
Le vent soufflait dans les arbres autour du Manoir, et la pluie tambourinait sur les pavés de la terrasse, du côté de la maison où donnaient les fenêtres du salon.
C’était une vieille bâtisse sans prétention, juste assez grande pour qu’il y fasse bon vivre.
La petite fille qui se tenait à la fenêtre de ce qui avait été la nursery, maintenant la salle d’études, avait toujours vécu là . Menue, petite pour son âge, avec de longs cheveux bruns soyeux, tombant sur les épaules et retenus sur les côtés par une paire de barrettes plutôt laides, elle offrait en ce moment l’image de la désolation.
Une moue pathétique abaissait les coins d’une petite bouche sensible et, au fur et à mesure que se déroulaient ses pensées, un éclair d’indignation jaillissait de ses grands yeux gris. Les vacances de Pâques touchaient à leur fin et la désertion de ses deux frères en cet après-midi de pluie n’en était que plus cruelle.
Quel dommage que Mme Rose, la gouvernante, l’ait rattrapée quand elle essayait de les accompagner et lui ait absolument défendu de sortir !
– La bonne idée, avec ton rhume, d’aller te balader dans l’herbe mouillée, avait-elle grondé. C’est sûr que les garçons t’y entraîneront !
Mme Rose avait été leur nurse pendant leur petite enfance et quand, deux ans auparavant, leur mère était morte, elle était revenue au Manoir comme gouvernante et maîtresse de maison.
Restée seule, Myriam se sentit très triste. Dans deux jours, ses frères, Philippe et Guy, âgés respectivement de treize et onze ans, allaient retourner dans leur internat et elle reprendrait ses cours auprès du pasteur avec les trois enfants du presbytère.
Délicate de santé, elle avait été plusieurs fois gravement malade, ce qui l’empêchait de fréquenter une école comme tout le monde. C’était une privation pour elle et elle en souffrait. Elle n’avait que mépris pour la compagnie des enfants du pasteur, plus jeunes qu’elle.
Soudain, alors qu’elle contemplait les arbres ruisselants de pluie, le bruit de la porte qui s’ouvrit brusquement la fit sursauter. Ses yeux s’arrondirent d’étonnement à la vue de son père. Il n’entrait jamais dans la salle d’étude, domaine des enfants.
Parfois, le soir, quand il était à la maison, elle allait le saluer, mais il s’absentait de plus en plus depuis la mort de sa femme, et ses enfants étaient devenus pour lui presque des étrangers.
– Où sont les garçons ? demanda-t-il.
Si elle avait été plus âgée, Myriam aurait perçu une certaine nervosité, une tension inhabituelle dans le ton de son père.
– Ils sont sortis, répondit-elle avec tristesse.
L’exclamation pleine d’impatience que poussa son père la surprit.
– C’est bien dommage ! Je ne peux pas les attendre. Je dois prendre un train. Viens ici, Myriam, j’ai à te parler. Tu répéteras aux garçons ce que je vais te dire.
II resta encore un long moment silencieux, l’entourant d’un bras et la serrant contre lui avec une tendresse à laquelle la fillette n’était plus habituée depuis longtemps.
Timidement, elle leva la main pour lui caresser la joue.
– Qu’y a-t-il, papa ? demanda-t-elle enfin doucement. Son père soupira et sembla se reprendre.
– Je vais partir dans quelques minutes, commença-t-il d’un ton enjoué, et j’aurais aimé vous expliquer pourquoi. C’est vraiment dommage que tes frères ne soient pas là.
Il se tut à nouveau. Saisie de curiosité, Myriam ne le quittait pas des yeux. Une étrange appréhension commençait à monter en elle.
– Vous allez avoir une nouvelle maman, lâcha-t-il enfin, puis il continua précipitamment. Je pense que ce sera une bonne chose. Vous avez besoin de quelqu’un qui s’occupe de vous et c’est une personne que vous pourrez aimer.
– Comment est-ce possible ? Notre maman ne peut pas revenir !
Le trouble et la consternation se peignirent sur le visage de l’enfant. Irrité, son père retira son bras et s’écria, légèrement impatient :
– Bien sûr que non ! Ne comprends-tu pas ? Je vais me marier avec une jeune et charmante dame. Elle sera ma femme et prendra ainsi la place de votre maman.
Il se mordit les lèvres. Il n’aurait pas dû dire cela. Myriam recula. Son joli visage s’empourpra.
– Non, non, oh ! Papa, s’il te plaît, ne fais pas une chose pareille ! Nous ne voulons personne à la place de notre maman.
M. Stanhope soupira et se dit pour la centième fois qu’il ne comprenait pas les enfants. Il avait redouté cet entretien et l’avait renvoyé jusqu’à la dernière minute. Il jeta un coup d’œil à sa montre puis attira à nouveau la petite fille contre lui.
– Écoute, Myriam, essaie de comprendre. Vous n’avez pas vraiment de foyer en ce moment et je suis, moi aussi, très solitaire. Après mon mariage, nous serons tous beaucoup plus heureux.
Je dois partir maintenant. Je me marie demain. Dans trois semaines, je reviendrai avec ma femme. Promets-moi de très bien l’accueillir. Les garçons seront à l’internat. Vous pourrez ainsi bien faire connaissance avant leur retour.
Peut-être pourront-ils venir pendant un week-end au milieu du trimestre ? Maintenant, au revoir, ma chérie. Tu raconteras tout aux garçons, et sois bien sage jusqu’à mon retour.
Il l’embrassa et sortit précipitamment.
Complètement désorientée, Myriam resta pétrifiée au milieu de la pièce. Elle ne resta pas longtemps seule. Mme Rose entra en coup de vent.
– Bien, ma chère, commença-t-elle, je devine que ton père vient de t’apprendre que vous allez avoir une belle-mère.
Ce mot horrible n’était pas encore venu à l’esprit de l’enfant.
En un éclair, cette expression évoqua dans son imagination tous les contes de fées, toutes les histoires où d’affreux tyrans, de méchants personnages étaient toujours représentés par ce terrible mot de « belle-mère ».
Dans un silence horrifié, elle fixa un moment Mme Rose, puis, poussant un cri perçant, elle s’élança dans les bras de la femme, suffoquée par des sanglots.
La gouvernante n’avait pas cru mal faire en utilisant ce terme de « belle-mère ». Elle-même était profondément blessée. M. Stanhope l’avait informée de son mariage si proche, seulement deux jours auparavant, tout en lui recommandant de ne pas en parler jusqu’à ce qu’il ait tout expliqué à ses enfants.
Il avait complètement manqué d’égards envers elle en la laissant dans l’ignorance jusqu’à la semaine même où le mariage avait lieu. Depuis deux ans, c’était elle qui avait dirigé tout le train de la maison et voici qu’arrivait une nouvelle maîtresse !
Elle serra Myriam contre son cœur, la berçant tendrement comme un bébé ; la détresse de l’enfant ne lui déplaisait pas. Son orgueil blessé y trouvait son compte.
– Là, là, mon amour, murmura-t-elle d’un ton apaisant. Ne te désole pas comme cela ! C’était à prévoir. Ton père est encore jeune. Nous ne pouvons qu’espérer pour le mieux.
– Papa n’est pas jeune, Rose ! Myriam releva la tête et la fixa soudain, saisie. Mais elle, comment sera-t-elle ? Je la déteste ! Je sais que je la détesterai !
– Non, ma chérie, tu ne dois pas parler ainsi. Une petite fille ne dit jamais : « Je déteste ». Mme Rose parlait avec fermeté.
Maintenant, tu vas aller te rafraîchir le visage. Je vais préparer le thé, car c’est l’heure où les garçons vont rentrer. Leur absence a contrarié ton père, mais eux pensent qu’ils peuvent toujours en faire à leur tête !
Lorsque Mme Rose quitta la pièce, Myriam n’avait pas du tout l’intention de lui obéir. Elle s’assit sur le large rebord de la fenêtre tout en reniflant lamentablement, mais elle n’y resta pas plus de trois minutes.
Le bruit d’une galopade dans le couloir et de la porte ouverte à toute volée annonça le retour de ses frères dans un état d’excitation exceptionnel.
– Sais-tu ce qui nous arrive ? s’écria Guy, prenant les devants sur son frère aîné. Mais… qu’y a-t-il ? ajouta-t-il d’un air alarmé à la vue de sa sœur abattue, et des traces de larmes sur son visage.
– Qu’as-tu encore à pleurnicher ? s’écria Philippe. Nous avons quelque chose à te raconter.
– Moi aussi, dit Myriam, et c’est affreux. Vous ne penserez plus à rien d’autre quand vous le saurez. Mais parlez d’abord, ajouta-t-elle, sa curiosité l’emportant sur le plaisir qu’elle commençait à éprouver à dramatiser la situation.
– Oh ! nous ne pouvons pas te le dire comme cela, dit Philippe avec mépris. Parle d’abord. Je suppose que tu as cassé ton imbécile de poupée ou que tu t’es disputée avec Rose.
Myriam sauta sur ses pieds.
– Papa m’a dit de vous en parler. Il était fâché que vous ne soyez pas là. Je ne suis pas censée vraiment le dire si vous êtes aussi désagréables. Il voulait vous en parler lui-même. Mais vous, il fallait que vous sortiez !
– Bon, qu’est-ce que c’est ?
Philippe était devenu grave. Si son père avait voulu leur parler, c’est qu’il s’agissait de quelque chose d’important.
Myriam se campa devant eux et, écartant ses longs cheveux de sa figure rouge de colère, elle déclama :
– Il a dit que nous allons avoir une nouvelle maman. Il va se marier demain et elle viendra vivre ici !
Si elle avait désiré faire sensation, elle avait tout à fait réussi. Les garçons, immobiles, la regardaient, bouche bée.
– C’est affreux ! s’écria Guy, enfin.
Philippe était devenu tout pâle. Il avait tant aimé sa mère et, par moments encore, la douleur de l’avoir perdue était plus vive que jamais. Il serra les poings.
– Comment peut-il faire ça ? Une nouvelle maman, vraiment ! Jamais je ne lui adresserai la parole ! Et lui, jamais je ne lui pardonnerai !
Sa voix se brisa brusquement. Il tourna les talons et sortit de la pièce.
Consternés, Guy et Myriam se regardèrent en silence. Bien qu’elle redoute une terrible belle-mère, la pensée de blâmer son père n’avait pas effleuré la fillette. Les paroles de Philippe l’atterraient et le fait de l’avoir vu près de s’effondrer la mettait, comme aussi Guy, dans une situation embarrassante.
Ils se regardèrent d’un air misérable et ce fut un triste spectacle qui s’offrit aux regards de Mme Rose quand elle entra, chargée d’un plateau.
– Allons, allons, s’écria-t-elle, cela ne sert à rien de faire cette tête ! Je peux vous assurer qu’il arrive des choses bien pires dans la vie. Où est Philippe ?
– Il est sorti. Je pense qu’il est dans sa chambre, répondit Guy.
– Bon, va lui dire de venir goûter et faites tous un effort pour être raisonnables.
Rapidement, la gouvernante dressa le couvert. Guy n’avait aucune envie de faire cette commission. À contrecœur, il prit à pas lents la direction de la chambre qu’il partageait avec son frère.
La clé en était perdue depuis longtemps, de sorte que Philippe n’avait pas pu s’enfermer. Guy le trouva debout, les mains dans les poches, le dos tourné à l’intrus.
– Rose dit que tu dois venir goûter, dit-il.
– Goûter ! siffla-t-il entre ses dents, d’une voix méprisante. Va, mange tout ce que tu veux, si tu y arrives, et laisse-moi tranquille.
Il n’avait même pas tourné la tête. Guy hésita.
– Oh ! viens, Phil, balbutia-t-il. À quoi cela sert-il ?
Philippe se retourna et Guy recula d’un pas à la vue de son visage tourmenté.
– Si tu ne t’en vas pas immédiatement, je te flanque à la porte.
La voix de l’aîné se brisa et le cadet battit précipitamment en retraite.
– Il ne veut pas venir, annonça-t-il à son retour dans la salle d’étude.
Mme Rose réagit tout de suite :
– Se mettre en colère ne sert à rien, déclara-t-elle d’un ton sentencieux. Tant que je serai là, j’agirai pour le mieux – et vous ferez de même, si vous êtes un peu raisonnables.
– Que veux-tu dire avec ton « tant que je serai là » ? demanda Guy. Tu ne vas quand même pas être lâche au point de nous abandonner !
Une nouvelle crainte remplit le cœur de Myriam. Elle laissa tomber la tartine beurrée qu’elle était en train de grignoter et, les yeux fixés sur Mme Rose, attendit sa réponse en retenant son souffle.
Cette dernière remuait son thé d’un air pensif.
– Je ne peux pas encore dire, si brusquement que j’en suis toute bouleversée. Votre belle-mère peut ne pas vouloir que je reste, et alors je partirai. Nous ne pouvons qu’attendre et voir.
Comme un tourbillon, Myriam se leva d’un bond, fit le tour de la table et se jeta au cou de la gouvernante.
– Tu ne dois pas t’en aller ! Promets-moi que tu ne m’abandonneras pas. Je ne pourrais pas le supporter !
Une nouvelle explosion de sanglots lui coupa la parole. Troublée, Mme Rose regretta amèrement d’avoir parlé sans réfléchir.
– Ne te tourmente pas comme cela, Myriam. Tu vas te rendre malade. Quelle affaire, entre Philippe et toi ! Sois sage, supplia-t-elle. Bien sûr que je ne t’abandonnerai pas, pour autant que cela dépendra de moi. Toutes ces histoires ne nous font du bien ni aux uns ni aux autres.
Elle eut beaucoup de mal, toutefois, à calmer la petite fille et elle ne put arriver à lui faire finir son repas.
Pendant ce temps, Guy, maussade, mastiquait son pain sans dire un mot. Puis il repoussa sa chaise, la table fut débarrassée et un silence oppressant s’établit dans la pièce.
Reniflant encore, Myriam se pelotonna dans le vieux fauteuil. Le garçon se soulagea en lançant un bon coup de pied contre la table.
– À quoi cela sert-il de se conduire de cette façon ? cria-t-il. Nous ne pouvons empêcher notre père de se remarier, si moche que cela soit pour nous.
Toi et Phil, croyez-vous changer quelque chose en vous privant de repas et en vous conduisant comme des idiots ? Vous devrez quand même finir par manger !
– Je sais que ça ne sert à rien, remarqua Myriam. Tout est tellement affreux.
Toutefois, la tension était maintenant tombée et les deux enfants commencèrent à discuter de la situation. Malgré leurs sombres pressentiments, leur curiosité était éveillée.
Le sujet s’épuisait quand la fillette se rappela tout d’un coup dans quel état d’excitation ses frères étaient rentrés dans l’après-midi.
– Que vouliez-vous donc me dire quand vous êtes arrivés ? demanda-t-elle négligemment. Elle ne voulait pas montrer un trop grand intérêt.
Guy fronça les sourcils.
– Oh ! ce n’est plus très important maintenant, dit-il. C’était tout de même terriblement intéressant ! Nous avions découvert le secret de la maison de la forêt.
– Vraiment ? vous l’avez trouvé ! Myriam devint toute rouge. Oh ! Guy, qu’est-ce que c’est ?
– Eh bien, le type qui y habitait et qui était parti si brusquement, la police le surveillait. Il était ce qu’ils appellent un recéleur.
La petite fille prit un air effrayé.
– C’est quelqu’un qui écoule le butin que les cambrioleurs lui apportent, expliqua Guy très sommairement.
La police cherchait ce butin car, bien que M. Thompson ait été arrêté, il n’avait pas avoué où il se trouvait.
Guy prit une longue aspiration et continua :
– Il y a un vieux puits caché dans le cellier de la maison et aujourd’hui ils ont enlevé le plancher et découvert au fond du puits un tas de choses enveloppées dans du plastique.
Il y avait des tas et des tas d’argenterie. Ils ont reconnu quelques pièces appartenant à Sir George Hamilton. Or il y a deux ans qu’il avait été cambriolé !
– Qui t’a dit tout cela ? Comment ont-ils pu repêcher toutes ces choses ? N’étaient-elles pas abîmées ?
Myriam voulait tout savoir à la fois.
– Il n’y a plus d’eau dans le puits, petite sotte, répondit Guy avec impatience. Ils y travaillaient cet après-midi. Nous les avons regardés faire, Phil et moi, et Félix nous a tout raconté, bien que ce soit défendu d’en parler.
Félix était le policier du village. Il aimait bien les trois enfants Stanhope et était toujours disposé à faire un brin de causette. Myriam se mit à réfléchir à toute cette histoire. Guy l’avait certainement un peu enjolivée, mais elle était tout de même assez déçue.
Ce n’était pas du tout le genre de secret qu’elle avait imaginé en pensant à la maison de la forêt. Elle lui avait inspiré beaucoup de rêveries où fantômes et fées, sorcières et lutins jouaient un grand rôle. La maison, tout au bout de la grande rue du village, était proche de la forêt, d’où son nom. C’était une longue bâtisse basse dont le toit de chaume descendait jusqu’à terre. Faisant un angle droit avec la route, sa façade et ses jardins à l’arrière n’en étaient séparés que par une épaisse haie de houx.
Elle avait été restaurée quelques années auparavant mais, depuis, rien n’avait été fait et elle avait maintenant un aspect délabré.
De nombreux commentaires sur ses différents locataires circulaient dans le village. On parlait des particularités de chacun avec de mystérieux hochements de tête et des insinuations qui laissaient supposer que le narrateur, en général l’un des plus anciens habitants du village, en savait plus qu’il ne voulait le dire.
Myriam écoutait ces bavardages avec de délicieux frissons. Elle avait surveillé les allées et venues du dernier locataire avec beaucoup d’intérêt. M. Thompson était grand, brun, avec une barbe en pointe. Les gens du village le trouvaient plutôt sauvage. Il s’absentait des semaines durant. Son départ précipité avait suscité de nombreux commentaires.
Félix, tenu jusque-là au silence, jouissait d’avoir maintenant la vedette et se plaisait à révéler que M. Thompson avait été emmené par des policiers en civil et que l’on fouillait sa maison à la recherche d’objets volés.
Les deux enfants étaient en train de parler de tous ces événements lorsque Philippe entra dans la pièce. Il paraissait plus pâle que d’habitude. Les lèvres serrées, le menton en avant, il se planta, pour se donner une contenance, devant le foyer où brillait un feu bienvenu en cette soirée plutôt fraîche.
– J’ai bien réfléchi à cette sale histoire, commença-t-il. Il nous faut prendre une décision. Nous ne pouvons empêcher que la… que cette personne arrive. Même si nous avons l’intention de nous en aller dès que possible, nous ne pouvons pas dire que nous ne lui adresserons jamais la parole.
Il fit une pause en regardant d’un air sévère les deux enfants silencieux.
– Il y a un type à l’école, continua-t-il, qui a une belle-mère et il l’appelle « Tante chose » d’un nom quelconque. Quand nous aurons à lui parler, nous pourrions faire de même. « Bonjour, tante Pétunia », etc.
Guy et Myriam éclatèrent de rire. Leur frère les fusilla du regard.
– Très drôle, en effet, grinça-t-il, sarcastique. Vraiment très drôle de voir une étrangère prendre la place de notre propre mère et essayer de nous en imposer. Dégrisés, les deux enfants protestèrent.
– Écoute, dit Myriam, tu sais bien que nous ne rions pas de cela, mais tante Pétunia ! Elle ne peut vraiment pas s’appeler comme ça !
Et malgré elle, la petite fille se remit à rire.
– Là n’est pas la question, reprit Philippe avec mépris. Appelez-la Pétunia, Jémima ou Perkita ou de n’importe quel autre nom idiot. Maintenant, écoutez bien pourquoi nous le ferons. Nous serons obligés de lui parler, mais nous allons tous promettre, par serment, que nous ne l’accepterons pas comme faisant partie de notre famille.
Nous ne dirons pas un mot ou ne ferons pas un geste qui le lui laisse penser. Elle est une étrangère et elle doit vivre ici comme une étrangère.
Les deux enfants paraissant suffisamment impressionnés, Philippe continua :
– Je regrette, le pire sera pour toi, Myriam, car tu restes ici ; mais tiens bon et ne te laisse pas faire. Ne sois pas impolie, car cela mettrait Papa en colère.
Réponds seulement oui ou non, et garde tes distances, autant que possible. Maintenant, jure-le.
– Je le jure, prononça Myriam d’un ton solennel en regardant son frère dans les yeux.
– À toi, maintenant.
Philippe se tourna vers Guy.
Une promesse était chose sacrée pour les enfants Stanhope. Une fois donnée, elle devait être tenue à tout prix. À la grande surprise de l’aîné, la réponse tardait à venir. Le cadet n’osait pas le regarder et donnait de petits coups dans la grille du foyer.
– Comment pouvons-nous savoir qu’elle sera si méchante ? éclata-t-il. Je pense que nous devrions attendre de la connaître.
La voix de Philippe, furieux, lui écorcha les oreilles.
– Très bien, tu peux souhaiter la bienvenue à la personne qui vient prendre la place de ta propre mère, tu peux lui dire comme tu es heureux de la voir, comme tu l’aimes, tu peux la caresser, mais alors, ça sera fini entre nous !
– Je ne la désire pas plus que toi, répondit Guy vivement. Il me semblait seulement qu’elle pourrait ne pas être aussi mauvaise que tu la dépeins.
– Alors pourquoi se marie-t-elle avec notre père ? demanda froidement Philippe. Elle doit deviner que nous ne la voulons pas, mais elle fera tout ce qu’elle pourra pour nous avoir. Bien, fais comme tu veux. Vas-tu promettre, oui ou non ?
– Bon, je pense qu’il faut le faire, grommela Guy. Mais Philippe ne fut satisfait qu’après que Guy eut répété mot à mot après lui la formule requise.
Il sembla alors qu’ils n’avaient plus rien à se dire, et les trois enfants étaient assis, regardant le feu d’un air morne, lorsque Mme Rose entra avec du pain et un bol de lait fumant. Elle obligea Myriam à tout avaler avant d’aller au lit.
– Et toi ? dit-elle en se tournant vers Philippe. Resteras-tu sans rien manger ? Cela te fera beaucoup de bien !
– Je crois que je pourrais avaler quelque chose, répondit Philippe avec une indifférence feinte. Il mourait de faim, mais ne voulait pas en convenir.
Quelques minutes plus tard, Mme Rose était en train de brosser les cheveux de Myriam quand la fillette lui échappa des mains et lui sauta au cou.
– Rose, dit-elle gravement, promets-moi que tu ne t’en iras pas.
– Comment le promettre, ma chérie, quand je ne sais pas moi-même si je pourrai rester ? La nouvelle maîtresse peut avoir d’autres idées là-dessus.
Mme Rose soupira.
– Elle serait encore pire que nous le pensons si elle te renvoyait, s’écria Myriam, les yeux pleins de larmes. C’est impossible ! Je demanderai à Papa de l’empêcher d’être aussi méchante.
– Ne t’occupe plus de cela, recommanda Mme Rose. Nous devons espérer pour le mieux. Mais moins tu en diras à ton père à ce sujet, mieux ce sera.
Il lui fallut un certain temps pour persuader Myriam d’aller au lit et d’essayer de dormir, et encore plus pour qu’elle s’endorme enfin.
Les garçons parlèrent aussi plus longtemps que d’habitude, se complaisant dans de sombres présages et faisant toutes sortes de plans pour résister à toute tentative d’autorité de la part de leur belle-mère.
Oncle Dick arrive
Myriam avait dit au revoir à ses frères, lors de leur départ pour l’internat deux jours auparavant, avec plus de regret que d’habitude. Ils lui manquaient toujours terriblement pendant les premiers jours de chaque trimestre, mais cette fois-ci, il lui semblait injuste d’avoir à affronter l’étrangère sans leur appui.
La promesse faite, lourde de responsabilité, lui pesait. Souvent elle se demandait comment elle allait pouvoir la tenir assez fidèlement pour satisfaire Philippe, sans pour cela encourir la colère de son père.
Tandis qu’elle repassait ses leçons du jour au presbytère, le village entier apprenait la nouvelle du second mariage de M. Stanhope et les commentaires allaient bon train.
Berthe Gilbert, l’aînée du pasteur, était une jeune personne plutôt flegmatique. Normalement, elle suivait Myriam dans les jeux et les tours parfois pendables que, dans son imagination débordante, la petite fille pouvait inventer mais parfois, pour une bagatelle, elle lui tenait tête et alors de violentes querelles éclataient, dans lesquelles Berthe se montrait intraitable.
Le tact n’était pas son fort et dès l’arrivée de Myriam, au premier matin de la reprise des cours, elle l’inspecta des pieds à la tête d’un air solennel, comme si elle s’attendait à trouver en elle quelque subtil changement. Puis elle lui déclara sèchement, une pointe d’accusation perçant dans sa voix :
– Tu vas avoir une belle-mère.
Myriam hocha la tête.
– Je pense que ce sera bon pour toi, continua-t-elle plutôt agressive.
– Va-t-elle te battre ? s’enquit, les yeux ronds, Paul, l’un des jumeaux qui complétait le trio du presbytère.
Bien que son cœur batte à coups redoublés, Myriam répondit avec un léger mépris :
– Non, elle ne me battra pas. Je ne la laisserai pas faire, petit imbécile !
Puis, tête haute, elle se dirigea vers la salle d’étude.
La veille de l’arrivée de M. Stanhope et de sa femme, Mme Rose était en train de modeler les longs cheveux raides de Myriam en belles anglaises, ce que détestait la fillette.
– Je ne veux pas avoir des boucles pour elle, protesta-t-elle, indignée.
Mais la gouvernante resta inflexible.
– Tu dois avoir la meilleure apparence possible, déclara-t-elle avec fermeté. Je ne veux encourir aucun reproche sur ma façon de t’élever.
En l’accompagnant à ses cours le lendemain matin, elle l’exhorta à nouveau :
– Rentre directement à la maison après le repas de midi.
D’habitude, Myriam mangeait au presbytère et allait se promener ou travaillait avec l’institutrice jusqu’à quatre heures.
– J’aimerais t’arranger encore les cheveux. Aussi rentre vite pour que tu sois prête. Ils seront là à trois heures et demie.
La matinée traîna en longueur d’une façon intolérable. Normalement, Myriam était une élève brillante et intelligente mais ce jour-là, elle ne montrait aucun intérêt et Mlle Granger, devinant la tension de l’enfant, fit preuve d’indulgence.
Quand elle quitta le presbytère à deux heures moins le quart, la petite fille n’avait pas du tout l’intention de désobéir aux instructions de Mme Rose mais, à cette heure-là, sa nervosité avait atteint un tel degré qu’à chaque pas elle se sentait de moins en moins en mesure de faire face à l’épreuve qui l’attendait.
Presque malgré elle, ou du moins telle fut son impression, elle passa sans s’arrêter devant la porte du Manoir et continua à descendre lentement la rue du village. C’était un délicieux après-midi. La chaleur était estivale. On ne se serait pas cru au mois de mai.
Myriam ralentit en approchant de la maison de la forêt. Cet endroit exerçait toujours la même fascination sur elle. Plusieurs rumeurs circulaient sur le nouveau locataire, un homme seul, sans famille, si bien que Catherine, la jeune fille qui venait chaque jour faire le ménage au Manoir, avait décrété qu’il avait quelque chose à cacher.
Quand Myriam lui avait demandé pourquoi elle avait dit cela, elle avait expliqué : « Il est horrible. Il ne veut pas qu’on le voie ». Cette réponse avait piqué la curiosité de la fillette, encore plus que des vols d’argenterie. Un nouveau secret, un mystère dans lequel elle redoutait toutefois de pénétrer.
Elle s’arrêta devant le portail bas entre les grandes haies et jeta un coup d’œil dans le jardin où foisonnaient des fleurs de toutes les couleurs. Ce ne furent pourtant pas les fleurs qui retinrent l’attention de l’enfant, mais la vue d’un homme, assis dans un fauteuil roulant, à l’ombre d’un grand hêtre, les jambes en plein soleil sous une légère couverture. Il tenait un papier à la main.
Peut-être prit-il conscience du regard d’intense curiosité qui le fixait depuis l’autre côté du portail ? Il leva les yeux et agita joyeusement la feuille de papier.
– S’il te plaît, entre, fillette. Viens me voir.
Il avait une voix agréable, amicale, et Myriam n’était pas particulièrement timide. Cependant, elle hésita un instant. Elle avait souvent pénétré auparavant dans ce jardin, quand la maison était inhabitée, jetant un regard entre les volets et, en imagination, peuplant les pièces de toutes sortes de choses étranges et mystérieuses.
Le peu qu’elle avait entendu au sujet du nouveau locataire s’accordait très bien avec les histoires d’ogres de ses contes de fées. Et s’il en était vraiment un ? D’après le ton de sa voix, il semblait inoffensif, mais il valait quand même mieux être prudente avant de pénétrer dans son domaine.
Au bout d’un moment, l’homme reprit la parole. Il semblait légèrement peiné.
– Est-ce que je te fais peur, petite ?
Myriam fit non de la tête avec énergie, tira le verrou tout usé et s’avança vers l’homme à pas lents. Elle ne l’avait vu que de profil depuis le portail et dans l’ombre de l’arbre mais, comme elle s’approchait, elle sursauta de frayeur et s’arrêta net. La bouche de l’étranger était tordue de côté d’une façon bizarre et sa joue gauche, pendante, labourée de cicatrices, le défigurait.
Il était trop tard pour cacher son geste de recul. Toute confuse, et ne pouvant réprimer un sentiment de répulsion, Myriam aurait tourné les talons et se serait enfuie si la voix de l’étranger ne l’avait retenue :
– N’aie pas peur, petite, dit-il avec douceur. Approche-toi du côté où tu ne verras pas trop ma blessure. Je ne peux pas te courir après. Ainsi tu viendras seulement si tu en as envie.
Un sentiment de pitié envahit brusquement le cœur de l’enfant. Elle se plaça au côté du fauteuil qu’il avait indiqué et lui demanda timidement :
– Habitez-vous ici ?
– Oui, je viens d’arriver et tu es ma première visite. J’aimerais que nous devenions amis si tu arrives à oublier mon apparence et à apprendre à connaître qui je suis au fond. Veux-tu essayer ?
– Oui, répondit-elle sans hésiter.
– Bien. Nous allons commencer par nous dire nos noms. Je m’appelle Richard Harding, mais si tu arrives à me dire oncle Dick, je saurai que nous serons amis. Quel est ton nom à toi ?
Myriam le lui dit. La glace était rompue. Jamais elle n’avait rencontré une grande personne avec laquelle il était si facile de causer.
En quelques minutes, elle lui avait tout raconté de sa vie, sa maison, ses frères, et il ne lui sembla plus impoli de lui poser la question qui lui brûlait les lèvres. Il répondit en toute simplicité :
– J’étais un aviateur pendant la guerre et un jour mon avion a pris feu. J’ai été tellement brûlé que je suis maintenant défiguré et ne peux plus marcher.
Il se mit à rire.
Myriam posa la main sur le bras du fauteuil et lui demanda d’une voix tremblante :
– Vous ne guérirez jamais ?
– Non, pas tant que je vivrai.
Il avait dit cela gaiement mais la petite fille en eut le souffle coupé.
– Oh ! C’est affreux ! Comment pouvez-vous supporter cela ? murmura-t-elle.
Richard Harding devint grave.
– Au début, j’ai cru que je ne le pourrais pas, mais j’ai découvert un merveilleux secret qui a tout changé.
– Donc, c’est vrai ? Vous avez un secret ? Cela ne m’étonne pas ! Le visage de l’enfant s’illumina de plaisir.
– Comment savais-tu que j’ai un secret ? dit M. Harding, lorsque l’horloge de l’église commença à égrener ses quatre coups dans l’air tranquille de l’après-midi.
Poussant un cri, Myriam bondit du petit tabouret de jardin sur lequel elle était assise.
– Oh ! qu’ai-je fait ? Ils vont arriver ! Mme Rose va être très fâchée. Oh ! j’ai peur de rentrer à la maison !
– Qu’y a-t-il ? Qui va arriver ? demanda son nouvel ami avec inquiétude.
Myriam déballa toute l’histoire pêle-mêle et de façon plutôt incohérente.
– C’est ma faute. Je t’ai retenue, dit oncle Dick d’un air contrit. Tu diras à ton père comme je le regrette et… mais attends un moment.
Il sortit un carnet et un stylo de sa poche, prit une carte de visite et écrivit au dos : « Veuillez me pardonner d’avoir retenu votre petite fille. J’ai beaucoup joui de sa compagnie et je serais très heureux si vous lui permettiez de revenir me voir ».
– Peut-être qu’avec cette carte, le blâme de ton père retombera sur moi, dit-il en la lui tendant avec son étrange sourire tout tordu auquel Myriam ne prêtait déjà plus attention.
– Je veux revenir, oncle Dick, dit-elle vivement, le plus souvent possible, et peut-être, un jour, pourrez-vous me dire quelque chose de votre secret.
Richard Harding retint un moment dans la sienne la main qu’elle lui avait tendue avec tant de confiance.
– Oui, Myriam, je t’en parlerai à ta prochaine visite. J’aimerais pouvoir le faire maintenant mais tu es déjà très en retard.
La petite fille s’éloigna à regret, le salua encore une fois de la main avant de refermer le portail, puis s’engagea résolument sur le chemin du Manoir. Elle se sentait étrangement réconfortée et encouragée par cette rencontre.
Elle avait envie de parler à quelqu’un de son nouvel ami et du secret qu’il avait promis de partager avec elle. Comment pouvait-il paraître si courageux alors qu’il se savait défiguré et paralysé pour la vie ?
Mais elle se trouvait maintenant à la porte du Manoir et il lui fallait affronter l’épreuve qui l’attendait. Le cœur battant à grands coups, elle parcourut le court trajet qui la séparait de la maison.
Sans bruit, elle se dirigea vers la petite porte qui lui permettrait de se glisser dans la salle d’étude par les escaliers de derrière. Elle posait la main sur la poignée quand Mme Rose surgit. Un simple coup d’œil lui suffit pour savoir qu’elle était, en effet, très en colère.
– Où étais-tu passée ? demanda-t-elle d’un ton si dur que l’enfant se fit toute petite.
Myriam en oublia le petit discours qu’elle avait préparé. Comment expliquer quoi que ce soit sous ce regard froid et implacable ?
– Réponds-moi, vite.
La voix de Mme Rose tremblait d’indignation. L’après-midi avait été difficile et éprouvant pour elle. Tout d’abord, elle se faisait vraiment du souci pour sa place.
De plus, après avoir attendu une demi-heure le retour de Myriam, elle avait téléphoné au presbytère pour s’entendre dire que l’enfant était bien partie dès la fin du repas.
Mme Rose avait envoyé Catherine à la recherche de Myriam mais celle-ci, après avoir parcouru tout le village, était revenue bredouille. À l’arrivée de M. et Mme Stanhope, au lieu de leur présenter une petite fille en grande toilette, aux boucles irréprochables, comme elle en avait eu l’intention, elle avait dû leur confesser, à sa grande confusion, qu’elle ne savait absolument pas où l’enfant se trouvait.
M. Stanhope avait semblé plus ennuyé qu’inquiet, mais elle avait senti très vivement son mécontentement et elle demeurait convaincue qu’il l’avait rendue responsable de ce malheureux incident qui gâchait l’arrivée de sa femme dans son foyer. Quelle injustice ! Cela la mettait dès le début dans une position fausse vis-à-vis de sa nouvelle maîtresse.
Cela, ajouté à la crainte de perdre sa place, l’avait amenée à un tel degré de nervosité que son sang ne fit qu’un tour à la vue de la coupable essayant de se glisser dans la maison sans être vue.
Mme Stanhope avait eu l’air beaucoup plus inquiète que son mari. Elle avait tout de suite compris que l’absence de Myriam pouvait signifier quelque chose.
– Oh ! Henri, s’était-elle écriée, crois-tu qu’elle se cache quelque part ou qu’elle s’est enfuie parce qu’elle n’avait pas envie de me voir ?
– Mais bien sûr que non, chérie, lui avait-il affirmé. Mais son ton manquait de conviction et, se tournant vers Mme Rose, il lui avait demandé si la maison avait été fouillée à fond.
– Je redoutais ce genre de réaction…
Mme Rose avait saisi ces mots au vol alors que la jeune femme entrait avec son mari dans leur chambre. Elle en avait serré les lèvres de dépit.
Maintenant, Myriam se tenait devant elle, sans un mot. Elle la prit par les épaules et la secoua.
– Méchante petite ! Désobéissante ! Si tu ne me dis pas tout de suite où tu es allée, je te mène vers ton père… et ta mère, ajouta-t-elle d’un ton plein de sous-entendus. Ils sauront s’occuper de toi.
– J’ai oublié l’heure, balbutia Myriam.
C’était une si pauvre excuse que Mme Rose en renifla de mépris.
– Tu savais que tu devais rentrer tout de suite à la maison.
Elle tira la fillette après elle sans ménagement en haut des escaliers, jusqu’à sa chambre.
– Enlève ta robe, ordonna-t-elle. Je vais avertir ton père que tu es ici.
Myriam la saisit par le bras.
– Oh ! non, Rose, n’y va pas. Reste ici, je vais tout te dire.
– Il doit savoir que tu es rentrée saine et sauve, répliqua la gouvernante. Son ton, bien que ferme, s’était radouci. Enlève ta robe. Je reviens tout de suite.
Les frayeurs de l’enfant redoublèrent. Elle n’avait jamais pu supporter d’être grondée. Au bord des larmes à cause de la scène qu’elle venait de vivre, elle se débattait, les doigts tremblants, avec les boutons dans le dos de sa robe toute froissée.
Mme Rose revint très rapidement.
– Tu vas descendre au salon prendre le thé avec eux. C’est ta belle-mère qui l’a suggéré. Mais, si je ne me trompe, ton père aura quelque chose à te dire ensuite.
Elle boutonna la robe bien repassée et attacha avec un gros nœud les cheveux soigneusement brossés mais restés désespérément raides.
Prise de panique, Myriam ne bougeait pas.
– Viens avec moi, Rose, supplia-t-elle.
– Quelle idée ! Que vas-tu encore inventer ! s’exclama Mme Rose avec indignation. Descends vite, maintenant. Ne les fais plus attendre.
Saisie d’un sentiment poignant de solitude, Myriam descendit le grand escalier et, sur la pointe des pieds, s’approcha de la porte derrière laquelle elle entendit un murmure de voix.
Elle tourna la poignée presque sans bruit et s’immobilisa sur le seuil, n’osant pas lever les yeux.
– Approche, Myriam.
Son père parlait avec entrain mais l’enfant se rendit bien compte qu’il était loin d’être content d’elle.
– Voici la vagabonde, Audrey ! dit-il, s’adressant à sa femme. Raconte-nous ce que tu as fait, petite, ajouta-t-il, poussant légèrement l’enfant, maintenant à ses côtés, vers son épouse.
Sans lâcher le bras du fauteuil de son père, Myriam jeta un regard furtif dans la direction de celle-ci. Ce qu’elle vit l’étonna tellement qu’elle ne put réprimer un geste de surprise. Depuis si longtemps, elle s’était fait une image de la belle-mère classique !
Ce qu’elle découvrait n’y ressemblait pas, mais pas du tout ! Sa belle-mère était jeune et belle. De beaux cheveux bruns, ondulés, encadraient gracieusement un doux visage souriant, aux traits fins et aux grands yeux noisette pleins de gaieté.
Elle prit la main que l’enfant lui tendait gauchement, et l’attira vers elle.
– Ne pourrions-nous pas nous embrasser puisque nous allons vivre ensemble ? demanda-t-elle.
Voilà le moment venu de prendre position ! Myriam était sûre que Philippe aurait considéré un baiser comme une violation de leur pacte, mais elle ne pouvait contrarier davantage son père.
Elle se contenta donc de ne pas le lui rendre et détourna la tête de sorte que la caresse de la jeune femme ne fit qu’effleurer sa joue. Si elle était blessée, la nouvelle Mme Stanhope n’en fit rien paraître.
– Je suppose que tu as faim, dit-elle aimablement. Viens et assieds-toi bien à ton aise à cette petite table.
Elle plaça devant l’enfant une tasse et une assiette, et lui passa du pain et du beurre, puis se mit à parler avec son mari.
Reconnaissante d’être laissée tranquille, Myriam observa et écouta. Tout tourbillonnait dans sa tête. Il allait être très difficile de suivre le plan prévu ! Il était évident que cette jeune femme voulait obtenir son amitié.
C’était quand même trop injuste qu’elle soit toute seule pour tenir la promesse que Philippe leur avait extorquée ! Qu’aurait-il fait, lui, dans les circonstances présentes ? Le thé fini, son père se tourna vers elle.
– Maintenant, Myriam, dis-nous pourquoi tu étais en retard cet après-midi. Les gens du presbytère ont dit que tu les avais quittés à deux heures moins le quart.
La carte ! Myriam se leva d’un bond.
– J’ai une carte pour toi, Papa ! dit-elle.
Elle allait se précipiter avec impétuosité hors de la pièce mais son père la retint.
– Bien, je verrai cela tout à l’heure. Réponds d’abord à ma question.
La fillette rougit et jeta un coup d’œil inquiet à sa belle-mère.
– Je croyais que j’avais beaucoup de temps, murmura-t-elle. Je suis allée seulement jusqu’à la maison de la forêt, et il était là, dans le jardin. Son visage est épouvantable mais il est si gentil que je n’y ai plus fait attention.
Ce fut au tour de ses auditeurs de ne rien comprendre !
– Qui a un visage épouvantable ? Avec qui as-tu parlé ? demanda son père.
– Il m’a dit de te donner sa carte parce que tous les deux nous avions oublié quelle heure il était, expliqua Myriam.
– Alors va la chercher. J’espère qu’elle nous aidera à comprendre un peu mieux tes explications, rétorqua son père avec quelque impatience.
Heureuse de s’échapper, Myriam grimpa les escaliers.
Dès que la porte se fut refermée sur elle, Mme Stanhope s’adressa à son mari :
– C’est exactement ce que je craignais, Henri, elle a décidé de ne pas m’aimer. Les enfants auraient dû avoir l’occasion de me connaître avant notre mariage.
– Tout ira bien, ne te tourmente pas, Audrey, dit M. Stanhope d’un ton rassurant. Myriam est seulement timide et maladroite. Mais elle est comme un bébé et cela ne durera pas longtemps avant qu’elle ne t’accepte comme sa maman.
Sa femme secoua la tête.
– Non, mon cher, elle n’est pas un bébé. À son âge, les enfants peuvent avoir des idées très arrêtées. Je ferai tout pour gagner son affection, et aussi celle de ses frères. Je désire seulement qu’ils restent spontanés ! Je ne veux pas qu’ils ne soient pas naturels avec moi.
Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage car Myriam revenait avec la carte qu’elle tendit à son père. Celui-ci émit un sifflement étouffé.
– Richard Harding ! C’était un aviateur célèbre. J’ai su qu’il avait été affreusement brûlé et je croyais que le pauvre type était mort à l’heure actuelle.
Il retourna la carte et lut le message écrit au verso.
– Tu ne dois pas ennuyer ce monsieur, recommanda-t-il. C’est un grand honneur pour une petite fille d’être invitée par un de nos héros nationaux. Cependant, s’il désire te revoir, c’est sûr que tu dois y aller.
Les yeux de l’enfant se mirent à briller. Un héros ! Qu’allaient dire les garçons ? C’était sûrement le secret qu’il avait promis de lui dire. Elle n’en souffla mot et se contenta de demander avec vivacité :
– Puis-je y aller demain ?
– Non, répondit son père d’un ton ferme. Tu as été trop sotte aujourd’hui. Tu dois apprendre à obéir. Tu n’iras pas avant quinze jours.
J’écrirai un mot à M. Harding, ajouta-t-il en s’adressant à sa femme, ou mieux encore nous pourrions nous promener par-là demain et lui rendre visite. Ce doit être terriblement mortel pour lui de vivre dans cet endroit !
Audrey Stanhope approuva d’un air absent. Elle venait de remarquer l’air abattu de l’enfant, qui serrait les lèvres pour en réprimer le tremblement.
Elle aurait aimé lui dire un mot pour la consoler, mais elle craignait que la fillette s’effondre. Aussi se contenta-t-elle de se lever et de dire qu’elle allait vider ses dernières valises.
Myriam, reconnaissante, en profita pour se glisser dans la salle d’étude. Écrire une lettre était pour elle une corvée ! Toutefois, elle rassembla tout le matériel nécessaire et entreprit de coucher sur le papier pour ses frères tous les événements de la journée. « N’oublie pas de tout nous raconter par le menu ». C’étaient là presque les dernières paroles de Philippe.
L’arrivée de leur belle-mère revêtait à leurs yeux une telle importance qu’elle passa sous silence son escapade à la maison de la forêt. Elle se creusa la tête pour traduire par écrit le plus fidèlement possible ce qu’elle venait de vivre.
Elle n’avait pas terminé sa lettre et était loin d’en être satisfaite lorsque Mme Rose entra avec du lait et des biscuits, lui annonçant qu’il était temps pour elle d’aller au lit.
Elle resta sourde aux supplications de l’enfant :
– Juste le temps de finir ! implora-t-elle.
– Tu as causé assez d’ennuis aujourd’hui pour espérer obtenir une faveur par-dessus le marché ! déclara Mme Rose. Bois ton lait et viens avec moi.
Une heure plus tard, au lit, Myriam eut la surprise d’entendre un léger coup frappé à la porte. Celle-ci s’ouvrit sans qu’elle ait répondu.
– Je passe juste pour te dire bonne nuit !
À sa grande consternation, sa belle-mère se tenait près de son lit. Qu’elle était belle, même dans la pénombre, dans sa robe de soirée toute noire, une rangée de perles brillant autour de son cou ! Mme Stanhope la regarda pendant un moment puis se pencha vers elle et, appuyant sa joue contre la sienne, murmura tendrement :
– Nous serons amies, n’est-ce pas ?
Elle sentit l’enfant se raidir dans un mouvement de recul et, n’obtenant pas de réponse, elle s’écarta, peinée et déçue.
– Bonne nuit, dit-elle tranquillement.
Un grognement sourd lui répondit. Remplie de tristesse, la jeune belle-mère sortit sans se douter de la tempête d’émotions qu’elle avait provoquée chez l’enfant.
La petite fille tira le drap au-dessus de sa tête pour étouffer le bruit des sanglots qu’elle ne pouvait réprimer. Cette caresse l’avait désarmée et elle avait presque succombé à la tentation de jeter les bras autour du cou de la nouvelle venue pour répondre de tout son cœur à cette offre d’affection.
Tenir cette terrible promesse s’avérait encore plus difficile qu’elle ne l’avait cru ! La pensée de la reprendre ne l’effleura même pas. Elle se contenta de pleurer. Le chagrin et la colère se disputaient dans son cœur et elle en voulut à ses frères de l’avoir laissée seule en face d’une situation pour laquelle elle ne trouvait aucune solution.
Tempêtes au Manoir
La quinzaine de jours qui suivit fut orageuse et éprouvante pour Mme Stanhope. Elle était arrivée remplie de projets pour le bien de sa famille adoptive.
À son grand chagrin, presque sur tous les points, elle se heurta à un échec. Elle avait tout juste vingt-cinq ans et le manque de coopération qu’elle rencontrait à tout moment la mit dans un état de trouble, de colère et même souvent de dépression.
Mme Rose la traitait ostensiblement avec respect mais ne la secondait en aucune manière. Elle soutenait délibérément Myriam qui désobéissait constamment à sa belle-mère, ce qui chagrinait et exaspérait à la fois la jeune femme.
Pour la gouvernante, il était clair qu’on ne pouvait attendre de la nouvelle venue qu’elle puisse être en aide à l’enfant ou la comprendre.
M. Stanhope, un avocat très occupé, partait chaque jour pour la ville voisine distante d’une quinzaine de kilomètres. Il ne se rendait pratiquement compte de rien.
– N’y fais pas attention, fut tout ce qu’il répondit à sa femme lorsqu’elle lui fit part avec tristesse de l’échec de ses tentatives pour gagner la confiance de l’enfant. Cela va s’arranger. Ne te tourmente pas, ma chérie, supplia-t-il à la vue de l’air abattu d’Audrey.
– C’est facile à dire : « Ne te tourmente pas », protesta-t-elle. Je m’attendais bien à un peu de parti pris à mon égard au début, mais je suis sûre qu’il y a plus que cela.
Je me demande si Mme Rose ne monte pas la tête à Myriam contre moi.
– Elle en est incapable.
Il fronça les sourcils l’air sombre.
– Elle est entièrement dévouée aux enfants et peut-être un peu jalouse, mais pas au point de la tourner contre toi. S’il en était ainsi, elle serait immédiatement renvoyée.
Si tu le désires, je le fais, mais je pense que comme elle comprend bien notre situation, elle pourrait être une aide pour toi.
– Non, je ne crois pas que ce serait bon qu’elle s’en aille en ce moment, répondit lentement Audrey. Son départ bouleverserait Myriam et la braquerait encore plus contre moi. Mais j’aimerais trouver la cause de ce malaise.
M. Stanhope se leva avec impatience.
– Je vais de ce pas voir Myriam et lui parler sérieusement, déclara-t-il. Je ne lui permettrai pas de te faire du mal. Si cela ne suffit pas, elle sera sévèrement punie.
Comment cette fillette de rien du tout peut-elle oser te tenir tête ! Cela ne tient pas debout ! Nous allons immédiatement mettre fin à cette absurdité !
– Non, non, Henri !
Mme Stanhope s’accrocha au bras de son mari.
– Surtout, ne fais pas cela ! Ne vois-tu pas que la gronder à cause de moi serait la pire chose à faire ? Elle aura alors une raison de ne pas m’aimer. Je jouerai le rôle classique de la belle-mère se mettant entre le père et les enfants. Ne dis rien. Je vais essayer encore de trouver le chemin de son cœur.
M. Stanhope s’arrêta et l’embrassa tendrement.
– Très bien, ma chérie. Qu’il en soit comme tu le désires. Mais seulement pour cette fois-ci. Je ne laisserai pas Myriam ni une autre personne te rendre malheureuse.
Si elle ne change pas, je l’enverrai en internat et nous nous passerons de Mme Rose, si tu la crois être la cause de tout cela. Ne les laissons pas aller trop loin.
Ainsi prit fin cette discussion et Audrey Stanhope se promit que, dans la mesure du possible, elle n’entamerait plus jamais ce sujet. Son échec pour gagner l’affection et la confiance de sa belle-fille blessait son orgueil et la faisait profondément souffrir.
D’un idéal élevé, la jeune femme avait la certitude de gagner la partie à force d’affection, de patience et de bonne volonté. Bien sûr, on n’en était qu’au tout début, mais il lui semblait qu’elle ne pouvait faire plus. L’enfant la regardait avec une hostilité à peine voilée, ou au mieux avec une tolérance distante qu’un tempérament comme celui d’Audrey avait beaucoup de peine à supporter.
La colère, l’impatience montaient en elle chaque fois que la petite voix froide et polie : « Non merci, je n’y tiens pas » rejetait ses tentatives de lui faire plaisir. Myriam entretenait avec soin cette façon de répondre à toute suggestion venant de sa belle-mère qui résistait alors à l’envie de fouetter cette petite ingrate, ce qui n’aurait fait qu’envenimer les choses.
Un mois presque entier s’écoula avant que la visite si ardemment souhaitée à la maison de la forêt puisse être envisagée.
À la fin des quinze jours fixés par son père, Myriam s’y était tout de suite rendue. Oncle Dick n’était pas au jardin dans son fauteuil roulant ! Il ne lui était pas venu à l’idée qu’il puisse être ailleurs que là !
Elle s’immobilisa, désemparée, devant le portail pendant quelques minutes puis, prenant son courage à deux mains, elle sonna. Une dame entre deux âges, à l’aspect agréable, vint quand la petite fille lui eut exposé sa requête.
– M. Harding ne va pas très bien, mon enfant. Il ne peut recevoir personne pour le moment.
Amèrement déçue, la fillette s’éloigna. Elle n’osa plus sonner de nouveau par crainte d’essuyer d’autres rebuffades, mais elle regardait avec envie à travers le portail chaque fois qu’elle trouvait le moyen de passer devant la maison.
Elle ne pouvait plus le faire aussi souvent que par le passé, car tante Audrey ne lui permettait pas de vagabonder dans le village.
Cependant, à la fin de la troisième semaine, elle sauta de joie : on venait de lui apporter une lettre adressée sans l’ombre d’un doute à Mlle Stanhope.
« Ma chère Myriam,
Comme nous avons dû attendre pour nous revoir ! Je le regrette tellement. Je t’écris aujourd’hui pour te demander de venir prendre le thé et me tenir compagnie un moment samedi prochain. Je choisis le samedi parce que je crois que c’est le jour qui te convient le mieux.
Au plaisir de te revoir ! J’espère que tu pourras venir !
Ton nouvel oncle, Richard Harding.
L’écriture était si claire que Myriam n’eut aucune peine à lire le billet.
Les yeux brillants, elle le montra à Mme Rose :
– Je peux y aller, n’est-ce pas Rose ? demanda-t-elle vivement.
– Ce n’est pas à moi de te répondre, rétorqua la gouvernante d’un air sombre. Désormais tu dois demander les permissions à ta mère, ma chère.
Le visage de l’enfant s’assombrit.
– Elle n’est pas ma mère. Tu ne dois pas l’appeler ainsi, dit-elle, fâchée. Pourquoi faut-il que je le lui demande ? Papa avait dit que je pouvais y aller après quinze jours. Il y a longtemps qu’ils sont passés !
– Il s’agit d’une invitation en bonne et due forme à laquelle tu dois envoyer une réponse. Bien sûr que tu dois en parler, appuya Mme Rose d’un ton ferme.
Myriam s’éloigna en faisant la moue. Tout son plaisir s’était envolé. Elle aurait bien résolu le problème en demandant la permission à son père, mais elle avait entendu dire qu’il ne rentrerait que très tard ce jour-là. Or elle ne pouvait attendre au lendemain.
Oncle Dick pourrait croire qu’elle n’avait pas envie d’aller le voir. Elle mit donc son orgueil sous ses pieds et partit à la recherche de sa belle-mère.
Mme Stanhope cueillait des pois de senteur. Quel charmant fouillis dans le jardin et qu’elle paraissait jeune et jolie dans sa robe de cotonnade fleurie, ses magnifiques cheveux bruns bouclés et les joues légèrement empourprées par le soleil de ce bel après-midi !
Myriam fut vaguement consciente du charmant tableau qu’elle offrait, mais, pour la centième fois, elle endurcit son cœur, afin de ne pas se laisser attendrir.
– Tante Audrey, M. Harding m’écrit un mot. Il m’invite pour l’heure du thé samedi.
Elle semblait énoncer un fait dans toute sa sécheresse plutôt qu’une requête.
– M. Harding ? s’interrogea Mme Stanhope, perplexe. Ah ! oui, le célèbre aviateur ! Puis-je voir sa lettre ?
Elle tendit la main et Myriam lui abandonna à contrecœur la précieuse missive. Sa belle-mère la parcourut puis la lui rendit avec un sourire.
– Oui, certainement, tu peux y aller. Mais tu sais qu’il est invalide et qu’il souffre beaucoup. Veille à ne pas le fatiguer.
– Rose dit que je dois lui répondre.
Myriam sembla poser une question.
– Oui, bien sûr, approuva Mme Stanhope. Veux-tu aller jusqu’à mon secrétaire dans le salon ? Tu trouveras du papier à lettres dans le tiroir de gauche.
– Merci.
La petite fille s’attarda.
Tout en lui jetant un coup d’œil empreint de curiosité, la jeune femme continua à cueillir les pois de senteur. Myriam attendit un moment, embarrassée, fit quelques pas, puis revint vers elle.
– Que dois-je lui dire ? finit-elle par murmurer.
C’était la première fois qu’elle demandait l’avis de sa nouvelle maman. La jeune Mme Stanhope ressentit un vif plaisir de ce semblant de rapprochement, si mince soit-il.
Elle s’appliqua toutefois à répondre sans avoir l’air d’y attacher de l’importance :
– Simplement : merci pour votre invitation pour samedi. Je serai très heureuse d’y répondre… ou quelque chose comme cela. Sois brève. Commence par : « Cher M. Harding » et signe, bien sûr.
Je rentre dans quelques minutes. Tu peux m’appeler si tu en as besoin.
Myriam remercia et courut vers la maison. Elle n’en voulait pas davantage. Elle n’allait pas écrire : « Cher M. Harding » ! Elle jouit de s’asseoir devant le beau secrétaire, de prendre le stylo en or et le beau papier de luxe trouvés dans le tiroir.
« Cher Oncle Dick, écrivit-elle. Merci de m’avoir invitée pour samedi. Je m’en réjouis ». Elle spécifia : « Et je vais venir. Affectueusement, Myriam ». L’enveloppe était déjà fermée lorsque Mme Stanhope parut.
Cette dernière l’aida à libeller correctement l’adresse et eut la délicatesse de ne rien demander de plus, bien qu’elle en ait eu très envie.
Le samedi fut long à venir. Myriam l’attendit avec une joyeuse impatience. Un secret important n’allait-il pas lui être confié ? Un secret qu’elle détiendrait probablement elle seule. Elle prouverait à Oncle Dick qu’elle était digne de sa confiance. Son père l’avait dite honorée d’avoir été remarquée par un tel homme, et maintenant qu’elle le savait être un héros en chair et en os, son imagination galopait. Qu’allait-il lui dire ?
Elle alla au lit toute heureuse le vendredi soir. Le jour tant attendu était à portée de la main. Toutefois, elle fut très contrariée que Mme Rose veuille la coiffer pour ce grand événement avec ces horribles boucles !
Elle protesta de toutes ses forces et des larmes de colère lui vinrent aux yeux. Elle ne voulait pas de boucles. De toute façon, elles ne tiendraient pas et tous ces bigoudis autour de sa tête allaient l’empêcher de dormir.
Au plus fort de l’altercation, à leur grande surprise, Mme Stanhope entra dans la pièce d’un pas tranquille et s’enquit de la raison de tout ce tapage. Un long silence lui répondit. Mme Rose, la brosse d’une main, les bigoudis de l’autre, se tenait, toute droite, vexée et quelque peu échauffée par la dispute. La petite fille lui faisait face d’un air de défi, toute rouge et le visage couvert de larmes.
N’obtenant pas de réponse, la jeune femme s’adressa à la gouvernante qui s’emporta :
– Myriam est exaspérante ! Elle est invitée pour demain et je voulais la coiffer convenablement pour qu’elle soit présentable !
La jeune femme sourit.
– Oh ! je suis sûre qu’elle le désire mais vous savez, ce n’est pas tellement indiqué de faire des anglaises avec des cheveux raides comme ceux de Myriam ! Pour moi, les laisser tomber naturellement convient mieux à son genre.
D’un petit coup de peigne, elle sépara les cheveux par une raie de côté, les fit bouffer légèrement sur le front et les attacha joliment sur le côté avec un ruban. L’effet fut surprenant. On était loin de la raie au milieu, des cheveux bien tirés sans qu’aucune mèche ne dépasse et serrés dans un nœud au sommet de la tête !
Myriam jeta un coup d’œil furtif dans la glace, puis baissa les yeux et ne daigna pas répondre à la question qui lui était posée avec vivacité :
– Préfères-tu cette coiffure, ma chérie ?
Stoïque, Mme Rose resta impassible. Poussant une légère exclamation de dépit, Mme Stanhope tourna les talons et quitta la pièce.
Il y eut un moment de silence. Puis Myriam articula d’une petite voix étrange :
– Tu peux me mettre des bigoudis, si tu le désires, Rose.
– Certainement pas. Nous avons reçu des ordres. Tu peux aller te faire coiffer par Mme Stanhope avant de partir demain, dit la gouvernante d’un ton de mauvais augure.
Myriam bondit sur ses pieds.
– Je n’irai pas ! Tu sais bien que je n’irai pas. Ne sois pas méchante. Ce n’est pas ma faute si elle est arrivée juste à ce moment-là !
Elle arracha le ruban, bien qu’au fond d’elle-même, elle ait eu envie d’admirer la plaisante image reflétée par la glace.
En silence, Mme Rose lui tressa les cheveux comme d’habitude pour la nuit. C’était la première fois que la nouvelle maîtresse la désavouait ouvertement, et elle se plaisait à se répéter que ce n’était là qu’une première tentative pour saper son autorité.
Myriam n’avait pas de cours le samedi matin. Elle prenait habituellement le repas de midi avec ses parents, M. Stanhope étant à la maison ce jour-là.
En se levant de table, Mme Stanhope lui recommanda :
– J’aimerais te voir avant ta visite chez M. Harding, ma chérie.
L’enfant serra les lèvres de dépit. Elle ne pouvait ignorer cette requête faite en présence de son père. Elle n’avait certes pas l’intention de risquer un renvoi de cette visite tant attendue ! Elle se précipita hors de la pièce quand la voix irritée de son père la rappela.
– On t’a demandé quelque chose, Myriam. Je n’ai pas entendu de réponse.
L’enfant tortilla ses doigts dans un silence embarrassé. Mme Stanhope intervint avec grâce.
– Je pense qu’elle ne croyait pas avoir à répondre. Tu as bien entendu ma question, n’est-ce pas, Myriam ?
– Oui, tante Audrey, murmura l’enfant.
– Pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite ? rétorqua son père d’un ton cassant.
– Qu’a-t-elle donc ? ajouta-t-il dès que la porte se fut refermée sur sa fille heureuse de s’échapper.
Sa femme sourit d’un air las.
– Elle ne veut pas faire la paix avec moi. Arrivera-t-elle à surmonter son parti pris à mon égard ? Je crains que non. Quelque chose la retient, je n’arrive pas à comprendre quoi. Si tu pouvais le savoir, Henri, en gagnant sa confiance, tu m’aiderais beaucoup.
Il haussa les épaules.
– Je crains bien de ne rien comprendre aux enfants. Tu es d’une patience d’ange avec elle. Mais je n’arrive pas à admettre qu’une stupide petite fille puisse te causer des ennuis par son obstination ! Si la situation ne s’améliore pas pendant les vacances d’été, elle ira en internat.
– Non, je ne le veux pas, protesta Mme Stanhope avec énergie. Ce serait admettre la défaite et la mettre contre moi plus que jamais. J’espère que les garçons seront un peu plus compréhensifs qu’elle !
– Certainement, répondit son mari sans hésiter, les garçons ont un sens du fair-play beaucoup plus que les filles.
Ce fut une petite fille toute douce qui surgit aux côtés de Mme Stanhope une heure plus tard. Des traces de larmes se voyaient sur son visage et elle tenait une brosse, un peigne et un ruban.
Sa belle-mère était en train de lire dans une chaise longue, sur la terrasse. Elle abaissa son livre et la regarda.
– Que désires-tu, Myriam ? questionna-t-elle avec gentillesse.
Myriam avala sa salive puis lui tendit la brosse, froidement déterminée.
– S’il te plaît, tante Audrey, veux-tu me coiffer ? répondit-elle.
Mme Stanhope rosit de plaisir.
– Il vaudrait mieux le faire devant un miroir dit-elle d’un ton enjoué.
Elles allèrent jusqu’à la grande glace du hall d’entrée. Elle aurait bien aimé interroger Myriam sur la crise de larmes qui, selon toute évidence, venait de se passer. Mais elle pensa qu’il était inutile de forcer des confidences. Elle était en effet loin de deviner quelle scène pénible venait de se dérouler entre Myriam et sa gouvernante.
Cette dernière avait décidé de ne pas « mettre les doigts », selon sa propre expression, dans la coiffure de l’enfant pour cet après-midi-là. Elle était lasse de toutes ces histoires. Il s’en était suivi une telle tempête de cris et de larmes que Mme Rose l’avait menacée de demander à son père de lui défendre cette sortie. Des paquets d’eau froide n’avaient pu enlever tout à fait les traces de larmes.
Maintenant, les yeux rougis et les paupières gonflées, Myriam se laissait docilement coiffer par les mains habiles de sa belle-mère. Dès qu’elle eut terminé, « Merci, tante Audrey, au revoir » lui dit-elle de sa petite voix polie, et elle s’échappa avec un soulagement visible.
Une fois sur la route, elle soupira d’aise. Elle pouvait oublier pour le moment tous ses soucis ainsi que l’étrange hostilité de Mme Rose, et jouir pleinement de son après-midi.
Pas de fauteuil roulant sous le hêtre comme elle s’y attendait ! Elle s’approcha de la porte d’entrée et tira la vieille sonnette avec quelque inquiétude. Si après tout ce qui venait de se passer, il était arrivé quelque chose à Oncle Dick, qui l’empêche de la recevoir ! Elle n’attendit pas longtemps. La même dame entre deux âges qu’elle avait déjà vue vint lui ouvrir et, avec un sourire de bienvenue, s’effaça pour la laisser passer.
– Entre, mon enfant. M. Harding t’attend, dit-elle.
Elle introduisit la fillette dans un étroit hall carrelé puis dans une pièce au plafond bas, toute en longueur, remplie d’objets très intéressants – mais bien que plus tard chaque recoin lui soit devenu familier, elle n’y prêta sur l’heure que peu d’attention.
Ses regards se portèrent vers le divan sous les fenêtres, au fond de la pièce, et elle s’y précipita, ne sachant plus que dire, mais les yeux brillants de plaisir.
– La bonne affaire, te voilà ! dit l’invalide.
Le ton de sa voix témoignait d’une telle sincérité que le cœur de sa visiteuse en fut tout réchauffé. Elle éprouva soudain un sentiment de paix et de sécurité.
– J’espère que nous allons avoir le temps nécessaire pour dire tout ce qui est resté en suspens, continua-t-il. Mais d’abord, assieds-toi et raconte-moi comment tu vas. Ou bien préfères-tu faire un petit tour et tout regarder ?
Myriam promena ses regards autour de la pièce. Certes, il y avait plein de choses qu’elle aurait aimé voir de près. Quelques-unes retinrent particulièrement son attention : un certain nombre de modèles réduits de beaux aéroplanes (comme ils plairaient aux garçons !), un jeu d’échecs en ivoire, une petite figurine représentant un homme revêtu d’une cuirasse et brandissant une épée.
Elle poussa un petit soupir de ravissement.
– Comme c’est beau ! Mais, s’il vous plaît, oncle Dick, vous m’avez promis de me dire votre secret. Je n’en parlerai à personne, c’est sûr.
– C’est plutôt long à raconter et une petite personne comme toi aura besoin de patience pour l’écouter jusqu’au bout, dit oncle Dick. J’avais pensé que nous pourrions commencer à jouer à un ou deux jeux et puis, après le thé, nous y mettre sérieusement.
Tout d’abord, j’aimerais savoir comment s’est passé le retour de ton père. Et avec ta belle-mère, comment cela va-t-il ? J’espère, beaucoup mieux que tu ne le craignais.
– Rien ne va bien à la maison.
Myriam hocha la tête avec tristesse. Il était si facile de causer dans cette pièce tranquille, imprégnée de paix !
Avant même de s’en être rendu compte, elle avait tout dit sur ce qui se passait en elle, sur l’attitude de Mme Rose, et même sur celle de sa belle-mère. Il n’y eut point de jeux ce jour-là car, une fois les barrières tombées, c’était un tel soulagement de pouvoir tout raconter !
Elle finit par avouer la promesse faite à Philippe, ceci à une question précise posée par oncle Dick : pourquoi se sentait-elle obligée de garder ses distances avec sa belle-mère ?
À l’ouïe de cette révélation, Richard Harding devint grave. Toutefois, il n’eut pas le temps d’entamer le sujet, car la gentille maîtresse de maison apparut, chargée d’un plateau, et commença à disposer sur la table le goûter le plus appétissant qui soit.
Il y avait des scones tout frais, des cakes faits maison, des fraises et de la glace ! Quel régal ! Les dernières miettes du festin emportées, Myriam poussa pourtant un profond soupir de contentement. Se blottissant près du sofa sur lequel reposait l’invalide, elle murmura :
– Maintenant, oncle Dick… Le secret.
– Quand j’étais petit, commença tout de suite oncle Dick, j’aimais beaucoup, comme tous les enfants, m’allonger par terre et regarder le ciel, surtout quand il était sans nuages, de ce bleu profond jusqu’à l’infini. Et je m’imaginais volant haut, toujours plus haut dans tout ce bleu.
Devenu grand, je décidai de devenir aviateur et j’entrai dans la Royal Air Force, (l’armée de l’air anglaise) dès la fin de mes études. Je commençais juste ma formation quand la guerre éclata. En as-tu entendu parler ? C’était il y a longtemps, en 1939.
Comme j’aspirais à pouvoir être au cœur de tout cela et, au moment de la grande mêlée que l’on a appelé la « Bataille de Bretagne », j’y étais ! C’était passionnant ! Mes copains m’appelèrent « Harding le veinard » car je sortis de nombreux combats sans une égratignure !
Myriam écoutait, les lèvres entrouvertes. Il lui sourit, puis continua :
– Je pourrais te raconter un tas d’histoires sur ce temps-là, et peut-être le ferai-je une fois. Elles t’intéresseront, toi et tes frères ; mais pour le moment, voyons la suite.
Je suivis alors un entraînement spécial pour les vols de nuit. C’était quelque chose de tout nouveau et de fascinant. Je ne peux te dire à quel point j’aimais voler ainsi, tout seul, au-dessus d’un monde plongé dans l’obscurité. Tu te sens, à certains moments, le seul être vivant dans tout l’univers. Cette immensité de silence, ces millions d’étoiles, l’impression d’être complètement coupé de tout…
J’ai commencé à penser à Dieu en cette période comme jamais auparavant. Je me suis demandé s’il était possible d’entrer en relation avec Lui. Une ou deux personnes me l’avaient affirmé. Je ne pouvais pas douter que Dieu était là ; vraiment je me sentais très proche de Lui dans cet immense espace de silence.
J’étais rempli d’un sentiment de révérence, d’une sorte de crainte en même temps que d’un grand désir de Le connaître. Parfois, j’avais même envie de Lui parler, mais une fois revenu sur terre, j’allais au mess (lieu où se réunissent les officiers et sous-officiers pour prendre leur repas), je riais et je plaisantais avec mes camarades.
Je ne voulais plus penser à Dieu et le chassais de mon esprit aussi vite que possible. J’espère que ce que je te raconte-là n’est pas trop difficile pour toi, mon enfant.
Richard Harding s’arrêta, en souriant au petit visage attentif qui le regardait d’un air grave. Myriam secoua la tête, et il poursuivit :
– Les combats de nuit sont terrifiants. J’en ai vu beaucoup, puis mon tour vint. Mon avion fut descendu. Criblé de balles, il prit feu et s’écrasa au sol. Je ne me souviens plus de rien. Les docteurs m’ont dit qu’il n’y avait aucune partie de mon corps qui n’ait été blessée, mais le pire de tout, c’étaient les brûlures.
Après avoir passé sept à huit mois à l’hôpital, je demandai dans combien de temps je marcherais de nouveau. On me répondit évasivement : je devais faire preuve de patience ; cela prendrait encore quelques mois….
Quand je vis mon visage dans un miroir pour la première fois, j’eus un choc ! J’essayais de ne pas me faire voir, mais ne pouvais m’empêcher de me contracter chaque fois que je voyais un regard posé sur moi. Être défiguré me remplissait d’amertume et me révoltait.
Je me rendais compte que les chirurgiens tentaient l’impossible et qu’ils utilisaient tout ce qu’ils savaient en matière de greffes de peau et de chirurgie plastique. Sans leur intervention, je serais pire encore. Tu ne pourrais même pas me regarder !
– Si, je le pourrais, interrompit Myriam avec force. Je vous aimerais tout autant !
Oncle Dick sourit.
– C’est très gentil à toi, ma chérie, mais tu ne peux pas t’imaginer comment j’étais ! Toutefois, le moment arriva où mes blessures furent cicatrisées, mes os brisés remis en place, et toutes les autres parties de mon corps rafistolées… et je ne pouvais toujours pas bouger mes jambes.
J’étais transféré d’un hôpital à l’autre et commençais à comprendre que les docteurs me cachaient quelque chose. Je les harcelais de questions ; leurs réponses ne me satisfaisaient pas. Dans le dernier hôpital, il y avait un jeune médecin à peu près de mon âge. Il était hautement qualifié et semblait différent des autres. J’avais l’impression que je pouvais lui faire confiance.
Il me dirait la vérité. Il était très occupé, mais un jour je le retins et le suppliai de me dire ce qui en était au sujet de mes jambes. Il refusa de me répondre. Je devais m’adresser au patron, le chirurgien qui s’occupait de mon cas. Je n’abandonnai pas la partie. Me mentirait-il pour me tranquilliser ? Assurément non, mais il n’avait pas le droit de me répondre.
Il revint dans la soirée, s’assit à côté de moi. Il avait obtenu du patron la permission de me parler franchement : je n’avais pratiquement aucune chance de marcher un jour à nouveau. Mais il n’en resta pas là.
Sans me laisser le temps de prendre conscience de ce qu’il venait de me dire, il se mit à parler de Celui qui avait porté mes souffrances et s’était chargé de mes maladies, le Tout-Puissant, qui pouvait et voulait me faire triompher si je le laissais faire, Celui qui dans tout ce que j’aurais à endurer ne m’abandonnerait jamais.
Tout cela était nouveau pour moi. Je n’avais jamais été très religieux. Pour la toute première fois, je commençais vaguement à réaliser que le Seigneur Jésus était une Personne vivante.
Voilà mon secret, Myriam. Je ne peux t’en dire plus. Je ne compris pas tout, tout de suite. D’abord, la pensée de passer ma vie cloué sur un lit ou un sofa me rendait fou. Mais quand, enfin, je remis ma vie entre ses mains pour que sa volonté soit faite, tout changea. Impossible de décrire ce qu’Il a fait. Personne ne le peut.
C’est une expérience qui ne vaut que pour soi-même. Il tient parole. Il est toujours à nos côtés. Cet amour est si merveilleux que pour Lui on est prêt à tout lâcher.
Richard Harding murmura ces derniers mots plus pour lui-même que pour l’enfant, se tut un instant, puis se tourna vers Myriam en souriant :
– Tu as été très patiente. C’était une longue histoire. Si je te l’ai racontée, c’est parce que j’aimerais tellement que tu connaisses aussi ce secret ! Le Seigneur Jésus veut être ton Sauveur aussi bien que le mien et Il désire que tu Lui appartiennes.
Il a le droit de te prendre de force mais Il ne le fera pas. Il attendra que tu Lui demandes de recevoir son merveilleux don de la vie éternelle, de venir en toi et d’y vivre. Veux-tu le lui demander maintenant, Myriam ?
La fillette le fixa de ses grands yeux gris.
– Pourrais-je le faire ? demanda-t-elle avec étonnement.
– Oui, si tu le désires vraiment. Tu le peux maintenant, tout de suite. Il viendra en toi, et tu lui appartiendras pour toujours.
Une lueur d’intérêt se fit jour sur le petit visage attentif. Elle marqua une hésitation.
– Je ne suis pas bonne du tout, oncle Dick, murmura-t-elle.
Une main réconfortante emprisonna immédiatement la sienne et la serra avec force.
– Non, chérie, tu ne l’es pas. Tu ne le seras jamais, malgré tous tes efforts. C’est une des choses que le Seigneur Jésus seul peut faire. Il a dit : « Je ne suis pas venu appeler des justes à la repentance, mais des pécheurs ». C’est donc toi qu’Il appelle puisque tu te sais méchante. Crois-tu cela ?
Avec solennité, Myriam inclina la tête affirmativement.
– Que vas-tu faire maintenant ? demanda-t-il d’un ton tranquille.
– Que dois-je faire ?
Oncle Dick se pencha en avant avec un regard plein de bonté.
– Le Seigneur Lui-même se tient près de toi en ce moment, Myriam, plus près que je ne le suis moi-même. Tu n’as qu’à Lui dire que tu désires Lui appartenir et qu’Il dispose de toi comme Il le veut.
– J’aimerais m’agenouiller, dit Myriam.
Elle glissa sur ses genoux contre le divan sans lâcher la main de M. Harding.
– Puis-je lui parler à haute voix ? s’enquit-elle encore.
– Oui, c’est ce que je ferais, répondit-il doucement.
– S’il te plaît, Seigneur Jésus, prends-moi maintenant à toi et pour toujours. Jusqu’à maintenant, je ne savais pas que c’était ce que tu voulais.
Telle fut la prière de Myriam.
Richard Harding ajouta de l’air le plus naturel du monde :
– Nous allons maintenant Le remercier.
Tandis qu’il exprimait, plein de joie, sa reconnaissance à l’Auditeur invisible avec quelques mots très simples, l’enfant, le cœur battant, éprouva tout à coup une nouvelle impression de paix et de sécurité.
Elle releva la tête, et bien que l’émotion lui ait fait monter les larmes aux yeux, elle s’écria avec un large sourire :
– Oh ! Oncle Dick, c’est vrai, Il m’a réellement prise !
– Mais oui, aucun doute là-dessus. Il tient toujours ses promesses. Or Il a dit : « Je ne mettrai point dehors celui qui vient à moi ! » (Jean 6. 37)
Maintenant tu es son enfant. Il nous faut voir comment faire pour que tu apprennes à Le connaître. Tout d’abord, possèdes-tu une Bible ?
Myriam secoua la tête.
– Nous apprenons le catéchisme au presbytère. Je ne crois pas que ce soit la Bible, dit-elle d’un air de doute.
Oncle Dick éclata de rire.
– Non, je ne le crois pas. Si tu regardes dans cette bibliothèque, tu trouveras trois ou quatre bibles sur la seconde étagère. Prends celle qui a les plus gros caractères. J’y inscrirai ton nom et la date d’aujourd’hui. Tu ne l’oublieras jamais.
Les yeux brillants, la petite fille apporta le livre. C’était un bel exemplaire, magnifiquement relié de cuir, mais elle ne pouvait deviner ce qu’il représentait pour son propriétaire.
– C’est la Bible que m’a offerte le docteur dont je t’ai parlé, dit-il en lui montrant son nom inscrit sur la page de garde. Au-dessous, elle lut : « Comme voyant celui qui est invisible » et une référence.
– Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Myriam, montrant du doigt la référence.
– C’est l’endroit où on peut trouver ces paroles dans le livre. Nous avions beaucoup parlé de ce sujet. C’est pourquoi il les a écrites tout spécialement pour moi. C’est à moi maintenant d’inscrire ton nom et aussi une parole pour toi.
Il prit un stylo, inscrivit le nom de la fillette, puis ajouta : « Je vous écris, enfants, parce que vos péchés vous sont pardonnés par son nom » (1 Jean 2. 12).
Myriam les lut lentement puis le questionna du regard.
– Oui, dit-il en souriant, c’est pour toi. La Bible, c’est la Parole de Dieu pour nous. Nous pouvons y trouver absolument tout ce que nous avons besoin de savoir. Dieu nous parle encore à travers elle et nous dit exactement ce que nous avons à faire, mais nous devons apprendre à l’utiliser. J’aimerais bien t’aider à le faire, du moins au début.
On frappa à la porte et la maîtresse de maison entra.
– Mme Rose vient chercher la jeune fille, monsieur, dit-elle. Myriam poussa un léger cri.
– Oh ! non, je ne veux pas m’en aller, pas encore ! Les deux adultes éclatèrent de rire et oncle Dick s’écria :
– Je vous en prie, mademoiselle Page, dites-lui de venir ici une minute.
Légèrement embarrassée, Mme Rose parut au bout d’un moment. Son hôte la salua avec une telle cordialité qu’elle se détendit un peu et exprima le souhait que sa petite invitée ne l’ait pas trop fatigué.
– Pas le moins du monde, répliqua-t-il. J’aimerais justement demander une autre faveur. Aurait-elle le temps de venir me voir pendant une heure chaque dimanche ?
Nous avons une affaire à mener à bien ensemble et qui nous intéresse beaucoup tous les deux. Que fais-tu d’habitude le dimanche après-midi ? demanda-t-il en s’adressant à l’enfant.
– Rien. Rose va dormir. Je m’amuse. Rien ne m’empêche de venir, n’est-ce pas Rose ?
L’allusion au sommeil de la gouvernante manquait de délicatesse et une fois de plus Mme Rose prit ses grands airs.
– Ce n’est pas à moi de le dire, répondit-elle, très droite. Fais tes adieux maintenant et remercie M. Harding d’être si gentil avec toi.
– Puis-je venir demain ? glissa Myriam au moment de la séparation.
– J’aimerais bien, répondit gaiement oncle Dick. Je t’attendrai de toute façon.
La fillette s’éloigna à regret.
– Bonsoir, madame Rose, dit-il à la gouvernante d’un ton courtois. À l’occasion, veuillez dire à M. et Mme Stanhope combien je jouis des visites de leur fille.
– C’est très aimable à vous, répliqua la gouvernante sans promettre de transmettre ce message.
Sur le chemin du retour, ses yeux tombèrent sur le livre que l’enfant tenait à la main.
– Qu’est-ce que tu vas faire avec ça ? demanda-t-elle toute surprise.
– Il est à moi, répondit la fillette d’un ton ravi, avec une pointe d’orgueil.
Elle ajouta presque timidement :
– Je vais le lire parce que j’appartiens au Seigneur Jésus.
– Ah ! M. Harding a donc de la religion ! Le ton de Mme Rose intrigua Myriam qui lui lança un regard de côté.
– Bien, si tu veux obtenir la permission d’aller le voir, n’en parle pas à ton père. Tu sais qu’il ne tient pas à ces choses.
Toute troublée, Myriam glissa sa main dans celle de la gouvernante.
– Pourquoi, Rose ? demanda-t-elle.
– Eh bien, ma chérie, c’est difficile à dire. Je ne suis pas religieuse, moi non plus, mais je ne suis pas d’accord qu’on interdise aux enfants de dire leurs prières ou d’aller à l’Église.
C’est pourtant ce qu’a fait ton père après la mort de sa femme et, bien qu’il t’envoie au presbytère pour tes cours, il est bien entendu que cela en reste là. Aussi je crains bien qu’il ne lui soit pas très agréable de t’entendre parler comme tu viens de le faire.
Myriam garda le silence jusqu’au Manoir. Sous le coup de tant d’impressions nouvelles et devant tant de questions qu’elle ne s’était jamais posées jusque-là, elle aurait aimé courir vers oncle Dick tout de suite. Elle n’avait pas eu le temps de tout dire.
– Va et dis bonne nuit, ordonna Mme Rose dès leur arrivée, puis viens te coucher.
Ce genre de séance était devenu une des épreuves quotidiennes de l’enfant. Elle n’embrassait jamais sa belle-mère. Par une sorte d’entente tacite, elle faisait semblant de le faire quand M. Stanhope était présent. Elle donnait alors un baiser à son père puis allait vers sa femme et lui tendait froidement la joue.
Quand Mme Stanhope était seule, ce qui arrivait assez souvent, elle se contentait d’ouvrir la porte, d’avancer de deux ou trois pas dans la pièce, puis avec un « Bonne nuit, tante Audrey », elle se retirait aussi vite que possible.
Ce soir-là, sans pouvoir l’analyser, elle se sentait différente. Quand, la porte du salon ouverte, elle trouva Mme Stanhope seule, elle n’eut aucune impression de gêne et courut à elle.
– Je viens de rentrer, tante Audrey. Puis-je aller chez M. Harding tous les dimanches après-midi ? S’il te plaît, dis oui. Il le désire tellement ! supplia Myriam.
La jeune femme la regarda, très étonnée.
– Tous les dimanches ? répéta-t-elle. D’accord, je n’y vois aucun inconvénient, si tu n’as rien d’autre à faire. Mais, dis-moi, comment cela s’est-il passé aujourd’hui ? T’es-tu bien amusée ?
– Oh ! C’était tellement bien, s’écria Myriam avec enthousiasme. Il y a des tas de choses très belles chez lui, mais aujourd’hui nous n’avons fait que causer, et il m’a dit son secret… et Mme Rose dit que je dois aller me coucher, termina-t-elle sans transition, soudain confuse.
– Très bien, va vite alors, lui dit sa belle-mère, un sourire amusé aux lèvres. Elle fut agréablement surprise de voir l’enfant lui tendre spontanément la joue et lui rendre son baiser.
Une fois couchée, Myriam se mit à réfléchir sérieusement. Elle ne connaissait pratiquement rien des enseignements du Nouveau Testament, à part le peu qu’elle avait appris ce jour-là. Cependant, on lui avait toujours recommandé de dire la vérité et de considérer une promesse comme sacrée. Or voici que celle faite à Philippe la troublait maintenant et la rendait perplexe.
Myriam sentait qu’un changement profond s’était opéré en elle. Elle n’aurait pu l’exprimer, si elle avait dû le faire autrement que par le cri de joie qu’elle avait poussé : « Il m’a réellement prise ! »
Sans pouvoir se l’expliquer, elle se rendait compte qu’il était hors de question de garder une attitude hostile envers sa belle-mère. Mais voilà, il y avait cette promesse ! Mal à l’aise, elle se tournait et se retournait dans son lit.
Soudain, elle se rappela un des derniers conseils d’oncle Dick : « Tu peux t’adresser au Seigneur Jésus pour n’importe quoi. Il sera toujours avec toi. Et fais toujours tout de suite ce qu’Il te dira ».
Myriam s’assit dans son lit et prononça à haute voix :
– S’il te plaît, Seigneur Jésus, dis-moi comment changer envers tante Audrey tout en tenant ma promesse ! Dis-moi ce que je dois faire.
Après une pause, elle s’écria :
– Je sais. Je vais écrire à Phil pour lui dire que je ne peux plus la tenir. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
Elle se recoucha avec un soupir de soulagement.
– Il va se mettre en colère, mais je n’y peux rien.
Il serait difficile de dire lequel, de l’homme ou de l’enfant, jouissait le plus de ces après-midi de dimanche. Myriam ignorait tout. Elle n’avait eu jusque-là qu’une vague connaissance des histoires les plus connues de l’Ancien Testament.
Mais sa soif d’apprendre et la façon dont elle appliquait immédiatement ce qu’elle comprenait aurait encouragé et stimulé n’importe quel professeur. Et elle avait le privilège d’être en présence d’un homme qui non seulement aimait et pratiquait les enseignements bibliques mais encore savait les rendre vivants pour son élève si sensible.
– Myriam a changé, déclara Mme Stanhope à son mari. Je n’arrive pas à croire qu’il s’agisse de la même petite fille. Elle est aussi spontanée, douce, agréable que j’aurais pu le souhaiter ! Je me demande ce qui lui est arrivé.
M. Stanhope se mit à rire.
– C’est ta patience, ma chérie, qui en est venue à bout. Je te l’avais prédit. Elle a surmonté sa mauvaise humeur et est redevenue elle-même. Toutefois, n’attends pas qu’elle soit un petit ange ! Elle en est loin !
La lettre avait été dûment écrite à Philippe, un simple exposé des faits. Comme il s’agissait d’une affaire privée, Myriam s’était particulièrement appliquée :
« Cher Phil,
Je regrette, mais je ne peux plus tenir ma promesse. Tu dois m’en relever. Je l’ai tenue jusqu’à maintenant. Mais quelque chose est arrivé. Je te le dirai quand tu reviendras. S’il te plaît, ne te fâche pas.
Baisers de Myriam ».
Elle attendit la réponse avec anxiété mais celle-ci ne vint pas. Ses frères n’aimaient pas écrire, mais tout de même, vu l’importance de cette communication, elle avait espéré une lettre de Philippe.
Les vacances d’été approchaient et il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre le retour des garçons.
Ce qu’ignorait Myriam, c’est que justement ces vacances étaient une occasion de divergence d’opinion entre M. et Mme Stanhope. M. Stanhope avait prévu de faire un merveilleux voyage de cinq à six semaines en Suisse mais, quand il en fit la suggestion à sa femme, au lieu de l’explosion de joie qu’il attendait, elle s’écria, choquée :
– C’est impossible, voyons ! Juste au moment où les garçons reviennent de l’école !
Il eut un léger rire.
– Aucune importance. Les garçons sont très contents d’être livrés à eux-mêmes. Ils ont l’habitude de jouer entre eux et aucun d’eux ne s’attend ni même ne désire que tu t’occupes d’eux.
– Non, Henri, ce n’est pas bien, protesta Audrey. Tu dois être avec eux pendant les vacances, avec Myriam aussi. Ne vois-tu pas qu’elle a besoin d’un changement d’air ? Nous pourrions aller tous ensemble au bord de la mer.
– Oh ! non, répondit-il d’un ton catégorique. Ma chérie, tu dois admettre que je suis un bien mauvais père de famille et que je ne comprends pas les enfants.
Tu me vois, un mois durant, dans une chaise longue sur quelque plage surpeuplée pendant que les gosses construiront des châteaux de sable ? De toute manière, ils ont dépassé ce stade.
Audrey éclata de rire.
– En effet ! Mais les garçons pourraient jouer au golf avec toi, et puis faire du bateau, aller à la pêche ! Il y a des quantités de choses qu’ils pourraient faire !
Il hocha la tête.
– Je crois que je préfère ta compagnie à la leur, constata-t-il.
Il s’était attendu à la convaincre sans difficulté. Or elle restait troublée et, glissant sa main dans la sienne, dit :
– Tu sais, Henri, tu m’as parlé de tes enfants sans mère. Tu m’as priée de la remplacer auprès d’eux autant que possible. Comment croiront-ils que tel est mon désir si dès le début des vacances je m’en vais pour mon propre plaisir sans m’inquiéter d’eux ?
– Tu es vraiment trop consciencieuse, dit-il avec impatience. Je puis t’assurer que les gosses ne sont pas en mesure d’apprécier ton sacrifice. Cela n’a aucun sens.
Il fut contrarié par cet échec qu’il n’attendait pas, et légèrement troublé par ce désaccord, le premier, assez sérieux, survenu entre eux deux. Finalement, on trouva un compromis. Ils resteraient tout le premier mois des vacances, mais à la maison, stipula M. Stanhope. Pas question de voyage au bord de la mer !
Ensuite, ils iraient en Suisse. Audrey insista toutefois pour revenir à temps avant la rentrée afin de pouvoir s’occuper des affaires des garçons.
– Mme Rose l’a toujours fait, déclara son mari avec mauvaise humeur.
Sa femme se mit à rire.
– Tu parles toujours de renvoyer Mme Rose, dit-elle, et tu ne me laisses aucune occasion d’apprendre à la remplacer. Je crois que c’est à une mère de s’occuper de ce genre de choses.
– Tu as sûrement raison, concéda-t-il. Le fait est que je n’ai pas aussi envie que je le croyais de me priver de toi en faveur des enfants. J’espère qu’ils prendront conscience de l’immense privilège ils ont de t’avoir comme belle-mère !
Il en resta là et l’embrassa avec tendresse.
Le retour des garçons pour les vacances constituait toujours un des événements les plus importants dans la vie de Myriam. Tout ce qui lui arrivait tournait autour de leur départ et de leur retour mais, cette fois-ci, sa joie était tempérée par l’incertitude où elle se trouvait. Seraient-ils contents d’elle ?
Si Philippe était fâché et ne voulait pas lui pardonner, tout irait de travers. Elle aimait de façon égale ses deux frères, loyalement, de tout son cœur ; mais elle vouait une admiration particulière à son grand frère qui, à ses yeux, faisait figure de héros. Il ne pouvait avoir tort, et la pensée d’encourir tout au long de ces semaines son mépris et son déplaisir était plus qu’elle n’en pouvait supporter.
Et puis il y avait tante Audrey. Elle avait appris à l’aimer tendrement et craignait qu’elle ne soit intriguée et surtout blessée par la froideur et le manque de gentillesse des garçons, alors qu’elle était toujours en train de faire des projets pour qu’ils aient de merveilleuses vacances. Elle ne pouvait pas lui parler de cette terrible promesse, mais avait souvent envie de l’avertir que les choses n’iraient sûrement pas aussi facilement et aussi harmonieusement qu’elle semblait s’y attendre.
La veille des vacances, Mme Stanhope vint lui dire bonne nuit au lit comme elle le faisait assez souvent. Elle était habillée pour une soirée qu’elle et son mari devaient passer avec des amis dans le village voisin.
Elle trouva la petite fille assise dans le lit, la grande Bible donnée par oncle Dick ouverte sur les genoux. La fillette leva les yeux et l’inspecta des pieds à la tête d’un air approbateur.
– Comme tu es belle, tante ! Ta robe est magnifique, dit-elle en la caressant de la main avec un visible plaisir.
– Je suis contente qu’elle te plaise, répondit sa belle-mère avec sérieux. Tu as là un bien gros livre pour une si petite fille, ajouta-t-elle, tu ne crois pas ?
Myriam approuva.
– Les gros caractères sont plus faciles à lire, expliqua-t-elle.
– À ta place, je ne le lirais pas trop souvent tout de même, dit Mme Stanhope en l’embrassant. Je suis sûre que tu es trop jeune pour le comprendre.
– Oncle Dick m’explique tout, répondit l’enfant, légèrement troublée, puis comme Mme Stanhope se détournait pour partir, elle lui prit la main :
– Tante Audrey, si les garçons ne sont pas très gentils au début, tu ne te tourmenteras pas trop, n’est-ce pas ? On devinait une certaine anxiété dans sa voix et son air abattu frappa Audrey qui lui sourit avec gentillesse.
– Pourquoi penses-tu qu’ils ne seront pas gentils, Myriam ? répliqua-t-elle.
N’obtenant pas de réponse, elle s’assit sur le lit et poursuivit :
– Dis-moi, ma chérie, est-ce que, toi et les garçons, vous aviez décidé, avant même de m’avoir vue, que je devais être une horrible bonne femme ?
Le visage de l’enfant devint cramoisi.
– Comment le sais-tu ? balbutia-t-elle.
Sa belle-mère rit doucement.
– Ce n’est pas très difficile à deviner ! C’était tellement évident que c’était là ta pensée, et maintenant, tu crains que les garçons fassent de même…
Mais, dis-moi, ma chérie, qu’est-ce qui t’a tellement changée ?
Si Mme Stanhope avait espéré s’entendre répondre que sa bonté et sa patience avaient fait tomber les barrières, elle fut déçue.
Myriam la regarda les yeux brillants :
– C’est que maintenant j’appartiens au Seigneur Jésus, déclara-t-elle. Je L’aime et alors je t’aime aussi.
Ce fut dit très simplement mais avec une telle conviction et une telle assurance qu’un étrange sentiment qui ressemblait à du respect envahit la jeune femme. D’un geste rapide, elle se leva et embrassa une nouvelle fois l’enfant :
– C’est tout à fait merveilleux, ma chérie, dit-elle, pressée. Mais maintenant Papa m’attend et je dois le rejoindre.
Restée seule, Myriam suivit du doigt un verset dans la Bible ouverte. Ils en avaient beaucoup parlé, oncle Dick et elle, le dimanche précédent. C’était celui-ci : « Si vous demandez quelque chose en mon nom, moi, je le ferai ».
Elle inclina la tête sur le livre et prononça une prière qui, sous une forme ou une autre, lui était souvent montée aux lèvres au cours de ces dernières semaines : « S’il te plaît, Seigneur Jésus, montre aux garçons le chemin pour venir à toi sans tarder, et ne permets pas que jusque-là ils soient trop méchants avec tante Audrey ».
Le retour des garçons
Le grand jour était arrivé. Sur la véranda, Myriam et tante Audrey attendaient le bruit qui annoncerait l’arrivée de l’auto dans l’allée du jardin.
M. Stanhope avait convenu d’aller chercher les garçons à la gare en revenant du bureau. Il avait promis de rentrer le plus tôt possible afin de ne pas les faire trop attendre, mais il y avait déjà un bon moment que le thé était prêt et Myriam était allée au moins une douzaine de fois au portail pour scruter la route avec anxiété.
– Crois-tu que nous ferions mieux de commencer ? finit par demander tante Audrey.
Avec regret, elles jetèrent un coup d’œil d’envie sur la table garnie de façon si alléchante. On y trouvait des macarons à la noix de coco, les biscuits préférés de Philippe, et un certain gâteau au chocolat que Guy aimait plus que tout autre cake.
– Attendons encore cinq minutes.
Myriam n’avait pas terminé sa phrase qu’un coup de klaxon prolongé les fit se lever d’un bond. L’auto, enfin !
Le moment critique des salutations se déroula sans incident. Les garçons étaient bien élevés et Mme Stanhope n’attendait d’eux qu’une bonne poignée de mains.
Personne n’eut l’air de voir la froideur nettement marquée de Philippe envers sa sœur. Il la repoussa délibérément quand elle s’approcha pour l’embrasser, tandis que Guy se prêta de bonne grâce à ce genre de démonstration que semblent affectionner les femmes, de la « mollasserie » comme il le claironnait en privé.
Tout le monde s’assit pour le repas auquel, du moins les garçons, firent grand honneur. Myriam eut de la peine à avaler les premières bouchées. Très sensible, la rebuffade de son frère l’avait atteinte en plein cœur. Comment allait-elle pouvoir supporter ces longues vacances si Phil persistait dans cette attitude ?
Elle avait échafaudé tant de projets, plus merveilleux les uns que les autres ! Elle refoula avec énergie les larmes qui lui picotaient les yeux. Ce serait le comble d’être accusée de se conduire comme un bébé ! Cependant elle avait déjà appris qu’elle pouvait à tout moment s’adresser à un tout-puissant Ami pour n’importe quel besoin, grand ou petit.
Il la comprendrait toujours, dans son amour, et elle éleva son cœur vers Lui. « S’il te plaît, Seigneur Jésus, aide-moi ». Ce fut tout, mais suffisant pour la fortifier et la calmer, et elle se joignit bientôt à la conversation.
– Imaginez-vous que Dina, la chatte tant aimée de la salle d’étude, a eu une portée de chatons, les plus mignons qu’on ait jamais vus !
Tout en parlant, elle ne cessait d’observer à la dérobée les réactions de ses frères envers tante Audrey. Nul doute qu’ils interprétaient leur promesse comme elle l’avait fait elle-même. À ses questions sur l’école, ils se contentaient de répondre par monosyllabes.
Après le thé, elle ne put avoir ses frères pour elle seule. Philippe était assez grand pour dîner avec les grandes personnes et tante Audrey demanda d’étendre ce privilège aux deux autres pour cette première soirée.
Myriam eut l’impression que, bien qu’il ait immédiatement consenti, son père n’était pas très content de cet arrangement. Elle-même aurait préféré de beaucoup un souper entre eux trois dans la salle d’étude !
Après le repas, ils jouèrent tous ensemble au salon. Comme c’était amusant ! Quelques jeux étaient un peu trop difficiles pour Myriam, mais les garçons, pleins d’enthousiasme, entrèrent en compétition avec leur père et leur belle-mère dans un jeu plutôt compliqué, avec papier et crayon, lorsque, l’heure étant passée depuis longtemps, la petite fille fut envoyée au lit.
La soirée ne s’était pas déroulée comme elle l’avait prévu ; elle était contente que tout ce soit bien passé, mais elle éprouvait un étrange serrement de cœur.
Elle ne voulait pas reconnaître qu’il s’agissait de jalousie, le vilain mot ! Elle se sentit mal à l’aise et pas du tout disposée à lire, comme d’habitude, quelques versets de sa Bible.
Chaque dimanche, oncle Dick notait les lectures à faire pendant la semaine. Il lui avait donné un petit carnet pour y écrire ses remarques ou ses questions afin d’en parler ensemble le dimanche suivant. Ce soir-là, elle se déshabilla avec lenteur et, se mettant au lit, tourna presque à contrecœur les pages jusqu’au signet glissé dans les Éphésiens.
Elle pâlit un peu en lisant les sept premiers versets du chapitre quatre ; selon son habitude, elle souligna du doigt celui qui l’avait le plus frappée : « Je vous exhorte donc, moi, le prisonnier dans le Seigneur, à marcher d’une manière digne de l’appel dont vous avez été appelés, avec toute humilité et douceur, avec longanimité, vous supportant l’un l’autre dans l’amour » (Éph. 4. 1).
Aucun doute : elle avait bien été appelée ! Mais que voulaient dire les autres mots ? Elle pressentait que leur sens lui échappait pour le moment. Elle venait juste de prendre un crayon quand un grand boum retentit contre la porte qui s’ouvrit à toute volée devant Philippe. Ses yeux tombèrent sur le livre et, surpris, il émit un léger sifflement.
– Écoute, Myriam, commença-t-il, s’asseyant sans façon, selon sa vieille habitude, sur le bord du lit, pardonne-moi si je t’ai malmenée. Je comprends tout à fait qu’il a dû être pénible pour toi d’essayer de continuer à être détestable envers tante Audrey. Enfin, je n’avais pas vraiment dit que tu devais être détestable…
Quoiqu’il en soit, je ne crois pas qu’elle ait l’intention de tout commander, ajouta-t-il en baissant la voix, ou de prétendre prendre la place de notre mère. Si elle commençait à faire quelque chose dans ce sens, nous pourrions toujours revenir à notre promesse, mais je ne crois pas qu’elle le fera.
– Qu’est-ce que tu es en train de faire avec cette Bible ? acheva-t-il sans reprendre son souffle.
– Regarde, Phil, qu’est-ce que cela veut dire ? fut la seule réponse de sa sœur. Elle lui montra du doigt les mots qui occupaient ses pensées au le moment même.
– « Je vous exhorte donc, moi, le prisonnier dans le Seigneur, à marcher d’une manière digne de l’appel dont vous avez été appelés, avec toute humilité et douceur, avec longanimité, vous supportant l’un l’autre dans l’amour » lut son frère avec un étonnement grandissant.
Cela m’a tout l’air de vouloir dire : devenir une chiffe molle, dit-il avec mépris. Mais pourquoi as-tu besoin de savoir cela ? Tu ne deviendrais pas dévote par hasard ?
Il éclata de rire à une idée aussi absurde. Myriam se mit à rire, elle aussi.
– Non, je ne le crois pas, dit-elle gaiement, mais vois-tu, je t’avais dit que je te raconterais pourquoi je ne pouvais plus tenir ma promesse. Ce n’est pas ce que tu crois, simplement parce que tante Audrey est gentille. Cela n’aurait rien changé. C’est quelque chose de tout à fait différent qui m’est arrivé.
Elle se tut. Flattée par l’air attentif de Philippe, elle chercha les mots qui pourraient exprimer ce merveilleux « quelque chose ».
– Je me suis donnée au Seigneur Jésus, dit-elle enfin, et Il m’a acceptée. Et comme Il dit que si nous L’aimons, nous devons aimer aussi tout le monde, il fallait que je cesse d’être méchante. Tu ne peux pas savoir à quel point je l’ai été ! ajouta-t-elle en hochant la tête.
– Te voilà plongée jusqu’au cou dans la piété ! s’écria Philippe d’un ton accusateur. Mais, au monde, comment cela t’est-il arrivé ? Il n’y a personne ici pour te parler de ces choses !
Pleine d’enthousiasme, Myriam allait se lancer dans l’histoire qu’elle avait tellement envie de raconter lorsque Mme Rose ouvrit la porte brusquement.
– Eh bien ! Qu’est-ce que je vois ? s’écria-t-elle avec indignation. Philippe, tu n’as pas honte de faire veiller ta sœur si tard ? Je ne sais pas à quoi tu penses. Tu devrais être au lit et dormir à l’heure qu’il est.
– Oh ! Rose, ne sois pas assommante ! Je dois écouter cette histoire sensationnelle.
Philippe ne faisait pas mine de bouger, mais Mme Rose ne voulut rien entendre. Elle le chassa de la pièce sans cérémonie en grommelant.
Fermant la porte avec énergie, elle revint vers Myriam, secoua son oreiller et lui intima l’ordre de s’endormir immédiatement, sous peine de rester au lit le lendemain sans revoir du tout les garçons. Puis elle éteignit la lumière et sortit.
Myriam poussa un soupir. C’était une si bonne occasion de parler avec Philippe ! Bien sûr, il ne serait certainement pas d’accord, mais il était intéressé, c’était évident ! Il lui serait maintenant plus difficile d’obtenir à nouveau son attention.
Aussi fut-elle agréablement surprise le lendemain de voir ses deux frères s’emparer d’elle tout de suite après le petit déjeuner et l’escorter jusqu’au vieux pavillon d’été en la priant de leur raconter son histoire.
– J’ai dit à Guy que tu étais devenue dévote, expliqua Philippe, et il veut tout savoir au sujet de ce type que tu appelles oncle Dick. Bon, alors, raconte !
Sur le moment, Myriam trouva moins facile d’avoir à parler à ses deux frères ensemble, mais, une fois lancée, elle se laissa complètement emporter par son récit. Aussi, grande fut sa déception lorsque, ayant proposé à la fin de sa narration de faire sur-le-champ une visite à oncle Dick, Philippe et Guy refusèrent avec énergie.
– Je regrette beaucoup pour ce pauvre type, commenta Guy avec une certaine impartialité, ce doit être tout à fait épouvantable pour un pilote d’élite comme lui de se voir paralysé jusqu’à la fin de ses jours, mais tout de même je n’ai pas envie d’entendre ses sermons.
– Mais il n’en fera pas, protesta sa sœur. Tu n’y comprends rien ! Et il y a chez lui tant de choses intéressantes, ajouta-t-elle habilement.
Malgré leurs réticences, la description des modèles réduits d’avions et du jeu d’échecs en ivoire retint leur attention.
– Il ne nous laissera pas jouer avec. Cela ne se fait pas, grogna Philippe.
– Je suis sûre que si, répartit Myriam. Il ne dit jamais : « Ne touchez à rien ! » Il m’a dit qu’il aimerait jouer avec vous et il est en train de m’apprendre.
– À toi ! s’exclama Philippe, incrédule. Son ton était plein de mépris. S’il laisse une gamine comme toi jouer à ce jeu, c’est qu’il ne doit pas être aussi formidable.
La riposte indignée qu’il voulait provoquer ne vint pas. Myriam se maîtrisa. Pour le moment, rien d’autre ne lui importait que d’arriver à éveiller chez ses frères le désir de se rendre à la maison de la forêt !
Guy demanda sur les avions des détails qu’elle n’était pas en mesure de donner et il était clair qu’il désirait les voir de ses propres yeux.
– Je pense, conclut Philippe, que si nous devons vraiment aller le voir, nous pouvons lui dire très poliment, dès qu’il commencera à nous parler de religion, que papa ne veut rien avoir à faire avec ces choses-là. Au fait, le sais-tu, Myriam ? ajouta-t-il d’un air sévère en se tournant vers sa sœur.
– Non. Je sais qu’il ne va pas à l’église, mais ce n’est pas la même chose. Il ne peut pas vouloir m’empêcher d’avoir le Seigneur Jésus comme Ami, n’est-ce pas ? demanda-t-elle candidement.
Les deux garçons se regardèrent, embarrassés.
– C’est la même chose dite autrement. Quel bébé tu es, Myriam ! dit Philippe qui se hâta d’ajouter devant l’expression attristée de sa sœur :
– Peu importe comment tu appelles cela, pourvu que tu ne fasses pas la petite sainte ! Nous irons peut-être voir une fois ce type, mais qu’il ne s’attende pas à nous entortiller avec ses histoires comme il l’a fait avec toi. Du reste, il doit savoir que cela ne marchera pas avec nous !
– C’est parce qu’il est malade, intervint Guy. Je suppose qu’il sait qu’il va bientôt mourir.
– Ce n’est pas vrai du tout, déclara sa sœur. Il m’a dit qu’il peut vivre encore longtemps. Seulement, il ne pourra plus jamais marcher.
– C’est vraiment moche ! s’écria Philippe, et les deux garçons s’échappèrent.
Il fallut attendre une bonne semaine avant qu’ils consentent à se rendre à la maison de la forêt. Myriam surmonta son impatience et sa déception du mieux qu’elle put.
Lors de ses fréquentes visites à oncle Dick, elle était réconfortée par ses prières pour ses frères et sa tranquille assurance qu’ils finiraient par venir le voir.
– Et quand ils le feront, dit-il à l’enfant, ne précipitons rien. Puisqu’ils ont tellement peur d’un sermon, il vaut beaucoup mieux ne rien dire pour le moment et les laisser regarder tout ce qui les intéresse.
– Mais vous ne faites pas de sermons, dit Myriam d’un air étonné.
Oncle Dick se mit à rire.
– Non, j’en suis incapable, confessa-t-il, mais il semble que les garçons croient que je guette toutes les occasions pour en faire.
Si nous restons à son écoute, le Seigneur nous montrera le bon moment pour essayer de les amener à Lui et comment le leur dire.
– Oui, je vois, approuva la fillette. Elle posa alors la question qui lui brûlait les lèvres depuis quelque temps.
– Qu’est-ce que la religion ?
Un éclair passa dans le regard d’oncle Dick.
– Le dictionnaire la définit ainsi : « Connaître Dieu comme un objet d’adoration, d’amour et d’obéissance. Les relations de l’homme avec Dieu et ses devoirs envers Lui ».
La petite fille le regarda d’un air perplexe.
– Mais alors ce n’est pas quelque chose de mauvais, dit-elle avec hésitation.
– Bien sûr que non. Qu’est-ce qui te tracasse ? demanda-t-il.
– C’est ce que tout le monde dit, expliqua l’enfant, et Phil affirme que Papa ne veut rien avoir à faire avec elle. Ce n’est sûrement pas vrai si cela signifie seulement aimer Dieu.
Ce fut au tour d’oncle Dick d’avoir l’air troublé. Myriam attendait ses explications avec tant de confiance ! Comment lui donner une réponse juste ?
– C’est en effet difficile à comprendre, dit-il enfin, mais, tu vois, Myriam, quand les gens ne connaissent pas une personne, ils s’en font souvent une idée fausse et ne croient pas ce que les autres en disent.
Par exemple, tu t’étais fait une idée de tante Audrey avant même de l’avoir vue, et c’était tout à fait faux ! Tes frères ont décidé qu’ils ne m’aimeraient pas et probablement que, plus tu essaieras de changer cette décision, plus ils s’y accrocheront.
C’est ainsi que la plupart des gens font avec le Seigneur Jésus. Ils ne cherchent pas à Le connaître par eux-mêmes. Le plus triste, c’est qu’ils ont toutes ces fausses idées à cause de ceux qui disent Lui appartenir et qui, par leurs paroles et par leurs actes, donnent une image tout à fait déformée de ce qu’Il est réellement.
Il saisit la Bible qu’il avait toujours à portée de main et, l’ouvrant dans la 2nde épître aux Corinthiens, chapitre 5, verset 20, il lut : « Nous sommes donc ambassadeurs pour Christ, – Dieu, pour ainsi dire, exhortant par notre moyen ; nous supplions pour Christ : soyez réconciliés avec Dieu ! »
– Un ambassadeur va dans un pays étranger pour y représenter son gouvernement. Il en existe dans le monde entier. Ils doivent se montrer dignes de la confiance qui leur est faite en se conduisant avec sagesse et en veillant à l’honneur et aux intérêts de leur patrie.
C’est un peu difficile pour toi de comprendre cela, mais c’est ce que ce verset veut dire. Le Seigneur Jésus, notre Roi, nous envoie ici pour le représenter auprès des autres. Nous, nous sommes de son pays, de sa maison. Si ceux qui nous entourent ne Le voient pas, ils peuvent nous voir, nous, et jugent de Lui par ce que nous sommes.
Il nous confie ce rôle : être de vrais ambassadeurs qui ne cherchent plus leurs propres intérêts mais pensent uniquement à montrer aux autres combien c’est magnifique de l’avoir comme Sauveur et Seigneur !
Myriam rejoignit le Manoir plongée dans ses réflexions. Désormais, elle ne ferait plus mention à ses frères d’oncle Dick.
À la fin de la première semaine, un jour de pluie diluvienne devint le facteur décisif. Au repas de midi, les garçons en avaient assez des jeux d’intérieur. Quand tante Audrey annonça qu’elle allait se coucher pour l’après-midi à cause d’un fort mal de tête, ils se regardèrent d’un air plutôt sombre.
– Qu’allons-nous faire ? demanda Guy en entrant dans la salle d’étude.
Les deux garçons interrogèrent du regard Myriam, qui ne pipa mot. Philippe se mit à aller et venir dans la pièce puis, au bout de quelques minutes, suggéra :
– Et si nous allions voir ce héros invalide ? Pas besoin d’y rester longtemps.
Guy approuva avec empressement et tous les trois allèrent enfiler leurs imperméables.
– Crois-tu qu’il sera choqué de nous voir arriver sans nous être annoncés ? demanda Guy en chemin.
– Non, certainement pas. Il va se réjouir de nous voir, lui assura sa sœur.
– En tout cas, veille à nous présenter en bonne et due forme et dis bien que c’est toi qui veux que nous venions, intervint Philippe d’un ton de commandement.
Myriam se demanda si elle saurait faire ce genre de présentations, mais elle garda ses réflexions pour elle.
Depuis quelque temps, elle ne sonnait même plus en arrivant à la maison de la forêt. Aussi surprit-elle ses frères par l’assurance avec laquelle elle tourna la poignée de la porte et pénétra dans le hall.
– Enlevez vos imperméables, commanda-t-elle, tout en s’avançant vers l’intérieur pour frapper à la porte du salon.
Un vibrant « Entrez » lui répondit.
Elle s’élança vers le divan et glissa fébrilement dans l’oreille de l’invalide :
– Les garçons sont là !
– C’est formidable ! Amène-les, dit-il cordialement.
Philippe et Guy, embarrassés, s’avancèrent sur la pointe des pieds. Bien qu’ils aient été avertis que M. Harding était défiguré, Guy ne put s’empêcher de détourner rapidement les yeux.
Ils s’absorbèrent aussitôt dans la contemplation des modèles réduits et Guy, la permission obtenue, ne tarda pas à les tourner et retourner pour les examiner de près. Les questions fusèrent.
Pendant ce temps, Philippe et oncle Dick s’installèrent pour une partie d’échecs. Philippe y était très fort.
À plat ventre sur le tapis, Myriam, tout en feuilletant avec délices un grand album de belles photos, prêta l’oreille aux bribes de propos échangés entre les joueurs.
Au bout d’un moment, oncle Dick l’interpella :
– Myriam, voudrais-tu aller demander à Mme Cooper de préparer le thé pour nous tous ?
Myriam sauta sur ses pieds mais glissa un regard trahissant le doute vers Philippe qui ne manqua pas d’intervenir :
– Merci beaucoup, Monsieur, mais nous ne voulons pas vous importuner. De toute façon, nous sommes attendus à la maison pour le thé.
De quelle manière manœuvra oncle Dick, Myriam ne le comprit pas tout à fait. Toujours est-il que, trop content d’avoir enfin un partenaire à la hauteur, il réussit à retenir Philippe, tandis qu’elle et Guy rentrèrent à la maison pour expliquer son absence.
Après quelques pas, Guy rompit le silence.
– C’est certainement un type étonnant. Je ne peux pas comprendre comment il peut arriver à être comme il est avec cet horrible visage et sachant qu’il ne pourra plus jamais marcher !
Il frissonna. Très sensible à la beauté, la vue de toute laideur le faisait reculer.
– Il ne semble pas aussi religieux que je le pensais, ajouta-t-il d’un ton pensif.
– Je ne trouve pas son visage horrible ! s’écria sa sœur.
– Alors, tu dois être aveugle, rétorqua Guy.
Philippe ne revint que tard dans la soirée. Il était étrangement tranquille et pas du tout disposé à donner ses impressions sur M. Harding, ni à raconter comment la soirée s’était déroulée.
Tout en se préparant à aller au lit, Guy le questionna :
– Tu n’as quand même pas joué aux échecs tout le temps ?
Son frère se contenta de secouer la tête.
– Alors, qu’as-tu fait ? insista Guy.
– Oh ! seulement causé, répondit-il d’un ton sans réplique.
Après un moment de silence, Guy explosa :
– Bon, n’importe comment, j’espère que tu n’iras pas le voir souvent. Il a plein de choses intéressantes mais son visage fait peur.
– Comme si cela avait de l’importance ! Ne fais pas l’âne !
Philippe se mit au lit. Guy resta sur sa faim mais ne put rien faire d’autre que de laisser tomber la conversation.
Au cours des semaines suivantes, son frère lui faussa compagnie à plusieurs reprises. Il le soupçonna fortement de passer beaucoup plus de temps à la maison de la forêt qu’il ne voulait bien le dire.
Il s’y était rendu lui-même deux ou trois fois. Il aimait jouer avec les modèles réduits. Les histoires de M. Harding sur sa vie dans la Royal Air Force pendant les journées mouvementées de la guerre le fascinaient. Toutefois, sans pouvoir analyser un curieux recul, une certaine répulsion, il gardait ses distances envers son hôte.
M. et Mme Stanhope partirent en Suisse et les enfants furent beaucoup plus livrés à eux-mêmes. Myriam continua à passer ses après-midi de dimanche avec oncle Dick et ces instants d’intimité, les seuls qui lui restaient désormais, lui devinrent plus précieux que jamais.
Guy s’ennuyait ferme. Aucun garçon de son âge au village parmi les familles de sa connaissance ! Pendant les vacances, lui et Philippe avaient toujours tout fait ensemble. Or ce dernier passait le plus clair de son temps à la maison de la forêt !
Cet après-midi-là, il y partit de suite après le repas de midi. Il faisait très beau, pas très chaud cependant. Guy et Myriam errèrent sans but à travers champs. En revenant à la maison, ils arrivèrent au bord d’une petite rivière. Assez profonde – environ trois mètres – elle coulait entre des rives escarpées envahies de mauvaises herbes et de joncs.
Guy n’avait cessé de se lamenter pendant toute la promenade sur la désertion de Philippe et l’ennui mortel de toutes ces vacances. Myriam se sentait tout à fait incapable de le consoler. Après un ou deux essais infructueux, elle se tut et se réfugia dans ses pensées.
Une exclamation de Guy faite sur un ton tout différent l’en tira brusquement.
– Myriam, regarde, une barque avec les rames et tout ! Allons faire un tour !
Myriam scruta la rive du regard et aperçut, parmi les broussailles et à moitié échoué sur le bord, un très vieux bateau à fond plat.
– Sais-tu ramer ? demanda-t-elle d’un ton plein de doute.
– Bien sûr ! Ce n’est pas difficile ! Viens ! répondit Guy, sûr de lui.
Il dégringolait déjà la pente.
Il prit pied avec précaution sur la rive et tendit la main à sa sœur. Celle-ci, ignorant son offre, s’assit sur ses talons et par petites secousses se glissa jusqu’à lui. Il y avait à peine de la place pour deux dans la barque. Guy s’avança à pas mesurés vers le milieu puis aida sa sœur à y monter. Il l’avertit :
– Ne reste pas sur le bord. Assieds-toi-là, dit-il en lui désignant une place à l’avant. Comme c’est amusant ! Nous allons voir jusqu’où nous pouvons aller ! ajouta-t-il allégrement en se saisissant d’une rame.
Il fit un immense effort pour pousser la vieille embarcation toute délabrée dans l’eau et l’amener au milieu du courant. Sa joie fut de courte durée. Myriam poussa un cri qui le fit se lever en toute hâte.
– Aïe ! J’ai les pieds dans l’eau !
Ce n’était que trop vrai ! L’eau montait rapidement. Épouvanté, Guy regarda autour de lui, empoigna une rame et essaya désespérément de se rapprocher de la rive.
– Écope (Écoper : vider l’eau d’une embarcation), Myriam, ordonna-t-il.
Sa sœur, les jambes repliées sous elle, surveillait avec une terreur grandissante la montée rapide de l’eau. Elle n’avait aucune idée de ce qu’écoper voulait dire et, l’aurait-elle su, cela n’aurait rien changé car elle n’avait rien pour le faire ! Les violentes tentatives de Guy pour propulser le bateau ne faisaient que hâter la catastrophe.
La barque s’emplissait de plus en plus et commença bientôt à s’enfoncer dans la rivière. Tous deux maintenant étaient pris de panique. Myriam ne savait pas nager. Vint le moment où l’embarcation achevant de sombrer, Guy, avec une épouvante qu’il ne put jamais oublier, vit l’eau se refermer sur la tête de sa sœur.
Lui-même était un bon nageur. De toute la force de ses poumons, il lança un appel au secours et nagea vers Myriam. Au bout d’un temps qui lui sembla interminable, il la vit reparaître, se débattant et suffoquant. Il l’agrippa fermement.
– Ne te débats plus, Myriam. Tiens-moi bien, implora-t-il, essoufflé. Regarde, la rive est toute proche. C’est très facile. Je vais t’y amener, continua-t-il en claquant des dents.
Secouée de sanglots, Myriam s’étouffait. Elle fit un effort désespéré pour atteindre la rive éloignée d’un mètre à peine. Elle coula à nouveau. Cependant Guy n’avait pas lâché prise. Il lui semblait que sa poitrine allait exploser car il était souvent submergé ; il parvint néanmoins à tirer sa sœur après lui sur la pente glissante où il l’adossa, les jambes encore dans l’eau.
Myriam, les paupières closes, des ruisseaux de boue dégoulinant sur son visage, reposait, les lèvres bleues. Mais puisqu’elle toussotait et suffoquait, elle était encore vivante ! Guy serra les dents.
– Nous devons rentrer à la maison, immédiatement, dit-il fermement. Viens, ça ira mieux quand tu pourras te sécher.
Toutefois ce ne fut pas une mince affaire d’atteindre le haut de la rive escarpée. Myriam semblait vidée de toute force et Guy s’impatienta, alarmé par ses efforts infructueux.
Lui-même grimpa avec peine. Il n’était chaussé que de vieux tennis et l’un d’eux était resté enfoncé dans la boue au bord de la rivière. Les ronces déchirèrent son pied nu. Il s’en aperçut à peine, préoccupé qu’il était par l’étrange inertie de sa sœur.
Après tout, elle n’était qu’une petite fille, toute menue, à côté de lui, un garçon, et un garçon bien bâti ! Gêné par ses vêtements alourdis par l’eau, il concentra toute son énergie et parvint, après une lutte acharnée, à l’amener au sommet, saine et sauve.
– Dépêchons-nous maintenant ! Avance ! implora-t-il, en s’essuyant le visage avec la manche trempée de sa chemise.
Il la prit par la main. Ils essayèrent d’avancer aussi vite que possible mais ils trébuchaient à chaque pas. Le sentier paraissait interminable ! Myriam tombait à tout moment et il lui fallait la relever.
Il s’arrêta plus d’une fois pour la laisser vomir car elle avait avalé une quantité impressionnante d’eau boueuse. Guy commença à s’alarmer sérieusement. Aucune âme en vue ! Il n’y avait rien d’autre à faire que de continuer à marcher péniblement.
Quand ils atteignirent enfin le Manoir, ils étaient complètement épuisés. Ils entrèrent par la porte de derrière et ne trouvèrent personne à la cuisine.
Guy installa sa sœur sur une chaise basse, la cala avec un coussin et partit à la recherche de Mme Rose. Cette dernière resta bouche bée en le voyant mais il arrêta net le flot de questions qu’elle commençait à déverser sur lui.
– Descends et viens voir Myriam, ordonna-t-il. Elle est dans la cuisine.
Mme Rose le retint alors qu’il se préparait à l’accompagner.
– Va tout de suite prendre un bain bien chaud, commanda-t-elle. Misère ! Dans quel état tu t’es mis ! Dépêche-toi !
Elle n’était toutefois pas préparée au spectacle qu’offrait Myriam dans la cuisine. La fillette, tassée sur sa chaise, les lèvres bleues, les traits tirés, n’arrêtait pas de tousser.
Mme Rose ne posa pas de question. Elle appela Catherine à grands cris et la pria de préparer des bouillottes et des couvertures chaudes. Puis elle déshabilla l’enfant et l’enveloppa dans une couverture, la porta dans la salle de bain où elle ordonna à Guy de lui laisser la place tout de suite.
Ce ne fut qu’après avoir bordé les deux enfants dans leurs lits et que Myriam, la respiration encore sifflante, eut sombré dans un profond sommeil, qu’elle se fit raconter toute l’histoire. Guy avait déjà pris une boisson chaude mais il réclamait son goûter.
À part une grande fatigue, il se sentait tout à fait bien et il jouissait de se détendre au lit et d’être servi. La colère que piqua Mme Rose le tira très vite de son bien-être.
– Myriam a failli se noyer, gronda-t-elle, et alors tu aurais eu sa mort sur la conscience ! Même maintenant, nous ne savons pas encore comment elle va s’en tirer. Elle a avalé assez de cette eau immonde, un véritable poison, pour en mourir.
Tu avais perdu la tête pour faire une chose pareille ! Quel dommage que ton père ne soit pas là ! Si je ne me trompe, tu aurais reçu ce que tu mérites. De toute façon, il le saura…
Et elle continua sur ce ton. La contrition de Guy fit place à un sentiment de colère. Mécontent, il tourna délibérément le dos à la gouvernante et s’enfouit sous les couvertures. Il en fut tiré par le pas d’un homme montant les escaliers.
– Qui est-ce ? demanda-t-il.
– Ce doit être le docteur.
Mme Rose était déjà à la porte. Guy, cette fois-ci, prit peur.
– Rose, viens ici, appela-t-il. Dis, Myriam n’est pas vraiment malade ?
– Bien sûr que si ! Qu’est-ce que tu crois ? fut la réponse indignée et la porte claqua.
Toute l’assurance de Guy s’envola d’un coup. On ne voyait pas souvent le docteur au Manoir. Pour lui, sa présence ne pouvait signifier qu’un malheur. Il savait sa sœur délicate de santé, mais comme sa maladie datait d’avant la mort de sa mère, il n’y avait pas attaché une grande importance. Un sentiment de détresse l’envahit.
Et s’il arrivait vraiment quelque chose à sa sœur après cette escapade ? Il s’attendait au pire. Cela ressemblait bien à Mme Rose de le laisser dans l’huile bouillante ! Il sauta du lit, attrapa sa robe de chambre et alla se poster dans le couloir à la porte de la chambre de sa sœur.
Cette visite n’en finissait pas ! Cela devait être grave. Il avait de plus en plus peur. Enfin la porte s’ouvrit. Le docteur, un petit homme entre deux âges, paraissait sympathique.
Mme Rose, étonnée, retint une exclamation indignée.
– Qu’y a-t-il ? dit le docteur. J’allais te voir. Comment te sens-tu ?
Guy, ignorant cette question qu’il jugea sans importance, demanda d’une voix tremblante :
– Myriam est-elle très malade ?
– Retourne au lit, répondit le docteur avec bonté. Myriam ira bientôt très bien. C’est seulement toute cette eau boueuse qu’elle a avalée qui lui fait mal.
Quand, un peu plus tard, Mme Rose lui apporta un copieux goûter sur un plateau, elle ne le gronda plus. Il mangea de bon appétit et, à sa grande surprise, s’endormit presque de suite avec un soupir de soulagement.
La décision de Philippe
Quand Guy ouvrit les yeux, il vit son frère immobile à côté de lui. Poussant un soupir de soulagement, Philippe s’assit sur le bord du lit.
– Enfin, te voilà réveillé ! dit-il. J’ai eu peur que tu dormes jusqu’à demain matin. Tu as l’air de t’être bien amusé !
Guy bâilla et s’étira.
– Quelle heure est-il ? demanda-t-il.
– Environ neuf heures du soir, répondit Philippe et tu dors depuis cinq heures. Guy s’assit.
– Je pense que c’est à cause de cette chaleur, dit-il d’un air dégoûté. Je vais envoyer promener toutes ces couvertures.
Phil, cours me chercher quelque chose à manger, tu seras gentil, pendant que je refais mon lit. Comment va Myriam ? ajouta-t-il comme son frère s’en allait.
– Elle dort encore. J’ai été la voir deux fois. Une vraie marmotte !
Il revint chargé d’un plateau et escorté par Mme Rose qui ne s’attarda pas. Les deux frères s’installèrent pour parler de ce qui venait de se passer.
– Tu t’es conduit comme un imbécile, s’écria Philippe sans détour. Tu pouvais bien deviner qu’un bateau abandonné là où il était ne pouvait plus servir ! Mais, tu sais, Myriam parle de toi comme d’un héros !
Guy le regarda, incrédule. Son frère fit un signe affirmatif.
– Elle a raconté au docteur et à Rose comment tu l’avais sauvée, comme si tu avais nagé pendant des heures pour venir à son secours. Elle semble penser que tu es formidable de ne pas l’avoir laissée tranquillement se noyer.
Tous deux éclatèrent de rire à cette idée, tant elle leur paraissait absurde ! Puis Philippe ajouta plus gravement :
– Je crois que ce serait effectivement arrivé si tu n’étais intervenu aussi rapidement.
Guy eut un léger frisson.
– Elle coulait, c’est certain, avoua-t-il. Elle ne sait pas nager, et même pendant que je la tenais, sa tête était souvent sous l’eau.
Ils échangèrent leurs impressions encore pendant un moment, puis Philippe, faisant un effort évident, enchaîna :
– Quand j’ai trouvé tout ce branle-bas ce soir en rentrant, je venais te dire quelque chose mais je ne sais comment l’exprimer.
Guy ne dit mot et attendit, intrigué. Philippe se mit à aller et venir dans la chambre.
– Tu sais, je suis allé voir plusieurs fois Harding, reprit-il au bout d’une minute. Peut-être devines-tu que je n’ai pas joué tout le temps aux échecs !
Guy fit un signe de tête affirmatif et explosa :
– Tu ne vas pas me dire qu’il t’a convaincu !
Philippe rougit.
– Je ne crois pas que personne puisse convaincre quelqu’un d’autre de devenir chrétien, dit-il lentement. Ce n’est pas du tout comme tu le crois, Guy.
Vois-tu, c’est quelque chose que Dieu fait. Tu dois naître de nouveau. Tu ne peux pas le faire de toi-même et personne ne peut t’en persuader. Mais voilà, je le suis et c’est ce que je voulais te dire.
– Tu es quoi ? demanda Guy, complètement abasourdi.
– Né de nouveau, répéta Philippe à voix basse. C’était tout à fait nouveau pour lui de parler de ces choses et il en était beaucoup plus gêné que sa sœur.
– Je n’en crois rien ! s’écria Guy en colère. Ce type est très habile. Il arrive toujours à ses fins ! Avec Myriam, cela ne m’étonne pas, mais avec toi ! Je n’aurais jamais cru que tu te laisserais prendre par ses sermons !
Philippe, les mains enfoncées dans les poches, continuait à aller et venir. Il revint s’asseoir sur le lit.
– Écoute, Guy, commença-t-il gravement. Ce n’est pas juste, pour quelque chose de si important, de dire que c’est à cause de quelqu’un d’autre. Nous étions complètement ignorants. Cela n’a rien à voir avec ce que l’on nous enseigne à l’école sur la religion.
Ce que j’ai maintenant, c’est quelque chose de réel. Le Seigneur Jésus Christ est une Personne vivante et Il m’a sauvé. Je veux Le servir toute ma vie et j’aimerais bien te voir, toi aussi, te décider.
Philippe, tout rouge, parlait à mots précipités. Guy se renfrogna.
– Tu ne pourras pas continuer comme cela à l’école. Ce n’est pas la peine alors de commencer, grommela-t-il.
Philippe fit une grimace.
– Ce n’est pas pour faire de l’épate, ni une toquade, fit-il remarquer. Je ne pense pas, en effet, être capable de continuer, mais je compte sur sa puissance pour ne pas me dégonfler.
Il se leva et commença à se déshabiller. Guy le regardait faire, l’air dégoûté, et ne put réprimer un haut-le-cœur quand Philippe, les oreilles toutes rouges, s’agenouilla auprès de son lit.
Il tourna le dos à son frère lorsqu’il se releva et plus aucune parole ne fut échangée entre eux ce soir-là.
À son retour de la maison de la forêt, Philippe avait été très déçu de trouver son frère et sa sœur endormis. Il brûlait d’impatience de parler avec Myriam. Bien qu’elle soit très jeune, elle au moins comprendrait et se réjouirait d’apprendre qu’il venait de passer par cette merveilleuse expérience.
II ne s’attendait pas à une opposition trop forte de la part de Guy. En général, ce dernier finissait toujours, après quelques objections, par se ranger à l’avis de son frère aîné. Or Mme Rose lui avait seulement permis de rentrer sur la pointe des pieds dans la chambre de sa sœur qu’il avait trouvée profondément endormie.
Le lendemain matin, la gouvernante garda au lit la fillette, qui protesta vigoureusement en apprenant que Guy, lui, avait pu se lever.
Philippe demanda la permission de lui apporter le plateau du petit déjeuner. Il le posa sur la table de chevet et sans plus attendre lui fit part de sa conversion et de sa décision de suivre Christ. Les yeux de sa sœur brillèrent. La joie qu’elle manifesta dépassa l’attente de son frère et fit beaucoup pour effacer la déception de la veille.
Ils avaient tant de choses à se dire, bien plus importantes que le petit déjeuner, et il fallut les clameurs de Guy pour arrêter ce flot de joyeuses confidences.
– Dépêche-toi de descendre, cria ce dernier à son frère.
Le docteur revint dans la matinée et donna la permission tant attendue. Myriam pourrait se lever dans l’après-midi. Elle fut consternée en découvrant que les relations entre ses frères étaient plus que tendues.
En fait, Guy, se considérant incompris pour une raison qui leur était inconnue, s’était mis à bouder. Plein de mépris, il refusa d’accompagner Philippe et Myriam à la maison de la forêt et quand, après beaucoup d’insistance et de supplications, ces deux derniers partirent sans lui, il se sentit profondément lésé et misérablement abandonné.
Rien n’y fit pour alléger l’atmosphère les jours suivants. Bien sûr, souvent, ils oubliaient leur sujet de discorde et jouaient tous les trois ensembles comme ils l’avaient toujours fait. Mais il suffisait de faire mention du nom d’oncle Dick pour qu’immédiatement la discorde reparaisse.
Un autre sujet de souffrance pour Guy était les soirées que Philippe passait maintenant dans la chambre de sa sœur pour y lire un passage de la Bible et en parler avec elle. Guy refusait avec dédain toute invitation de se joindre à eux. La communion entre Philippe et Myriam grandit au fur et à mesure de ces lectures du soir où ils pouvaient, en dehors de la présence des grandes personnes, échanger librement leurs pensées.
Souvent Philippe avait à expliquer à sa petite sœur le sens de certains mots, de certaines phrases, mais il était surpris de constater à quel point, parfois, elle saisissait vite ce que voulait dire en réalité ce qu’ils lisaient, et la façon éminemment pratique qu’elle avait de l’appliquer à leur vie.
Ce fut ainsi que s’envolèrent les semaines de vacances. Philippe avait l’intention de faire part à son père de sa nouvelle façon de voir les choses, avant son départ pour l’internat.
Guy avait prédit un sérieux retour de flammes à l’annonce de ce qu’il considérait comme une occasion de chercher des bâtons pour se faire battre. Cette folie allait, selon lui, conduire tout droit à l’interdiction pour Myriam de retourner à la maison de la forêt, ce qui plongea la fillette dans un état d’appréhension et de véritable angoisse.
– Bien que, naturellement, ajouta-t-il d’un air sombre, ce serait une bonne chose si cela pouvait te faire oublier ce bourrage de crâne.
Horrifiée, sa sœur le regarda d’un air de reproche. Elle ne pouvait supporter la pensée de ne plus voir oncle Dick, mais elle répondit avec fermeté :
– Rien ne me fera oublier. Le Seigneur Jésus m’a prise, comme Il l’a promis.
Ce ton d’absolue confiance confondit Guy. Toutefois, il prit Philippe à part pour essayer de le détourner de son projet. Son aîné resta inébranlable. Il redoutait cet entretien mais il aurait lieu, sinon il serait un lâche.
En conséquence, dès le retour de son père, il lui demanda à le voir en tête-à-tête. La soirée s’était déroulée joyeusement. À la satisfaction de leur père, les trois enfants, sans exception, s’étaient manifestement réjouis de revoir leur belle-mère.
Heureux, détendu, M. Stanhope accueillit son fils aîné pour cet entretien en privé avec plus de bonne humeur que d’habitude.
Myriam monta se coucher mais son petit visage reflétait une telle inquiétude que lorsqu’elle posa la question : « Philippe a-t-il fini maintenant de parler avec Papa ? » il ne fut pas difficile à tante Audrey de deviner que quelque chose d’exceptionnel était en train de se tramer.
– Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Philippe aurait-il fait une bêtise pendant notre absence et serait-il allé l’avouer ?
Myriam secoua la tête énergiquement et serra la main de sa belle-mère.
– Il dit à Papa qu’il appartient maintenant au Seigneur Jésus et il a peur que Papa ne soit pas content. Mais, tante, pourquoi ne le serait-il pas ?
Mme Stanhope se trouva à court de réponse. Pourtant les yeux fixés sur elle, en attendaient une, et véridique.
– Je crois que je ne comprends pas tout à fait, dit-elle gentiment. Ce qui est arrivé pendant notre absence, est-ce quelque chose de tout à fait nouveau ?
– Oh ! Oui ! Phil n’en savait rien avant ces vacances. La petite fille était prête à donner des explications mais désirait plus encore avoir la réponse à ce qui la troublait.
– Pourquoi Papa se mettrait-il en colère ? Crois-tu qu’il va se fâcher ?
– Je ne le crois pas, si cela ne rend pas Philippe stupide.
Toutefois, la jeune femme semblait le penser.
Myriam la dévisagea. Elle ne pouvait comprendre qu’elle puisse faire une telle hypothèse. Mais déjà une autre question lui vint aux lèvres :
– Et toi, tante Audrey, est-ce que tu Lui appartiens ? Il me semble que ce n’est pas possible autrement. Tu es si gentille !
Audrey était une des femmes les plus droites et les plus franches qui soient. Elle ne se déroba pas au regard qui la fixait mais rougit fortement en répondant :
– Je pense que tous, nous appartenons à Dieu, ma chérie, et certainement je crois en lui, mais je pense ne pas Lui appartenir dans le sens que tu veux dire.
À ce moment-là, la porte s’ouvrit doucement et Philippe passa la tête. À la vue de sa belle-mère il allait se retirer quand cette dernière se leva vivement et avec un certain soulagement.
– Philippe, je t’en prie, ne t’en va pas. Myriam aimerait te voir.
Elle lui sourit, souhaita un bref « bonne nuit » et les laissa seuls.
– Qu’a dit Papa ? demanda la fillette, la porte à peine refermée.
Son frère haussa les épaules et fit une grimace attristée.
– Il a ri, avoua-t-il. Il a dit que nous avons tous des attaques de religiosité pendant notre jeunesse, au même titre que les oreillons ou la rougeole, et que ça passera en grandissant, que je n’ai pas besoin de prendre cela trop au sérieux.
Myriam parut extrêmement soulagée. Elle ne soupçonna pas à quel point son frère avait été blessé dans son orgueil.
– Alors, il ne nous interdit pas d’aller voir oncle Dick ?
– Non, de ce côté-là, tout va bien. Bonne nuit.
Le garçon s’en alla, porteur de son chagrin, et se sentant très solitaire. Guy n’aurait certainement aucune sympathie et celle de Myriam lui faisait défaut. Il était trop tard pour s’esquiver vers la maison de la forêt.
Seul un homme aurait pu comprendre comme cela avait été douloureux pour lui de voir sa foi nouvelle et sa confession de Christ traitées d’enfantillages dont il se lasserait bientôt.
– C’est l’occasion pour moi d’apprendre à ne m’appuyer sur personne, grommela-t-il en regagnant sa chambre.
Au commencement du nouveau trimestre, la routine reprit. M. Stanhope étant toujours très occupé, Myriam passait beaucoup de temps avec sa belle-mère.
De temps à autre, elles parlaient de ce que la fillette apprenait lors de ses fréquentes visites à la maison de la forêt et il arrivait que tante Audrey, songeuse, pose sur elle un regard interrogateur.
Une fois ou deux, elle emmena la fillette à l’église avec elle, mais M. Stanhope ne vit pas cette innovation d’un œil favorable.
– Mes enfants sont assez enclins à la piété sans les y encourager encore, dit-il en riant à demi.
À la mi-novembre, oncle Dick eut une de ses mauvaises attaques. Il fut très malade et, quelques jours durant, Myriam ne reçut que des réponses plutôt décourageantes à ses questions pleines d’anxiété.
– C’est une des pires attaques qu’il n’ait jamais eues, lui confia Mme Cooper le cinquième jour où elle dut lui refuser l’entrée.
– Oh ! Mme Cooper, le docteur peut-il faire quelque chose ?
Myriam leva des yeux noyés de larmes vers le visage bienveillant de la gouvernante.
– Oncle Dick ne va pas mourir, n’est-ce pas ?
– Nous espérons bien que non, ma chérie, bien que nous ne puissions pas le savoir. Il n’a devant lui qu’une vie de souffrances et il serait si heureux de s’en aller !
Une grosse larme vint s’écraser sur le nez de la fillette mais elle serra les lèvres d’un air résolu et hocha la tête.
– S’il vous plaît, dites-lui toute mon amitié, dit-elle en s’en allant.
Ce soir-là, Myriam resta si tranquillement assise devant le feu, au salon, qu’après lui avoir jeté un coup d’œil à deux ou trois reprises, Mme Stanhope lui demanda si elle se sentait tout à fait bien.
– Oui, merci, j’ai seulement beaucoup de chagrin, répondit-elle avec tristesse.
– Beaucoup de chagrin ? répéta en écho sa belle-mère. Et pourquoi, ma chérie ?
La petite fille avala sa salive.
– Oncle Dick va peut-être mourir, expliqua-t-elle. Je devrais m’en réjouir mais je n’y arrive pas.
Audrey Stanhope s’approcha et essuya avec son mouchoir les larmes de la fillette qui jaillissaient maintenant sans retenue.
– Ne pleure pas, ma chérie, supplia-t-elle. C’est normal que nous ne puissions pas nous réjouir de voir mourir ceux que nous aimons. Mais je suppose que tu penses devoir le faire parce qu’il est invalide.
Myriam fit un signe de tête affirmatif. Elle se frotta rageusement les yeux avec le mouchoir roulé en boule.
– Pourquoi ne pouvons-nous pas nous réjouir ? demanda-t-elle. Ce serait tellement mieux pour lui si le Seigneur Jésus le prenait dans le ciel ! Il serait tout à fait bien, il pourrait de nouveau marcher, et tout, et tout, et je suis sûre que le Seigneur Jésus lui dirait : « Bien, bon et fidèle serviteur ! »
– C’est parce que nous pensons à nous-mêmes, dit brièvement Mme Stanhope.
– Aimerais-tu faire une partie de jeu de chevaux ? ajouta-t-elle, désireuse de détourner la conversation.
– C’est être égoïste, n’est-ce pas ? enchaîna la fillette d’un air pensif en se levant pour aller chercher le jeu. Je ne veux pas l’être, tante, continua-t-elle en disposant les pions.
Tu sais, le dernier dimanche où je suis allée voir oncle Dick, nous avons parlé du verset : « Christ n’a point cherché à plaire à lui-même » (Rom. 15. 3).
J’aimerais bien te l’expliquer mais c’est difficile. Elle soupira.
À moitié amusée, sa belle-mère la regarda.
– Ne pas être égoïste ! Certainement que ce n’est pas facile, agréa-t-elle. Nous pouvons seulement faire de notre mieux.
– Oh ! non ! s’écria la petite fille en secouant énergiquement la tête. Oncle Dick m’a expliqué une fois, il y a longtemps, que nous n’y arriverons jamais parce que rien n’est bon en nous. Il faut que ce soit Lui qui le fasse, en vivant tout le temps en nous. Ne le savais-tu pas, tante ?
– Non, mon petit théologien, je regrette, je ne le savais pas, confessa Mme Stanhope. Et maintenant, jouons ! Sinon, ta tête va éclater par tant de sagesse !
Quelques minutes plus tard, M. Stanhope les trouva en train de rire joyeusement.
– Cela fait du bien d’être rosse ! remarqua la fillette en renvoyant triomphalement à l’écurie pour la troisième fois le pion de son adversaire.
Elles parvinrent à persuader M. Stanhope de se joindre à elles juste pour la dernière partie avant d’aller au lit, et la soirée se termina dans la gaieté.
Le lendemain, quand Myriam se présenta dans l’après-midi à la porte de la maison de la forêt, ce fut pour apprendre qu’une nette amélioration avait eu lieu.
– Demain, si tout va bien, M. Harding pourra te recevoir, mais juste une minute, lui dit Mme Cooper en souriant, et la fillette gambada jusqu’au Manoir. Comme tout avait changé depuis la veille !
Le lendemain, elle ne s’attarda pas au presbytère après le dîner. Les leçons terminées, elle emmena des devoirs que Mme Stanhope devait superviser.
Jusque-là, Myriam n’était jamais entrée dans la chambre d’oncle Dick. Mme Cooper l’y conduisit tout droit et, ne pouvant s’empêcher d’éprouver une certaine gêne, la fillette s’approcha sans bruit du lit.
Elle y fut saluée par un sourire plus accueillant que jamais et l’enfant remarqua à peine les traits durement accusés et les traces de souffrance laissées sur le visage d’oncle Dick, tant elle fut heureuse d’entendre la voix familière s’exclamer :
– Comme c’est bon de revoir ma nièce à moi !
– Oh ! oncle Dick, que je suis contente ! Vous m’avez tellement manqué !
Elle se pencha vers lui.
– Est-ce que cela vous fait beaucoup de peine de ne pas être parti vers le Seigneur Jésus ?
– Je suis un peu déçu, avoua Richard Harding, mais s’il désire que je reste ici encore un peu, c’est le meilleur et bien sûr je ne souhaite rien d’autre.
Il doit avoir encore quelque chose à me donner à faire, tu vois, et c’est merveilleux. J’aimerais tellement voir ton frère Guy se donner à lui !
Le visage de Myriam s’illumina.
– Oh ! oui ! J’espère que c’est cela qu’il va vous confier. Les garçons vont bientôt revenir. L’invalide sourit.
– Peut-être, dit-il, mais n’en sois pas si sûre ! C’est à toi et à Philippe d’amener Guy au Seigneur, plus qu’à moi.
– Il ne nous écoute pas, dit Myriam tristement.
– Peu importe. Ce qui compte, c’est qu’il voie le Seigneur Jésus vivre en vous, répondit oncle Dick. La fillette poussa un soupir après un moment de silence.
– Si tout le monde pouvait l’aimer ! Même tante Audrey ne comprend pas vraiment. À part vous, personne ne comprend.
Elle ajouta précipitamment :
– Pourtant, après un jour ou deux, je n’ai plus demandé à Dieu de vous laisser ici parce que je savais que vous désiriez tellement aller au ciel !
– C’est très gentil à toi, Myriam, dit oncle Dick avec bonté. Bien, puisque je suis encore là, nous allons profiter l’un de l’autre le plus possible !
Je souhaite de tout cœur que, lorsque je m’en irai, tu aies quelqu’un d’autre pour te comprendre. Nous allons prier pour Guy, pour tante Audrey et pour ton père.
Myriam approuva avec ferveur, mais à ce moment-là, Mme Cooper passa la tête à la porte et lui fit signe qu’il était temps de lui dire au revoir.
Je t’appellerai Maman
Les vacances de Noël se passèrent sans incident. Guy ne se laissa entraîner qu’une seule fois à la maison de la forêt.
Il s’agissait d’une invitation spéciale, un véritable gala, un repas particulièrement soigné pour fêter l’anniversaire de Myriam. La soirée devait ensuite se passer autour du feu, à rôtir des châtaignes et à raconter des histoires. Chacun devait apporter sa contribution.
Philippe commença par le résumé d’une aventure en mer qu’il venait de lire.
Comme ils avaient plus d’imagination, Guy et Myriam préférèrent, quant à eux, inventer un récit de toutes pièces.
Guy se lança dans une histoire de revenants, haute en couleurs, et à vous glacer le sang !
Myriam annonça :
– Le petit chat gris qui est allé au ciel…
Les huées de ses frères se moquant d’elle l’interrompirent.
– Les chats ne vont pas au ciel, protesta Guy. Trouve un autre sujet.
Mais oncle Dick exprima le désir d’entendre la narratrice jusqu’au bout. Grande fut la surprise des garçons d’être tenus eux-mêmes en haleine par le conte de leur sœur. Il s’agissait d’un malheureux petit chat qui désirait être aimé et qui ne trouvait aucun ami sur la terre.
Transporté au ciel par une mort prématurée, il y trouva tous les animaux qui étaient morts de faim ou avaient subi de mauvais traitements ici-bas, tous les chatons et tous les chiots qu’on avait noyés, les chevaux surmenés, les ânes épuisés.
Des anges prenaient soin de ces créatures et se faisaient un délice de leur prodiguer tout l’amour qui leur avait manqué sur la terre. Myriam devint éloquente pour décrire longuement la profusion de plaisirs déversés sur eux, et comme ils étaient aimés et choyés. L’histoire prit fin assez brusquement lorsque la fillette, à court d’imagination, se tut.
À peine le conte terminé, les deux garçons s’adressèrent à oncle Dick.
– Les animaux n’ont pas de vie dans l’au-delà, dit Philippe. Quand ils meurent, c’est fini, n’est-ce pas ? C’était plus une constatation qu’une question.
– Je crois en effet qu’il y a une différence fondamentale entre les hommes et les animaux, répondit Richard Harding d’un ton tranquille. L’homme a été créé à l’image de Dieu, au contraire des animaux.
Il est aussi écrit dans la Bible que Dieu a soufflé dans les narines de l’homme une respiration de vie, et l’homme est devenu une âme vivante. Mais nous devons respecter la créature de Dieu et donc tous les animaux. Notre Seigneur a dit que même un moineau ne peut tomber à terre sans qu’Il s’en préoccupe.
Guy commençait à s’agiter. Oncle Dick lui adressa un coup d’œil de connivence et changea de sujet en ajoutant :
– Si j’ai encore une chance d’apporter ma contribution, il ne faut plus m’attarder.
L’histoire sembla jaillir spontanément de ses lèvres. Aucun des trois enfants ne soupçonna les heures de réflexion et de prière qu’avait nécessitées sa préparation.
Curieux mélange de mystère et d’aventure présenté dans un contexte familier, c’était une allégorie dont Philippe saisit tout de suite le fil conducteur. Il n’apparut aux deux autres que plus lentement. Il était plus que temps de se quitter quand elle fut terminée, et sur le chemin du retour, Philippe, plein d’enthousiasme, expliqua à sa sœur ce qu’elle n’avait pas compris.
– As-tu vu cela ? demanda-t-il, se tournant vers son frère qui restait étrangement silencieux.
– Je ne sais pas, répondit-il avec mauvaise humeur. Il s’est arrangé pour nous faire un sermon, n’est-ce pas ?
– Oh ! Guy, c’était une merveilleuse histoire. Ne l’as-tu pas aimée ? s’écria sa sœur, déçue.
– Tu n’y comprends rien, répliqua Guy, méprisant. Je n’ai pas dit que l’histoire n’était pas bien, mais que c’était un sermon.
À la faveur de l’obscurité, Philippe pinça le bras de sa sœur alors qu’elle s’apprêtait à répliquer vivement. Elle se tut.
– Pourquoi Guy parle-t-il toujours de cette façon ? s’écria-t-elle avec pétulance, lorsque Philippe l’eut rejointe pour la lecture du soir, et, oh ! Phil, pourquoi oncle Dick ne lui parle-t-il pas directement ? Penses-tu qu’il viendra un jour au Seigneur Jésus ?
– Bientôt, j’en suis convaincu, répondit Philippe avec assurance. Il a tellement peur que cela lui arrive qu’il ne laisse personne lui en parler ; mais au fond, il le désire, j’en suis sûr.
Très peu de temps après, les garçons retournèrent à l’internat. Myriam s’ennuya moins que d’habitude car peu de temps auparavant, tante Audrey lui avait confié qu’elle allait avoir un petit frère ou une petite sœur. Quelle joie !
Elle prit beaucoup d’intérêt à tous les préparatifs faits pour accueillir ce nouveau venu et posa des questions sans fin. Elle réussit même à tricoter une très jolie petite brassière et n’en était pas peu fière !
Vers la fin du mois de février, un matin de grand vent, elle trouva son père seul au petit déjeuner. Il l’informa brièvement que tante Audrey ne s’était pas levée, puis se plongea dans la lecture du journal. Il quitta la pièce avant que la fillette ait fini de manger.
Saisie d’une soudaine appréhension, Myriam, toute triste, se dépêcha d’avaler son dernier toast et grimpa rapidement les escaliers. Elle pourrait au moins dire au revoir à sa belle-mère avant de partir au presbytère. Confiante, elle frappa à la porte de la chambre et, sans attendre de réponse, tourna la poignée.
La porte s’ouvrit en même temps de l’intérieur et Myriam se heurta à une jeune infirmière inconnue, vêtue d’un uniforme immaculé. Elle eut un léger recul de surprise. Avant qu’elle ait pu placer un mot, l’étrangère lui fit signe de s’en aller.
– Tu ne peux entrer maintenant, mon enfant. Ta mère ne va pas très bien. Elle sera très heureuse de te voir un peu plus tard.
Et la porte se referma. Atterrée, Myriam s’en fut, toute désorientée. Mme Rose grimpait les escaliers.
– Ah ! te voilà, s’exclama Mme Rose, soulagée. Tu devrais être déjà partie. Je viens de téléphoner au presbytère. Aujourd’hui tu mangeras là-bas.
– Oh ! non, Rose, je n’en ai pas du tout envie. Je suis tellement mieux à la maison. S’il te plaît, laisse-moi revenir, plaida la fillette.
Depuis qu’on attendait un bébé, Mme Rose avait complètement changé d’attitude envers Mme Stanhope. Elle avait participé de tout cœur aux préparatifs ; ce qui avait donné l’occasion à la future maman de lui demander maints conseils vu son expérience. La gouvernante aimait à évoquer les nombreux enfants qu’elle avait élevés.
Mme Rose resta inflexible.
– Tout est arrangé et on t’attend là-bas. La meilleure chose à faire est d’y aller tout de suite.
– Tu n’es pas gentille. Je ne gênerai personne. Je suis sûre que tante ne veut pas se débarrasser de moi. Mme Rose fronça les sourcils.
– Myriam, arrête de faire des histoires. Tu vois que tout le monde est occupé et se fait du souci. Je croyais que tu désirais aider et tu causes des ennuis.
À quoi sert alors de lire la Bible et de parler de ta religion si tu n’es pas capable d’être un peu utile au bon moment ?
Myriam se tut et, regardant pensivement la gouvernante, répondit d’un ton tout autre :
– D’accord, Rose. Au revoir.
Elle dégringola les escaliers avant que la gouvernante ait pu ouvrir la bouche.
– Ça, par exemple ! se dit cette dernière en s’éloignant. Cette enfant a vraiment changé. Cela ne fait aucun doute.
Ce jour-là parut interminable à la fillette. Il était entendu qu’elle resterait au presbytère jusqu’à quatre heures de l’après-midi, comme autrefois. Elle fit une promenade avec Mlle Granger et les enfants du pasteur ce qui lui parut absolument dénué d’intérêt.
L’institutrice insista pour qu’ils ne quittent pas la grande route. Le temps était humide et triste. Quand enfin on les libéra, elle courut jusqu’au Manoir où elle arriva, essoufflée, les joues toutes rouges, les cheveux ébouriffés et ayant perdu un ruban. Tout était tranquille.
Après avoir jeté un coup d’œil dans les pièces du rez-de-chaussée où elle ne trouva âme qui vive, elle partit à la recherche de Mme Rose. Elle ne put pas, toutefois, résister à la tentation de s’arrêter un moment à la porte de sa belle-mère pour tendre l’oreille mais, là aussi, tout était silencieux.
Elle trouva la gouvernante dans la salle d’étude, confortablement installée au coin du feu avec son raccommodage.
– Puis-je aller voir tante Audrey maintenant ? demanda-t-elle vivement.
Mme Rose secoua la tête.
– Je ne le pense pas, dit-elle, en tout cas pas dans cet état. Comme tu es étourdie !
Puis, voyant la déception de l’enfant, elle ajouta :
– Nous verrons ce que dira la nurse après le thé. Peut-être te laissera-t-elle entrer une minute. Tu as un petit frère.
Myriam poussa un cri de joie et se mit à gambader.
– Oh ! Rose, c’est merveilleux ! Il faut que je le voie. Je peux, n’est-ce pas ? Comment est-il ? L’as-tu vu ?
Mme Rose soupira.
– Seulement un petit moment. Il est très petit et assez faible, malheureusement.
Myriam, ne prenant pas garde à la note d’inquiétude qui perçait dans cette réponse, continua à sauter de joie et à faire des entrechats autour de la pièce, trop excitée pour penser à goûter.
Un peu plus tard, son père passa la tête à la porte.
– Viens, Myriam, dit-il tendrement. Tante désire te voir et te montrer celui qui vient d’arriver.
– N’est-ce pas merveilleux, Papa ? Comment va-t-on l’appeler ? Si je fais bien attention, est-ce que je pourrai le prendre dans mes bras ?
– La nurse ne permettra pas que tu le sortes de son lit bien chaud ce soir. Moi-même, j’ai seulement pu lui jeter un coup d’œil, répondit son Père en ouvrant la porte de la chambre.
Tante Audrey, adossée contre les oreillers, paraissait assez faible, mais extrêmement heureuse aux yeux de Myriam. Elle lui tendit les bras et la serra contre elle avec tendresse. Son mari contemplait cette scène d’un air heureux.
Un feu brillait dans la cheminée et, devant, trônait le berceau, joliment habillé. Myriam avait assisté à sa préparation avec le plus grand intérêt et son regard s’y porta tout de suite.
– Elle peut y jeter un coup d’œil, n’est-ce pas, nurse ? demanda Mme Stanhope.
L’infirmière s’approcha, un triangle d’étoffe blanche à la main.
– Il faut que j’attache ce masque sur ta bouche, dit-elle en souriant. Nous devons faire très attention pour que ce jeune homme n’attrape aucune infection.
Myriam faillit éclater de rire. Ce procédé lui parut vraiment étrange. L’infirmière mit aussi un masque.
– N’allons-nous pas lui faire peur ? Nous avons un si drôle d’air, murmura-t-elle en s’approchant du berceau. Elle tomba en extase devant la minuscule tête aux cheveux bruns qui reposait sur l’oreiller.
La nurse souleva légèrement la couverture. Myriam ne fit qu’entrevoir un petit visage tout plissé, un poing rose chiffonné sous le menton.
– Oh ! tante, s’écria-t-elle en revenant vers la jeune femme, comme il est mignon ! Je n’aurais jamais cru qu’il serait si petit. Oh ! comme je l’aime !
Mme Stanhope sourit de bonheur.
– J’en étais sûre, dit-elle, et lui aussi t’aimera bientôt.
– Bon, tu dois partir maintenant, intervint son père, et laisser ces deux-là dormir le plus possible.
Et il mit la petite fille à la porte. Myriam ne fit que parler du bébé toute la soirée et bombarda de questions Mme Rose qui n’y répondit que par monosyllabes.
– J’aimerais tellement le dire à oncle Dick ! Puis-je y aller juste dix petites minutes, Rose chérie ? supplia-t-elle.
– Sûrement pas, répliqua Mme Rose catégorique. Pour aller te perdre dans le noir… Quelle idée !
Myriam soupira, mais le jour suivant étant un samedi, rien ne pourrait l’empêcher d’aller annoncer la bonne nouvelle aussitôt après le petit déjeuner.
Peut-être même pourrait-elle revoir la petite merveille avant de partir ; et, avec un soupir de bonheur, elle s’endormit.
Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, de violentes rafales de pluie cinglaient les vitres. Elle paressa un moment, bien au chaud au fond de son lit, en bâtissant des plans agréables pour l’avenir.
Au bout d’un moment, cependant, elle commença à s’étonner. Pourquoi Mme Rose ne venait-elle pas lui dire de se lever ? La lumière grise de l’aube en ce matin de février entrait dans la chambre malgré le temps sombre. Ce devait sûrement être l’heure du petit déjeuner.
Elle se souleva à demi. La grosse horloge du hall égrena huit coups mais elle n’entendit aucun gong annonçant le petit déjeuner.
– Peut-être tante est-elle en train de dormir et on ne veut pas la réveiller, elle ou le bébé, se dit-elle, et elle fit sa toilette en toute hâte.
Elle était en train d’attacher ses cheveux du mieux qu’elle pouvait avec un ruban lorsque Mme Rose entra sans bruit dans la pièce. Il lui suffit de la regarder pour savoir que quelque chose de grave venait d’arriver. Son visage reflétait une réelle détresse. Myriam courut à elle et se pendit à son cou.
– Es-tu malade, Rose ? Pourquoi n’es-tu pas montée ? Je me demandais pourquoi tu ne venais pas.
– Non, ma chérie, ce n’est pas moi qui ne vais pas bien. J’aimerais mieux qu’il en soit ainsi. J’ai une très triste nouvelle à t’annoncer, Myriam. Il te faut être très courageuse et bien penser à ta pauvre tante.
– Qu’y a-t-il, Rose ? Tante est-elle très malade ? Oh ! parle vite, supplia-t-elle, alarmée.
– Non, pas pour le moment, dit Mme Rose inquiète, mais je crains pour elle. Le bébé vient de mourir, il y a une heure. Quelle tristesse ! Quelle déception !
Mme Rose tamponna ses yeux rougis avec son mouchoir.
Myriam devint affreusement pâle. Paralysée de surprise, ses yeux s’agrandirent d’horreur.
Alarmée, Mme Rose la prit dans ses bras, lui administra de petites tapes et lui prodigua des caresses, essayant de la consoler. Myriam la repoussa sans réaliser ce qu’elle faisait.
– Pourquoi Rose, s’écria-t-elle au bout d’un moment, pourquoi le bébé est-il mort ?
– Il était très faible quand il est né, ma chérie, répondit tristement Mme Rose, et quelque chose n’allait pas en lui. Le docteur n’avait laissé aucun espoir mais, bien sûr, on espérait quand même.
Mme Stanhope n’était pas au courant et elle vient de recevoir un choc terrible, et cela pourrait devenir grave. Mais viens, ma chérie, il te faut manger quelque chose.
– Dans une minute, Rose, dit Myriam tristement. Laisse-moi seule un petit moment, s’il te plaît.
Elle paraissait si abattue que la gouvernante prit peur. Toutefois, malgré ses alarmes, elle céda à sa requête et quitta la pièce.
Myriam alla s’agenouiller près de son lit, cachant son visage dans ses mains. Elle tremblait de la tête aux pieds.
– Seigneur Jésus, aide-moi, je t’en prie, murmura-t-elle. C’est tellement épouvantable. Je ne vois vraiment pas comment cela peut être le mieux, mais toi, tu le sais. Oh ! nous avions tellement envie d’un joli petit bébé ! cria-t-elle. Ce cri délivra des torrents de larmes qui la soulagèrent.
Ce fut une petite fille très pâle, les yeux gonflés, qui rejoignit un peu plus tard Mme Rose dans la salle d’étude. Malgré tous ses efforts, Myriam ne put avaler une bouchée.
– Où est Papa ? demanda-t-elle au milieu de ce simulacre de repas. Mme Rose secoua la tête.
– Il vaut mieux ne pas aller le voir pour le moment, ma chérie. Il était dans la bibliothèque et ne voulait pas être dérangé. Peut-être maintenant est-il auprès de ta tante.
Myriam ne dit plus un mot. Sitôt après le petit déjeuner, elle se glissa dans le hall, enfila son imperméable et ses bottes. Ne voulant pas risquer une interdiction, elle ne demanda pas de permission à Mme Rose, se contentant de laisser un message à Catherine au cas où la gouvernante la demanderait. Elle était à la maison de la forêt et reviendrait très vite.
Tout en courant, elle se rappela combien elle s’était réjouie, la veille, de cette visite, et les larmes coulèrent sur ses joues, se mêlant aux gouttes de pluie. Mme Cooper fut toute surprise de la voir arriver si tôt. Oncle Dick n’était pas encore levé.
Myriam lui saisit la main d’un air suppliant.
– S’il vous plaît, laissez-moi entrer.
Elle paraissait avoir un tel chagrin que la gouvernante, pleine de bonté, alla immédiatement s’enquérir et dans l’espace d’une minute Myriam fut introduite dans la chambre.
Myriam vida son cœur. Au début, les mots se bousculèrent sans suite. Puis, peu à peu, comme toujours en présence de l’invalide, le calme revint en elle et son récit devint plus cohérent.
Apaisée, elle percevait tout au fond d’elle-même la sympathie pleine de tendresse et la compréhension de son interlocuteur. Aussi fut-il aisé d’entamer le sujet qui la préoccupait et l’emplissait de tristesse.
– Pourquoi Dieu a-t-il laissé mourir notre bébé ? demanda-t-elle, assise près du lit et appuyant sa joue brûlante et striée de larmes contre la main fraîche de l’invalide.
– Je ne le sais pas, Myriam, répondit-il doucement. Si nous aimons notre Père et si nous pensons qu’Il ne se trompe jamais, nous n’avons pas besoin de Lui demander pourquoi avant le temps où Il nous expliquera toutes choses.
Nous regretterons tellement alors d’avoir cru être plus sages que Lui ! Toutefois, je peux deviner quelques-unes de ses raisons. L’une d’elles est qu’il désire tellement que ta tante vive près de Lui et prenne la place qu’Il a préparée pour elle là-haut, qu’Il a pris son petit enfant afin qu’elle ait envie de le rejoindre.
Myriam le regarda, bouche bée. Un sourire se dessina lentement sur ses lèvres.
– Croyez-vous que je puisse lui dire cela ? murmura-t-elle.
Oncle Dick en était convaincu. Prenant la Bible qu’il était en train de lire à l’arrivée de sa petite visiteuse, il tourna les pages et lui montra du doigt le verset 11 d’Ésaïe 40 : « Comme un berger il paîtra son troupeau ; par son bras il rassemblera les agneaux et les portera dans son sein ; il conduira doucement celles qui allaitent ».
– Je pense que cela veut dire que s’il prend les bébés dans son sein, c’est qu’il désire faire connaître son amour aussi aux mamans.
Ils parlèrent encore un moment et relevèrent plusieurs passages de la Bible sur ce sujet.
Myriam retourna au Manoir le cœur rempli. Elle avait été consolée mais comprenait, comme jamais auparavant, combien il devait être douloureux de ne pas connaître un tel réconfort !
Obtiendrait-elle la permission d’aller voir Audrey ? Elle avait bien peur que non et elle fit monter une courte et ardente prière pour que la porte de la chambre lui soit ouverte.
Il était environ onze heures du matin quand elle arriva à la maison. Un lourd silence y régnait. Irait-elle trouver son père ? Mais s’il refusait de donner la permission, ne serait-ce pas alors plus difficile de voir la malade ? Elle se tint un moment, hésitante, au bout du couloir où donnait la chambre de Mme Stanhope, quand la nurse en sortit, portant un plateau.
Le léger repas qui y était disposé était intact. Comme Myriam s’apprêtait à la suivre, Mme Rose surgit à l’autre extrémité du couloir. L’enfant recula de quelques pas.
– Comment va-t-elle maintenant ? demanda la gouvernante.
– C’est toujours pareil, la pauvre ! répondit l’infirmière. Elle semble changée en pierre. Si seulement elle pouvait se laisser aller et pleurer un bon coup !
Elles avaient baissé la voix mais Myriam, l’oreille aux aguets, avait tout entendu. Les deux femmes s’éloignèrent tout en parlant. « Le choc a été trop fort pour elle », perçut-elle encore au moment où elles disparaissaient de sa vue.
L’enfant retint son souffle. Elle hésita encore un moment, mais n’était-ce pas une réponse directe à sa prière ? Elle s’avança d’un pas décidé, tourna tout doucement la poignée et entra dans la chambre. Le feu brillait toujours gaiement dans la cheminée mais le berceau avait disparu. Son cœur se serra.
Ses yeux se tournèrent ensuite vers le lit et ce qu’elle vit lui fit oublier tout le reste. Elle fut submergée par une vague d’amour et de compassion. À moitié assise contre les oreillers, tante Audrey gisait, toute pâle. Au bruit de la porte, elle n’avait même pas tourné la tête et ses yeux, hagards, fixaient la fenêtre sans la voir.
Myriam n’avait pas préparé ce qu’elle dirait. Poussant un faible cri, elle s’élança vers la malade, l’entourant de ses bras et pressant doucement sa joue contre la sienne, toute glacée :
– Aimerais-tu que moi je t’appelle Maman désormais ? murmura-t-elle.
Audrey Stanhope fit un mouvement et attira la petite fille contre elle.
– Myriam, dit-elle à voix basse, je crois que tu me comprends. Tu es la seule. Mais comment as-tu pu deviner ce que j’étais en train de penser ?
Ses yeux jusque-là vidés de toute expression se remplirent de larmes. Myriam se pendit à son cou et couvrit de baisers les lèvres maintenant tremblantes.
– Maman chérie, le Seigneur Jésus a pris notre bébé dans ses bras parce qu’Il t’aime. Il désire que tu viennes à Lui et peut-être ne l’aurais-tu jamais fait si tu avais gardé ton enfant.
Mais maintenant, tu le feras, n’est-ce pas ? Veux-tu que je te montre cela dans la Bible ?
La malade sanglotait convulsivement mais put acquiescer d’un léger signe de tête. Myriam courut chercher son plus précieux trésor. Elle était à peine de retour lorsque la nurse entra. Cette dernière resta un moment frappée d’étonnement, puis montra la porte d’un geste impératif à la fillette.
– S’il vous plaît, laissez-moi un tout petit peu, supplia l’enfant.
Mme Stanhope tourna la tête et fit un effort pour reprendre le contrôle de sa voix.
– J’ai besoin d’elle. Laissez-nous seules un moment, je vous prie.
– Vous devez vous reposer, objecta la nurse. Il ne vous faut aucune excitation et vous ne devez pas parler.
Les lèvres de la malade s’entrouvrirent.
– J’ai besoin de Myriam, répéta-t-elle. Le mieux que vous puissiez faire est de nous laisser seules.
– Très bien. Alors, seulement un petit moment, dit la nurse et elle se retira.
S’asseyant près du lit, Myriam ouvrit sa Bible. Tournant vivement les pages, elle montra du doigt, l’un après l’autre, les passages relevés le matin même. Elle ne fit aucun commentaire mais lut chaque verset lentement et avec révérence, appuyant sur les mots qui lui semblaient les plus importants.
La dernière référence se trouvait dans le chapitre 66 d’Ésaïe : « Comme quelqu’un que sa mère console, ainsi moi, je vous consolerai » (verset 13).
– Il va te consoler de cette manière maintenant, n’est-ce pas, maman ? dit-elle doucement en fermant le livre.
– Je l’espère, répondit tristement la malade, mais vois-tu, il faut que tu saches que je ne lui appartiens pas vraiment.
– Oui, je le sais, acquiesça l’enfant, mais tu peux te donner à lui à l’instant même. Tu n’as qu’à le Lui demander et Il te prendra et te gardera pour toujours. Jamais Il ne te laissera.
– Est-ce aussi simple que cela ?
Un timide sourire erra sur les lèvres d’Audrey Stanhope mais juste à ce moment-là, la nurse revint et Myriam, à contrecœur, se dirigea vers la porte.
– Laisse-moi ton livre, murmura sa mère en tendant la main vers la Bible que l’enfant emportait, et, après l’avoir encore embrassée, Myriam s’en alla.
– Je n’aurais pas attendu de toi une chose pareille ! s’écria Mme Rose avec indignation quelques instants plus tard. Attendre que je tourne le dos pour te glisser là à pas de loup ! L’infirmière a dit qu’on aurait pu la renverser d’une chiquenaude quand elle t’a trouvée dans la chambre !
Pour Myriam, entendre de tels reproches lui fit l’effet d’une douche et elle s’apprêtait à se justifier en termes plutôt vifs. Mais, ravalant sa riposte, elle leva des yeux pleins de reproches vers les sourcils froncés de la gouvernante.
– Maman avait besoin de moi, dit-elle d’un ton tranquille.
Ce mot de maman prononcé d’une façon si naturelle par l’enfant laissa la gouvernante stupéfaite et elle s’en alla sans un mot.
L’après-midi traîna en longueur. Myriam n’avait pas envie d’entreprendre quoi que ce soit. M. Stanhope ne se montra pas du tout. Juste avant l’heure du thé, on descendit un petit cercueil tout blanc.
Mme Rose et Myriam le regardèrent passer dans un silence rempli de tristesse puis se retirèrent dans la salle d’étude où, unies dans la peine, elles pleurèrent, la tête de la fillette reposant sur les genoux de la gouvernante.
– C’est un coup cruel et une amère déception, murmura Mme Rose en caressant les cheveux de l’enfant d’une main particulièrement tendre.
À ces mots, Myriam releva la tête et lui ferma la bouche avec son mouchoir.
– Il ne faut pas dire cela, Rose. Tu sais, Dieu ne peut pas être cruel. Il aime tellement notre bébé ! Il va le garder toujours près de Lui et le rendre heureux et après il le rendra à maman.
– C’est ce que tu as dit à ta mère ce matin ? demanda Mme Rose pleine de curiosité.
Myriam fit un signe affirmatif.
– Ça, par exemple ! Cela ne me serait jamais venu à l’idée.
Mme Rose se leva sans autre commentaire et quitta la pièce.
Plus tard dans la soirée, Myriam, assise au coin du feu, essayait en vain de fixer son attention sur les pages d’un livre lorsque son père entra en coup de vent.
– Maman désire te voir, Myriam, dit-il.
Sa voix trahissait une certaine tendresse et il s’était attardé sur le premier mot avec un plaisir évident. La petite fille se leva d’un bond et s’élança vers lui. Elle aurait aimé lui dire sa sympathie mais elle ne savait comment s’y prendre.
Il sembla le comprendre et s’inclina pour embrasser le petit visage levé vers lui.
– C’est un mauvais moment à passer, murmura-t-il, mais je crois que tu as fait du bon travail, petite servante.
Il la tint par la main jusqu’à la porte de la chambre puis la quitta.
Mme Stanhope tourna tout de suite la tête quand la porte s’ouvrit et elle l’accueillit d’un sourire timide. Sa main reposait sur une page ouverte de la Bible, qu’elle gardait à côté d’elle.
La petite s’approcha avec empressement.
– Est-ce que tu vas mieux, maman chérie ? demanda-t-elle.
– Oui, je vais mieux, répondit Audrey Stanhope. Tu sais, Myriam, je n’étais pas vraiment malade. Si… si… Sa voix s’étrangla. Puis, les couleurs lui revenant au visage, elle continua tranquillement, d’un ton ferme :
– Si mon bébé avait vécu, je n’aurais même pas été malade du tout. Seulement, voilà, quand il est mort, j’ai désiré mourir, moi aussi.
Ses lèvres tremblèrent. Elle appuya la main sur la page ouverte :
– Mais tout est changé si ce qui est dit là est la vérité ! Comment puis-je en être sûre ?
– C’est la vérité !
Dans la voix de l’enfant ne perçait aucun doute.
– Si vraiment mon bébé est auprès de Lui, alors il est vivant et je peux apprendre à attendre de le revoir. Regarde, Myriam, les paroles merveilleuses que j’ai trouvées : lis-les.
Elle lui montra le passage d’un doigt effilé et la fillette lut lentement à voix basse :
« Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi, encore qu’il soit mort, vivra ; et quiconque vit, et croit en moi, ne mourra point à jamais » (Jean 11. 25 et 26).
– Je voudrais croire, dit Mme Stanhope. J’ai trouvé une quantité d’autres passages. Ce ne sera pas facile, mais dis-moi, ma chérie, ce que je dois faire d’abord.
– Simplement demander au Seigneur Jésus de venir et de te prendre et puis de le laisser faire. Il le fera, dit Myriam.
– Très bien. Merci, ma petite consolatrice, murmura sa mère. Reprends ta Bible. Je sais qu’elle te manque, mais rapporte-la-moi demain matin.
Les vacances de Pâques revinrent une fois de plus. Un chaud soleil de printemps entrait à flots dans le grand salon de la maison de la forêt. Richard Harding se reposait sur le divan contre la fenêtre d’où il pouvait apercevoir les parterres fleuris de tulipes, de jonquilles et de jacinthes aux mille couleurs.
Mme Stanhope, Philippe et Myriam se tenaient auprès de lui. La conversation était animée, remplie de réminiscences, de « Souviens-toi », de « C’était cette fois-là, l’année dernière »…
– Tout a été très différent cette année à l’internat, n’est-ce pas, Phil ? dit oncle Dick.
– Oui, en tout cas pendant les deux derniers trimestres, acquiesça Philippe. Au début, j’ai cru que j’étais le seul chrétien de l’école, mais bientôt j’en ai découvert deux ou trois autres.
Tout est allé beaucoup mieux quand nous avons pu surmonter notre timidité. Je me demande pourquoi on éprouve cette crainte. C’est tellement bête !
– En effet, c’est étrange, enchaîna oncle Dick d’un air pensif. On a construit une telle muraille d’idées fausses et de réserves ! Vous pouvez la briser en vous entretenant de votre foi. En tout cas, cela vous aidera pour témoigner. Tout le monde dans l’école saura qui est chrétien.
– J’aimerais tellement que Guy vienne nous rejoindre, poursuivit Philippe. Je n’aurais jamais cru qu’il s’obstine à ce point.
Mme Stanhope lui jeta un rapide coup d’œil.
– Ne te décourage pas, Phil, dit-elle, il y arrivera, et Papa aussi. Dieu désire faire pour eux ce qu’Il a fait pour nous. Il faut seulement persévérer à le Lui demander.
Pensez qu’il y a un an seulement, j’étais vraiment une païenne ! Connaître le Seigneur Jésus comme son Sauveur et son Ami… je n’en avais aucune idée !
Je croyais en savoir beaucoup sur la religion mais à quoi cela me servait-il ? J’ai commencé à réfléchir en voyant à quel point Myriam avait changé après être venue à Lui, mais il a fallu beaucoup de chagrin et de souffrance pour que je reconnaisse que je n’y arriverais jamais sans Lui.
Je pense que Dieu conduit chacun par un chemin qui lui est propre.
– Oui, certainement, dit Richard Harding, et avec un regard de compréhension il ajouta :
– Il semble que pour certains d’entre nous, ce chemin de douleur soit indispensable.
– Vous vous souvenez, intervint Myriam au bout d’un moment de silence, le jour où nous avons appris l’arrivée de maman ? Vous aviez découvert ce jour-là le secret de la maison de la forêt. N’est-ce pas un secret bien plus merveilleux que nous avons trouvé ?
– Ce n’en est pas vraiment un, objecta Philippe. Tout le monde peut le connaître !
La petite fille eut l’air déçue. Oncle Dick lui adressa un sourire.
– C’est bien ce que nous aimerions, mais c’est un secret tout de même, dit-il prenant sa Bible.
Écoutez ce que dit Paul : « … le mystère qui avait été caché dès les siècles et dès les générations, mais qui a été maintenant manifesté à ses saints, auxquels Dieu a voulu donner à connaître quelles sont les richesses de la gloire de ce mystère… c’est-à-dire Christ en vous » (Col. 1. 26 et 27).
Vous voyez, cela reste un secret. Nous pouvons en parler un peu, mais jamais l’expliquer. Car ce mystère, c’est une présence en nous. Il faut l’avoir reçue pour pouvoir le comprendre et le faire connaître.
Myriam frappa des mains et s’écria avec un accent de triomphe :
– Voilà le vrai secret de la maison de la forêt ! N’est-il pas merveilleux ?