
Avant le départ
À Bâle, non loin de la terrasse qui longe le Rhin, s’élève une grande maison en pierre. Là, par une belle matinée de juillet, M. Féland, bien installé dans son fauteuil, tenait, déployé devant lui, un immense journal derrière lequel son visage disparaissait. En face de lui était assise Mme Féland.
De temps en temps elle versait de l’eau qui chantait dans la bouilloire sur le café parfumé. Le déjeuner allait commencer. Bientôt la porte s’ouvrit et deux petites filles entrèrent. Elles étaient suivies par une grande jeune fille qui manifesta une certaine inquiétude en voyant la petite Rita traverser la chambre en trois sauts, prendre son élan, et d’un bond, venir se percher sur le genou de son papa. Puis, fourrant sous le grand journal sa petite tête bouclée, elle dit d’un ton espiègle :
– Oh ! papa, je te trouverai bien ! Quand partirons-nous pour la Gemmi ?
Le papa mit de côté son journal et embrassa la fillette.
– Commence par dire bonjour, petite sauterelle, et après nous verrons les projets de voyage.
À présent que le grand journal ne lui cachait plus son papa, Rita lui passa ses deux bras autour du cou et lui dit tendrement bonjour. Pendant ce temps, sa sœur Hélène se tenait tranquillement debout à côté du fauteuil de son père. Il se tourna pour donner à sa fille aînée le baiser qu’elle attendait, après quoi elle s’assit sagement à table.
– Si tu allais aussi à ta place ? dit le papa à Rita qui ne faisait pas encore mine d’abandonner son perchoir.
– J’y vais tout de suite, papa, déclara Rita en s’affermissant sur son genou. Je voulais seulement attendre que tu aies dit quand nous irons à la Gemmi.
– Dès que maman aura fait les malles.
Rita se laissa glisser à terre et se précipita vers sa maman.
– Oh ! alors maman, nous ferons les malles aujourd’hui ! S’il te plaît, maman, fais-les tout de suite, dit Rita en cajolant sa mère. Je t’aiderai, et Hélène t’aidera aussi, et Mademoiselle Hohlweg aussi, et nous pourrons partir demain.
L’été précédent, M. et Mme Féland, au cours d’un voyage, avaient passé par le chemin de la Gemmi, qui les avait conduits du Valais dans le canton de Berne. Cette course leur ayant plu d’une façon toute particulière, ils avaient résolu d’y revenir l’année suivante avec les enfants et Mlle Hohlweg.
Ils avaient fait la connaissance du guide Gaspard à qui ils communiquèrent leur projet, ainsi que leur désir de louer un logement de vacances plutôt que d’aller à l’hôtel. Gaspard leur avait alors offert son chalet, situé à une petite distance de la route de la Gemmi, sur une pente verdoyante où passait le sentier. Il lui était facile de louer son chalet pour quelques mois, car il passait presque tout l’été en courses avec les étrangers, tandis que ses deux fils gardaient les troupeaux sur l’alpe ; quant à sa femme, elle pouvait occuper la petite chambre sous le toit et rendre des services à la famille Féland.
On arrangerait pour les hôtes la grande salle et les deux chambres à coucher. Cette proposition venait à point pour M. et Mme Féland. Après avoir donné un coup d’œil au chalet, ils décidèrent de le retenir pour l’été de l’année suivante. Cette nouvelle, ainsi que les descriptions des belles prairies, des hautes montagnes couvertes de neige, des verts alpages et des troupeaux de vaches bien haut dans les pâturages, avaient fait sur les enfants une très grande impression.
Depuis longtemps Rita ne pouvait plus attendre le jour du départ. Déjà pendant l’hiver, elle avait répété tous les jours la même question : « Maman, est-ce que l’été va bientôt venir ? » L’été était venu, et il ne se passait pas de jour sans que Rita ne fît entendre ses paroles impatientes : « Quand partirons-nous pour la Gemmi ? »
Le jour vint enfin où la maison Féland prit l’air d’un champ de foire. Des vêtements de tous genres étaient étalés dans les chambres, en si grande quantité qu’on ne pouvait plus s’asseoir nulle part. Petit à petit, tout cela alla s’engouffrer dans trois grandes malles, et deux jours après la famille Féland prit place dans la voiture. Hélène, rayonnante d’une joie silencieuse, s’assit entre sa maman et Mlle Hohlweg, Rita à côté de son papa. On partait pour le grand voyage, on allait à la Gemmi !
- Sur la route de la Gemmi
Non loin de la route qui mène au col de la Gemmi, un chemin plus étroit s’engage dans la forêt et aboutit bientôt à un endroit d’où le regard plonge, en frissonnant, vers le fond d’un précipice que forment d’abruptes parois de rochers. Par une belle soirée d’été, un petit garçon s’en venait le long de ce chemin. Il tenait à la main une grosse fleur rouge qu’il avait sans doute cueillie dans la forêt et la contemplait de temps à autre avec admiration.
Parvenu à la lisière du bois, il s’engagea dans le petit sentier qui monte à gauche par les prairies au flanc verdoyant de la montagne. Sur cette pente s’élevaient deux chalets peu éloignés l’un de l’autre et ayant chacun, par derrière, une petite dépendance, évidemment destinée à abriter le bétail. L’une de ces étables était plus grande que l’autre ; le chalet lui-même, muni d’une porte battante neuve, avait l’air plus vaste et mieux construit.
C’était celui du guide Gaspard qui l’habitait avec sa femme et ses deux garçons. Le plus petit des deux chalets, avec sa vieille porte vermoulue et son toit en bardeaux, appartenait au porteur Martin, un homme de haute taille qu’on appelait partout, à cause de sa carrure, « le solide Martin ». Il avait une femme et quatre petits enfants, et dans l’étable, deux chèvres, dont le lait servait à nourrir toute la famille.
Durant l’été, surtout quand le temps était beau, le solide Martin faisait une recette raisonnable. Il servait de porteur aux voyageurs qui passaient la Gemmi.
Ce soir-là, les deux fils de Gaspard se tenaient devant leur porte, visiblement occupés par une affaire importante. Ils examinaient, palpaient, comparaient avec le plus grand sérieux deux objets qu’ils tenaient à la main. Le petit garçon qui s’approchait s’arrêta court et se mit à considérer ce qui se passait devant chez Gaspard.
– Studli ! viens voir ! lui cria l’un des deux frères.
Studli s’approcha et demeura frappé de stupeur à la vue de l’objet qu’on lui présentait.
– Regarde ce que le père nous a rapporté de la foire de Berne ! continua l’aîné des garçons. Et tous deux élevèrent bien haut leur cadeau pour mieux le faire voir. Quelle merveille s’offrit aux regards de Studli !
Chœppi et Joerg brandissaient chacun un grand fouet dont le manche, à la fois solide et flexible, était orné de bandelettes de peau rouge enroulées ; le fouet lui-même était fait de longues lanières de cuir tressées ; il se terminait par un cordon rond et serré, en soie jaune, avec un mouchet au bout. Cette mèche était destinée à produire des claquements merveilleux. Studli regardait les fouets sans mot dire ; il n’avait jamais rien vu de si magnifique.
– À présent, écoute ça ! dit Chœppi en cinglant l’air de son fouet.
Joerg l’imita aussitôt et des claquements formidables résonnèrent dans toute la vallée, répercutés par les échos de la montagne. Il semblait à Studli qu’on ne pouvait rien imaginer de plus grand et de plus beau au monde.
– Oh ! si j’avais aussi un fouet avec une mèche jaune, fit-il en poussant un profond soupir lorsque les claquements cessèrent enfin.
– Oui, tu pourras attendre longtemps ! lui répondit fièrement Chœppi.
Puis il s’en alla avec un dernier et formidable claquement pour faire admirer son fouet à d’autres gens. Joerg lui courut après. Mais Studli demeura immobile en les regardant s’éloigner. Un poids bien lourd pesait maintenant sur son cœur insouciant.
Rien au monde ne lui faisait envie comme un fouet. Qui sait combien de temps il serait resté à la même place, si la porte de la maison ne s’était ouverte derrière lui pour livrer passage à une femme tenant un gros balai à la main.
– Où sont les garçons, Studli ? demanda-t-elle aussitôt.
– Ils sont partis avec les fouets, répondit Studli qui pensait encore à la même chose.
– Cours leur dire de rentrer, mais vite ! lui ordonna la femme. Il faut qu’ils partent de grand matin pour l’alpe. C’est demain soir que les étrangers doivent arriver et il y a encore beaucoup à faire. Dépêche-toi d’aller le leur dire, Studli.
Le petit garçon obéit et courut de toutes ses forces dans la direction où il avait vu partir les deux autres. La femme se mit à nettoyer et à frotter dans tous les coins avec son balai. C’était la femme de Gaspard, la mère de Chœppi et de Joerg.
Le matin même était arrivée une lettre de M. Féland annonçant son arrivée avec sa famille pour le lendemain soir.
Devant la vieille porte de l’autre chalet, à l’endroit où le sol avait été foulé et durci comme une aire, le père Martin s’efforçait, à l’aide d’une lourde hache, de fendre en petits morceaux une grosse souche noueuse pour que la mère eût de quoi faire une flambée.
En face de lui se tenaient en rang d’oignons Martheli, Friedli et Betheli qui le regardaient travailler en ouvrant tout grands leurs yeux graves. Studli, l’aîné, arriva à son tour, prit place à côté des autres et écarquilla aussi les yeux, car il ne manquait pas une occasion de regarder là où il y avait quelque chose à voir. Cependant le père, désignant du doigt des bûchettes entassées à terre, dit d’une voix remarquablement douce et affectueuse pour un homme de cette stature :
– Tiens, Studli, prends-les deux par deux sur ton bras et porte-les à la cuisine pour que ta mère puisse cuire les pommes de terre.
Studli fit tout de suite ce qui lui était commandé, et grâce à ce travail il put oublier un peu sa déception. Mais plus tard, lorsqu’il fut étendu dans le lit étroit où il couchait côte à côte avec son petit frère Friedli, il ne s’endormit pas tout de suite comme d’habitude. Son grand chagrin lui revenait toujours à l’esprit, et avec de grands soupirs il se disait encore :
– Oh ! si seulement j’avais un fouet avec une mèche jaune !
- On fait connaissance
Dès l’aube, le jour suivant, de furieux claquements de fouet se firent entendre. Depuis quatre heures, Chœppi et Joerg étaient debout devant leur porte, attendant les vaches que l’on devait amener de plusieurs côtés pour les conduire à l’alpe où se rassemblait le grand troupeau. Tous deux devaient y passer l’été en qualité de bovairons et ils s’en réjouissaient si fort, qu’ils ne pouvaient faire assez de bruit pour témoigner leur satisfaction.
La mère leur boucla à chacun un havresac sur le dos en leur recommandant de se bien conduire, puis ils se mirent en route avec les vaches, tandis qu’elle rentrait dans le chalet. Alors recommença le grand balayage de la veille, suivi d’un époussetage minutieux dans tous les coins et recoins de la maison. La journée entière y passa. Elle s’arrêta enfin pour faire du regard une dernière inspection générale.
Cette fois tout reluisait : les fenêtres, du haut en bas ; la table, dont le dessus était une large plaque d’ardoise ; les bancs placés le long des murs ; enfin tout, jusqu’au plancher.
À ce moment-là,, la femme aperçut un groupe de gens qui montaient le chemin de la vallée. Elle grimpa en toute hâte le petit escalier conduisant à la mansarde, attacha sur sa robe un tablier propre et redescendit se placer sur le seuil de la porte pour recevoir ses hôtes. En tête venait un mulet chargé de trois malles. Gaspard aida le muletier à les décharger et à les porter à la maison.
Puis ce fut le tour de M. et Mme Féland d’entrer dans le chalet, suivis des deux enfants qu’accompagnait leur institutrice. À peine entrée, Rita courut de côté et d’autre, absolument ravie de tout ce qu’elle voyait : la maisonnette en bois avec le petit banc à côté de la porte, les prairies pleines de fleurs, les ruisseaux dans l’herbe, et surtout le reflet d’or du couchant sur les hauts rochers et les sapins. Tout était si nouveau et lui paraissait si beau I Hélène aussi, plongée dans l’admiration, regardait autour d’elle dans une muette extase.
– Oh ! regarde, regarde ! On peut s’asseoir contre le mur tout le tour de la chambre. Oh ! viens voir où l’on monte par ici !
Et Rita grimpa d’un pied agile les marches qui montaient derrière le poêle et aboutissaient à une ouverture au plafond par où l’on pénétrait dans la chambre à coucher. Quelle charmante découverte ! De cette chambre on passait dans la suivante, où il y avait aussi deux lits.
Cette deuxième pièce ouvrait sur un petit palier d’où un escalier de bois ramenait du côté opposé à la salle d’en bas. On pouvait ainsi faire le tour de la maison aussi souvent qu’on voulait. Rita n’aurait pu dire ce qui l’enchantait le plus. Plus tard, lorsqu’elle fut dans son grand lit, Hélène près d’elle dans l’autre, et que maman eut prié avec ses fillettes et leur eut dit bonsoir, Rita dit avec un soupir de contentement intime :
– Cette fois nous sommes à la Gemmi !
De belles journées d’été se succédèrent. Au bout de très peu de jours, Hélène et Rita avaient déjà découvert dans les environs toutes les jolis endroits où l’on pouvait s’établir pour passer agréablement les heures de l’après-midi ; vers le soir seulement on faisait une promenade avec papa et maman.
Rita, il est vrai, tenait beaucoup plus à aller à la découverte de nouveaux endroits qu’à s’installer quelque part. Généralement Hélène s’asseyait sur la mousse tendre au pied des sapins ou sur le vert tapis du pâturage en pente, en se réjouissant de voir venir Mlle Hohlweg pour leur lire ou leur raconter une belle histoire ; tandis que Rita, prise subitement de quelque nouvelle idée, éprouvait tout de suite le besoin de s’en aller.
Maman, pendant ce temps, restait au chalet avec M. Féland, car le mauvais état de sa santé l’obligeait à se reposer souvent. Dès que Rita voyait Mlle Hohlweg sortir de la maison avec la corbeille de tricotages, il lui venait à l’esprit toutes sortes de jolis endroits où il ferait si beau se rendre, et avant même que Mlle Hohlweg ait eu le temps de s’asseoir, la petite déclarait qu’elle avait beaucoup de choses pressantes à dire à son papa. En un clin d’œil elle rentrait à la maison, prenait place sur les genoux de son père et lui faisait part de ses projets.
– Oh ! papa, s’il te plaît, pose ton livre un tout petit moment ! Je veux seulement te dire quelque chose.
Le papa acquiesça à sa demande et se disposa à écouter attentivement.
– Vois-tu, papa, continua Rita, déjà hier et aujourd’hui encore, j’ai vu un petit garçon qui se tient devant le chalet là-bas, et il ouvre de grands yeux en regardant toujours de notre côté. Il faut absolument que j’aille une fois lui demander pourquoi il fait comme ça et comment il s’appelle.
Le papa convint que cette course était obligatoire et sur le champ Rita la mit à exécution.
Devant la porte d’en face, Studli, debout à la même place qu’une heure auparavant, regardait toujours vers la maison du voisin Gaspard ; car depuis l’arrivée des étrangers il y avait sans cesse quelque chose de nouveau et d’intéressant à voir. Lorsque Rita arriva, elle se planta droit devant lui, les mains derrière le dos.
– Qu’est-ce que tu veux voir, depuis le temps que tu regardes de l’autre côté ? demanda-t-elle.
– Rien, répliqua Studli.
– Comment t’appelles-tu ?
– Studli.
– Quel âge as-tu ?
– Sais pas.
– On doit savoir son âge. Viens te mettre à côté de moi, comme ça.
Rita s’approcha de Studli et regarda par-dessus son épaule. Il était un peu moins grand qu’elle, mais bien plus solidement campé.
– Tu n’es pas aussi grand que moi, dit Rita ; tu es encore assez petit. Moi, je vais avoir sept ans. Toi, tu as peut-être six ans, puisque tu es encore si petit.
Studli accepta de bonne foi cette démonstration ; il ne savait pas qu’il avait sept ans passés et qu’il s’était développé en large plus qu’en long.
Rita reprit son interrogatoire :
– Que fais-tu toute la journée, Studli ?
Studli réfléchit très longuement. Il dit enfin :
– Je sais où il y a des fleurs rouges !
Cette parole tomba comme une étincelle sur le cœur de Rita. Instantanément elle se représenta un buisson de fleurs flamboyantes quelque part dans la forêt, et de toute son âme elle convoita ces fleurs miraculeuses.
– Où, Studli, dis ? Où sont-elles, ces fleurs ? Viens, nous irons vite les chercher.
Rita avait déjà saisi Studli par la main et l’entraînait avec elle. Studli la suivit, mais avec lenteur.
– Là-bas, dit-il enfin en désignant du doigt la forêt qui tapissait l’autre versant.
– Oh ! il faut aller dans la grande forêt ? s’écria Rita, impatiente de s’y rendre et tirant Studli de toutes ses forces.
– Oui, et ensuite toujours plus loin, ajouta Studli d’un ton réfléchi et sans presser le pas.
Mais Rita le tirait de plus en plus fort. Dans son imagination elle voyait déjà un chemin à travers le bois sombre, et derrière les arbres de grosses fleurs rouges brillant d’un éclat extraordinaire.
– Allons, Studli, viens donc, criait-elle en le pressant toujours plus vivement.
Il fallait passer devant la maison de Gaspard. Le papa de Rita était sur le pas de la porte ; il venait voir où sa petite fille restait si longtemps, Rita faisant tous ses efforts pour tirer Studli.
– Hé ! Hé ! n’allons pas si vite, petite sauterelle ! s’écria le papa. Viens ici. Où voulais-tu entraîner ton nouvel ami ?
– Oh ! papa, lui expliqua Rita avec volubilité, il sait où il y a de si belles fleurs rouges dans la forêt, et nous allons en chercher !
– Non, non, pas de ça, dit le papa en prenant Rita par la main. Nous allons maintenant promener avec maman. Pour cette fois ton petit ami ira tout seul chercher les fleurs ; il te les apportera et il aura une grosse beurrée.
En disant ces mots, M. Féland rentra dans le chalet avec sa fillette ; puis quelques instants après toute la famille ressortit, le père, la mère, Mlle Hohlweg, Hélène et Rita, et l’on se mit en route pour une promenade le long du chemin ensoleillé de la vallée. Quant à Studli, il resta planté à la même place jusqu’à ce qu’on ne distingue plus rien de la société ; alors seulement il fit volte-face et s’en retourna du côté de sa maison.
- Une nuit terrible
Le lendemain, à l’heure où Mme Féland avait coutume de se reposer, Mlle Hohlweg s’achemina vers une place ombragée près du chalet pour y passer une bonne heure à lire et à tricoter avec les enfants. Hélène était déjà tranquillement installée sur son siège de mousse. Rita, debout devant elle, lui décrivait avec feu un buisson couvert de fleurs rouges comme des flammes qui étincelaient au milieu des arbres de la forêt.
– Assieds-toi maintenant, Rita, et tiens-toi tranquille. J’ai une belle histoire à vous lire, dit Mlle Hohlweg.
Mais Rita était trop remplie de ses fleurs, de la forêt, et de toutes les choses qu’elle voyait en imagination. L’exhortation de Mlle Hohlweg resta sans effet.
– Il faut que j’aille vite vers papa, j’ai une quantité de choses à lui dire, déclara Rita en prenant sa course du côté du chalet.
Lorsqu’un temps assez long se fut écoulé, comme l’enfant ne reparaissait pas, Mlle Hohlweg dit, un peu inquiète :
– Va vite à la maison, Hélène, et appelle Rita, afin qu’elle ne réveille pas maman. Votre père doit être déjà parti ; il a dit à dîner qu’il avait une longue course en vue.
Hélène courut au chalet ; mais elle aussi demeura si longtemps sans revenir, que Mlle Hohlweg prit le parti d’entrer elle-même voir ce qui se passait. Le silence régnait partout. Personne dans la grande salle, personne à la cuisine. Mlle Hohlweg monta le petit escalier et entra doucement dans la chambre des enfants ; elle était vide.
Par la porte entrouverte on pouvait regarder dans la chambre à coucher des parents. Mme Féland était seule, étendue sur son lit, les yeux fermés, Mlle Hohlweg ressortit. Elle rencontra Hélène qui descendait du grenier. Elle avait cherché sa sœur dans tous les coins de la maison, derrière le tas de bois et dans la mansarde de la femme de Gaspard ; Rita n’était nulle part.
Mlle Hohlweg descendit en courant jusqu’à l’étable où l’on entendait quelque bruit. La femme de Gaspard y était occupée à faire la litière des chèvres. Quand on s’informa auprès d’elle de la petite Rita, elle dit l’avoir vue peu de temps auparavant entrer au chalet. Mais où pouvait-elle être allée ensuite ?
Mlle Hohlweg et Hélène recommencèrent leurs recherches de chambre en chambre, puis tout autour de la maison. La femme aidait activement ; elle voyait bien que l’institutrice était en grand souci ; mais nulle part on ne trouva trace de l’enfant.
La femme courut au chalet des voisins ; peut-être les gens avaient-ils aperçu Rita. La porte était fermée, elle ne vit personne autour du chalet silencieux. Il lui revint alors à l’esprit que ce jour-là Martin faisait les foins en haut sous les rochers, et que toute la maisonnée l’avait accompagné ; elle revint avec cette nouvelle.
Mlle Hohlweg, déjà craintive de nature, s’inquiétait toujours davantage.
– Oh ! que n’ai-je couru tout de suite après la petite, répétait-elle en soupirant.
Mais cela ne servait à rien. Que fallait-il faire ? Où devait-on chercher Rita ? Ne se serait-elle pas échappée pour courir jusqu’au pied des rochers où travaillaient Martin et sa famille ? Qui sait si elle n’avait pas voulu suivre le petit gamin avec lequel on l’avait vue la veille.
Plus Mlle Hohlweg y réfléchissait, plus cela lui paraissait probable. Il faudrait envoyer tout de suite quelqu’un aux foins avant qu’on soit obligé d’en parler à Mme Féland.
La femme de Gaspard, toujours complaisante, s’offrit à y aller et à redescendre le plus vite possible, tout en faisant observer que le chemin était long et pénible, et qu’elle mettrait plus de temps qu’on ne le croyait en mesurant la distance à l’œil. Le chemin était beaucoup plus long, en effet, que Mlle Hohlweg ne se le représentait, et longtemps avant que la brave femme pût être de retour, Mme Féland descendit pour faire une promenade avec les enfants. Il fallut tout lui avouer.
Dans le premier moment de terreur, elle voulait partir, aller elle-même n’importe où à la recherche de son enfant. Cependant Mlle Hohlweg était si persuadée que Rita s’était enfuie avec le petit garçon et que la femme allait la ramener, que Mme Féland finit par se calmer en attendant le retour de la fugitive.
Enfin, au bout de deux longues heures, la femme arriva, échauffée, hors d’haleine, mais elle était seule, sans Rita. Martin et toute sa famille étaient montés aux rochers de grand matin pour faire les foins. Depuis la veille, personne de chez eux n’avait vu la fillette.
Le désespoir de la pauvre mère éclata alors.
– Oh ! si au moins mon mari était ici ! s’écria-t-elle. Où prendre des gens pour chercher mon enfant ?
La femme proposa d’aller dans les chalets environnants chercher du monde pour commencer des recherches avant la tombée de la nuit.
– Le malheur c’est qu’ils sont tous aux foins ! ajouta-t-elle.
Cependant elle se mit tout de suite en route.
Hélène, qui commençait à comprendre ce qui pouvait être arrivé, se mit à pleurer amèrement :
– Oh ! maman, si Rita était tombée dans le torrent qui fait un si terrible fracas ! Ou si elle était dans la forêt sans pouvoir retrouver son chemin ! sanglotait-elle. Allons-y tout de suite, maman, elle a horriblement peur, j’en suis sûre.
C’était aussi l’idée de sa mère. Elle prit Hélène par la main et se dirigea du côté de la forêt avec une rapidité dont elle n’aurait pas été capable en temps ordinaire. Mlle Hohlweg courait derrière elles sans trop savoir ce qu’elle faisait.
Les heures s’écoulèrent l’une après l’autre. Des femmes, des enfants, s’étaient répandus dans toutes les directions à la recherche de Rita, sans que personne n’ait retrouvé sa trace. La nuit tombait.
Enfin M. Féland rentra. Sa femme, bouleversée, le mit au courant de ce qui s’était passé. Il la tranquillisa, lui conseillant de prendre quelque repos, pendant que lui-même organiserait des recherches. Mlle Hohlweg et Hélène reçurent aussi l’ordre d’aller dans leur chambre ; on les avertirait aussitôt qu’on aurait des nouvelles de Rita.
M. Féland se rendit ensuite chez Martin. Lui aussi avait d’emblée fait la supposition que Rita était partie avec son petit camarade de la veille. Martin sortait justement de chez lui ; il savait déjà qu’un enfant s’était perdu et il se disposait à se joindre aux autres pour aller à sa recherche.
Aux questions de M. Féland, il expliqua qu’il avait été toute la journée aux foins, avec sa femme et ses enfants et que, par conséquent, personne de chez lui n’avait vu la petite fille.
M. Féland eut alors l’idée que Rita avait pu s’éloigner seule, soit, comme elle lui en avait fait elle-même la proposition, pour grimper quelque part sur les rochers, soit pour s’enfoncer plus avant dans la grande forêt. Il décida aussitôt que Martin rassemblerait tous les hommes du voisinage qui, munis chacun d’une lanterne, se diviseraient en deux escouades.
Les uns monteraient explorer les rochers et les hauteurs voisines, tandis que les autres parcourraient la forêt en tous sens. Lui-même voulut se joindre à ces derniers, bien résolu à poursuivre les recherches jusqu’à ce qu’on eût retrouvé l’enfant. Et les hommes s’éloignèrent dans l’obscurité.
Mme Féland entendit les heures sonner l’une après l’autre à la vieille horloge de la salle d’en bas. Jamais de sa vie une veille ne lui avait paru si longue, ni la nuit se traîner si lentement. Elle ne put fermer l’œil. Au moindre bruit dans le voisinage, elle se relevait en sursaut en se disant : « Les voilà qui ramènent l’enfant ? Mais dans quel état ? Morte ou vivante ? »
Dans son angoisse, elle ne pouvait même plus prier et ne faisait que murmurer : « Seigneur, protège mon enfant, Seigneur, rends-moi mon enfant ! »
Cependant personne ne reparaissait. De temps en temps, Hélène, qui ne pouvait pas dormir non plus, se glissait dans la chambre sur la pointe des pieds pour voir si sa maman reposait. Trouvant chaque fois Mme Féland tout éveillée, elle lui demandait :
– Oh ! maman, prions encore Dieu de garder Rita et de la ramener bientôt !
La mère y consentait de tout son cœur ; Hélène s’agenouillait près du lit et suppliait Dieu de préserver Rita de tout malheur et de conduire son papa jusqu’à elle. Puis elle se retirait doucement dans sa chambre et regagnait son lit.
Ainsi s’écoula cette longue nuit. Le soleil parut au-dessus des montagnes, rayonnant sur les alpages et les forêts comme s’il n’avait que de la joie à annoncer à la terre entière. Mme Féland s’affaissa épuisée sur ses oreillers. La lassitude l’emporta enfin sur le chagrin ; un léger assoupissement arracha pour quelques instants la pauvre mère aux angoisses de l’incertitude et de l’attente.
- Le lendemain matin
M. Féland, pâle et défait, s’acheminait vers sa demeure aux rayons d’or du soleil levant. Ses vêtements portaient les traces visibles des fourrés et des épines au travers desquels il avait passé. Mme Féland entendit tout de suite son pas.
– Ramènes-tu l’enfant ? s’écria-t-elle, palpitante d’anxiété.
Il s’approcha, s’assit au chevet de sa femme et courbant la tête dans ses deux mains, il dit :
– Je reviens seul. Je n’ose plus espérer, je ne sais plus que penser. Après cette longue nuit, dans quel état sera-t-elle ? La trouverons-nous encore vivante ?
– Oh, papa, fit alors Hélène qui venait d’entrer sans bruit, Dieu a sûrement gardé notre Rita. Maman et moi nous l’avons tant prié cette nuit !
Le père se leva.
– Nous avons battu la forêt dans toutes les directions, dit-il, il est impossible que l’enfant y soit. À présent nous allons descendre dans les gorges du torrent.
Ce fut d’une voix tremblante que M. Féland prononça ces derniers mots. Pour lui, la supposition que l’enfant avait pu tomber au fond des gorges devenait de plus en plus une certitude. Il avait recommandé à Martin de faire servir aux hommes un bon déjeuner, afin qu’ils soient, sitôt après, en état de recommencer les recherches ; de grand jour il serait plus facile d’explorer le lit encaissé du torrent.
Quand M. Féland entra chez Martin, les hommes étaient encore à table, discutant vivement entre eux des tentatives qui restaient à faire. Studli, debout à côté de son père, était tous yeux et toutes oreilles.
M. Féland s’assit près de Martin. Le silence se fit aussitôt ; tous voyaient bien quelle angoisse il avait au cœur. Tout à coup Studli fit sans s’émouvoir :
– Je sais bien où elle est, moi.
– Il ne faut pas parler pour ne rien dire, Studli, dit son père avec sa douceur habituelle. Tu n’en peux rien savoir, puisque tu étais là-haut aux foins quand elle s’est égarée.
M. Féland s’informa où l’on trouverait des cordes et autres choses nécessaires. Pendant qu’on agitait cette question, Studli répéta à mi-voix mais très distinctement :
– Je sais bien où elle est, moi.
M. Féland se leva, prit Studli par la main, et lui dit avec bonté :
– Regarde-moi, mon garçon, et réponds bien à ce que je vais te demander. Sais-tu quelque chose de ma petite fille ?
– Oui, fut la réponse laconique.
– Alors, parle, mon garçon ! As-tu vu l’enfant ? Où est-elle allée ? continua M. Féland dans une agitation croissante.
– Je ferai voir, répondit Studli en se dirigeant vers la porte.
Tous se levèrent en échangeant des regards interrogateurs. Ils ne savaient s’ils devaient prendre au sérieux cette démarche probablement inutile. Cependant M. Féland suivait le petit garçon sans aucune hésitation.
– Studli, Studli ! fit alors Martin comme pour l’avertir à temps, il me semble presque que tu promets une chose que tu ne pourras pas tenir !
Mais Studli trottait toujours d’un pas délibéré ; M. Féland marchait derrière lui. Les hommes suivirent, non sans hésitation. Lorsqu’ils virent le petit garçon se diriger droit sur la forêt, ils s’arrêtèrent et l’un dit :
– C’est tout à fait inutile de retourner là-bas. Nous avons fouillé partout et nous n’avons rien trouvé. Nous n’y allons pas.
Martin rapporta ces paroles à M. Féland, en ajoutant que lui-même ne se fiait pas au dire de son garçon. Cependant, comme Studli continuait imperturbablement son chemin, M. Féland et Martin se décidèrent à le suivre. Studli entra tout droit dans la forêt ; puis il tourna brusquement à gauche dans la direction des vieux sapins, entre lesquels on distingua quelque chose de rouge.
Studli dirigea ses pas de ce côté, sans se laisser arrêter par les broussailles et les épines. Il arriva à une petite clairière où s’épanouissaient plusieurs grosses touffes de fleurs écarlates. Là, il s’arrêta et regarda autour de lui d’un air déconcerté. Il s’était évidemment attendu à trouver Rita à cette place.
Toutefois il se remit en marche du même pas assuré. Les buissons fleuris se faisaient plus rares, mais de plus en plus beaux. Devant chacun Studli s’arrêtait un instant, regardait autour de lui et reprenait son chemin toujours sur la gauche.
– Non, Studli, ne va pas plus loin, lui cria enfin son père. Par ici nous arrivons tout droit à la grande paroi de rochers.
Au même moment on aperçut entre les arbres comme un buisson ardent ; c’était le soleil qui éclairait d’énormes touffes de fleurs d’un rouge resplendissant. Studli y courut et arriva droit au bord des rochers qui tombaient à pic au fond du précipice.
Il promena son regard tout alentour, puis se pencha par-dessus le buisson pour voir jusque tout au bas des rochers. M. Féland s’était arrêté derrière lui. Il n’y avait plus d’espoir ; le sentier cessait brusquement et l’enfant n’avait pas été retrouvée.
Martin saisit son garçon par le bras pour le retirer de cette place dangereuse.
Alors Studli, de son ton sec :
– Elle est là en bas.
M. Féland s’élança en avant et s’inclina au-dessus de l’abîme ; une pâleur mortelle se répandit sur ses traits. Il recula de quelques pas et dut s’appuyer contre un arbre tant ses genoux tremblaient. Il fit signe à Martin qui n’avait pas lâché Studli.
Martin s’approcha du bord et plongea son regard dans le précipice. Quelques buissons pendaient ici et là dans le vide ; à une grande profondeur, seule une saillie de rocher formait comme une étroite corniche sur laquelle gisait une petite créature immobile.
– Mais oui, la voilà ! murmura Martin bouleversé par cette vue. Mais vit-elle encore, ou bien… ?
Il n’acheva pas. Un regard jeté sur M. Féland lui ferma les lèvres. Celui-ci semblait près de succomber ; il se contint cependant.
– Martin, fit-il d’une voix étranglée, il n’y a pas de temps à perdre. Que l’enfant fasse le moindre mouvement, et elle roule dans l’abîme. Qui veut descendre ? Qui va la chercher ?
Les autres hommes s’approchèrent à leur tour. Sans espoir, mais poussés par la curiosité, ils avaient fini par suivre de loin leur petit guide. L’un après l’autre ils se penchèrent au-dessus de la paroi verticale.
– Écoutez, vous tous, dit M. Féland dont la voix tremblait, il n’y a pas un instant à perdre. Lequel veut descendre, lequel veut essayer ?
Les hommes se regardèrent, mais tous demeurèrent sans répondre. L’un d’eux s’avança une seconde fois, jeta un coup d’œil dans le vide, puis haussant les épaules, il s’éloigna.
– Si l’on était sûr qu’elle vit encore ! fit un autre. Mais on risque sa propre vie pour ne trouver peut-être qu’un cadavre.
– Qui vous dit que l’enfant n’est pas vivante ? s’écria M. Féland hors de lui. Et si elle vient à remuer, elle est irrévocablement perdue. Oh ! n’est-il donc pas possible de la sauver ?
– Si elle vivait encore, il y a longtemps qu’elle serait au fond du précipice, fit observer l’un des hommes ; on ne peut pas rester comme ça sans bouger. Et puis, monsieur, à quoi servirait la meilleure récompense à celui qui roulerait au fond ?
Ils se retirèrent l’un après l’autre avec des haussements d’épaules significatifs. M. Féland regarda autour de lui d’un air désespéré. Tout secours l’abandonnait.
– J’irai moi-même ! s’écria-t-il comme fou. Dites-moi seulement comment je dois m’y prendre.
Alors Martin s’approcha de lui.
– Non, monsieur, dit-il avec calme, cela ne se peut pas, il y aurait deux vies perdues au lieu d’une, c’est certain. Mais moi j’irai, avec l’aide de Dieu. Moi aussi j’ai des petits enfants, et je sais ce que monsieur doit ressentir.
Avant même d’avoir tout dit, Martin s’était mis en devoir de nouer solidement la grosse corde autour d’un tronc d’arbre, car il était résolu à rapporter au père son enfant, morte ou vive. Il ôta sa casquette, pria tout bas, s’attacha à la corde, l’empoigna d’une main sûre et se laissa glisser le long du rocher.
Il toucha bientôt à l’étroite corniche. De la main gauche il se cramponna solidement à la corde et chercha le long du rocher un point d’appui pour ses pieds nus, afin de pouvoir du bras droit saisir l’enfant et l’enlever. Il s’en approcha tout doucement de crainte que, si elle vivait encore, elle n’aie pas peur ; or, il suffirait d’un mouvement trop brusque pour tout perdre au dernier moment. Rita gisait immobile.
Martin s’inclina en avant et étendit sur elle la large paume de sa main. À l’instant même, Rita fit un rapide mouvement pour se retourner et elle serait inévitablement tombée dans l’abîme, si la main de Martin ne l’eût retenue à temps. Elle tourna seulement la tête et fixa sur l’homme deux grands yeux étonnés.
– Dieu soit loué et béni ! fit Martin en poussant un soupir de soulagement. Répète-le aussi, petite, si toutefois tu peux encore parler.
– Oh ! oui, je peux très bien parler. Dieu soit loué et béni ! répéta Rita d’une voix claire et fraîche.
Martin regardait avec stupéfaction l’enfant qu’il retrouvait absolument intacte.
– Il faut que tu sois particulièrement chère à notre Seigneur, car il a fait pour toi un miracle. Ne l’oublie pas tant que tu vivras, ma petite ! dit-il avec ferveur.
Puis, de son poignet vigoureux il souleva l’enfant.
– Voilà ! À présent passe tes deux bras autour de mon cou et serre fort, comme si j’étais ton papa. Moi, je ne peux pas te tenir, tu vois ; je n’ai pas trop de mes deux mains pour remonter.
– Oui, oui, je me tiendrai bien, certifia Rita en étreignant Martin si fort, qu’il pouvait à peine respirer. Mais comme il était content !
Il entreprit alors de se hisser le long de la paroi de rochers. Ce fut une rude besogne ; le sang lui coulait des mains et des pieds ; de temps à autre il s’arrêtait pour reprendre des forces.
En haut, M. Féland et les hommes, penchés par-dessus le rebord, ne respiraient plus en suivant les mouvements de Martin qui se balançait sur l’abîme. Tiendra-t-il bon ? Atteindra-t-il le bord ? Ou bien les forces vont-elles lui manquer au dernier moment ? S’il allait glisser et disparaître avec l’enfant dans le noir précipice !…
Il montait, montait toujours… Encore le dernier bout, contre un effrayant rocher à pic… Enfin !…
– Dieu soit loué ! fit Martin à bout de respiration en posant le pied sur la terre ferme. Il écarta de son cou les bras de l’enfant et la déposa dans ceux du père qui tremblait d’émotion.
M. Féland ne put rester debout. Il s’assit, et tenant sa petite fille sur ses genoux, il la regarda sans parler, comme s’il pouvait à peine croire à son bonheur.
– Oh ! papa, je suis si contente ! dit Rita en passant ses deux bras autour du cou de son père. Mais je savais bien, ajouta-t-elle, que tu viendrais me chercher ce matin.
Martin s’était retiré à l’écart. Les mains jointes, il contemplait le père et l’enfant et des larmes de joie coulaient le long de son visage hâlé. Studli se serrait contre lui en le tenant bien fort par la main ; il avait compris que son père venait de courir un terrible danger.
M. Féland, prenant sa petite fille sur son bras, s’avança alors vers Martin. Il dit d’une voix émue en tendant la main au sauveteur de Rita :
– Vous comprendrez, Martin, que je ne vous aie pas exprimé tout de suite ce qui remplit mon cœur. Je vous remercie comme peut le faire celui à qui l’on vient de rendre la vie. Jamais je n’oublierai que vous avez mis vos jours en danger pour sauver mon enfant.
Ils se donnèrent une bonne poignée de main et Martin répondit :
– C’est pour moi une bien belle récompense d’avoir pu vous rapporter la fillette saine et sauve.
– Je vous reverrai plus tard, Martin. Pour le moment il faut que nous retournions auprès de ma femme, dit M. Féland en se mettant en route avec sa fillette sur dans les bras. À sa suite marchaient les autres hommes, et Martin tenant Studli par la main.
– À présent, Studli, dis-moi comment tu savais que la petite fille s’était égarée là-bas ?
– Elle voulait aller voir les fleurs rouges, répliqua Studli.
– Ah ! Mais qu’est-ce qui t’a donné l’idée de marcher droit aux rochers pour la trouver ?
– Puisqu’elle n’était pas vers le premier buisson, c’est qu’elle avait été plus loin, parce qu’à mesure qu’on avance, les fleurs sont toujours plus belles, et à la fin le plus beau buisson est au bord du rocher. Mais je ne savais pas qu’elle était tombée, expliqua Studli.
M. Féland avait atteint le seuil de sa demeure. Il entra et ouvrit la porte de la chambre à coucher. Hélène, toujours assise près du lit, serrait dans les siennes la main de sa mère. Celle-ci, épuisée de fatigue, demeurait immobile, les paupières closes. M. Féland s’approcha et déposa Rita au beau milieu du lit.
– Bonjour maman ! As-tu bien dormi ? fit Rita de la même voix joyeuse avec laquelle chaque matin elle venait souhaiter le bonjour à sa maman.
Celle-ci ouvrit les yeux et regarda l’enfant avec stupeur. Puis soudain, la saisissant des deux mains, elle la pressa avec transports contre elle, tandis que des larmes de joie, d’une indicible joie, inondaient son visage. Elle ne pouvait prononcer une parole, mais dans son cœur elle ne cessait de remercier Dieu.
Hélène serrait de toutes ses forces la main de sa petite sœur et ne se lassait pas de répéter :
– Est-ce bien toi, Rita ? Où étais-tu toute seule, cette nuit ? Petit à petit le père raconta où l’on avait retrouvé Rita et comment Martin avait exposé sa vie pour sauver celle de l’enfant.
Mme Féland frissonna d’horreur à cette description. En se représentant le terrible danger dans lequel sa petite fille avait passé la nuit dernière, elle la pressa contre elle avec un redoublement de tendresse.
– Oh Rita, n’es-tu pas à moitié morte de frayeur ? lui demanda Hélène qui refoulait à grand-peine des larmes de pitié.
– Oh ! non, je n’ai pas du tout eu peur, répliqua gaiement Rita. À présent je vais vous raconter comment tout s’est passé.
Premièrement j’ai voulu entrer vers papa lui demander si je pouvais aller avec Studli chercher les belles fleurs rouges. Mais papa était déjà parti. Alors j’ai pensé qu’il me permettrait bien, puisque la première fois je n’avais pas pu. Ensuite je suis allée chez Studli, et lui aussi était parti. Alors je me suis dit : « Je trouverai bien les fleurs toute seule, Studli m’a expliqué par où il fallait passer ».
Je suis montée dans le bois et pendant bien longtemps j’ai cherché, cherché, sans rien découvrir. Tout à coup j’ai vu quelque chose de rouge à travers les arbres et j’ai couru de ce côté. D’abord il n’y avait pas beaucoup de fleurs et elles n’étaient pas belles. Comme Studli avait dit qu’on traversait des broussailles et qu’on allait toujours plus loin, j’ai continué à marcher, et il y avait toujours plus de fleurs, et à la fin il y en avait des masses sur un immense buisson tout rouge.
Elles brillaient tellement ! J’ai voulu les prendre toutes, toutes, et voilà que tout à coup je suis tombée ! Et après, j’étais étendue sur une pierre. Mais c’était très étroit, alors je me suis bien serrée contre le rocher et je me suis dit : « Je vais me tenir bien tranquille, papa viendra me chercher ». Seulement j’étais fatiguée, il faisait déjà un peu nuit, et j’ai pensé qu’il fallait dormir en attendant que papa vienne me chercher le matin. J’ai pensé aussi qu’il fallait faire ma prière et demander à Dieu d’envoyer des anges pour me garder pendant que je dormirai. Alors j’ai fait ma prière :
– Seigneur Jésus, garde papa, maman et Hélène. Rends-moi sage et obéissante. Garde-moi de tout mal, et fais que je ne tombe pas plus bas, et je te prie envoie papa me chercher. Amen.
– Après cela j’ai très bien dormi jusqu’à ce que l’homme soit venu. J’ai tout de suite pensé que c’était papa qui l’envoyait.
En entendant ce récit, la mère palpitait d’émotion. M. Féland, lui, ne pouvait cacher son contentement.
– À partir d’aujourd’hui, ma petite sauterelle ne fera plus un pas seule hors de la maison, déclara-t-il en dissimulant sa joie sous le ton le plus grave qu’il pût trouver.
Cependant maman voulait savoir tout, bien exactement, et son mari ne lui avait pas encore raconté par qui la petite troupe des explorateurs avait été mise sur la bonne voie.
À cette question M. Féland pensa tout à coup à Studli et se rappela que c’était lui, au fond, qui avait le premier découvert Rita.
– Ce brave garçon ! Il nous faut le récompenser tout particulièrement, dit-il.
Rita s’empara aussitôt de l’idée avec enthousiasme et se laissa glisser à bas du lit afin de la mettre plus vite à exécution.
Mais quelle récompense donner à Studli ? Que pouvait-elle bien lui porter sur l’heure ?
– Il faut qu’il dise lui-même de quoi il aurait envie, déclara M. Féland. Nous saurons ainsi ce qui peut lui réjouir le cœur.
– Est-ce que je peux aller tout de suite vers lui ? demanda Rita avec empressement.
Papa voulut l’accompagner, afin de s’entendre avec Martin au sujet de la gratification à donner aux hommes.
Rita sauta de joie tout autour de la chambre. Elle était remplie de grands projets pour Studli.
– Mais papa, demanda-t-elle, s’il avait envie d’une ménagerie avec les plus grands animaux qu’on puisse trouver ?
– Il l’aura, lui fut-il répondu.
– Mais papa, recommença-t-elle aussitôt, s’il dit qu’il voudrait un costume turc avec un sabre recourbé, comme celui de cousin Charles ?
– Il l’aura également.
– Oh ! mais papa, pense ! s’il demandait une immense forteresse et douze boîtes de soldats comme ceux qu’on a donnés à Charles ?
– Il les aura.
Alors Rita s’élança comme une flèche vers le chalet de Martin.
Studli se tenait devant la porte.
– Viens Studli ! lui cria-t-elle, tu peux demander tout ce qu’il y a de plus beau au monde !
– Ça ne sert à rien, fit-il d’un air abattu.
– Mais oui, ça sert à quelque chose, répliqua vivement Rita. Papa a dit que, puisque c’est toi qui m’as trouvée, tu n’as qu’à souhaiter ce que tu veux et tu l’auras. À présent, réfléchis bien et après tu me diras.
Petit à petit Studli parut comprendre de quoi il s’agissait. Il jeta encore sur Rita un regard scrutateur comme pour s’assurer que tout cela était bien sérieux, puis avec un grand soupir :
– Un fouet avec une mèche jaune, dit-il enfin.
– Mais non, Studli, ce n’est rien du tout ! répartit aussitôt Rita toute fâchée. Il ne faut pas demander des choses comme ça. Réfléchis encore une fois à ce qu’il y a de plus beau au monde ; c’est ça qu’il faut souhaiter !
Studli se remit docilement à réfléchir. Il soupira de nouveau profondément et répéta :
– Un fouet avec une mèche jaune.
Au même instant M. Féland sortait du chalet avec les hommes. Ceux-ci s’éloignèrent en exprimant force remerciements. Martin resta debout sur le pas de porte.
– Je ne vous ai encore rien offert, Martin, lui dit M. Féland. C’est à vous avant tous les autres que je voudrais témoigner ma gratitude, mais de manière à vous faire un grand plaisir. Dites, y a-t-il quelque chose que vous désirez particulièrement ?
Martin tourna plusieurs fois son bonnet entre ses mains. Il dit enfin en hésitant un peu :
– Il y a longtemps que j’ai une envie, une grande envie, mais je n’ose pas dire ce que c’est. Non, non, cette idée n’aurait pas dû me venir.
– Exprimez-la en toute liberté, reprit M. Féland d’un ton encourageant, peut-être pourrais-je contribuer à la réalisation de votre vœu.
– J’ai toujours pensé, continua Martin encore hésitant, que le tout serait d’arriver une fois, comme le voisin, à pouvoir acheter une vache. Il y a assez de foin pour la nourrir et je n’aurais plus alors de souci pour l’entretien du ménage.
– C’est bon, Martin, nous nous reverrons, dit simplement M. Féland.
Puis, prenant Rita par la main, il s’en retourna avec elle à la maison.
– Et ton ami Studli, de quoi a-t-il envie ? demanda-t-il chemin faisant.
– Oh ! ce n’est qu’un nigaud ! s’écria vivement Rita. Il veut absolument un fouet avec une mèche jaune ! Ce n’est rien du tout.
– Mais si, c’est bien quelque chose, affirma le père. Vois-tu, chaque enfant a ses joies à lui. Un fouet tel qu’il le désire fera tout autant plaisir à Studli, qu’à toi la plus belle chambre de poupées.
Rita se rendit à ce raisonnement et, une fois convaincue, elle attendit avec la plus vive impatience l’arrivée de l’objet tant désiré.
Dès le lendemain, M. Féland s’en alla en expédition jusqu’au bourg du bas de la vallée. Rita, qui savait pourquoi, en dansa de joie tout le matin.
Avant de partir, papa avait eu bien soin d’enjoindre à sa petite sauterelle de ne pas sortir seule de la maison. Mlle Hohlweg avait aussi reçu de sévères instructions à cet égard.
Du reste, après le bouleversement et les terreurs par lesquels elle avait passé durant la nuit précédente, elle n’avait besoin d’aucune recommandation. Elle s’était même promis de ne plus perdre Rita de vue un seul instant, ce qui, en pratique, n’allait pas manquer de lui paraître un peu difficile.
Deux jours plus tard, Martin et sa famille venaient de prendre place autour d’un plat de pommes de terre fumantes, lorsqu’un fort beuglement se fit entendre devant le chalet ; il se répéta une seconde, puis une troisième fois.
– Il paraît que la vache de Gaspard s’est détachée, fit Martin en se levant pour aller la rattacher.
Studli voulait naturellement voir de ses propres yeux ce qui se passait. Il courut après son père. Derrière lui vinrent aussitôt Martheli, Friedli et Betheli, et la mère suivit pour les ramener tous.
En sortant de sa maison, le père Martin s’arrêta saisi d’étonnement ; autour de lui les enfants ouvraient des yeux démesurés. La maman, arrivant à son tour, joignit les mains dans une muette extase.
À l’angle du chalet était attachée une vache rousse au poil reluisant, aussi grosse et aussi belle que si elle sortait de l’étable du plus riche paysan.
Elle portait, attaché à l’une de ses cornes, un grand fouet avec une solide lanière blanche, terminée par une épaisse mèche en soie jaune qui étincelait comme de l’or au soleil.
Au manche du fouet était fixé un papier sur lequel on pouvait lire en grosses lettres : « Pour Studli ».
Martin détacha le fouet et le tendit à son garçon.
– Tiens, voilà pour toi, dit-il.
Studli tenait dans la main son fouet ! Ce qu’il y avait, à ses yeux, de plus beau, de plus enviable au monde était maintenant en sa possession. Outre le fouet il y avait aussi une vache, qu’on pourrait mener à l’alpe en faisant claquer la mèche comme Joerg et comme Chœppi !
Studli, enveloppant son fouet d’un long regard rayonnant, le serra avec force contre sa poitrine comme pour dire : « Aucune puissance sur terre ne saurait m’en séparer ! »
Martin et sa femme ne se lassaient pas de contempler le superbe animal. Cette vache était-elle vraiment à eux ? Cela leur paraissait un miracle.
Enfin Martin prit la parole :
– Elle beugle parce qu’elle voudrait être débarrassée de son lait. Studli, va chercher les bols. Pour aujourd’hui, nous allons nous régaler.
On remplit deux grands bols d’un lait frais et écumant qu’on posa sur la table à côté des pommes de terre. Puis toute la famille accompagna en triomphe la Rousse à son étable.
De l’autre côté, devant le chalet du voisin Gaspard, se tenaient M. Féland et ses enfants. Ils avaient voulu assister de loin à la réception qu’on ferait à la vache ; Rita tenait absolument à savoir l’effet que produirait le fouet sur Studli, dont elle avait elle-même écrit le nom en gros caractères.
Dès que Mme Féland fut remise de ses grandes émotions, toute la famille se rendit par la forêt jusqu’au bord du précipice, afin de rendre grâce à Dieu d’une manière spéciale au lieu même où Il avait si visiblement étendu sa puissante main sur l’enfant.