LE COUCOU

Le coucou appelle

Ceux qui étudient l’histoire des Pays-Bas savent ce que la période de 1555 à 1648 entraîna de troubles et de malheurs – période cruelle de guerres civiles, de meurtres et de famine, que ne pouvaient racheter un grand nombre d’actions d’éclat et de faits héroïques.

On connaît la cause de cette guerre de quatre-vingts ans. Charles-Quint, qui avait cédé ses provinces à son fils Philippe II avec le titre de comte, avait vu avec dépit le terrain gagné par la Réforme dans les Pays-Bas. Trop faible pour s’opposer à cette œuvre de Dieu, il crut devoir confier ces intérêts à des bras plus jeunes et plus vigoureux. Philippe II marcha sur les traces de son père.

L’hérésie – c’est ainsi qu’il nommait la Réforme – fut poursuivie, et lorsque les Hollandais se soulevèrent en 1566, arrachant des églises les statues et les images, il envoya le duc d’Albe, son général, à la tête d’une armée, pour punir les rebelles.

C’est de cette année que date la guerre de quatre-vingts ans, et que commencèrent les scènes de carnage. On livra au pillage et au massacre les villes et les hameaux, et comme, tantôt les soldats espagnols, tantôt les armées des États s’emparaient alternativement des mêmes lieux, les malheureux habitants ne savaient souvent à quel chef obéir.

De plus, ceux qui avaient accepté la Réforme souffraient pour leur foi. Partout régnaient la superstition et des idées fausses sur le salut éternel. Toute personne possédant une Bible ou soupçonnée de ne pas appartenir à l’Église devenait la victime du bûcher ou mourait dans d’affreuses tortures.

Toutefois, malgré les sanglantes persécutions, la lumière se fit jour ; Dieu prit soin du peuple hollandais, qui connut enfin le joyeux message du salut en Jésus Christ.

Le récit que nous offrons au lecteur est un épisode de ces temps malheureux, un exemple des voies merveilleuses par lesquelles l’Évangile de Dieu pénétra par la Réforme au sein de ces provinces.

Transportons-nous par la pensée dans la partie orientale de la province d’Over-Yssel, près des frontières de Bentheim, à deux lieues de la petite ville d’Oldenzaal, tant de fois prise et reprise par les deux partis. Là se voyait encore, au, commencement du dix-huitième siècle, le manoir des seigneurs d’Evenlo, dont les possessions s’étendaient jusqu’au château de Borch-Bœningen, et au-delà de la rivière Dinkel.

En 1578, le château d’Evenlo était habité par le seigneur Adolph d’Evenlo, neveu du seigneur Hermann, de Borch-Bœningen. Ce dernier avait, avec toute sa maison, embrassé le parti espagnol et avait vu avec envie le prince Maurice s’emparer de la ville, circonstance qui l’obligea à se soumettre à l’autorité du détesté stathouder.

Adolphe d’Evenlo, au contraire, était du parti des États et s’était réjoui en voyant pour la première fois, depuis bien des années, afficher sur les portes de la ville le bien-aimé drapeau hollandais. S’il ne l’attacha pas immédiatement à la tourelle de son manoir, ce fut par égard pour son oncle, dont l’esprit de parti était hautement surexcité.

Evenlo était marié, et il attendait sous peu le premier rejeton d’une heureuse union. C’était une cause de mécontentement pour Hermann de Borch-Bœningen. Outre ses rancunes de partisan, il avait espéré que l’union d’Evenlo resterait stérile : dans ce cas, il héritait, après l’extinction de la famille, de ses immenses domaines. Toutefois, il cacha soigneusement son dépit quand un messager lui apporta l’importante nouvelle : Evenlo avait un fils.

Tout était joie au château. On fit de grands préparatifs de fêtes, car le chapelain, assisté d’un prêtre de la ville, devait baptiser le nouveau-né. Bien qu’appartenant au parti hollandais, Adolphe d’Evenlo et son épouse étaient attachés aux usages et aux statuts de l’Église ; et au moment où le prêtre versait l’eau sur le front de l’enfant, lui donnant, en l’honneur du stathouder, le nom de Maurice, l’intendant du château hissa le drapeau hollandais au faîte de la tourelle, aux acclamations des convives.

Seul Hermann de Borch-Bœningen frémissait de colère. La vue de l’étendard détesté brûlait son regard, le nom de Maurice excitait sa haine ; et quant à l’enfant, il le considérait comme un spoliateur lui ravissant la possession des domaines convoités.

Les fêtes terminées ; le manoir rentra dans le repos. Le petit Maurice fut élevé avec soin ; sa mère le chérissait ; souvent elle allait avec lui à la petite chapelle le placer sous la protection de la vierge Marie. Elle ignorait, hélas ! que Marie ne pouvait protéger son enfant et si, par la prière, elle l’avait recommandé à l’unique Sauveur des pécheurs, qui sait si de nombreuses douleurs n’auraient pas été épargnées à son cœur maternel ?

Ainsi s’écoulèrent deux années. Adolphe d’Evenlo, qui faisait partie des troupes du stathouder, avait dû s’éloigner, le cœur serré, abandonnant pour un délai inconnu sa femme et son enfant, et confiant ses deux trésors à la garde de l’intendant de sa maison.

L’enfant commençait à marcher et à prononcer ses premiers mots, si pleins de douceur pour une mère. Quelle joie de suivre ses progrès ! quel bonheur, chaque jour, de développer cette intelligence naissante ! Aussi, jalouse d’un regard, d’un sourire, ne confiait-elle jamais à personne la garde de l’enfant bien-aimé, et, l’intendant lui-même, vieilli dans la confiance de la famille, avait rarement, ce privilège.

Le soleil se levait au matin d’une radieuse journée de printemps sur les bois d’Evenlo ; l’air était doux. Les oiseaux gazouillaient dans le feuillage ; le pinson et le rouge-gorge bâtissaient leurs nids soyeux, et de tous côtés le chant du coucou semblait appeler vers les bois.

Mme d’Evenlo contemplait ce réveil de la nature, mais ne pouvait en jouir, retenue chez elle par une indisposition passagère. En ce moment le coucou appelait si fort dans le bocage voisin que Maurice en fut frappé.

– Qu’est cela, maman ? demanda-t-il en abandonnant son jouet pour courir vers la fenêtre.

– C’est un oiseau, mon enfant.

– Un oiseau ? répéta-t-il ; mais on appelle.

– Non, mon chéri, personne n’appelle ; c’est le cri particulier d’un oiseau perché sur quelque branche, son nom est le coucou.

– Je veux voir l’oiseau ! dit aussitôt l’enfant en grimpant contre la fenêtre.

Le coucou répétait son cri en s’éloignant, quand Maurice, l’apercevant, s’écria :

– Le voilà ! le voilà ! il s’en va.

Et il désignait de ses petites mains la direction prise par l’oiseau, frappant contre la-vitre, comme pour le rappeler vers lui.

En ce moment, Walter, l’intendant gardien du château, passait sous la fenêtre. Son attention fut attirée par les petits coups frappés contre la vitre, et le vieillard, levant les yeux, sourit amicalement devant l’agitation de son jeune maître.

– Walter, le coucou est parti, je veux voir le coucou !

-Tu ne peux pas maintenant courir vers l’oiseau, mon enfant, dit la mère. Walter a autre chose à faire que de t’accompagner au bois ; attends, mon chéri, que je sois rétablie.

– Non, non, je veux voir l’oiseau, insista Maurice en frappant vivement contre la vitre et appelant Walter.

La fenêtre était basse, la tête du bon gardien atteignait aux premiers carreaux, et à la voix de l’enfant qu’il chérissait, il s’approcha.

Maurice frappa des mains avec joie.

– Que désire le jeune monsieur ? demanda-il d’un ton affectueux et doux.

– Voir le coucou, Walter ! répéta la petite voix avec animation. Là-bas, là-bas ! il s’est envolé.

La petite main indiquait toujours la même direction.

– Vraiment, dit le gardien, alors allons-y bien vite, si votre maman le permet. Demandez-le-lui.

Maurice courut vers sa mère. Il la caressa et la flatta si bien qu’elle donna son assentiment, et lorsque le gardien parut à la porte de l’appartement, Maurice était prêt.

– Je rapporterai des fleurs à maman, cria le petit garçon en courant vers Walter, qui sortit de la chambre pendant que Mme Evenlo lui recommandait encore son jeune trésor.

Dans la cour du château, Caro, le grand chien de garde, était attaché devant sa niche. Dès qu’il aperçut l’enfant, il gémit en remuant la queue et s’élança, raidissant sa chaîne, comme pour dire : Emmenez-moi.

– Et Caro ? demanda Maurice.

– Non, dit Walter ; si le chien venait avec nous, il chasserait les petits oiseaux.

– Caro, sois sage ! cria le petit garçon ; Caro, dans ta niche !

Puis, prenant la main de Walter, Maurice courut en trottinant auprès de lui sans écouter davantage les plaintes de Caro, qui gémissait dans son esclavage.

Comme la nature était belle ! Quel air délicieux et fortifiant ! Tout était nouveau pour le petit Maurice. Le papillon aux couleurs éclatantes voltigeait si gaiement ! L’enfant courait après lui aussi vite que ses petites jambes pouvaient le permettre ; mais le papillon s’envolait au loin. Puis voici un pinson. Il voulait l’avoir aussi, mais le pinson courait vers son nid rejoindre sa petite compagne.

– Tout s’en va, dit l’enfant d’un ton fâché ; je n’ai rien.

– Cueillez des fleurs, dit Walter ; en voici des rouges, des blanches, des bleues.

– Oui, dit l’enfant ; je les apporterai à maman.

Les deux amis suivaient le sentier se dirigeant vers les bois. Tout à coup le coucou fit entendre de nouveau son cri d’appel. Maurice leva la tête.

– Où est-il, le coucou ?

– Le voilà, répondit Walter en indiquant l’arbre sur lequel l’oiseau était perché.

– Je veux le voir, répéta l’enfant avec animation. Ils suivirent l’oiseau qui voltigeait de branche en branche, mais lorsqu’ils furent près de lui, il s’envola, leste.

– Suivons, suivons, s’écriait l’enfant en chancelant sur ses petits pieds.

Ils étaient ainsi conduits dans l’intérieur du petit bois, quand tout à coup, et pendant que Walter court suivant l’enfant, plusieurs hommes, s’élançant sans laisser le temps de la défense, le saisissent et le garrottent, liant ses mains et ses, pieds, et le bâillonnant violemment pour étouffer ses cris.

Ce fut l’œuvre de quelques secondes puis, l’entraînant au loin dans la forêt, les uns le lièrent étroitement au tronc d’un arbre pendant que d’autres hommes s’emparaient de l’enfant et l’emportaient en toute hâte dans leurs bras.

À l’époque où se passent les faits de ce récit, les provinces frontières de l’Allemagne étaient souvent infestées de bandes de bandits. Ils allaient d’une contrée à l’autre, rôdant de village en village sous prétexte de réparer des ustensiles de ménage, et faisant, les jours de marché, leur bruyante parade sur la grande place.

Acrobates, escamoteurs et musiciens composaient généralement ces troupes nomades, et de malheureux enfants étaient déjà exercés par eux à sauter et cabrioler, à la joie des spectateurs.

Bien des mères gémissaient pourtant sur le sort de ces pauvres petits êtres voués dès leur plus bas âge à cette vie cruelle et périlleuse.

Un peu plus de deux ans après les événements que nous venons de rapporter, une de ces tribus errantes était venue camper près de l’un des villages qui avoisinent la petite ville d’Osnabrikk, et se disposait à y donner des représentations.

Dans un dédale de charrettes, de toiles déchirées et d’ustensiles de tout genre, une vieille femme habillait quatre enfants qui devaient remplir leurs rôles divers. Trois d’entre eux portaient le caractère indélébile et la teinte bronzée de la race ; mais la vieille, depuis longtemps, s’efforçait en vain de couvrir grossièrement d’enduit brunâtre le visage et les mains du quatrième.

La blancheur d’un teint éclatant et délicat perçait malgré ses efforts.

– Bien, bien, dit la voix d’un homme qui, debout derrière elle, contemplait le travail ingrat de la vieille ; le petit Wolfram se transforme ; à la bonne heure !

Et se penchant à son oreille, il ajouta dans une langue étrangère :

– Qui se douterait que c’est là l’enfant de M. d’Evenlo ? Le vieil Hermann de Borch-Bœningen ne le reconnaîtrait pas lui-même.

– Pourquoi, demanda un autre, occupé auprès d’eux à tirer d’une caisse la grosse corde sur laquelle il allait bientôt danser : pourquoi ce vieillard nous a-t-il donc chargé d’enlever cet enfant ?

– Je l’ignore, répondit le premier ; que t’importe d’ailleurs, puisque nous avons été largement payés ?

En outre, la capture n’est pas mauvaise : le petit connaît déjà bien des tours. Hé ! da, Wolfram, dit-il s’adressant au petit garçon qu’on venait de revêtir de sa jaquette rouge et d’un pantalon bleu. Voyons, trois cabrioles par-dessus la tête !

L’enfant n’en avait nulle envie, mais voyant l’homme tirer de sa poche un bout de corde, il se mit à culbuter trois fois sur lui-même aux applaudissements de la tribu.

– Bien. Fais à présent vingt pas en avant sur tes mains, les deux pieds en l’air.

L’enfant jeta d’abord un regard sur le bout de corde et obéit.

– Très bien ! Encore un tour. Passe tes deux pieds sous ton corps, pose-les sur ton cou et saute comme une grenouille.

– Je ne sais pas encore, répondit en pleurant le pauvre petit.

– Ah ! oui da ! je te l’apprendrai bien, continua l’homme en le frappant rudement.

Que pouvait faire le pauvre enfant ? Ne voulant pas subir une nouvelle correction, il se soumit en versant des larmes. Bientôt il réussit à passer ses petits pieds sous son corps et à les glisser sur son cou. Il sauta alors sur ses mains en poussant des cris plaintifs.

– C’est en effet une grenouille qui chante, répéta en ricanant l’un des hommes.

– Quel dommage, observa un second, que son teint n’ait pas la teinte brune du nôtre !

– Cela viendra, reprit la vieille ; laissez-moi durant deux années travailler sa peau à ma volonté ; je le rendrai plus brun que vous-mêmes.

En ce moment le son d’une petite trompette mit toute la tribu sur pied. Chacun prit son instrument ou ses attributs. La vieille chargea sur son dos le grand tambour, les hommes, des cordes, des chaises et ce qui était nécessaire pour leurs exercices.

Une demi-heure après, ce n’était que bruit et animation sur la grande place : une bande de six hommes, deux femmes et quatre enfants se disposaient pour le spectacle.

C’était jour de foire au village et les habitants de la contrée s’étaient groupés curieux autour des bohémiens. Il y avait foule autour de leurs tréteaux. La vieille battait du tambour avec énergie ; l’homme qui avait frappé Wolfram sonnait de la trompette et les autres commençaient leurs tours de baladins.

– En voilà un qui a du muscle et du nerf, disait le boulanger à son voisin forgeron. Vit-on jamais chose pareille ?

– Non, répondait le forgeron, comment un homme peut-il ainsi courir sur une corde mieux que moi sur le pavé de ma boutique ? Il danse et saute comme une chèvre.

– Je n’ose en vérité lever les yeux, disait la femme du charron.

– Et moi, ajoutait la femme du régent, je tremble de la tête aux pieds.

– Voyez donc ces quatre chérubins debout près de cette vieille, observa la femme du charron en poussant du coude la femme du régent.

– Pauvrette, taisez-vous ! répondit celle-ci. Mon cœur se serre en pensant que ces pauvres chéris vont peut-être se rompre le cou dans un instant, malheureuses créatures !

– Malheureuses créatures ! en effet, j’aurais tellement envie d’un enfant de cet âge ; mais le bon Dieu me l’a toujours refusé ; je lui aurais rendu la vie douce !

– Lequel des quatre préféreriez-vous donc ? demanda la femme du régent.

– Celui-là ! répondit-elle en montrant Wolfram.

– En effet, quel gentil petit mignon ! s’écrièrent toutes les femmes en avançant la tête pour le mieux voir.

– Je ne croirai jamais que ce soit là un petit bohémien, dit la femme du régent ; certainement cela ne peut être.

Durant ces propos de mères de famille, les trois petits à peau brune s’étaient mis à danser à leur tour et à épuiser leur répertoire. Wolfram, l’air triste d’un petit oiseau qui a perdu sa mère, se tenait aux côtés de la vieille.

De temps à autre il essuyait une larme et jetait sur la foule un regard craintif comme pour dire : « Vous voyez bien que je ne suis pas ici à ma place ».

En ce moment, le cri d’un coucou réveilla l’enfant de sa torpeur, un éclair brilla dans ses yeux, un sourire sur ses lèvres, comme si quelque gracieux souvenir lui faisait un moment tout oublier ; mais ses traits reprirent bientôt leur empreinte de tristesse et de découragement.

Le danseur de corde avait terminé ses exercices ; un nouvel acrobate lui succéda, escaladant d’un saut une table et deux chaises aussi légèrement qu’un oiseau qui vole. Puis revinrent les trois petits bohémiens qu’il lança en l’air l’un après l’autre, jonglant avec leurs corps comme avec une boule sans qu’ils en reçoivent le moindre mal.

– Pourvu qu’il ne joue pas ainsi avec l’autre, s’écria la femme du régent.

– J’espère bien que non, répondit la boulangère ; si cet homme lance cet enfant de-cette façon je veux appeler à l’aide.

– S’il ose le faire, dit la femme du forgeron, je le lui arrache.

Au même instant l’un des bohémiens cria, en présentant Wolfram aux spectateurs :

– Regardez, voici notre petite merveille. Cet enfant n’a pas cinq ans et fait déjà des tours surprenants.

– Le permettras-tu ? dit la femme du régent à son mari.

– Je ne veux pas le voir, s’écria une autre.

– Qu’il ose ! reprit une troisième ; et en même temps elle glissait quelques mots à l’oreille de son mari.

– Viens, petit, dit le bohémien à Wolfram ; saute comme une grenouille.

L’enfant, l’air triste et des pleurs dans le regard, se coucha par terre tordant son petit corps dans tous les sens. De nouveau le coucou chanta ; l’enfant souleva un instant sa tête bouclée comme pour écouter l’oiseau si connu.

– Attention ! cria l’homme, pendant que la vieille redoublait d’entrain sur son tambour et que la trompette résonnait plus bruyante que jamais.

– Tu as raison, dit le régent à sa femme ; cet enfant n’est pas un bohémien. Regarde le bas de son cou ; il est blanc comme la neige !

– Ce sera quelque enfant volé ! remarqua une voix.

– Volé ! s’écrièrent les femmes.

Le mot courut bientôt de bouche en bouche et chacun de murmurer : « c’est un enfant volé ! »

Cinq minutes plus tard la foule en était persuadée.

– Attendez, dit le forgeron en se rapprochant des tréteaux, attendez, nous allons bien voir.

– À qui est cet enfant ? demanda-t-il au bohémien d’un ton bourru.

– Mais c’est notre enfant, répondit l’artiste.

– Ce n’est pas vrai ! non, ce n’est pas vrai ! crièrent les femmes. L’enfant n’a pas la couleur brune des trois autres. Il est volé !

– Oui, volé ! répéta la foule ; il est volé !

– C’est notre enfant ! protesta la vieille se joignant aux autres bohémiens pour entourer le petit Wolfram.

– Impossible ! s’exclama le charron en élevant les bras.

Et, se tournant vers la foule, il cria de toutes ses forces :

– Cet enfant est volé ! qui m’aide à l’arracher aux mains de ces voleurs ?

– Moi, moi ! crièrent une multitude de voix.

En un clin d’œil, cent mains se présentèrent. Le charron, soulevant le petit Wolfram, le prit entre ses bras et cherchait à s’enfuir ; mais la chose n’était pas facile, les bohémiens retenaient l’enfant par les pieds, et un malheur réel allait arriver quand le charron s’écria de nouveau :

– À moi donc, vous autres, aidez-moi !

– Au secours ! criaient les femmes. C’est un enfant volé ! C’est un enfant volé !

Vingt hommes s’élancèrent, et, avant que les bohémiens aient eu le temps de réunir toutes leurs forces, le charron avait disparu emportant le petit garçon.

Il y eut un grand tumulte dans la foule, une rixe était imminente, mais les bohémiens, jugeant plus prudent de se taire et d’abandonner la place, se retirèrent en silence, plièrent rapidement bagage et, avant le soir toute la bande avait disparu.

Quelle vie nouvelle pour le petit Wolfram ! Des mains des rudes bohémiens il passait dans la maison du boulanger, dont la femme l’avait adopté comme son propre enfant et lui prodiguait des soins tout maternels.

Du consentement, de son mari, elle envoya le petit favori à l’école, où son application et son intelligence lui acquirent de rapides progrès. Nul écolier n’était aussi assidu. Si bien que lorsqu’il eut quatorze ans, le régent déclara n’avoir plus rien à lui apprendre.

Il ne s’agissait donc plus que de lui choisir une carrière. Le boulanger aurait désiré lui léguer son état et sa clientèle ; mais le régent s’y opposa.

– Ce serait grand dommage, dit-il, le garçon est instruit, studieux ; il faut qu’il voie le monde.

– Mais je n’aimerais pas à le voir partir, disait la femme.

– Moi non plus, ajoutait le mari, je l’aime comme mon propre enfant.

– Que faire alors ? demanda le régent. Laissons-le juge de la question.

On appela Wolfram, qui lisait dans un coin de la boutique. Il leva sur sa mère adoptive ses grands yeux bleus et la regarda d’un air affectueux.

– N’aimerais-tu pas devenir boulanger, mon enfant, lui demanda-t-elle.

– Non, répondit Wolfram.

– Pourquoi pas ?

– J’aimerais mieux voyager, voir des villes, du pays. Je tirerai ainsi meilleur parti de ce que j’ai appris.

– Bravo ! dit le régent en le frappant amicalement sur l’épaule. Un garçon doit voir le monde.

– Je n’ose y penser, dit la boulangère ; je ne puis songer à le perdre si longtemps !

– Mais il n’est pas perdu pour cela, répliqua le maître ; Wolfram n’oubliera jamais ses bons parents adoptifs.

– Oh non ! jamais ! jamais ! s’écria le jeune garçon en se jetant dans les bras de la digne femme et la couvrant de baisers.

– Un de mes frères, continua le régent, habite Nuremberg ; il est imprimeur, et sera certainement content de le garder près de lui. Qu’en penses-tu, Wolfram ?

Le garçon sourit d’un air radieux. Imprimeur, c’était son affaire : de cette manière, il pourrait, bien mieux qu’au village, satisfaire ses goûts pour l’étude.

– Mais c’est bien loin ! observa la boulangère, il sera perdu pour nous, ajouta-t-elle en l’attirant contre son cœur.

Un violent combat se livrait dans le cœur de Wolfram. D’un côté, la reconnaissance jointe à une tendre affection pour ses parents adoptifs le retenait chez eux ; de l’autre, l’amour des sciences, l’envie d’acquérir des connaissances nouvelles le poussaient à voyager.

– Chers parents, répondit-il, faites de moi ce que vous voudrez.

– Bien parlé, fit le régent ; oui, on te mettra dans le bon chemin, mon cher enfant.

Et la chose arriva plus vite qu’on ne l’aurait supposé. Quelques jours après cet entretien, le régent reçut inopinément une visite de son frère qu’il n’avait pas revu depuis des années. Quelle joie pour lui et pour Wolfram qui écoutait, bouche bée, ce que racontait l’imprimeur !

Celui-ci repartit quinze jours plus tard, emmenant le jeune garçon qui marchait à côté de lui, le sac au dos, mais triste et rêveur, car les adieux avaient été pénibles et la séparation déchirante.

M. Holthaus était un homme sérieux et plein de cœur. Une vraie piété avait développé chez lui les dons de la nature. Il raconta à son compagnon sa vie et ses épreuves. En ce moment il n’imprimait guère que des Bibles. Des Bibles ! C’était là un mot tout nouveau pour son jeune compagnon.

Durant les années passées au village, il ne l’avait jamais entendu prononcer. Ses parents adoptifs étant catholiques, il les accompagnait régulièrement au service religieux.

Là il avait appris peu de choses. Il connaissait les noms des saints ; récitait une quantité de prières ; connaissait à fond les usages de l’Église ; mais, hélas ! son cœur savait peu de chose du Sauveur venu au monde pour racheter le pécheur.

M. Holthaus lui expliqua ce qu’est la Bible ; le jeune homme écoutait avidement, et il n’eut de repos qu’après que M. Holthaus lui eut promis de mettre entre ses mains le saint Livre dès qu’ils auraient atteint le terme du voyage.

Établi à Nuremberg Wolfram, se mit sérieusement au travail. Deux années s’écoulèrent, durant lesquelles il fut pour son patron un auxiliaire sérieux. Il avait rapidement acquis la connaissance du métier.

De bonnes leçons de langues étrangères lui permettaient de corriger lui-même toute espèce d’épreuves. Il avait ainsi acquis un trésor de science, que la vraie piété de son hôte compléta d’un trésor bien plus précieux encore.

M. Holthaus était un chrétien dans le vrai sens du mot. Entouré de sa famille, lisant matin et soir la Parole de Dieu, ajoutant à l’occasion une petite explication, il montrait à toute sa maison le chemin du salut. Wolfram était son favori.

N’ayant point d’enfant, il avait rendu le jeune homme capable de s’acquitter des plus difficiles travaux, en les sanctifiant par la prière, si bien qu’à dix-huit-ans Wolfram était devenu un garçon robuste, vigoureux, très intelligent, et animé surtout de la crainte de Dieu.

Vers cette époque, M. Holthaus fut prié par divers libraires du nord de l’Allemagne, et du pays de Bentheim, de leur envoyer des Bibles en grand nombre. Il y consentit volontiers, tout heureux que le Seigneur dispose le cœur des hommes à recevoir la vérité. Mais comment les expédier ? En ce temps-là, on ne connaissait point les postes régulières.

Après en avoir conféré avec son jeune auxiliaire et avoir imploré le secours de Dieu, ils décidèrent que Wolfram se chargerait lui-même du transport. M. Holthaus fit construire dans ce but une caisse légère et solide, laquelle, remplie de Bibles, pouvait se porter sur le dos en forme de havresac. Il pourrait ainsi satisfaire aux demandes et s’entendre avec les intéressés sur les modes de transport à venir.

Wolfram partit donc, accompagné par les prières et les vœux de la famille. Le Seigneur bénit le voyage, et après quelques semaines de marche il rentrait au village où ses parents adoptifs le reçurent à bras ouverts.

Chacun des habitants s’élançait pour saisir sa main et la serrer cordialement. Tous l’accueillaient comme un enfant qui leur devait une vie nouvelle.

La boulangère, heureuse et tremblante d’émotion, ne pouvait prononcer une parole. Wolfram dut reprendre sa place auprès d’elle, et les premiers jours s’écoulèrent comme un songe : ils avaient tant à se dire !

Sa conscience ne lui permettant pas de taire le but de son voyage, ni de laisser la lumière sous le boisseau, il profitait des épanchements de l’amitié pour annoncer la Parole de Dieu.

Heureusement, pendant les années de son absence, un esprit nouveau avait pénétré les cœurs des bons villageois. La lumière de la Réforme avait ouvert la voie à l’Évangile et commencé à dissiper bien des ténèbres.

Aussi, durant son séjour, Wolfram ne fit que seconder les efforts d’un jeune pasteur établi à Osnabrück, et qui, à travers mille difficultés, avait déjà répandu la bonne semence dans la contrée.

Le boulanger et sa femme, surtout, étaient disposés à la recevoir, et quand, bientôt après, Wolfram dut les quitter de nouveau ; il bénissait en son cœur cette influence divine et féconde, qui pénètre et transforme les âmes.

Il avait promis un nouveau séjour au retour de Bentheim, s’acquittant avec zèle de sa mission, il réussit à ouvrir en ce lieu une véritable voie au commerce de son maître.

L’intérêt de M. Holthaus, autant que le désir de répandre la Parole de Dieu, l’engagèrent même à prolonger sa course jusqu’aux Pays-Bas ; une journée de marche le séparait à peine de la frontière. Et, bien qu’on lui ait fait remarquer qu’Oldenzaal était de nouveau au pouvoir du roi d’Espagne, il savait qu’un grande nombre de villages environnants étaient sincèrement hollandais, et ne lui fermeraient pas leurs portes.

Il traversa donc gaiement le Dinkel, portant sur son dos les deux seules Bibles qui restaient dans sa caisse et, se dirigeant vers la petite ville d’Almelo, où il était chaudement recommandé à de pieux amis, il passa devant le château de Borch-Bœningen, et se trouvait, quelques heures plus tard, dans les forêts d’Evenlo.

C’était par une délicieuse journée de printemps ; tout semblait lui sourire, et il s’acheminait gaiement en écoutant le chant des oiseaux. Tout à coup la voix du coucou éveilla chez lui une étrange émotion.

Chaque fois que ce cri frappait son oreille, il semblait lui rappeler des souvenirs confus et perdus dans une ombre lointaine. Il leva la tête, cherchant à découvrir l’oiseau ; mais dès qu’il s’approchait de l’arbre sur lequel il le croyait perché, l’animal léger s’éloignait soudain pour reprendre plus loin son chant monotone.

En le suivant ainsi, il était parvenu sans s’en douter au cœur d’un bois épais. Inquiet et craignant d’avoir perdu sa route, il cherchait à sortir de ce dédale de futaies quand une haute pierre, érigée au pied d’un arbre, frappa son regard ; une inscription était encore parfaitement lisible ; et il était facile de juger qu’une main attentive prenait soin de l’entretenir.

IL Y A DEUX ANS, À CETTE PLACE,

NOTRE UNIQUE ENFANT,

MAURICE D’EVENLO

NOUS FUT RAVI PAR DES MALFAITEURS.

ÉTERNELS REGRETS !

1er MAI 1583.

Wolfram se sentit étrangement ému. Sans s’en rendre compte, des larmes roulaient dans ses yeux. Était-ce pitié pour des parents dans l’épreuve ?

Plus il relisait l’inscription, plus son cœur battait comme à la veille de quelque événement inattendu. Il s’assit et, la tête appuyée dans ses mains, les faits de sa jeunesse se déroulaient comme malgré lui dans ses souvenirs.

Il se rappelait très bien avoir suivi de village en village une bande de gens vagabonds et grossiers ; et avoir été violemment arraché à leur tyrannie.

Ses parents adoptifs lui avaient maintes fois d’ailleurs raconté ces circonstances ; il y avait alors treize ans de cela, mais ses souvenirs n’allaient pas au-delà. Il conservait une vague idée d’avoir habité autrefois une grande et riche maison ; mais tout cela était confus et rien ne déchirait le voile devant sa première enfance.

La voix du coucou le réveilla de sa rêverie.

– Oui, je te connais, oiseau séducteur, dit-il en levant la tête vers l’arbre d’où descendait le son. Tu m’as fait perdre mon chemin. Si seulement tu m’aidais à sortir de cette forêt.

– Coucou ! répéta l’oiseau en s’envolant.

– Bon, dit Wolfram, je te suis, petit oiseau.

Et il se levait de son siège de verdure lorsque ses regards tombèrent sur un étranger, qui s’avançait lentement vers lui.

C’était un homme aux cheveux blancs comme la neige ; il marchait péniblement, un grand chien, à moitié aveugle, était à ses côtés.

– Silence, Caro ! lui cria-t-il lorsqu’ils se furent rapprochés, silence, vieux grognard !

Wolfram salua respectueusement le vieillard, surpris lui-même de cette rencontre.

– J’ai été conduit ici, dit le jeune homme, comme par une main invisible, et suis singulièrement frappé de l’inscription gravée sur cette pierre.

– Vous n’êtes pas de ces contrées ? demanda le vieillard.

– Non ! .répondit Wolfram en lui racontant le but de son voyage.

– Vraiment ! dit le vieillard. Et vous dites qu’une main invisible vous a conduit ici. M’est-il permis de savoir quelle en a été la cause ?

– Le coucou, répliqua Wolfram.

– Un coucou ? demanda le vieillard étonné.

– Oui, cet oiseau m’a entraîné jusqu’au cœur de ce bois ; je l’ai suivi, plongé dans mes rêveries, et je suis fort aise de vous avoir rencontré, car je craignais de m’être égaré parmi ces futaies.

– Mais c’est étrange ! dit le vieillard comme se parlant à lui-même, et regardant le jeune homme d’un air troublé.

– Vous paraissez surpris, observa Wolfram.

Le vieillard ne répondit pas. Il cacha sa figure dans ses mains, comme pour se rappeler le passé. Caro s’était couché à côté de Wolfram. Il n’avait cessé de flairer et de lever la tête, comme si lui-même cherchait aussi un souvenir.

Wolfram repoussa le chien et répéta sa question.

– Oui, continua le vieillard, c’est étrange. Justement, le coucou fut cause de la douloureuse perte que raconte cette pierre. Écoutez, jeune homme, cette triste histoire.

Ils s’assirent sur un tertre de gazon, et le vieillard répéta tout ému ce que les lecteurs savent déjà, ajoutant que deux jours après la disparition de l’enfant on l’avait trouvé lui-même à moitié mort, affaissé, mais toujours garrotté au pied de l’arbre.

Wolfram se récria à son tour :

– Tout cela est étrange, en effet.

– Vous êtes comme moi surpris de ce rapprochement, observa le vieillard, en attirant à lui le chien, qui ne quittait pas Wolfram et flairait toujours.

– Certes, répondit le jeune homme, je ne sais quel trouble se dissipe, vous me parlez de l’oiseau qui vous attira avec le petit enfant au fond de ce bois, de ces hommes au teint bruni qui l’enlevèrent après vous avoir lié, plus le voile qui couvre mes premières années se soulève.

Wolfram raconta tout ce qu’il savait de son histoire, l’impression involontaire que lui avait de tout temps causée la voix du coucou, puis ses souvenirs confus ; et à mesure que le récit se déroulait, la figure du vieillard s’éclairait en reposant son regard sur le jeune voyageur jusqu’à ce qu’enfin, entraîné par un invincible mouvement, il s’écria :

– Regardez-moi ! jeune homme. Ne vous souvient-il pas d’une dame aux doux yeux ? d’un vieillard…

– Oui !… Oui !… s’écria à son tour Wolfram, en comprimant son front dont les artères battaient violemment.

Au même instant le coucou chanta de nouveau.

– Venez ! jeune homme !… venez ! s’écria le vieillard, suivez-moi ! que je sois enfin délivré de cette angoisse cruelle. L’œil d’une mère saura bien découvrir ce que le vieux Walter ne peut que soupçonner.

Et il entraînait le jeune homme autant que le permettaient ses forces épuisées, tandis que Caro, cherchant à témoigner sa joie, paraissait à son tour rajeuni de dix ans.

– Mais quoi ! s’écria tout à coup le vieillard, c’est Mme d’Evenlo elle-même ! Elle se dirige vers nous ! Ah ! oui, ajouta-t-il, il y a aujourd’hui seize ans que l’enfant nous fut enlevé ! Elle vient prier auprès de la pierre du souvenir ! Regardez-la bien, jeune homme, et écoutez la voix du cœur.

C’était, en effet, Mme d’Evenlo : mais changée, vieillie, bien plus par la douleur que par les années. Revêtue d’un deuil sévère, elle s’avançait lentement. À une faible distance du vieillard, elle s’aperçut seulement de sa présence.

– Ah ! c’est vous, Walter ! dit-elle en levant la tête. Vous êtes venu comme moi verser des larmes au souvenir du bien-aimé ? Mais quoi ! vous semblez sourire ?… Walter, le sourire, disiez-vous, n’effleurerait plus vos lèvres ; et dans la tristesse de ce jour, je ne saurais le comprendre.

Walter voulait parler, son cœur était trop plein. Il ne put qu’indiquer Wolfram du doigt.

Wolfram sentait son cœur bondir en entendant cette voix, qui lui semblait comme un doux son, écho d’accents lointains entendus autrefois, et, instinctivement, il fit quelques pas en avant.

– Qui est ce jeune homme ? demanda Mme d’Evenlo.

– Un vagabond ! noble dame ; répondit Wolfram, enlevé jadis par des bohémiens, délivré plus tard par de braves gens, et qui, par la grâce de Dieu, pourra peut-être vous donner quelques indications sur…

L’émotion arrêta ses paroles ; des larmes roulaient sur ses joues L’attention de Mme d’Evenlo était éveillée. Une vive rougeur couvrait sur son visage. Elle répéta doucement, en jetant un regard sur le jeune homme :

– Enlevé par des bohémiens, des indications ? Serait-ce mon fils !

Sa figure s’illuminait. Pour elle c’était un soleil de printemps, se levant après un long hiver. Puis, comme éclairée d’une lueur subite, entraînée contre sa propre volonté, oubliant tout autour d’elle, elle s’approcha de Wolfram, le regarda attentivement et s’écria :

– Serait-il possible ? Maurice ! mon fils !

– Oui, noble dame, dit Walter, la nature ne pouvait mentir ! Regardez ! ce sont bien ses yeux bleus, si doux.

– Non ! mon cœur ne se trompe pas, répéta Mme d’Evenlo. Oui ! mon cœur dit la vérité…

Et, poussant un cri, elle s’élança vers le jeune homme, l’enlaçant convulsivement dans ses bras.

Quelle joie ! quel revoir ! on se dirigea vers la maison. Le bras passé sous celui de son enfant, l’heureuse mère sentait l’étreinte d’une main bien-aimée répondre tendrement à la sienne, tandis que sa tête penchée vers lui se sentait couvert de baisers.

Le vieux gardien suivait, portant le fardeau qui avait si longtemps chargé les épaules de Maurice.

Coucou ! entendit-on encore au fond du bocage.

Oui ! cher oiseau béni, dit Maurice osant lever la tête qui, jusque-là, restait penchée vers celle de sa mère, chante maintenant, chante toujours. Tu m’avais entraîné au chemin du malheur, tu me ramènes vers les jours bienheureux ! Que les voies de Dieu sont miraculeuses ! Oui, dirigées par Lui toutes choses concourent à notre plus grand bien.

M. d’Evenlo était absent. Quand il rentra le soir au château, des cris de joie l’avertirent de loin de quelque événement extraordinaire.

Il l’apprit bientôt et son cœur paternel discerna bientôt au manoir ce fils chéri si longtemps perdu.

On envoya un messager à Hermann de Borch-Bœningen ; il devait simplement prier ce seigneur de se rendre en hâte à Evenlo. Hermann ne perdit pas un instant. Il s’attendait à quelque importante nouvelle.

« Qui sait, pensait-il, Adolphe d’Evenlo se meurt peut-être, je serai certainement nommé son exécuteur testamentaire, et je m’en acquitterai à coup sûr.

D’un autre côté, une terreur secrète naissait de ses remords. « Aurait-on » ; se disait-il, découvert quelque trace de l’enfant ? quelque preuve de mes démarches pour le perdre ?»

Son cœur battait en montant à cheval.

– Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il à Walter en franchissant le seuil de la grande porte.

Le vieillard ne répondit pas, mais il montra, d’un air ravi, M. et Mme d’Evenlo qui s’avançaient au bras de leur fils.

– Nous avons retrouvé notre enfant ! notre Maurice ! s’écrièrent-ils. Venez prendre part à notre joie.

Hermann recula. Il ouvrit la bouche, sans pouvoir articuler un son ; puis, s’affaissant subitement sur lui-même, il tomba privé de sentiment : une congestion soudaine l’avait foudroyé.

Lorsque le médecin arriva, la pâleur de la mort couvrait déjà son visage, et expirant entre les bras d’Evenlo, il balbutia :

– Pardon ! Je suis le… ravisseur de Mau..

Ce triste événement arrêta les fêtes préparées pour le fils unique ; mais la plus douce félicité n’en régnait pas moins dans les cœurs. Il va sans dire que Maurice ne retourna pas à Nuremberg.

Son père promit de régler l’affaire, à la satisfaction de tous. Il envoya un messager au village où résidaient les parents adoptifs de son fils, les invitant, ainsi que le bon imprimeur, à se rendre à Evenlo.

Mme d’Evenlo dut bientôt s’apercevoir que son fils ne suivait plus les rites de l’Église. Lorsqu’elle en fit la remarque, le jeune homme saisit l’occasion pour lui annoncer l’Évangile.

Il apporta les deux Bibles qui restaient au fond de sa caisse de voyageur et commença à expliquer à sa mère les Saintes Écritures.

Le Seigneur bénit son œuvre. Maurice eut bientôt la joie d’apprendre de la bouche de ses parents qu’ils ne cherchaient plus leur salut qu’en Jésus et lorsque, peu de temps après, arrivèrent M. Holthaus et les parents adoptifs de Maurice, la fête de famille fut sanctifiée dans l’union d’une commune foi.

En l’année 1626 l’étendard bien-aimé de la Hollande flottait de nouveau sur la tour du vieux manoir, et Maurice ajoutait aux emblèmes de son écusson un coucou en souvenir des événements de sa jeunesse ; car l’oiseau, sous la direction de la Providence, l’avait attiré, réveillé, et rendu à la maison paternelle.

Au cœur du bois, la pierre du souvenir fit place à un simple monument sur la tombe du fidèle Walter, qui, lui aussi, avait trouvé dans ses vieux jours ce trésor que ni les vers ni la rouille ne sauraient ronger, et que les voleurs ne percent ni ne dérobent.