ARNASOUK OU LA CHASSE AUX PHOQUES EN HIVER

C’était vers la fin juin, à Nain, au pays des Esquimaux, dans la froide contrée du Labrador. (Les frères Moraves se sont établis dès 1770 au Labrador, où ils ont fondé cinq stations : Nain, Lloffenthal, Okkak, Hébron et Tsohar).

Le temps était beau, le vent très frais. Arnasouk dit adieu à sa mère, à son vieux père infirme, et part une heure après le lever du soleil.

Arnasouk est un jeune homme de quinze ans. Un fort harpon sur l’épaule, il s’avance sur la mer terriblement gelée. Ici, que lecteur reporte les yeux sur la première ligne de ce récit s’il y a bien le mot juin, et si ce n’est pas janvier qu’il faut lire. Non, c’est bien juin, le beau mois de juin, si doux, si fleuri chez nous, mais qui, au Labrador, est encore l’hiver.

De temps en temps Arnasouk s’arrête. Il se couche sur la surface unie, et prête l’oreille. Que veut-il ? Que cherche-t-il ? Ce qu’il cherche, ce qu’il désire ardemment, c’est un phoque ; un phoque qui ramènerait quelque abondance dans sa pauvre demeure et pourrait fournir pour longtemps de la nourriture à sa famille, composée de quatre personnes : Arnasouk, son père Boas, Ylikik, sa mère, et Lydia, sa jeune sœur.

Les phoques, qui se nomment aussi veaux marins, sont en effet d’assez gros animaux. Ils ont, au lieu d’écailles de poissons, des poils comme les veaux. Ils ont de grands yeux très doux et de courtes pattes faites pour nager plutôt que pour marcher, mais avec lesquelles ils se traînent tant bien que mal sur le sol.

En avez-vous déjà  vu ? On en montre quelquefois dans les zoos. C’est à Palerme, en Sicile, que j’ai vu pour la première fois un phoque vivant. J’ai, au Labrador, de bons amis qui m’avaient souvent parlé des phoques lorsqu’ils m’écrivaient, et quand je lus sur une affiche en italien : « On montre un phoque vivant, à telle rue, tel numéro, de dix heures du matin à six heures du soir », je m’empressai de m’y rendre.

Le pauvre animal faisait pitié. Dieu l’a créé pour les mers glaciales, et la chaude Sicile l’étouffait. On avait beau le tenir dans une espèce de cave dallée, et l’asperger sans cesse d’eau aussi fraîche que possible, cette eau pour lui était tiède. Son regard tendre semblait implorer la sympathie, et il poussait de petits cris pareils à ceux d’un nouveau-né. Peu s’en fallut que les larmes ne me viennent !

Vous avez entendu parler du chameau, si précieux aux Arabes du désert, qui s’abreuvent de son lait, se nourrissent de sa chair, et de ses poils tissent leurs vêtements. Eh bien, Dieu, qui n’oublie personne, a pourvu de même, avec le phoque, à tous les besoins des Esquimaux. Sa chair et son huile sont leurs mets de prédilection.

Cette huile sert également à éclairer leurs habitations, et à cuire les aliments. De ses os ils fabriquent leurs armes, leurs ustensiles. Sa peau imperméable est un vêtement très chaud ; elle forme aussi leurs tentes et la couverture de leurs lits. Chacun connaît les peaux de phoque utilisées par les skieurs.

Aux approches de l’hiver, les phoques se réunissent dans l’extrême Nord et s’avancent en troupe serrée vers des contrées un peu plus méridionales, telles que le Groenland et le Labrador. C’est une migration semblable à celle des oiseaux. Les habitants des mers ont reçu comme ceux de l’air cet instinct de changer de climat à l’automne et au printemps. Vous trouverez là-dessus dans les livres d’histoire naturelle des détails intéressants aux articles « Morue, Sardine, Hareng ».

C’est au moment de cette migration que les Esquimaux, dressant aux places favorables des engins particuliers de pêche, font leur provision de phoques pour l’hiver. Si, à cette époque-là, l’Esquimau est malade, ou si, par suite de quelque circonstance, la pêche a manqué en partie, l’hiver sera, pour lui, bien difficile à passer.

Pourtant il y a encore une ressource. Bien que la mer soit pendant plusieurs mois cachée sous une glace épaisse de trois mètres soixante, il ne se passe guère de jour en hiver, au Labrador, où l’on ne prenne un ou deux phoques. Ce n’est plus précisément une pêche. Il n’est pas question de filets ; c’est plutôt une chasse.

Le phoque, comme la baleine, est amphibie. Il vit habituellement dans l’eau ; mais il ne pond pas d’œufs : ses petits naissent vivants et se nourrissent du lait de leur mère. Pour respirer, il a besoin de venir de temps en temps à l’air libre.

L’été, l’on voit souvent apparaître à la surface de l’eau le museau d’un phoque. Mais l’hiver, avec les quatre mètres de glace ? Dieu y a pourvu. Avec une merveilleuse promptitude, le phoque, tournant sur lui-même, perce cette croûte et vient humer une provision d’air qui lui servira pour quelques heures.

Le bruit particulier que font alors les phoques est bien connu des Esquimaux. Ils le discernent à une grande distance. C’est pourquoi notre ami Arnasouk appliquait par intervalles son oreille sur la glace, et écoutait. Il avait déjà marché pendant plus d’une heure sur la mer, quand enfin il crut distinguer quelque chose.

Il fait encore cent pas, écoute de nouveau ; c’est bien cela. Il s’avance alors avec précaution et finit par se traîner à plat ventre sur la glace. Le bruit cesse parfois et recommence. Évidemment le phoque n’a rien qui le presse. Peut-être aussi est-il fatigué ou capricieux, qui sait ?

J’ai un bon moment à attendre, se dit Arnasouk et il ramène son capuchon sur ses oreilles car le vent est vif et piquant. Il amoncelle en hâte la neige tombée la veille et, s’en faisant comme un mur du côté du vent, il se couche contre cet abri. Le harpon détaché, il le mit dans la main droite. Aussitôt que le son, devenant plus clair, l’avertirait qu’il ne resterait plus qu’une couche très mince à percer, Arnasouk se lèvera, lancera fortement le fer aigu et, s’il a le bonheur d’atteindre l’animal, il agrandira le trou de son mieux, pour l’amener à lui.

Il espère aussi qu’en faisant sur la glace un certain signal qui s’entend de fort loin, quelque autre pêcheur viendra l’assister dans cette opération difficile.

En attendant, Arnasouk est couché au pied de son mur de neige. Il pense à son père, à sa mère, à sa bonne petite Lydia qui avait encore si faim hier en se couchant, et il dit : « Mon Dieu tout-puissant, permets, s’il te plaît, que je puisse atteindre le phoque, le rapporter à Nain, et réjouir le cœur de mes pauvres parents. Toutefois, que ta volonté se fasse et non la mienne ! »

Le temps s’écoule. Voilà plus d’une demi-heure que le phoque n’a pas bougé. Arnasouk comprend qu’il faut renoncer. Le soleil a paru derrière des nuages ; l’ombre du pêcheur et du mur de neige se sera projetée sur la glace. Il n’en faut pas plus pour effaroucher un phoque « Allons ! courage ! Reprenons notre course ! Dieu permettra bien que j’en trouve un autre ; ou bien ce même phoque ira faire son trou plus loin ».

Le jeune esquimau se relève. Il regarde du côté de la maison paternelle. Il lui semble que les montagnes qui dominent Nain sont extrêmement éloignées, il n’a guère marché qu’une heure et elles paraissent à plusieurs kilomètres. Un soupçon lui traverse l’esprit. Une histoire que lui a raconté Boas se dresse devant son souvenir. Il court du côté de la terre. L’idée se concrétise bientôt.

Voici ce qui s’est passé : à la fin juin, dans ces contrées, la grande mer est dégelée, mais les baies, les golfes demeurent encore prisonniers. Quelquefois une seule nuit suffit pour les dégager. C’est lorsque Dieu envoie un violent orage. Alors l’agitation de la mer libre se communique à l’eau des golfes. Cette eau frémit, opprimée comme un esclave dans ses chaînes. On entend un mugissement sourd, solennel ; puis tout à coup un fracas épouvantable.

La glace se fend de tous côtés, et par ces fissures les vagues s’élancent, blanches et écumeuses, à une hauteur effrayante. C’est un spectacle saisissant, m’ont dit mes amis du Labrador, et devant lequel l’homme se sent bien petit. Le vent pousse vers la haute mer cette glace brisée.

En quelques heures il n’en reste plus trace ; la vie reprend dans le golfe, et l’on entend de nouveau le doux clapotement des vagues sur les cailloux du rivage, véritable musique pour l’oreille qui en a été privée pendant huit mois. D’autres fois, c’est lentement que la chose s’opère. De larges fragments de glace se séparent peu à peu sans bruit, sans effort, pendant des semaines, et le déblaiement n’est pas toujours terminé au mois de juillet.

C’est précisément ce qui venait de se passer dans ce jour. La glace sur laquelle se trouvait Arnasouk s’était doucement détachée de la masse, et le vent de la terre poussait au loin ce fragment qui pouvait être grand comme l’une de nos places publiques. C’est là aussi ce qui avait fait abandonner au phoque son entreprise, puisqu’il atteignait la surface et l’air sans se donner trop de peine.

En quelques pas notre ami s’est trouvé au bord de son glaçon. Une immense distance le sépare de la glace solide. Il pâlit. Arnasouk ne sait pas nager. Boas aurait dû le lui enseigner, car les kayaks, ou les canots des Esquimaux sont sujets à chavirer. Boas a renvoyé de jour en jour : nous ferons cela le mois prochain, la semaine prochaine… Et cela ne s’est pas fait du tout.

« Oh, si pourtant mon père m’avait appris à nager ! » s’écrie le pauvre garçon. Mais aussitôt il se repent de cette espèce de reproche. Lui-même y a aussi apporté de la négligence ; il pouvait apprendre avec ses camarades. D’ailleurs à quoi servent ces regrets du passé ? Arnasouk se tourne vers Celui qui est notre ressource dans toutes nos détresses. « Mon Dieu, tu peux me ramener à Nain quand même je ne sais pas nager. Sauve-moi, si c’est Ta volonté ! Ramène-moi vers mon père et vers ma mère ! »

Rassemblant alors toutes ses forces, Arnasouk pousse trois cris prolongés. C’est le cri de détresse des Esquimaux. Il écoute. Personne ne répond. Le vent qui vient de terre emporte au loin sa voix. Il se remet à genoux : « Mon Dieu ! Si personne ne m’entend, toi tu m’entends. Je t’en prie, au nom de Jésus, ramène-moi vers mon père et ma mère ! » Il se relève.

Le vent fraîchit, le glaçon s’éloigne toujours plus rapidement. Arnasouk est triste, transi. Il fait plusieurs fois en courant, pour se réchauffer, le tour de son domaine. Le soleil baisse à l’horizon, et dore les montagnes de glace, de teintes si splendides que, même en ce moment, il ne peut s’empêcher de s’écrier : « Que c’est beau ! »

Puis ce passage de l’Évangile lui revient à l’esprit : « Et il s’en alla encore, et pria pour la troisième fois, disant les mêmes paroles » (Mat. 26. 44). Arnasouk s’agenouille de nouveau. « Mon Dieu, je te prie, au nom de Jésus-Christ, de me ramener auprès de ma sœur, de mon père et de ma mère ».

Et plus bas il ajoute : « J’ai bien faim ! » Et il demeure à genoux sur son glaçon flottant, séparé du monde entier mais sûr que son Père céleste le suivait du regard, et qu’il ne lui arriverait rien sans Sa volonté. Les yeux fermés, il repassait dans son esprit tous les récits de prières exaucées qu’il avait entendu faire aux missionnaires.

Arnasouk se relève avec le secret espoir que le vent aurait changé de direction, et le pousserait maintenant vers la terre. Il ouvre les yeux… Non ! Les montagnes de Nain se sont encore éloignées. Il soupire et, en se retournant, il aperçoit un rocher qui s’élève au-dessus des eaux.

Ce rocher, c’est une île, une île souvent abordée en été, une île bien connue pour la quantité de canards qui y viennent pondre leurs œufs et élever leur jeune famille. Arnasouk sourit en son cœur. « Merci, mon Dieu », dit-il. II comprend que la fin de sa prière va être exaucée.

Quelques minutes après, il touche au rivage. Quelque chose lui dit qu’il ne doit pas abandonner aux vagues ce glaçon où il a été béni. Il le fixe, je ne saurais vous dire comment. Puis, aux dernières lueurs du crépuscule, il se met en quête, répétant tout bas : « Mon Dieu, aide-moi à trouver, aide-moi à trouver »…

Notre pauvre affamé n’a pas longtemps à languir. Au détour d’un rocher, dans une petite anse bien abritée, il reconnaît des nids de canards ; il en compte une douzaine et ces nids contiennent chacun plusieurs œufs. Voilà sa subsistance assurée ! « Merci, merci, mon bon Père céleste ! » Il prend un œuf, puis un second; puis un troisième, et se sent restauré.

Un œuf tout cru vous paraît peut-être un triste régal. D’abord, je vous dirai que c’est meilleur que vous ne pensez. Si vous étiez restés tout le jour sans manger, vous le trouveriez excellent. Puis les Esquimaux ne sont pas aussi difficiles que nous car, pendant tout l’hiver, ils ne mangent guère que du poisson sec et du gras de phoque. Avec la nuit cependant le froid devenait insupportable. Vous et moi nous aurions été fort embarrassés pour trouver un abri.

Arnasouk n’eut pas un instant d’embarras. Prenant le coutelas qu’un Esquimau porte toujours à sa ceinture, il se mit à tailler de gros quartiers de neige qu’il posait en rond les uns sur les autres. Il avait soin de ne pas les tailler carrés ; un des côtés était plus petit, en sorte qu’en s’élevant, ces quartiers figuraient non pas une tour, mais une ruche haute à peu près comme un homme.

Arnasouk la termina avec un quartier d’une forme particulière, et qui formait la clef de voûte. L’ouvrage terminé, il fit sa prière du soir. Il se sentait plus que jamais près de son Père céleste, et il Lui recommanda ses parents, Le suppliant de permettre qu’ils ne soient pas trop inquiets pour lui. Il le fit avec tant d’insistance qu’il ne douta pas d’être exaucé. Il se glissa ensuite dans l’igloo, attira à lui un bloc réservé pour fermer l’entrée et s’endormit d’un sommeil paisible.

Bientôt il rêva que le temps était subitement revenu au grand froid, la mer de nouveau gelée, et qu’il s’acheminait sans obstacle depuis son île à Nain. Peut-être pensez-vous que ce rêve lui vint naturellement, parce que, tout en dormant, il sentait le froid pénétrer ses membres. Détrompez-vous ! Arnasouk n’avait pas plus froid que vous dans votre lit sous une couverture de laine.

Certaines tribus d’Esquimaux demeurent, l’hiver entier, dans des abris de neige, et il y fait si chaud qu’ils s’y tiennent à demi vêtus. Souvent, à la chasse, Arnasouk avait passé quelques nuits sous ce précieux abri que Dieu a réservé à ses enfants du nord, et si Boas avait négligé de lui apprendre à nager, il l’avait, en revanche, rendu habile à se construire en un clin d’œil une petite maison de neige.

Notre ami se réveilla ; sa première pensée est pour son Dieu et ses parents. Sa toilette n’est pas longue. Il pousse le bloc qui sert de porte et, en sortant, effarouche un vol d’oiseaux aquatiques qui s’enfuie bruyamment. Il jette avec émotion les yeux sur la mer ; son rêve se serait-il réalisé ?

Arnasouk mettait peut-être à ses rêves un peu trop d’importance. Il tenait cela, je pense, de sa bonne vieille mère, quelque peu superstitieuse. Le temps était plus doux que la veille, et l’eau bleue légèrement ridée par une brise de printemps. Le glaçon amarré était demeuré à son poste.

Arnasouk ne perd pas courage. « Eh bien, se dit-il, c’est la volonté de Dieu ; il pourvoira. Encore trois semaines, et la baie de Nain sera libre de glaces ; nos pêcheurs reprendront leurs kayaks et mon Dieu en dirigera bien un vers mon île ! »

Il déjeune comme il avait soupé la veille ; puis il veut faire le tour de son domaine. C’est le moment, paraît-il, de la ponte d’une foule d’oiseaux de mer ; partout il aperçoit des nids et dans ces nids quatre, cinq, jusqu’à dix et douze œufs. « Allons, je ne mourrai pas de faim ». Et il croit se rappeler qu’il a lu dans la Bible un passage en ces termes : « Tu dresses devant moi une table» (voir Ps. 23. 5).

Une chaîne de rochers qui traverse l’île dans sa largeur arrête ses pas. Ces rochers ne sont ni très hauts, ni très abrupts ; il en entreprend l’escalade. Arrivé au sommet, il s’assied pour jouir d’une vue magnifique. À une petite distance, au midi, se dressent deux immenses montagnes de glace. Portées par les flots, poussées par la brise, elles oscillent légèrement. L’une est animée par des oiseaux au plumage varié qui se poursuivent en chantant. L’autre, plus grande que toutes nos églises et aussi élevée que leur clocher, était couverte de neige.

Fondue par le soleil déjà chaud, cette neige retombait sur la glace azurée et dans la mer d’un bleu plus profond, en cascades d’une éclatante blancheur. C’était un spectacle saisissant. Cependant, au pied même du rocher, Arnasouk croit distinguer quelque chose qui lui donne une vive émotion. Il descend à la hâte la pente escarpée. Il est en bas, il approche, ses yeux ne l’ont pas trompé. Il a devant lui une longue pièce de bois, débris de quelque naufrage, et que les courants ont poussée dans cette anse. Une pièce de bois ! Vous vous attendiez peut-être à autre chose. Quelle joie peut donc lui causer cette pièce de bois ?

Vous avez pu déjà vous apercevoir que notre jeune Esquimau ne manquait pas d’intelligence. Il avait ce qu’on appelle le coup d’œil prompt, et saisissait immédiatement les avantages à tirer de telle ou telle situation. Cela est chez ses compatriotes, moins rare que nous ne serions portés à le penser.

Eh bien, dans cette pièce de bois Arnasouk vit une rame, dans un glaçon un radeau, et Dieu l’aidant, il embrassait déjà sa mère. Avec son coutelas, la pièce fut façonnée en une forte rame, travail long et bien autrement difficile que n’avait été la maison de neige. Il prenait des forces dans les nids de canards et de mouettes ; il en prenait dans la prière, l’action de grâce. Jamais Arnasouk n’avait autant prié, autant rendu grâces qu’il ne l’avait fait jusqu’à présent !

Ce ne fut pas sans peine qu’il gravit la chaîne rocheuse, traînant après lui sa rame. Il était déjà presque en haut quand elle lui échappe, glisse, bondit, et en trois sauts vient retomber sur la grève. Arnasouk ne murmura pas, ne s’impatienta pas. Il redescendit, recueillit en quantité une espèce de jonc marin, fort et souple, abondant au Labrador ; en tressa une corde suffisamment longue, la lia à sa rame ; de l’autre extrémité il se fit une ceinture autour du corps, et recommença son ascension.

Lorsque, bien fatigué, il atteignit son abri de glace, le soleil allait se coucher. Il aurait été imprudent d’entreprendre de nuit une navigation aussi hasardeuse. Pourtant Arnasouk avait bien envie de partir pour rejoindre, ce soir même, ses pauvres parents et les rassurer !

Il hésita, s’agenouilla pour chercher conseil, et sentit que son devoir était d’attendre au lendemain. Il renouvela avec insistance sa demande : que Dieu veuille bien calmer l’anxiété de son père, et, puisque sa mère tenait tant à ses rêves, lui en envoyer un qui lui montre son Arnasouk vivant et bien portant. Puis, après le repas du soir, il se blottit dans l’igloo et ne tarda pas à oublier les fatigues de la journée.

Le lendemain, le soleil trouva Arnasouk occupé à remplir délicatement son capuchon de peau de phoque des plus beaux œufs qu’il pût trouver. Le capuchon fut bientôt plein. Il aurait aimé en rapporter davantage à sa mère. Un moment il eut l’idée de ramasser de ces mêmes joncs dont il s’était fait une corde et d’en tresser un grand panier. Avec un peu de peine il y serait parvenu. N’avait-il pas vu souvent Mikak et même Lydia faire de ces paniers ?

Mais l’ouvrage serait long. Savait-il, ensuite le temps qu’il mettrait à diriger son radeau de glace ? Sa mère n’aimerait-elle pas mieux recevoir quelques œufs de moins, même n’en point recevoir du tout, et revoir son fils aujourd’hui même ? Après avoir rendu grâces à Dieu pour tout ce qu’Il avait fait pour lui dans cette île, qu’Arnasouk n’allait pas quitter sans émotion, il détacha le glaçon, monta dessus, y déposa délicatement son capuchon avec sa charge et, appuyant la rame contre le rocher, s’éloigna du bord.

Vous ne serez pas surpris si je vous disais que, sans soulever de vagues, le vent, assez fort, le poussait tout droit sur Nain. Vous le croirez facilement, parce que vous êtes persuadés que c’était la volonté de Dieu de le ramener chez lui sain et sauf.

La navigation fut donc facile, mais dura plus de quatre heures. Les phoques venaient se jouer autour du glaçon ; on eût dit qu’ils comprenaient n’avoir, ce jour-là, rien à craindre du jeune pêcheur. L’un d’eux sembla s’attacher à sa fortune et le suivit jusqu’au terme du voyage. Était-ce le même qu’il avait épié naguère, son harpon à la main, tandis que l’animal faisait son trou dans la glace ?

Le terme du voyage, ce n’était pas encore Nain. Nain ne pourrait pas, de bien des semaines, être abordé en bateau. Depuis l’endroit où le golfe se resserrait brusquement, la glace s’étendait toujours plus loin. C’est contre cette masse solide que le glaçon d’Arnasouk vint heurter. Ce petit coup sec fit tressaillir son cœur. Il dit adieu à ce glaçon, instrument pour lui des bontés de Dieu et, portant à la main le capuchon plein d’œufs et sur l’épaule la rame qu’il voulait garder en souvenir, il s’achemina le cœur léger.

Je ne vous décrirai pas l’arrivée d’Arnasouk, le bonheur de ses parents, les cris de joie de Lydia. Vous pouvez aisément vous les représenter. J’ajouterai seulement que Boas et Mikak n’avaient pas été sérieusement inquiets. Ils avaient toujours cru au fond du cœur que leur fils leur serait rendu. Encore en cela, son Père céleste, en qui il s’était confié, avait exaucé la prière d’Arnasouk.