LÀ-HAUT SUR LA MONTAGNE

En voyage

Une foule dense se pressait à la gare de L. Les vacances venaient de commencer et nombreuses étaient les familles qui quittaient la ville pour aller chercher repos et bon air sur les hauteurs.

On remarquait parmi les voyageurs qui attendaient le train du Simplon un groupe animé, environné de bagages. Une femme, jeune encore, au profil pur et énergique, la mère des cinq enfants qui l’entouraient, fixait tantôt l’horloge, tantôt l’escalier d’un air inquiet.

« Pourquoi ne viennent-ils pas ?… murmurait-elle. Papa et Luc auront oublié l’heure en achetant leur piolet ». Soudain, deux têtes émergeant de la foule la rassurèrent. Le train arrivait. Nos voyageurs se précipitèrent alors sur leur attirail et s’engouffrèrent dans le train. Lorsque enfants et bagages furent dûment installés, le père redescendit sur le quai.

– Quel dommage de ne pas t’emmener avec nous, s’écrièrent les enfants penchés à la fenêtre.

– Viens nous rejoindre dès que possible ! ajouta la mère. Ce sera si beau là-haut dans notre vieux chalet, et tu as grand besoin de repos.

– Certes, j’ai hâte de vous retrouver, mais je dois encore terminer quelques affaires. Ce soir à huit heures, je prendrai l’avion pour Casablanca et Dieu voulant, dans dix jours je serai des vôtres. Au revoir, mes enfants ! Soyez sages et complaisants ! Luc, rappelle-toi que tu es le chef de famille en mon absence ! Que le Seigneur vous protège !

Déjà la palette s’était levée ; lentement le train se mit en marche, emportant la vision de six joyeux enfants agitant leurs bras en criant :

– À bientôt, papa, et bon voyage.

Tandis que le train roule à vive allure, faisons la connaissance de nos amis.

Luc, solide garçon de quinze ans, bien bâti, à l’air sportif, fixe son regard sur le piolet juché sur le porte-bagages et rêve aux ascensions merveilleuses qu’il va tenter avec son père.

Liliane, grande fillette d’une année plus jeune, aux longues tresses blondes, au regard pensif, s’isole dans un coin du compartiment et se plonge dans un livre.

Jeune naturaliste de dix ans, portant en bandoulière un herbier flambant neuf, Gérard, le nez collé à la vitre, songe au bonheur qui l’attend. Là-haut, il n’y aura plus de maître pour lui crier en pleine classe : « Où es-tu, rêveur ? », ni de camarades pour le houspiller. Finies les longues journées d’école ! La grammaire et tous ses acolytes ont été enfermés à double tour au plus profond d’un tiroir. Dès aujourd’hui, c’est la liberté, les pâturages, les bois, on jouera à Robinson, aux Indiens… La vraie vie va commencer…

Jeannette et Jeannot, deux jumeaux de sept ans, savourent aussi les délices des vacances, bien que leur sac d’école n’ait pas encore pesé lourd sur leurs épaules.

Miette, la cadette, au petit visage futé, à la taille menue, sautille sur les genoux de sa maman, qui contemple rêveusement le paysage. Que leur réservent ces vacances ? se demande-t-elle. Apporteront-elles aux enfants le bonheur qu’ils attendent ?… Et sauront-ils découvrir ce bonheur dans le don d’eux-mêmes et dans l’obéissance à Celui qui a dit : « Mon joug est aisé et mon fardeau léger » ?

Bientôt, on quitte le train noir pour un petit train rouge qui serpente à travers champs. La pente devient abrupte, et la crémaillère se met à grincer si fort qu’il faut crier pour se faire comprendre. Ravis, les garçons se penchent à la fenêtre pour observer la manœuvre.

Les jumeaux, tenus en respect par un Anglais très intimidant, examinent avec curiosité les lorgnons cerclés d’or qu’il a posés par-dessus ses lunettes pour lire son journal. Le jour baisse.

Soudain, le gentleman se lève d’un bond en poussant un cri rauque. Épouvantés, les enfants voient des flammes sortir de la banquette. Mme Henry, éperdue, se suspend à la sonnette d’alarme puis, voyant que le train ne s’arrête pas, sort du wagon sur la plate-forme, son tricot à la main, pour appeler au secours.

Le contrôleur arrive enfin ; il est temps, car les flammes crépitent et une fumée noire s’échappe du brasier. Le petit train fait halte, quelques voyageurs font la chaîne pour apporter l’eau d’un ruisseau tout proche. Bientôt, le danger est écarté et les enfants en sont quittes pour la peur.

Alors Mme Henry s’aperçoit que son peloton a disparu. Elle ressort précipitamment du train et voit le contrôleur en train de se débattre, entortillé qu’il est des deux pieds par la laine grise. Le train s’ébranle. « Mon peloton ! » crie Mme Henry, ne pouvant retenir un accès de gaîté, mais l’employé, de fort méchante humeur, n’a que le temps de casser la laine pour sauter sur le marchepied, et le peloton roule dans le ruisseau en se dévidant toujours.

Voici enfin Champfleury, le but du voyage !

« Comment allons-nous transporter tout cela ce soir ? » se demande Mme Henry, en examinant d’un air perplexe ses multiples colis.

À ce moment un monsieur souriant s’avance au-devant d’elle.

– Madame, permettez-moi de vous conduire chez vous avec votre famille. Je suis venu attendre un ami qui arrivera sans doute par le train suivant. Ainsi ma voiture est libre, profitez-en. Je suis le docteur Martel ; il paraît que nous allons être voisins. N’allez-vous pas au chalet « Gai-Soleil » ?

– En effet, répond Mme Henry, et nous étions précisément en train de nous demander comment transporter tous nos bagages. Que c’est aimable de votre part !

Bientôt, l’auto file, conduite d’une main sûre. Voici la silhouette familière du vieux chalet. Sur le seuil, la figure réjouie et rougeaude de Trudi, la fidèle bonne, accueille la petite bande heureuse d’arriver au bercail.

Le docteur s’éclipse sans vouloir entendre de remerciements :

– Si vous avez besoin d’un service, n’oubliez pas que j’habite tout près, crie-t-il en démarrant.

Au chalet

Le lendemain matin, un gai rayon de soleil vient se poser sur le nez de Miette, et aussitôt la maisonnée est réveillée. Les enfants ne se plaignent pas de se lever tôt. Il y avait mille choses à découvrir et tout avait un petit air de vacances qui réchauffait le cœur et vous donnait des ailes.

« Vacances » chantait l’alouette ; « Vacances » crissait le grillon ; même le sifflet de la bouilloire vous avait un petit ton de gaieté tout à fait inusité.

– Moi je ne me lave pas, crie, Jeannot, puisque c’est les vacances.

– Moi, je me démêlerai les cheveux une autre fois, ça fait trop mal, dit Jeannette en tressant à la hâte ses nattes ébouriffées.

– Je lirai tant que je veux, fait Liliane d’un ton décidé.

– Moi, clame Luc, je veux aller explorer des grottes. Gérard, viens-tu avec moi ?

Mais Gérard avait disparu.

Soudain la voix de maman appela :

– Enfants, venez vite déjeuner ! Êtes-vous prêts ?

Mme Henry, tout à l’heure, avait surpris la conversation de ses enfants. Elle ne dit rien toutefois, ne voulant pas assombrir ce premier jour de vacances par des remontrances. Après le petit déjeuner, elle pria Luc de lui apporter la Bible.

– Mes enfants, dit-elle, je vais vous donner le secret pour que ces vacances soient les plus belles que vous ayez jamais passées. Écoutez ces paroles : « Car Christ n’a point cherché à plaire à lui-même. Que chacun de nous cherche à plaire à son prochain en vue du bien ».

Luc les copiera en gros caractères et nous les suspendrons ici. Si vous essayez de les mettre en pratique, vous serez tous des semeurs de bonheur. Luc sèmera du bonheur pour Trudi en l’aidant à ranger l’attirail de pique-nique, les tentes et les jeux. Liliane réjouira Miette en la promenant pendant que je m’occupe du déballage des malles. Gérard sèmera du bonheur en jouant avec les jumeaux au lieu de s’esquiver ; toi, Jeannette, tu essayeras de te coiffer un peu mieux pour que je n’aie pas honte de ma petite fille, et toi, Jeannot, tu te laveras dans le ruisseau pour que maman ose embrasser son petit garçon sans se salir.

Au début, les enfants avaient baissé la tête et l’on sentait un petit vent de révolte. Mais leur mère avait si bien su leur parler que la joie réapparut sur les visages renfrognés : « Des semeurs de bonheur, quelle jolie image ! » pensait Gérard, et il imaginait une armée de petits jardiniers semant à pleines mains des graines dorées qui se transformaient en fleurs exquises aux vives couleurs.

Chacun s’éclipsa, et la mère se mit à la besogne, le cœur léger, remerciant Dieu de l’avoir aidée une fois de plus à ramener joyeusement ses enfants au devoir.

Du balcon elle aperçut les jumeaux qui batifolaient dans le pré. Elle les appela :

– Où est Gérard ? cria-t-elle.

– Il est parti, répondit Jeannot. Il a suivi un lézard, et nous ne l’avons plus revu.

« Incorrigible petit solitaire, ami des bêtes plus qu’ami des hommes » ; pensa la mère. Bien rares étaient les occasions où elle avait pu lire dans le cœur de son fils, et pourtant de brèves éclaircies avaient mis un rayon d’espoir dans son cœur.

Elle se souvint d’un jour où elle l’avait vu saisir à pleins bras les grands delphiniums du jardin, et après avoir jeté un coup d’œil circulaire pour s’assurer de ne point être observé, déposer un baiser tendre et passionné sur les corolles fraîches. Quel soin il avait eu un jour, d’un moineau tombé du nid !

Et quand elle était revenue de l’hôpital, quelle inexprimable tendresse n’avait-elle pas lu dans les yeux de son petit garçon dont on n’avait cessé de lui rapporter les sottises et les mauvais points. Une instante prière monta de son cœur pour que le bon Berger prenne un soin particulier de son petit mouton noir.

Le lézard

C’était la faute du lézard, en fin de compte, se disait Gérard, s’il était arrivé une heure en retard à dîner, s’il était tombé dans la mare et si maman l’avait emmené dans sa chambre avec un air de reproche qui lui fendait le cœur. On l’avait privé de la promenade aux grottes dont il s’était bien réjoui, et cet après-midi de soleil qu’il devait passer au lit lui semblait interminable.

Qu’il était gracieux, le petit lézard ! Il avait voulu l’attraper par la queue, mais il s’était dérobé et avait disparu dans l’anfractuosité d’un vieux mur. De là au ruisseau il n’y avait eu qu’un pas et Gérard, oubliant les recommandations de sa mère, s’était éloigné. Que l’eau était tentante, si claire, si bleue…

Pas de jeu plus amusant que de sauter de pierre en pierre pour pêcher de petits têtards et les déposer dans une boîte de conserve ! Il fallait les voir tournoyer comme des possédés dans leur cage. Soudain il avait eu la pensée de jeter un coup d’œil à sa montre. Horreur ! il était une heure. En un tournemain, les têtards furent rejetés à l’eau. Dans sa hâte son pied glissa et il tomba de tout son long dans l’eau glacée. D’un bond il se releva, prit ses jambes à son cou… mais son état pitoyable et le retard lui avaient valu cette dure pénitence.

À six heures, les promeneurs revinrent enchantés de leurs découvertes. Jeannette et Jeannot avaient plein leurs gobelets de fraises parfumées, Liliane apportait une gerbe d’aspérules et d’épilobes, et les poches de Luc se gonflaient de pierres.

Mme Henry monta quatre à quatre l’escalier pour rejoindre son fils. Que se dirent-ils ? Nul ne l’entendit, mais quand les enfants apportèrent à Gérard sa part de fraises, ils trouvèrent leur frère sur les genoux de leur mère, et l’un et l’autre avaient un regard paisible, confiant.

Mille projets furent élaborés au repas du soir qui fut plein d’entrain.

Moi, dit Luc, je vais collectionner toutes sortes de pierres et j’en ferai un musée comme celui d’oncle Tom avec les vieilles pierres du temps des Romains.

— Moi, dit Gérard, je ferai un herbier. Liliane, tu m’aideras à cueillir beaucoup de fleurs ! Nous les sécherons et les collerons sur un cahier en inscrivant leur nom et l’endroit où nous les aurons trouvées.

Liliane s’enthousiasma à son tour et promit de collaborer à cette œuvre passionnante.

– Nous irons chercher des fraises, n’est-ce pas Jeannette ? dit Jeannot, et ainsi nous aurons chaque soir un bon dessert.

– Hourra ! s’écria Luc, quelles belles vacances nous allons passer et, quand papa viendra, ce sera le comble du bonheur !

Mme Henry aimait finir la journée par un cantique, et chaque soir c’était un des enfants qui l’indiquait.

– C’est ton tour, Gérard, dit la mère, que choisis-tu ?

– « Oh ! Je possède un ami merveilleux », dit l’enfant sans hésiter.

Les voies fraîches entonnèrent avec entrain l’hymne bien connu :

Oh ! Je possède un Ami merveilleux,

Prêt toujours

À me donner à toute heure, en tous lieux,

Son secours.

Refrain :

Cet Ami, c’est Jésus. Oh ! Quel nom suave et doux

Oui, son nom, c’est Jésus, Nom qu’il faut dire à genoux.

Ce grand Ami pour moi voulut mourir !

Quel amour !

Oh je voudrais l’aimer et le servir

En retour

Mme Henry se demandait en les écoutant si son fils avait répondu à l’amour de Celui qui donna sa vie pour ses amis.

Quand Miette, la petite souris, fut enroulée dans ses couvertures, Mme Henry fit le tour des chambres et commença par Jeannette, presque assoupie, qui put à peine lui rendre son baiser. Puis s’asseyant sur le lit de Liliane :

– Ma grande fille, lui dit-elle, merci de m’avoir aidée si gentiment aujourd’hui.

– Oh ! dit la fillette en rougissant, j’ai essayé de me souvenir du verset de ce matin, mais c’est difficile. Un jour tout va bien, et le lendemain je me sens de nouveau mal disposée et égoïste. Que faire ? Tu n’as jamais besoin de lutter comme moi, maman !

– Comme tu te trompes, ma pauvre enfant, dit la mère ; nous avons tous un combat à livrer, mais si nous sommes faibles, il en est Un qui peut nous donner la victoire.

Jeannot serra sa maman bien fort, puis il s’endormit en faisant sa prière, tant il était las d’avoir gambadé du matin au soir.

Gérard attendait sa mère. Il ne dormait pas, lui.

– Maman, demanda-t-il en enfouissant sa tête dans ses bras, n’étais-tu jamais désobéissante quand tu étais petite ?

.- Oui, mon chéri, je faisais des sottises et j’étais aussi étourdie que toi, j’en fus cruellement punie. C’est pourquoi j’ai sévi aujourd’hui, mon chéri, bien qu’il m’en ait beaucoup coûté et que, sans toi, la promenade perdît les trois-quarts de son charme. Il faut désormais que je puisse compter sur toi. Que puis-je exiger de Jeannette et de Jeannot si tu fais fi de mes avertissements ? Comprends-tu ?

– Oui, s’écria Gérard, je te promets de mieux faire.

– N’oublie pas que tu as un Ami merveilleux pour t’aider.

C’était le tour de Luc d’avoir sa mère tout à lui.

– Comment parviens-tu à ne pas te mettre en colère ? s’écria-t-il tout à coup en fixant le sol d’un air sombre. Gérard m’impatiente et j’en ai assez d’avoir toujours des plus petits que moi.

– Mais tu as Liliane, plaida Mme Henry.

– Bah ! C’est une fille, et encore éternellement plongée dans ses livres ! Ah ! que je me réjouis que papa soit là ! J’ai bien pensé au verset de ce matin, mais c’est terriblement dur de le mettre en pratique. Faire toujours ce qui plaît aux autres, c’est impossible…

– Mais non, mon grand, ce matin j’ai vu ton effort pour aider Trudi, et l’ouvrage s’est fait deux fois plus vite grâce à toi. J’aimerais précisément te recommander Gérard, il t’admire, tu peux avoir beaucoup d’influence sur lui, essaye de le comprendre, intéresse-toi à ses projets et tu verras que tout ira mieux. C’est le plus grand service que tu puisses me rendre, mon fils.

Luc, fier d’être le confident de sa mère, promit de veiller sur son frère, et son visage rasséréné reprit sa clarté coutumière.

Une mauvaise nouvelle

Toute la maisonnée dormait. Seule la mère veillait, écrivant à l’absent. Soudain, la sonnerie du téléphone retentit. Une voix lointaine déclarait : « C’est un téléphone pour Madame Henry ».

– C’est pour moi, dit Mme Henry d’une voix rauque.

– Alfred Henry blessé par accident, grave commotion, venez immédiatement. Hôpital de Casablanca. signé : Docteur Guy.

Le récepteur tomba des mains glacées de Mme Henry. Anéantie par cette nouvelle, elle se laissa choir toute tremblante sur une chaise. Certes, elle ne pouvait résister à l’appel de son mari, malade sur une terre étrangère !…

Mais les enfants pourraient-ils se passer d’elle ? À qui les confier ? Oserait-elle les laisser à Trudi, honnête et dévouée, mais affolée dès qu’une responsabilité nouvelle la menaçait ?

Alors un verset se grava en lettres de feu devant son esprit « Votre Père céleste sait ». Le Seigneur qui lui envoyait cette dure épreuve connaissait toutes choses, elle ne devait pas douter de son amour. Sa décision était prise. Elle partirait immédiatement vers le pauvre blessé qui, plus que ses enfants, avait besoin d’elle.

Comme une automate, elle se dirigea vers le secrétaire pour consulter un horaire. Elle prendrait le premier train du matin et calcula qu’elle arriverait à Genève à 8 heures. Puis elle téléphona à Cointrin et s’enquit du départ de l’avion pour Casablanca. Il partait à 10 heures le lendemain et il restait une place vacante. A 18 heures, elle atterrirait à Casablanca. « Dieu veuille que ce soit assez tôt », murmura-t-elle.

Après avoir préparé ses bagages, Mme Henry se rendit dans la chambre de Trudi. Dès qu’elle fut suffisamment réveillée pour comprendre ce qui se passait, la bonne fille se mit à pleurer à chaudes larmes.

– Calmez-vous, ma bonne Trudi ! Écoutez-moi ! Vous avez besoin de tout votre courage pour la tâche que je dois vous confier. Je vais écrire à une amie qui, sans doute, pourra venir passer quelques jours avec les enfants et vous soulager. En attendant, j’espère que Luc et Liliane vous aideront, et je vous confie à la garde de Celui qui ne nous a jamais fait défaut.

Mme Henry ne ferma guère l’œil de la nuit. À l’aube, elle se leva et après avoir pris des forces dans la prière, elle éveilla Luc et Liliane et leur fit signe de la rejoindre dans la cuisine. Encore tout endormis, ils trouvèrent leur mère en train de manger un petit déjeuner que Trudi avait préparé avec une rapidité inusitée.

Doucement elle les attira à elle, leur raconta la triste nouvelle et dit comment elle pouvait s’en aller tranquillement en comptant sur ses deux aînés qui, avec le secours du Seigneur, veilleraient sur les cadets. Les enfants promirent de prendre leur tâche à cœur.

Soudain une petite ombre en chemise de nuit se glissa furtivement dans la cuisine. Gérard, éveillé par le bruit insolite, s’était glissé hors du lit. Les yeux agrandis d’étonnement, il s’élança vers sa mère.

– Tu pars ? dit-il en désignant la valise et le chapeau.

– Oui, mon chéri, je vais vers papa qui a eu un accident. Il faut que j’aille le soigner pour le ramener bientôt. Puis-je croire que tu seras sage en mon absence ?

– Oh ! maman, ne pars pas ! s’écria l’enfant en se cramponnant à sa mère. Je ne ferai que des bêtises si tu es loin. Tout va mal quand tu t’en vas !

– Pense à papa I dit Luc un peu rudement.

Mais Liliane entoura le cou de son frère avec affection.

– J’essayerai d’être ta petite maman, dit-elle d’une voix douce.

Un dernier baiser sur la joue fraîche des trois cadets endormis et ce fut la triste marche à la gare entre deux garçons qui portaient ses bagages. Les enfants se taisaient. Mme Henry leur faisait ses dernières recommandations.

– Luc, n’entraîne pas tes frères et sœurs dans de longues excursions ! Gérard, ne va pas tout seul aux grottes, c’est dangereux ! Dites à Liliane de veiller sur Miette, elle est si vive !

Du train elle cria encore soudain à Luc :

– Appelez le docteur si quelque chose vous inquiète, il a offert son aide et il a l’air si bon !

Ces dernières paroles se perdirent dans l’espace, car déjà le train inexorable l’emmenait bien loin de ceux qu’elle aimait. Dans un brouillard de larmes, elle vit deux enfants blonds qui s’efforçaient de sourire en agitant un mouchoir, et ce fut tout.

Seule dans le compartiment, à cette heure matinale, Mme Henry put à loisir jouir du lever du soleil qui, pareil à une boule de feu, faisait jaillir la lumière, chassant l’ombre de la nuit. Les crêtes des grands rochers se découpaient sur le ciel clair où flottaient de légers nuages. Un berger menait ses chèvres au pâturage.

L’air frais du matin faisait frissonner les fines branches de mélèzes et les longues graminées dansaient une ronde dans la prairie. Mme Henry sentit renaître son courage et une paix infinie inonda son cœur tandis qu’une voix murmurait à ses oreilles :

« Moi, le Créateur de la beauté, Moi, le Dieu puissant, le Dieu d’amour, je serai avec toi ».

Où est maman ?

Jamais les enfants n’avaient trouvé journée plus longue que celle qui suivit le départ de leur mère. Miette ne cessait de la réclamer.

Les jumeaux avaient éclaté en pleurs lorsqu’on leur avait dit la cause de ce changement inattendu puis, avec l’insouciance de leur âge, ils s’étaient remis à jouer gaîment.

Gérard avait cherché refuge dans la nature, comme de coutume, mais il ne s’était pas trop éloigné et avait paru aux heures des repas sans se faire appeler plus de trois fois. L’après-midi, Trudi suggéra une promenade au village pour changer les idées des enfants et leur acheta à chacun une sucette dans laquelle les trois cadets puisèrent un trésor de consolation.

Le soir, à l’heure du cantique, Liliane interrogea tristement Luc du regard. Celui-ci se leva, alla chercher sa Bible et dit :

Ce soir, nous ne chanterons pas, mais nous lirons un passage de l’Évangile de Matthieu.

Et d’une voix ferme, il lut :

« Regardez aux oiseaux du ciel, ils ne sèment ni moissonnent, ni n’assemblent dans des greniers et notre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup mieux qu’eux ? Et qui d’entre vous, par le souci qu’il se donne, peut ajouter une coudée à sa taille ? Pourquoi êtes-vous en souci du vêtement ?

Étudiez les lis des champs, comment ils croissent, ils ne travaillent ni ne filent ; cependant, je vous dis que, même Salomon dans toute sa gloire, n’était pas vêtu comme l’un d’eux. Et si Dieu revêt ainsi l’herbe des champs qui est aujourd’hui, et qui demain est jetée dans le feu, ne vous vêtira-t-il pas beaucoup plutôt, gens de petite foi ? Ne soyez donc pas en souci pour le lendemain, car le lendemain sera en souci de lui-même ; à chaque jour suffit sa peine ».

Les paroles d’espérance et de foi ne furent jamais écoutées avec plus d’attention que par nos petits lecteurs. Les jumeaux s’endormirent en rêvant aux oiseaux du ciel, Gérard aux lis des champs que Dieu revêt d’une si belle robe, et Trudi, Luc et Liliane déposèrent leur fardeau aux pieds de Celui qui a dit : « Ne soyez donc pas en souci du lendemain ».

Une lettre

Venez vite ! Une lettre de maman ! Le cri, lancé par la voix de stentor de Luc, eut tôt fait de rassembler petits et grands. Alors, au milieu de la troupe haletante, l’aîné déchira l’enveloppe d’une main ferme et lut :

Mes chéris,

Votre papa dort, j’en profite pour vous écrire. Dieu soit loué ! Son état ne s’est pas aggravé. Le docteur remarque que depuis mon arrivée, son malade est moins agité.

Hier soir, lorsque je me suis penchée sur son lit, il a semblé me reconnaître, car un léger sourire a paru sur ses lèvres, puis il est retombé dans l’inconscience. D’autre part, il n’a pas cessé de m’appeler dans son délire. Il paraît que votre père a été tamponné par une auto qu’il n’avait pas aperçue, alors qu’il traversait la chaussée. Comme je suis reconnaissante de pouvoir le soigner.

Continuez à prier, mes petits, afin que, si c’est la volonté de Dieu, il soit bientôt remis de ce terrible choc. J’ai fait bon voyage. C’est merveilleux de s’envoler en avion et de jouer à l’oiseau. Lorsqu’il a décollé, s’élevant dans les airs, j’ai pensé à ce cantique que nous avons chanté bien souvent :

Porté sur des ailes d’aigle

Au-dessus des temps agités,

Tranquille et protégé par elles,

Jusqu’au sein de l’éternité.

En me rappelant ces paroles, j’ai repris courage.

Mes pensées s’envolent souvent vers vous, et je vous vois jouer dans le pré, partir à la recherche de fleurs, de fraises, de papillons, de pierres.

J’espère que vous n’oubliez pas de lire le verset que nous avons épinglé à la salle à manger. Écrivez-bientôt ! Je vous embrasse chacun tendrement.

Maman

P. S. Papa se réveille à l’instant. J’ai prononcé chacun de vos noms et il a souri. Avez-vous des nouvelles de tante Gertrude ? Pourra-t-elle me remplacer quelque temps auprès de vous ?

Une lettre de tante Gertrude était arrivée la veille, indiquant qu’il lui était impossible de venir au secours de ses neveux d’adoption, sa vieille mère étant tombée malade, mais qu’une de ses amies irait les rejoindre un peu plus tard.

– Il faut répondre à maman, suggéra Liliane. Écrivons tous une petite lettre.

Il fait trop beau pour écrire, grogna Jeannot en faisant la moue.

– Quel paresseux ! s’écria Luc indigné.

– Viens, souffla Jeannette en prenant son frère par la main, nous écrirons à deux sur le vieux sapin, ce sera si amusant.

Et elle entraîna son frère dans une course folle. L’un et l’autre trébuchèrent et roulèrent au bas du pré en riant à perdre haleine. Une fois installés sur leur perchoir, le laborieux travail commença.

– Que faut-il mettre ? demanda Jeannette.

– Chère maman, rétorqua Jeannot, c’est ainsi qu’on commence toujours, je pense.

– Oui, bien sûr, mais après ?

– Il fait beau temps aujourd’hui, répondit Jeannot après avoir réfléchi profondément.

– Je crois qu’il faudrait commencer par dire : Merci pour ta lettre et nous sommes contents que papa aille mieux.

– Si tu veux, dit Jeannot conciliant. Mais ensuite tu mettras : hier nous avons vu un hérisson dans le taillis, il avait l’air très gentil, mais il piquait horriblement. Écris encore : tu as de la chance d’avoir été en avion. As-tu été dans la… la « catofère » (stratosphère), je crois.

– Quel mot difficile ! s’écria Jeannette, je ne sais pas l’écrire.

– Qu’importe ! maman comprendra bien. Maintenant, je ne sais plus que dire.

Jeannette rajouta encore : deux énormes baisers de Jeannot et Jeannette.

– Ouf ! s’écria Jeannot, quel travail ! Et tous deux dégringolèrent de l’arbre pour se dégourdir et porter leur chef-d’œuvre au chalet.

Gérard joignit un pli cacheté pour que nul n’ose y porter un regard indiscret. Les quatre messages furent glissés dans une grande enveloppe sur laquelle Luc écrivit l’adresse de sa plus belle écriture.

Les méfaits de la pluie

Tant que le soleil avait été de la partie, tout s’était bien passé, mais un certain jour, il avait jugé bon de prendre lui aussi des vacances, et dame pluie s’était installée à sa place, et alors elle refusa de s’arrêter.

Plus de joyeux ébats sur le pré, plus de promenades à la découverte. On sortait bien une fois par jour pour aller au village, d’où les enfants revenaient trempés mais du moins plus calmes et prêts à se remettre au puzzle ou au dessin inachevé.

C’était le cinquième jour de pluie, les plus beaux jeux perdaient de leur charme. Luc s’était plongé dans ses livres d’étude, poussant le zèle jusqu’à faire un thème latin. Les jumeaux avaient colorié la provision d’albums. Gérard arrivait au bout d’un puzzle de quatre cents pièces, et Liliane avait épuisé ses ressources pour distraire Miette, que la réclusion rendait insupportable.

Ce matin-là, sous une pluie battante, les deux garçons s’étaient rendus au village avec Trudi ; les jumeaux préférant jouer dedans, Liliane, lasse et maussade, leur avait signifié de prendre soin de Miette, tandis qu’elle raccommoderait leurs chaussettes dans une chambre contiguë. À vrai dire, elle avait commencé l’histoire captivante du « Mouton rouge » et elle brûlait d’en savoir davantage sur ce héros merveilleux.

Au commencement, tout alla bien. Jeannette et Jeannot essayèrent d’initier Miette au jeu magique qu’ils avaient inventé. Jeannot jouait au marchand et Jeannette allait chez lui faire ses emplettes.

Mais Miette, qui n’y comprenait rien, voulut s’emparer d’un cornet de bonbons des plus alléchant qui trônait dans la boutique. L’épicier la gronda vertement puis, pris de pitié en voyant deux grosses larmes rouler sur les joues de la petite, il lui en octroya un pour la consoler.

– Tenez, Mademoiselle, en voilà un, mais c’est tout, dit-il d’une voix ferme.

– Encore, dit Miette, d’un ton de commandement, en voulant se saisir du sachet. Celui-ci, tiraillé par deux mains décidées à ne pas lâcher prise, se déchira, et tous les bonbons se dispersèrent dans la chambre, à la grande joie de la coquine qui dans un éclat de rire, se mit aussitôt à les ramasser pour les porter à sa bouche.

Petite gourmande, s’écrièrent les jumeaux indignés. Va vers Liliane, nous ne voulons plus jouer avec toi !

Et ils la mirent à la porte sans pitié.

Miette se rabattit alors sur Liliane. Celle-ci, plongée dans sa lecture, lui dit avec impatience :

– Laisse-moi tranquille, Miette, va jouer, je suis occupée.

Puis Liliane se remit à lire. Le récit devenait si passionnant que tout ce qui l’entourait disparut et qu’elle n’entendit même pas Miette ouvrir la porte et s’échapper.

Celle-ci trottina à travers la cuisine, grignotant ici une noisette, là une miette de pain, et soudain une idée germa dans sa petite tête : elle irait dehors vers la fontaine jouer avec l’eau. Sans prendre garde à la pluie qui tombait drue, la coquine courut au but. Qu’elle était fraîche l’eau de la fontaine, et quel joli bruit elle faisait en clapotant dans le bassin !

Miette fit naviguer des bateaux improvisés : une tasse, un mouchoir, puis ce fut le tour de sa poupée. Soudain l’enfant la vit avec horreur s’enfoncer dans l’eau pour ne plus reparaître. Alors, elle se pencha de toutes ses forces pour la rattraper. Inutile, il fallait grimper sur le rebord du bassin. Arc-boutant ses petites jambes, Miette essaya de se hisser sur la margelle glissante.

À ce moment Liliane leva les yeux : une voix a vibré à son oreille plus forte que le récit palpitant : « Où est ta petite sœur ? »

D’un bond elle se leva, parcourut le chalet en l’appelant et se dirigea vers la porte d’entrée. Pétrifiée par le spectacle qui s’offrait à ses yeux, elle poussa un cri de terreur. Miette effrayée perdit l’équilibre et tomba la tête la première dans l’eau glacée.

Avant que Liliane se soit élancée, quelqu’un s’était interposé. Deux bras solides avaient rattrapé par la petite robe la fillette ruisselante. Quand il se retourna s’avançant vers Liliane, son précieux fardeau dans bras, celle-ci le reconnut. C’était le docteur.

Ombre et lumière

Depuis deux jours, Miette, la petite imprudente, est en proie au délire. Le thermomètre marque 40°. Elle se tourne et se retourne sur sa couchette et ne trouve pas de repos. D’une voix gémissante elle appelle : « Maman » et ne semble même plus reconnaître sa sœur, qui reste inlassable à son chevet.

Le soleil est revenu, mais il fait bien noir dans le cœur de Liliane. La nuit elle veille à tour de rôle avec Trudi. Le bon docteur vient trois fois par jour. Aujourd’hui, Liliane est seule près du lit de sa sœur qui gémit doucement dans son sommeil agité. La maison est vide. Luc a emmené de bonne heure ses frères et sœurs dans une longue excursion pour que la petite malade puisse se reposer.

Liliane sent la lassitude l’envahir. Quand donc sera-t-elle mieux ? Le docteur à un air grave, il ne répond pas à ses questions pressantes. Maman a écrit, elle demande des nouvelles, mais personne n’a le courage de lui dire la vérité…

La pauvre enfant sent une terrible angoisse s’emparer d’elle. Si Miette allait mourir, ce serait sa faute. Mais qui aurait prévu des conséquences si terribles pour un seul moment d’égoïsme et de distraction Dans sa détresse, la malheureuse fillette sanglote désespérément.

Soudain, ses yeux baignés de larmes sont attirés par un texte gravé en lettres d’or sur la paroi : « Crie vers moi et je te répondrai ! » Liliane se sent frappée comme si une voix venait de lui parler. Le Dieu qu’elle a appris à connaître dès sa plus tendre enfance, lui envoie-t-Il un message du ciel, à elle, qui jusqu’alors n’a pas senti vraiment le besoin d’aller à Lui ?

« Crie vers moi et je te répondrai ! »

Ces paroles descendent comme une rosée dans le cœur de la fillette. L’amour du Sauveur ne lui est point inconnu, mais jusqu’ici Liliane n’a jamais expérimenté pour elle-même la tendresse du Berger pour sa brebis. Elle a toujours cru au Seigneur. Elle sait que ses péchés sont pardonnés, mais elle s’est contentée d’une vie d’indifférence envers le Sauveur qui a donné sa vie pour elle.

Le Seigneur vient de lui parler maintenant, elle l’a compris. Sans bruit, elle s’agenouille et répand toute son angoisse dans le cœur de Celui qui a dit : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés ».

« Sauve Miette, guéris-la ! Je t’en prie, Seigneur Jésus ! murmure-t-elle. Pardonne-moi de t’avoir oublié si souvent, et aide-moi à ne plus vivre pour moi-même ».

Un calme tout nouveau envahit son cœur. Le Berger a recueilli la prière de son faible agneau.

Doucement, Liliane se relève et se rassied dans le fauteuil près de Miette qui ne gémit plus. Brisée d’angoisse et d’émotion, la fillette sent le sommeil la gagner. Nul bruit dans la maison, seule la chanson monotone de la fontaine vient rompre le silence.

Mais qui donc a franchi le seuil du chalet ? Un pas insolite résonne dans l’escalier. Liliane se réveille en sursaut. Miette dort toujours et paraît bien tranquille. À pas furtifs, Liliane inquiète sort de la pièce et se trouve nez à nez avec une inconnue.

– Je suis la personne dont vous a parlé votre tante Gertrude, dit la mystérieuse visiteuse. J’espère vous aider un peu pendant l’absence de votre mère. Ai-je bien fait de venir ?

Il y a tant de bonté dans ce sourire et dans ces yeux pétillants de gaîté, que Liliane sent fondre sa réserve.

– Merci d’être venue, dit la fillette. Je crois que c’est Jésus qui vous envoie. Miette est très malade. J’ai beaucoup de soucis et je suis fatiguée. Voulez-vous voir ?

Elle entraîne sa compagne auprès de la petite malade. Mais, ô surprise ! l’enfant est réveillée. Elle n’a plus de délire. Elle sourit à sa sœur et dit faiblement : « l’eau, l’eau, Miette a soif ». Ce sont ses premières paroles depuis trois jours. Liliane sent la joie et la reconnaissance inonder son cœur. Le Seigneur a répondu comme Il l’avait promis.

Discrètement, la nouvelle venue se retire et revient aussitôt avec un jus d’orange. Sa douce présence n’effraye pas l’enfant malade qui, confiante, s’abandonne à ses soins et se rendort.

Des voix assourdies par un « chut ! » impératif.

C’est la bande des alpinistes qui rentre au logis. Crottés, affamés, rougis par le soleil des hauteurs, ils gardent dans leurs yeux brillants le reflet des merveilles qu’ils ont contemplées.

– Bonsoir les montagnards ! leur dit une voix rieuse. Vous ne me connaissez pas ; qu’importe. Venez vite vous restaurer ! Je vous ai préparé, avec l’aide de Trudi, un bon petit souper qui vous fera oublier les fatigues du chemin.

Conquis par cette entrée en matière, les garçons s’humanisent. Au bout d’un quart d’heure, ils ont bien fait connaissance avec la sympathique visiteuse comme de vieux amis. Les jumeaux ont grimpés sur ses genoux, le farouche Gérard s’est apprivoisé. Luc lui-même ne pense pas déchoir en écoutant de passionnantes histoires d’animaux.

C’est ainsi que les trouvent le docteur et Liliane venant leur annoncer le merveilleux changement survenu dans l’état de leur petite sœur.

Les jumeaux s’accrochent au docteur et ne veulent à aucun prix le laisser partir. « Soupez avec nous s’écrient-ils, vous remplacerez notre papa ». Le bon docteur doit céder bon gré mal gré et c’est une joyeuse tablée qui célèbre, ce soir-là, le commencement de guérison de Miette et l’arrivée d’une messagère de bonté, bientôt baptisée « Tante Joyeuse ».

Mais nulle joie n’est comparable à celle qui remplit le cœur de Liliane dont la prière a été exaucée d’une si admirable manière.

Un beau projet

Quelle gaieté au chalet depuis l’apparition de Tante Joyeuse ! Elle a le don de semer la bonne humeur partout où elle va, et c’est à celui qui peut l’accaparer. Cette nouvelle tante n’est pas une personne ennuyeuse comme le sont certains adultes. Avec elle, on peut faire du bruit, rire, s’amuser, et même on travaille sans s’en rendre compte.

Elle sait éveiller l’intérêt de Gérard par ses connaissances en histoire naturelle et imite tous les cris d’animaux. Les garçons sont enthousiasmés, rivalisent d’exercices et l’on croirait le chalet habité par une ménagerie fort hétéroclite.

Liliane, soulagée de sa lourde tâche, a repris son entrain, tout en gardant un sérieux et une douceur inconnus jusque-là. Quant à Miette, plus vif argent que jamais, sa sœur ne la quitte plus, sauf si Tante Joyeuse lui offre de la remplacer.

De Casablanca, les nouvelles sont meilleures. « Papa commence à se lever, encore un peu de patience, mes petits, et nous serons tous réunis », écrit Mme Henry.

Gérard soupire en secret après sa mère, et Luc livre un rude combat pour garder sa sérénité en voyant les jours passer sans pouvoir faire une des ascensions rêvées.

Un beau matin, le docteur passa devant le chalet, Les jumeaux se précipitèrent à sa rencontre et lui firent fête.

– Personne n’est malade, disaient-ils, mais venez nous faire visite, on s’ennuie de vous.

Il dut céder à l’élan de leurs petites mains pressantes et arriva sur le pré où le reste de la famille l’accueillit avec joie.

Luc étudiait sous un arbre, Gérard collait des fleurs séchées, aidé de Tante Joyeuse. Miette cueillait des pâquerettes dont Liliane tressait une couronne. Dans ce charmant cercle, le docteur ne put résister à l’attrait de s’asseoir à son tour sur une souche.

Avec intérêt il examina la collection de Gérard.

– Si seulement je pouvais trouver des edelweiss ! s’écria l’enfant. Croyez-vous qu’il y en ait quelques-unes dans cette région ?

Le docteur sourit d’un air mystérieux.

– Je sais un endroit, dit-il, un vrai petit jardin où tu pourrais compléter ta collection en quelques heures. D’un bond, Gérard fut sur pieds.

– Où ? s’écria-t-il. Dites-le moi vite, je vous en prie. Liliane, jetant sa couronne à terre, proposa :

– Docteur, si vous veniez faire une excursion avec nous, et nous montrer ce petit paradis ?

Aussitôt Luc fit chorus, et le docteur, imploré par cinq voix suppliantes, émit en vain des arguments fort pauvres.

– Et mes malades, y pensez-vous ?

– On n’a pas l’idée d’être malade par un temps pareil, grogna Luc.

– Ils peuvent bien vous accorder un jour de congé déclarèrent les jumeaux.

– Et si j’avais pris congé quand Miette était malade ? fit le docteur d’un air malin.

Les enfants baissèrent la tête.

– Écoutez, leur dit-il. La semaine prochaine, un de mes confrères montera me remplacer un jour. Alors, si vous êtes sages, je vous prendrai avec moi et nous irons au « Lac Vert ».

Cinq hourra répondirent à sa proposition, et les jumeaux pirouettèrent et culbutèrent de leur mieux en signe de joie.

– Seulement, il faudra marcher longtemps, serez-vous assez endurants ?

– Bien sûr, répondirent-ils. Nous sommes habitués à de longues excursions, car papa nous a entraînés.

Se relevant d’un bond, le bon docteur s’enfuit en leur criant :

– Préparez vos jambes, vos sacs et vos herbiers ! Je commanderai le soleil !

Le Lac Vert

On n’aurait pu trouver une matinée plus limpide que celle que choisirent nos amis pour découvrir le mystère du Lac Vert.

Dès l’aurore, Luc avait sonné le réveil, et à sept heures, nos cinq enfants, équipés de pied en cap, sac au dos et légers comme des écureuils, attendaient le docteur devant son chalet.

Le docteur prit le chemin du télésiège et bientôt nos petits amis, dûment installés sur les chaises volantes, s’élancèrent dans l’espace, ravis et le cœur battant.

L’air du matin fouettait le visage, fraîchissant à mesure qu’on s’élevait. Le village se ramassait là-bas dans la vallée, et le ciel venait à leur rencontre. Tantôt ils effleuraient du pied les hautes fougères, les épilobes roses, tantôt ils planaient au-dessus des grands mélèzes, à une hauteur vertigineuse.

Ils redescendirent sur terre et les enfants gambadèrent à la suite du docteur sur le sentier qui serpente dans le pâturage. Gérard se mettait déjà en quête de fleurs.

Bientôt, le sentier disparut et il fallut grimper à flanc de coteau à travers les pâturages. Le soleil dardait ses rayons brûlants sur la petite troupe qui montait bravement à l’assaut de la montagne. Le bon docteur suait à grosses gouttes et criait de temps en temps :

– Halte, mes amis ! Laissez-moi souffler, je n’ai plus votre âge.

Alors ils s’asseyaient sur quelque tertre pour admirer le paysage, fiers du chemin parcouru, subjugués par l’éclat des arêtes tachetées de neige étincelante.

Vers onze heures, enfin, nos alpinistes atteignirent le haut de la pente qui surplombait le Lac Vert. Ce fut Gérard qui le découvrit.

– Le voilà, le voilà, cria-t-il en agitant sa casquette blanche, et sans attendre le reste de la bande, il se mit à dégringoler le sentier rocailleux. Quelle fête de courir libre et seul sur cette alpe parfumée !

J’aimerais vivre toujours ici, pensait-il, comme le petit chevrier que nous avons vu en montant. Quelle belle vie que la sienne, au milieu des fleurs et des troupeaux ».

Bientôt l’arrière-garde le rattrapa et tous se réunirent autour du petit lac émeraude. Tandis que Liliane et le docteur préparaient la soupe et disposaient les provisions sur l’herbe, les garçons revêtirent leurs costumes de bain et s’élancèrent bravement dans l’eau fraîche. Les jumeaux barbotaient sur la rive, en quête de têtards.

Un coup de sifflet du docteur ramena la troupe qui s’installa autour du chef pour le repas en commun. Lorsqu’ils eurent calmé leur faim et que les trois quarts des provisions eurent été englouties, le docteur tira de sa poche un petit livre noir.

– Mes enfants, dit-il, accordons quelques instants a la lecture de la Parole de Dieu ! Écoutez ce que nous David, le psalmiste :

« L’Éternel est mon Berger, je ne manquerai de rien.

Il me fait reposer dans de verts pâturages,

Il me mène à des eaux paisibles.

Il restaure mon âme ;

Il me conduit dans des sentiers de justice à cause de son Nom.

Même quand je marcherais par la vallée de l’ombre de la mort,

Je ne craindrai aucun mal, car Tu es avec moi ».

Ce psaume leur était bien connu, mais jamais ils n’en avaient compris si bien la beauté. Les verts pâturages s’étendaient à leurs pieds. Ils en savouraient la paix et la douceur. Dans le silence de la montagne que rompait la voix profonde du torrent, ces paroles prenaient un sens tout nouveau.

– Que cette journée vous rappelle toujours les richesses que le bon Berger a en réserve pour ses brebis ! dit le docteur d’une voix pénétrante. Qu’aucun de vous ne s’égare comme la brebis désobéissante, en s’éloignant du Berger, qui ne trouva que le sol aride, des eaux boueuses et d’amères déceptions.

Le Seigneur Jésus nous conduit à de verts pâturages, à des eaux tranquilles et près de Lui, on ne manque de rien.

Luc et Liliane, frappés du ton sérieux de leur grand ami, écoutaient avec attention. Gérard semblait plongé dans des pensées indéchiffrables ; quant aux jumeaux, ils étaient beaucoup plus intéressés par les faits et gestes d’un crapaud qui bondissait tout près d’eux.

– Maintenant, en avant ! s’exclama le docteur. Les sacs endossés, ils se dirigèrent vers le pays des fleurs.

Après avoir longé le lac et remonté une pente raide nos amis découvrirent un vallon baigné de frais ruisseaux bleus. Sur leurs rives, un parterre de fleurs, des potentilles d’un jaune doré mêlaient leurs teintes lumineuses au bleu intense des gentianes. Des buissons de rhododendrons à l’odeur âcre et saine s’accrochaient aux pentes. Orchis vanille parfumés, arnicas éclatants, délicates pensées des alpes aux yeux mauves, soldanelles écloses près d’une tache de neige s’offraient au regard ravi des enfants.

– Ne cueillez pas tout, leur criait le docteur, riant de leur émerveillement.

Mais les jumeaux n’écoutaient guère ses conseils. C’était à celui qui brandirait le plus gros bouquet. Luc et Liliane sélectionnaient les espèces ; quant à Gérard, ébahi de tant de richesses, il ne savait pas par quoi commencer. Le docteur lui offrit son aide et à deux, ils choisirent les espèces rares destinées à enrichir la collection du jeune naturaliste.

Courbés sur les pentes, inlassables, les enfants cueillent toujours. Soudain le docteur consulte sa montre. Quatre heures déjà ! Il fallait songer à redescendre, car le télésiège n’attendait pas. D’un coup de sifflet il héla la bande dispersée.

– En route, cria-t-il, vous avez assez cueilli !

Des « oh » de déception lui répondirent. Luc, Gérard s’écrièrent qu’il était bien tôt pour rentrer. En une heure nous serons en bas, nous avons de bonnes jambes, dirent-ils.

– Eh bien ! dit le docteur, je pars en avant avec Liliane et les jumeaux, mais promettez-moi de ne pas vous attarder. Luc, tu veilleras sur ton frère I N’allez pas trop haut, ces rochers sont dangereux. Puis-je compter sur vous ?

– Oui, oui, crièrent les garçons, enchantés de la permission.

Tandis que le docteur s’éloignait, ils continuèrent à grimper. Luc mourait d’envie d’escalader un rocher qui le provoquait de loin. Sans s’occuper de Gérard, il gravit lestement la pente et, se cramponnant des deux mains, il parvint à se hisser au sommet. Savourant le plaisir de sa conquête, il fit jaillir un cri de victoire qui résonna dans la montagne.

En contrebas s’étendait la vallée et Luc, du haut de sa crête, semblait dominer le monde. Ivre d’air pur, brûlant d’un désir passionné d’aventures, il ne pouvait s’arracher au spectacle qui l’entourait.

Hélas, il fallait redescendre s’il ne voulait pas faillir à sa promesse. En quelques bonds, il eut rejoint le pâturage et appela Gérard. Mais où donc se cachait-il ? Luc eut beau appeler de toutes ses forces, Aucune voix ne lui répondit. Sans doute, Gérard ne l’avait pas attendu. Après avoir jeté un coup d’œil circulaire et lancé maints appels restés sans réponse, Luc un peu inquiet se mit en marche.

Tout en avançant, il ne cessait de regarder autour de lui. Soudain, il n’eut plus qu’une idée : rattraper le docteur et s’assurer que Gérard l’accompagnait. Dévalant par des raccourcis, il rejoignit enfin l’avant-garde. Gérard n’était pas là. Alors, la gorge serrée, il s’approcha du docteur et lui raconta la disparition du garçonnet. Le visage de M. Martel prit une expression grave et l’aîné sentit peser sur lui un reproche que les lèvres n’osaient formuler.

Le docteur ordonna brièvement à Liliane de prend le télésiège avec les jumeaux.

– Luc et moi nous remonterons, dit-il, et nous ramènerons Gérard.

Lorsque les trois enfants se furent envolés, il se rendit dans un chalet dont il connaissait le propriétaire, un ancien patient.

En quelques mots, M. Martel lui exposa la situation. Le guide sortit, appela son fils, un grand gaillard de vingt ans.

– On va accompagner Monsieur le docteur au Lac Vert, dit-il d’une voix rude. Il y a un enfant perdu là-haut. Prends la corde et le brancard, on ne sait jamais.

Ces mots firent pâlir Luc. Une crainte terrible envahit son cœur.

Après avoir avalé rapidement une tasse de café, les quatre hommes se mirent en marche. Quel contraste avec la joyeuse montée du matin ! Nul ne causait si ce n’est par monosyllabes pour indiquer un raccourci. Les montagnes passant du rouge au rose, du jaune au violet, avaient pris une couleur livide, et un froid piquant enveloppait les voyageurs.

Bientôt la nuit tomba et la montée se continua à la lueur des lanternes.

Une nuit terrible

Profitant de l’escalade de Luc, Gérard s’était juché sur le rocher défendu par le docteur, et là, à quelques mètres sur la pente en déclinaison, il avait aperçu les plus beaux, les plus énormes edelweiss qu’il ait jamais vus. La tentation était trop forte. S’agrippant d’une main à une touffe d’herbe, il étendit le bras dans la direction des fleurs.

Soudain, la touffe céda et sans avoir le temps de se retenir, il culbuta sur la pente et roula comme un bolide vers l’abîme. Sa tête heurta contre une grosse pierre et il s’évanouit. Tout à coup sa course folle fut arrêtée par un buisson qui lui barrait le passage et le retint à mi-chemin de l’effroyable pente.

Deux heures après sa chute, lorsqu’il rouvrit les yeux, Gérard ne comprit pas où il se trouvait ; avec un gémissement, il chercha à se toucher la tête ; elle le faisait cruellement souffrir, tout son corps était meurtri. « Maman, gémit-il, où suis-je ? »

Peu à peu il se rendit compte de sa terrible position : seul dans la nuit, sur la pente d’un précipice. L’enfant, agrippé au buisson, fit entendre une plainte déchirante. Seul l’écho de la montagne lui répondit. Incapable de faire un mouvement, que pouvait-il attendre si ce n’est la mort ? A cette pensée, il frissonna. Mourir, à son âge ? Ses fautes et ses désobéissances se dressaient devant lui. Comment paraîtrait-il devant le Seigneur dont il avait si souvent fui la voix ?

Mais le bon Berger cherchait son agneau égaré. Dans cette solitude profonde, une voix murmura à son oreille : « Même quand je marcherais par la vallée de l’ombre de la mort, je ne craindrai aucun mal, car tu es avec moi ». Quelqu’un était donc avec lui. C’était Jésus. Il le savait. Dans le ciel qui s’allumait, l’enfant remarqua une étoile brillante qui semblait veiller sur lui, et il se sentit rassuré par cette petite lueur amie.

« Seigneur Jésus, murmura-t-il faiblement, pardonne tous mes péchés ! Lave mon cœur ! J’ai désobéi, tu le vois. Peut-être vais-je mourir sans revoir papa et maman ! Console-les ! Prends-moi dans ton beau ciel, ou envoie un ange pour me sauver ! » L’étoile scintillait comme pour l’encourager et une paix inconnue remplit le cœur de l’enfant abandonné.

Revenons à nos quatre voyageurs qui errent dans la nuit à la recherche du petit fugitif. Luc les dirigeait, retraçant les événements de l’après-midi. Il essaya de repérer l’endroit où il avait aperçu Gérard pour la dernière fois. Le docteur braqua la lanterne sur les pentes sombres où les enfants cueillaient des fleurs avec tant d’ardeur.

– Je crains qu’il n’ait voulu grimper jusqu’à ces rochers, dit-il en désignant du doigt une forme sombre, qui se découpait sur le ciel étoilé.

Le guide poussa une exclamation sourde.

– S’il est tombé de là, docteur, nous ferons bien de revenir demain matin.

Luc ne veut rien entendre. Quelque chose lui dit : il faut chercher encore. Mais comment trouver Gérard parmi ces ténèbres, où à chaque instant la forme d’un tertre fait battre le cœur d’un espoir bientôt déçu ? À la file indienne, ils grimpent, s’accrochant aux buissons, et atteignent enfin l’endroit où Gérard s’est penché pour cueillir les edelweiss. Luc élève sa lanterne et frémit en apercevant le précipice. Soudain, il tressaille ; un appel a retenti. Est-ce une hallucination ? Il n’ose en parler. De nouveau, il se penche en avant, braquant la lumière vers l’abîme et sondant la pente.

Un nouveau cri se fait entendre plus précis et, cette fois, les quatre hommes l’ont perçu. Luc, galvanisé par cette voix, veut s’élancer au secours de son frère, mais le docteur le retient.

– Laisse-moi faire, mon enfant, tu l’as découvert, moi j’irai le chercher. Passez-moi la corde, dit le docteur d’une voix brève. Les deux montagnards l’attachent solidement, l’assurent et le voilà qui descend prudemment de l’autre côté du rocher. Éclairant ses pas de sa lampe de poche, agrippé d’une main au sol, il rampe et bientôt il aperçoit en contrebas une forme allongée qui remue légèrement.

– Gérard, crie-t-il, courage, ne bouge pas ! Je viens te délivrer.

Comme le Berger prit l’agneau sur ses épaules et le rapporta tout joyeux à la maison, ainsi le docteur enleva Gérard dans ses bras et avec une muette prière de reconnaissance envers Celui qui l’avait si merveilleusement exaucé, puis il se mit en devoir de remonter la pente avec son fardeau.

Ce n’était pas chose facile, car l’enfant pesait lourd sur son bras. Heureusement, les braves montagnards l’aidèrent en tirant la corde et en le guidant de leurs conseils. Enfin, leurs efforts furent couronnés de succès. Le docteur, hissé au haut du rocher, déposa Gérard auprès de Luc si ému qu’il ne pouvait prononcer une parole.

Il banda rapidement la blessure de Gérard, l’attacha au brancard, et la colonne redescendit avec précaution pour ne pas trop secouer le petit blessé, qui sombra dans un demi sommeil.

Jamais Luc n’oubliera cette nuit, au cœur de la montagne. Bien qu’une lassitude extrême envahisse tous ses membres, son cœur est rempli d’une joie infinie.

Il vient de vivre une aventure telle qu’il n’aurait jamais rêvée : alors qu’il cherchait Gérard perdu dans la montagne, le bon Berger s’est révélé à lui ; au long de ces heures d’angoisse, il a compris comme jamais jusqu’ici, l’amour de Celui qui a donné sa vie pour ses brebis.

Une surprise

Gérard dort dans le chalet du docteur, et Liliane veille à son chevet. Elle ne peut se lasser de contempler le visage pâle de son frère. Certes, cette nuit d’attente a été terrible pour elle aussi. Vers minuit seulement, elle a su que Gérard était retrouvé, et le lendemain, on l’a ramené au chalet du docteur pour qu’il soit plus tranquille.

À part une foulure et une légère commotion, Gérard ne souffre pas, mais il aime voir quelqu’un à son chevet ; la nuit surtout, il se revoit au bord du précipice dans des cauchemars terrifiants. Le docteur le soigne comme son fils. N’est-il pas un peu à lui depuis cette terrible nuit ? Et Gérard ose lui ouvrir son cœur comme il n’a jamais pu le faire avec personne. Il jouit des soirées en tête à tête avec son grand ami, qui a toujours une histoire intéressante à raconter, quelque friandise dans sa poche ou un nouveau jeu pour son petit malade.

– Docteur, dit Gérard un soir qu’ils étaient seuls, j’aimerais bien être comme vous lorsque je serai grand.

– Veux-tu dire que tu aimerais devenir médecin ? dit le docteur en souriant.

– Oui, dit Gérard, le visage tout rose d’émotion. J’ai pensé que, puisque le Seigneur Jésus avait placé un buisson pour arrêter ma chute, il voulait que je vive et j’aimerais faire quelque chose pour Le remercier.

Soigner les malades, c’est la plus belle chose que l’on puisse faire. Croyez-vous que je puisse y arriver ? Tout honteux d’en avoir trop dit, Gérard se tait, mais ses yeux fixés sur son protecteur l’interrogent avidement.

– Sans doute, mon enfant, répond le docteur d’une voix grave. Rien ne t’empêche de réussir. C’est en effet un moyen de servir ton Maître, dit-il pensivement, puisses-tu ne pas l’oublier comme tant d’autres.

Aujourd’hui pour la première fois, Gérard a réapparu au chalet « Gai Soleil ».

Trudi avait nettoyé la maison de la cave au grenier en son honneur. Des bouquets multicolores, œuvre des jumeaux, fleurissaient les chambres, et Tante Joyeuse avait fabriqué une tourte au chocolat, haute de quinze centimètres, portant en lettres d’or l’inscription : « Bienvenue à Gai Soleil ».

Le docteur comptait au nombre des invités et Liliane avait disposé la table sur la galerie afin que chacun pût jouir du coucher du soleil.

La fête battait son plein et les rires joyeux fusaient si bien que nul n’entendit le ronflement d’une auto qui stoppa derrière le chalet. Tout à coup, deux silhouettes apparurent au coin de la maison et un même cri jaillit de toutes les bouches : « Papa, maman ! »

Puis ce fut une bousculade effrénée et les jumeaux risquèrent de renverser la table dans leur précipitation. Tante Joyeuse n’eut que le temps de rattraper la tourte qui s’en allait à leur suite souhaiter la bienvenue.

Après les premières effusions, M. et Mme Henry essayèrent de se dégager des étreintes passionnées des jumeaux et s’avancèrent souriants vers Tante Joyeuse et le docteur. Jeannette et Jeannot se chargèrent des présentations et, pressés de tout raconter à la fois, ils débitèrent les deux ensembles :

– Voilà le docteur Martel.

– Et voilà Tante Joyeuse.

– Il a guéri Miette qui allait mourir.

– Elle raconte des histoires merveilleuses.

– Il a été cherché Gérard dans le précipice.

– Et c’est elle qui a fait la tourte.

Ahuris par un tel flot de paroles, les parents ne purent que serrer la main du docteur et de Tante Joyeuse, mais leurs yeux disaient : « Merci d’avoir tant fait pour nos enfants ! »

L’effervescence calmée, chacun s’assit autour de la table.

Peu à peu les enfants apprirent à leurs parents toutes leurs aventures. M. et Mme Henry tremblèrent en écoutant le récit de la chute de Gérard et de la maladie de Miette. Maman attira près d’elle son fils encore un peu pâle, et papa serra bien fort dans ses bras sa précieuse benjamine.

Le docteur allait s’esquiver lorsque Gérard le rattrapa vers la porte et le força à se rasseoir dans le cercle en grimpant familièrement sur ses genoux.

– Ce n’est pas avec des mots que nous pouvons vous dire notre reconnaissance, s’écria M. Henry très ému. Que Dieu vous rende ce que vous avez fait pour nos enfants ! Puissiez-vous vous sentir de la famille et rester le meilleur ami de notre Gérard !

Le docteur articula un son rauque et se moucha bruyamment. Quant à Tante Joyeuse, Mme Henry n’oublia pas non plus de la remercier d’avoir contribué avec tant de bienveillance à la joie de ses cadets.

Jeannette, installée familièrement sur ses genoux, lui montra qu’elle aussi appartenait au foyer heureux qu’ils formaient tous ensemble, liés par les joies et les peines qu’ils avaient partagées en une commune foi.

La nuit tombait. De légers nuages roses flottaient dans le ciel et la lune apparaissait derrière un grand rocher. Les yeux des jumeaux clignotaient tandis que Miette s’était endormie dans les bras paternels.

– Avant de nous séparer, n’oublions pas de remercier Celui à qui nous devons le bonheur d’être tous réunis ce soir ! dit M. Henry.

Et d’une voix émue, le père rendit grâces à Dieu qui avait veillé sur ses enfants et qui, au travers de tant de dangers et d’épreuves, leur avait appris à connaître mieux son merveilleux amour.

D’après La Bonne Nouvelle 1955