L’AIMABLE COLOMBE DES HURONS

Ce récit qui nous transporte au Canada, dans la première moitié du 19ème siècle, est authentique dans tous ses détails.

Ch. 1er

C’était un dimanche soir, à la fin d’une radieuse journée de printemps. Nous étions assis, mes frères et moi, non loin de notre demeure, jouissant beaucoup du retour des beaux jours. Nos parents étaient allés visiter une famille qui se trouvait dans la peine, et je lisais à mes frères l’histoire de Moïse devant le buisson ardent. Tout à coup Colin, le plus jeune, me dit :

– Regarde derrière toi, Jeannette.

Je tournai aussitôt la tête et je vis, à quelques pas, une fille à peu près de mon âge (j’avais alors treize ans). Elle me parut plus grande et plus mince que moi ; son teint était légèrement bronzé et son visage nous sembla étrange ; pourtant il était singulièrement beau, mais évidemment n’appartenait pas à la race blanche.

La nouvelle arrivante semblait intimidée, comme un oiseau de la forêt. Ses longs cheveux noirs étaient attachés par des cordons écarlates et ornés de plumes brillantes. Elle portait des chaussures comme nous n’en avions jamais vu, ornées de perles et de boutons ; une blouse d’étoffe rouge, et une pèlerine de fourrure aussi fine que le velours complétaient son costume. À son cou pendait un large collier fait de coquillages et de pierres brillantes, entremêlés de pièces d’argent et d’or.

Nous l’avons regardée avec stupéfaction pendant une ou deux minutes. Elle nous regardait aussi comme pour voir quelles seraient nos intentions à son égard, puis elle parla. Sa voix était douce, quoique légèrement gutturale :

La fille indienne désire entendre ce que le Livre dit.

Le ton nous parut étrange, mais la signification de cette phrase était très claire. Nous avons compris que nous avions devant nous une fille de la race des Indiens Peaux-Rouges. Nous n’en avions jamais vus auparavant, mais nous avions entendu raconter toutes sortes de choses à leur sujet.

Autrefois, les tribus indigènes qui habitaient ces régions avaient pris part à la guerre d’Amérique ; mais on disait que, sous le couvert des intérêts anglais ou américains, ils avaient exercé leurs propres vengeances. Ils s’étaient volontiers engagés dans la guerre, du côté des États-Unis, parce que les Iroquois combattaient avec les armées anglaises, et ils espéraient ainsi se venger d’eux. Des deux côtés ils commirent des actes d’une cruauté inouïe.

Quand enfin la paix fut signée entre l’Angleterre et l’Amérique, la tribu des Hurons fut comprise dans le traité. On leur concéda le territoire de la rivière St-Clair, et on leur donna des armes et des couvertures. Mais ils se retirèrent peu à peu afin de s’éloigner des blancs et de ne pas être soumis à leurs lois, car ils ne voulaient pas abandonner leurs habitudes.

Tout cela, et bien d’autres choses encore, nous portait à redouter plutôt qu’à désirer la compagnie des indiens. Mais cette petite fille était seule, et elle avait l’air si modeste et si douce que, tout en étant fort étonnés de la voir, nous n’avons éprouvé aucune crainte.

– Viens t’asseoir ici à côté de nous, lui dis-je, en lui faisant place sur le tronc d’arbre, et tu pourras entendre ce que dit le Livre.

Elle nous regarda un moment comme pour s’assurer que nous parlions sincèrement, puis, marchant aussi légèrement qu’une biche, elle s’approcha et s’assit à côté de moi.

Je cherchai à expliquer à la jeune Indienne quel était le Livre que nous lisions, puis je recommençai l’histoire de Moïse afin qu’elle puisse l’entendre tout entière.

Tant que dura la lecture, elle resta immobile, prêtant la plus sérieuse attention à mes paroles, et quand j’eus fini, il fut évident qu’elle avait suivi l’histoire beaucoup mieux qu’elle ne pouvait l’exprimer, car elle ne savait que quelques mots de notre langue.

Elle nous fit comprendre pourtant qu’elle savait que ce Livre était le grand Livre de l’homme blanc. Elle en avait entendu parler par des anciens de sa tribu qui avaient rencontré un missionnaire dans leurs courses errantes, ainsi que par des marchands de fourrures qui venaient trafiquer avec son peuple.

Puis elle avait accompagné son père à la frontière des États-Unis lorsqu’il s’y était rendu pour acheter des fusils et de la poudre, et là elle avait appris quelques mots de la langue des blancs. Nous avons compris aussi que son père était le chef de sa tribu, qu’elle était sa fille unique, qu’elle avait six frères plus âgés qu’elle, que sa mère était morte depuis longtemps et que son nom était Lanoma. Nous avons appris plus tard que ce nom signifiait : Aimable Colombe.

Ch. 2

Nous causions encore avec la jeune Indienne lorsque nos parents arrivèrent. Ils furent extrêmement étonnés, et s’approchèrent pour demander à Lanoma comment elle était venue jusqu’à nous. Mais ils n’obtinrent pour toute réponse qu’un geste de sa main du côté de la rivière.

Maman l’invita à entrer et à souper avec nous, mais elle secoua la tête en disant :

– La fille indienne retourne chez elle, la nuit vient !

– J’irai l’accompagner, dit mon père, car il commence à faire bien sombre dans la forêt.

– Laisse-nous aller avec toi ! criâmes-nous tous à la fois.

– Eh bien, venez !

Et nous partîmes en corps. Lanoma marchait la première, si rapidement que mon père pouvait à peine la suivre et que nous étions laissés bien loin en arrière. Elle prit un sentier qui semblait conduire au cœur de la forêt ; alors mon père l’arrêta pour lui dire qu’elle ne pourrait jamais atteindre la rivière en marchant dans cette direction.

Tout à coup, d’un fourré qui paraissait inextricable, sortirent six grands Indiens Peaux-Rouges, vêtus d’amples robes de peau de buffle ; leurs cheveux se tenaient droits sur leurs têtes parce qu’ils étaient raidis par de la gomme, et beaucoup de plumes d’aigle complétaient leur coiffure. Chacun de ces Indiens était armé d’un fusil, d’une hache et d’un énorme coutelas.

Mon père, quoique des plus braves, recula à cette vue ; mais Lanoma courut aux Indiens comme si elle était enchantée de les retrouver, et quand elle leur eut parlé, tous les six s’inclinèrent devant nous et, entourant la jeune fille, ils l’emmenèrent, tandis que nous retournions plus lentement chez nous.

Nous étions tranquilles au sujet de Lanoma, sachant qu’elle était sous bonne garde, mais il ne nous était pas du tout agréable de penser que des Indiens armés jusqu’aux dents restaient dans notre voisinage.

Le lendemain matin nous étions à déjeuner, portes et fenêtres ouvertes, lorsqu’un vieil Indien se trouva tout à coup auprès de nous. Il déposa aux pieds de mon père un panier fait avec un mélange de piquants de porc-épic et d’osiers peints de diverses couleurs, tressés ensemble d’une façon admirable. Le panier était rempli de fourrures d’une grande valeur.

Le porteur, après s’être incliné, se releva et prononça un discours très bien dit. Je ne saurais me rappeler ses paroles, mais en voici le sens. Ce panier rempli de fourrures était envoyé en signe de paix par le grand chef de la tribu des Hurons, qui portait le nom de Grand-Ours. Il avait combattu dans sa première jeunesse sous les ordres de Washington, mais ensuite il s’était retiré bien loin dans l’intérieur des terres.

Devenant vieux, il avait désiré revoir les territoires où ses ancêtres avaient chassé, et pour cela il était revenu du pays où le soleil se couche ; il campait maintenant avec ses gens à quelques lieues plus loin sur la rivière, du côté américain ; mais il avait l’intention de vivre en paix avec les colons de St-Clair, pourvu que ceux-ci s’engagent à faire de même. Il envoyait ce présent à mon père parce que lui et ses enfants avaient été bons pour sa fille unique, la joie et la gloire de sa demeure.

Cependant il ne manqua pas de montrer qu’il serait un ennemi terrible, si on l’offensait en quoi que ce soit. Il déclarait qu’il avait six fils, guerriers fameux, portant des noms comme ceux de Loup-Ravisseur, Vautour-Déchirant, etc., et ses guerriers étaient aussi nombreux que les arbres de la forêt. Il avait fait de grands sacrifices aux esprits de la montagne pour qu’aucun mal n’arrive ni à lui ni aux siens.

Mon père répondit en remerciant le chef pour ses présents, assurant le messager qu’il ne méritait rien de pareil et n’attendait aucune récompense ; que la fille du chef ou quelque Huron que ce soit seraient bien reçus dans nos stations.

Comme il était un serviteur du Dieu des chrétiens qui est un Dieu de paix, mon père s’engageait à user de toute son influence pour conserver la bonne entente entre les colons et la tribu indienne. Ces paroles ayant été échangées, l’Indien alluma le calumet de la paix, et, après en avoir tiré quelques bouffées lui-même, il le présenta à mon père comme ratification de la paix conclue.

Ma mère lui fit accepter un bon déjeuner, et mes parents auraient voulu lui donner un présent, mais le messager leur assura que le Grand-Ours était bien trop élevé en dignité pour recevoir des cadeaux de qui que ce soit. Il condescendit pourtant à accepter pour lui-même un grand mouchoir rouge et un beau couteau de chasse ; puis, ayant prononcé solennellement ces mots : « Qu’aucun ennemi ne s’approche jamais de cette maison ! », il s’éloigna rapidement.

Dès qu’il fut parti, mon père se mit en route pour aller de ferme en ferme, chez tous ses paroissiens, leur raconter ce qui venait de se passer et leur dire qu’il avait pris l’engagement pour eux tous qu’ils traiteraient en frères les Indiens qui s’approcheraient de leurs habitations.

Naturellement les colons, comme à l’ordinaire, suivirent les conseils de leur pasteur, et le chef Huron tint admirablement ses promesses : ni lui ni les siens ne vinrent jamais sur les terres défrichées par les blancs.

Notre demeure était la plus rapprochée du camp indien. En montant une colline, non loin de chez nous, nous pouvions apercevoir la fumée de leurs feux. Naturellement ils chassaient dans les forêts, mais aucun d’eux ne vint sur nos terres.

Quant à la fille du chef, nous la trouvions régulièrement, jour après jour, assise sous le chêne qui avait été témoin de notre première entrevue, ou bien elle nous attendait à la lisière du bois et s’avançait dès que nous sortions de chez nous. Fort timide, l’Aimable Colombe des Hurons semblait ne trouver dans sa tribu aucun esprit conforme au sien, et elle prenait évidemment un grand plaisir à être avec nos enfants.

Elle jouait avec nous, nous aidait à cueillir des fleurs et des fougères dans les bois pour les transplanter dans nos jardins et au cimetière. Si nous apprenions nos leçons, elle restait assise très tranquillement et écoutait de toutes ses oreilles pour comprendre quelque chose. Chacun, chez nous, l’aimait beaucoup, et nous mettions tout en œuvre pour lui faire du bien.

Lanoma n’apprenait pas vite ; ce qu’elle comprenait était bien compris, mais il fallait un certain temps pour en arriver là. Comme tous ceux de sa race, elle était très sérieuse et très tranquille ; elle pensait bien plus qu’elle ne parlait. Arrivée auprès de nous au moment où nous lisions la Bible, elle avait manifesté le désir de savoir ce que contenait le Livre, et à mesure qu’elle nous connaissait mieux, elle désirait toujours en savoir davantage.

Elle nous demanda s’il était vrai que le Livre des hommes blancs enseignait la route pour aller dans ce beau pays de chasse dont son père et les anciens de la tribu parlaient parfois dans leurs conseils. On lui avait dit que sa mère y était arrivée depuis longtemps ; mais elle nous disait : « La route pour y parvenir doit être très longue et très pénible, car pendant neuf jours de suite on a fait de grands feux autour de la tombe de ma mère pour l’éclairer dans le voyage ! »

Ces récits nous montraient dans quelles épaisses ténèbres vivait son peuple, et nous essayions de lui enseigner ce que nous avions appris nous-mêmes dans le volume sacré sur « le chemin, la vérité et la vie ». Nous lui parlions de l’amour de Jésus qui est venu sur la terre pour chercher et sauver ce qui était perdu ; nous lui racontions comment Jésus a vécu et comment à la fin Il est mort sur la croix, afin que par la foi en Lui nos péchés puissent être pardonnés, et nous l’assurions que le Saint Esprit peut renouveler et sanctifier le cœur humain.

Les personnes les plus âgées de la famille s’intéressaient encore plus à l’instruction religieuse de Lanoma. Elle avait gagné tous les cœurs par ses manières douces, tranquilles et réfléchies ; aussi, profitant des premières notions qu’elle avait reçues sur un lieu de bonheur après la mort, nos parents tâchaient de diriger son esprit vers la vraie lumière qui seule peut conduire au pays promis, dont toutes les nations rêvent, malgré l’obscurité dans laquelle elles sont plongées.

Mon père, en particulier, saisissait toutes les occasions pour instruire notre jeune visiteuse en lui enseignant les vérités révélées dans la Bible. Elle avait, en commun avec tous les indigènes de l’Amérique, une foi naturelle dans le Grand-Esprit, et une peur épouvantable du mauvais esprit ; mais elle ne savait rien du Sauveur ni de la foi chrétienne. C’était vers ces vérités que mon père cherchait à diriger l’esprit de la fille du chef, car il se disait que Dieu lui avait sans doute envoyé cette enfant d’une tribu indienne, afin qu’elle puisse apporter aux siens la lumière de la foi en Jésus Christ.

Lanoma allait et venait entre notre maison et le camp indien sans que personne ne pense jamais à la retenir. La fille bien-aimée du chef, qui avait pour frères six fameux guerriers, avait toujours assez de gens pour surveiller ses allées et venues de manière qu’il ne lui arrive aucun mal. Si l’on s’éloignait un peu de notre station, surtout vers le soir, on apercevait généralement quelque chasseur indigène ou quelque vieille Indienne qui se tenait dans l’ombre, surveillant l’endroit où devait passer la jeune fille.

Ils voyaient que Lanoma était heureuse avec nous, et ils n’auraient pas voulu la priver de ce plaisir.

Enfin, un jour, le chef fit dire par sa fille que si cela pouvait convenir à mon père, le Grand-Ours viendrait fumer avec lui le lendemain, ce qui signifiait lui faire une visite amicale. Mon père répondit qu’il serait bien aise de le recevoir, et tout fut préparé en conséquence.

Le Grand-Ours vint en effet le lendemain, accompagné de six colosses, ses fils, et conduisant sa fille par la main. Le vieillard était un bel exemple de la race indienne, grand, fort et droit comme un sapin, quoiqu’il eût près de soixante-dix ans. Il y avait de la majesté dans son maintien et nous savions que, selon les idées de son pays, il était juste et généreux.

Ses fils étaient de beaux hommes aussi mais, d’après la coutume indienne, ils restèrent parfaitement silencieux en présence de leur père. Ils n’étaient pas peints comme lorsqu’ils allaient à la guerre, mais leurs tuniques portaient des ornements de toute sorte, depuis des dents de panthères jusqu’à des pièces d’or ! Chacun des fils portait, en forme de manteau, une grande couverture de laine et, retenu autour de leur ceinture par une courroie, on voyait scintiller tout un assortiment de couteaux et de haches.

Le plus âgé, le chef futur, portait un manteau magnifique fait avec des peaux d’ours noirs ; à sa ceinture étaient suspendus des pistolets montés en argent. Mes parents allèrent à leur rencontre quand ils les virent arriver, et les reçurent avec tous les témoignages d’honneur qu’ils purent imaginer, car ils savaient que ces indiens tiennent beaucoup aux cérémonies et qu’ils pourraient facilement croire qu’on ne les avait pas traités avec assez de respect.

Le chef parlait notre langue plus correctement que nous ne nous y attendions ; il exprima ses meilleurs vœux pour notre famille, et nous dit ses remerciements pour la bonté témoignée à sa fille et son espoir que la paix et l’amitié qui existaient entre la tribu et les colons de St-Clair dureraient aussi longtemps que le cours du fleuve.

Mon père répondit dans le même sens, et le chef en témoigna sa profonde satisfaction. C’était un homme d’une grande intelligence naturelle, et sa vie errante lui avait donné une expérience profonde des hommes et des choses ; mais quand mon père voulut lui parler de Dieu, il lui déclara froidement que jamais les Hurons ne changeraient leur manière de voir à cet égard, qu’ils voulaient pouvoir continuer leur vie comme par le passé…

Pendant que toutes ces choses se passaient, le temps s’écoulait rapidement et l’été tirait à sa fin. Bientôt nous vîmes du mouvement dans le camp des Hurons, les feux s’éteignirent, les tentes se replièrent, et un matin Lanoma arriva chez nous de bonne heure, apportant un grand paquet contenant des présents pour chaque personne de la maison : pour les hommes, il y avait des pipes et des tabatières curieusement sculptées et ornées d’après l’art indien ; pour les femmes, des corbeilles à ouvrage et des poches artistiquement travaillées ; pour les enfants, toute espèce de jouets confectionnés ingénieusement.

Elle présenta tout cela en disant qu’elle apportait ces choses pour que ses amis se souviennent de la jeune Indienne, puis elle ajouta que sa tribu s’éloignait pour aller vers les terres de chasse du côté du soleil couchant. Lanoma était bien triste de partir, de ne plus nous voir et de ne plus entendre parler le Livre. Mais elle nous supplia de ne pas oublier l’Aimable Colombe et de prier le Seigneur de l’homme blanc de ne pas l’oublier non plus !

Elle nous quitta en pleurant, et aucun de nous ne la vit partir les yeux secs. Après s’être éloignée, elle revint en arrière nous dire encore une fois adieu. Il semblait qu’elle ne pouvait s’arracher d’auprès de nous.

Ch. 3

Des semaines s’écoulèrent après ces choses ; nous n’oubliions pas Lanoma, mais nous n’avions rien appris d’elle. Mon père se reprochait parfois de ne l’avoir pas mieux instruite, car il craignait que les connaissances qu’elle avait reçues soient encore trop vagues pour porter les fruits désirés.

Sur ces entrefaites éclata la seconde guerre américaine. Ce fut terrible pour nous qui nous trouvions sur la limite des terres de l’ennemi, car nous risquions de souffrir des deux côtés. Mon grand-père, ma grand-mère et mes plus jeunes frères étaient tombés malades, de sorte qu’il ne pouvait être question pour nous de nous enfuir, mais mon père conseilla à ses paroissiens de le faire.

– Nous ne vous abandonnerons pas, dirent-ils tous d’une seule voix : puisque vous devez rester, nous resterons aussi ; nous sommes venus dans ce pays avec vous, nous ne le quitterons pas sans vous.

Rien ne put ébranler leur décision, malgré tout ce que mon père leur dit, et ils firent leurs préparatifs pour s’entendre soit avec les Indiens, soit avec les Américains.

Je ne puis m’étendre sur ce temps-là, il fut terrible et j’en ai gardé un affreux souvenir. De l’épreuve sortit pourtant de la bénédiction : le danger commun resserra fortement les liens qui unissaient déjà les colons entre eux. Ils avaient été jusque-là de très bons voisins ; mais les craintes et les obligations de ces temps difficiles les obligèrent à se voir plus fréquemment et ils sentirent le besoin de prier bien souvent ensemble.

Il y eut un véritable réveil dans la colonie pour ce qui regardait les choses de Dieu ; non pas un réveil bruyant et démonstratif, mais un renouvellement des cœurs, qui se tournèrent vers Celui de qui seul on pouvait attendre la délivrance. Nous fûmes admirablement gardés pendant ce long hiver, quoique au milieu des plus grands dangers. Enfin nos malades se rétablirent, et ce fut avec joie que nous vîmes arriver le printemps, où tout serait certainement plus facile.

Un jour, nous allions prendre notre repas du soir, lorsque nous entendîmes des clameurs étranges et inaccoutumées. Notre domestique Robert, étant sorti pour voir ce qui se passait, rentra en courant :

– Que Dieu aie pitié de nous ! s’écria-t-il, ce sont les Indiens ! ils arrivent tout droit chez nous !

– Ne vous effrayez pas, ce sont des Hurons, et je ne crois pas qu’ils nous veulent du mal. Ils arrivent très calmement et leurs clameurs sont bien plutôt des lamentations que des cris de guerre. Ce n’est peut-être que quelque cérémonie superstitieuse qu’ils viennent accomplir dans le pays de leurs ancêtres ; nous ferons mieux de ne pas leur prêter attention.

Il parlait encore lorsqu’on entendit heurter à la porte d’entrée. Mon père se hâta d’aller ouvrir et, à notre grand étonnement, nous reconnûmes le visage du père de Lanoma, le chef si redouté des Hurons. Il avait énormément changé : sa grande taille s’était courbée, son pas n’avait plus la même élasticité et ses traits étaient altérés par la douleur.

– Visage pâle, toi qui es sage, dit-il en s’adressant à mon père, je suis venu te demander un tombeau dans lequel je puisse ensevelir ma fille ! Mon Aimable Colombe m’a quitté et la lumière de mes yeux s’est éteinte avec elle ! Je ne sais pas si c’est Lui qui l’a voulu malgré tous nos docteurs.

Elle croyait au Dieu dont vous lui avez parlé et au Seigneur Jésus qui, vous le lui avez dit, était mort sur la croix pour son peuple. Elle nous a dit qu’elle aimerait être ensevelie près des tombeaux couverts de fleurs, là où l’on va souvent se reposer. C’est la dernière demande qu’elle m’a faite ; aussi j’amène son corps de bien loin d’ici afin d’accomplir son désir. Homme sage, au visage pâle, veux-tu me donner une tombe pour ma fille ?

Mon père prit le vieillard par la main et le fit asseoir ; ses yeux étaient pleins de larmes et nous pleurions tous. Ébranlés par la peur que nous avions éprouvée, nous avions passé sans transition de cet effroi à la nouvelle qui ne pouvait que nous affliger profondément.

Tous nos cœurs étaient brisés en apprenant que notre chère Lanoma n’était plus. L’Indien vit notre émotion et sa nature rigide en fut touchée : il se détourna pour qu’on ne voie pas son visage et, le cachant dans ses mains, il se balança à droite et à gauche comme un arbre secoué par la tempête, tandis que toute la tribu, restée devant la porte, entourait le cercueil en poussant de grandes lamentations.

Bienheureux sont ceux qui meurent dans le Seigneur, dit mon père dès qu’il put raffermir sa voix. Lanoma a cru en Celui dont elle a entendu parler, et Dieu veut sauver tous ceux qui s’adressent à Lui, de quelque langue ou de quelque peuple qu’ils soient !

Nous placerons le corps de votre chère fille à côté des corps de nos proches, dans le lieu qu’elle a bien souvent orné elle-même des plus belles fleurs.

– Homme sage, merci ! reprit le vieux chef. Oui, dès que le jour nouveau se lèvera, nous ensevelirons ma fille à la manière des chrétiens. Elle me l’a demandé et je le lui ai promis.

Mes hommes ont taillé un cercueil de bois de cèdre afin qu’elle soit enterrée comme ceux de votre peuple. Voulez-vous demander à vos gens de venir rendre les derniers devoirs à ma fille comme vous le faites pour les vôtres ?

Mon père se hâta d’envoyer Robert avertir les colons de ce qui était arrivé, et les inviter à venir le lendemain matin assister aux funérailles de notre chère petite Lanoma.

Le chef et ses fils refusèrent absolument de passer la nuit sous notre toit. Ils firent installer une grande tente sous laquelle on porta la bière de Lanoma ; ils s’y rassemblèrent, et mon père et ma mère restèrent avec eux.

Le lendemain, de bonne heure, tous les paroissiens de mon père se réunirent autour de nous et la cérémonie commença. Mon père lut quelques passages de la Bible, pria pour les affligés, et dit quelques mots sur l’incertitude de la vie et la nécessité pour tous de se tenir prêts.

Ensuite les six frères se levèrent tous ensemble, portant le cercueil de leur chère jeune sœur. Ils le déposèrent dans la fosse qui avait été creusée pendant la nuit ; ils prononcèrent chacun quelques paroles d’adieu dans leur propre langue, et la plupart des autres Indiens s’approchèrent et firent de même.

Le vieux chef s’avança le dernier ; nous ne comprîmes pas ce qu’il dit, mais au son de sa voix, on sentait que ses paroles étaient l’expression d’un cœur brisé. Les femmes firent alors éclater de nouvelles lamentations, puis la fosse fut recouverte et on planta sur le tertre les fleurs que Lanoma aimait le mieux.

Quand tout fut terminé, le vieux chef annonça son intention de camper sur l’emplacement qu’il avait occupé jadis au bord de la rivière, afin de nous protéger contre ceux qui pourraient nous faire du mal pendant la guerre.

Il dit que son cœur était enseveli maintenant dans les terres de l’homme blanc et qu’il ne permettrait à aucun ennemi de s’en approcher. Il campa donc avec toute sa tribu dans notre voisinage, et il est bien probable que c’est à leur présence que nous avons dû de n’être jamais inquiétés par personne.

Tous les jours et par tous les temps, le Grand-Ours venait s’asseoir près de la tombe de sa fille, et là nous allions nous entretenir avec lui comme nous le faisions jadis avec Lanoma.

Mais le souvenir de sa fille lui parlait plus éloquemment que nous ne pouvions le faire ; la chère enfant, que nous estimions instruite si imparfaitement de l’Évangile, avait pu, pendant les derniers jours de sa vie, enseigner à son père les grandes vérités du christianisme sur lesquelles reposait sa foi.

Le terrible chagrin qu’avait éprouvé le vieux chef en perdant sa fille chérie avait fait tomber ses préjugés ; les paroles de l’enfant mourante avaient préparé son cœur à recevoir le salut et le pardon ; l’orgueilleux indien courba enfin la tête et devint un humble croyant, mettant toute sa confiance dans le sacrifice du Seigneur Jésus.