bonne parole au pauvre chien.

Friedli, le cœur réchauffé par la sympathie de l’enfant, accepta ce qu’il lui offrait. La bonté de Mathis agissait comme un rayon de soleil sur ce cœur endurci et comme gelé par le malheur.

Friedli se mit à parler, de sa tendre mère d’abord, de la terrible maladie qui l’avait laissé aveugle, de son désir intense de retourner à la maison, de l’amère déception qu’il éprouvait d’être venu à Kaiserberg sans avoir pu parler au bon Docteur Geiler et sans avoir recueilli des aumônes à la porte de l’église.

En racontant cette longue histoire, interrompue quelquefois par les naïves questions de l’enfant, il semblait à Friedli que son cœur était soulagé d’un poids bien lourd.

Sans se l’expliquer à lui-même, il se sentait moins malheureux ; n’avait-il pas trouvé des oreilles prêtes à l’écouter et un cœur prêt à le comprendre ?

Les yeux du petit Mathis étaient humides de larmes.

– Ne te tracasse pas, Friedli, fit-il, je parlerai de toi à mon bon cousin ce soir même ; il viendra te voir et te fera reconduire auprès de ta mère.

Avec cette promesse il sortit en courant, suivi du chien, et se dirigea vers la maison où sa marraine et son illustre visiteur étaient assis devant la table du déjeuner.

Habituellement, le chien n’aimait pas les enfants ; il avait de bonnes raisons pour cela ; mais, chose étrange, il répondit sans hésiter à l’appel de Mathis et le petit garçon et l’épagneul se précipitèrent ensemble dans la salle à manger toute reluisante de propreté.

– En bas ! en bas ! cria la marraine épouvantée ; Mathis, chasse donc cet horrible animal ! Puis, se tournant vers Brandt :

– Messire, je vous prie de bien vouloir excuser cet enfant gâté !

En parlant ainsi, la vieille dame se leva vivement et, ouvrant la porte extérieure, chercha à faire sortir le chien qui se cachait derrière Mathis.

– Marraine, je vous en supplie, ne le renvoyez pas, supplia l’enfant de sa voix la plus câline. J’ai besoin de lui car, aujourd’hui, je dois aller mendier à la porte de l’église pour notre pauvre aveugle. Dites, marraine, vous êtes d’accord ? et sa petite main flattait doucement le chien qui tremblait.

La pauvre Ursule, bouleversée déjà par la subite irruption d’un chien couvert de boue dans sa chambre si bien tenue, sembla perdre complètement la tête en entendant l’étrange proposition de son filleul.

Elle fixa sur le petit garçon des yeux épouvantés, se demandant évidemment si elle rêvait encore.

La situation, d’un comique achevé, amena un sourire involontaire sur les lèvres de Brandt qui en était le témoin silencieux.

Mathis s’en aperçut aussitôt et ce vague encouragement lui rendit son aplomb. Il prit sa marraine par la main et la reconduisit au siège qu’elle avait abandonné. Puis, avec une douce insistance, il renouvela sa requête.

– Sûrement tu ne diras pas non, chère marraine. Le chien du pauvre aveugle sait très bien ce que nous avons à faire.

L’intelligent animal, voyant qu’on le regardait, se dressa sur son séant et prit entre ses dents le bonnet de velours de Mathis comme pour quêter quelque chose.

Ursule se mit à rire malgré elle. Alors l’enfant raconta le désespoir de Friedli, son ardent désir de retourner auprès de sa mère et comment l’idée lui était venue à lui, Mathis, de prendre la place du mendiant à la porte de l’église et de procurer ainsi au pauvre homme les ressources dont il avait besoin.

Le petit garçon parlait simplement, mais avec tant de cœur que plus d’une fois, Brandt et Ursule sentirent leurs yeux se mouiller de larmes en l’écoutant.

– Voyez, chuchota Ursule à Brandt, quel enfant que mon Mathis I Il ne peut voir un malheur sans que son cœur en soit ému ; il donnerait la dernière goutte de son sang pour secourir un malheureux.

– Oh I Madame, repartit Brandt, cultivez soigneusement le trésor d’un cœur compatissant, car c’est là un bien plus précieux que tout ce que le monde peut offrir.

Et quant à toi petit homme, continua-t-il en se tournant vers Mathis, ce n’est pas ton affaire d’aller mendier à la porte de l’église ; tu ne dois pas non plus t’y faire accompagner par le chien de ce mendiant. Vous troubleriez tous deux le service divin.

Je te promets de m’entendre aujourd’hui avec le Docteur pour porter secours au pauvre Friedli.

Tout au fond de son cœur le petit garçon regrettait de devoir renoncer à son beau projet, mais il était habitué à obéir. Il ramena donc tout tranquillement le chien à son maître, et réjouit celui-ci en lui racontant ce que le Docteur Brandt s’engageait à faire pour lui.

Pendant ce temps, toutes les cloches de la ville s’étaient mises à carillonner, rappelant aux fidèles l’heure du service.

Ursule prit son favori par la main et, accompagnés par Sébastien Brandt, ils se rendirent à l’église paroissiale.

Le vaste édifice était rempli jusque dans ses recoins les plus reculés. Moines et nonnes avaient déserté leurs cloîtres pour venir écouter le Docteur ; les seigneurs de tous les châteaux voisins étaient présents aussi.

Les nobles dames arrivaient modestement vêtues. Ne racontait-on pas que le Docteur admonestait du haut de la chaire les femmes trop luxueusement parées ?

Ce jour-là Geiler prêcha sur le verset 40 du chapitre 25 de l’évangile selon Matthieu : « En tant que vous l’aurez fait au plus petit de ceux qui sont mes frères, vous me l’avez fait à moi-même ».

Il rappela à son auditoire ce qu’étaient les chrétiens d’autrefois ; comment ils jeûnaient fréquemment, donnant aux pauvres la moitié de l’argent destiné à leur nourriture quotidienne et se contentant eux-mêmes de la nourriture la plus simple.

Il invita son auditoire, composé surtout de gens riches et influents, à pratiquer le jeûne de la même manière, non pour acquérir quelque mérite aux yeux de Dieu, mais en le sanctifiant par des actes de charité et de dévouement.

Il les exhorta à servir Jésus Christ dans la personne des pauvres et des déshérités, leur rappelant cette parole du Sauveur : « Bienheureux les miséricordieux, car c’est à eux que miséricorde sera faite ».

– Le Seigneur, ajouta-t-il, ne nous a pas ordonné de bâtir de vastes couvents, et d’élever de riches églises. Vous qui le faites et pensez ainsi gagner le ciel, ne voyez-vous pas que vous négligez les pauvres et les petits de ce monde, ceux qu’Il n’a pas honte d’appeler ses frères ?

Le jour viendra où Il dira à ceux qui sont à sa droite : « Venez, vous les bénis de mon Père, héritez du royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde ». Et Il n’ajoutera pas : « Parce que vous avez fondé des couvents et construit des cathédrales » mais : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais infirme, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous m’avez secouru ».

Je ne veux pas dire par là que ce soit une chose mauvaise que de construire des monastères et des églises ; ces bâtiments sont nécessaires peut-être ; mais vous vous attachez à ce qui a de l’apparence et vous oubliez le premier et le plus grand des commandements qui est l’amour ».

Le sermon terminé, la bonne marraine, tenant toujours Mathis par la main, rentra chez elle. Son cœur était ulcéré et elle portait bas la tête, car il lui semblait que le Docteur ne s’était adressé qu’à elle dans son discours.

Son premier acte fut donc de se rendre auprès de Friedli. Elle pansa le pied blessé et adressa au pauvre garçon de douces paroles de consolation et d’encouragement.

À midi, elle lui envoya de sa propre table les mets les plus choisis en y joignant un gobelet de vin généreux.

Conrad qui, en toute autre occasion, eût trouvé cette manière de faire fort déplacée, consentit avec plaisir à porter toutes ces bonnes choses à l’aveugle : son cœur avait aussi été touché par le sermon de Geiler.

À Kaiserberg, il n’y avait qu’une voix pour dire que jamais personne n’avait prêché comme l’avait fait le Docteur. Ses paroles émues et solennelles à la fois trouvèrent le chemin de bien des cœurs.

Beaucoup de riches parmi ses auditeurs résolurent de mettre à l’avenir leur opulence au service de Dieu et, parmi les moins fortunés, il s’en trouva plus d’un qui sut se passer du nécessaire pour en secourir de plus pauvres que lui.

Ce soir-là, le Docteur se rendit chez sa tante Ursule.

Chemin faisant, Brandt lui raconta l’histoire de Friedli et comment le petit Mathis avait eu à cœur de secourir le pauvre mendiant.

Le Docteur fut enchanté de ce récit « combien plus vivant que tout ce que j’ai pu dire du haut de la chaire » ajouta-t-il. Aussi, en arrivant chez Ursule sa première question fut : où est l’enfant ? et la seconde : comment se porte le pauvre Friedli ?

– Il va beaucoup mieux, répondit Ursule. Son pied ne le fait presque plus souffrir et j’ai décidé qu’il resterait chez moi jusqu’à sa complète guérison. Je panserai moi-même sa blessure et le soignerai de mon mieux. Quant à Mathis, il s’en est allé jouer avec ses camarades.

– Qu’est-ce donc que cette procession d’enfants ? demanda Brandt qui se tenait debout près de la croisée.

– Miséricorde ! c’est notre Mathis ! s’écria Ursule qui venait de reconnaître son filleul au milieu d’une foule de gamins qu’il semblait diriger.

En effet, il n’y avait pas à s’y tromper ! Tous les garçons de la localité s’avançaient deux à deux, dans un ordre parfait ; à leur tête marchait Mathis ; il avait revêtu une tunique blanche par-dessus ses autres vêtements et portait à la main une petite sonnette. Il se dirigeait vers le grenier où Friedli était couché.

– Voilà quelque chose qui vaut la peine d’être vu de près, dirent en même temps Geiler et Brandt et, suivis d’Ursule, ils sortirent de la maison et allèrent sans bruit se glisser derrière la porte d’où ils pouvaient tout observer sans être aperçus.

Mathis n’avait pas pu renoncer complètement à son projet de venir en aide à l’aveugle ; aussi, n’osant plus mendier pour lui, s’était-il rendu de maison en maison pour rassembler ses camarades de jeu et les amener auprès du mendiant blessé.

Pour le petit garçon, Friedli personnifiait pleinement ces pauvres dont le Docteur avait parlé à l’église et que le Seigneur Jésus aime. Il avait donc engagé chacun de ses amis à apporter au pauvre musicien, soit de la nourriture, soit l’argent mis de côté pour le carnaval.

Entraînés par la nouveauté de l’aventure, tous ces garçons excités et turbulents, chargés de leurs diverses offrandes, avaient avec enthousiasme suivi le petit missionnaire.

C’était certainement un spectacle fort touchant que présentaient ces enfants, conduits par Mathis et s’approchant du lit de paille de Friedli.

À côté de l’aveugle, le chien était assis tenant le bonnet de son maître entre ses dents ; ses yeux adressaient aux nouveaux arrivants un appel muet mais combien éloquent !

Chaque garçon s’avança à son tour et déposa devant Friedli, qui une pomme, qui des noisettes ou un gâteau ; d’autres laissèrent tomber dans la casquette quelques liards et même des pièces blanches.

Le brave Conrad, pétrifié d’étonnement, assistait à cette scène avec une émotion qu’il ne cherchait pas à contenir.

Lorsque le dernier des enfants eut apporté son offrande, ils firent tous cercle autour de Mathis qui, déposant sa cloche à terre, joignit les mains et pria à haute voix :

– Seigneur Jésus, disait le petit garçon, je t’en prie, fais que Friedli ne soit plus aveugle ; guéris son pied et ramène-le auprès de sa bonne mère.

Et quand nous te verrons dans le ciel, Seigneur Jésus, tu nous diras comme mon cousin le docteur nous l’a rappelé aujourd’hui : tout ce que vous avez donné à Friedli, vous me l’avez donné à moi. Amen.

Le docteur Geiler, profondément ému, s’avança alors au milieu des enfants qui reculèrent tout effrayés à son approche. Il prit Mathis dans ses bras et dit gravement :

– Aie foi en Dieu, mon enfant bien-aimé, et un jour tu feras de grandes choses pour sa gloire.

(Ce sont les paroles même adressées par Jean Geiler au petit Mathis Zell, qui devait plus tard être employé par Dieu pour répandre en Alsace les vérités prêchées par les Réformateurs).

– Comme vous, Révérend Docteur ? demanda l’enfant en fixant ses yeux limpides sur l’imposant visage du prédicateur.

– Ah ! fit le Docteur, serrant Mathis sur son cœur, il est bien vrai que le royaume des cieux est pour ceux qui lui ressemblent.

Puis, voyant que tous les yeux étaient fixés sur lui, il parla aux enfants du Seigneur Jésus qui, en traversant ce monde, avait tant aimé les petits enfants ; comment Il les appelait à Lui pour les bénir et que même les plus jeunes parmi eux pouvaient faire quelque chose pour ce bon Sauveur.

Ici le discours fut interrompu par un gros sanglot ; c’était le petit Samson Hiller qui s’était caché derrière la porte du grenier et pleurait amèrement.

– Pourquoi pleures-tu, mon enfant ? demanda Brandt.

– Oh ! sanglota Samson, notre Seigneur Jésus Christ ne peut pas m’aimer ; je suis tellement mauvais ; sûrement je dois aller en enfer.

– Qu’as-tu donc fait, pauvre petit ?

Samson était pâle comme la mort et tout bas il murmura :

– Mathis vous le dira.

Mais Mathis restait muet, ne voulant pas dénoncer un camarade. Cependant Samson insistait :

– Dis tout ce que tu sais ; ils me puniront mais alors je serai tranquille.

Alors Mathis, encerclant de ses bras le cou du Docteur, lui souffla tout bas à l’oreille :

– C’est lui qui a coupé la corde du chien de l’aveugle et c’est sa faute si Friedli est tombé dans le fossé.

– Certainement, ce fut-là une très mauvaise action, dit Geiler. Mais, n’est-il pas vrai, Samson, au moment où tu la commettais, tu n’en as pas mesuré les conséquences ?

Si tu avais su ce qui arriverait au pauvre homme, tu n’aurais sans doute pas coupé la corde.

L’enfant secoua la tête tristement puis, cachant son visage dans ses mains, il déclara :

– Je l’ai fait exprès pour le faire tomber ; et quand je l’ai vu rouler dans le fossé, j’ai bien ri. Je mérite d’être sévèrement puni.

– En vérité, ces enfants nous enseignent bien des choses, fit le Docteur en se tournant vers Brandt.

Jamais, dans toute mon expérience, je n’ai rencontré un repentir aussi sincère.

Puis, revenant à Samson qui pleurait amèrement, il lui parla avec tendresse :

– Prends courage, mon enfant. Ton péché est pardonné pour l’amour de Jésus qui l’a porté sur la croix.

– L’a-t-Il vraiment fait, Messire Docteur ? demanda Samson.

– Oui, mon fils, la Parole de Dieu le dit et tu peux le croire. Et dans ce moment il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un pécheur qui se repent.

Mais il te reste une chose à faire ; tu dois demander pardon à Friedli. Sûrement notre Dieu qui sait faire sortir le bien du mal a permis que cet accident devienne une cause de bénédictions pour lui aussi.

Que penses-tu de tout ceci, bon Friedli ? Je suis bien persuadé que tu ne regrettes plus d’être tombé dans le fossé.

Le pauvre Friedli, très confus de se trouver entouré par tant de visiteurs et d’être l’objet de tant de sollicitude, ne sut que murmurer quelques phrases indistinctes en réponse à la demande de Geiler.

Cependant Samson, s’agenouillant près de la paillasse, prit sa main dans la sienne et supplia :

– Friedli, je t’en prie, pardonne-moi. Je suis si triste de t’avoir fait du mal. Jamais je ne l’oublierai, même si je vivais cent ans.

– Friedli, dit le docteur, entonne pour nous le Te Deum laudamus, Grand Dieu ! nous te bénissons.

Enchanté de l’honneur qui lui était fait, Friedli chanta de sa voix mélodieuse ; la bonne Ursule et les deux doctes amis unissaient leurs accents aux notes claires des enfants qui répétaient de tout leur cœur le cantique d’actions de grâces.

Pendant le chant, Mathis tenait la main de l’aveugle, ses beaux yeux fixés sur sa pâle figure avec une expression de tendre sympathie.

Samson, lui, regardait à terre, trop triste encore pour oser prendre part à la joie générale.

Brandt observait les deux petits garçons avec intérêt et, le chant du cantique achevé, il demanda au Docteur :

– Qu’en sera-t-il dans l’avenir, de ces deux enfants ?

– Dieu seul le sait, répondit Geiler, mais ce que nous pouvons dire, c’est qu’Il s’occupe et de l’un et de l’autre.

La troupe joyeuse des garçons se dispersa, mais le Docteur resta auprès de l’aveugle. Il écouta sa longue histoire, il le consola et lui promit aide et protection.

Friedli n’était plus le même homme ; ce jour mémorable avait marqué un changement dans sa vie. Il n’était plus seul, abandonné, repoussé de tous ; une profonde reconnaissance remplissait son cœur. Pourtant une douleur morale le rongeait encore. Aveugle ! il était aveugle et il le serait toujours.

C’était là une épreuve qu’il ne pouvait accepter et lorsque le Docteur eut cessé de lui parler, son angoisse trouva son expression en une interrogation désespérée :

– Mais pourquoi dois-je être aveugle ? Dites-le moi, je vous en supplie.

– Écoute, Friedli. À ton pourquoi, je ne puis donner qu’une seule réponse : c’est Dieu qui le veut ainsi. Accepter sa volonté, quelle qu’elle soit, dans toutes les circonstances de notre vie, c’est le secret du bonheur ici-bas.

La lumière divine vint-elle illuminer l’âme de Friedli ? Nous ne saurions le dire ; mais en tous cas, la visite du Docteur le laissa plus paisible et plus heureux.

Le pauvre garçon resta dans la maison d’Ursule jusqu’après la fête de Pâques ; bien souvent sa solitude fut égayée par la visite de Mathis et de son ami Samson Hiller.

Puis, lorsque revint la belle saison, Brandt repassa par Kaiserberg, prit Friedli avec lui et le raccompagna chez sa mère dans la Forêt-Noire.

Le Docteur Geiler continua à travailler et à prêcher à Strasbourg pendant une trentaine d’années encore. Il refusa tous les postes qui lui furent offerts à Augsbourg, à Bâle et à Fribourg, et resta fidèle à sa bien-aimée Alsace.

Geiler jouissait de la faveur du bon empereur Maximilien 1er ; celui-ci venait souvent à Strasbourg et le Docteur lui présenta ouvertement le salut par le sang de Jésus. Le reçut-il ? C’est ce que le jour de Christ manifestera.

Le Docteur supplia l’empereur d’abolir la torture ; il réussit à obtenir l’adoucissement du sort des prisonniers ; de plus, il demanda qu’ils reçoivent les consolations de l’Évangile, lesquelles, selon l’usage barbare du temps, étaient refusées aux criminels.

Geiler mourut en 1510, à l’âge de 64 ans. Les pauvres le pleurèrent comme leur père.

Ceux de ses discours qui nous ont été conservés témoignent abondamment qu’il fut un fidèle serviteur de Dieu et un vaillant témoin de Christ en des jours où les vérités dont nous jouissons maintenant étaient encore ensevelies dans l’oubli.

C’est au moment où se termina la carrière de Jean Geiler que la lumière de la Parole de Dieu pénétrait dans le cœur de Luther, dans le couvent où il avait en vain cherché la paix.

Quelques années plus tard, cette lumière devait jaillir comme une flamme brillante…