LA VICTOIRE D’UN JEUNE GARÇON

Sur les rives de la rivière Amstel, à une certaine distance de la ville commerçante d’Amsterdam en Hollande, on pouvait voir il y a cinquante ans une ferme dont les bâtiments attestaient l’importance ; mais toutes ces constructions, négligées depuis longtemps, menaçaient ruine. L’avenue qui conduisait à la maison n’était plus qu’un fouillis de vieux chênes et de tilleuls rabougris ; les allées étaient envahies par les mauvaises herbes et se confondaient avec les prairies ; les parterres de fleurs n’existaient plus et la maison elle-même disparaissait sous le lierre et les plantes grimpantes qui avaient gagné le toit même de l’habitation.

Les fenêtres avaient été bouchées au moyen de planches et, en bien des endroits, des pierres déchaussées donnaient aux murailles l’aspect d’antiques ruines. Mais si la façade de la maison offrait un aspect désolé, le côté opposé était tout autre. Derrière l’habitation on pouvait voir, en effet, un verger et un potager des mieux tenus, mais celui qui s’en occupait ne se montrait que très rarement.

Derrière la ferme et séparée de celle-ci par une haie vive, on pouvait voir une maisonnette fort négligée, elle aussi. Cette petite maison devait être inhabitée, car le jardin attenant était complètement abandonné ; les orties y prospéraient et la grille qui y donnait accès était si rouillée qu’elle semblait défier les efforts de tous ceux qui chercheraient à la faire tourner sur ses gonds.

Un écriteau visible annonçait que la chaumière était à louer et il faut bien dire que sa situation agréable avait déjà tenté bien des personnes. Mais, chose étrange, aucun locataire ne restait plus de trois mois dans la maison et peu à peu la chaumière fut si mal cotée dans le voisinage, que la planche elle-même qui annonçait qu’elle était à louer avait fini par être recouverte elle aussi de lierre et de mousse.

À quoi cela tenait-il ? La maisonnette n’était ni humide ni malsaine ; elle était située en pleine campagne, et pourtant encore assez près de la grande ville pour attirer maint citadin fatigué du brouhaha des rues encombrées de trafic.

Vous vous demandez sans doute pourquoi la maisonnette était ainsi abandonnée et votre étonnement ne diminuera pas, j’en suis sûr, si je vous dis que la faute en était au propriétaire du domaine : cet homme, quoique désirant louer sa maison, en chassait bien vite ses locataires par l’étrangeté de ses allures. « Alors, dites-vous, il fallait qu’il ait la tête un peu dérangée ! »

Et cela n’était que trop vrai. Le pauvre homme était connu partout sous le nom de l’Ours de l’Amstel – et ce sobriquet, il ne le méritait que trop par les accès de fureur auxquels il se livrait fréquemment dès que quelqu’un l’approchait. On l’entendait quelquefois rugir presque comme l’aurait fait une bête féroce, et chacun fuyait le malheureux, bien que ces crises de folie n’aient jamais été que passagères.

Personne ne pénétrait dans sa demeure ; personne ne voulait même vivre dans son voisinage ; aussi le pauvre homme était-il abandonné de tous, à l’exception d’une fidèle vieille domestique qui ne l’avait pas quitté depuis près de cinquante ans.

De temps en temps les passants apercevaient cet homme étrange qui arpentait son verger d’un pas agité ; il gesticulait avec frénésie ou portait ses deux mains à sa tête d’un mouvement désespéré. Puis soudain il s’arrêtait, regardait fixement un pommier si vieux, si rabougri, si couvert de lichen qu’il menaçait ruine, et alors le malheureux poussait un cri de douleur et s’enfuyait vers la maison comme s’il était poursuivi par une troupe d’ennemis.

Il était clair que le pauvre homme était hanté par quelque terrible souvenir et que, par moments, l’angoisse et les remords obscurcissaient sa raison. Quoi d’étonnant si personne ne voulait habiter dans son voisinage ?

On disait même qu’il avait chassé à coups de pierres des enfants assez imprudents pour s’approcher de la haie, et l’on assurait encore que si un être vivant, que ce soit un chien, un chat ou un poulet, pénétrait dans le verger, il était tué sans pitié. Ainsi le pauvre « Ours de l’Amstel » était honni par chacun, et la maisonnette attenante à la ferme resta inoccupée pendant nombre d’années.

Mais un matin, un fait extraordinaire se produisit. L’écriteau « à louer » fut enlevé, des maçons, des menuisiers, des jardiniers envahirent le petit domaine et deux chariots remplis de meubles arrivèrent d’Amsterdam.

Puis enfin, un soir, une voiture s’arrêta devant la grille conduisant à la maisonnette et on en vit descendre un monsieur, une dame et quatre enfants qui prirent possession de l’habitation. On vit des lumières briller à travers les fentes des volets, et des voix joyeuses animèrent le logement délaissé depuis si longtemps.

« Mais », me demanderez-vous, « le nouveau venu savait-il à qui il avait à faire ? se doutait-il du caractère étrange de son propriétaire ? » Certainement ; il était au courant de tout ce qui se racontait au sujet de « l’Ours de l’Amstel ».

Mais depuis longtemps il cherchait à s’établir à la campagne à cause de l’état de santé de sa femme, et il désirait habiter non loin d’Amsterdam où il devait se rendre chaque jour pour ses affaires.

La maisonnette convenait donc parfaitement à M. Mollenberg par sa situation – et quant au revers de la médaille… eh bien ! notre nouvel ami était un enfant de Dieu, un vrai disciple du Seigneur Jésus, et il espérait, avec la force qui vient d’en haut, surmonter le mal par le bien.

– En tout cas, avait-il dit à sa femme, nous ferons un essai avec l’aide du Seigneur, et nous verrons ce qu’il en résultera.

C’est ainsi que cette famille chrétienne s’installa dans la maisonnette.

Chaque matin, le bon père partait pour Amsterdam accompagné de ses deux aînés qui suivaient les écoles de la ville, et chaque soir on les voyait revenir heureux et satisfaits de retrouver le calme de la campagne après l’agitation de la ville.

Matin et soir, parents et enfants lisaient ensemble la Parole de Dieu puis, après la prière, ils chantaient un cantique dont les doux accents arrivaient peut-être aux oreilles du pauvre solitaire qui errait, comme une âme en peine, parmi les arbres du verger. Mais il n’y prêtait nulle attention et semblait ignorer la présence de ses voisins.

La location de la maison ayant été conclue par correspondance, M. Mollenberg n’avait pas eu de rapports personnels avec son étrange propriétaire et ainsi, pendant les premiers mois de leur séjour, rien ne vint interrompre la paix du négociant et de son heureuse famille.

Un matin, M. Mollenberg alla seul en ville ; les vacances avaient commencé et les enfants étaient tout heureux de rester à la maison. Richard, le seul garçon, avait un caractère tranquille et paisible ; il n’avait que douze ans, mais sa manière d’être tout entière prouvait que les prières et l’enseignement de ses parents n’avaient pas été sans fruits.

La Parole de Dieu ne nous dit-elle pas : « Même un jeune garçon se fait connaître par ses actions, si sa conduite est pure et si elle est droite » ? (Prov. 20. 11.)

Le Seigneur, dans sa grâce, avait attiré Richard à Lui « par des cordeaux d’amour » et l’on ne pouvait que se réjouir en constatant son obéissance et l’intérêt qu’il portait aux choses de Dieu. La Bible était son livre préféré, et chaque fois que son père en parlait, Richard l’écoutait avec une attention soutenue.

Richard avait reçu de ses parents un superbe lapin blanc qui ne tarda pas à devenir le favori de tous les enfants. Ils rivalisaient de zèle pour lui chercher de la nourriture et passaient beaucoup de temps à regarder la jolie bête gambader et jouer autour de la grange ; et si parfois « Boule de neige » s’échappait et allait prendre ses ébats dans les allées ou parmi les carreaux du jardin potager, alors quelles courses folles, quels efforts désespérés pour rattraper le fugitif !

Tous ceux d’entre vous qui avez possédé des lapins aurez fait les mêmes expériences.

Or il arriva qu’un jour, Richard s’amusait seul aux alentours de la grange. Le lapin passa devant lui, courant de toute la vitesse de ses quatre petites pattes blanches, et avant que l’enfant pût le rattraper, il avait franchi la haie et se trouvait dans le verger du voisin.

Richard le rappela, lui tendit des feuilles de chou, du trèfle jeune et tendre, mais tout fut en vain. Bientôt « Boule de neige » disparut parmi les arbres, et Richard n’osa le suivre, ses parents lui ayant sévèrement défendu de s’introduire dans la propriété voisine.

L’enfant ne savait que faire ; par les trous de la haie, il cherchait à suivre des yeux les traces de son favori, mais au lieu de Boule de neige, il aperçut bientôt un homme étrange qui, les bras croisés sur sa poitrine, se tenait appuyé contre un arbre.

Richard était si inquiet de la perte de son lapin, qu’il en oublia sa timidité naturelle et résolut de parler à son redoutable voisin. S’approchant de la haie, il l’interrogea poliment :

– Monsieur, auriez-vous peut-être aperçu mon petit lapin blanc ?

Mais il n’avait pas fini sa phrase que déjà il reculait épouvanté. Les yeux de l’homme jetaient des éclairs, il serrait les poings et se mit à rugir presque comme un fauve qui se jetterait sur sa proie.

Le premier mouvement de Richard fut de s’enfuir au plus vite, mais réfléchissant qu’il perdrait ainsi la dernière chance qui lui restait de retrouver la petite bête qu’il aimait, il prit son courage à deux mains et répéta sa question :

– M. Vilers, auriez-vous peut-être vu Boule de neige ?

– Regarde ici, répondit l’homme avec un rire cruel ; et sa main qui tremblait de rage contenue, montrait un arbre voisin. Le pauvre garçon tourna les yeux dans cette direction et que vit-il ? Son petit favori pendu à une branche par une cordelette passée autour de son cou.

– Vois-tu, garçon, poursuivit le vieillard d’une voix sourde ; c’est là mon ouvrage. Et maintenant, file, un peu plus vite que ça, et il se baissa pour ramasser une pierre. Richard terrifié n’en attendit pas davantage. Il s’enfuit en courant et vint se jeter au cou de sa mère en sanglotant :

– Oh ! maman, mon lapin, mon joli Boule de neige !

– Qu’est-il donc arrivé ? interrogea la mère, effrayée à son tour par la pâleur de l’enfant et sa surexcitation évidente. Les sanglots l’étouffaient ; il tremblait de tous ses membres.

Enfin, à force de peine, Richard put faire comprendre à sa mère ce qui s’était passé.

– N’est-ce pas honteux, abominable, maman ?

– Je comprends ton chagrin, mon chéri, et pourtant je t’assure que M. Vilers est plus à plaindre que toi.

– Quoi ? cet homme odieux, cruel, impie ? s’écria Richard.

– Oui, précisément parce qu’il est cruel et impie, répondit la mère. Compare-le pour un instant à ton père.

– Oh ! papa est exactement le contraire de M. Vilers, qui a toujours l’air sombre et effrayé. Je suis sûr que ce vieux n’aime pas le Seigneur Jésus ; il doit être très malheureux.

– C’est vrai, continua la maman ; il n’aime personne et semble être en guerre avec tout le monde. Il a dû avoir quelque grand chagrin qui lui a troublé l’esprit, car il a traité tout le monde qui a habité ici comme il t’a traité, mon pauvre petit.

– Mais alors, pourquoi sommes-nous venus dans cette maison ? interrogea Richard.

– Ton père a eu ses raisons pour cela. Peut-être espère-t-il gagner le cœur de notre pauvre voisin.

– Alors, je te garantis qu’il n’y réussira pas, répliqua vivement l’enfant. Tu aurais dû voir ses yeux pendant qu’il me parlait.

Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu, répondit la mère. Prions souvent pour ce malheureux, car le Seigneur aura pitié de lui. Ou bien, préférerais-tu que Dieu ne lui pardonne pas ses péchés et ne l’amène pas à la conversion ?

– Oh ! maman, s’écria Richard, je donnerais bien dix lapins blancs, si par ce moyen M. Vilers pouvait devenir comme papa !

C’est ainsi que cette mère chrétienne, par ses raisonnements pleins de sagesse, réussit à calmer l’excitation de son enfant et à l’amener à exercer un véritable esprit de pardon.

Le soir, lorsque le père rentra, il fut décidé qu’il irait chercher le corps du pauvre lapin, afin que Richard pût du moins enterrer le cadavre de son favori.

Il semblait tout à fait inutile de demander une autorisation au voisin, aussi M. Mollenberg, très tard dans la soirée, franchit-il simplement la haie et se glissa-t-il jusqu’à l’arbre où la petite bête était pendue. Il coupa la corde et se retirait à pas de loup lorsqu’un cri perçant troubla le silence de la nuit.

Mme Mollenberg qui, du porche de la maison, suivait anxieusement les mouvements de son mari, put voir Vilers se précipiter furieusement sur lui et le saisir par le bras. La pauvre femme, faible de santé et terrifiée par les gestes désordonnés de l’homme, s’évanouit.

Lorsqu’elle reprit ses sens, elle se retrouva couchée sur un canapé dans sa propre chambre ; son mari était penché sur elle et ses traits décomposés montraient assez quelle avait été sa douloureuse émotion.

Voici ce qu’il raconta à sa femme dès qu’elle fut en état de l’écouter :

– Après avoir détaché le cadavre du lapin, je tardai quelques instants à franchir de nouveau la haie ; tout était si calme et si paisible autour de moi. La maison du voisin paraissait complètement fermée ; aucune lumière ne s’y voyait nulle part. La lune éclairait le paysage et projetait sur le gazon l’ombre des vieux arbres ; le murmure de la rivière troublait seul le silence de la nuit et je jouissais de cette tranquillité délicieuse après le tumulte de la ville. J’en jouis même un peu trop, car j’oubliai que je me trouvais sur la propriété d’autrui, et m’absorbai dans ma méditation.

Mais tout à coup, je me retournai et ce que je vis me fit oublier bien vite la paix de cette nuit d’été. Tout près de la haie, au pied du vieux pommier noueux, j’aperçus un homme de haute taille, aux traits d’une pâleur livide, tandis que ses yeux semblaient des charbons ardents. C’était l’Ours de l’Amstel ! Il paraissait absolument inconscient de ma présence, mais semblait être dévoré par une angoisse inexprimable. Son visage hagard dénotait le plus profond désespoir.

Je restais comme cloué sur place par l’étonnement ; tout à coup, le vieillard leva son long bras maigre et, montrant le pommier qu’il avait regardé si fixement, il s’écria d’une voix sourde : « Là, là… c’est là qu’il se tenait !… c’est là qu’il est mort… oh ! mon fils, mon fils ! »

Il y avait une telle expression de désespoir dans le son de cette voix que ma première pensée fut de courir auprès du pauvre homme et de chercher à le consoler. Mais je me souvins à temps que je n’avais pas le droit d’être dans le verger, et que du reste mon apparition subite, à une heure aussi indue, ne pourrait qu’effrayer ou exaspérer notre étrange voisin ; je me mis donc en devoir de battre en retraite aussi doucement que possible.

Mais malgré toutes mes précautions, le craquement d’une branche sèche trahit ma présence, et le malheureux, comme tu le sais, bondit sur moi avec un cri sauvage. Il saisit mes deux bras et fixa sur moi des yeux où la folie ne se lisait que trop clairement.

Après un instant, son étreinte se relâcha. Il se mit à trembler, puis de nouveau il prononça ces paroles étranges : « Ne le voyez-vous pas ? là-bas, près du pommier ? son petit ami est avec lui ! » Alors couvrant son visage de ses deux mains, le pauvre homme se mit à gémir désespérément. Je cherchai à le consoler, à le ramener au sentiment de la réalité.

Il me laissa parler pendant quelques minutes, puis tout à coup, il parut reprendre conscience de lui-même. Il se tourna vers moi avec furie, me demanda ce que je faisais dans son domaine et menaça de mettre la police à mes trousses. Puis, sa colère grandissant toujours, il perdit tout empire sur lui-même et levant le poing contre moi, il rugit : « Allez-vous-en, espion que vous êtes ! »

« M. Vilers », répondis-je tranquillement, « je n’ai pas les mauvaises intentions dont vous m’accusez, mais je désirerais de tout mon cœur vous aider et vous consoler, si la chose était en mon pouvoir.

Le Seigneur Jésus Christ offre le pardon au plus grand des pécheurs et, quel que soit le crime qui oppresse votre conscience, Il ne vous repoussera pas. D’après ce que vous venez de dire, il me semble comprendre que vous avez perdu votre fils ? »

A peine eus-je prononcé ce dernier mot que la furie du pauvre insensé tomba comme par enchantement. Il tendit une fois de plus ses deux bras dans la direction du vieux pommier en criant encore : « Mon fils ! mon fils ! », puis ses forces l’abandonnèrent et il s’affaissa sur le sol dans un état d’épuisement complet.

M. Mollenberg était trop épuisé lui-même par la lutte qu’il venait de soutenir contre le pauvre fou pour pouvoir lui porter secours. Il courut donc à la ferme et réveilla la vieille domestique. Lorsque, à grand peine, il eut réussi à lui faire comprendre ce qui s’était passé, elle s’habilla à la hâte et le suivit dans le verger, en donnant libre cours à de violentes expressions de douleur.

À eux deux, ils réussirent, non sans peine, à transporter le vieillard jusque dans son lit, où il finit par reprendre connaissance. Mais lorsqu’il aperçut un étranger à ses côtés, sa fureur sembla se ranimer et M. Mollenberg jugea plus prudent de se retirer.

– Je crains beaucoup, dit-il à sa femme, que nous ne puissions rien faire pour aider ce malheureux. Son esprit semble avoir été obscurci par quelque événement terrible et c’est là que nous devons chercher la cause de ses accès de fureur.

– Pour Dieu, rien n’est impossible, répondit-elle doucement ; dans sa bonté infinie, Il nous montrera sans doute comment nous devons agir pour accomplir ce qu’Il veut que nous fassions pour Lui ici.

– J’ai découvert, continua M. Mollenberg, en parlant à la domestique, qu’ils n’ont pas même une Bible dans la maison. Ne pourrions-nous pas lui en envoyer une ?

Aussitôt dit, aussitôt fait, et le lendemain matin le petit Richard fut l’heureux messager tout désigné pour porter le précieux volume. En frappant à la porte, il apprit que M. Vilers était sérieusement malade et en proie à une fièvre ardente, conséquence toute naturelle de son accès de furie de la nuit.

La pauvre vieille domestique était si désolée que la sympathie de l’enfant lui fut douce ; elle l’accueillit avec bienveillance et reçut la Bible avec plaisir. Richard avait complètement pardonné au vieillard son acte de cruauté et son seul désir était maintenant de lui rendre le bien pour le mal.

Cet après-midi-là, le père revint d’Amsterdam plus tôt que d’habitude ; il proposa à sa famille d’aller rendre visite à des amis qui demeuraient à quelque distance. Richard demanda et obtint la permission de rester à la maison. Son école recommençait le lendemain et il désirait revoir ses leçons avant de rentrer en classe.

Dans sa solitude, et tout en travaillant, la pensée de M. Vilers le poursuivait. Son bon père lui avait rapporté de la ville quelques belles oranges et Richard comptait s’en régaler dès qu’il aurait terminé sa besogne. Mais tout à coup il se dit que les fruits savoureux seraient précisément ce qu’il faudrait pour le pauvre malade enfiévré et altéré.

« Si j’allais les lui porter, se dit-il ; je me demande s’il les accepterait ? En tout cas, je puis essayer ! »

Aussitôt, plantant là livres et cahiers, Richard plaça ses oranges dans un petit panier et se mit en devoir de traverser le verger. Par hasard, la vieille domestique se trouva sur son chemin ; l’enfant lui communiqua son projet et elle consentit à aller demander à son maître s’il voudrait recevoir le jeune garçon.

En pénétrant dans la chambre du vieillard, la vieille femme fut très surprise de le trouver occupé à lire la Bible qu’elle avait laissée à sa portée. Il était si absorbé par cette occupation qu’il ne s’aperçut pas de sa présence. Enfin il leva les yeux et voyant la domestique, il dit :

– Écoute, Marguerite, la lecture de ce livre me bouleverse. Il me semble me retrouver tout petit enfant sur les genoux de ma mère qui, bien souvent, me lisait la Bible. Je rencontre des passages qui autrefois m’étaient familiers. Que c’est donc étrange !

Je voudrais pleurer, et pourtant il me semble qu’un poids bien lourd a été enlevé de dessus mon cœur. Notre voisin m’a dit hier au soir des paroles que je ne puis oublier. Ce sont là des gens extraordinaires !

– En cela vous avez raison, répliqua la vieille femme, ces gens sont excellents, les meilleures gens du monde, à ce qu’il me semble. Là-dessus elle raconta à son maître que les Mollenberg avaient envoyé ce matin même un messager pour s’enquérir de sa santé et que dans ce moment leur petit garçon se trouvait dans le vestibule, apportant des oranges et craignant seulement de se voir repousser.

– Le repousser ! s’écria le vieillard d’une voix tremblante d’émotion, comment le pourrais-je ? Fais-le entrer !

La servante, toute joyeuse, ouvrit la porte au petit Richard qui, s’approchant timidement, demanda au malade de bien vouloir accepter les fruits qui lui feraient peut-être du bien.

– Penses-tu donc quelquefois à moi, petit garçon ? demanda le vieux.

– J’ai pensé deux fois à vous aujourd’hui, répondit Richard.

– Mais pourquoi précisément deux fois ?

L’enfant hésita un instant, puis dit tout bas en rougissant beaucoup :

– J’ai prié pour vous ce matin et cet après-midi. Oui, Monsieur, continua-t-il plus distinctement, j’ai demandé au Seigneur de vous guérir et de vous donner la paix du cœur.

– Mais pourquoi ? insista le vieillard. Pourquoi pries-tu pour moi qui ai tué ton lapin ?

Le Seigneur Jésus priait pour ses ennemis, expliqua Richard ; et Il a dit à ses disciples : Aimez vos ennemis. J’ai essayé de le faire et Il m’a appris à vous pardonner et à prier pour vous comme le font aussi papa et maman.

Le vieillard écoutait, stupéfait. Peu à peu l’enfant, oubliant sa timidité, se mit à parler avec animation de l’amour de Jésus Christ pour de pauvres pécheurs perdus. Alors, cachant son visage dans ses mains, le malade se prit à pleurer silencieusement ; les larmes inondaient ses joues ridées, puis, ne parvenant plus à maîtriser son émotion, il éclata en sanglots convulsifs qui le secouaient tout entier.

Son cœur de pierre était brisé ; le démon de la haine en avait été chassé ; le seul remède qui pouvait guérir le malheureux avait été trouvé, car le Seigneur avait entendu les prières de ses enfants.

Une heure plus tard, Richard rentrait à la maison. Il y trouva ses sœurs, toutes à la joie de leur visite à Ondekirk, mais le cœur du petit garçon était plein d’une autre joie, plus profonde et plus vraie, et lorsque ses parents surent ce qui s’était passé, ils rendirent grâces au Seigneur pour sa merveilleuse bonté.

Depuis ce moment-là, Richard se rendit fréquemment chez son vieux voisin. Bien que celui-ci ait encore de temps en temps des accès de tristesse, il paraissait beaucoup plus paisible que par le passé. Son antipathie pour l’enfant s’était changée en une chaude affection et, lorsque le découragement le gagnait de nouveau, la vue seule de son petit ami suffisait pour chasser les nuages.

Mais un jour, vers midi, la vieille gouvernante s’approcha de la haie et appela Richard.

– Venez vite, mon petit, criait-elle d’une voix angoissée. Mon maître veut à toutes forces retourner près du pommier ; il parle de nouveau d’une façon si étrange. Peut-être que cela le calmerait de vous voir.

D’un bond Richard franchit la haie et courut vers la maison. Il entra dans la chambre où il trouva le vieillard marchant de long en large d’un pas agité. Des gémissements et des paroles entrecoupées s’échappaient de ses lèvres ; il croyait évidemment se trouver en face du fatal pommier et y voir quelque chose d’extraordinaire. Son visage exprimait la terreur, et bien qu’il ait prêté l’oreille, par instants, aux paroles consolantes de Richard, l’effet n’en était que momentané.

Enfin le petit garçon ouvrit la Bible qui se trouvait à sa portée et ses yeux tombèrent sur les paroles suivantes qu’il lut à haute voix : « Venez à moi, vous tous qui vous fatiguez et qui êtes chargés, et moi je vous donnerai du repos. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi, car je suis débonnaire et humble de cœur ; et vous trouverez le repos de vos âmes. Car mon joug est aisé et mon fardeau est léger » (Mat. 11. 28 à 30).

Le vieillard s’arrêta dans sa course enfiévrée. Les paroles divines avaient pénétré dans son âme comme un trait de lumière ; il fixa les yeux sur son petit ami, puis s’écria :

– Garçon, dis-le-moi, comment pourrais-je trouver le repos de mon âme ? Une telle chose serait-elle possible ? Où se trouvent ces paroles ?

Richard lui montra le passage, tout en répétant lentement et distinctement : « Et vous trouverez le repos de vos âmes ».

– Hélas ! gémit le pauvre homme, que dois-je faire pour trouver ce repos ?

Vous devez aller à Jésus, répondit M. Mollenberg qui était entré dans la chambre et avait assisté, inaperçu, à tout ce qui venait de se passer. Jésus seul peut vous donner ce repos. C’est Lui qui vous appelle, qui vous dit : viens à Moi. Il peut et veut donner le repos à ceux qui sont travaillés et chargés.

– Mais cet appel s’adresse-t-il vraiment à moi ? demanda anxieusement le vieillard.

– N’êtes-vous pas chargé ? répliqua M. Mollenberg. Tous ceux qui le sont, Il les invite sans exception. Si vous êtes perdu, si vous succombez sous le poids du péché, alors c’est vous qu’Il appelle. Allez à Lui, et par sa grâce vous recevrez le pardon, la paix, la justification et la vie éternelle.

– Mais si j’étais… si j’étais… même… un meurtrier ? interrogea-t-il d’une voix étranglée par l’émotion.

– Même si tel était le cas, vous n’avez pas le droit de douter de la grâce de Dieu, ni de son amour. Plus le fardeau du péché est lourd et plus aussi l’appel est pressant.

Ne savez-vous pas l’histoire du brigand sur la croix ? Cet homme dut subir sur la terre le juste châtiment des fautes qu’il avait commises, et cependant il hérita d’un salut éternel. Pourquoi cela ? Parce qu’il se reconnut comme pécheur perdu et chercha un refuge auprès de Jésus.

Vous aussi, vous êtes un grand pécheur et, comme tel, vous ne méritez que la mort et la condamnation ; mais le Seigneur Jésus s’est offert Lui-même à Dieu pour vous. Le sang de Jésus Christ, son Fils, nous purifie de tout péché.

M. Mollenberg s’arrêta et fit signe à Richard de quitter la chambre. Les deux hommes se trouvèrent alors en tête à tête. Le moment était venu pour le malheureux vieillard où il ne pourrait plus cacher le secret qui l’accablait. Il en fit une confession entière. La conversation dura plus de deux heures et, lorsque M. Mollenberg regagna sa demeure, il y arriva tout joyeux… Il dit à sa femme :

Notre voisin a enfin trouvé la paix, que le Seigneur en soit béni. Pour la première fois de sa vie, m’a-t-il dit, il a pu raconter à un être humain le drame qui assombrissait son existence. Comme il m’a autorisé à t’en parler, ma chère femme, je te dirai ce qui est arrivé.

Il y a bien des années, la petite maison que nous habitons était occupée par une famille qui voulait y passer les mois d’été. Cette famille se composait de plusieurs enfants, entre autres d’un garçon de l’âge de notre Richard.

M. Vilers, qui avait déjà perdu sa femme à ce moment-là, avait un fils qu’il chérissait comme la prunelle de ses yeux ; il ne pouvait se séparer de lui pour une heure, aussi avait-il renoncé à envoyer le petit garçon à l’école et le faisait instruire à la maison par un maître qui venait de la ville.

Or l’enfant avait une vive affection pour le fils du voisin et recherchait constamment sa compagnie, bien que M. Vilers eût absolument défendu tous rapports entre eux. Les caresses et les punitions étaient également impuissantes à séparer les deux petits garçons. Plus M. Vilers cherchait à empêcher leur amitié, et plus leur attachement mutuel semblait augmenter.

Revenant un jour d’une promenade, M. Vilers aperçut les deux enfants qui jouaient sous le pommier dans notre jardin. Dominé par la colère, il franchit la haie d’un bond avec l’intention d’administrer une sévère correction à son fils. L’enfant du voisin, épouvanté par ses yeux flamboyants et ses gestes menaçants, voulut prendre la fuite mais, aveuglé par la terreur, il alla heurter son front contre le tronc du pommier avec une violence telle qu’il tomba à terre privé de connaissance. Sans prêter la moindre attention à cet accident, l’homme furieux et ne se dominant plus, saisit son propre enfant, le frappa violemment et s’en alla l’enfermer dans la cave pour le reste de la journée.

Une demi-heure après on pouvait entendre des cris et des pleurs dans le jardin du voisin et bientôt M. Vilers apprit que le petit garçon avait été trouvé mort au pied du pommier sans que personne comprît la cause du terrible événement.

Les pauvres parents furent inconsolables, mais personne n’ayant été témoin de la scène affreuse que nous avons décrite, le vrai coupable ne fut pas découvert. Depuis ce moment-là il y eut ici deux êtres excessivement malheureux. M. Vilers ne pouvait faire taire la voix accusatrice de sa conscience et était tenaillé par des remords cuisants, et son fils ne pouvait ni oublier le drame auquel il avait assisté, ni pardonner à son père la mort de son petit ami.

Lorsque, quelques jours plus tard, le corps du pauvre petit voisin fut porté au cimetière, il semblait qu’on ensevelissait avec lui tout le bonheur de l’autre enfant. Il soupirait constamment après son camarade ; il dépérissait à vue d’œil ; on le voyait constamment appuyé contre la haie et regardant fixement le fatal pommier. Tous les efforts tentés par son père pour le distraire demeurèrent infructueux. Sa détresse grandissait constamment et enfin le docteur déclara qu’il était impuissant à combattre cette faiblesse.

Qui décrira l’amère douleur du père ? Chaque jour il avait devant les yeux le résultat de sa violence. Ainsi s’écoulèrent plusieurs mois.

L’hiver avait passé ; le printemps renaissait. Un beau matin de mai, le petit garçon supplia son père de le porter au jardin et de le placer sur un fauteuil tout près de la haie. Alors ses yeux se portèrent une fois de plus sur l’arbre sous lequel il avait joué avec son petit ami, et un pâle sourire illumina ses traits amaigris.

Mais ce fut là son dernier signe de vie. Quelques instants plus tard la tête lassée de l’enfant tombait sur sa poitrine et il expirait, laissant son père dans le désespoir le plus affreux.

Et maintenant, ma chère femme, conclut M. Mollenberg, tu comprendras l’état d’esprit dans lequel se trouvait notre voisin. Sa conscience bourrelée de remords le tenaillait à tel point qu’il en perdait parfois la raison.

Ah ! que le Seigneur est bon d’avoir eu pitié de ce malheureux et de lui avoir donné maintenant cette paix précieuse qui surpasse toute connaissance. L’Évangile était le seul remède qui puisse répondre à son état, et maintenant il place toute sa confiance en Celui par le sang duquel nous avons la rédemption, le pardon de nos fautes, selon les richesses de sa grâce (Éph. 1. 7).

M. Mollenberg termina son récit par une prière et de ferventes actions de grâces adressées au Seigneur pour les grandes choses qu’Il avait accomplies.

L’affection de M. Vilers pour Richard ne fit que croître. L’été se passa ainsi dans la paix et la joie, et lorsque la famille retourna en ville pour l’hiver, l’un ou l’autre de ses membres revenait presque chaque semaine à la ferme où ils étaient reçus à bras ouverts par le vieillard heureux et reconnaissant.