
1. Mésaventure dans les bois
C’était par une brillante et chaude journée de juin. L’ardeur du soleil n’était tempérée par aucune brise.
Dans la profonde embrasure d’une fenêtre du manoir de Maupertuis était assise une jeune fille, dont les yeux brun exprimaient toute la gaieté de son âge ; sa boîte à ouvrage était posée sur une table auprès d’elle, et sur ses genoux s’entassaient des flots de rubans de satin blanc.
À côté d’elle, une autre jeune fille, qui semblait heureuse et pensive, disposait des fleurs dans des vases. Elle écoutait en souriant le gai babil de sa cousine Hélène, dont la langue était aussi active que les doigts.
Dans un coin du salon, le propriétaire du château, M. Malrec, écrivait la liste des libéralités qu’il voulait distribuer parmi les pauvres et les malades, à l’occasion du prochain mariage de Ruth, sa fille unique.
M. Malrec était le bienfaiteur de tous les alentours, et dans bien des chaumières on avait eu maintes fois lieu de bénir le jour où, par suite du testament du dernier propriétaire de Maupertuis, il était entré en possession du manoir et du riche domaine qui en dépendait.
– Mais que peut donc être devenu Alfred ? s’écria Hélène en regardant impatiemment par la fenêtre. Je ne puis achever mon travail sans les fleurs qu’il doit apporter. Ton frère n’a pourtant pas l’habitude d’être lambin.
– Mais tu oublies qu’il y a plus de quatre kilomètres d’ici à la ville, et que la chaleur est excessive. J’ai été contrariée quand j’ai su que tu l’avais envoyé faire cette course !
– Tu sais que tous sont très occupés par les préparatifs de ton mariage, et d’ailleurs, ajouta Hélène en riant, j’ai pensé que c’était rendre service à la famille que d’éloigner ce malin garçon pendant quelques heures ! Je crains que tu ne l’aies terriblement gâté, Ruth !
– Oh ! comment peux-tu dire cela ? répondit en souriant la jeune fiancée.
– Oui, comment Hélène peut-elle parler ainsi ! s’écria gaiement une voix du dehors, et l’on vit entrer, non par la porte, mais bien par la fenêtre, un garçon de quatorze ans, le teint animé, la chevelure humide, dont les yeux bleus avaient un regard si franc, qu’il semblait qu’on puisse lire jusqu’au fond de son âme.
– Eh bien, chevalier vagabond, s’écria Hélène, affectant un air de reproche, qu’est-ce donc qui a pu te retenir si longtemps ? Que t’est-il arrivé ? Tes habits sont déchirés et tu as la figure égratignée.
– As-tu eu un accident, Alfred ? s’écria sa sœur.
– Oh ! je me moque pas mal de quelques égratignures à la figure ou d’un accroc à mon habit, répondit Alfred, mais voici ce qui me désole ; tiens, regarde, j’ai aplati comme une galette ton carton de fleurs ; et, vexé, le jeune garçon jeta, plutôt qu’il ne posa sur la table, une boîte en carton léger, réduite à un état déplorable.
– Oh ! comment as-tu pu arranger cela de la sorte ? s’écria sa cousine en regardant, l’air déçu, les pauvres fleurs froissées.
– Qu’importe, mon cher Alfred, dit Ruth affectueusement, tu as été bien gentil d’aller toi-même à Rouen pour chercher ces fleurs.
– Et même les écraser, n’est-ce pas ? répondit son frère.
– Mais je ne crois pas qu’elles soient bien endommagées, dit Ruth en prenant une fleur. Un petit coup par-ci, par-là, vois-tu comme elles redeviennent charmantes !
– Qu’elles le soient ou non, je sais bien ce qui est charmant, s’écria Alfred en regardant sa sœur et en se disant qu’Édouard Liel devait s’estimer bien heureux d’avoir une pareille fiancée.
Enfin, j’espère qu’il n’y aura pas trop de mal, après tout. J’ai bien cru que tout serait perdu quand je suis tombé, le pied sur la boîte !
– Comment donc est-ce arrivé, petit maladroit ? demanda Hélène.
– L’histoire n’est pas longue, dit Alfred en s’asseyant et en faisant de son chapeau de paille un éventail. Comme il faisait une chaleur épouvantable, j’ai pensé que je serais rôti si j’allais tout droit à travers la plaine.
– Tu es allé par le bois ? dit Ruth.
– J’ai cru que je pourrais me frayer un passage dans le fourré, j’ai quitté le sentier et me suis aventuré parmi les buissons. Tantôt c’était une ronce qui s’accrochait à ma veste, tantôt je me trouvais aux prises avec les longues guirlandes d’un églantier sauvage ! et enfin je me suis tout à coup senti piquer au cou en dedans de mon col, et Alfred porta la main à l’endroit sensible.
Enfin, ne sachant plus que devenir entre les églantiers, les ronces et les guêpes, j’ai laissé échapper la boîte et je suis tombé le pied dessus.
– Eh bien ! il aurait pu arriver quelque chose de pire ! dit Ruth.
– Et cela t’a appris, j’espère, dit Hélène, que la route la plus droite est la plus courte et la plus sûre.
– Oui, la droiture est une des choses importantes que Dieu demande de ses enfants, dit alors M. Malrec qui s’était rapproché des jeunes gens.
– N’est-ce pas la droiture qui a porté Édouard Liel à renoncer à cet emploi qu’il aurait obtenu en laissant croire qu’il était de quelques semaines plus âgé ?
Au nom de son fiancé, Ruth leva les yeux sur son père et ses joues se colorèrent en écoutant la réponse.
– Je pense, répondit M. Malrec, qu’en cette occasion, Édouard s’est laissé guider par la crainte et l’amour de Dieu.
Alfred jeta un coup d’œil sur sa sœur et put voir comme elle était heureuse d’entendre l’éloge de son fiancé sortir de la bouche de son père.
– Eh bien, Édouard n’a pas tardé à en recevoir la récompense, dit le jeune garçon; comme c’est heureux que, moins d’un mois après, le poste qu’il va remplir soit devenu vacant d’une manière si inattendue, et que tu aies pu l’obtenir pour lui !
Ah ! quelle différence, si le domaine avait été légué à notre cousin Berçon au lieu de t’être donné !
– Je serais encore à travailler dans l’étude de mon notaire, dit M. Malrec en souriant.
– Et moi, j’aurais été élevé pour être commis toute ma vie, et Ruth, la pauvre Ruth, aurait ressemblé à l’une de ces fleurs pâles et étiolées par l’air enfumé d’une ville malsaine.
Ah ! si notre grand-oncle n’a fait que cela de bien, il a en tout cas fait une bonne chose le jour où il t’a légué le manoir et le domaine.
– Le cousin Berçon ne pense pas ainsi, je crois bien, dit Hélène en riant.
– Oh non ! s’écria Alfred ; c’est un misérable avare qui tondrait un œuf, qui…
– Ne jugeons pas les absents, mon ami, dit M. Malrec.
– Il vaut mieux parler d’autre chose, dit Alfred.
– J’ai reçu un billet de Sophie, dit Ruth.
– Sophie ! mais comment n’est-elle pas encore ici ? Je croyais qu’elle devait arriver aujourd’hui. Je t’avais entendue donner l’ordre de préparer la chambre de chêne.
– Elle va arriver, mais elle désire ne pas occuper cette chambre.
– Que veux-tu dire ? demanda Alfred.
– Elle le dit dans son billet ; le voici.
– Prétends-tu, continua Alfred d’un air amusé, que Sophie ait peur de coucher dans cette chambre, parce qu’elle se figure qu’elle est hantée ?
– Non, pas exactement, dit Ruth en présentant la lettre à son frère, mais elle parle de souvenirs pénibles.
– Ah ! voici ! Et le jeune homme lut des passages de la lettre que sa sœur venait de recevoir de son amie.
« Ne te moque pas de moi en m’appelant absurde, mais la pensée d’occuper une chambre dans laquelle votre pauvre oncle est mort brûlé, m’ébranlerait trop les nerfs ».
– Oh ! les nerfs, s’écria Alfred, qu’elle était sage, la vieille dame qui se réjouissait d’être née avant que les nerfs aient été inventés !
– Cela ne te fera rien de changer de chambre, Alfred ?
– Mais je crois bien ! répondit le jeune garçon ; je ne pourrai que gagner au change. Des panneaux de chêne au lieu d’un vulgaire papier ; un plafond sculpté au lieu d’un plafond en plâtre ; des vitraux coloriés au lieu de carreaux tout ordinaires !
Je voudrais que tout le monde se figure que cette belle chambre si sévère est hantée, afin de la garder pour moi, même avec ses revenants.
2. La chambre aux lambris de chêne
Cette soirée du mardi se passa très gaiement au manoir ; on reçut la visite de quelques voisins, Sophie arriva de Paris avec un bagage considérablement augmenté par des caisses et des cartons qu’elle avait été chargée d’apporter à la fiancée.
Les chants, les plaisanteries, les causeries alternaient avec les préparatifs d’un mariage à la campagne, aux fêtes et aux réjouissances duquel devaient prendre part même les pauvres des environs.
Alfred était le plus gai, le plus bruyant des maîtres de cérémonies. Il ne voyait que joies en perspective dans ce mariage ; il n’avait pas même à redouter la séparation, la résidence de sa sœur n’étant éloignée que de quelques kilomètres.
Il était tard lorsque la joyeuse compagnie se sépara.
Ce fut d’un pas léger que notre jeune garçon, sifflant un gai refrain, se retira dans la chambre aux vieux lambris ; mais il y avait quelque chose de si solennel dans l’aspect de cette pièce que, dès qu’il y fut entré, s’il ne devint pas triste, du moins ses refrains cessèrent de se faire entendre ; sa bougie solitaire jetait une lueur si lugubre sur les panneaux sculptés, sur les meubles massifs, sur le lit aux lourdes draperies, qu’elle ne paraissait servir qu’à rendre l’obscurité plus sensible.
Un des piliers du lit, noirci et en partie calciné, rappelait encore la mort dramatique du dernier propriétaire.
Alfred l’examina en tressaillant et se sentit moins disposé que dans la journée à rire aux dépens de Sophie. Ses pensées se reportaient sans cesse sur ce malheureux vieillard qui, un soir, était entré dans cette chambre pour y chercher le repos et avait pris place dans ce lit, loin de prévoir qu’il ne s’en relèverait pas.
C’était là même qu’il s’était couché, sa bougie sur la table auprès de lui. Là, il s’était endormi, hélas ! et son réveil affreux avait à peine précédé sa mort !
Alfred trouva ces pensées bien sombres après la gaieté de la soirée. Il se hâta de se déshabiller, éteignit sa lumière, et se mit au lit ; il chercha le sommeil, mais sans le trouver. Il voulut penser à Ruth, à son mariage, à son bonheur, mais toujours son esprit se reportait sur ce pauvre vieil oncle qui, sans prémonition, sans préparation, était mort… brûlé !
– Je crois vraiment que cette chambre est restée pleine de cette chaleur suffocante ! s’écria enfin Alfred en proie à une agitation fiévreuse. Je puis à peine respirer ! Que j’ai donc été sot de ne pas laisser la fenêtre grande ouverte !
Il se leva et chercha à tâtons, en suivant le mur, sa voie vers la fenêtre. En passant ainsi la main sur les panneaux, il en sentit un céder sous la pression. Il eut bien un peu de honte du soubresaut que la surprise lui avait causé ; mais, sa curiosité étant éveillée, il appuya plus fortement et acquit la conviction que le panneau était mobile.
« J’ai peut-être fait une grande découverte, se dit-il à mi-voix ; c’est sans doute une cachette où sont enfermés des trésors de famille ou des bijoux.
Si, au moins, la chambre n’était pas si obscure. Il faut que je rallume ma bougie. Mais où vais-je trouver la boîte d’allumettes ? »
En tâtonnant pour la trouver, il renversa le bougeoir et frissonna à ce bruit soudain au milieu du silence. Il se passa quelques minutes avant que sa bougie fût allumée.
Alfred retourna devant le lambris. Il remarqua une ligne noire, y introduisit son couteau, puis ses doigts, et enfin sa main ; quand la planche fut assez déplacée, il en retira un rouleau de parchemin et, pressé par une vive curiosité, il s’assit près de la table où il avait disposé sa lumière pour examiner sa trouvaille.
« Qu’est-ce que ce document si long, écrit en gothique et avec un gros cachet rouge au bas ? Je crois vraiment que je n’y pourrai rien comprendre. Ah! voici une date ; elle va sans doute m’apprendre que cet acte est vieux de plusieurs siècles.
Mais, non : dix-huit cent trente-huit, ce n’est que dix ans avant ma naissance. Voilà des signatures au bas. Quelle écriture ! c’est presque illisible ! Joseph Malrec ; mais c’est le nom de mon grand-oncle.
Cela doit être quelque acte relatif au domaine. Tâchons de déchiffrer le commencement ».
Et Alfred roula le long parchemin depuis le bas. En tête, il lut : « Dernières volontés et testament de Joseph Malrec ».
Alfred eut froid en lisant ce titre. Comme il n’avait l’habitude, ni de cette sorte d’écriture, ni des formules et des répétitions usitées par les hommes de loi, ce fut avec quelque peine qu’il continua son examen et parvint à découvrir un sens à toutes ces expressions nouvelles pour lui.
C’était une description longue et minutieuse du domaine, qui remplissait une centaine de lignes, dont la dernière fit trembler sa main et battre son cœur :
À mon neveu Thomas Berçon et à ses héritiers », avait-il lu !
Alfred ne put pas, ne voulut d’abord pas en croire ses sens ; il se frotta les yeux comme si sa vue avait été trouble. Il se secoua dans l’espoir de se réveiller de ce qu’il souhaitait n’être qu’un rêve, et regarda encore ce parchemin jauni, où le nom qu’il détestait lui apparut plus distinct que jamais.
Alfred lut et relut ce testament, espérant toujours découvrir qu’il s’était mépris sur sa signification. À force de l’étudier, il fut enfin convaincu que, quoique par sa naissance son père fût le parent le plus proche du testateur, il n’était fait aucune mention de lui dans ce testament, et que le vieillard avait légué le manoir de Maupertuis, avec les terres environnantes, les champs et les bois, à son neveu Thomas Berçon et à ses héritiers !
Dans un violent accès de rage, Alfred lança le malencontreux parchemin sur le plancher, et s’abandonna à un profond désespoir.
3. Le feu
« Que dois-je faire ? que faut-il que je fasse ? répétait avec angoisse le malheureux Alfred. Ah ! que je voudrais n’avoir jamais vu ce détestable testament ! Que dois-je faire? le porter à mon père dès qu’il fera jour ?
Oui, c’est certainement là ce que dictent le devoir et l’honneur ; mais il est si noble, si intègre, qu’il voudra sur-le-champ proclamer l’existence d’un acte qui le dépouille entièrement, le réduit presque à l’indigence, le contraint de recommencer sa vie et de travailler pour gagner son pain de chaque jour.
Je ne puis faire cela, non, je ne le veux pas ! » s’écria Alfred en quittant brusquement le grand fauteuil et en se mettant à marcher en long et en large dans la pièce.
Édouard n’a pas assez de fortune pour que ma sœur puisse l’épouser, si elle ne lui apporte pas de dot ; je verrais donc briser toutes les espérances de bonheur de Ruth, et c’est moi qui lui porterais ce coup ! »
Et puis, comme s’il eût voulu entasser les uns sur les autres des arguments qui puissent étouffer la voix de sa conscience :
« Ce n’est pas comme si Berçon avait droit à quelques égards, ou s’il était capable de faire un bon usage de sa fortune. La construction de l’école serait aussitôt arrêtée, toutes les pauvres veuves que mon père soutient n’auraient d’autre refuge que l’hospice.
Ce serait de la cruauté, de la méchanceté de sacrifier tout d’un coup tant d’intérêts à celui d’un misérable qui ne se soucie que de lui-même sur la terre ».
– Ah ! Alfred, tu te trompes toi-même. Ce n’est pas à Thomas ni à aucun mortel que ce sacrifice est à faire. C’est à la simple obéissance au Seigneur.
Notre ennemi est toujours prêt à nous persuader que ce qui nous convient doit être juste ; qu’en ne nous détournant qu’un peu, seulement un peu, du sentier étroit et direct du devoir, nous pouvons encore marcher paisibles et heureux.
Nous entendons une voix qui répète à notre cœur : on peut faire un peu de mal pour produire un grand bien ; mais cette voix, c’est celle du diable.
Sous l’heureux toit paternel, Alfred avait été préservé de beaucoup de tentations. Il était généreux, affectueux, sincère, bienveillant, et quant à l’obéissance extérieure aux commandements, Alfred aurait presque pu dire comme le jeune homme riche de l’Évangile : j’ai observé toutes ces choses dès ma jeunesse.
De la droiture de ses intentions et de la conviction intime que sa conduite était irréprochable était née une confiance en sa propre force, en son propre honneur, en son pouvoir de résister à la tentation qui avait sa racine secrète dans l’orgueil. Et voici que, comme celle du jeune Israélite, l’obéissance d’Alfred était mise à l’épreuve.
Il était appelé à renoncer à tout ce qu’il possédait pour être fidèle à son Sauveur ! Sa résolution fléchissait, son orgueil cédait, son honneur ne pouvait résister à l’épreuve ! Comme celui auquel nous l’avons comparé, c’est le cœur triste et la conscience troublée qu’Alfred se détournait du devoir qui lui semblait trop dur à accomplir.
Il raisonna, il discuta en lui-même jusqu’à ce qu’il fût à moitié convaincu que Dieu ne pouvait lui demander de ruiner sa famille.
« Je vais brûler ce parchemin et j’oublierai qu’il ait jamais existé ! » s’écria Alfred en prenant tout à coup une résolution, et il ramassa le testament qu’il avait jeté sur le plancher. Il le tint au-dessus de sa bougie ; la fumée le noircit, la chaleur commença à le racornir.
Mais il se dit qu’il faudrait bien longtemps pour le brûler ainsi, et qu’il ne pourrait supporter la torture d’accomplir lentement et de sang-froid ce qu’au fond de son âme il sentait bien devoir être un crime.
– Je le brûlerai dans la cheminée » ; mais on était en été, l’âtre était vide, il n’avait sous la main aucun combustible. Il chercha en vain quelque lettre dans ses poches et autour de lui, il n’y avait aucun livre, si ce n’est sa Bible !
Il mit son mouchoir dans la cheminée, après y avoir réuni quelques petits chiffons de papier qu’il avait trouvés dans un tiroir, il plaça le parchemin sur le tout, mit le feu avec sa bougie, puis tourna le dos à la cheminée, n’ayant pas la force de voir s’accomplir son œuvre de destruction.
Mais la cheminée avait été bouchée pendant l’été, et la fumée, au lieu de s’élever, vint remplir la chambre dont l’atmosphère devint étouffante. Alfred revint vers la cheminée : le mouchoir avait brûlé sans flammes, le parchemin avait été noirci mais non consumé !
– C’est ici, dans cette chambre même où il est mort brûlé, que je tente de détruire par le feu l’expression de ses dernières volontés ! Ne puis-je pas choisir un autre lieu, un autre moyen ? »
Alfred retira le parchemin de la cheminée.
– Mon Dieu, aie pitié de moi, dit-il en se sentant défaillir. Qui aurait jamais pu prévoir que je me rendrais coupable d’une pareille faute ? Ces traces de fumée parlent pour m’accuser. Si le feu lui-même perd son pouvoir destructeur, je dois voir là un signe que taire la vérité est un crime devant Dieu.
– Je ne vais plus différer, je vais sur-le-champ porter le testament à mon père. Tout souffrir est préférable à l’affreux remords qui me torturerait ».
Il fit quelques pas vers la porte, puis s’arrêta…
– Qu’est-ce que j’allais faire ? N’est-ce pas mettre le feu à une traînée de poudre dont l’explosion doit détruire tout ce que j’ai de plus cher ?
Ruth, ma sœur chérie, comment pourrais-je contempler ta douleur, entendre tes reproches ; non, tu garderais le silence, mais au fond de ton cœur ne diras-tu pas : Alfred ne pouvait-il pas m’éviter cette affliction !
– Non, Ruth ne dira, ne pensera jamais cela ! et Alfred s’éloigna de la porte.
Je n’ose pas le brûler, eh bien je l’enterrerai, ou bien je le remettrai dans ce coin d’où je voudrais ne l’avoir jamais ôté. Non, quelque autre l’y découvrirait comme je l’ai fait aujourd’hui. Je vais l’enterrer assez profondément pour que personne ne puisse jamais le retrouver ».
Au moment d’ouvrir la porte, il s’arrêta encore.
« Toute la maison est fermée, on entendrait mes pas dans l’escalier ; je ne pourrais ôter les verrous et les chaînes sans faire de bruit, tout le monde serait en émoi, on me questionnerait et j’en deviendrais fou. Il faut donc attendre jusqu’au matin…
Quoi ! rester encore plusieurs heures en face de cet horrible parchemin ! Je ne puis attendre pendant cette longue nuit dans une indécision aussi cruelle. Mais je puis ouvrir la fenêtre, me laisser glisser ou sauter sur le gazon, et alors enterrer cet objet maudit dans quelque coin caché du jardin ».
Et, d’une main tremblante, il ouvrit un côté de la fenêtre. Comme cet air frais et parfumé de la nuit lui sembla bienfaisant sur son front brûlant !
Il s’habilla à la hâte, mit le rouleau dans son vêtement, monta sur l’appui de la fenêtre puis, sans se préoccuper du danger, il entreprit de descendre en s’aidant du treillage qui soutenait un rosier grimpant ; il arriva à terre non sans avoir jonché le sol de feuilles et de pétales de roses.
4. La terre
La nature avait, pendant cette calme nuit d’été, un aspect enchanteur. Le silence n’était troublé que par les accents du rossignol qui chantait dans le bocage voisin. La lune se levait, brillante dans le ciel bleu, et frangeait d’argent les nuages floconneux qui passaient sur son disque.
Alfred considéra le manoir dont les nombreuses croisées étincelaient au clair de lune.
Tout était si serein, si calme ; la nature semblait revêtue, sous le regard de Dieu, d’une beauté si pleine de sainteté, qu’il en éprouva d’abord une influence salutaire ; mais bientôt il sentit que sa présence devait troubler l’harmonie dont il était entouré.
Pourquoi était-il dehors, quand tous les habitants du manoir étaient plongés dans un paisible sommeil ?
N’était-ce pas dans un but coupable, pour frustrer un parent de son droit, pour offenser la justice, pour réduire au silence la voix de la vérité ?
N’était-ce pas, en un mot, pour commettre un acte qu’il n’oserait confesser à personne, pas même à son ami le plus intime et le plus cher ?
La résolution d’Alfred chancela encore une fois. Il aperçut ensuite entre les arbres la tour de l’antique église ; c’était là que, chaque dimanche il entendait prêcher fidèlement l’Évangile ; c’était là que, dans deux jours, Ruth serait unie à celui qu’elle aimait. Ils pourraient vivre heureux et en paix ; Alfred chargerait sa conscience du poids de ce péché, mais la leur serait à l’abri de tout reproche.
Quand le tentateur veut entraîner une âme dans le mal, il sait aussi bien se servir du lien des affections terrestres que des chaînes de l’orgueil. Alfred avait essayé et presque réussi à endormir sa conscience, en se répétant qu’il n’agissait pas par intérêt personnel et qu’il faisait le sacrifice de sa paix pour le bonheur des autres.
Il détournait son regard du véritable aspect de la question, c’est-à-dire qu’il avait à remplir un simple devoir et qu’il devait demander la force de l’accomplir. Il n’osait prier et craignait de penser à Dieu ; il aurait voulu se soustraire à sa présence.
Même à cette heure de la nuit, Alfred redoutait d’être aperçu du manoir. Il tourna vers la gauche ; ses pas faisaient trop de bruit sur le gravier. Il marcha sur le bord du gazon et se dirigea vers une partie reculée du jardin. Le sombre feuillage d’un cyprès le dérobait complètement à la vue.
Alfred allait commencer à creuser la terre, lorsqu’un bruit soudain le fit tressaillir. C’était tout simplement un oiseau qui s’envolait de l’arbre auprès duquel il se trouvait ; mais la peur fit battre son pouls avec violence. Il regarda de tous côtés avant de se mettre à l’œuvre. Aucun être humain ne se trouvait dans le voisinage, nul son de voix n’était apporté par la brise.
Alfred s’agenouilla pour enlever quelques touffes de gazon ; n’ayant aucun outil commode, il trouva ce travail plus difficile qu’il ne s’y était attendu. La saison étant chaude, le sol était desséché, et il ne put creuser que bien lentement. Dans son inquiétude et dans son impatience d’achever sa pénible tâche, et d’enterrer le parchemin si profondément qu’il ne soit pas exposé à être découvert, les minutes lui semblaient des heures.
Les mains déchirées, meurtries, ensanglantées, le malheureux garçon ayant enfin creusé une tranchée juste assez grande pour contenir le rouleau détesté, il l’y enfonça, le recouvrit de terre qu’il foula bien aux pieds, puis il replaça l’herbe.
Enfin, c’était fini ; Alfred éprouva une sorte de délivrance.
L’horloge de l’église sonnait une heure. Qu’allait-il faire ? Son premier mouvement fut de retourner à la maison ; mais comment y rentrer ? Tout le monde était couché, toutes les portes closes, et il ne pouvait sonner la cloche sans réveiller tout le monde ; remonter à la fenêtre d’où il était descendu était impossible.
« Il faut que j’attende que les domestiques soient levés, se dit-il après un instant de réflexion, et je me glisserai sans être vu de personne ; mais où vais-je passer le reste de cette malheureuse nuit ? Ah ! sous la salle verte, au fond du bosquet ; là je trouverai du moins un banc sur lequel je pourrai m’étendre ».
La température s’était rafraîchie et une abondante rosée s’était répandue comme un bienfait sur la nature ; Alfred se sentait frissonner à tout instant. Il s’étendit sur le banc de bois et ne tarda pas à s’endormir ; mais son sommeil fut troublé de rêves affreux.
Quelles que soient ses visions, elles se rapportaient toutes à ce parchemin : tantôt, après l’avoir déchiré en mille pièces, il voyait les fragments se réunir par magie ; l’instant d’après, il voyait la sacristie de l’église où la souriante mariée allait, selon l’usage, signer pour la dernière fois son nom de fille ; mais Alfred reconnaissait avec horreur que la page du registre paroissial était devenue la feuille de parchemin sur laquelle était écrit le testament.
Il lisait non pas la signature de Ruth… mais celle de Joseph.
Puis, la scène ayant changé, il se retrouva dans la forêt, au milieu des églantiers et des épines, environné de gros frelons qui le harcelaient, et au milieu desquels il cherchait en vain à passer, emportant le fatal rouleau. Il ne pouvait marcher : ses pieds étaient attachés, et pourtant il entendait qu’on le poursuivait.
En luttant pour briser ses liens, l’infortuné dormeur se réveilla.
5. Mis à la question
Alfred Malrec se réveilla, les membres glacés, roidis, et le cœur oppressé par un poids dont il ne se rendait pas compte. Avant même d’être entièrement réveillé, il sentait que quelque événement terrible était arrivé ou allait arriver.
Il se leva et prit lentement le chemin du manoir ; tous les volets étaient encore fermés, nul bruit ne s’y faisait entendre ; il se passerait encore deux ou trois heures avant que la maison s’ouvrît. Il lui parut insupportable d’attendre si longtemps sans autre compagnie que ses pensées mêlées de remords.
Une idée affreuse lui traversa l’esprit : ne serait-il pas un jour exclu du ciel, comme il l’était en ce moment de la maison paternelle ?
Ce péché qu’il n’avait pas repoussé et dont il n’aurait pas obtenu le pardon, ne lui fermerait-il pas pour toujours le ciel ? Alfred ne pouvait supporter ces pensées ; il se mit à marcher d’un pas inégal jusqu’à ce que l’horloge sonne six heures.
Alors il se fit quelque mouvement dans la maison, et le pauvre enfant eut une sensation de bien-être quand il entendit remuer la chaîne et grincer les verrous de la grande porte extérieure. Il résolut d’attendre quelques minutes jusqu’à ce que Marthe, la cuisinière, soit allée au bout de la maison pour accrocher au-dehors les volets de la salle à manger ; il pourrait alors entrer sans être aperçu.
Pendant ce temps, Hélène, qui s’était levée de très bonne heure, avait vu s’arrêter à la grille un enfant portant un panier de fleurs des champs, et elle s’était empressée de descendre pour lui parler : c’était la petite fille de la fermière du château qui, envoyée par sa mère avec de la crème et du beurre frais, s’était avisée d’y ajouter un bouquet qu’elle voulait offrir à la jeune fiancée.
Hélène examinait le panier lorsqu’Alfred, caché derrière les lauriers, l’aperçut et recula. Il lui sembla qu’elle n’en finirait pas de babiller avec la petite paysanne ; mais enfin elle retourna au château : elle montait les degrés du perron quand elle aperçut son cousin.
– Eh bien ! je croyais être la première levée s’écria la jeune fille. Comment as-tu fait pour sortir avant moi ? As-tu donc passé par le trou de la serrure ?
Alfred n’était pas d’humeur à répondre à une question ; il frôla Hélène d’une façon peu courtoise, s’élança dans la maison, gravit quatre à quatre le grand escalier et s’enferma dans sa chambre.
Mais ce lieu n’était pas fait pour lui rendre la paix ; partout où il allait, il portait avec lui le poids de son terrible secret.
Les heures passèrent ; il entendit la cloche qui annonçait la prière en famille et, pour la première fois de sa vie peut-être, il resta sourd à son appel. Comment pourrait-il s’agenouiller et prier quand il était résolu à persévérer dans son péché ?
Comment demander la grâce, quand il n’avait pas le désir de l’obtenir ? Alfred savait que de semblables prières ne seraient qu’une moquerie ; et, cependant, comment pourrait-il vivre sans la prière ?
Quelques instants après, il entendit une autre cloche ; des amis étaient arrivés et c’était l’appel au déjeuner. Il savait que son absence serait remarquée et cependant, il ne pouvait trouver assez de courage pour affronter les regards de toute la famille.
Pendant qu’il hésitait sur ce qu’il devait faire, un petit coup fut frappé à sa porte, et la voix de sa sœur se fit entendre.
– Mon cher Alfred, disait Ruth, ne vas-tu pas descendre déjeuner ? M. Allaire est venu avec ses sœurs pour convenir de bien des choses pour demain. Tu me manques beaucoup ; descends vite, je t’en prie, et viens m’aider à recevoir nos hôtes.
– Je viens, dit laconiquement son frère.
Un éclat de rire général se faisait entendre dans la salle à manger, au moment où il mettait la main sur la poignée de la porte, et Hélène disait avec sa gaieté habituelle :
– Je suis sûre qu’il a vu un revenant.
– Mais le voici ! s’écria Georges Allaire qui, en fait de gaieté, ne le cédait en rien à Hélène.
– Eh bien, maître Alfred ! s’écria la jeune fille, pendant que son cousin échangeait des salutations avec son père et ses amis, on croyait que tu ne ferais jamais ton apparition, et pourtant je suis certaine que tu étais levé d’assez bonne heure.
Le pauvre garçon aurait bien voulu se glisser entre son père et sa sœur, mais Hélène en avait décidé autrement, et il ne put éviter d’accepter auprès d’elle la chaise qu’elle lui avait réservée.
– Maintenant, nous mourons tous de curiosité, surtout Sophie, d’apprendre ce que tu as vu dans la chambre aux lambris, continua la maligne jeune fille en attachant ses yeux noirs et perçants sur Alfred.
Ruth, qui avait deviné le malaise de son frère, quoiqu’elle n’en connût pas la cause, vint à son secours en proposant de différer toutes les questions jusqu’à ce qu’il ait déjeuné.
– Déjeuner ! qui est-ce qui peut parler d’une chose aussi vulgaire, aussi terre à terre, quand il y a un revenant véritable sur le tapis ! Alfred a vu quelque chose, j’en suis certaine.
– Que veux-tu dire ? demanda Alfred, en prenant la ferme résolution de faire bonne contenance aussi longtemps qu’il le pourrait.
– N’est-ce pas une conduite extraordinaire pour un jeune homme, que de sortir de la maison par une fenêtre du premier étage, au lieu de faire usage de la porte ? dit Hélène.
– Qui t’a dit cela ? demanda Alfred.
– C’était une énigme pour moi de savoir comment tu avais pu sortir de la maison sans ôter les verrous, jusqu’à ce que j’aie vu les rosiers qui ont le malheur d’être palissadés sous ta fenêtre.
Le treillage arraché, les jeunes branches cassées et les pauvres roses effeuillées disent assez clairement qu’on s’en est servi comme d’une échelle, quoiqu’elle ait dû être piquante.
Il se fit un profond silence autour de la table quand Hélène cessa de parler, et tous les yeux se tournèrent vers le pauvre garçon ; mais celui-ci ne regarda que son assiette et ne put articuler un seul mot.
– Vraiment, Alfred, dit Sophie, jeune fille aux longs cheveux blonds et aux manières un peu affectées, nous attendons de toi un récit émouvant de tes aventures dans la chambre aux revenants.
– Qu’as-tu donc vu ? demanda Georges.
– Ou entendu ? ajouta sa sœur Cornélie.
– Dis seulement si c’est un fantôme, demanda avec insistance Hélène, en mettant la main sur le bras d’Alfred et en se penchant pour le regarder en face.
La patience du jeune garçon était à bout. Secouant alors la main de sa cousine avec une brusquerie qui ne lui était pas habituelle, il se leva de table en murmurant entre ses dents :
– Il n’y a que les imbéciles qui parlent de fantômes !
M. Malrec parut grave, Ruth troublée, et la contrariété colora d’une vive rougeur les joues d’Hélène. En un instant la gaieté générale se changea en une contrainte pénible ; personne ne trouvait plus rien à dire.
Enfin, pour faire diversion, Édouard Liel parla de tirer à l’arc, et les convives se levèrent de table. Tous quittèrent la salle, excepté Malrec et ses enfants.
Ruth voyait bien que son père était mécontent de l’attitude d’Alfred, et elle le suppliait du regard de ne pas augmenter son irritation par des reproches, car il était évident que le jeune garçon n’était pas en état de supporter même une observation.
– C’est à toi que je le laisse, dit M. Malrec en réponse à sa muette prière, et il s’éloigna, aussi étonné que mécontent de l’inexplicable mauvaise humeur de son fils.
Ruth rangea lentement les fruits et le vin, afin de donner à Alfred, qui feignait de regarder par la fenêtre, le temps de rentrer en lui-même et de se remettre. Enfin, elle lui dit :
– Tu n’as rien mangé, Alfred.
– Je n’ai pas faim, répondit-il froidement.
– Je pense, je crains… es-tu souffrant ?
– Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
– C’est que tout à l’heure tu n’étais pas toi-même. Elle mit doucement la main sur celle de son frère. Peut-être n’en avais-tu pas l’intention, mais tu as fait de la peine à Hélène.
– C’est bien sa faute, murmura Alfred ; je n’ai jamais vu une langue aussi mordante.
– Son caractère est vif et gai, tu sais, mais elle n’a jamais la volonté de vexer personne, et ces jours-ci, je voudrais te voir, ainsi qu’elle, et vous tous, si heureux.
Alfred jeta un regard rapide sur sa sœur et vit qu’elle avait les yeux remplis de larmes.
– N’es-tu pas heureuse ? s’écria-t-il.
– Comment pourrais-je l’être, quand je vois que mon frère a un chagrin qu’il ne m’a pas confié ?
Le cœur d’Alfred s’attendrit.
– Ne t’inquiète pas de moi, ne pense pas à moi, dit-il ; je ne veux pas attrister tes pensées comme j’ai écrasé tes fleurs. J’ai mal à la tête, et il passa la main sur son front.
L’excuse ne manquait pas de vérité, quoique le cœur du pauvre garçon fût plus malade encore que sa tête.
– L’air ne te ferait-il pas du bien ? dit Ruth en le regardant avec inquiétude.
– Je ne puis aller avec tout le monde ; on est trop bruyant.
– Veux-tu faire tranquillement avec moi un tour de jardin ?
– Comme tu voudras… tout ce que tu voudras, répondit Alfred, et il ajouta avec un soupir : demain, je ne t’aurai plus.
Et le frère et la sœur se dirigèrent ensemble vers le jardin. Ruth espérait qu’une conversation intime amènerait Alfred à décharger son cœur de ce poids mystérieux qui l’oppressait.
6. Face à face
Ruth et Alfred marchèrent quelques minutes en silence ; elle espérait qu’il entamerait la conversation, et lui ne savait que dire.
C’était la première fois qu’il lui cachait un secret, et si elle était peinée de son silence, il en souffrait bien plus encore. La jeune fille fit deux ou trois tentatives infructueuses pour lier conversation.
Ses remarques sur des choses indifférentes n’obtinrent pas de réponse et elle commençait à trouver intolérable cette contrainte lorsque, au détour d’une allée du bosquet, Alfred tressaillit si brusquement que sa sœur, dont le bras était appuyé sur le sien, en fut tout émue, et elle s’écria avec frayeur :
– Qu’y a-t-il donc ?
– Il bêche au pied du cyprès ! répondit Alfred.
Le ton, plutôt que le sens de cette exclamation, fit porter à la jeune fille étonnée ses regards dans la même direction que ceux de son frère, et elle ne comprit pas en quoi la vue si familière de Joseph, le jardinier, courbé sur sa bêche, était de nature à causer tant de surprise et d’appréhension.
Alfred ne put contenir son agitation nerveuse et il se dirigea vivement vers le jardinier.
– Pourquoi bêchez-vous aujourd’hui, s’écria-t-il, quand vous devriez être à cueillir des fleurs pour décorer le château ?
– Mademoiselle Hélène a dit qu’elle et ses amies s’en chargeaient, répliqua Joseph.
– Eh bien ! alors, il faut faire l’arc de triomphe !
– Mais, Monsieur Alfred, ce sont les enfants de l’école qui…
– Je me moque des enfants de l’école, reprit Alfred, est-ce que c’est à eux qu’on doit laisser ce soin ? Laissez là votre bêche et allez-vous-en aider aux préparatifs. Aujourd’hui on ne doit pas travailler comme un jour ordinaire.
Joseph appuya sa bêche contre l’arbre et s’éloigna en s’étonnant de l’étrange changement survenu dans les manières du jeune homme qui avait toujours un mot affectueux ou un sourire bienveillant pour le vieux et fidèle serviteur de son père.
En se retournant, Alfred rencontra le regard inquiet et observateur de sa sœur ; une pensée horrible s’était présentée à son esprit : Alfred n’éprouvait-il pas quelque désordre au cerveau ?
– Pourquoi me regardes-tu ainsi ? dit-il avec impatience.
– Je ne puis m’empêcher d’être inquiète, je…
– Ah ! voilà Édouard à la recherche de sa fiancée, je te laisse à ses soins, dit Alfred, il est de meilleure compagnie que moi et, retournant brusquement au château, il quitta sa sœur.
« Non, je ne puis le laisser là, c’est impossible, murmura Alfred ; je ne puis m’exposer à avoir un accès de terreur chaque fois que je verrai le jardinier bêcher dans le jardin. Mais que ferai-je de ce fatal parchemin ?
Si le feu ne veut pas le brûler, que la terre ne veuille pas le dérober aux regards, comment pourrai-je cacher ce secret assez sûrement pour me délivrer de la crainte intolérable de le voir découvrir ? Je vais le déterrer aussitôt que l’obscurité me le permettra, et je le porterai dans le ruisseau profond et rapide qui passe au bout du champ, j’y attacherai une lourde pierre et il sera pour toujours enseveli au fond de l’eau.
Oh ! quand la nuit viendra-t-elle donc ? Je n’aurai aucun repos jusqu’à ce qu’il soit englouti sous les eaux ! Je ne vais pas attendre que la maison soit fermée, je m’échapperai après le dîner, vingt minutes me suffiront et une aussi courte absence ne sera pas remarquée.
D’ici là je vais tâcher de détourner les soupçons en reprenant ma gaieté ordinaire. Il ne faut plus qu’on me trouve étrange. Il me faut renoncer à la franchise pour me couvrir du masque de la fraude !
Voilà le joug que je me suis imposé pour toute ma vie ! Oh ! quelle terrible chose c’est que de s’égarer hors du chemin de la vérité ! »
Comme Alfred entrait dans le vestibule, il rencontra son père, qui lui proposa de rejoindre leurs amis. Ils se dirigèrent vers le lieu où les jeunes filles, Georges et Édouard étaient réunis en face d’un but sur lequel ils s’amusaient à tirer.
Alfred commença alors à exécuter le plan qu’il avait dressé, de dissiper par une feinte gaieté les soupçons qu’avait excités l’étrangeté de ses manières.
Nul, parmi ses joyeux amis, ne fut d’une gaieté plus bruyante que lui. Il plaisanta, siffla, chanta, se joignit à tous les amusements, et personne ne riait plus haut que lui quand sa flèche s’éloignait du but, ce qui arrivait souvent, car il ne se sentait pas la main sûre.
Il faisait des efforts désespérés, non seulement pour abuser les autres, mais aussi pour noyer dans une sorte de délire la souffrance morale qu’il éprouvait au-dedans.
Il ne voulait pas se donner le temps de penser ; il voulait s’étourdir à force d’amusement. Misérable ressource de chercher ainsi à se fuir soi-même.
Ainsi se passa la veille du mariage jusqu’à l’heure du dîner.
L’après-midi ayant été pluvieux, on avait dû renoncer aux plaisirs du dehors pour ceux de l’intérieur et Alfred s’était fait remarquer par son entrain et par l’activité avec laquelle il s’était occupé à décorer les salons.
Cependant le cœur de Ruth n’était pas en repos, elle suspectait la gaieté de son frère de n’être qu’apparente, et ses plaisanteries et son hilarité bruyante de n’être pas les indices d’un esprit serein et d’une âme en paix.
Malgré la présence de son fiancé à ses côtés, la jeune fille était inquiète. Pendant le dîner, elle remarqua avec anxiété qu’Alfred, dont la boisson habituelle était l’eau, remplissait fréquemment son verre de vin et le portait avec une gaieté affectée à la santé des fiancés.
À cause de cela, Ruth donna, plus tôt qu’elle ne l’aurait fait, le signal de quitter la table, et les messieurs suivirent immédiatement les dames au salon ; Alfred guettait l’occasion de s’éclipser ; l’arrivée et le déballage de la caisse contenant la toilette de noces lui parurent favorables.
Pendant que l’attention générale était concentrée sur l’élégante robe nuptiale, il se glissa sans bruit hors du salon, et crut n’avoir pas été aperçu.
Mais il comptait sans deux yeux noirs qui surveillaient tous ses mouvements ; dans l’esprit d’Hélène, la curiosité était aussi vigilante qu’un chien à la piste du gibier.
7. L’eau
Alfred s’inquiétait peu du vent violent, de la pluie battante et du sourd grondement du tonnerre ; il était plutôt satisfait que de gros nuages noirs viennent obscurcir le crépuscule.
En quelques minutes, Alfred fut au pied du cyprès. Il s’était, cette fois, muni d’un grand couteau et, sans difficultés, il retira de la petite fosse où il l’avait enterré, le testament du vieillard.
Il se releva avec un profond soupir et se dirigea vers la petite porte du jardin. Ainsi qu’il devait s’y attendre à cette heure, elle était fermée à clef. Il escalada le mur sans trop savoir comment, se meurtrit les mains, mais ne s’en aperçut pas.
Le champ était devant lui ; il traversa l’herbe chargée de pluie qui lui arrivait jusqu’aux genoux. Une fois, il crut entendre un bruit de pas ; il s’arrêta et prêta l’oreille, mais il ne saisit que le clapotement de l’eau et le hurlement du vent.
« Je deviens nerveux comme une petite fille, se dit-il ; moi qui étais si fier de mon courage ! »
Alfred était maintenant au bord de la rivière rapide et sombre il pouvait à peine voir l’eau qui coulait entre deux rives marécageuses, courbant les joncs et tournoyant autour des branches d’un saule.
Il chercha une pierre assez grosse, mais ce n’était pas facile à trouver dans cette obscurité ; enfin, il y parvint et mit la main sur une pierre plate qui lui parut tout à fait convenable.
Alfred, les doigts tremblants, l’entoura d’une branche flexible pour remplacer la corde qui lui manquait puis, avec des brins de jonc, il y fixa le rouleau et se prépara à lancer le tout dans l’eau – mais il lui sembla que son bras était arrêté par une force intérieure.
« Que vais-je faire ? Ce ruisseau dérobera le parchemin à tout œil humain, c’est vrai, mais l’œil de Dieu le verra toujours, quelle que puisse être la profondeur des eaux. Je le sens fixé sur moi, cet œil perçant.
Je n’ai pas eu un moment de paix depuis que j’ai conçu le projet qui devait attirer sur moi la colère de Dieu. Je sens que je ne la retrouverai jamais, cette paix précieuse. Il est temps encore de porter ce fatal papier à mon père, de faire ce que ma conscience m’ordonne et de m’en remettre à Dieu pour le reste ».
Mais il se sentit pris de vertige. Satan lui fit entrevoir par la pensée toutes les jouissances que la perte de la fortune détruirait aussitôt : son père réduit jusqu’à la fin de sa vie à quelque fastidieux labeur dans un bureau, sa sœur dont la jeunesse allait se flétrir dans les regrets et les chagrins ; lui-même , devoir renoncer à tous ses projets d’avenir, abandonner les études qu’il aimait pour se voir peut-être dans la pénible nécessité de se livrer à un travail manuel.
Il se vit chassé de cette délicieuse demeure où il avait été si heureux ; il sentit alors de quel prix étaient pour lui tous ces trésors auxquels il ne se croyait pas autant attaché.
C’en était trop et, sans plus de réflexions, il lança avec force dans la rivière ce qu’il tenait à la main. Mais la secousse avait brisé et déplacé un des liens et le parchemin tomba à quelques pieds de l’endroit où la pierre disparut en faisant rejaillir l’eau.
Ce fut avec horreur qu’il aperçut vaguement le rouleau blanc sur les herbes qui empêchaient le courant de l’emporter. Tant de soins avaient été inutiles ; il ne coulerait pas !
– Ah ! s’écria-t-il avec désespoir, il ne faut pas le laisser-là, où il serait découvert par quelque passant.
Il descendit au bord de l’eau et s’avança parmi les roseaux; son bras arrivait presque jusqu’au parchemin.
Il hésitait à s’aventurer plus loin, mais une branche de saule qui s’étendait au-dessus de sa tête lui parut devoir être un auxiliaire précieux ; il s’en saisit et s’enhardit à faire un pas de plus, puis il se courba et mit la main sur le fatal rouleau ; mais à peine ses doigts s’étaient-ils refermés que la branche, cédant sous le poids de son corps, se détacha du tronc et que le pauvre Alfred tomba dans la rivière.
Ce fut un moment terrible : il ne savait pas nager ! La nuit était sombre, l’eau profonde ; il se sentit couler et en se débattant il entendit au-dessus de sa tête le bouillonnement des eaux, puis il crut revoir la chambre aux lambris de chêne, le testament avec ses caractères étranges et son sceau rouge comme du sang.
Il sentait avec horreur qu’il avait péché, que la main de la mort, étendue sur lui, allait l’arrêter sur la pente du mal. Cette agonie morale rendit encore plus affreuse sa lutte contre la mort ; puis le malheureux enfant perdit tout sentiment, et resta couché dans les roseaux que l’eau recouvrait.
8. La poursuite
– Georges ! Georges ! dit à voix basse Hélène.
Le jeune homme leva les yeux et rencontra le regard animé et expressif de la jeune fille.
– Le moment est arrivé ! Il vient de quitter la maison. Suivez-le et voyez où il va.
– Comment ! Il est sorti ? par un temps pareil ? mais la pluie tombe à torrents.
– Chut ! est-ce que vous êtes homme à vous laisser arrêter par le temps ?
– Pas plus qu’un canard ne craint l’eau, dit le jeune homme ; ce ne sera pas la première fois que je serai mouillé.
Mais comment aurais-je pu deviner que ce n’était pas pour aller tranquillement dans sa chambre que ce gaillard-là quittait le salon !
– Il y a un instant, vous dis-je, qu’il est sorti de la maison, et il a pris à gauche comme pour aller dans le jardin. Ne perdez pas de temps, ou vous le manquerez. Éclipsez-vous sans bruit, et laissez ceux que cela amuse s’occuper de la toilette de Ruth.
Soumis aux ordres de la jeune fille, Georges sortit malgré la pluie qui lui fouettait le visage et marcha quelques instants vers la gauche ; puis il s’arrêta et se demanda s’il pouvait espérer autre chose que d’être trempé jusqu’aux os. Mais, en ce moment, il entendit le bruit de quelqu’un qui escaladait le mur.
« Ah ! se dit gaiement Georges, voilà le renard qui passe dans le champ ! suivons-le ». Et il se dirigea vers le mur.
Mais avant qu’il l’ait franchi, Alfred avait gagné du terrain, et quand Georges se trouva dans le champ, il n’y découvrit personne.
« Il y a une barrière de ce côté, se dit le jeune homme qui connaissait à fond tous les alentours, il aura pris cette direction ; faisons de même ».
Un bruit de branches cassées parvint alors à son oreille. « Bon ! il paraît que c’est à la rivière qu’il veut aller. Pour qu’il ne m’entende pas, je vais faire le tour par la barrière, et je pourrai le rejoindre sans qu’il s’en doute ».
Pendant qu’Alfred était à la recherche de la pierre, Georges passait la barrière et s’avançait avec précaution le long de la haie ; il entendit la chute de la pierre et distingua Alfred penché au bord de l’eau, mais sans pouvoir deviner ce qu’il faisait.
« Que peut-il chercher là ? s’il s’avance ainsi, il est bien sûr qu’il va tomber ! » Et il n’avait pas achevé d’extérioriser sa pensée que sa prédiction s’était réalisée.
Georges était non seulement un homme robuste, mais un courageux et habile nageur.
S’attendant à voir son ami remonter à la surface, il prit le temps d’ôter son habit et ses chaussures, puis, ne voyant rien reparaître, il se mit en devoir de plonger à l’endroit où il l’avait vu couler ; mais le courant l’ayant déjà entraîné, ce ne fut qu’un peu plus loin que le sauveteur retrouva le jeune noyé.
L’ayant saisi par les cheveux, il le ramena rapidement vers la rive et l’y déposa le visage tourné vers la terre, afin que l’eau puisse s’écouler facilement de son nez et de sa bouche.
« Voilà une aventure qui pouvait devenir fatale et qui est au moins étrange, se dit Georges. Il faut que je le porte sans retard au château, où un bon lit chaud et quelques soins préviendront des suites fâcheuses.
Demain, tout sera réparé ; mais que tient-il donc dans sa main ? Qu’est-ce que ce long rouleau ? C’était donc cela qu’il tenait tant à repêcher. Ces mystères n’auront-ils donc pas de fin ?
Ce rouleau doit être précieux, puisqu’il a exposé sa vie pour rentrer en sa possession. Il ne faut pas qu’il se perde ». Et Georges le dégagea des doigts crispés d’Alfred et le plaça solidement dans son propre gilet.
Il s’était chargé de son fardeau et dirigé aussi rapidement que possible vers la principale entrée du manoir ; c’était un peu plus long, mais la route était beaucoup plus aisée et il n’y avait pas de mur à franchir.
Pendant qu’il parcourait à grands pas la distance, Georges repassait dans son esprit tout ce qui venait d’avoir lieu et le récit qu’il avait à en faire.
« Je ne puis m’empêcher de croire, se dit-il, que tout le secret, quel qu’il puisse être, est renfermé dans ce rouleau. Dois-je le donner à Hélène ? mais elle n’y a aucun droit et je ne puis juger des inconvénients qu’il y aurait à ce qu’elle en ait connaissance.
Une indiscrétion a quelquefois des conséquences bien fâcheuses. L’examinerai-je moi-même, afin de juger ce que je dois faire ? Mais ce ne serait pas agir loyalement ; cela ne m’appartient pas, et je n’ai aucun droit de le lire. Je n’en vais pas parler.
Si le pauvre garçon se rétablit, comme je l’espère, je lui rendrai son rouleau sans l’avoir ouvert ; s’il meurt, je le remettrai à son père ».
En prenant cette résolution, Georges était arrivé au manoir ; il ouvrit la porte du vestibule et d’une voix de stentor appela toute la maison à son secours.
On peut se figurer la scène qui eut lieu alors, la surprise et l’alarme se répandirent dans le château, quand on apprit que Georges venait de rapporter sans connaissance et presque sans vie le fils unique du châtelain.
L’anxiété, la curiosité, l’étonnement se peignirent sur tous les visages. Il y avait des allées et venues, on entendait agiter vivement des sonnettes ; les uns demandaient des flanelles et de l’eau chaude, les autres de l’eau-de-vie.
Un cheval fut vite sellé et Édouard s’élança à la recherche du médecin. M. Malrec avait lui-même porté son fils dans sa chambre, où il avait été déshabillé, couché et frictionné avec des flanelles chaudes.
Tous les soins possibles pour rétablir la respiration et la circulation du sang furent pris sans relâche par le père et la sœur désolés.
Cependant, les personnes qui n’étaient pas admises dans la chambre du malade entouraient Georges et l’accablaient de questions. Comment avait-il découvert la trace d’Alfred ?
Pourquoi celui-ci était-il allé à la rivière ? Comment était-il tombé à l’eau ? Georges satisfit à quelques-unes de ces questions et laissa les autres sans réponse.
9. Conjectures
– C’est pour moi, disait Sophie, un mystère inexplicable que ce qui a pu pousser Alfred à nous quitter pour s’en aller errer sous la pluie, et finir par se jeter à l’eau.
– Sa conduite a été incompréhensible pendant toute la journée, répondit Hélène : son air égaré quand je l’ai rencontré le matin, son retard au déjeuner, sa mauvaise humeur, son impolitesse, lui qui est la courtoisie en personne avec les dames.
– Mais il a paru très animé pendant tout l’après-midi.
– Cette animation n’était pas naturelle ; elle était étrange et forcée.
– Le docteur l’a-t-il vu ? demanda Georges en rentrant au salon.
– Oui, le docteur est là depuis quelque temps déjà, mais je ne sais pas encore ce qu’il a dit. Quelle triste affaire ! et la veille du mariage ! Je présume qu’il sera différé, dit Sophie.
– Oh ! je ne pense pas, répliqua Georges ; un garçon ne meurt pas pour avoir été mouillé.
– Mais il a été si longtemps à revenir ; et puis, dit Sophie en baissant la voix et en se touchant le front, il semble qu’il y a quelque désordre ici.
– Je crois que Ruth a aussi cette crainte, car elle fait pitié, dit Hélène.
– Et elle était si heureuse, dit en soupirant Sophie.
– Voyons, Georges, je veux savoir tout ce que vous avez vu depuis le commencement jusqu’à la fin, dit Hélène.
Vous avez dit que vous l’aviez d’abord entendu passer par-dessus le mur ; qu’est-ce qu’il était allé faire dans le jardin ?
Georges se borna à témoigner par un mouvement d’épaules qu’il n’en savait rien.
– Et puis, il est allé dans le champ, a traversé la haie et est allé droit à la rivière.
– Croyez-vous que le pauvre garçon eût l’intention de s’y jeter ?
– Non, je ne le pense pas, répliqua le jeune homme.
– Mais alors, pourquoi aller à la rivière? Il n’y a aucun moyen de la traverser.
Georges le savait bien.
– Il ne pouvait pêcher dans l’obscurité ; l’idée du bain est inadmissible. Voulait-il prendre quelque chose dans la rivière ?
– Vous ferez bien mieux de le lui demander, quand il sera en état de vous répondre, dit Georges, plus déterminé que jamais à ne rien lui laisser savoir au sujet du rouleau.
– Ah ! voilà que le docteur est reparti ! s’écria Hélène en entendant une voiture ; comme j’aurais voulu lui parler !
– Ruth va nous donner des nouvelles, reprit Sophie en voyant entrer la jeune fille.
– Dieu soit béni ! dit Ruth ; il est tout à fait revenu à la vie.
– À-t-il dit quelque chose depuis qu’il a repris connaissance ? Semble-t-il avoir conscience de tout ce qui s’est passé ?
– Je ne sais trop, dit Ruth ; il jette des regards inquiets autour de lui comme s’il cherchait quelque objet.
À chaque instant, il s’écrie : « Où est-il ? » comme s’il avait perdu ce qu’il a de plus précieux. Le docteur dit qu’il lui faut beaucoup de calme, mais il est extrêmement impatient de se lever.
– Il ne se rétablira pas tant que cette agitation subsistera, dit Hélène.
– Quoique mon père ne le quitte pas, je ne puis rester plus longtemps loin de lui, dit Ruth, et elle sortit du salon.
Georges la suivit dans le vestibule et ferma la porte derrière lui.
– Ruth ! un mot s’il vous plaît, dit-il au moment où elle mettait le pied sur la première marche de l’escalier.
Quand j’ai retiré de l’eau votre frère, il tenait à la main un rouleau que voici, et ce n’est qu’avec peine que je le lui ai ôté. C’est probablement cela qui cause son inquiétude. Je n’ai pas besoin de vous dire, ajouta-t-il, que je n’en ai pas lu un seul mot.
– Oh ! Georges, vous nous avez rendu aujourd’hui un service que nous ne pourrons jamais reconnaître, non, jamais.
Georges se sentit embarrassé d’être remercié pour une chose aussi simple et aussi naturelle que d’avoir sauvé un enfant qui se noyait.
Sous prétexte de voir si sa voiture était prête, il se hâta de se soustraire à ces témoignages de gratitude, et Ruth courut bien vite dans la chambre de son frère.
Quand elle y entra, le rouleau à la main, son père vint au-devant d’elle en lui faisant signe de ne pas faire de bruit.
– Il dort, dit-il, il faut éviter tout ce qui peut l’agiter.
– Père, dit-elle, tu dois tout savoir ; c’est à toi de juger ce qu’on doit faire. Georges vient de me remettre un rouleau qu’il a ôté de la main d’Alfred, lorsqu’il l’a retiré de l’eau.
C’est peut-être une chose importante, et cela a sans doute quelque rapport avec cet état qui nous inquiète tant.
Le père prit le rouleau.
– Comme je serais heureux, dit-il, de découvrir une cause qui m’explique la conduite étrange de mon pauvre enfant !
– Regarderas-tu ce que c’est, papa ?
M. Malrec resta quelques instants plongé dans ses réflexions avant de répondre.
– Je pense qu’il vaut mieux ne pas le faire. Alfred se tranquillisera peut-être plus vite en sachant que personne ne connaît son secret.
– Eh bien, alors, que veux-tu que nous fassions ?
– Nous allons placer ce rouleau à sa portée, et si c’est là ce qui lui cause tant d’inquiétude, cette vue ne pourra lui être que salutaire. Puisque tu es là, je vais descendre un instant pour dire adieu à nos hôtes.
J’ai un ferme espoir que nous sommes sortis de nos plus grandes épreuves, et je serais bien aise que la maison soit parfaitement silencieuse.
M. Malrec quitta la chambre et Ruth s’approcha du lit ; elle y déposa le mystérieux rouleau et considéra affectueusement le cher malade endormi. Elle se mit à genoux près du lit et pria longtemps avec ferveur pour ce frère chéri.
Ruth s’était approchée du trône de la grâce avec la même confiance qu’elle avait en abordant, un instant auparavant, son père terrestre. Le calme et la paix remplirent le cœur de la jeune fille. En se relevant, sûre que ce nuage étrange et mystérieux allait se dissiper, elle s’aperçut que son frère avait les yeux ouverts et les fixait avec affection sur elle.
– Tu priais pour moi, murmura-t-il, et un profond soupir suivit ses paroles.
– Et Dieu a déjà exaucé ma prière, répliqua-t-elle, heureuse de le voir beaucoup plus tranquille.
À ce moment, le regard d’Alfred tomba sur le rouleau placé auprès de lui. Il le saisit avec ardeur en poussant un cri de surprise.
– Comment cela est-il venu ici ? s’écria-t-il.
– Je l’y ai mis, répondit Ruth.
– Toi ! toi ! et l’as-tu lu ? demanda-t-il avec inquiétude en s’asseyant presque dans son lit.
– Non ; personne ne l’a lu, dit Ruth.
Une expression de soulagement passa sur les traits d’Alfred ; il cacha le parchemin sous son oreiller et demanda à sa sœur où elle l’avait trouvé.
– C’est Georges qui l’a trouvé, mais il ne l’a pas regardé, se hâta-t-elle d’ajouter, car elle voyait renaître les inquiétudes de son frère.
– Tu en es sûre ?
– Parfaitement sûre.
– Mais comment Georges s’est-il trouvé auprès de moi ?
– C’est à peine si je pourrais le dire, répondit-elle ; je crois que c’est la miséricorde de Dieu qui l’a envoyé vers la rivière pour qu’il sauve une vie précieuse.
– C’est vraiment étrange, murmura Alfred.
– Mais il ne faut penser maintenant à rien qui puisse t’inquiéter ou t’agiter. Il faut que tu te tiennes bien tranquille et que tu nous laisses te soigner. Ah ! voilà papa. Comme il va être heureux de te trouver mieux !
Après un moment de silence, Alfred demanda si les Allaire étaient partis.
– Ils viennent de nous quitter, répondit M. Malrec. Sophie et Hélène se sont retirées dans leurs chambres.
– Et Ruth va en faire autant, dit Alfred. Quel tourment je vous ai donné à tous ! Il faut qu’elle aille se reposer et reprendre des forces pour demain ; son jour de noces, ajouta-t-il.
– Oh ! cela ne sera pas demain, si tu es malade, dit Ruth.
– Quoi ! différer votre bonheur pour moi ! Je serai tout à fait bien demain, dit-il en s’asseyant. Je suis seulement très fatigué. Je serai présent au mariage, ou si je ne le puis pas, Georges prendra ma place.
M. Malrec vit que son fils parlait sincèrement, et il promit volontiers que si Alfred n’était pas plus malade le lendemain matin, on ne changerait rien aux arrangements convenus.
Il dit à Ruth d’aller se reposer, lui donna sa bénédiction paternelle, mais voulut passer lui-même le reste de la nuit dans la chambre de son fils. Ce fut en vain qu’Alfred tenta de le faire changer de détermination.
10. Décision
– Ainsi tout va se passer comme cela avait été arrangé hier ? dit Sophie à Hélène le lendemain matin.
– Oui, nous allons avoir les rubans, les fleurs, le bouquet, les réjouissances, etc., répliqua Hélène ; je viens d’envoyer un billet à Amélie pour qu’elle et sa sœur soient ici à dix heures. Tu sais que c’est leur frère qui va remplacer Alfred.
– Le docteur est-il venu ?
– Oh ! il était là avant sept heures ! Il a trouvé que la fièvre était presque passée ; il ne veut cependant pas que son patient se lève, et défend encore tout ce qui pourrait l’agiter. Il est clair qu’il n’est plus guère malade.
L’heure avançait ; tout le village était réuni devant le château pour voir passer la mariée et les enfants chantaient en jonchant de fleurs le sentier qu’elle allait parcourir.
Alfred était seul dans sa chambre ; il écoutait et pensait. Le soleil frappait sur les vitres colorées de la fenêtre et répandait les plus riches teintes sur les murs lambrissés de chêne. Que de réflexions il faisait dans le silence de cette chambre !
Les paroles de sa sœur retentissaient encore à ses oreilles ; la miséricorde de Dieu était évidente pour lui dans les événements de cette nuit. N’était-ce pas grâce à cette miséricorde qu’il était en vie ?
D’où venait qu’au lieu de ce cortège nuptial, ce ne soit pas son convoi funèbre qui sorte du manoir, ou même que son corps ne fût pas resté caché dans les eaux ? D’où venait que la blanche parure de sa sœur n’ait pas été remplacée par des vêtements de deuil ? N’était-ce pas de la miséricorde de Dieu ? – de ce Dieu dont il avait enfreint les commandements ?
N’avait-il pas été arraché par miracle, lui semblait-il, au sort qu’il avait si bien mérité ? Et si son corps avait péri dans cette sombre rivière, où serait maintenant son âme ?
Quelles pensées troublantes ! Il aurait été enlevé avec son péché sur la conscience, appelé à rendre compte de sa vie sans avoir le temps de se repentir, le temps de prier !
Il crut se réveiller d’un affreux cauchemar ; mais il savait que son péché était une réalité ; il sentait bien qu’il n’était pas dans le chemin du Seigneur. Mais quelle alternative avait-il ? Son âme reculait toujours devant ce devoir auquel il avait manqué, devant le douloureux sacrifice de tout ce que sa famille possédait.
Le parchemin était là, sous son oreiller, ce parchemin qu’il avait vainement tenté de détruire par le feu, par la terre, par l’eau ! Le pauvre enfant répandit son âme en prières ardentes devant Dieu.
Sa propre force n’avait été que faiblesse ; l’honneur dont il était fier s’était brisé comme un roseau sous le poids de la tentation.
Alfred n’osait plus compter sur ses résolutions : sa force lui avait manqué quand elle avait été mise à l’épreuve. Il y avait un effort à faire, qu’il fallait faire ; mais il était indispensable d’être soutenu dans ce terrible combat par une force plus grande que la sienne.
Alfred entendit le pas de son père, puis la porte s’ouvrit doucement ; le cœur lui battit comme si, au lieu de voir le plus tendre des pères, il allait se trouver en face d’un messager de mort.
« Maintenant ou jamais ! » pensa Alfred ; il sentait que s’il différait encore, il ne retrouverait jamais le courage d’accomplir son sacrifice.
Il tira le testament de dessous son oreiller, et couvert de la tête aux pieds d’une sueur froide, il le présenta à son père en disant d’une voix à peine intelligible :
– J’ai trouvé ceci mardi dans une cachette de cette chambre. J’ai en vain essayé de le cacher ; maintenant, tu jugeras de ce qui doit être fait.
M. Malrec prit le parchemin avec anxiété, car à la pâleur de son fils, il jugeait que cet effort lui coûtait horriblement. Sans hésiter, ni montrer de faiblesse, il le déroula, regarda d’abord la signature, puis la date.
Alfred, les yeux fixés sur son père, épiait un mouvement de surprise, un pli du front, une contraction des lèvres qui eût trahi la subite impression produite sur son esprit ; mais la figure de M. Malrec n’exprima pas la plus légère émotion.
Il releva avec calme les yeux, et rencontra le regard anxieux et interrogateur de son fils.
– Ceci, dit-il, est bien un testament de mon oncle, mais non pas son dernier testament. Celui par lequel j’ai été fait son héritier est d’une date postérieure de dix ans.
– Ainsi celui-ci…
– Est parfaitement nul.
Alfred pouvait à peine croire ces paroles, tant était soudaine la transition du souci accablant à la délivrance la plus inattendue.
– Ah ! si je t’avais montré cela tout de suite ! dit-il en sanglotant.
– Tu aurais su sur-le-champ que ce parchemin n’a aucune valeur.
– Oh ! s’écria Alfred avec véhémence, quel abîme de souffrances m’aurait été épargné !
Ruth, entrant dans la chambre, entendit cette exclamation. Son regard étonné adressa à Alfred une question à laquelle il se hâta de répondre.
– Oui, Ruth, tout ce que j’ai souffert, tout ce que je vous ai fait souffrir à tous est venu de ce que je me suis détourné du Seigneur et que je n’ai pas eu le courage de regarder mon devoir en face.
Jamais je n’oublierai cette leçon, qui restera gravée dans mon cœur.