FRÉDÉRIC

Chapitre 1

On était en mai, un riant mois de mai, tout en fleurs. Une brise tiède soufflant du sud ridait la surface des rivières et des étangs enfin débarrassés de leur couche de glace ; elle murmurait doucement dans le feuillage naissant des arbres et des buissons et faisait légèrement onduler les jeunes pousses des champs de blé. Comme une fusée, l’alouette partait en jubilant et les hirondelles infatigables gazouillaient, traçant dans l’espace lumineux leurs capricieuses arabesques ; le chant du coucou, qu’on est convenu de trouver joyeux, résonnait dans les forêts, tandis que, dans les bosquets mystérieux, au bord des sources ou des étangs, se faisait entendre la voix du rossignol, tantôt mélancolique, tantôt joyeuse et toujours touchante. Partout abondance de vie, abondance de fleurs. Les fleurs poussaient le long des fossés ; elles perçaient les dures mottes de terre que le sabot du cheval ou la roue du lourd chariot n’avait pas encore écrasées ; elles s’ouvraient à la lumière dans les interstices des murs, sur l’arête des pierres moussues, partout où un vestige de terre permettait à un grain de germer ; même sur la corniche du vieux clocher quelques brins d’herbe se balançaient fièrement. Encore une fois s’était réalisée cette promesse immuable : « Tant que seront les jours de la terre, les semailles et la moisson, et le froid et le chaud, et l’été et l’hiver, et le jour et la nuit, ne cesseront pas » (Gen. 8.22). Et les hommes, remplis d’une nouvelle ardeur, d’un nouvel espoir, voyaient dans la végétation naissante, dans l’abondance de fleurs, le gage de la moisson future.

Une succession de villages cachés dans la verdure s’allongeait au nord, dans une large plaine fermée au sud par une grande forêt. Des routes carrossables sillonnaient cette forêt dans toutes les directions. De nombreux chemins, ouverts par les bûcherons, s’y croisaient en tous sens – sans parler des sentiers sinueux et effacés qui n’étaient connus que des forestiers, des enfants amateurs de fraises et de myrtilles, et des braconniers en quête de gibier ou guettant le vigilant garde-chasse…

Sur un de ces chemins solitaires, une femme en deuil, d’une trentaine d’années, s’avançait à pas rapides. Le visage échauffé par la marche, l’œil fiévreux, elle regardait au loin, respirant d’un souffle court et oppressé.

« Ce chemin doit aboutir à la maison forestière de la Chênaie, murmurait-elle d’une voix entrecoupée ; on m’a dit que c’était le plus court… »

Elle s’arrêta un instant pour suivre des yeux un sentier qui, non loin de là, tournait brusquement à l’ouest.

« Si ce n’était pas le bon ! s’écria-t-elle avec angoisse. Je suis à bout de forces. Qui prendra soin de mon enfant, si ce n’est toi, Seigneur ? Oh ! Dieu, mon Dieu, à l’aide ! gémit-elle en pressant sa poitrine de ses deux mains. Viens, Frédéric, viens ! » dit-elle en se penchant vers un enfant qui, accroché à sa robe, trottinait à côté d’elle.

Frédéric était un garçonnet de cinq ans, très courageux. Jusqu’ici, il avait bien fait travailler ses petites jambes, mais « à l’impossible nul n’est tenu », elles commençaient à refuser leur service.

– Tu vois, maman, dit-il d’un ton de reproche, si tu avais voulu m’acheter le petit cheval, les pieds ne me feraient pas mal à présent.

Sans répondre, la mère prit dans ses bras l’enfant fatigué et, accélérant sa marche, elle continua à courir devant elle comme au hasard. Sa figure, de rouge qu’elle était, devint violette, puis, tout à coup, en poussant un soupir, elle s’affaissa.

Frédéric tomba à terre un peu rudement, mais, se remettant promptement sur ses pieds, il répéta du même ton : – Si tu m’avais acheté le petit cheval…

Finalement, il était heureux de faire une halte. Il s’assit à côté de sa mère étendue sans mouvement. Elle dort, pensa-t-il. Bientôt, reposé, il se leva et regarda autour de lui. Que c’était beau ! Il n’avait jamais vu tant de fleurs. Il allait en faire un beau bouquet pour sa maman. Et le voilà, fauchant de ses petites mains, à droite et à gauche, dans ce luxuriant jardin où foisonnaient les anémones, le muguet, les lychnis roses, les renoncules dorées. Tout fier de sa cueillette, il revint auprès de sa mère. Elle était toujours là, couchée au bord du chemin.

– Regarde donc, maman, dit-il triomphant, ton bouquet d’anniversaire n’était pas aussi beau. Mais, réveille-toi à présent, j’irai encore t’en chercher. Il lui caressait le visage de sa main : ce visage était froid. « Comme tu dors ! », fit-il, étonné.

– Oui, pauvre Frédéric, ta mère dort d’un profond sommeil. Les fleurs que tu viens de lui apporter sont ton dernier témoignage d’affection. Bienheureux es-tu de ne pas comprendre encore quel affreux malheur vient de te frapper ! Le cœur tourmenté, torturé, de ta mère a cessé de battre. Elle t’a remis aux soins fidèles du Seigneur qui veillera sur toi, mieux qu’une mère sur son enfant.

Le petit garçon piqua quelques fleurs dans les cheveux de sa mère.

« Comme elle va rire quand elle se réveillera ! » pensa-t-il tout joyeux. Je vais aller me cacher ; elle ne saura pas qui c’est ».

Il enjamba péniblement un arbre renversé au-delà du sentier et s’accroupit derrière, si bien qu’on voyait à peine quelques boucles de ses cheveux blonds. De hautes tiges d’herbe lui chatouillaient le nez ; des rameaux et des feuilles lui caressaient les oreilles, se mêlaient à ses cheveux, s’accrochaient à sa petite blouse. Quelques lézards glissèrent sur ses pieds : Frédéric ne bougeait pas. Enfin, l’attente lui paraissant longue, il appuya ses bras sur le tronc d’arbre et, se penchant en avant tant qu’il put : « Coucou ! », cria-t-il doucement. Sa mère ne bougeait pas. « Coucou ! » répéta-t-il plus haut. « Coucou ! » fit une voix derrière lui.

Qui était-ce ? Quelqu’un s’était-il caché là ? « Je vais le chercher », pensa Frédéric, en se dirigeant du côté d’où venait la voix. « Coucou ! » répétait-elle toujours aux appels de l’enfant. C’est là-bas, au fond de la forêt, je le trouverai bien. Encore un grand tronc à escalader. Ce n’était pas si facile ; un tronc gros et lisse ! Ses petits bras ne trouvaient pas d’appui et il ne parvenait pas à se mettre en selle. Il s’arc-bouta contre l’obstacle pour le faire rouler : peine inutile !

« Coucou, coucou ! »

« Je ne peux pas sauter par-dessus cet arbre ! » cria-t-il. Puis, ayant réfléchi un instant, il longea le tronc qui diminuait peu à peu d’épaisseur et cette fois, s’élançant de son mieux, il passa une de ses jambes par-dessus, l’autre suivit, et le petit aventurier tomba de l’autre côté.

« Coucou ! coucou ! » répétait l’écho.

– Me voici, répondit Frédéric, attends que je t’attrape !

Et sa course continua. Il regardait de tous côtés… Rien. Ce mystérieux personnage s’était vraiment bien caché. Mais il le trouverait ! Il franchit un fossé bourbeux, traversa tout un champ de myosotis. Des papillons dansaient devant lui ; une grenouille le regarda de ses yeux ronds, et disparut dans une mare ; un pic martelait un tronc d’arbre au-dessus de sa tête ; des tourterelles roucoulaient doucement, et, à ses pieds, les scarabées et les fourmis, sans se soucier du petit intrus, couraient à leurs affaires.

– « Coucou !… Coucou ! » À présent, je ne joue plus, dit Frédéric à bout de patience, je retourne auprès de maman.

Il revint alors sur ses pas. Mais ses jambes s’embarrassaient dans les ramilles desséchées, dans l’enchevêtrement de racines. Il tomba deux fois sur son nez, et se piqua les mains à des ronces. Oh ! Comme cela faisait mal ! « Maman ! maman ! » Point de réponse. « Maman ! viens me chercher ! petite maman !… chère petite maman ! »

Le vent bruissait dans les cimes des arbres et le cri strident d’un milan fut la seule réponse.

Cette fois Frédéric n’avait plus ni force, ni courage. Il s’assit sur une racine d’arbre ; de grosses larmes commencèrent à rouler sur ses joues. D’habitude, sa mère répondait à ses appels. Que faire maintenant ? Fallait-il encore chercher ? Ses pieds lui faisaient mal, les piqûres de ronces lui brûlaient les mains. Ne devrait-il pas prier ? Maman lui avait expliqué, hier encore, que si un jour il était en peine, il devait tout raconter au Seigneur Jésus qui aimait tendrement les petits enfants.

– Seigneur Jésus, dit-il en s’agenouillant, je me suis perdu ; aide-moi à retrouver le bon chemin. Maman me l’a dit : « Je sais que Tu peux tout ». Merci, Seigneur. Amen. Il se remit à marcher.

La forêt s’épaississait. Des broussailles entravaient ses pas, des branches s’accrochaient à ses habits, lui tiraient les cheveux. – « Quel vilain jardin ! » pensait Frédéric. Enfin, un fourré de jeunes sapins lui barra le chemin… « Maman, viens me chercher ! » cria-t-il encore en pleurant. Sa mère ne venant pas, il se glissa à quatre pattes à travers les branches piquantes des sapins, qui lui écorchaient la figure et les mains, et pénétraient même à travers ses chaussettes. Il ne criait ni ne pleurait plus, mais, avec l’obstination de son naturel, il avançait toujours. Enfin, le jour se fit et il se trouva sur un chemin. Sa mère ne devait plus être loin. Il regarda à droite et à gauche sans rien découvrir.

« Maintenant, elle viendra sûrement me chercher », pensa Frédéric en se couchant par terre, tout épuisé. Alors ses paupières s’appesantirent : il s’endormit.

Les rayons dorés du soleil couchant jouaient à travers le feuillage, effleurant le visage du pauvre petit qui n’avait plus ni mère, ni foyer ; les fleurs à haute tige s’inclinaient sur sa tête comme pour une caresse.

Le maître tisserand, Michel Ledou, qu’on nommait en général maître Michel, ne manquait jamais d’aller, tous les jeudis, avec son cheval, au marché de la ville voisine, distante d’environ 4 kilomètres. À vrai dire, l’un et l’autre n’avaient que peu de choses à y faire – le plus souvent, rien du tout, mais pour la Grise, et surtout pour son maître, une demi-journée passée hors de la portée de la maîtresse de maison était un vrai soulagement et un réel plaisir. D’ailleurs, la maîtresse elle-même avait, pour ce jour-là, quelques commissions urgentes : cinq cent grammes de sel, un paquet de chicorée pour le café de l’après-midi, quelques poissons, des allumettes, de l’huile et des aiguilles. La Grise, comme une jument raisonnable, se contentait de peu de travail et de peu de fourrage et, sous ce rapport, son maître lui ressemblait d’une manière frappante. Il faisait, en plus, toutes sortes de réflexions dont seul le résultat final s’exprimait par ces sages paroles : « Pourvu que cela ne finisse pas mal ! »

Au matin des jours de marché, une vivacité inaccoutumée s’emparait des deux amis. La Grise saluait le maître par un joyeux hennissement et maître Michel se trémoussait dans la petite cour, faisant autant de préparatifs que s’il s’était agi d’un voyage à la capitale.

La vieille petite calèche à ridelles, aux rais disjoints et grinçants, subissait l’opération « rajeunissement ». Il fallait graisser les essieux, rajuster les banquettes, étendre de la paille au fond, remplir d’avoine le sac qui servait de siège, rattacher les courroies usées ou les remplacer par de la ficelle. En même temps, par la fenêtre ouverte, la maîtresse lui criait :

– N’oublie pas de rapporter mes souliers de chez Loserait. Seront-ils seulement prêts ? C’est un paresseux négligeant, de même trempe que toi…

Le maître souriait dans sa barbe, ne répliquait rien, continuait à ajuster, à attacher, et la Grise hennissait.

…Quant au marchand de poissons Ramplé, tu lui jetteras ses poissons pourris à la tête. En voilà un voleur ! Mais toi, naturellement, tu n’y as rien vu !

Le maître, impassible, arrangeait le sac sur la banquette.

…Ne va pas oublier de faire boire la Grise ! poursuivait sa femme, vous faites joliment bien la paire, toi et cette vieille jument, mais la pauvre créature, il lui faut des soins. Et si je ne pensais pas à tout…

La Grise montra sa tête à la porte de l’écurie et, voyant que la voiture n’attendait plus qu’elle, elle vint d’un pas mesuré se mettre docilement dans les brancards.

… Et si tu aperçois ce flâneur de Jean Croll, passe par une autre rue, sinon vous irez encore ensemble perdre votre temps et votre argent au café.

Le maître s’installa sur son siège en souriant silencieusement. Passe encore pour le temps, mais l’argent ? Quelle pitié ! Ses achats faits, que lui resterait-il ? Peut-être trois sous pour sa dépense ! Il n’y avait pas besoin pour cela de tirer souvent son porte-monnaie de sa poche.

…Tu m’apporteras encore pour deux sous de savon et un sou de poivre, lui cria sa femme au moment du départ.

Le maître prit les rênes et la Grise se mit en marche.

… Attends, cria encore la ménagère, il vaut mieux que j’aille avec toi !

Mais, cette fois, la Grise eut des envies de galop, et le « hue ! » du paysan se perdit dans les bruyants cahotements du véhicule. Il n’aurait plus manqué que cela ! La Grise se surpassa jusqu’à ce que, arrivée au tournant de la forêt, elle reprit son allure lente et réfléchie… Maître Michel releva la tête, aspirant l’air avec délice. Quel plaisir, quelle paix ! murmura-t-il. Les oiseaux chantaient comme ils n’avaient jamais chanté et les fleurs embaumaient et souriaient. C’était la récréation hebdomadaire de Michel, cette course au marché. Au retour, l’après-midi, on aurait pu le voir la tête baissée, absorbé par des pensées peu gaies et laissant la Grise marcher à son gré.

– Où est maman ? fit une petite voix claire.

La Grise s’arrêta. Michel, étonné, releva la tête. Un petit bout d’homme, à la chevelure blonde ébouriffée était là, devant lui. Sa blouse de velours était couverte d’aiguilles de sapin ; ses yeux, gonflés de larmes, se fixaient, anxieux, sur l’étranger.

– Que Dieu me soit en aide ! s’exclama Michel en regardant l’enfant comme s’il n’avait pas compris.

– N’as-tu pas vu maman ? répéta la petite voix que des pleurs contenus faisaient trembler.

– Mais non, petit rôdeur, répondit le maître en descendant de son char, d’où viens-tu ?

– De là-bas, répondit l’enfant en montrant la forêt d’un geste vague.

– Quelles gens, quelles gens ! fit maître Ledou en secouant la tête, laisser ainsi un petit être s’en aller à l’aventure, comme si les landes de La Chênaie n’étaient qu’un jardin. Pourvu que cela ne finisse pas mal ! Es-tu tout seul ? Comment es-tu venu ici ?

– Maman dort, et puis je jouais à cache-cache ; il y avait un très gros tronc… Je ne me suis pas battu, mais ces vilaines ronces piquent, et je ne vois plus maman.

Ce récit incohérent n’expliquait rien à Michel.

– Où est-ce que ta mère dort ? poursuivit le vieil homme.

– Ici, ici, assura l’enfant. Peut-être qu’elle s’est aussi cachée ; essaie de crier « coucou ! »

– Quelle bêtise ! reprit Michel. Comment s’appelle ta mère ?

Frédéric le regarda avec étonnement.

– Tu es bien nigaud, fit-il d’un ton dédaigneux, comment veux-tu qu’elle s’appelle ? Elle s’appelle maman. Mais crie seulement « coucou ! » bien fort, alors elle viendra.

Qu’est-ce que maître Michel pouvait faire de mieux que d’obéir ? Il cria « coucou ! » de toutes ses forces mais d’une voix enrouée. La Grise tourna la tête, n’y comprenant plus rien. Elle avait déjà fait différentes expériences durant sa vie, mais cela était tout nouveau. Le petit rôdeur non plus n’était pas content.

– Quelle voix as-tu ! Voilà comment il faut crier. Et sa voix claire et argentine retentit dans le taillis.

Maître Ledou se remit à crier : il sortit de sa gorge une sorte d’aboiement rauque… mais personne ne répondit.

Alors, s’éloignant du chemin, ils entrèrent dans la forêt, criant et appelant, sans obtenir de réponse. Leurs recherches restant sans résultat, ils revinrent près de la Grise qui attendait patiemment. Maître Michel sentait le fardeau d’un nouveau souci. Il allait rentrer tard. Que dirait sa femme ? Il fallait aussi lui amener l’enfant… Comment le laisser seul dans la forêt ! Quelle réception orageuse il allait devoir affronter ! Cela lui faisait froid dans le dos.

– Veux-tu venir avec moi ? demanda-t-il enfin au petit qui, en toute confiance, avait mis sa main dans la sienne. Ta maman viendra te chercher chez nous.

Frédéric accepta sans hésiter. Ils montèrent sur le char ; l’un poussa de gros soupirs, l’autre, profondément soulagé, étendit ses pieds dans la paille fraîche et odorante. Soudain, il se souvint qu’une autre souffrance le tourmentait depuis longtemps :

– J’ai bien faim ! s’exclama-t-il, en se tournant vers son protecteur, donne-moi quelque chose à manger.

Le pauvre Michel se trouva en présence d’un nouveau dilemme : que faire ? Les poissons que le vieux Ramplé avait dû échanger, il ne pouvait pourtant pas les offrir à l’enfant. Il fallait donc sacrifier ce qui avait calmé ses craintes, ce qui devait servir de dérivatif aux foudres de son épouse. Les trois sous qui, en d’autres occasions semblables, s’étaient transformés en verre de vin, avaient servi à acheter des petits pains blancs tout frais, dorés et parfumés, destinés à adoucir l’humeur de la maîtresse du logis. Mais les yeux bleus de l’enfant avaient un regard si suppliant, et un éclat si joyeux les remplit à l’apparition du petit pain tiré du panier, que le bon Michel éprouva un véritable plaisir à contempler l’enfant y mordre à belles dents. Bientôt la dernière miette de la brioche eut disparu.

– Sais-tu ? dit encore le garçonnet, je n’aime pas beaucoup le pain tout sec, mais celui-ci a un goût de gâteau. Tu peux m’en donner encore un.

Le deuxième fut dévoré du même appétit, puis le troisième.

– Voilà, dit alors Frédéric avec satisfaction, le dernier n’était pas aussi bon que les autres. Puis sa tête se pencha sur la veste rugueuse de son protecteur, ses yeux suivirent quelques instants les mouvements de la Grise, ses paupières se fermèrent doucement, et il s’endormit.

Maître Michel entoura l’enfant de son bras et ne bougea plus pour ne pas troubler son sommeil. Il n’avait pas besoin de surveiller la Grise qui connaissait le chemin par cœur et trottinait sans hâte, secouant de temps en temps les oreilles ou agitant sa queue quand les mouches la dérangeaient trop.

Avec une admiration croissante, maître Michel contemplait l’enfant endormi, l’élégante blouse de velours et la collerette finement brodée qui entourait son cou délicat.

« Ça doit être un enfant de gens riches, pensait Michel Ledou en secouant la tête, comment est-il venu dans cette forêt ? »

La Grise ralentissant de plus en plus son allure, finit par s’arrêter et tourna la tête. Le maître soupira. S’il n’en avait tenu qu’à lui, il eût volontiers continué à suivre, longtemps encore, le chemin de la forêt, mais il fallait rentrer au logis. Il fit signe à la jument, qui, la tête baissée, s’engagea dans un chemin de traverse le long d’une clairière.

Chapitre 2

La maisonnette de Michel Ledou était basse, faite de troncs superposés, grossièrement équarris et couverte de chaume moussu. Quelques taches jaunes trahissaient de récentes réparations. En ce moment, on aurait pu la trouver jolie sous sa voûte de cerisiers et de pommiers fleuris.

Une herbe courte et drue poussait dans le petit enclos. À l’abri du toit de l’étable délabrée, les hirondelles faisaient leurs nids. On aurait pu se croire bien loin du monde civilisé. Il était rare, en effet, qu’un piéton dirige ses pas de ce côté. D’ailleurs, la maîtresse du logis ne faisait pas grand cas des lois de l’hospitalité, et mal en prenait à quiconque osait mettre le pied sur ses terres. Seuls, des bûcherons s’arrêtaient en passant pour demander de l’eau. Maintes fois ce breuvage fut assaisonné des propos mordants de Catherine Ledou. Du reste, c’était une femme énergique, avisée, qui faisait régner l’ordre le plus parfait dans sa petite propriété. Quand son regard sévère tombait sur son trop apathique mari, celui-ci, instinctivement, rentrait la tête entre les épaules. Même les jambes paresseuses de la jument avaient des envies de souplesse quand elles sentaient la maîtresse redoutée dans le voisinage.

Depuis une heure au moins, aujourd’hui, elle apparaissait sur le seuil de sa porte et sondait du regard le chemin débouchant de la forêt. Un grand silence l’environnait. Les abeilles bourdonnaient dans les arbres. Le sureau exhalait son parfum. Plus loin, dans les prairies, on entendait le chant monotone du grillon. Cependant Mme Ledou n’était pas femme à se laisser toucher par les charmes de la nature.

– Quel homme ! murmurait-elle, quel homme ! Il s’attarde jusqu’à la nuit noire, tandis que le travail presse à la maison !

Enfin elle vit le véhicule approcher lentement, beaucoup trop lentement au gré de son impatience croissante. Sa main droite saisit derrière elle une perche de haricots.

– Je m’en vais vous donner des jambes ! cria-t-elle, lorsque la calèche fut à portée de voix, à cette paresseuse de jument et à toi, fainéant, qui gaspilles le temps et l’argent à faire la fête en ville.

Maître Michel se contenta de répondre :

– As-tu quelque chose à manger, j’ai faim.

– Du matin au soir on se « carriole » sur les grands chemins ! On court d’un café à l’autre ! Attendez seulement, je m’en vais vous en faire passer le goût. Et elle brandissait sa longue perche qui, heureusement, ne pouvait encore atteindre personne… La prochaine fois, c’est moi qui irai à la ville ; je me ferai un bon fouet et on verra si elle sait encore trotter, cette vieille jument !

La Grise, humblement, baissait la tête et Michel d’une voix sourde intervint :

– Femme, dit-il, ne crie pas si haut, tu vas réveiller ce petit !

– Un enfant ! Tu m’amènes un enfant ! La voix de Catherine s’étranglait de colère et d’indignation ;… Dépêche-toi de descendre avec ce garnement. Si, à l’instant, tu ne l’éloignes de ma vue, tu… tu auras affaire à moi !

Frédéric n’avait plus envie de dormir. Les yeux grands ouverts, il regardait craintivement cette femme rouge de colère.

– Est-ce une sorcière ? demanda-t-il à voix basse à son protecteur qui s’apprêtait à descendre du chariot. Ledou soupira.

– Oui, mon garçon, répondit-il en inclinant la tête, comme tu vois clair !

Lui aussi avait parlé à voix basse, car si ses paroles étaient parvenues aux oreilles de sa femme, peut-être bien que la perche ne serait pas restée inactive.

– Je l’ai trouvé dans la forêt, expliqua-t-il à sa femme, il se sera égaré ; on viendra sûrement bientôt le chercher.

Cette explication, si vraisemblable pourtant, ne fit qu’augmenter la colère de Catherine.

– Trouvé dans la forêt ! s’écria-t-elle, et la perche prit une direction inquiétante ; d’autres trouvent de l’argent, ou un beau châle ; toi, tu trouves un enfant, qu’il nous faudra entretenir, comme si nous n’étions pas assez pauvres sans cela.

– Ce doit être un enfant de gens riches, insinua Michel, dans l’espoir d’apaiser son irascible moitié ; ils nous donneront une bonne récompense quand ils le trouveront chez nous.

Catherine sembla saisir la justesse de cette observation ; sa colère s’apaisa et sa figure perdit son expression rébarbative.

– Viens avec moi, dit-elle au petit dont elle voulut prendre la main, mais Frédéric s’y refusa énergiquement.

– Je ne veux pas rester avec toi, répondit-il d’un ton résolu, tu fais une méchante figure et tu as un long bâton à la main ; j’aime mieux rester dans la voiture ; le cheval me traînera et je pourrai dormir.

– Certainement pas ! répliqua durement la femme. Le cheval ira à l’écurie et ce n’est pas là que tu dormiras.

Et s’emparant du petit récalcitrant, malgré sa résistance, elle le tira de la calèche.

– Tu pourrais bien m’aider, s’écria l’enfant en s’adressant à Michel ; retournons à la forêt chercher maman.

– Entre seulement, répondit le placide Michel, on te donnera quelque chose, quelque chose de bon : du pain et du miel. N’aimes-tu pas ça ?

Frédéric apprécia ce conseil, car il aimait les douceurs ; il suivit donc docilement le maître du logis.

Un grand vestibule, tenant lieu de cuisine, occupait tout le milieu de la maison. Par une porte ouverte à gauche, on apercevait une pièce servant d’atelier. Un métier à tisser, un grand dévidoir, un cadre pour tendre le fil et d’autres outils de tisserand la remplissaient presque. À droite, la chambre de ménage et une petite chambre à coucher, toutes deux pauvrement meublées, mais reluisantes de propreté ; les carreaux des fenêtres étaient transparents comme du cristal et le sol de terre durcie poudrée de sable fin et parsemé de feuilles odorantes. Quelques ustensiles de terre occupaient un rayon bruni par la fumée et, au milieu du vaste foyer, sous un trépied en fer, brûlaient quelques tisons. Derrière le foyer, un grand four hébergeait une provision de menu bois et servait de reposoir au vieux chat gris.

C’était précisément ce four qui captivait l’attention de Frédéric. Il se campa devant et le considéra d’un œil curieux.

Puis il tourna autour en jetant de temps à autre un coup d’œil à Catherine qui venait de mettre sur le trépied une casserole pleine de lait et s’apprêtait à faire cuire des nouilles. Le bambin sembla satisfait de ses découvertes. Il revint, s’arrêta devant l’ouverture béante du four et mit ses mains dans ses poches.

– Nous te pousserons là-dedans, dit-il sans autre préambule à la cuisinière absorbée par la préparation de la pâte qu’elle roulait vivement et jetait dans le lait bouillant.

– Me pousser dans le four ! s’écria-t-elle stupéfaite, en appuyant sur ses hanches ses mains enfarinées et prêtes au combat, et pourquoi donc ?

– Tu es une sorcière, répondit Frédéric avec conviction ; c’est pourquoi on te poussera là-dedans… N’est-ce pas, c’est bien une sorcière ! Tu me l’as dit.

Ces dernières paroles s’adressaient à maître Michel qui, sans rien soupçonner, entrait silencieusement.

Cette révélation soudaine de ses pensées les plus secrètes fit trembler le pauvre tisserand.

– Petit bavard, articula-t-il avec peine ; comment peux-tu trouver pareille chose ? Pourvu que cela ne finisse pas mal !

– Mais tu me l’as dit, insista Frédéric, comme offensé ; moi, je la pousserai dans le four.

Le souffle coupé par la fureur, Catherine s’exclama :

– Me pousser dans le four ! Moi, une sorcière ! Attends, il lui faut un manche à balai à la sorcière !

Et, parlant ainsi, elle alla tirer d’un coin un vieux balai de branches, hérissé, attestant une existence laborieuse. Il s’en fallut de peu que le grand et le petit homme ne fissent connaissance plus intime avec lui, mais la casserole de lait vint à temps à leur secours. La soupe écumante, bouillonnante, en soulevait le couvercle. Une partie du précieux liquide se répandait dans les braises crépitantes. Bon gré, mal gré, la maîtresse du logis dut dominer son explosion de colère. À l’ombre de la fumée et de la vapeur qui remplirent bientôt la cuisine, le maître s’esquiva, abandonnant le petit imprudent à son malheureux sort.

Il était debout, tranquille, à la même place, devant le four, regardant Catherine aller et venir.

– Vois-tu, si tu avais fait attention, le bon lait ne serait pas tombé dans le feu, dit-il, d’un ton de reproche.

– Si je n’avais pas peur de commettre un péché, petit garnement ! s’écria la femme toujours furieuse, tandis qu’elle remplaçait par un peu d’eau le lait si malheureusement répandu. Voyez-vous ça ! À peine sait-on se tenir sur ses jambes qu’on vient mettre en colère les grandes personnes ! Va chercher le vieux fainéant pour souper !

– Qui faut-il aller chercher ? demanda Frédéric étonné.

– Ce vieux fainéant qui t’a amené avec lui et qui ne sait que flâner jusqu’à ce qu’il fasse nuit.

Frédéric comprit de qui il s’agissait. Il alla dans la cour, où maître Michel puisait un seau d’eau pour la Grise.

– Vieux fainéant, viens souper ! lui dit-il.

Le maître stupéfait posa son seau à terre. « À peine un quart d’heure qu’il est seul avec elle, murmura-t-il, et le voilà qui me nomme ainsi ! Quelle croix qu’une si méchante femme ! »

Frédéric ne comprit pas ces paroles dites en aparté, il prit la main de Michel qui le fit passer devant lui, non sans jeter un coup d’œil furtif vers le coin du balai. Il respira en voyant cet objet redouté à sa place habituelle.

La soupe fumait sur la table. La maîtresse en remplit trois assiettes et mit un morceau de pain noir à côté de chacune. Frédéric considérait cette tranche brune d’un œil curieux, puis, la poussant de côté :

– Je ne mange pas ça, déclara-t-il résolument, c’est de la terre. Tu peux me donner un des petits pains que tu as dans ta poche, continua-t-il en s’adressant à Michel.

Mais Michel s’étranglait. Les pâtes ne glissaient plus normalement dans son gosier. Une quinte le secouait violemment. La colère de Catherine éclata de plus belle.

– C’est ça, petit gourmand, cria-t-elle aux oreilles de Frédéric, qui n’y comprenait rien, de la terre !… de la terre, le pain que Dieu nous donne ! Je t’affamerai trois jours durant, petit polisson ! Mais pourquoi en vouloir à ce petit, quand un vieux fainéant gaspille ainsi l’argent ? C’est un pain blanc qu’il achète avec mes sous péniblement gagnés. Des petits pains, quand moi je compte les bouchées que je mange. Attends seulement : on t’en donnera des petits pains !

– Je les avais achetés pour toi, hasarda timidement le maître qui jetait ainsi de l’huile sur le feu.

– Achetés pour moi, reprit-elle fulminante. Et il n’a pas honte de mentir, ce coquin ? Où sont-ils donc… Où les as-tu mis ? Ah ! Tu as raison de baisser la tête !

Le maître, impassible, mangeait sa soupe assaisonnée d’amertume. C’était un homme silencieux, aimant la paix. Les criailleries de sa femme empoisonnaient presque toutes ses journées.

– J’ai sommeil, reprit Frédéric, je veux dormir.

– Et que faut-il faire de ce marmot, dis, veux-tu qu’on le mette sur le four, avec le chat ?

– Mets-le dans mon lit, dit Michel ; je coucherai dans la grange, sur le foin.

– C’est ça ! Tu iras y fumer, tu mettras le feu à la grange et nous serons tous grillés comme des rats ! Pas de ça !… Tu coucheras ici, sur le banc ! A-t-on autre chose que des peines et des soucis avec ces hommes ? Mais c’est bien fini : tu ne quitteras plus la maison. Tu jettes par la fenêtre le peu que nous avons ; tu parles mal de moi, et…

« – Je m’endors dans mon petit lit.

Ô Dieu, garde-moi cette nuit !

Que chaque jour Ta main fidèle

Me tienne à l’ombre de Ton aile. Amen »

La voix claire de Frédéric avait imposé silence au flux de paroles de la ménagère. Après s’être glissé dans le lit, il avait joint les mains et répété sa prière habituelle. Puis il avait fermé les yeux, en murmurant, à moitié endormi :

– Bonne nuit, maman !

Catherine s’était assise sur le banc et avait écouté respectueusement les paroles de l’enfant. C’était une honnête femme, que les soucis, les chagrins et les petites contrariétés de la vie avaient endurcie ; elle s’était peu à peu habituée à récriminer à tout propos. La prière enfantine de Frédéric avait éveillé en elle des souvenirs effacés depuis longtemps. Oui, jadis – il y avait bien quarante ans de cela – elle avait aussi présenté à Dieu de courtes requêtes et, comme Frédéric, elle s’était ensuite endormie paisiblement. Sa mère lui avait alors appris à aimer le Seigneur Jésus, mais – tels les grains tombant dans les épines, comme le dit la parabole – les difficultés de la vie avaient étouffé sa foi d’enfant. Une tristesse d’un nouveau genre s’empara d’elle en songeant que presque chacune de ses journées commençait et finissait par des invectives.

Immobile et silencieuse, elle resta absorbée par les images du passé. Puis elle se leva, monta au grenier, en redescendit portant un vieux manteau qu’elle étendit soigneusement sur le large banc destiné à son mari. Elle tira même un des oreillers de son lit pour compléter cette couche peu moelleuse.

– Tu seras mieux ainsi, dit-elle, en se tournant vers lui. Muet d’étonnement, il la suivait des yeux. Elle s’approcha ensuite du lit où reposait le petit étranger, contempla longuement sa douce figure, puis alla se coucher.

Un parfum inhabituel remplissait la chaumière lorsque maître Michel se réveilla, le lendemain. Il l’aspira avec délice, se leva, étira ses membres engourdis et, passant sa tête par la porte entr’ouverte, il jeta un regard curieux dans la cuisine. Il y vit sa femme en train de faire couler par un entonnoir, dans la graisse bouillante, une pâte liquide et dorée. Savamment, elle en traçait des arabesques fantaisistes qui bientôt, se transformeraient en beignets des plus appétissants.

– Des beignets ! murmura le maître dans sa joyeuse surprise. Mais dame Catherine l’avait entendu et, se tournant vivement :

– Curieux que tu es ! cria-t-elle, viens-tu déjà fourrer ton nez…

Subitement elle s’interrompit comme si elle regrettait ses paroles, puis elle continua en changeant de ton :

– Je ne peux pourtant pas laisser ce petit avoir faim. Il ne mange pas notre pain noir, et je n’ai rien d’autre à lui donner.

– C’est bien, répondit Michel tout réjoui.

Frédéric arriva bientôt, tout reposé, et s’installa à table. Un instant il sembla hésiter, puis inclinant la tête, il dit de sa voix claire : « Merci, Seigneur Jésus, pour le bon déjeuner que Tu nous donnes ! Amen ». Les beignets savoureux et dorés ne furent que mieux goûtés et croqués à belles dents.

– Tu n’as plus besoin de me donner tes petits pains ; ceci est bien meilleur, dit le petit ingrat à maître Michel, en croquant un nouveau beignet.

Cette ingratitude n’alla pas au cœur du brave homme, dont toute la face exprimait une douce satisfaction. Mais soudain la figure du petit prit une expression angoissée.

– Faudra-t-il que j’aille à l’étable ? demanda-t-il en regardant Catherine.

Tout d’abord, celle-ci ne put se transporter dans le monde de fées et de sorcières où vivait Frédéric en ce moment. Elle ne répondit pas tout de suite, n’ayant pas compris le sens de la question. Enfin, quand elle se rendit compte de la nature des craintes de l’enfant, elle voulut se fâcher. Mais l’anxiété peinte sur le petit visage la désarma et la pitié fut plus forte que le dépit.

– Tu n’es qu’un petit bêta, dit-elle, et si tu as encore de si mauvaises pensées, je ne te donnerai plus de ces bons beignets.

Alors Frédéric respira. Ses craintes évanouies, il se remit à faire honneur à la rustique friandise.

– Michel, tu conduiras la Grise au pâturage et tu prendras le petit avec toi ; le grand air lui fera du bien, poursuivit la ménagère.

Docilement, le maître sortit de la chambre, suivi de Frédéric.

– Veux-tu monter à cheval ? lui demanda le maître.

S’il le voulait ! Il poussait des cris de joie sur le dos de la sage jument qui, toute fière, tourna la tête et se mit à hennir.

– Y comprenne quelque chose qui pourra ! murmurait maître Michel qui allait de surprise en surprise ; pourvu que cela ne finisse pas mal !

Chapitre 3

Ainsi, à trois, ils sortirent de la cour. La Grise se gonflait, sûrement pour effacer les angles aigus de ses os qui auraient pu blesser le petit cavalier. Voyait-elle une pierre sur le chemin, elle l’évitait prudemment, et si un fossé s’ouvrait devant ses pas, elle le franchissait sans secousse, comme si elle avait porté un fardeau fragile et précieux. Seulement, de temps en temps, elle tournait la tête pour regarder la petite jambe de Frédéric.

C’était une matinée de printemps lumineuse, telle qu’on en rêve les jours d’hiver auprès des tisons flambants, alors que les frimas couvrent la terre et que la bise siffle sur les campagnes nues.

L’air tiède et calme étendait un voile vaporeux sur la terre verdoyante, et les rayons de soleil, comme des flèches divines, perçaient le tendre feuillage et faisaient scintiller des milliers de gouttes de rosée. Les voix des champs, celles des airs et de la forêt, vibraient à l’unisson dans un hymne mélodieux. La vie palpitait sous les dômes de feuillage, faisant éclater de toutes parts des bourgeons attardés.

Maître Michel regardait autour de lui d’un air radieux. La prière de Frédéric avait fait naître en lui une joie encore inconnue. Son cœur s’élevait vers Dieu, Créateur de toutes ces merveilles qui l’entouraient, et faisaient vivre en lui une certitude d’espérance. Un autre printemps succéderait aux peines de la terre et cette pensée lui faisait supporter sa misérable existence riche en chagrins, en amertumes, en humiliations de toute sorte. Quelqu’un pourrait-il lui parler un jour de ce Dieu qu’il connaissait de si loin ?

Dans la jeune âme de Frédéric, et à son insu, l’image de ce matin-là se grava en traits ineffaçables en ce début de vie si nouvelle pour lui.

La jument cheminait lentement sur un étroit sentier serpentant entre les noisetiers en fleurs. On arriva à la clairière humide de rosée, enceinte de grands arbres à l’abri desquels s’épanouissaient les muguets, les anémones et les fraisiers.

Le maître lâcha la bride, descendit Frédéric, et se mit en devoir de choisir un lieu de repos. Un vieux chêne aux racines noueuses couvertes de mousse formait un lit moelleux, bien propre à dédommager le pauvre tisserand de la dure couche de la nuit. De cet endroit, il embrassait toute la prairie d’un coup d’œil.

– Frédéric, cria-t-il au petit, tu n’iras pas courir dans la forêt !

– Oh ! non, plus jamais, promit l’enfant ; il y a de grosses grenouilles, et des aiguilles de sapin qui piquent bien fort, les méchantes.

Rassuré, maître Michel s’étendit de tout son long et plongea ses regards dans le feuillage naissant qui se détachait sur l’azur du ciel. Un léger bourdonnement, de furtifs battements d’ailes trahissaient la présence d’innombrables êtres minuscules se délectant, eux aussi, de ce festin de soleil et de parfums.

Que Michel se sentait bien ainsi ! Quelle heure délicieuse au sein de ce calme, de cette paix profonde ! Comment les hommes pouvaient-ils, de gaieté de cœur, assombrir les plus beaux jours par des discordes et des querelles ? Les coups de dents de la Grise qui se régalait, accompagnaient en cadence les réflexions du tisserand.

Peu à peu la coupole dentelée s’assombrit aux yeux de notre rêveur. Elle s’abaissa lentement, et bientôt un son régulier et monotone se mêla, profond et sonore, aux voix de la nature : c’était le ronflement sonore de maître Michel.

Frédéric n’avait pas quitté la Grise. Quand elle faisait un pas, lui, en faisait deux pour rester à ses côtés. Quand elle agitait la queue pour chasser une mouche importune, Frédéric de la main cherchait à l’éloigner ; mais, si elle s’approchait de la lisière du bois, où s’épanouissaient mille fleurs, il l’en détournait pour qu’elle ne les broute pas, car il voulait en faire un bouquet.

– Coucou, coucou ! cria tout à coup une voix dans le buisson. Les yeux de Frédéric brillèrent. Son cœur palpita d’émotion.

– Maman, maman ! Me voici avec la Grise, cria-t-il en courant vers la forêt. Mais bientôt son pas se ralentit et il s’arrêta. Il se rappelait les expériences de la veille, et le gros tronc d’arbre, et les aiguilles piquantes.

– Viens me chercher, maman ! Je n’entrerai pas dans la forêt ; l’homme – c’était maître Michel – l’a défendu.

Les yeux avides de l’enfant plongeaient dans le mystérieux dédale.

Puis, le cri du coucou se faisait entendre dans une autre direction et l’espoir de Frédéric se trouvait trompé de plus belle. Son regard s’attrista en pensant que c’était sans doute le même méchant garçon qui l’avait attiré loin de sa mère.

À pas lents, il revint près de la Grise qui, la tête levée, tout en mâchant, suivait des yeux son petit compagnon. L’enfant se mit à cueillir à pleines mains les fleurs odorantes. Ce bouquet, il l’offrirait à sa mère quand elle viendrait. Il en avait une vraie gerbe lorsqu’il se rapprocha de son amie qui venait de se coucher. Il s’assit tout près d’elle, appuya sa tête sur son large dos et regarda ses fleurs.

Soudain, Michel se mit sur son séant : un gros scarabée lui tombant sur le nez l’avait brusquement tiré de son sommeil. Et lorsqu’il vit que la clairière n’avait plus d’ombre, il s’écria :

– Hop, la Grise, hop ! Tu restes là à te chauffer au soleil, comme s’il n’y avait ni maîtresse, ni ouvrage qui nous attendent. Il faudra planter les pommes de terre cet après-midi.

La jument se leva péniblement. Frédéric reprit sa place sur son dos et le trio regagna lentement le logis. Dès que la maisonnette fut en vue, Michel, anxieux, observa les abords. La maîtresse n’y était pas pour lui faire un accueil à sa façon. La figure du brave homme s’apaisa.

– Eh bien ! Frédéric, dit-il joyeusement à l’enfant qui, d’une main tenait son bouquet serré contre sa poitrine, et de l’autre se cramponnait à la crinière du cheval, tout semble bien aller. Pourvu que cela ne finisse pas mal !

La tête de dame Catherine parut à la porte entrebâillée.

– Vous arrivez au bon moment, dit-elle, d’un ton aimable, le dîner est prêt.

Maître Michel ne savait que penser de ce revirement. Pareille chose ne s’était jamais vue.

– Pourvu qu’elle ne tombe pas malade ! pensa-t-il. Peut-être a-t-elle pris trop à cœur le nom de sorcière.

– Tiens ! dit Frédéric en lui tendant le bouquet, maman n’est pas venue !

Catherine accepta les fleurs avec ravissement, même avec une pointe d’orgueil : elle les mit dans un pot plein d’eau fraîche.

– Je t’ai fait un bon dîner, lui dit-elle, d’un ton mystérieux.

Le dépit que le qualificatif de la veille lui avait causé était oublié. En regardant les yeux candides de l’enfant, elle sentit qu’un rayon de soleil avait pénétré dans sa chaumière et dans son cœur.

L’étonnement de Michel ne fit que grandir lorsqu’il vit le couvert déjà posé sur la table, un plat de purée de pommes de terre accompagné d’une tranche de lard fumé, son plat préféré.

– Mangez-en autant que vous voulez, dit la maîtresse d’un ton encourageant ; cet après-midi, il faudra planter les pommes de terre.

– Mais, femme, ne put s’empêcher de dire Michel, c’est un repas de fête que tu nous donnes en semaine ! Pourvu que cela ne finisse pas mal !

– Pourquoi m’avoir amené un enfant de grand seigneur ? Il faut bien se déranger un peu.

Mais l’enfant de grand seigneur ne paraissait pas apprécier la bonne volonté de Catherine. D’un œil méfiant, il considérait curieusement la purée reluisante de graisse. Prudemment, il en porta une pointe de fourchette à sa bouche et fit une grimace. Il s’étranglait, s’étouffait, devenait tout rouge et ne pouvait avaler. Lorsqu’il put parler, il déclara nettement :

– C’est pour les petits cochons.

Le maître, interloqué, posa sa fourchette.

– Quel petit gourmand ! C’est un dîner de roi, de quoi rendre la santé aux malades !…

Mais sa femme l’interrompit.

– Le petit, dit-elle, ne sait pas ce que c’est. Laisse-le tranquille, Michel.

Une nouvelle stupeur pétrifia le pauvre homme : Michel ! Elle avait dit Michel ! Pourvu qu’elle n’aille pas mourir bientôt ! pensait-il tristement.

Entre temps, la maîtresse était allée chercher un pot de lait et quelques-uns des beignets restés du matin, et Frédéric eut un dîner à son goût.

Certes, depuis longtemps, Michel ne s’était senti aussi heureux. Toutefois, ce bonheur était incomplet. Il fallait, hélas, aller planter les pommes de terre, alors qu’il eût été si agréable de faire la sieste sur la mousse, à l’ombre du grand chêne !

– Ne vaudrait-il pas mieux que j’aille dans la forêt avec ce petit abandonné ? Peut-être pourrais-je découvrir quelque chose, hasarda-t-il timidement.

– Certainement pas, décida dame Catherine ; les pommes de terre doivent se planter. D’ailleurs, nous sommes les derniers, et si la pluie allait venir, ce serait fini pour cette année.

Il fallut se résigner. On attela la Grise à la charrue qui traça de profonds sillons dans lesquels la maîtresse posait les tubercules à intervalles réguliers. Pour Frédéric, il y eut aussi du travail. Muni d’un petit panier que lui avait donné Catherine, il allait et venait, du sac à la paysanne, versant les tubercules dans son grand tablier, retenu à la ceinture par les coins. Quel plaisir que de trottiner ainsi ! Les joues en feu, ses cheveux bouclés tombant en désordre sur son front, il ne pensait ni à la chaleur, ni à la fatigue. Enfin, ses petites jambes ralentirent leur allure, et Catherine lui dit :

– Va demander au maître qu’il te mette sur la Grise, veux-tu ?

Frédéric applaudit.

– Chez vous, c’est presque plus beau qu’à la maison. Je pense que maman ne viendra pas encore me chercher aujourd’hui.

Et maître Michel, en entendant le joyeux rire et le babil du petit, oublia complètement qu’il avait chaud, et qu’il faisait un travail pénible.

Le soir, au lit, Frédéric ne put dire sa prière jusqu’au bout :

– Je m’endors dans mon petit lit, articula-t-il encore clairement. Ô Dieu – garde-moi… garde-moi…

Et il dormait déjà profondément. Comme la veille, Catherine lui caressa le front et posa ses petites mains jointes sur la couverture.

– C’est une vraie bénédiction qu’un semblable marmot, ne put s’empêcher de dire Michel en sortant de la chambre. Pourvu que cela ne finisse pas mal !

Le lendemain, un vent froid amena de légères averses sur les campagnes verdoyantes. Le brouillard flottait sur la forêt et les gouttes de pluie, fouettant les vitres embuées, y formaient de petits ruisseaux. Impossible d’aller promener à cheval sur la Grise.

– Tu pourras enfin terminer les essuie-mains pour la femme du maire, dit la maîtresse à Michel qui se tenait près de la fenêtre et regardait d’un air d’intime satisfaction le paysage gris et humide.

Cette recommandation lui arrivait bien mal à propos.

– Il me semble, fit-il en hésitant, que cela ne vaut pas la peine de s’y mettre. Tu connais le proverbe : « Faveur des grands et pluie de printemps ne sont pas de durée ». Et ensuite, pour être aussitôt dérangé…

– Tu n’as pas à te laisser déranger, interrompit aigrement la maîtresse, il faut que ce travail se finisse une fois. La femme du maire l’a déjà envoyé chercher trois fois et j’ai toujours dû lui demander de patienter. Elle ne nous donnera plus de travail si rien n’est jamais fini.

Il fallut, coûte que coûte, se mettre au métier. « Pourvu que cela ne finisse pas mal ! », soupirait le tisserand en prenant sa navette. Sa femme déploya le dévidoir, y mit le fil, prépara les bobines et bientôt bourdonnement et cliquetis remplirent la chambre de leur laborieuse harmonie.

Frédéric aussi eut sa part de travail. Il portait au maître les bobines pleines et rapportait les vides à la maîtresse ; mais il manquait d’entrain. Ses yeux limpides avaient perdu leur éclat. Aux questions du vieux couple il ne répondait que d’un ton triste et ses petits pieds semblaient être de plomb. Souvent, il montait sur le petit banc et aplatissait son nez contre les vitres ruisselantes. De temps à autre, il poussait un profond soupir, et chaque fois qu’il revenait près de Catherine, son charmant minois avait l’air aussi désolé que le temps.

– Qu’y a-t-il, mon petit ? demanda enfin la maîtresse en arrêtant son dévidoir.

Elle venait de remarquer sur ses joues deux grosses larmes qui roulaient lentement et tombèrent sur sa main rude de paysanne. Pleut-il aussi dans la chambre, ou a-t-on le cœur gros ?

– Je ne sais pas, répondit le petit en hésitant, tandis que deux nouvelles larmes suivaient les premières ; il me semble toujours que… qu’il me faut pleurer… et… maman… qui ne revient pas !

En disant ces mots, il cacha sa tête dans les jupes de la maîtresse et éclata en sanglots convulsifs. Tout son corps tremblait. Sa douleur inconsciente, l’émotion des derniers jours, l’attente anxieuse et l’espoir déçu s’exprimaient par un torrent de larmes.

– Je savais que cela finirait mal, dit Michel tout ému en arrêtant sa navette, c’est ce malheureux tissage qui en est cause.

La maîtresse ne répondit rien. Ces chaudes larmes d’enfant, tombant sur son cœur, amollissaient la dure enveloppe qui le recouvrait depuis des années, et en faisaient jaillir la pitié et l’amour. Catherine entoura de ses bras l’enfant éploré, tandis que ses paupières desséchées s’humectaient de larmes, de vraies larmes. Et sa voix altérée prit de douces et consolantes inflexions semblables à celles d’une mère :

– Frédéric, mon mignon, ne pleure pas ainsi. Écoute, quand il fera du soleil, nous irons à la forêt et nous la retrouverons.

– Et elle ne viendra pas ! J’ai appelé… toujours appelé… et elle ne vient pas !

Les sanglots redoublaient de violence ; la petite poitrine se soulevait, se gonflait comme prête à éclater.

– Frédéric, veux-tu que je te donne un des petits gâteaux que tu aimes tant ?

Sans répondre, l’enfant secoua la tête.

– Veux-tu aller à cheval sur la Grise ?

Nouveau signe négatif.

– Je voudrais maman.

– Frédéric, veux-tu que je te raconte une histoire ? Celle du petit chaperon rouge ou celle du loup et des sept chevreaux ?

– Non, le loup a mangé le petit chaperon rouge, et la grand-mère, et les chevreaux… peut-être qu’il y aussi trouvé maman.

– Non, Frédéric, dans cette forêt il n’y a pas de loup… ou la Belle au bois dormant ?

Les larmes de Frédéric coulaient encore abondamment, de gros soupirs s’échappaient de sa poitrine, mais il restait tranquille sur les genoux de la narratrice. À mesure qu’elle parlait des fées et des beaux cadeaux, qu’elle racontait comment la jeune femme était montée dans la tour et avait trouvé la vieille fileuse, les larmes du petit auditeur cessèrent peu à peu.

– Les pigeons s’endormirent ; et aussi les moutons, les chiens, les chevaux.

– Est-ce que le cocher s’est aussi endormi ? demanda tout à coup Frédéric dont l’intérêt s’était éveillé.

Dame Catherine l’affirma positivement.

– Est-ce que le coq s’est aussi endormi ?

Nouvelle affirmation.

– Est-ce que la sorcière s’est aussi endormie ?

La maîtresse, d’abord un peu incertaine, se décida à faire dormir aussi la sorcière.

– Est-ce que Dieu dans le ciel s’est aussi endormi ?

Cette question embarrassa vraiment la conteuse. Elle n’avait jamais pensé à cela. Mais du fond de ses souvenirs lui revint ce verset souvent répété par sa mère : « Celui qui te garde ne sommeillera pas » (Ps. 121) et elle répondit :

Dieu ne dort jamais.

– Jamais ? répéta Frédéric.

Mme Ledou se contenta de répéter que Dieu ne dormait jamais et continua son récit. Frédéric oublia sa peine et, quand on arriva au moment où le cuisinier donne au marmiton une gifle qui le fait crier, Frédéric poussa un tel éclat de rire que le maître se retourna tout étonné. Frédéric, sur les genoux de sa femme ! Il en croyait à peine ses yeux. L’enfant entourait de ses bras le cou flétri de Catherine et la regardait avec affection.

– Qui l’aurait cru ? murmura Michel en secouant la tête. Pourvu que cela ne finisse pas mal !

Chapitre 4

Cette crainte semblait ne pas devoir se réaliser. Le chagrin s’était évanoui du cœur de Frédéric. La maîtresse y avait pris place ; la méchante sorcière, maintenant maman Catherine, s’était transformée en fée bienfaisante et avait changé les larmes en rires joyeux.

Le bon Michel, par contre, ne récoltait qu’ingratitude. Désormais Frédéric ne quittait plus sa mère adoptive ; il la suivait partout, allait chercher du bois et des copeaux dans la cour, autant que ses petits bras en pouvaient contenir ; il lui aidait à sarcler le jardin et n’avait pas de plus grand plaisir que de dénicher les œufs pondus par les poules dans des endroits cachés.

En échange, et quand elle n’était pas occupée à sermonner son insouciant mari ou à aiguillonner le cheval paresseux, elle racontait à Frédéric les exploits du petit Poucet, le pouvoir merveilleux des fées. Ces récits enfouis depuis longtemps, mais non perdus dans sa mémoire, revoyaient la lumière pour le plus grand enchantement de Frédéric.

Michel, voyant l’affection croissante de l’enfant pour la maîtresse, en éprouvait une secrète jalousie. Cependant, il ne considérait pas encore sa cause comme perdue et comptait regagner la faveur changeante du petit.

« Je l’ai trouvé dans la forêt, ruminait-il, il a mangé mes petits pains, il m’a fait prendre ma femme pour une sorcière, il couche dans mon lit, il faut que mes vieux os s’étendent sur le banc, et voilà qu’à présent il me regarde à peine ! »

Telles étaient les pensées mélancoliques du maître, exprimées à mi-voix à sa compagne de douleur, à sa confidente, la jument grise.

– Frédéric, veux-tu aller à cheval dans la forêt ? demanda-t-il un matin au petit orphelin.

Les yeux de l’enfant brillèrent. Aller à cheval dans la forêt, où il y a tant de belles fleurs. Déjà, il allait dire oui, quand il se souvint que maman Catherine lui avait promis un conte tout nouveau. Il hésita. Que faire ? L’un était aussi alléchant que l’autre, et comme sa petite tête de cinq ans était très ingénieuse, il lui vint une bonne idée :

– Sais-tu aussi raconter des histoires ? demanda-t-il.

Michel, ahuri de cette question inattendue, répondit inconsidérément que oui, puis sortit en toute hâte. « Pourvu que cela ne finisse pas mal ! », marmonnait-il en harnachant la Grise.

Je le crains bien, pauvre Michel ! Bien des choses, il est vrai, te trottent dans la tête ; de graves énigmes agitent ton esprit, mais ce qui est certain, c’est que tu ne sais pas raconter.

« Peut-être n’y pensera-t-il plus », se dit-il en manière de consolation, tout en conduisant son cheval hors de l’écurie.

Frédéric, satisfait de la promesse reçue, courut à Catherine :

– Il sait aussi raconter des histoires, lui dit-il, tout essoufflé.

Il fut hissé sur le dos de la Grise et l’on se mit en route.

Frédéric semblait avoir oublié sa question intempestive et le maître se sentait soulagé. Mais, lorsqu’ils s’engagèrent dans le sentier sinueux, l’enfant dit brièvement :

– Eh bien, maintenant, raconte !

Le maître tressaillit.

– Que veux-tu que je te raconte ? demanda-t-il d’un ton dégagé.

– Tu sais bien, un conte.

– Ne penses-tu pas qu’il faudra prendre la calèche une autre fois ? reprit le maître, espérant faire diversion.

– Non, j’aime mieux être à cheval, répondit Frédéric sans hésiter. Quelle histoire veux-tu me raconter ?

– Aujourd’hui, je te montrerai un beau nid d’oiseau, dit Michel.

– Si tu veux. Puis, tu sais, tu pourrais me raconter comment ils se sont tous endormis.

– Mais non… je ne sais pas cette histoire, confessa simplement le bon Michel.

– Tu ne la sais pas ! s’écria l’enfant tout étonné, comment le gros cuisinier lui en a appliqué une – comme ça ! Et pour démontrer énergiquement la vigueur de la giffle attendue cent ans, Frédéric se pencha et, de sa petite main potelée, fit claquer la joue de maître Michel.

– Aïe ! petit fripon ! s’écria le bonhomme interdit en reculant d’un pas, ça fait mal !

– Oui, affirma l’enfant, c’est ainsi qu’il l’a giflé. Alors le marmiton a crié et tout le monde s’est réveillé. Raconte-moi cette histoire !

– Je ne la sais pas, répéta le maître, tout confus, en ayant soin de se tenir hors de portée de la main de Frédéric.

– Eh bien ! Racontes-en une autre, dit le petit, promptement résigné.

Michel, bon gré, mal gré, dut s’exécuter. Ses pensées confuses s’accrochèrent aux quelques mots qui se trouvent toujours dans un conte et il commença :

– Il y avait une fois…

– Oui, c’est bien cela, qu’est-ce qu’il y avait une fois ?

– Il y avait une fois, répétait-il, cherchant la suite… il y avait une fois…

– Un roi et une reine, compléta Frédéric, avec quelque impatience.

– C’est juste, un roi et une reine, répéta Michel aussitôt. Sans aucun doute, il avait su cela, comment avait-il pu l’oublier ?

Ce commencement lui plut tellement qu’il répéta encore : « Il y avait une fois un roi et une reine ». Jusque-là, pas d’accroc, mais ce fut tout : le pauvre Michel était au bout de son latin. Le léger souffle de vent qui avait enflé sa voile était tombé : son pauvre navire restait en panne.

– … Une reine, redit encore machinalement le tisserand… Ce devait être la rose… Le refrain d’une vieille chanson s’était réveillé dans sa mémoire :

« De mon jardin la reine

Est la rose embaumée ».

Il s’en serait tenu là, si Frédéric ne l’avait renseigné.

– Ce n’est pas du tout cela, interrompit-il, mécontent ; ils n’avaient pas…

– Ils n’avaient pas… d’argent, acheva le maître vivement, car, à son point de vue, cette négation s’appliquait en premier lieu à l’argent.

– Tu es trop stupide ! s’écria aussitôt Frédéric, étonné du mauvais état de fortune d’un roi et d’une reine. Bien sûr qu’ils avaient de l’argent. Ils avaient tous un écu et peut-être encore davantage, mais ils n’avaient pas d’enfant.

– Pas d’enfants ? répéta Michel ; ah ! non, pas d’enfant. Il y avait une fois un roi et une reine qui n’avaient pas d’enfant, dit-il d’un coup ; et la confiance lui revenant, il continua, sans plus s’inquiéter des interruptions de Frédéric : Alors ils eurent Blanche-Neige – et comme ils n’avaient rien à manger… rien à manger… ils l’envoyèrent dans la forêt… dans la forêt… et quand elle revint, les petits oiseaux avaient mangé toutes les pierres… les bonnes dans le bol, les mauvaises dans le garrot… puis ils s’endormirent tous… s’endormirent tous… et quand le chasseur entendit le loup ronfler si fort, il pensa : « Il a sûrement dévoré la grand-mère ». Il lui fendit le ventre et tous les petits chevreaux en sortirent… le plus jeune le premier… et quand la grand-mère arriva devant la porte… devant la porte… il prit une grande meule de moulin et la jeta sur la tête de la grand-mère… de la grand-mère… et chanta : « Qui vitt, qui vitt ! Voyez quel bel oiseau je suis… quel bel oiseau je suis ! »

Michel essuyait la sueur qui perlait sur son front. Tous les personnages des contes avaient repris vie dans sa mémoire et y dansaient une danse fantastique. Il y avait puisé au hasard et composé un récit auquel Frédéric ne comprenait plus rien. De temps en temps, la Grise tournait la tête de son côté, puis l’inclinait toujours plus bas, comme si elle avait honte de son maître.

Tout à coup, Frédéric tomba de sa monture. Avait-il été saisi par le pêle-mêle de l’histoire, ou la Grise, moins surveillée, avait-elle fait un faux pas ? Bref, le petit gisait dans le fossé et le maître, s’arrêtant au milieu de sa phrase, s’exclama :

– Frédéric, ne t’es-tu pas fait mal ?

Le petit s’était relevé, l’air un peu effarouché :

– Non, dit-il d’une voix tremblante, mais je ne veux pas remonter sur la Grise et tu ne me raconteras plus d’histoires.

– Je ne le ferai plus, c’est certain ; mais laisse-moi donc te remettre à cheval.

Mais Frédéric n’ayant plus confiance, ni en la Grise, ni en son maître, déclara carrément :

– Je veux aller chez maman Catherine ; elle n’est pas du tout une sorcière, comme tu l’as dit.

– Mon petit Frédéric, répliqua Michel, pour remettre les choses au point, c’est toi qui l’as dit.

– Mais elle n’en est pas une ; et je veux aller près d’elle.

Et sans vouloir plus rien entendre, il fit volte-face et se mit à courir de toute la vitesse de ses petites jambes, laissant le pauvre Michel et sa vieille compagne continuer leur chemin.

La maîtresse fut bien surprise de voir revenir le bambin. Elle leva les bras au ciel en s’écriant : Est-ce que la Grise a des lubies ? A-t-elle pris le mors aux dents ?

Mais pour Frédéric, l’exactitude des contes de fées était bien plus importante.

– Est-ce vrai, demanda-t-il, hors d’haleine, que le roi et la reine n’ont rien à manger ?

– Mais, Frédéric, répliqua la maîtresse indignée, qui est-ce qui a pu inventer cela ? Tous les jours ils peuvent cuire du riz avec des pruneaux, et même y ajouter un morceau de jambon.

– Est-ce vrai, continua Frédéric, déjà un peu rassuré, que le plus petit des chevreaux a jeté une meule sur la tête de la grand-mère et a ensuite chanté : « Qui vitt ! Qui vitt ! Quel bel oiseau je suis » ?

– Pas le moins du monde. Qui est-ce qui t’a conté ces balivernes ?

– Oui, il m’a raconté cela, et je suis tombé de la Grise ; maintenant j’aime mieux rester avec toi ; tes histoires sont bien plus belles.

– Quelle pitié que cet homme, soupira Catherine, il gâte le plaisir, même à ce pauvre enfant !

Pauvre Michel ! Il avait de si bonnes intentions ; il aurait voulu n’affliger personne, et voilà à quoi il aboutissait.

Maman Catherine n’eut rien de mieux à faire qu’à remettre de l’ordre dans le pêle-mêle des contes, et, lorsqu’enfin chaque personne eut réintégré son domicile respectif, le soleil se remit à briller dans le cœur et les yeux de Frédéric.

Quand, à midi, la Grise et son maître rentrèrent timidement – car ils ne savaient pas quel accueil leur serait fait – Frédéric tout joyeux, courut au-devant d’eux en criant :

– Je veux remonter sur la Grise, mais tu ne me raconteras plus rien, sans quoi je tomberai de nouveau.

La Grise releva la tête et se mit à hennir. Michel, soulagé d’un grand poids, répondit :

– C’est bon, Frédéric, sois tranquille, je ne m’aventurerai plus dans ce domaine.

Chapitre 5

Les jours s’écoulaient. Personne ne venait réclamer le petit garçon et, dans le cœur des vieux époux, une pensée prenait tout doucement racine, une pensée qui devenait une espérance, un désir ardent qu’ils avaient soin de se cacher l’un à l’autre… de crainte aussi que ceux qui avaient des droits sur l’enfant ne trouvent le chemin de leur chaumière.

Cependant, un jour, un homme apparut au détour du sentier qui conduisait de la maisonnette à la grande route. Il était de petite taille, rougeaud et replet. À peine voyait-on son nez et ses yeux entre ses joues bouffies. On pressentait en lui l’homme d’importance. Ses courtes jambes avaient de la peine à porter la lourde masse de son corps, ce qui ne l’empêchait pas de poser le pied avec assurance et d’écraser tout ce qu’il rencontrait. Il avait ôté sa casquette et s’épongeait le front.

« Hum, grommelait-il en fixant ses petits yeux clignotants sur le champ grossièrement labouré, ils n’ont rien à se mettre sous la dent et procurent encore des embarras au maire. Quelles gens que cette sorte de propriétaires ! Braconniers, voleurs de bois, mauvais cultivateurs et, par-dessus le marché, ils procurent des ennuis à l’autorité. Je le ferai bien sentir à ce fripon de Michel Ledou. Si seulement sa femme n’avait pas une langue si pointue ! »

Quand le tisserand vit entrer le monsieur trapu dans la cour, il s’avança sur le seuil et ôta son bonnet. Mais l’arrivant, sans prendre garde à cet humble salut, entra dans la chambre basse, et, tout essoufflé, s’assit sur une chaise dont les joints grincèrent sous ce poids inaccoutumé. D’un coup d’œil circulaire, il parcourut l’intérieur de la chambre. Catherine n’y était pas ; l’instant était propice. Appuyant ses deux mains sur le pommeau de sa canne, il arrêta un regard sévère sur Michel, debout devant lui.

– Il vous faut venir avec moi au bureau de police, dit-il enfin.

– Moi !… à la police ! s’écria Michel terrifié ; pourvu que cela ne finisse pas mal !

– Sans doute, que cela finira mal, riposta le visiteur en fronçant les sourcils. N’avez-vous pas ici un petit garçon ? Avez-vous fait rapport à l’autorité, comme cela se doit ?

– Oui… non… bégaya Michel, je pensais… je voulais…

– Vous n’avez rien à penser ni à vouloir, interrompit le petit homme, c’est mon affaire, à moi, Adam Bille… Ne lisez-vous pas les journaux ?

Michel répondit négativement et Adam Bille le lui reprocha comme un crime.

– Eh bien ! Ouvrez les oreilles, continua le maire d’un ton rogue ; vous avez commis là une faute grave !

En tirant de sa poche une feuille d’annonces, il lut d’une voix solennelle :

Avis

Le quinze de ce mois, on a trouvé dans la forêt de la Chênaie le corps d’une femme semblant appartenir à la classe aisée… Elle portait un costume de drap bleu foncé et un chapeau de même couleur… L’examen médical a démontré qu’elle a succombé à une crise cardiaque… Une courroie coupée fait supposer qu’on lui a enlevé une sacoche… Un chapeau de petit garçon trouvé non loin de là semble indiquer qu’elle était accompagnée d’un enfant, dont on n’a pas encore pu retrouver la trace… Toute personne susceptible de donner quelques renseignements est priée de s’adresser à la préfecture de police de notre ville.

Valines, le 28 mai 19..

Préfecture de police ».

Après chaque phrase, le maire fixait sur le tisserand un regard perçant, comme s’il s’attendait à le voir tomber à genoux et crier grâce. Le fait ne se produisant pas, il ajouta au bout d’un instant :

– Il pourra vous en coûter cher.

La lecture de l’avis n’avait pas fait grande impression sur Michel. Son cerveau, travaillant lentement, n’avait pas encore saisi la relation existant entre Frédéric et la femme morte dans la forêt. La dernière remarque du magistrat lui suggéra une pensée qu’il traduisit ainsi :

– Peut-être bien qu’on nous offrira quelques francs, mais je pense que nous ne les accepterons pas.

– Vous offrir quelques francs ! s’exclama le maire ironiquement. Dites-moi d’abord comment vous vous êtes appropriés cet enfant ?

– Il est venu à moi, répondit Michel. Comme je traversais le bois avec la Grise…

– Je vais vous dire quelque chose, interrompit l’irritable Adam Bille. Vous avez trouvé la femme morte dans la forêt ; vous avez coupé la courroie de la sacoche qui contenait son argent, et vous avez emmené l’enfant avec vous…

– J’ignore tout de cela, observa Michel avec hésitation en regardant autour de lui pour trouver du secours.

Heureusement, la maîtresse arrivait.

– Vos mensonges et vos dénégations ne vous serviront à rien, cria le maire. La police finira par tout mettre en lumière et vous n’en serez pas quitte à moins de quelques années de prison.

– Qui ira en prison ?

Ce n’était pas la voix timide du maître, mais un cri retentissant telle une trompette guerrière qui vint frapper l’oreille du visiteur. Dame Catherine, l’œil flamboyant, se dressa devant lui. Allait-il se laisser intimider par cette mégère ? Il éleva la voix et cria encore plus fort :

– Qui ? Sinon votre mari et peut-être vous-même aussi !

Pour la première fois, la maîtresse resta muette, elle dont la bouche était d’ordinaire un carquois rempli de flèches acérées. Mais à quoi des paroles auraient-elles servi, quand son cœur était dans la balance ? Il fallait recourir à d’autres moyens.

– Vous avez pris la sacoche et l’argent, puis volé l’enfant et…

Il n’en put dire davantage. Une bouillie épaisse et collante l’inonda, lui ferma les yeux, lui boucha les oreilles et le nez.

– Au secours ! Au secours ! criait monsieur le maire. Lui qui, tout à l’heure, avait glacé d’épouvante le pauvre Michel, était devenu subitement aveugle et sourd. Catherine s’était emparée de la grande écuelle pleine d’amidon préparé pour humecter le fil du tisserand et en avait coiffé le magistrat. Épuisée, elle s’assit sur une chaise et, le premier accès de colère passé, elle retrouva l’usage de la parole :

– Une pareille infamie ! s’écria-t-elle en respirant profondément, nous traiter de la sorte ! Oui, nous sommes pauvres et nous peinons tout le long de l’année, mais, dans notre grange, il n’y a pas une tige d’avoine, pas un brin de paille, qui ne soit à nous, et voilà qu’un orgueilleux, qui étouffe presque dans sa graisse, vient flétrir notre honneur !…

Sa fureur se ranimant à ses propres paroles :

– Michel, dit-elle, prends le bâton !

Cependant, le maire s’étant levé, étendait les bras comme un enfant sans défense. Michel ne put supporter plus longtemps la vue de ce tableau lamentable.

– Je vais l’aider, dit-il, pour excuser son intervention. Vois-tu, quand la bouillie sera sèche, il restera planté là comme la femme de Lot.

Alors il plongea un linge dans l’eau et se mit à débarbouiller la figure du malheureux et à le débarrasser de la masse gluante. Mais le maire n’attendit pas le résultat des efforts de Michel. Aussitôt qu’il put rouvrir les yeux, il prit son bonnet, jeta à Catherine un regard mi-craintif, mi-menaçant et s’en alla aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient.

Et Michel, dans son for intérieur, prit la résolution de ne plus jamais contrarier sa femme. Il était pénétré d’étonnement et d’admiration de ce qu’elle avait si courageusement mis en fuite le fonctionnaire le plus redouté de la ville.

Catherine ne se réjouissait qu’en partie de sa victoire. La chaumière n’était plus ignorée et l’on savait que Frédéric s’y trouvait.

– Il faudra que tu ailles à la préfecture, dit-elle enfin, je ne veux pas que le gendarme vienne chez nous.

Cette perspective ne plaisait guère à Michel.

– Ne vaudrait-il pas mieux que ce soit toi ? chercha-t-il à suggérer. On attellerait la Grise, et… si tu prenais le pot d’amidon…

– Quelle stupidité dis-tu là ? interrompit-elle brusquement. C’est toi qui es homme à donner les renseignements ; c’est toi qui as trouvé Frédéric. Je ne veux rien avoir à faire avec la police.

Le tisserand soupira. La police lui inspirait une vraie terreur car, lors de ses courses au marché, il avait vu qu’elle ne plaisantait pas. Mais si la maîtresse l’ordonnait, il faudrait bien se soumettre.

Le lendemain, dame Catherine se tenait de nouveau à la porte de la petite cour, les yeux fixés obstinément sur la lisière du bois. Tout était silencieux. On n’entendait que le bourdonnement des abeilles butinant dans les arbres en fleurs. Ce n’était ni la colère, ni le dépit qui oppressait son cœur, mais une pénible anxiété, tandis que, pour ne pas perdre tout espoir, elle se répétait : « Il reviendra ! » Alors elle se surprenait à prier, ce qui était bien nouveau pour elle. Suppliante, elle ajoutait : « Quoi qu’il arrive, Seigneur, garde-le comme il Te l’a chaque soir demandé ! » Puis elle rentrait dans la cuisine, remuait les braises pour que le café ne refroidisse pas, soulevait le couvercle d’un plat d’où s’échappait une odeur appétissante. Il aurait un bon repas à son retour.

Le temps s’écoulait, s’écoulait lentement, et personne ne venait. Était-ce bon signe ? Déjà les ombres du pommier s’allongeaient sur le vert tendre du blé naissant et, sur la pelouse, le levier de la pompe dessinait un immense triangle.

Enfin le véhicule parut à la lisière de la forêt, mais, à l’allure lente et monotone de la Grise, Catherine devina qu’il manquait quelqu’un. Lorsque, le matin, Frédéric était monté dans la carriole, la jument avait henni si joyeusement ! Des larmes brûlantes montèrent aux yeux de la maîtresse ; elle serra son front dans ses mains et rentra dans la maison. Elle ne voulait rien demander, rien entendre ; elle avait compris qu’elle ne reverrait plus les yeux bleus de l’enfant. Elle voulait être seule, toute seule. Elle monta l’échelle du grenier et, là, dans la demi-obscurité, elle s’assit sur le bord d’une poutre et cacha sa figure dans ses mains. Elle avait le cœur si lourd qu’elle aurait voulu crier ses plaintes et sangloter sur sa douleur. Les larmes coulaient et glissaient entre ses doigts. Oh ! Qu’elle était lasse ! Elle connaissait les soucis et les peines de l’existence ; les privations ne lui avaient pas laissé le loisir de prendre garde aux fleurs du sentier, ni d’écouter le chant des oiseaux. Son cœur s’était endurci comme ses mains, comme son langage. Puis, alors qu’elle était déjà âgée, un rayon de soleil était tombé dans la chaumière ; il en avait illuminé la pauvreté et l’étroitesse ; il y avait éveillé l’amour et réchauffé les cœurs, toujours plus, toujours mieux. Et tout était fini ! Elle éprouvait la souffrance de celui à qui la mort a ravi un être chéri.

Mais elle ne pouvait pas rester là. Elle essuya ses yeux brûlants avec son tablier et redescendit. Michel entrait au même instant. Il ne dit pas un mot, s’assit sur le banc et y resta comme figé, les yeux fixes. Sa femme lui servit du café chaud et une assiette de gâteaux frais, puis elle se détourna ; elle cherchait la petite figure souriante de Frédéric. Le tisserand prit à peine garde au régal qu’on lui offrait ; il soupira profondément et dit enfin :

– Il n’y a pas eu moyen. Toi non plus, tu n’aurais pas réussi. Le pot d’amidon n’aurait rien fait non plus. Ils étaient trop nombreux. Ils m’ont interrogé ; ils ont tellement crié que la tête m’en tourne encore… Et puis, tu ne sais pas, ils m’auraient mis en prison si le petit n’avait pas été là ; mais lui ! En voilà un garçon ! Il n’y en a pas deux comme lui !

– Ça c’est vrai, dit Catherine qui, pour la première fois de sa vie donna raison à son mari.

– Il a répondu à haute voix, courageusement. À les voir, on aurait cru qu’ils avaient avalé du vinaigre, mais ils n’ont pas pu s’empêcher de rire de notre Frédéric, et le plus mauvais a dit : « Ce gamin en sait plus long que cette vieille bourrique ! » On lui a rendu son chapeau et il y avait encore d’autres habits. En les voyant, Frédéric a dit : « C’est la robe de promenade de maman ». La femme morte dans la forêt était donc bien sa mère. On l’a enterrée, mais personne ne sait d’où elle est venue, ni comment elle s’appelait. Quand j’ai cru que tout était fini, je lui ai dit : « Viens, Frédéric, nous allons retourner à la maison et tu auras quelque chose de bon ». Alors, un des messieurs s’est mis à crier : « Retournez seul à la maison, le petit reste ici ! Soyez bien content de vous en tirer à si bon compte ; d’après la loi, vous mériteriez une sévère punition ».

Quand j’ai été assis sur la carriole, tout seul, la Grise n’a pas voulu tirer ; elle regardait toujours de côté et secouait la tête. Croirait-on cela d’une créature privée de raison ?

Jamais de sa vie le tisserand n’avait prononcé un si long discours, mais son cœur était plein, et la maîtresse le laissait dire tranquillement, chose toute nouvelle aussi, pour entendre parler de « son enfant ».

– Ne crois-tu pas, reprit le maître après une courte pause, qu’il reviendra un jour ?

La maîtresse sortit de sa torpeur. Une lueur d’espoir brillait dans son cœur.

– Comment crois-tu que ce soit possible ?

-Eh bien ! Je le retrouverai peut-être au bord du chemin, et alors, bien sûr, je ne l’y laisserai pas.

En d’autres temps, la maîtresse aurait répondu. Aujourd’hui, elle se cramponnait à cette ultime ressource.

– Michel, dit-elle d’une voix émue, je me suis souvent fâchée contre toi et je t’ai dit de méchantes paroles, mais je te remercierais à genoux si tu me rapportais l’enfant.

Bien que très étonné, Michel entendit ces paroles avec une intime satisfaction.

– À toi aussi, il te faisait plaisir. Vois-tu, femme, je m’en suis bien aperçu aux gâteaux. Attends seulement ! Les montagnes ne sauraient se rencontrer, mais bien les hommes. Et alors… oui, j’essayerai de lui dire le conte où tout le monde s’est endormi.

Cette résolution le consola et donna une autre direction à ses pensées. La maîtresse, elle, eut plus de peine à dominer sa tristesse. La nuit venue, elle se coucha, mais le sommeil réparateur ne vint pas fermer ses paupières. Alors elle se mit à genoux et répéta la prière du soir de Frédéric :

« Ô Dieu, garde-moi cette nuit.

Que chaque jour Ta main fidèle

Me tienne à l’ombre de Ton aile. Amen »

Tout d’abord des larmes abondantes coulèrent en pensant à Frédéric, le rayon de soleil de leur morne foyer. Mais peu à peu Catherine ressentit pour elle-même le besoin intérieur de cette protection divine, de ce secours apporté par une main fidèle, de l’abri des ailes d’un Dieu tout-puissant. Quelques vers retenus de sa mère lui revinrent à la mémoire :

« Ô Dieu ! Pour être Ton enfant

Je viens à Toi.

Tu connais mon cœur repentant,

Tout vient de Toi.

En veille, en lutte à tout instant,

Mais avec Toi,

Ton enfant marche confiant

Jusques à Toi ».

Elle répéta ces vers plusieurs fois, le cœur assoiffé de cette divine présence. Enfin elle regagna son lit et finit par s’endormir. Tout à coup, réveillée en sursaut, elle pensa avoir entendu la voix de Frédéric appeler « maman, maman ! » Elle courut à la porte de la maison. Personne n’était là. Elle se recoucha en soupirant.

Le lendemain, elle était lasse, mais paisible. Ses mains d’ordinaire si actives travaillaient tranquillement. Ces longues heures de veille avaient marqué la vie de Catherine. Le chagrin et les larmes, ravivant un passé si longtemps oublié, avaient tourné son cœur vers le Seigneur Jésus. Une vie nouvelle commençait sous le vieux toit de la chaumière empreinte d’amour et de paix.

Catherine, sans le savoir, avait répondu au cri de détresse de la mère de Frédéric : « Qui prendra soin de mon enfant… si ce n’est Toi, Seigneur ! » Par cet enfant, le Seigneur avait transformé ses peines en joie, en réveillant son cœur et ses affections pour Lui. Une première page de la vie solitaire de Frédéric se terminait donc, laissant derrière elle un des effets de la grâce insondable de Dieu.

Chapitre 6

On avait donc gardé Frédéric en ville. L’étrangère avait été trouvée sur le territoire communal et, l’enfant ne pouvant être qu’à elle, la ville avait le devoir de le placer et de le faire élever. Il se pourrait que la parenté fasse des recherches ; on serait alors en mesure de donner les renseignements désirés.

– Qu’allons-nous faire de ce gamin ? dit M. le maire d’un ton bourru à l’inspecteur de police.

– Quelques veuves se sont offertes à prendre des orphelins pour une faible pension, répondit l’inspecteur.

– Oui, mais cela coûtera toujours quelque chose, reprit le parcimonieux magistrat. Si la femme avait pu marcher un quart d’heure encore, elle serait morte dans la forêt de Chênaie, et l’État aurait dû s’occuper de l’affaire… Quelles sont ces veuves ?

– C’est la veuve Séchaud qui s’est présentée en dernier lieu. Elle me paraît propre et active.

– Faites-la venir, ordonna le maire, en prenant son chapeau, car l’heure de l’apéritif allait sonner. Arrangez cette affaire. La ville paiera dix francs par mois, tout au plus. On conservera les quelques bijoux que portait la défunte. Si l’enquête n’aboutit à aucun résultat, on pourra les vendre plus tard.

En disant ces mots, le magistrat sortit.

Déjà, derrière la porte, on entendait la respiration haletante et précipitée de la veuve Séchaud.

Elle entra dans la salle, comme si on l’eût poursuivie. Oui, ce devait être une femme active, car elle fit plusieurs salutations, faisant à ceux-ci une révérence, à ceux-là un signe de tête, et, après s’être courbée trois fois devant le commissaire de police, elle commença :

– Bonjour, messieurs ; bonjour Monsieur le commissaire. Quelle peur j’ai eue ! J’ai cru que la foudre me frappait toute vivante ! Tout à coup, le vieux Leppert ouvre la porte toute grande et me dit qu’il faut que j’aille au bureau de police. Mon cœur s’arrête de battre ; je ne me connaissais pas de crime, tout au plus d’avoir traversé la rue avec ma corbeille de linge… vous comprenez qu’on a mal aux pieds à force de marcher et d’être sur ses jambes. Alors que faire ? Mettre une autre robe – j’en ai une noire, toute bonne encore… Non, que je me dis, la police ne plaisante pas ; je mets vite un tablier et me voilà partie… tellement que j’en ai perdu le souffle. Et, à présent, Messieurs, ne soyez pas trop sévère avec une pauvre veuve. Ici, Mme Séchaud porta son tablier à ses yeux pour y essuyer deux larmes absentes – mes quatre pauvres marmots…

– Tâchez donc de vous taire ! s’écria enfin le commissaire, et laissez-moi parler. Vous vous êtes offerte à prendre en pension des enfants de la commune ?

– De tout mon cœur, Monsieur le commissaire. Quel poids vous m’enlevez de la poitrine… et j’en aurai soin, que cela vous fera plaisir. Vous savez, la Pierrette prend aussi de ces malheureux, mais quand on voit comment elle les traite…

– Laissons cela, interrompit le commissaire. Il s’agit d’un enfant qui nous vient on ne sait d’où. Sa mère a été trouvée dans la forêt et l’enfant est à notre charge. Le voilà !

Frédéric, tout intimidé maintenant qu’on lui avait pris Michel, se tenait immobile dans un coin de la salle. Que d’évènements pour lui dans une seule journée ! Sa petite tête, si lucide d’habitude, ne comprenait rien à tout ce qui lui arrivait. Pourquoi n’avait-il pas pu retourner avec la Grise, auprès de sa nouvelle maman ? Pourquoi devait-il rester dans cette vilaine salle, où il venait tant de monde, et où les gens criaient comme s’ils étaient en colère ?

Mme Séchaud se tourna vivement vers l’endroit indiqué.

– Eh, mais c’est un enfant de gens riches ! s’écria-t-elle étonnée. Bonjour mon petit monsieur ! Donne-moi ta menotte, mon bijou.

Mais Frédéric ne voulut pas. Il mit ses deux mains derrière son dos, et fixa sur la grosse femme un regard peu confiant.

– Ne veux-tu pas venir avec moi, mon petit cœur ? demanda-t-elle de sa voix la plus douce.

– Non ! répondit Frédéric d’un ton résolu, presque hostile.

– Mais pourquoi pas, orgueilleux petit monsieur ?

– Tu es trop sale, répondit-il avec sincérité.

Il avait raison. Le tablier propre de cette femme ne cachait pas sa jupe déchirée et sa veste crasseuse. Si Frédéric avait été diplomate, il se serait gardé de dire toute sa pensée. Mme Séchaud prit très mal sa réponse. Elle ne s’y était pas attendue. Elle tressauta et s’écria :

– Voyez-vous ce petit crapaud ? Ça n’est pas plus haut que trois pommes et ça vous a déjà une langue pointue ! C’est vrai que j’aurais dû mettre ma robe noire. Qu’en pensez-vous, Monsieur le commissaire ? Si je retournais à la maison.

– Laissons cela, interrompit le fonctionnaire. On vous offre dix francs par mois. Prenez l’enfant et retirez-vous.

– Mais, Monsieur le commissaire, c’est trop peu. Sûrement que c’est un enfant gâté qui voudra avoir son lit pour lui tout seul. Ajoutez au moins deux ou trois francs.

– On vous paiera dix francs et pas un sou de plus ; c’est à prendre ou à laisser. Si vous ne le voulez pas, je l’enverrai à la Pierrette.

– Il faut bien me soumettre, reprit la femme d’un ton larmoyant. Quand est-ce qu’on me donnera l’argent ?

– Le quinze de chaque mois. Vous pourrez venir le toucher à la caisse communale.

Pour le commissaire, cette affaire était réglée. Il se tourna vers d’autres personnes qui attendaient en silence.

Dès cet instant, pour Mme Séchaud, il ne fut plus question de « petit monsieur », ni de « bijou ». À quoi bon prodiguer les beaux qualificatifs s’ils ne rapportent que dix francs ?

– Viens, petit, dit-elle, en le prenant rudement par la main.

Le pauvre Frédéric fut pris d’une grande angoisse. Cette grosse femme ne lui plaisait pas. Il ne voulait pas la suivre. Il aurait voulu pleurer, mais la honte le retenait. Pour protester, il appuya fermement ses pieds sur le plancher ; ce fut inutile ; Mme Séchaud avait un bras vigoureux : elle l’entraîna hors de la salle.

– Faut-il que j’aille avec toi ? demanda-t-il, désespéré, en cherchant à dégager sa main.

– C’est bien sûr qu’il le faut, fut la réponse brève et sèche.

– Alors tu n’as pas besoin de me tirer ainsi le bras, dit Frédéric, qui commençait à sentir que toute résistance était vaine. Il se mit à trottiner à côté de la blanchisseuse. Quelques passants jetèrent un regard étonné sur cette femme négligée et sur ce bel enfant à l’expression si triste, mais Mme Séchaud n’y prit pas garde et quitta bientôt les grandes rues qui aboutissaient au marché.

À l’ouest et au nord de la ville, il y avait un large fossé rempli d’eau stagnante et décoré du nom pompeux d’étang du château. Les citadins ne l’aimaient que gelé, alors qu’il pouvait servir de patinoire à la jeunesse. Plusieurs ruelles, partant du haut de la ville y aboutissaient par différents détours ; elles étaient étroites et sales, et les maisons qui les bordaient, basses et humides, puaient la moisissure.

Les portes de ces habitations repoussantes, s’ouvrant souvent plus bas que le pavé – nom qu’on donnait à des aspérités irrégulières et pointues – donnaient accès à des trous noirs, sortes de caves sombres et humides, élevées au rang d’habitations humaines, où l’air était infect et lourd, même dans les plus beaux jours d’été.

C’était dans l’une des cours les plus sales de ce quartier que Mme Séchaud avait son logement : une petite chambre d’un accès très facile, vu que la porte disjointe semblait être là pour la forme, plutôt que pour répondre à un besoin. Rien donc ne mettait obstacle aux invasions de l’eau charriant des immondices ou s’étalant en flaques bourbeuses. Les rats et les souris pouvaient, à leur aise, entrer dans le logis par la porte ou par les nombreux trous qu’ils avaient pratiqués dans la muraille et le plancher.

Frédéric avait fait de son mieux pour allonger le pas à côté de Mme Séchaud, mais, lorsqu’elle tourna l’angle de la rue et entra dans la pénombre de l’infecte ruelle, il s’arrêta. Il aimait la lumière, la verdure, le soleil, et ne se sentait à l’aise que lorsqu’il pouvait chanter avec les oiseaux. Au contraire, le ciel gris, la pluie, les chemins boueux sur lesquels il ne posait son pied qu’à regret, l’attristaient et le plongeaient dans une humeur chagrine, dont il était trop jeune pour se rendre compte.

Il refusa donc d’avancer et dit d’un ton plaintif :

– Il n’y a pas de soleil ici !

– Tu en auras encore assez pour te brûler le crâne, petit nigaud, dit la femme en le tirant par la main.

Inutile de résister : il fallut obéir. Mais l’angoisse commençait à l’oppresser. Il glissait sur les pavés gluants, plongeait ses pieds dans les flaques et salissait ses jolies bottines bleues que Michel avait encore si bien nettoyées le matin.

Mais lorsque, par un sombre passage, la blanchisseuse le conduisit dans la cour sale, et de là dans son logis non moins dégoûtant, Frédéric s’arrêta et déclara positivement qu’il n’y entrerait pas.

– C’est bon pour y mettre des cochons, dit-il.

La bonne femme fut si surprise par cette appréciation qu’elle lâcha le bras de Frédéric et resta quelques instants bouche bée. Puis, les poings sur les hanches, elle donna libre cours à son indignation :

– Entendez-vous cet impertinent… Pour les cochons ! Moi qui l’habite déjà depuis tant d’années ! Et même que j’ai un fauteuil et trois tasses en porcelaine où on lit en lettres d’or « Souvenir et amitié ». La troisième n’a encore que l’anse de cassée… c’est ce garnement de Richard… Ma chambre est si grande que mes quatre gosses y peuvent bel et bien jouer… et toi petit gamin…

Des cris, un vacarme épouvantable retentissant dans la chambre en question, interrompirent les paroles indignées de Mme Séchaud.

– Ces vauriens ! Qu’auront-ils fait encore ? s’écria-t-elle en se précipitant vers la porte. Mais celle-ci qui, en d’autres temps s’ouvrait toute grande au premier coup de vent, resta fermée. Probablement que les quatre rejetons de Mme Séchaud en avaient poussé le verrou pour se préserver de toute intrusion.

Les cris redoublèrent, une chute s’ensuivit puis, un silence inquiétant… Soudain, un triple cri retentit.

– Que faire, que faire ?… Richard, Louis, ouvrez donc ! Ouvrez !

Elle secoua énergiquement la porte ; cette fois, le verrou céda. La blanchisseuse se précipita dans la chambre. Elle ne put aller bien loin. Comme si les flots troubles de l’étang avaient pénétré dans la chambre par un canal souterrain, une masse d’eau grisâtre inondait le plancher et les garçons cherchaient à se soustraire à ce bain involontaire. Le regard scrutateur de la mère ne découvrit que trois enfants.

– Où est le petit ?

– Là, là ! crièrent en même temps Richard, Victor et Louis en indiquant la grande cuve renversée, dont le contenu avait causé la catastrophe. Comme un lourd éteignoir, elle avait recouvert l’enfant qui faisait entendre quelques gémissements étouffés.

D’une main vigoureuse, Mme Séchaud releva la cuve et retira celui qu’elle appelait son Poucet de dessous le linge trempé. Puis, voyant que son dernier était intact, elle donna libre cours à sa colère. Elle tordit un drap mouillé et appliqua alternativement une bonne gifle à chacun des coupables. Un quatuor de cris s’ensuivit, tout en fortissimo avec points d’orgue. Alors, épuisée, elle retomba dans son vieux fauteuil.

– Oh, ces garnements ! Ces garnements ! Ma belle lessive ! Voilà tout à recommencer ! Comment avez-vous fait, mauvais garçons ?

– Oui, c’est Richard.

– Pas vrai, c’est Victor.

– Non, c’est Louis.

– Non, c’est Poucet.

Et la langue de Poucet étant la moins habile à se défendre, tout le méfait resta à son compte. Ils avaient joué à l’église. Poucet avait voulu être le curé. Pour bien dominer son auditoire, il s’était perché sur la traverse du trépied en bois qui soutenait la cuve, avait perdu l’équilibre et fait un plongeon dans le linge humide. Richard, Victor et Louis, voulant sauver leur curé, s’étaient accrochés au bord de la cuve et leurs efforts réunis avaient réussi à la faire basculer avec tout son contenu.

Remise de son émoi, Mme Séchaud se souvint tout à coup de son nouveau protégé et sortit à sa recherche.

Pendant ce temps, Frédéric s’était tenu tout tremblant dans la cour boueuse.

Qu’est-ce que c’était que tout ce vacarme ? Est-ce que peut-être un ogre demeurait dans cette maison ? Il s’agissait de s’enfuir au plus vite.

– Entre, petit crapaud, criait la blanchisseuse. Misère des misères ! Encore une peste de plus avec mes garnements ! Pauvre de moi ! Pauvre de moi !

Le courage de Frédéric était anéanti. Il n’osait plus dire : c’est pour des cochons. Les claques et les cris avaient été trop affreux. Il s’avança donc timidement, à petits pas. Arrivé à la porte de la chambre, il s’arrêta. Pourtant, grâce aux trous de souris, l’eau s’était écoulée ; mais le plancher était couvert d’un limon gluant et une odeur écœurante remplissait la pièce basse. Il ferma les yeux : la tête lui faisait mal, et son cœur palpitait bien fort.

– Voyez, dit la femme à ses garçons, ce joli petit restera avec vous. Tâchez de bien vous entendre ! Toi, Richard, ne fais plus de mauvais tours ; tu sais que si tu recommences, le fouet t’attend.

En disant cela, elle montrait une forte lanière de cuir qui portait les traces d’un usage fréquent.

– Entre, Frédéric.

Il fallut se résigner. Le seuil franchi, Frédéric se trouva au milieu des garçonnets, dont Victor, âgé de dix ans, était l’aîné.

Mme Séchaud se mit en devoir de préparer le souper de la famille, enrichie dès lors d’un nouveau membre.

Chapitre 7

– Vois-tu, disait Victor, il a un chapeau. Et Louis aussi poussa son frère du coude.

– Et il a des bottines vernies ! Peut-être qu’il a aussi un couteau, ajouta-t-il après quelques secondes.

Petit Poucet s’était approché et, élevant la manche trempée de sa veste jusqu’à la figure de Frédéric :

– Vois-tu ? fit-il en regardant le nouveau venu d’un œil scrutateur.

Frédéric se sentit mal à l’aise ; il recula, mais les Séchaud le suivaient pas à pas et Louis, à son tour, leva le bras en répétant : Vois-tu ?

Frédéric se trouva bientôt acculé dans un coin, à la merci des petits curieux.

– As-tu un couteau ? demanda Victor. Frédéric secoua la tête ; il avait la gorge trop serrée pour pouvoir parler.

– Sais-tu déjà chiquenauder ? dit Richard ; vois-tu ? – comme ça. Et il appuya si fortement sur la tête de Victor son pouce et son index fortement pressés l’un contre l’autre que l’enfant tressauta en criant : aïe ! et riposta par un bon coup de poing. Une interpellation menaçante de la mère et un mouvement vers la lanière redoutée mirent fin à la querelle.

– Sais-tu claquer des doigts ? reprit Louis en accompagnant la parole du geste.

Tout surpris par cette sorte de détonation inconnue, Frédéric tressaillit et fit un signe négatif.

– Tu ne sais rien de rien, fit dédaigneusement Richard.

– Et moi, je saurai bientôt faire la colonne, dit à son tour le petit Poucet. Appuyant ses deux mains et sa tête sur le plancher, il se tordit, tantôt à droite, tantôt à gauche, leva ses petites jambes l’une après l’autre jusqu’à ce qu’enfin il réussit tant bien que mal à faire la culbute et à aller s’étendre sur le plancher. Il répéta ce tour d’adresse trois ou quatre fois et toujours avec le même résultat. Il se releva enfin, la figure cramoisie, hors d’haleine.

– Vois-tu, dit-il triomphalement, et je sais sauter sur un pied.

Puis, le nouveau venu n’ayant rien de semblable à son actif, les Séchaud s’éloignèrent de lui avec dédain.

– En voilà un qui est bête ! vint dire Richard à sa mère ; crois-tu qu’il ne sait pas claquer des doigts – il se tut prudemment sur la chiquenaude – ou faire la colonne, ou sauter sur un pied ? Et il n’a pas même un couteau !

– Taisez-vous seulement ! dit la mère pour calmer sa marmaille. Il apprendra tout ça assez tôt… Nous allons souper.

Cette invitation provoqua un hurlement de joie à quatre voix. Les enfants s’élancèrent vers la table, tirèrent le tiroir pour y prendre chacun une cuillère de bois avec laquelle ils tambourinèrent sur la table jusqu’à ce que la mère apporte une terrine fumante de soupe à la farine. Les quatre cuillères s’y plongèrent avec avidité : « Soufflez, enfants, soufflez ! » cria la mère. Mais la recommandation arriva trop tard. Poucet, qui venait de se brûler les lèvres, se mit à pousser des cris lamentables. La douleur, cependant, fut moins forte que la faim et bientôt, il se remit à puiser à qui mieux mieux avec ses frères plus prudents.

– Malheur ! s’écria tout à coup la mère, j’oubliais le nouveau petit. Arrêtez, garçons, qu’il lui reste au moins quelque chose.

– Viens, Frédéric, fit Mme Séchaud, voici une cuillère pour toi.

Mais Frédéric ne venait pas. Il avait trop d’aversion pour les quatre frères et ne se souciait pas de partager leur souper autour d’une table aussi malpropre.

– Aujourd’hui, tu seras gâté, reprit la femme d’un ton persuasif ; je te permets de t’asseoir dans le fauteuil et je vais te donner une cuillère propre.

En dépit de ces  paroles engageantes, Frédéric ne bougeait pas. Alors Mme Séchaud le prit dans ses bras, l’assit dans le fauteuil et lui mit en main une cuillère de bois qu’il lâcha aussitôt. Elle était si rude au toucher, cette cuillère, et toute noire !

– Sers-toi seulement, reprit la femme avec bienveillance, pendant que le quatuor se remettait à l’œuvre. Ces marmots sont bien capables de vider toute la soupière.

– Il n’y a pas de nappe, dit Frédéric.

– Il ne manquerait plus que cela ! s’écria la ménagère ; pour que Poucet y verse sa soupe et que Victor y essuie ses mains sales ! Mange seulement sans nappe.

– Je n’ai pas d’assiette !

Cette réclamation inouïe donna le coup de grâce à la bonne humeur de Mme Séchaud.

– Ne voudrais-tu pas aussi de la brioche et du beurre ? demande-t-elle aigrement.

– Oh ! oui, madame, affirma Frédéric, que la perspective de ces bonnes choses ranimait un peu.

– Moi aussi, je veux du rôti, s’écria Poucet.

Ce fut le comble.

– Quelle sorte de gamin est-ce que j’ai amené là ? C’est haut comme une botte, mais d’un sans-gêne, d’un impertinent ! Il excite encore les enfants contre leur mère, et tout cela pour dix francs par mois, que je ne tiens pas encore…

Frédéric qui n’avait pas compris, demanda :

– Est-ce que vous me donnez la brioche et du rôti ?

À cette nouvelle question, posée naïvement, la femme reconnut que le petit n’avait pas voulu la chagriner.

– Après tout, ce pauvre oiselet n’y peut rien, décida-t-elle charitablement. Mais quels parents dénaturés, de gâter pareillement un enfant innocent ? Merci ! Mes garçons sont autrement bien élevés.

En cela, elle avait parfaitement raison. Pourvu qu’ils aient assez à manger, les Séchaud se souciaient peu de la qualité des mets et de la propreté des ustensiles. Pendant que leur mère exprimait ses sentiments, la terrine avait été vidée complètement et la bonne femme eut un nouveau motif d’indignation.

– Quels loups voraces ! s’écria-t-elle en levant les mains au ciel, pensent-ils seulement au petit étranger ? Mais je te donnerai un morceau de pain, Frédéric, c’est aussi quelque chose de bon.

Frédéric qui avait vu disparaître la soupe avec indifférence, secoua la tête.

– Merci, dit-il tout bas.

Oh, non ! Il ne voulait rien manger. Il voulait s’en aller de cette maison où tout était si noir et si sale, où on ne voyait pas un arbre, pas un coin de ciel bleu, et où il n’y avait pas de cheval.

– Eh bien, reprit la femme exaspérée, celui qui méprise les dons de Dieu peut aussi aller se coucher sans souper.

Elle prit la cuillère, l’essuya, la jeta dans le tiroir et replaça la terrine vide sur une planche au-dessus du fourneau. Puis, elle tira de dessous son lit une caisse basse remplie de paille hachée et brisée qui avait été autrefois de la belle paille ; maintenant ce n’était plus que de la balle poudreuse, d’où la poussière s’élevait au moindre choc que recevait la couchette. C’était le lit des quatre Séchaud. Leur mère l’avait arrangé de façon qu’ils y soient deux à deux et pieds contre pieds. Tant que les enfants étaient petits, ce fut supportable, ils ne pouvaient pas tomber. Mais maintenant il ne se passait pas un soir sans de violents combats à coups de pieds. Seul Poucet était encore obligé de se glisser un peu quand il voulait frapper du pied son vis-à-vis. Sur cette couche moelleuse, Mme Séchaud étendait un drap qui ne semblait guère appartenir à une blanchisseuse ; un édredon de plumes de poules recouvrait le tout.

– Allez, au lit ! commanda la mère. Richard et Victor, vous garderez vos places ; Louis et le nouveau seront de l’autre côté, je mettrai Poucet dans mon lit.

En un clin d’œil, les trois gosses furent sous le duvet attendant l’arrivée du petit étranger.

– Voulons-nous le cogner ? demanda tout bas Richard à Victor. Celui-ci se déclara d’accord et prépara ses jambes à donner une bourrade.

Mais Frédéric restait encore immobile. Enfin il se leva. Sa résolution était prise : il ne resterait pas dans cette maison.

– Je veux aller vers la Grise et vers maman Catherine, dit-il enfin énergiquement.

Mme Séchaud joignit les mains.

– Quelles lubies déjà dans une si petite tête ! Cela donnera un homme peu commode, s’écria-t-elle ; il n’y a point de Grise ici, et il faut te coucher maintenant. Viens que je te déshabille.

– Je veux aller vers la Grise et vers maman Catherine ; je ne veux pas rester ici, répéta l’enfant d’un ton décidé en se dirigeant vers la porte.

Mme Séchaud poussa le verrou et dit :

– Dehors, il y a le loup qui te mangera.

– Je veux m’en aller ! Je veux retourner dans la forêt, chez le maître, et vers la Grise ! cria Frédéric de toutes ses forces. Une angoisse horrible s’emparait de lui à la pensée d’aller se coucher dans la vilaine caisse.

– Regarde seulement comme Louis est tranquille. Tu vas bien dormir là-dedans.

Tout ce qui avait oppressé le cœur de Frédéric dans cette terrible journée, éclata enfin :

– Je ne veux pas dormir là ! Je veux m’en aller. Tout est si mauvais et si laid ici, et la tête me fait tellement mal !

La femme, ne sachant comment apaiser l’enfant, en vint au moyen qui ne manquait jamais son effet : la lanière. Elle la brandit d’un air menaçant, en disant :

– Si tu veux encore partir, je t’en donnerai jusqu’à ce que tu te taises. Allons, vite au lit ! Vas-tu obéir, oui ou non ?

Frédéric se souvint des claques et des cris qu’il avait entendus peu de temps avant. Il réprima ses désirs de liberté, mais était bien décidé à ne pas se coucher au côté de ces enfants sales.

– Je ne veux pas aller dans la caisse, dit-il, encore à voix basse ; et ses yeux pleins de larmes regardaient bien en face la femme irritée.

Mme Séchaud, déjà contente que le petit entêté ait renoncé à la Grise et à la forêt, ne voulut pas en venir aux coups.

– Peu m’importe, après tout, couche où tu voudras, mais si tu n’es pas très sage demain, tu tâteras de ceci… Tiens : mets-toi dans le fauteuil.

La femme poussa le meuble tout près de la table, afin que l’enfant ne tombe pas ; elle le couvrit d’un châle, puis alla se coucher. Bientôt sa respiration profonde et régulière démontra que les agitations et les déboires de la journée ne pouvaient troubler son sommeil de femme fatiguée. Un concert de ronflements partait aussi de la couchette. Le trio s’était endormi dans la paix, sous la même couverture.

L’obscurité était complète. De temps en temps, on entendait, dans le lointain, le roulement d’une voiture ou le sifflet d’un garde de nuit. Frédéric était seul, triste, misérable, accablé. Il avait appuyé sa tête contre le dossier et gardait les yeux grands ouverts. Il ne pouvait se rendre compte du pourquoi ni du comment de tout ce qui lui arrivait. Il sentait seulement que quelque chose lui faisait mal. Était-ce la tête, ou était-ce dans la poitrine, où son cœur battait si fort qu’il l’entendait comme le tic-tac d’une pendule ? Devait-il crier ? Alors, sans doute, la méchante femme viendrait avec la grande lanière. Il avait froid : il tira le châle jusqu’à sa figure, et, soudain, pensa qu’il n’avait pas fait sa prière. Il joignit les mains et commença : « Je m’endors dans mon petit lit…», puis il s’arrêta. Il ne pouvait pas prier ; il n’avait pas de petit lit, plus rien à manger, plus de mère, plus rien… Alors les larmes se mirent à couler le long de ses joues, rapides, toujours plus rapides ! Personne ne le vit. Pas une douce main ne vint caresser son visage. Il se mit à sangloter et cette plainte douloureuse, dans le silence de la nuit, fut comme une grave accusation, comme un reproche déchirant que personne n’entendit. Peu à peu ses larmes tarirent, ses sanglots s’apaisèrent. Le sommeil était venu. Il avait transporté l’enfant loin de la cruelle réalité, dans le beau pays des rêves où il y avait une verte forêt parsemée de fleurs, toutes plus belles les unes que les autres. Elles brillaient comme de l’or et de l’argent. Puis une jolie petite fille, coiffée d’un bonnet rouge, vint lui dire : « Donne-moi la main, je vais te conduire chez ta maman ! » Et ils traversèrent un grand fourré de sapins dont les branches s’écartaient pour leur livrer passage ; et ils n’avaient pas besoin de remuer les pieds ; ils glissaient comme sur la glace. En sortant de la forêt, ils virent une maisonnette, et quand ils y entrèrent, ils trouvèrent la ménagère qui préparait de la pâte près du foyer. « Maman ! Maman ! » cria-t-il tout joyeux. Et elle se tourna vers lui et lui sourit comme elle l’avait toujours fait quand elle se penchait sur son lit, le matin, et elle lui donna un gâteau gros comme la tête et qui sentait très bon ; il était couvert d’une épaisse couche de sucre, si épaisse qu’elle cachait la croûte brune. Mais, au moment où il allait y mordre, Poucet se trouva devant lui. « C’est mon gâteau ! » criait-il en voulant l’arracher des mains de Frédéric. « Maman ! Maman ! » cria celui-ci encore une fois. Elle avait disparu ; la méchante femme avait pris sa place et frappait un grand drap mouillé qui claquait à chaque coup.

Frédéric ouvrit les yeux. En effet, Mme Séchaud était devant sa cuve et battait le linge sur sa planche. Une pâle clarté éclairait la pièce. Frédéric referma tout de suite les yeux et se rendormit, mais le beau rêve ne revint pas.

Quand il se réveilla pour la seconde fois, il faisait grand jour. Les quatre enfants étaient lavés, c’est-à-dire que la mère leur avait frotté la figure avec un linge mouillé. Ils avaient déjà déjeuné et, du même coup, bu le lait destiné à Frédéric. Alors, toujours grondant, la mère s’en était allée chercher quelque aliment pour son petit protégé. Les trois aînés s’amusaient à creuser le plancher, à un endroit où les planches étaient disjointes, pour y établir un beau canal d’écoulement des eaux échappées à la cuve et au linge qui dégouttait sous les vigoureux coups de battoir. Poucet avait découvert le chapeau de Frédéric : ce joli chapeau blanc, garni d’un ruban de soie rouge, avait tout particulièrement excité l’envie du petit crasseux. Il le prit avec précaution et, voyant qu’il ne se brisait pas dans ses doigts, il le mit de telle façon que les rubans flottaient sur son nez. Les mains dans les poches de son petit pantalon, il se pavanait d’un bout de la chambre à l’autre, en essayant de chanter.

Mais il fut troublé dans son plaisir.

Frédéric, dont les regards erraient dans la chambre avec indifférence, eut à peine constaté la présence de son chapeau sur la tête de Poucet, qu’il sauta à bas du fauteuil et barra le chemin au petit promeneur.

– C’est mon chapeau, dit-il aigrement en avançant la main pour le saisir.

Poucet n’en disconvenait pas, mais se croyait un certain droit sur lui pour l’avoir eu le premier. Il jugea à propos de ne pas lui répondre, mais, tenant le chapeau de la main droite, il repoussa Frédéric du coude gauche pour qu’il le laisse passer.

Frédéric ne savait pas trop quelle conduite tenir dans de si graves circonstances ; pourtant une chose était claire et nette : le chapeau lui appartenait et il ne le laisserait pas prendre. Par conséquent, il répondit au coup de coude par un coup de poing vigoureux qui fut le prélude d’une bataille en règle. Cette fois, la justice triompha. Frédéric reconquit son chapeau et sans s’inquiéter davantage, le mit sur sa tête. Enhardi par ce succès et sans dire un mot de plus, il franchit le seuil de la chambre et s’en alla.

Chapitre 8

Cette fois, il voulait sérieusement chercher sa mère. Il l’avait vue en rêve, et puisqu’elle ne venait pas, il partirait à sa recherche. Il traversa la cour, et trouva facilement la porte cochère de la maison. Il remonta la ruelle et arriva à une belle avenue pavée, bordée de larges trottoirs. Malgré l’heure matinale, la circulation y était déjà très animée. Petits et grands, des livres sous le bras ou dans une sacoche sur le dos, s’acheminaient vers l’école à pas pressés. On s’appelait, on riait, on causait, et le pavé résonnait du piétinement des bottes et des souliers de toutes tailles. Notre petit ami se mêla à la foule ; il s’y sentit presque à l’aise. Tout était propre et il pouvait aussi voir le ciel.

Un petit monsieur trapu, à la démarche lente et digne, passait. Il portait un haut chapeau noir, des lunettes cerclées d’or et un gros livre sous le bras. Quand les enfants l’apercevaient, ils accéléraient le pas ; les petites filles lui faisaient la révérence et les garçons ôtaient leur casquette ; mais lui ne détachait pas ses yeux du sol et répétait de temps en temps : « Bonjour, bonjour ! » C’était la réponse aux nombreuses salutations venant de gauche et de droite ; seulement ces paroles dites machinalement arrivaient parfois au moment où personne ne le saluait, ce qui provoquait naturellement les petits rires étouffés des enfants qui marchaient derrière lui.

C’était Monsieur le directeur Martin. Il savait tout : par exemple, combien d’années, de jours et d’heures le soleil brillerait encore ; combien de grains de sable il y a au désert et de gouttes d’eau dans la mer. Et, ce qu’il ne savait pas, était écrit en grandes lettres dans le gros livre qui ne le quittait jamais. « Je m’en vais chercher », avait-il l’habitude de dire, quand, par exception, sa mémoire lui faisait défaut.

Frédéric regardait avec étonnement cette quantité de gens. Est-ce que peut-être l’un d’eux saurait quelque chose de sa mère… Était-ce la démarche grave de M. Martin qui lui inspira confiance, ou avait-il lu sur son visage qu’il devait savoir bien des choses ? Bref, il se plaça devant lui :

– Sais-tu où est maman ?

– Bonjour, bonjour ! fut la réponse du savant.

– Sais-tu où est maman ?

Ah ! C’était une question. Et comme M. le directeur ne trouvait pas tout de suite de réponse dans sa tête, il se dit : « Je m’en vais chercher ». Mais, comprenant enfin sa méprise, il redevint maître de la situation.

– Comment t’appelles-tu, petit ? demanda-t-il à son tour à l’enfant qui le regardait avec confiance.

– Je m’appelle Frédéric.

– C’est un joli nom, observa le monsieur, mais je voudrais savoir tes prénom et nom de famille, état et domicile de tes parents. Comment t’appelles-tu donc ?

– Je m’appelle Frédéric, répéta plus timidement l’enfant.

Il n’avait pas compris tout ce que le monsieur avait dit, mais, la veille aussi, on avait voulu en savoir davantage et il n’avait pas pu répondre.

– Tu as encore un nom, mon petit, reprit M. Martin, je le sais.

– Oh ! Alors, dis-le moi, s’écria Frédéric tout joyeux ; hier, on me l’a aussi demandé.

Le petit monsieur était bien embarrassé. Il ne savait pas le nom de l’enfant et le gros livre ne pouvait pas non plus le lui dire. L’amour-propre du savant était blessé. Sa bonne humeur s’en ressentit.

– Si tu ne sais pas ton nom, petit galopin, dit-il d’un ton de reproche, ne rôde pas ainsi dans les rues.

Et, laissant Frédéric au milieu du trottoir, il continua son chemin. Son conseil était bon, mais bien mal placé.

Mais, Frédéric, trottinant derrière le savant, lui tira timidement le bord de son habit :

– Ne sais-tu pas où est maman ? répéta-t-il.

– Bonjour, bonjour, répondit M. Martin, et il marcha plus vite. Ce gamin y met de la malice. Il va peut-être me demander des choses qu’il n’y a ni dans ma tête, ni dans mon livre.

Il était bien savant, M. le directeur, mais il n’avait pas observé le rayon d’espoir qui brillait dans les yeux de l’enfant, ni perçu l’anxiété de sa voix tremblante.

Frédéric, de nouveau seul au milieu de la foule, suivit des yeux M. Martin.

« Il aurait pourtant pu me le dire », pensa-t-il avec tristesse. « Un de ces nombreux passants pourrait peut-être me le dire… »

– Sais-tu où est maman ? Cette fois il s’adressait à un jeune garçon boulanger, blanc de farine, qui revenait de sa tournée, la corbeille vide sur le dos.

Les yeux à moitié endormis du garçon brillèrent. « Voilà quelque chose d’amusant » pensa-t-il.

– Entre là, dit-il, en montrant une maison de belle apparence, un peu retirée de la rue, dans un jardin entouré d’une grille.

Avec un peu de peine, les petites mains de l’enfant réussirent à ouvrir la porte en fer forgé. Un sentier bien sablé contournait un massif couvert des plus belles fleurs printanières. Frédéric s’arrêta, se demandant s’il en cueillerait quelques-unes pour les donner à sa mère. Cependant, abandonnant cette idée, il courut vers la porte d’entrée qui s’ouvrit facilement sous la pression. Il se trouva dans un large hall d’entrée. Une porte était entrebâillée. Frédéric la poussa et entra dans une salle à manger. Personne n’y était, mais que c’était beau ! Tout de suite l’enfant s’y plut. Le soleil y pénétrait gaiement. Il y avait un tapis et un grand miroir. Et voilà quelque chose de connu… la table à ouvrage de maman ; un morceau de tissu blanc qu’elle cousait était aussi là, et, juste à côté, le bien-aimé fauteuil à bascule ; et la table à droite ! Il y avait dessus un pot d’où s’échappait un délicieux parfum de chocolat ; des brioches et des tranches de pain remplissaient une corbeille.

Frédéric jeta un regard de convoitise sur ces bonnes choses. Mais avant que maman vienne, il ne fallait toucher à rien. Il se hissa dans le fauteuil, comme il l’avait fait de nombreuses fois à la maison, et le mit aussitôt en mouvement en chantonnant un petit refrain : « Hop, hop, partons au galop ! » Il se sentait heureux.

Une porte latérale s’ouvrit vivement. Une dame entra et, le regard étonné, regarda ce petit intrus qui savait si bien s’installer. Elle était grande et svelte, portait une robe de couleur foncée ; des cheveux bruns encadraient son visage pâle et ses grands yeux bleus avaient une expression amicale.

Frédéric s’arrêta au milieu de son refrain et regarda la dame étrangère avec non moins d’étonnement. Ce n’était pas sa mère. Il se glissa vite à bas de son fauteuil et fit une révérence.

– Bonjour, madame, ma mère n’est-elle pas ici ?

L’étonnement de la dame allait croissant.

– Non, petit réveille-matin. Comment ta mère serait-elle ici ? T’es-tu échappé de la maison ?

– Je ne sais pas, répondit l’enfant avec quelque hésitation. Je la cherche justement. Est-ce qu’elle ne viendra pas bientôt ?

– Mais je ne la connais pas, et elle ne me connaît pas non plus, je pense. Comment t’appelles-tu ?

C’était de nouveau la même question embarrassante à laquelle il ne pouvait répondre.

– Toi aussi, tu veux le savoir, fit-il d’un ton impatienté, et après, tu ne seras pas contente si je te dis que je m’appelle Frédéric.

– Ne te fâche pas, mon petit homme, dit la dame en riant. Mais pourquoi crois-tu que ta mère est ici ?

– Un garçon blanc qui portait une corbeille me l’a dit, et voilà aussi sa table à ouvrage et son fauteuil à bascule.

– La table et le fauteuil sont à moi.

– Mais je m’y suis balancé juste comme chez maman.

– Où est donc ta mère ?

– Je ne sais pas. Elle s’est endormie dans la forêt, puis elle n’y était plus, et alors un homme est venu avec un cheval. Sa femme était sorcière ; mais elle n’en est pas une ; elle sait faire des gâteaux et dire des contes. Est-ce que tu veux manger tout ça ? continua Frédéric, interrompant son rapport confus, car il s’était souvenu qu’il avait faim. La dame se mit à rire.

– Oh, non, dit-elle en s’approchant de la table, aimerais-tu manger quelque chose ?

– Oh ! Oui, j’aimerais bien. Crois-tu que j’aurais pu manger où est Poucet ? Ils n’avaient pas même une nappe.

Ces paroles étaient une énigme pour Mme de Brandes, mais, avant d’interroger davantage, elle fit asseoir l’enfant à table et lui donna une tartine beurrée.

– Merci, madame, dit Frédéric, mais maman me les a toujours coupées en petits morceaux.

Ainsi fut fait ; Frédéric mangea avec un tel plaisir que la dame ne pouvait se lasser de le regarder.

– Elle me permettait aussi de boire du chocolat, dit Frédéric entre deux bouchées.

Un rire joyeux éclaira la figure de Mme de Brandes.

– Excuse ma négligence, dit-elle avec une prévenance officieuse.

Et aussitôt une tasse de chocolat fut placée devant le petit.

La dame, renversée dans son fauteuil, observait avec intérêt et une visible sympathie le petit garçon qui, sans se gêner, mais avec les manières d’un enfant bien élevé, faisait honneur à son déjeuner. Involontairement, elle se sentait attirée vers lui ; ses yeux bleus l’avaient regardée avant tant de confiance, et l’innocente assurance de son maintien disait que rien n’avait encore flétri sa candeur et son ingénuité. D’où venait-il et quelle était sa famille ?

Son extérieur était un peu négligé. Ses cheveux blonds n’avaient pas été peignés aujourd’hui, ni son visage lavé. Sa petite blouse de beau velours était sale ; ses bottines étaient crottées ; un bout de ruban manquait à son chapeau de paille déformé.

Qu’avait-il raconté de sa mère ? Elle s’était endormie dans la forêt ? Il lui revint à l’esprit une annonce parue peu de temps auparavant dans le journal officiel. Serait-ce l’enfant qu’on avait dû recueillir ? Ce devait être lui. Une profonde pitié pour le petit orphelin remplit son cœur charitable. Puis, une autre pensée s’éveilla dans son esprit. Ne serait-il pas possible que sa solitude, souvent si pesante, fût comblée par un joyeux babil d’enfant ? Mais, que dirait son mari ? M. le procureur général, l’avocat de Brandes, était un homme sévère ; on l’accusait même de dureté ; on prétendait qu’il n’avait pas de cœur ; qu’à la place, il n’avait qu’un code de lois en 1759 articles ; on disait encore que les hommes n’avaient pour lui de valeur qu’autant qu’il pût les classer dans la catégorie des innocents ou dans celle des coupables.

Mme de Brandes, cependant, s’abandonnait à ses pensées, aux perspectives riantes que son imagination évoquait. Elle voyait se dessiner toujours plus nettement la silhouette de l’enfant aux boucles blondes et aux yeux bleus dont elle ferait l’éducation, auquel elle se dévouerait corps et âme.

Frédéric, ayant terminé son déjeuner, s’appuya au dossier de sa chaise et examina attentivement son entourage.

– Je me plais ici, s’écria-t-il, il y a ici du soleil et un tapis et un grand miroir et pas de cuve d’eau sale. Puis regardant Mme de Brandes :

– Toi, tu me plais aussi, tu as une figure blanche comme maman, et tu es très belle !

Le jugement du petit garçon la fit sourire. Elle passa sa main caressante dans les cheveux ébouriffés de Frédéric et dit d’un ton taquin :

– Je ne peux pas en dire autant de toi, je crois que tu ne t’es pas lavé aujourd’hui. Va te regarder dans le miroir.

Frédéric y alla et ce qu’il vit sembla l’effrayer subitement.

– Ce n’est pas moi, fit-il stupéfait ; ce doit être Poucet. Tu sais, il avait aussi la figure sale et les cheveux mal peignés, mais il n’avait pas mis de bottines.

Mme de Brandes, amusée, lui demanda :

– Qui est ce Poucet toujours sale ?

– Tu ne connais pas Poucet ? s’écria Frédéric, étonné que ce personnage qui lui avait fait une si vive impression, ne fût pas connu de chacun. Sais-tu ? C’est Poucet qui était tombé dans la cuve ; il sait déjà presque faire l’arbre droit, et, ce matin, il avait mis mon chapeau, mais comme ça ! Et Frédéric mit son chapeau à l’envers, fourra ses deux mains dans ses poches et arpenta la chambre. Puis il se mit à rire de si bon cœur que Mme de Brandes fit chorus. C’était quelque chose de tout nouveau dans cette maison que ces rires d’enfant. Ce jour-là, rien ne les étouffait. M. le procureur était absent et ne reviendrait que dans plusieurs jours.

Au milieu de sa promenade, le petit s’arrêta d’un coup. Se plaçant devant la dame, il s’expliqua :

– Tu peux me laver, bien fort, je ne crie pas ; maman dit qu’il n’y a que les petites filles qui crient.

Mme de Brandes appuya sur un bouton : une domestique parut.

– Menez, dit-elle, ce petit dans la salle de bains, Caroline, et faites nettoyer ses habits et ses bottines. Frédéric, va avec Caroline ! Elle te fera beau et tu ne seras plus comme Poucet.

Frédéric hésita :

– Est-ce que tu seras encore ici après ? demanda-t-il un peu inquiet. Les tristes expériences qu’il avait faites commençaient à éveiller sa méfiance. Il n’avait pas retrouvé sa mère, ni maman Catherine qui racontait de si belles histoires, ni Michel, ni la Grise. Tous étaient loin, tous avaient disparu comme dans un conte de fée.

– Oui, je reste ici, et quand tu reviendras, quand tu seras bien propre, nous irons au jardin.

Rassuré, l’enfant suivit Caroline.

Mme de Brandes avait l’habitude de lire quelques versets après son déjeuner. Elle profita de l’absence de Frédéric pour prendre sa Bible et l’ouvrit au chapitre commencé, le chapitre 25 de l’évangile selon Matthieu. Ses yeux s’arrêtèrent sur le verset 40 : « En vérité, je vous dis : En tant que vous l’avez fait à l’un des plus petits… vous me l’avez fait à Moi ».

Pourquoi devait-elle lire justement ce verset aujourd’hui ? Serait-ce donc un désir du Maître ? Ne devrait-elle pas prendre cet enfant sous sa protection ?

« Seigneur ! implora-t-elle, Tu connais ma solitude, mais plus encore mon besoin d’aimer un enfant. Accorde-moi cette joie ! N’as-Tu pas promis de veiller sur les orphelins ? C’est sans doute Toi-même qui me l’envoies ce matin pour que j’en prenne soin… Seigneur, Tu connais le cœur de l’homme, cœur dur et sans pitié, mais Tu disposes de toutes choses, et je m’en remets à Toi ! Merci Seigneur ! Amen ».

Au bout d’une heure environ, Frédéric, le regard anxieux, reparut. Lorsqu’il vit Mme de Brandes, assise devant sa table à ouvrage, un rayon de joie illumina son visage. Les bras ouverts, il courut à elle en criant :

– Tu n’es pas loin ! Tu n’es pas loin ! Ah ! J’ai eu tellement peur !

Attendrie, Mme de Brandes souleva l’enfant et, de nouveau, éprouva le désir d’être une mère pour le petit abandonné qui se donnait si complètement à elle.

Ils allèrent au jardin qu’un haut mur isolait des cours et des jardins voisins. Des sentiers bien entretenus le traversaient ; des pelouses verdoyaient ; le lilas et l’épine rose embaumaient l’air. Frédéric était ravi.

– Vois-tu, dit-il, nous avions aussi un jardin comme cela et quand je m’y cachais, maman me cherchait. Mais, dans le grand jardin où elle s’est endormie, elle me cherche peut-être encore. Je resterai chez toi jusqu’à ce qu’elle me trouve et, en attendant, tu peux être ma maman.

Mme de Brandes n’osa pas détruire cet espoir enfantin. Devait-elle lui dire que sa mère était morte, qu’il ne la reverrait plus ? Il ne l’aurait pas comprise.

Ensuite ils jouèrent au cheval. Mme de Brandes dut être le cheval, trotter et obéir docilement aux mouvements des guides ; puis à la maman, et Mme de Brandes était l’enfant. Il fallait qu’elle pleure pour que Frédéric l’apaise en lui fourrant un morceau de gâteau dans la bouche, et ce gâteau était tantôt un morceau de brique, tantôt un caillou, ou n’importe quoi. Un éclat de bois noirci par le temps jouait le rôle de chocolat et, en guise de lait, il apporta dans un débris de bouteille un liquide suspect puisé sous la gouttière…

Pour finir, il voulut jouer à Poucet, mais Mme de Brandes lui fit comprendre qu’elle ne pouvait pas inonder le jardin et le jeu en resta là.

En rentrant à la maison, Frédéric déclara sérieusement qu’il resterait.

– Tu es si bonne, et tu sais jouer comme une maman ; quand elle viendra, il faudra qu’elle reste aussi, n’est-ce pas ?

La pensée de garder cet enfant s’enracinait toujours davantage dans l’esprit de Mme de Brandes, aussi répondit-elle avec assurance :

– Oui, mon Frédéric, mais il ne faudra plus jouer à Poucet.

La bonne protectrice avait fait préparer un lit. Lorsque le soir vint, notre petit ami s’étendit avec délices sous un moelleux duvet. Puis il joignit les mains et récita sa prière :

« Je m’endors dans mon petit lit ;

Ô Dieu, garde-moi cette nuit :

Que chaque jour, Ta main fidèle

Me tienne à l’ombre de Ton aile. Amen »

Qu’il se sentait heureux ! Il était de nouveau près de sa mère – non, ce n’était pas sa mère, mais elle était bonne comme sa mère – et il avait un beau petit lit, et… et… – ses paupières se fermèrent. « Bonne nuit, maman ». En effet, maman se penchait sur lui et l’embrassait au front comme elle l’avait toujours fait. Il leva les bras pour les passer autour du cou de sa bienfaitrice, mais ils retombèrent aussitôt : il s’était endormi.

Mme de Brandes, debout près du lit, regardait, les yeux humides, le petit orphelin. Elle caressa ses joues rosées et dit à voix basse : « Je serai ta mère ». Puis, joignant les mains, elle ajouta : « Seigneur, veuille dans Ta grâce m’accorder cette joie ! »

Chapitre 9

M. de Brandes, procureur général, était un homme grand et maigre, invariablement raide et froid comme les articles du code pénal. Hiver comme été, il portait une veste noire boutonnée jusqu’au col. Ni boue, ni poussière n’osaient s’attacher à ses bottes toujours luisantes. Son visage rasé portait toujours l’expression d’un calme imperturbable ; ses lèvres serrées ne s’entrouvraient jamais pour rire de bon cœur, et, s’il arrivait par hasard qu’un évènement joyeux ébranle l’équilibre de son âme, cela ne se témoignait que par un léger frémissement des narines, ce qui faisait dire que M. le procureur riait par le nez. Sa voix aussi avait un ton unique, mais lorsque, pour clore un réquisitoire il disait : « Je demande le maximum de la peine » – c’était toujours ce qu’il demandait – elle s’élevait d’un ton et les mots, fortement articulés, allaient, comme des coups de fouet, frapper l’oreille du pauvre accusé.

Lorsque, quelques jours après l’arrivée de Frédéric, M. le procureur rentra chez lui, il n’y trouva pas sa femme. La domestique accourue lui dit que madame était au jardin avec l’enfant. Pas un muscle ne trahit la moindre surprise chez M. de Brandes. Il traversa la cour tranquillement, et entra dans le jardin. Un tableau singulier, un cas qu’il aurait cherché en vain à classer dans les 1759 articles, s’offrit à ses yeux.

Sa femme était accroupie sur le gazon, la tête baissée et ses bras croisés. Des fleurs émaillaient sa coiffure et étaient semées autour d’elle, puis une voix d’enfant cria : « Coucou, coucou ! »

Frédéric avait voulu montrer à Mme de Brandes comment sa mère s’était endormie dans la forêt, après qu’il lui eut piqué du muguet et des renoncules dans les cheveux, et il attendait la réponse à son appel.

– Agnès ! fit le magistrat en prenant le ton sévère de ses réquisitoires, comme s’il eût articulé : « Je demande – dix ans – de travaux forcés ».

Effrayée, Mme de Brandes se releva vivement et alla au-devant de son mari :

– Je ne croyais pas que tu reviendrais déjà aujourd’hui, dit-elle avec quelque hésitation ; tu me trouves à une occupation inhabituelle avec ce petit garçon.

– J’attends une explication, mais je trouve ta conduite sinon inconvenante, du moins singulière.

Mme de Brandes rougit.

– Peut-être me jugeras-tu moins sévèrement quand tu sauras comment cela s’est passé.

– Cela ne changera rien à mon jugement, mais le salon serait mieux choisi que ce jardin pour ta communication.

Cependant, Frédéric était sorti de sa cachette, derrière le buisson de sureau. Ce grand monsieur noir qui se tenait à côté de la gentille dame, lui fit une impression défavorable.

– Qu’est-ce que cet homme veut ici ? Chasse-le, il ne me plaît pas. Tu ne devais pas te lever, mais attendre que je vienne te chercher, dit-il en faisant une mine mécontente.

Pas trace d’étonnement non plus sur la figure de M. de Brandes. Il dit seulement : « Il me fait l’effet d’un vrai petit drôle ». Puis il offrit cérémonieusement son bras à sa femme et la ramena dans la maison.

Frédéric ne savait s’il devait les suivre ; il faisait si beau au jardin, et le monsieur en noir avait l’air si méchant. Il resta dehors.

Mme de Brandes raconta à son mari de quelle façon étrange l’enfant était tombé entre ses mains et comment elle supposait qu’il était l’enfant de la femme trouvée dans la forêt.

– Pourquoi n’as-tu pas tout de suite prévenu la police ? interrompit le procureur.

– J’y ai pensé d’abord, et puis… elle hésitait… j’ai eu une autre pensée ; je désire et j’espère que tu l’approuveras.

M. de Brandes écrivit rapidement quelques lignes, sonna et dit à la domestique :

– Allez porter ceci au commissariat de police.

– Ne veux-tu pas d’abord entendre ma proposition ? demanda timidement sa femme.

– Je serai à toi à l’instant, répondit-il poliment ; puis il ajouta : Dites au commissaire que je désire qu’on vienne chercher l’enfant sur le champ.

La domestique sortit et M. de Brandes se retourna vers sa femme :

– Que voulais-tu me communiquer ?

– Cet enfant est arrivé chez nous d’une façon si providentielle, commença-t-elle avec hésitation ; il fait une agréable impression ; il est sûrement de bonne famille…et… le désir m’est venu de le garder.

Mme de Brandes regardait son mari avec anxiété. Pas un trait de son visage ne trahit l’impression produite par les paroles de sa femme. Il répondit simplement mais froidement.

– J’ai tout de suite deviné ton intention, mais j’espérais que tu n’exprimerais pas ce désir insensé. Puisque tu l’as fait, je te répondrai qu’il ne peut pas en être question.

Ces paroles décidèrent du sort de Frédéric, car M. le procureur était de ces hommes qui ne reviennent jamais sur une résolution prise. Mme de Brandes avait eu bien raison d’être en souci en pensant à son mari.

– Oh ! dit-elle tristement, pourquoi nommes-tu ce désir « insensé » ? N’est-ce pas une bonne œuvre que de chercher à épargner un triste sort à ce pauvre petit abandonné qui ne peut pas encore comprendre son malheur, et à vouloir lui tenir lieu de mère ?

– Je ne tolérerai dans ma maison rien qui puisse, cas échéant, me causer des désagréments. C’est probablement l’enfant de saltimbanques ou de vagabonds ; du reste, il ne nous appartient pas de jouer le rôle de la Providence. L’assistance publique prendra soin de cet enfant, comme bien d’autres, et cela suffira.

– Tu n’as pas observé ce petit comme je l’ai fait, reprit Mme de Brandes avec chaleur ; il a un caractère à part ; il lui faut de l’air et de la lumière ; il lui faut de l’affection.

– C’est beaucoup et peu, reprit le procureur. De l’air et de la lumière, il en aura partout ; l’autorité veillera à ce qu’il ait à manger et à boire et, pour le moment, il saura se passer d’affection.

– Ne plaisante pas, s’écria la jeune femme très émue. Il s’étiolera, il se perdra s’il est en contact avec des gens durs et insensibles. Oh ! Je t’en prie, permets qu’il reste chez nous. Je… je… l’ai pris en affection et je me suis proposée d’être sa mère.

Elle s’était arrêtée devant son mari, lui tendant des mains suppliantes, tandis que, dans ses yeux, se reflétait l’angoisse de son cœur.

– Je regrette de ne pouvoir céder à ton désir, mais mes actes ne sauraient être guidés par un vague sentimentalisme. Je fais ce qui est juste et ce à quoi m’obligent mes fonctions. Cela dit tout ; je ne connais rien au-delà. De plus, je dois t’informer que je suis nommé président du tribunal départemental et que nous irons demeurer à L. Nous partirons demain matin pour prendre les mesures que nécessite notre déménagement.

Sur ce, M. de Brandes quitta la chambre et sa femme tomba sur une chaise où elle resta quelque temps immobile, les yeux clos. Une profonde douleur remplissait son cœur et des pensées confuses traversaient son esprit. Elle ne pouvait rien contre la froide résolution de son mari, et les riantes images d’avenir se perdaient dans le gris.

Pendant ce temps, Frédéric s’amusait à découvrir au jardin une très bonne cachette où sa nouvelle maman ne le trouverait pas de sitôt. Tout à coup, il entendit une voix qui disait :

– Voilà l’enfant !

Il se retourna et vit le monsieur en habit noir qui ne lui avait pas plu, puis un autre en tunique bleue avec des boutons brillants, comme il en avait déjà remarqué dans la grande maison où on lui avait demandé tant de choses.

– Petit, lui dit celui-ci, tu t’es sauvé de chez Mme Séchaud. On t’a déjà cherché de tous côtés.

D’abord Frédéric ne comprit pas ce que l’homme voulait dire.

– Est-ce la femme qui a Poucet et la chambre sale ?

– Ce sera ça, reprit l’agent et je vais t’y conduire.

– Je n’y veux pas aller, dit Frédéric résolument ; il n’y a pas de lit, pas d’assiettes et pas de jardin ; je resterai ici ; je m’y plais bien mieux.

– Tu ne resteras pas ici, dit le procureur ; tu iras avec ce monsieur, et si tu refuses d’obéir, nous avons encore un moyen de punir sévèrement les enfants désobéissants.

Frédéric regarda l’homme qui parlait si durement et répondit avec une sincérité naïve :

– Ce n’est pas toi qui décides. La gentille dame qui ressemble à maman me l’a permis. Elle veut toujours jouer avec moi et me raconter des histoires. Je vais le lui demander.

Avant que les deux hommes eussent le temps de le retenir, il courait vers la maison.

Il entra dans la salle à manger ; elle était vide. Une peur terrible s’empara de lui : sa nouvelle mère aurait-elle aussi disparu ? Il poussa la porte de la chambre à côté, Mme de Brandes y était assise, triste et découragée.

– Quel bonheur que tu sois là ! s’écria Frédéric. N’est-ce pas, je peux rester ici ? Sais-tu, il est venu un homme en habit bleu à gros boutons ; il veut me ramener dans la chambre sale de Poucet, et le méchant homme noir dit aussi qu’il faut que j’aille, mais tu ne le permettras pas. Je ne jouerai plus au Poucet… N’est-ce pas que tu me gardes ici ?

Les yeux pleins de confiance enfantine étaient levés sur elle. Elle voulait parler et ne pouvait articuler un mot. Elle posa ses mains tremblantes sur la tête de l’enfant : « Dieu te protégera » voulait-elle dire, mais ce souhait resta inexprimé.

D’un pas plus rapide que d’habitude, M. de Brandes entra dans la chambre, et, de sa voix toujours froide et calme :

– J’ai permis à cet enfant, dit-il, de te faire ses adieux. C’est fait je pense, et il va suivre l’agent !

– Oh, Jean, je t’en prie ! Je veillerai à ce que la présence de ce petit ne t’ennuie pas ; j’espère que tu t’y habitueras, que tu finiras même par l’aimer.

– Emmenez ce garçon ! dit le procureur à l’agent qui attendait dans l’entrée, et recommandez à ces gens de mieux le surveiller.

– Viens, mon petit, dit l’employé d’un ton conciliant, Mme Séchaud te donnera du pain d’épice.

– Je veux rester ici ! répéta l’enfant dans sa détresse… je veux…

M. de Brandes leur fit passer le seuil et referma la porte sur eux.

– J’ai de la peine à comprendre, dit-il à sa femme, comment cet incident, en somme très banal, peut t’émouvoir de la sorte. Des centaines d’enfants deviennent orphelins ; on les place et ils grandissent. On prendra soin de ce petit, et voilà tout. Comment peux-tu t’agiter à ce point pour une sorte de joujou perdu ? Tu es comme une fillette dont on aurait brisé la poupée. Pense plutôt que tu as encore des préparatifs à faire pour le voyage de demain.

Cette affaire étant réglée, M. le procureur quitta la chambre, très content d’avoir stoppé les intentions sentimentales de son épouse. Dans aucun des 1759 articles du code civil on aurait pu trouver sa manière d’agir répréhensible et il s’endormit du sommeil du juste. Il était heureux, M. le procureur. Son chemin était tracé bien droit et uni, pavé de belles pierres plates ; à droite et à gauche, les paragraphes du code lui tenaient lieu de bornes kilométriques : impossible de s’égarer.

Mais celui qui se souvient des recueillements paisibles et silencieux où l’on croit entendre la voix de Dieu, qui revoit en pensée le foyer paternel et sent la douce main d’une mère caresser son front, celui-là le nommera pauvre et misérable.

Les promesses de Dieu à l’égard des orphelins se réaliseront tôt ou tard, mais malheur à celui qui aura méprisé l’un de ces petits.

Mme de Brandes ne put dormir. La petite figure de l’enfant et son regard plein de reproches la poursuivaient. Le matin venu, elle se leva et prépara sans entrain ce qu’il fallait pour le voyage projeté. À sept heures, une voiture s’arrêta devant la porte et l’on partit pour la gare.

Deux heures plus tard, un petit garçon était à la grille du jardin et s’efforçait de l’ouvrir, mais en vain. Alors, il colla sa figure aux barreaux et regarda obstinément la maison. Tout y était silencieux ; les fenêtres restaient closes et les rideaux baissés. Il essaya d’escalader la grille, mais elle était trop haute.

En ce moment, un agent de police vint à passer et le vit.

– Que fais-tu là, gamin ? lui dit-il en le prenant pour le déposer à terre.

Mais Frédéric ne lâcha pas.

– Je veux aller chez la gentille dame, répondit-il aussitôt. Ne veux-tu pas me mettre de l’autre côté ? Cette vilaine porte ne s’ouvre pas.

Alors l’agent le reconnut.

– C’est encore toi, petit vagabond ? Hier je t’ai emmené et te revoilà. T’es-tu aussi sauvé de chez Mme Pauthey ?

– Oui ! Je ne m’y plaisais pas non plus. Elle a tant d’habits ! La chambre toute pleine ; je ne pouvais pas souffler. Et tous ces petits oiseaux gris ! Elle m’a donné du lait où ils nageaient, et la tête me fait mal. Mets-moi de l’autre côté. Peut-être que le méchant homme n’y est pas ; je pourrai jouer dans le beau jardin et la gentille dame me donnera du chocolat.

– Il n’en est pas question, mon petit, répondit l’agent à qui le pauvre enfant faisait pitié. Je vais te reconduire chez Mme Pauthey et je lui dirai qu’elle ne te donne plus de mauvais lait.

C’est ainsi que Frédéric dut s’éloigner du paradis entrevu.

Chapitre 10

C’était donc chez Mme Pauthey qu’on l’avait conduit, car, lorsque Mme Séchaud était rentrée avec son lait et n’avait plus trouvé Frédéric, elle était allée au commissariat annoncer sa disparition et avait ajouté : « Si vous le retrouvez, M. le Commissaire, ne le ramenez pas. C’est un petit prince trop gâté : il lui faut une cuillère d’argent, du rôti tous les jours, du riz et des pruneaux. Il ne sait pas obéir. On ne peut pas non plus maltraiter et battre ce pauvre enfant. J’aime encore mieux mes garnements, qui mangent ce que je leur donne ; pourvu qu’il y en ait assez, ils sont contents. Conduisez-le chez Mme Pauthey ; je lui accorde ce plaisir ».

Et voilà comment on avait confié Frédéric à Mme Pauthey. Elle possédait une petite boutique à la rue Torse et y réparait de vieux habits. C’était une personne corpulente qui aimait deux choses : le repos et le café. Au saut du lit, elle préparait sa ration journalière : un quart de livre de chicorée et quelques grains de café dans une cafetière de cinq litres.

Cela fait, elle s’asseyait à la porte de sa boutique, sa cafetière à sa gauche sur une petite table, et à sa droite, une chaise couverte d’habits qu’elle réparait ou « remettait à neuf ».

– Voyez-vous, avait-elle l’habitude de dire, ces gens pressés, je ne saurais les supporter. Ils vont, viennent et s’essoufflent comme si l’année n’avait pas trois cent soixante-cinq jours.

Oui, elle avait sa philosophie, Madame la fripière, et des prix fixes. Il ne fallait pas marchander. Celui qui voulait avoir quelque chose devait venir chez elle ; elle donnait dix sous pour un vieil habit et le revendait un écu. C’est ce que chacun savait. Quand un acheteur lui disait :

– Mais Mme Pauthey, cette jaquette est bien vieille ! elle répondait :

– Vous auriez pu prendre quelque chose de meilleur, il y a là une robe de soie et un habit de cérémonie. Il faut pourtant que je gagne ma vie et les mites rongent ma marchandise.

– Pourquoi ne mettez-vous pas de la poudre pour détruire ces vilaines bêtes ?

– Elles veulent vivre aussi, répondait-elle tranquillement ; d’ailleurs, elles n’attaquent que le dessus.

C’est dans ce paradis des mites que l’agent avait conduit Frédéric.

– Je vous apporte quelque chose, Mme Pauthey, dit le commissaire à la bonne femme en train de prendre sa troisième tasse de café.

La fripière porta la main à sa poche pour en tirer dix sous.

– Tenez, dit-elle, et jetez votre vieillerie dans la chambre.

– Ce ne sera guère possible, fit l’homme en riant, c’est un petit garçon. Ne vouliez-vous pas l’avoir en pension ?

La femme porta le regard de ses yeux ternes sur Frédéric, qui, lui aussi, la regardait fixement. Elle ne lui plaisait pas, cette grosse femme, et la maison non plus, et l’air non plus, mais il était intimidé et n’osait rien dire.

– Franchement, j’aurais voulu en avoir un plus grand, capable de faire les commissions, dit-elle ; enfin, puisqu’il est là, je le prends.

Elle retira un peu sa chaise :

– Entre seulement, petit, dit-elle.

Le commissaire fit entrer Frédéric dans la boutique, communiqua à la femme ce qu’il savait de l’enfant et s’en alla.

– Assieds-toi, petit, cria Mme Pauthey ; après, je te donnerai un pot de café.

Frédéric s’assit sur une chaise, puis, tout à coup, se mit à crier.

– Qu’as-tu, petit ?

– Oh ! Il y a tant de vilains papillons gris !

– Ils ne te feront pas de mal ; n’aie pas peur ; ils ne mangent que la laine et les fourrures.

Frédéric regardait avec terreur ces insectes qui voltigeaient sans bruit autour de lui, se posaient sur ses habits, sur sa tête, sur ses bras.

Il tremblait, la tête lui faisait mal, ses yeux brûlaient ; il les ferma. Au moins, il ne verrait plus toute cette saleté et ce désordre autour de lui.

Le soir, Mme Pauthey jeta un tas de vieux habits sur le plancher, étendit un drap par-dessus, y ajouta une couverture et c’est là que Frédéric dut se coucher. Il joignit les mains, mais de nouveau il ne put pas prier : il n’avait pas de lit. Le cœur en plein désarroi, il s’empressa de continuer : « Ô Dieu, garde-moi cette nuit ! » Oui, maman l’avait souvent répétée avec lui, cette prière, mais ce soir il s’accrochait à ces paroles, à cette protection dont il avait tant besoin. Quelque chose lui vola sur la figure ; il voulut l’attraper, mais en vain. Il essaya de crier ; sa voix s’étrangla dans sa gorge, les larmes jaillirent puis, vaincu par le sommeil, il s’endormit.

Le lendemain, comme Mme Pauthey s’installait à son poste habituel, quelqu’un la frôla et dévala la rue. C’était Frédéric. La fripière le suivit des yeux avec étonnement.

– Où peut-il bien aller ? … Tant pis ! S’il s’égare, on me le ramènera. Et, sans plus s’inquiéter, elle s’assit, but son café, et se mit à rapiécer un vieil habit auquel elle s’étonnait chaque jour de découvrir de nouveaux trous.

Ses suppositions ne l’avaient pas trompée ; environ deux heures plus tard, le commissaire reparut avec Frédéric.

– Écoutez, Mme Pauthey, il vous faut mieux surveiller le petit, sans quoi il disparaîtra un beau jour et nous en aurons le reproche.

– Que voulez-vous ? répondit placidement la bonne femme ; pendant que je tourne le dos, ses petits pieds ont déjà fait cent pas. Il ne saurait se perdre, et s’il n’est pas ici, c’est qu’il est ailleurs.

– Et donnez-lui du lait convenable, pas de celui où nagent les mites en guise de pain !

Cette observation fut accueillie sans irritation.

– Il n’y a pas de quoi jaser, fit-elle, en retirant de sa tasse deux de ces insectes ailés ; le lait n’en est pas diminué, et s’ils y meurent, ce n’est pas du poison.

L’agent de police, voyant bien que ses remontrances faisaient peu d’impression, s’en alla, en recommandant encore à la femme de mieux surveiller le petit.

Le matin suivant, comme la veille, Frédéric s’enfuit.

– Quel enfant ! murmura la femme. Comment donc garder un pareil galopin ?

Cette fois, on ne le lui ramena pas. Dans l’après-midi, le pharmacien Ribet fut arrêté par un bambin qui lui demanda :

– Ne sais-tu pas où est la gentille dame, qui a une figure si blanche, comme maman, et un beau jardin ?

M. Ribet n’aurait pu répondre à cette question, mais, à son tour, il interrogea l’enfant et comprit que le bambin était égaré. Il le conduisit au commissariat où Frédéric fut accueilli par des exclamations de colère à l’adresse de sa gardienne.

– On va changer le système, dit le commissaire ; ce petit bout d’homme nous donne plus à faire qu’un vagabond de profession. Il faut le remettre entre des mains fermes.

Dans la rue des Valts, une des plus étroites de la ville, demeurait le tailleur Chafoin avec sa sœur Aglaé. Comme toutes celles de cette rue, leur maison était basse, déformée, grise de moisissure et contenait deux logements. On parvenait à celui qui était sous les toits par un escalier extérieur en bois vermoulu, au haut duquel une porte basse donnait accès à une sombre petite entrée que M. Chafoin honorait du nom de vestibule. M. Chafoin avait l’habitude de tenir sa porte fermée à clé. Quiconque désirait lui parler devait montrer sa figure à un judas pratiqué dans la porte. C’était là que le maître tailleur travaillait du matin au soir, et, parfois, tard dans la nuit. Il ne faisait guère que des raccommodages, et l’occupation ne lui manquait pas. Il savait rajeunir les vestes les plus malades, remettre en état le siège des pantalons qui avaient fait le désespoir des mères les plus habiles à manier l’aiguille. L’assiduité était la vertu maîtresse du frère et de la sœur. Tous deux avaient l’oreille dure, bien qu’ils n’aient pas encore atteint la cinquantaine ; leur visage était ridé et parcheminé et leur cœur racorni autant que leurs mains. Ils comptaient les bouchées qu’ils s’accordaient, et leurs vêtements étaient une preuve de l’art de Chafoin à faire survivre une vieille défroque.

L’argent faisait briller leurs yeux éteints. Leur seule joie était de pouvoir mettre de temps en temps un écu dans le vieux coffre couvert de chiffons, caché sous le lit.

Oui, M. Chafoin était disposé à accueillir Frédéric. Aglaé se persuada que la soupe au lait du dîner supporterait une plus forte addition d’eau et qu’on ferait au pain de trois sous – la ration quotidienne – des tranches un peu plus minces. De son côté M. Chafoin calcula qu’on trouverait bien quelque vieux morceau d’étoffe assez grand pour un petit pantalon et une blouse, quand ce serait nécessaire. Dix francs par mois, c’était peu, mais cela faisait pourtant 120 francs par an et si l’enfant restait dix ans chez lui, ce serait mille deux cents francs ; plus tard on lui paierait davantage, de sorte qu’il pourrait bien, en fin de compte, mettre de côté 1000 ou 1200 francs.

L’agent de police frappa de nouveau à la porte ; le maître ouvrit et l’employé entra avec Frédéric.

– Il s’agit, cette fois, de le tenir ferme, cria l’agent dans l’oreille du maître. C’est un vagabond, un rôdeur, qui nous a déjà donné autant de fil à retordre, à lui tout seul, que tous les enfants de la commune ensemble. Vous feriez bien de vous munir d’une bonne corde à nœuds.

– À quoi pensez-vous ? s’écria Chafoin effrayé. Une corde à nœuds ? Quelques branches d’un vieux balai feront bien l’affaire. Mais vous avez encore à payer pour le demi-mois de juin.

– Ça ne me regarde pas, répondit l’agent en haussant les épaules. Toi, continua-t-il d’un ton menaçant en s’adressant à l’enfant, si tu te sauves encore une fois, on te mettra dans une cave toute noire.

Frédéric, intimidé, le suivit des yeux. S’était-il vraiment sauvé ? Il avait seulement voulu chercher sa mère et la gentille dame. Pourquoi ce monsieur était-il si fâché ?

Maître Chafoin, cependant, examinait les habits de Frédéric. Son œil exercé eut bientôt reconnu qu’ils étaient d’un velours de première qualité. Il se dit, après réflexion, qu’on en pourrait tirer bon parti pour des cols d’habit ou de jaquette, qui se paieraient comme neufs. Il alla chercher un vieux veston qu’on lui avait laissé parce que, en réalité, il ne valait plus rien et le tint suspendu près de Frédéric pour en mesurer les proportions. Les manches étaient trop longues ; y remédier était facile. En reculant les boutons, cela plaquerait ; il ne fallait pas y regarder de si près. Il se mit aussitôt à l’œuvre et, tout en travaillant, il lui vint à l’esprit de dire quelque chose au petit.

– Je suis ton oncle, lui cria-t-il, – à cause de sa surdité, il s’était habitué à donner de toute sa voix – et Aglaé est ta tante ; elle est allée chercher un petit lit, mais il te faut crier en lui parlant, elle entend mal. Puis il continua à coudre.

Frédéric avait à peine compris ce qu’il disait, mais l’idée d’un petit lit le réjouit. Quel bonheur, un petit lit ! Il était si fatigué et il avait terriblement faim. Il n’avait pu boire le café où nageaient des papillons, il n’avait donc rien mangé de toute la journée. Il examina la chambre. Elle était mieux que celle des gosses et que celle où les habits traînaient partout. Là, près du poêle, sur une petite table, il y avait du lait et du pain. Il s’approcha avec un regard d’envie… comme ce devait être bon !

– Est-ce que je peux en manger ? demanda-t-il au tailleur si absorbé par son travail qu’il n’entendit pas. Il venait de calculer que, de la blouse de velours, il pourrait tirer sept ou huit cols, ce qui lui rapporterait bien une douzaine de francs. Satisfait, il fit un signe de tête que Frédéric prit pour un consentement. Alors l’enfant se mit à manger. Que c’était bon ! D’abord, sa petite bouche put à peine suffire au va et vient de ses mains empressées à y porter tour à tour le pain et le lait, puis, peu à peu, le mouvement se ralentit, il émietta le pain dans le lait et, avec la cuillère, il travailla si bien que tout eut bientôt disparu.

À ce moment, Aglaé entra. Elle avait réussi à obtenir en prêt d’une complaisante voisine un petit lit ; mais sa satisfaction fit place à l’horreur lorsqu’elle découvrit le désastre. Elle se précipita sur Frédéric et lui arracha la cuillère des mains, mais c’était trop tard ; le bol était vide et le pain englouti.

– Aglaé, cria Chafoin, on pourra y prendre huit cols. C’est une bonne aubaine !

– Misérable gamin ! s’écria la femme furieuse. Est-ce que tes cols m’intéressent ? Tu aurais dû surveiller ce gamin. C’est tout notre souper qu’il vient de manger, et je n’avais pas encore mis l’eau dans le lait ! Eh bien, tu pourras te coucher sans souper !

Le tailleur descendit de sa table et s’avança vers Frédéric effrayé.

– Qui t’a permis de manger ça ? demanda-t-il en colère.

– Toi, répondit Frédéric aussi haut qu’il put.

– C’est ça, toujours le même, s’écria la femme indignée, tu nous ruines ! Nous pourrons bientôt aller mendier. Tout le pain et tout le lait pour ce misérable gosse !

La figure osseuse du tailleur s’était enflammée de colère. Il ne dit rien, mais il alla droit à la cuisine, d’où il revint avec quelques branches de saule.

– Qui t’a permis de tout manger ? demanda-t-il encore une fois en fixant sur Frédéric un œil perçant.

– Toi ! répéta Frédéric. Je t’ai demandé et tu as fait signe que oui.

Alors la baguette de bois siffla sur le pauvre garçonnet qui ne savait que penser, car jusqu’alors il n’avait jamais reçu de coups.

– Pourquoi me fais-tu mal ? cria-t-il en voulant saisir la baguette de bois. Mais il retira sa main et vit sur la peau, une barre rouge lui prouvant que le maître ne plaisantait pas. Alors, fixant sur son bourreau ses grands yeux remplis de larmes :

– Tu es méchant, cria-t-il de toute sa force ; je ne t’aimerai pas du tout.

Le regard de reproche de l’enfant et ses paroles augmentèrent encore la colère de Chafoin.

– Voilà pour le mensonge, crapaud ! cria-t-il, et voilà pour la gourmandise, et voilà pour l’insolence. Et les coups pleuvaient. Enfin la baguette se brisa. Frédéric tomba en gémissant.

– Voilà, reprit Chafoin en jetant les débris de la baguette. Tu ne mangeras plus le lait et le pain tout seul… et ne t’avise pas de vouloir décamper.

Lorsque, le soir, Frédéric fut dans son lit, il voulut de nouveau joindre les mains, mais il ne put pas. La main qui avait reçu le coup était enflée. Il essaya de prier, et ne sut que répéter : « Dans mon petit lit… ô Dieu, garde-moi ! Garde-moi ! » Il ne put trouver la suite, sa tête était lourde et tous ses membres lui faisaient mal.

Pauvre Frédéric ! Tu es tombé entre des mains plus fermes. La blanchisseuse et la fripière auraient eu le cœur moins dur ; mais le Dieu de ta mère veille sur toi et tu peux compter sur l’abri de Ses ailes.

Le lendemain, Chafoin avait repris sa place sur la table, près de la fenêtre. Frédéric, encore abattu, était assis devant un bol d’eau blanchie d’un peu de lait. Il n’avait aucune envie d’en goûter. Il jetait de temps en temps un regard timide au maître qui tirait activement l’aiguille. Allait-il le battre encore une fois ? Quelle peur il lui faisait ! Il vaudrait mieux se sauver… Il s’approcha de la porte : elle était entr’ouverte. Il sortit, s’avança dans la rue, arriva sur la place du marché et s’engagea dans une autre rue… Oui, c’était là… La grille de fer, les belles fleurs derrière, et la belle maison. Il colla son visage aux barreaux et regarda. Rien ne remuait, les rideaux étaient baissés et la porte fermée. Une heure environ s’écoula puis, las d’attendre, Frédéric se mit à marcher lentement, passant d’une rue à l’autre, jusqu’à ce qu’enfin il n’y eut plus de maisons régulièrement alignées. Seulement encore de loin en loin quelques demeures modestes, puis un joli chemin en pente, du haut duquel Frédéric vit une grande étendue de pays bordée, à l’horizon, d’une ligne bleuâtre. C’était sans doute le grand jardin où demeurait Michel avec la Grise et maman Catherine qui faisait de si bons gâteaux et racontait de si jolies histoires. C’était là qu’il voulait aller. Il se mit à courir.

Soudain, il entendit un pas rapide derrière lui, et, quand il se retourna, il vit le méchant maître Chafoin. Celui-ci s’était proposé de guérir le garnement une fois pour toutes du désir de s’évader. Il avait retrouvé sa piste et le rattrapait au moment où le petit espérait trouver ce dont son cœur avait soif : affection et liberté.

Quelle terreur s’empara de lui ! Ses petites jambes redoublèrent d’agilité, mais les enjambées du méchant homme étaient quatre fois plus longues. Bientôt il sentit la main du tailleur à son cou.

– Cette fois encore, mais ce sera la dernière, dit Chafoin en secouant le petit si rudement que son chapeau tomba à terre.

– Je ne veux pas retourner chez toi ! s’écria Frédéric avec angoisse en cherchant à se dégager. Tu es si méchant et tu me fais mal.

– Il semble que tu n’en aies pas encore assez reçu, se moqua le maître. Tu verras ce qui t’attend.

Il traîna Frédéric qui résistait de toutes ses forces. Quoique le tailleur ne fût pas un hercule, il n’eut pas grand-peine à le ramener à la maison. De loin déjà, Frédéric vit Aglaé debout sur le seuil, attendant la baguette à la main.

– Je l’ai rattrapé, le petit brigand ! s’écria Chafoin glorieux. On entra, on ferma la porte. De nouveau la baguette cingla le petit délinquant. Personne n’entendit ses pleurs, ses cris désespérés.

– En voilà assez pour cette fois, dit enfin le tailleur en jetant les tronçons de la baguette. S’il te reprend l’envie d’aller encore te promener, tu en auras trois fois autant.

Frédéric n’entendait plus rien. Lorsque son bourreau le lâcha, il trébucha et se traîna jusqu’au coin où était son lit. Là, il appuya la tête contre le bois dur et ferma les yeux. Pourquoi ce méchant homme le battait-il ainsi ?… Pourquoi ne devait-il pas chercher sa mère et la si bonne dame et Michel et la Grise ?… Pourquoi devait-il rester dans cette vilaine chambre ?… Pourquoi ?…

Pauvre garçon ! Aurais-tu été consolé si tu avais appris, alors, qu’il y a beaucoup d’autres pourquoi angoissants auxquels personne ne répondra jamais dans ce monde ? Mais dans la forêt, ta mère t’a remis aux soins du Seigneur. Tu apprendras plus tard que Ses promesses sont fidèles et que toutes choses concourent à ton bien.

Le lendemain, Frédéric s’approcha de nouveau furtivement de la porte. D’une main tremblante, il pressa sur le loquet, car il pensait à la baguette. Mais, peut-être qu’aujourd’hui il retrouverait la gentille dame et tout irait bien… Hélas !… la porte était fermée à clef.

Chapitre 11

Un jour de novembre épanchait sa morne lumière sur la ville et la campagne. Le ciel était gris, la terre était grise, gris aussi le brouillard qui pesait sur les rues et les habitations, humectait les murs et les toits, et assourdissait les bruits du dehors. Les pas des piétons, le trépignement des chevaux, le roulement des voitures semblaient venir d’une route éloignée. Même le croassement des corbeaux et des corneilles, qui se balançaient au sommet des arbres dénudés, perdait son acuité, de même que le cri des grues et des oiseaux sauvages cinglant vers des contrées plus clémentes. Si ce brouillard couvrait maintes choses agréables à l’œil, il cachait aussi charitablement l’école du château. Elle était située au nord de la ville, au pied d’une colline que couronnait un château assez bien conservé, datant du Moyen-Âge.

En ce moment, l’horloge du château sonnait dix heures. La porte de l’école s’ouvrit. Une foule de garçons d’âges différents se précipita en criant sur la place ouverte qui remontait en pente douce jusqu’au chemin du château.

Autrefois, cette place avait été une verte pelouse, mais depuis que des centaines de sabots la piétinaient, on aurait eu peine à y découvrir quelques brins d’herbe, même dans les coins les moins piétinés. En temps de pluie, la terre humide et glissante occasionnait des chutes fréquentes.

Cette foule d’enfants criant et se bousculant offrait un spectacle lamentable. Leurs visages étaient pâles, leurs vêtements négligés. Ni déchirures, ni accrocs n’étaient réparés. Bien des élèves auraient voulu se soustraire à la loi de l’instruction obligatoire pour gagner quelque argent par leur travail ou même en mendiant. Cela n’étant pas possible, ils se vengeaient sur l’instituteur en lui rendant la vie amère.

Un jeune homme allait et venait d’un pas rapide sur le trottoir étroit qui séparait la place de la rue. Il était grand et svelte, avait la poitrine étroite et la tête toujours penchée en avant. Une pâleur maladive, qui laissait transparaître des veines bleuâtres, couvrait son large front. Un psychologue eût bien vite reconnu que ce front n’abritait pas des pensées banales, et un physiologiste, après un examen attentif, eût secoué tristement la tête.

C’était Georges Barbier, jeune instituteur, sorti frais émoulu de l’école normale, et faisant ses premières armes à l’école du château. Vu son zèle et son amour de la science, ses supérieurs lui avaient donné ce poste, plutôt que de le confiner dans un village. Ce jeune homme, au cœur ardent pour son Maître, se trouvait en présence de la rude réalité qui menaçait d’ébranler ses convictions et de détruire son idéal de pédagogue. Il s’était représenté sa tâche toute différente. Il aurait voulu se vouer à la jeunesse, se vouer à elle tout entier, l’élever, la tirer de la misère morale, et rendre son esprit accessible aux valeurs spirituelles.

Et maintenant, ce qu’il entendait et voyait le révoltait et le navrait. Des paroles grossières venaient de frapper son oreille ; un éclat de rire retentissant lui avait fait tourner la tête : un des plus grands garçons marchait derrière lui, imitant le maître, au grand divertissement de ses camarades.

Au moment où Georges Barbier le vit, l’écolier se fit petit et leva le bras pour parer la gifle qu’il attendait. Une légère rougeur monta au front de l’instituteur, mais il ne fit aucun mouvement pour châtier l’insolent.

– C’est très mal à toi, Séchaud, dit-il seulement d’une voix qui tremblait un peu.

Séchaud se redressa et s’éloigna en courant.

– Tu en aurais mérité une bonne ! lui dit un grand et vigoureux garçon, celui qui avait ri le plus fort et dont la figure était encore épanouie.

– Tu sais, répondit Séchaud, il n’a pas assez de poigne. Nous allons bientôt recommencer et rigoler à ses dépens.

Georges Barbier se reprochait d’avoir provoqué cet incident désagréable. Il aurait dû occuper cette jeunesse bruyante d’une façon convenable. Il appela donc les enfants pour organiser un jeu ; mais personne ne voulut l’entendre.

– C’est pour les petits gosses, dit Loup en se détournant d’un air de mépris ; et il se retira avec d’autres polissons en regardant le maître d’un œil railleur.

Pourtant, un certain nombre de plus jeunes avait finalement répondu à l’appel. Alors, le maître fit un nœud à son mouchoir, le mit dans la main d’un élève qui, une fois le cercle formé, en frappa le dos d’un camarade. Surpris, l’enfant se mit à le poursuivre et chercha à l’atteindre avant qu’il ait pris sa place. Georges Barbier se plaça parmi les joueurs et le jeu continua au milieu des rires et des cris joyeux.

Alors Loup souffla deux mots à l’oreille de Séchaud. Tous deux s’approchèrent du cercle.

– Je joue aussi, dit Loup en se plaçant à la gauche de l’instituteur, tandis que Séchaud prenait place un peu plus loin.

– C’est bien, dit le maître en reculant d’un pas.

Loup était aussi grand que son professeur, mais il avait la poitrine plus large et les bras plus vigoureux car, pendant la plus grande partie de l’été, il travaillait comme ouvrier dans un chantier de construction. Séchaud eut bientôt le mouchoir. Sous prétexte que le nœud était défait, il le refit dur comme pierre et le donna à son ami Loup. Tout à coup, Georges Barbier sentit une forte douleur dans le dos, et avant qu’il eût le temps de se remettre, un second coup le frappa. Il se mit à courir comme le jeu le voulait, mais Loup courait aussi vite et le frappait sans cesse. Au moment où Barbier allait regagner sa place, il trébucha – c’était le pied de Séchaud qui lui tendait un croche-pied, et il tomba.

Une douleur aiguë lui perça la poitrine et l’empêcha de se relever tout de suite. Les coups de Loup tombaient sur lui, accompagnés des éclats de dire de la bande cruelle. Mais, au moment où Loup levait de nouveau le bras, le mouchoir lui fut arraché des mains et lui-même fut poussé de côté. Un garçon pâle et pauvrement vêtu se pencha sur l’instituteur pour l’aider à se relever, ramassa son chapeau et essaya de nettoyer ses habits.

La sonnerie se fit entendre. Tous les écoliers se précipitèrent vers la porte en criant.

– Crois-tu qu’on lui a salé son jeu ! dit Loup triomphalement ; mais l’autre aura aussi son tour.

L’ « autre » était aussi rentré et le maître, lentement, fermait la marche. Il ressentait encore la douleur dans le dos, mais autre chose l’oppressait. Réussirait-il jamais à gagner le cœur de ses grossiers élèves ?

Il entra dans la salle réservée aux instituteurs.

– Malheur ! La récréation est déjà passée ! s’écria un petit monsieur trapu qui avait écrit tout le temps et jetait vite encore quelques lignes sur le papier. Il faut que mon rapport soit prêt à onze heures. Grandet, surveillez donc ma classe quelques minutes.

En disant cela, il prit son chapeau et sortit en hâte pour que son article parût dans le journal du soir.

L’interpellé se versa encore une tasse de café et la but à petites gorgées.

– Vous vous occupez trop des garçons, dit-il à Georges Barbier. C’est de la canaille qu’il faut tenir à distance.

– En effet, ils me semblent bien grossiers, répondit le jeune homme, mais je pense qu’il doit y avoir moyen de gagner leur affection…

Un éclat de rire de Grandet l’interrompit :

– Gagner leur affection ! Il est vrai que vous êtes encore inexpérimenté ; mais, notez bien ce que je vous dis : si vous voulez arriver à quoi que ce soit de bien, prenez le bâton et faites-le travailler ! Si vous rêvez encore d’affection et d’attachement, renoncez-y une fois pour toutes.

– Ce serait triste ! s’écria Barbier. Ces enfants misérables sont privés d’affection ; sans doute qu’à beaucoup d’entre eux la maison paternelle ne donne pas ce dont leur cœur a besoin ; si, à l’école, ils ne trouvent qu’un maître dur et impitoyable, rien d’heureux ne peut se développer en eux.

Grandet lui jeta un coup d’œil de pitié et quitta la salle en haussant les épaules.

Barbier avait oublié sa défaite ; pénétré d’une bienveillante ardeur, il entra dans sa classe. Il voulait, en donnant son cœur, gagner celui de ses élèves.

Les cours du matin étaient terminés. Professeurs et élèves retournaient chez eux. Georges Barbier, une pile de cahiers sous le bras, sortit à son tour, le visage soucieux. « Oui, se disait-il, ce sera difficile, mais je le tenterai. Avec l’aide du Seigneur, je trouverai le chemin de ces cœurs fermés, mais… ». Il porta la main à sa poitrine : une angoisse le saisit : « …en aurai-je la force ? »

Un garçon de treize ans environ, qui semblait l’avoir attendu, s’approcha et lui dit doucement :

– Me permettez-vous de porter vos cahiers ?

Georges Barbier, surpris, leva les yeux.

– C’est toi, dit-il d’un ton joyeux, car il avait reconnu le garçon qui l’avait secouru pendant la récréation. Veux-tu encore me rendre service ? Merci. C’est bien, cela.

Il remit les cahiers à son élève et sembla soudain plus réjoui ; il marcha d’un pas allègre et rapide.

– Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il après un court silence.

– Frédéric Forêt.

– Que fait ton père ?

– Je n’ai pas de père.

– Vis-tu avec ta mère ?

– Je n’ai pas de mère.

– Pauvre garçon ! Es-tu chez des parents ?

– Je n’ai pas de parents ; je suis chez des étrangers.

Alors l’instituteur, ému, entoura de son bras le cou du jeune orphelin :

– C’est bien triste, dit-il, n’as-tu donc pas connu tes parents ?

– Je ne sais pas, répondit Frédéric, j’ai un vague souvenir d’avoir traversé la forêt avec ma mère. Elle y est tombée. Puis, je me souviens d’un homme avec un cheval et d’une femme qui me racontait des histoires. Ensuite, c’est une belle dame qui a été très bonne pour moi. Après cela, je me suis trouvé chez le tailleur Chafoin où je suis encore.

– Les gens chez qui tu es sont-ils bons pour toi ?… L’enfant ne répondant pas, il ajouta : Les aimes-tu ?

– Non ! répondit vivement Frédéric d’un ton dur. Ce « non » accusateur montrait que l’enfant avait pleine conscience de sa situation.

Ils étaient arrivés au logement du maître. Dans la cour spacieuse d’une maison située rue de la Gare, on avait construit un large bâtiment destiné à plusieurs usages : entrepôts, écurie, bûcher, remise. À l’extrémité ouest, le propriétaire avait aménagé une chambre qu’il donnait gratuitement à qui s’engageait à nettoyer la cour et la rue et à faire différents travaux domestiques. Les locataires changeaient souvent ; il était rare qu’on y restât plus d’une année.

Depuis quelque temps, une pauvre veuve s’y était installée et avait trouvé moyen d’en retirer un gain accessoire. Elle avait obtenu du propriétaire une mansarde au-dessus de sa chambre ; c’était là qu’elle supportait la froidure en hiver, la chaleur en été, tandis qu’elle sous-louait la chambre à des jeunes gens, à qui leurs modiques ressources ne permettaient pas d’habiter des maisons plus opulentes. La bonne vieille se faisait payer huit francs pour la chambre ; pour quatre francs de plus, elle servait encore, le matin et l’après-midi, un café dont la chaleur était la principale qualité. Georges Barbier avait été reconnaissant envers un de ses collègues qui lui avait recommandé la chambre.

Frédéric posa les livres sur une vieille table branlante et se prépara à sortir.

– Attends encore un instant, dit Georges Barbier, en arpentant sa chambre d’un air pensif. As-tu le temps de passer cet après-midi une heure chez moi ? J’ai encore quantité de papiers que je voudrais mettre en ordre. Peux-tu m’aider à le faire ?

Le pâle visage de l’enfant se colora ; ses yeux brillèrent d’une joie qui réconforta l’instituteur.

– Oh ! oui, avec plaisir ! s’écria Frédéric.

– C’est bien. Viens vers les cinq heures, dit Georges Barbier en congédiant l’écolier qui s’en alla tout heureux. La sympathie de son maître l’avait réconforté. Enfin quelqu’un qui se souciait de lui !

La porte s’étant refermée, l’instituteur se laissa tomber à genoux. « Seigneur, murmura-t-il, Tu connais mon désir de Te servir. Merci de me donner un encouragement par le moyen de Frédéric ! Son cœur d’enfant a aussi besoin d’un appui. Aide-moi à lui enseigner l’amour de Ton cœur et la force de Ton bras ! Amen ».

Chapitre 12

Voilà ce qu’était devenu notre Frédéric. Le bel enfant qui ouvrait des yeux si joyeux sur le monde est maintenant un garçon maigre et pâle. Le jour dont nous nous souvenons, alors qu’il avait voulu ouvrir la porte pour voir briller le soleil et chercher des cœurs charitables, ce jour avait été le début d’années tristes et douloureuses. D’abord, il avait pleuré, crié, frappé à la porte et cherché à se glisser dehors quand, par mégarde, la clé n’était pas tournée. Chaque fois, le méchant homme était descendu de sa table, avait pris la baguette et l’avait brisée sur le dos de l’enfant. Alors Frédéric s’était tu et, blotti dans un coin, y passait la plus grande partie de la journée.

Puis il tomba malade, non pas d’une maladie déterminée avec accès de fièvre, ce qui l’aurait retenu au lit, mais il avait mal à la tête, pouvait à peine lever les pieds, remuer les bras et ouvrir les yeux. Il ne mangeait presque plus, ce qui n’affligeait guère le tailleur… Enfin, il alla mieux : il avala le maigre potage qu’Aglaé lui avait préparé, et revêtit une vieille veste, tant bien que mal taillée à sa mesure.

Sur sa mémoire aussi, il semblait qu’un voile se fût étendu. Les visages souriants vus dans sa tendre enfance avaient fait place à des monstres malveillants et grimaçants.

Au bout de deux ans, il fallut l’envoyer à l’école. Les autorités n’ayant pu découvrir sa famille lui donnèrent le nom de Frédéric Forêt. Au milieu des nombreux camarades qui criaient, babillaient, se bousculaient et se battaient même, il s’était tout d’abord senti très intimidé. L’un d’eux s’était approché de lui et lui avait crié au visage : « Vagabond ! ». Vagabond ! avaient répété les autres ; Victor l’a dit, c’est un vagabond.

Ce nom lui resta et l’accompagna de classe en classe. Ses condisciples l’appelaient ainsi ; les instituteurs y ajoutaient l’épithète de « rêveur ». Grandet le surnommait « l’endormi ». Lui, supportait tout et écoutait attentivement les leçons. Chaque année, il avait été récompensé. Il avait parfois posé des questions ou donné des réponses qui avaient étonné ses maîtres.

Quand il eut grandi, Chafoin commença à le charger de diverses occupations. Il devait porter les habits raccommodés ou aller chercher l’ouvrage chez les clients. Alors, il lui arrivait de recevoir deux ou trois sous, ou quelque friandise. Les sous, il les donnait au tailleur qui les acceptait sans scrupules ; mais lorsqu’il avait avoué qu’il avait mangé des brioches, le tailleur s’était écrié furieux :

– Aglaé, ce garçon nous trompe ; il nous mettra sur la paille.

Et la baguette qui avait longtemps reposé, reparut. Au premier coup, Frédéric tressauta et fit mine de vouloir s’en emparer, puis il se résigna et ne dit mot. Dès lors, il eut soin de manger en route le pain blanc ou les brioches qu’on lui donnait.

Six mois auparavant, le tailleur l’avait envoyé chez une cliente dont la propriété était entourée d’une clôture en fer forgé. Un sentier proprement sablé, bordé de plates-bandes couvertes de fleurs, entourait une pelouse. Il lui sembla avoir déjà vu tout cela. Quand était-ce ?… N’entrerait-il pas dans une chambre confortable, où il y aurait une table à ouvrage et un fauteuil à bascule ?… et une dame au visage aimable ? La chambre était là mais bien différente ! Il n’y vit, ni fauteuil, ni table à ouvrage, ni dame souriante. Une domestique vint lui prendre l’ouvrage, et il s’en alla hésitant et pensif. Des images confuses se présentèrent à son esprit ; un coin de voile se déchira et il revit, sous un ciel de printemps, dans la forêt, un vieux paysan avec son vieux cheval, et sa femme, la bonne sorcière aux bons beignets. Tout en marchant sans but, il sortit de la ville et arriva sur une colline. De là, il vit dans le lointain les arbres dans leur fraîche verdure printanière. Un besoin de s’en approcher s’empara de lui avec une telle force que des larmes jaillirent de ses yeux et qu’il pressa sa poitrine des deux mains, tant son cœur battait à grands coups.

Mais il fallait rentrer. Plus il approchait de la maison, plus sa marche se ralentissait. Ce fut avec répugnance qu’il entra dans la chambre basse. Chafoin ayant fait mine de prendre la baguette pour le punir de sa longue absence, Frédéric la saisit, la brisa et la jeta dans un coin.

– Vous ne devez pas me battre, je n’ai rien fait de mal, s’écria-t-il indigné.

Chafoin, remarquant un éclair étrange dans les yeux de l’enfant, déjà plus grand et peut-être plus fort que lui, grommela quelques imprécations, mais, dès lors, n’osa plus le toucher.

Une vieille nostalgie s’était réveillée dans le cœur de Frédéric. « Si seulement je pouvais parler à quelqu’un, se disait-il, M. Barbier aurait-il la patience de m’écouter et le désir de m’aider ? Il m’a parlé si amicalement, l’autre jour ! » À cette pensée, Frédéric se sentit le cœur plus léger, comme si un grand bonheur allait lui arriver.

Il ne prit pas garde à la figure revêche du maître, et ne remarqua même pas qu’Aglaé avait emporté les restes du dîner sans rien lui offrir.

– À cinq heures, je dois aller chez M. Barbier, dit Frédéric, sans autre préambule, au tailleur qui avait déjà repris sa place et cousait activement.

– Tu as sans doute fait quelque polissonnerie et tu vas être puni ! Cela te fera du bien. Si seulement je pouvais lui parler une fois ! Il saurait quel gamin entêté et impertinent tu es.

Frédéric ne répondit rien à cette injuste accusation et se contenta de dire :

– Je dois l’aider à mettre en ordre ses livres et ses cahiers.

– Il ne manquait plus que ça ! s’écria Chafoin. Il nous faut te nourrir pour que tu travailles chez les autres ?… Ôte-toi ça de l’esprit. J’ai besoin de toi ici, moi.

– Je pourrais faire vos commissions un peu plus tard, répliqua Frédéric. Permettez-le-moi seulement.

– Non, cria Chafoin. J’ai déjà assez de soucis et d’embêtements avec toi ; ton vagabondage ne recommencera pas tant que j’aurai mon mot à dire.

– Mais il faut pourtant que j’aille, puisque M. Barbier le veut, riposta Frédéric.

– C’est à moi qu’il faut obéir, entends-tu ? reprit le maître d’un ton aigre. Je vois bien que le bâton a chômé trop longtemps. Nous allons le reprendre.

– Vous pouvez laisser chômer le bâton, dit Frédéric en regardant le tailleur bien en face, je ne me laisserai plus battre. Il faut que j’aille chez M. Barbier.

Chafoin sauta de sa table, s’avança vers Frédéric, le bras levé, mais comme si le regard de l’enfant obstinément fixé sur lui avait eu le pouvoir de le paralyser, il le laissa retomber et, d’une voix étranglée par la colère, il cria :

– Toi… toi… vilain gamin ! Tu n’as qu’à rester sur le pavé.

Frédéric se demanda s’il devait braver les menaces de cet homme, mais la perspective d’être mis à la porte le retint à la maison.

Quatre heures sonnaient. La classe était finie. Le claquement des sabots se fit entendre dans les escaliers et sur les dalles du corridor. La porte s’ouvrit à deux battants pour livrer passage au torrent des écoliers. Des casquettes volaient dans l’air, des ardoises tombaient avec fracas. Frédéric se tenait près de la sortie, attendant son maître pour lui dire qu’il ne pourrait pas tenir sa promesse. Un long temps s’écoula. Enfin Georges Barbier parut, la tête baissée, l’air oppressé. Il s’arrêta un moment pour reprendre haleine, puis continua son chemin. Sa dernière leçon avait été pénible. Il avait eu affaire aux grands garçons. Lorsque, à son entrée dans la classe, plusieurs se levèrent poliment, une voix cria :

– Pour celui-ci, on reste assis !

C’était le garçon qui lui avait joué un méchant tour pendant la récréation. Réprimandé par le maître, il riposta :

– Ce n’était pas moi, vous pouvez demander à Loup.

Loup, renchérissant avec impertinence, ajouta :

– Et nous deux, vous savez, il ne faut pas nous embêter !

Déjà Georges Barbier levait la main pour appliquer à l’insolent une gifle bien méritée, mais il se rappela son principe directeur : discipliner, éduquer par l’exemple et par l’affection. Sa main retomba inerte.

– Vous n’auriez eu qu’à me battre ! s’écria Loup, qui avait remarqué le mouvement du maître, je l’aurais dit à mon père et alors vous auriez vu à qui vous avez affaire !

Au lieu d’obéir à un sentiment de colère, le jeune instituteur éprouva de la pitié pour cette jeunesse semblable à une terre dure et stérile que pas une goutte de pluie n’est venue amollir.

– Oui, tes principes sont fort beaux, Georges Barbier, si tu parviens à les appliquer, tu auras mieux réussi que tant d’autres qui font trembler leurs élèves. Mais il te faudra des années, de longues années de patience. Ton cœur a été émerveillé par l’amour de Christ. Tu espères tout, supportes tout parce qu’Il est devenu ton Seigneur et ton Maître. Mais aujourd’hui Satan va essayer d’ébranler ta foi.

En effet, à mesure qu’avançait la leçon, le bruit dans la classe allait en augmentant et lorsque l’instituteur se tourna pour dessiner sur le tableau noir, les boulettes de papier volèrent dans la classe. Enfin, il se décida à noter les plus coupables, ce qui provoqua de vives protestations. L’un des écoliers frappa du pied, d’autres l’imitèrent et le vacarme devint terrible. Soudain le directeur entra, un bâton à la main. Sans rien dire, il saisit le nommé Loup, et lui administra une volée de coups. Puis ce fut le tour de Séchaud et d’un troisième vaurien, et la tranquillité fut rétablie.

– N’avez-vous pas de bâton ? demanda le directeur à M. Barbier qui se sentait aussi mal à l’aise que s’il avait mérité le châtiment.

– L’effet du bâton ne dure pas, et il durcit les caractères, répondit-il.

– Ce sont des phrases, répliqua le pédagogue. Écoutez seulement ce que je vous dis. Le bâton est le bras droit du maître d’école ; vous serez débordé si vous ne savez pas vous en servir au bon moment.

L’heure étant passée, les garçons sortirent comme nous l’avons vu. Le directeur, après quelques recommandations, s’en alla aussi et le jeune homme, tourmenté, inquiet, malade, ne prit pas garde à Frédéric qui stationnait à la porte et qui n’osait pas l’aborder.

Il rentra chez lui, s’assit, découragé. Ses regards tombèrent sur le tableau du Bon Berger conduisant son troupeau.

« Oui, Seigneur, murmura-t-il, Tu as tout surmonté ; la méchanceté et le mépris, la moquerie et la grossièreté, la pauvreté et le mensonge ; Ton amour a eu raison de tout, a attendri les cœurs, changé la misère en joie. Devrais-je perdre courage pour un insuccès et parce qu’un polisson m’a insulté ? Qu’ils se moquent de moi ! Seigneur, éveille leur cœur à Ton amour et rends-les capable de combattre la misère et le mal, et de gagner à leur tour quelques-uns de leurs camarades au bonheur de Te connaître ! Seigneur, viens en aide à mon incapacité. Prépare Toi-même une occasion où je pourrai leur parler de Toi »

Réconforté par ce moment de prière, Georges Barbier se mit au travail.

Frédéric aussi était rentré à la maison, le cœur serré. Les méchantes paroles du tailleur résonnaient encore à ses oreilles et son instituteur l’avait oublié.

Le lendemain, un rayon de lumière brilla à nouveau dans son cœur. À la récréation, Georges Barbier lui demanda pourquoi il n’était pas venu chez lui la veille ; Frédéric le lui raconta et dit combien il en était triste.

– Je le regrette, dit le jeune maître, mais ne désespère pas. J’irai parler à M. Chafoin. Et puis, j’ai une autre proposition à te faire. Nous avons encore quelques beaux jours d’automne ; demain après-midi, j’irai faire une promenade dans la forêt. Veux-tu m’accompagner ?

– J’aimerais bien, s’empressa de répondre Frédéric, mais on ne me le permettra pas.

– Eh bien, dit Barbier après un instant de réflexion, j’irai moi-même en demander la permission à maître Chafoin.

Frédéric doutait du succès de cette démarche. Aussi fut-il très surpris lorsque, le soir, le tailleur lui dit qu’il pourrait faire une promenade le lendemain avec son instituteur.

Chapitre 13

Quelques beaux jours d’arrière-saison avaient succédé aux brouillards. L’air était frais, les chemins sans poussière ; un léger hâle s’étendait sur les prairies ; le blé levait et montrait ses pousses vertes, et la terre exhalait une odeur pénétrante.

Comme convenu, une trentaine d’écoliers attendaient près du pont. Certains portaient leurs habits de semaine, d’autres s’étaient endimanchés ; la plupart d’entre eux portaient une boîte plus ou moins bosselée sur laquelle ils tambourinaient à qui mieux mieux, fiers d’y avoir le menu d’une petite collation.

Frédéric aussi était du nombre des excursionnistes. Aglaé, inutile de le dire, ne lui avait pas même donné un morceau de pain sec. Mais que lui importait ! Il était aussi joyeux que s’il avait eu en perspective un Noël riche en cadeaux. D’un œil avide, il regardait la colline qui fermait l’horizon.

Le joyeux bourdonnement des enfants fut interrompu par deux nouveaux arrivants : c’était Séchaud et Loup.

– Que se passe-t-il donc ? Vous voilà comme un troupeau de moutons, cria Loup en bousculant deux ou trois camarades. Quand il sut de quoi il s’agissait, il éclata d’un rire moqueur.

– Tas de nigauds ! C’est avec celui-là que vous voulez aller promener ? Il faudrait quelqu’un d’un peu mieux bâti. Ses épaules sont de travers et son esprit aussi.

Plusieurs se mirent à rire. Les joues pâles de Frédéric s’empourprèrent, et s’adressant d’un ton indigné au trouble-fête :

– Ce n’est pas assez de vouloir gâter notre plaisir, tu oses encore mal parler de M. Barbier ! Si tu ne veux pas être de la partie, passe ton chemin, mais je ne veux pas que tu parles en mal de notre maître.

– Tiens ! Le vagabond est aussi là ! reprit Loup du même ton. Voilà qui m’arrange ; tu auras tout de suite ce que je te dois depuis avant-hier. Et pour que tu saches que je n’ai pas peur de toi, je dis : « Barbier n’est qu’un poltron ! »

Au même instant, Frédéric lui appliquait une gifle si vigoureuse qu’il recula, étonné. Loup, furieux, se précipita sur celui qui, en un clin d’œil, l’avait giflé de si belle manière.

– La première pour M. Barbier, s’écria Frédéric d’une voix tremblante de colère, la seconde pour…

Il ne put achever. Les longs bras de Loup venaient de l’enlacer. Frédéric se défendit de son mieux, mais bien que la colère et l’indignation aient doublé ses forces, il n’était pas de taille à se mesurer avec un si grand gaillard. Loup le terrassa et lui mit un genou sur la poitrine pour le frapper plus commodément.

Tout à coup, une main énergique sépara les deux combattants. Le jeune instituteur, penché sur Frédéric, le releva avec un bon sourire et lui demanda s’il était blessé.

– Ce n’est rien, dit-il tout bas, j’ai seulement la tête un peu lourde, cela passera.

Georges Barbier se tourna alors vers Loup qui le regardait d’un œil haineux.

– Qu’est-ce qu’il t’a fait pour le battre ainsi ? demanda l’instituteur d’un ton où perçait plus de tristesse que de colère.

– Il m’a embêté, répondit Loup grossièrement.

– Loup vous a insulté, dirent alors quelques-uns des élèves ; Frédéric lui a donné une gifle, et Loup lui est tombé dessus…

Le visage de l’instituteur prit une expression encore plus triste.

– Alors il y a eu aussi un peu de ta faute, Frédéric, dit-il. Mais toi, Loup, dis-moi ce que tu as contre moi.

Loup regarda son maître effrontément et répondit :

– Vous ne me plaisez pas !

M. Barbier sourit tristement :

– Veux-tu aussi me dire pour quelle raison je ne te plais pas ?

Avant de répondre, Loup jeta un rapide coup d’œil autour de lui pour s’assurer une rapide retraite, puis il cria :

– Vous êtes bossu et vous êtes lâche… Viens Séchaud ! En quelques bonds, il fut hors de portée, s’arrêta et se remit à ricaner. Frédéric, qui faisait mine de le poursuivre, fut retenu in extremis.

– Laisse-le, Frédéric, dit-il tranquillement, sans pouvoir toutefois réprimer un tremblement de sa voix ; les coups qu’on lui donnerait ne le corrigeront pas. Si tu te sens assez bien, mettons-nous en route.

On s’achemina donc d’un pas joyeux à travers la prairie. Loup, qui s’était attendu à une explosion de colère de la part du maître, était déçu. Il suivait de loin en sifflant, accompagné de son ami Séchaud. Enfin, voyant que personne ne faisait attention à eux, ils se lassèrent et retournèrent en ville.

Dans la forêt retentirent bientôt les chants joyeux des élèves. La journée fut superbe. Quand ils rentrèrent chez eux, les yeux brillants et le teint doré, la plupart des enfants sentirent s’éveiller en eux un sentiment de reconnaissance envers leur jeune instituteur.

Georges Barbier avait trouvé en Frédéric un cœur aimant et une intelligence éveillée. Dès le lendemain, il se rendit chez maître Chafoin.

Celui-ci ne comprit pas d’abord ce que le jeune homme lui voulait. Mais dès qu’il eut saisi que M. Barbier désirait prendre chez lui Frédéric Forêt, il jeta un coup d’œil scrutateur sur le visage bienveillant de son interlocuteur. Ce qu’il vit le remplit d’une joie secrète : il se promit d’en tirer avantage. Il répondit qu’il ne pouvait se passer du garçon ; que, jusqu’à ce jour il avait mis du sien pour l’élever, mais que l’enfant était arrivé à un âge où il pouvait lui être utile en faisant les courses.

– Je regretterais de vous faire du tort… ; si vous n’exigez pas une trop forte somme je pourrais bien payer quelque chose…

Chafoin triomphait intérieurement, mais son visage ne trahit pas la moindre joie.

– Oui, dit-il, c’est bien ainsi que je vois la chose. Mais… il y a les repas. Voyez-vous, avec le temps, cela ne pourrait pas continuer…

Chafoin toussotait, ne sachant comment faire comprendre habilement qu’il ne donnerait plus les repas à Frédéric.

– Oh, cela ne fait rien, interrompit vivement le jeune homme, il pourra manger chez moi ; il y aura assez pour nous deux.

La joie de Chafoin augmentait. Il en était déjà à se demander ce qu’il pourrait bien encore tirer du bienveillant instituteur, mais rien de plus ne lui vint à l’esprit.

– Nous voilà donc d’accord, dit M. Barbier. Combien dois-je vous payer par mois ?

Le rusé tailleur toussa de nouveau en jetant un coup d’œil à l’habit râpé du jeune homme. Il n’avait pas l’air riche. Si seulement quelqu’un avait pu lui souffler jusqu’où pouvaient monter ses prétentions !… S’il exigeait trop, l’affaire pourrait rater.

– Dix francs, dit-il enfin, après s’être gratté longuement l’oreille.

– C’est entendu, je vous les donnerai, répondit Georges Barbier, impatient de sortir de cette chambre malsaine où il se sentait défaillir.

Chafoin aurait pu se gifler… Pourquoi n’avait-il pas demandé douze ou quinze francs ?

– Mais il faut que Frédéric continue à loger chez vous ; je n’ai pas de lit à son service, ajouta Barbier, déjà près de la porte.

– Alors, vous me donnerez cinq francs de plus, se hâta de répliquer le tailleur, heureux d’avoir trouvé l’occasion d’exiger davantage. Et puis, de temps en temps, il me fera bien une ou deux courses ; sans cela il me faudrait un apprenti qui me coûterait plus que les quelques sous que vous me donnerez.

Georges Barbier consentit et sortit au plus vite. La vue de ce petit vieux tout racorni, aux yeux cupides et aux lèvres pincées, lui répugnait. « Pauvre garçon ! murmurait-il, quel supplice de vivre dans un tel milieu ! » Il se mit alors à réfléchir par quel moyen il arriverait lui, pauvre instituteur, à économiser quinze francs par mois.

Maître Chafoin descendu de sa table, s’était mis à arpenter la chambre et à calculer. « Dix francs d’indemnité, cinq francs pour le lit, vingt francs de la commune – on avait graduellement augmenté la pension – cinq francs qu’il me coûtait pour la nourriture, et qu’on peut décompter, cela fait quarante francs de bénéfice net. Quarante francs ! répétait-il tandis que ses lèvres se pinçaient en un sourire grimaçant et que ses doigts s’ouvraient et se refermaient comme des griffes.

Aglaé, étonnée de l’entendre parler tout seul, ouvrit la porte.

– Daniel, dit-elle, qu’as-tu donc ?

– Aglaé, lui dit-il d’un ton mystérieux, tandis que sa voix chevrotait d’émotion, le garçon ne mangera plus chez nous, et on nous donnera quinze francs.

Cette fois, Aglaé fut prise d’une crainte subite.

– Daniel, dit-elle un peu hésitante, il faut te mettre au lit.

Mais lorsque son frère l’eut mise au courant des évènements, elle leva les bras au ciel en s’écriant :

– Non, je ne croyais pas qu’il y avait encore des gens aussi naïfs.

Entretemps, le « naïf » avait calculé de quelle manière il économiserait les quinze francs. Frédéric, mis au courant par le tailleur de ce qui le concernait, n’avait pas perdu un instant ; il avait fait irruption dans la chambre de son instituteur, les joues en feu, le regard rayonnant. Il lui avait saisi la main pour la porter à ses lèvres.

– Monsieur ! s’était écrié l’enfant, en grande agitation, est-ce vrai ? Ai-je la permission de venir chez vous ?

– Oui, mon ami, et j’espère que nous nous entendrons bien.

Frédéric, après un silence, reprit doucement :

– Qu’est-ce qui me vaut ce grand bonheur ? Est-ce Dieu qui me délivre de cette prison ? Il est vrai que je ne prie plus depuis longtemps… je me sentais trop malheureux !

– Quant à moi, je suis bien content que cet arrangement te rende heureux, dit le maître en caressant le front de l’enfant. Peut-être trouverons-nous tous les deux ce qui nous a manqué, à moi pendant les heures de solitude, à toi pendant ton enfance. Mais sais-tu ? Dieu est au-dessus de toutes choses et Il veille sur chacun de nous. Dans Ses plans d’amour, Il a envoyé Son Fils bien-aimé pour nous délivrer du péché. Pour nous, Jésus est mort sur la croix, « le Juste pour les injustes ». Si nous croyons en Son œuvre parfaite, nous serons sauvés pour toujours !

Que ce langage était nouveau pour Frédéric ! Son maître avait parlé de « Jésus », d’une croix où Il était mort. Mais pour qui ? Ah ! oui, « le Juste pour les injustes ». Tout en rentrant, Frédéric repassait ces paroles dans son cœur et se surprenait à pleurer. Ne connaissait-il pas lui-même l’amertume de l’injustice ? Et Jésus était mort pour des méchants ! Que j’aimerais apprendre à Le connaître mieux ! J’essaierai de prier ce soir.

Lorsque Georges Barbier se coucha ce soir-là, il remercia le Seigneur de l’avoir conduit à cette école de village pour y rencontrer Frédéric. Prépare Toi-même ce jeune cœur, Seigneur ! Que dans sa misère Tu deviennes son trésor, le but de sa vie !

Dans Ses plans d’amour, Dieu répondait à la prière de la mère de Frédéric qui, dans la grande forêt, huit ans auparavant, s’était écriée : « Qui prendra soin de mon enfant si ce n’est Toi, Seigneur ! » Aujourd’hui, le cœur de Frédéric était mûr pour recevoir la divine semence et Georges Barbier était envoyé pour la semer.

Deux solitaires s’étaient rencontrés et se trouvaient enrichis et réchauffés l’un par l’autre. Le maître avait gagné le cœur de cet élève, qui sait si d’autres encore n’allaient pas lui succéder. Georges Barbier consacrait presque tout son temps libre à son protégé. Les connaissances qu’il avait reçues et développées, il voulait que Frédéric les possède aussi et, chose étrange, Frédéric qui, jusque-là n’avait été qu’un élève médiocre, dévoila tout à coup des capacités surprenantes.

Cette fois, Georges Barbier eut raison : l’affection fit des miracles ; tombées sur un bon terrain, les semences avaient rapidement germé et fructifié.

Frédéric cherchait de son mieux à se montrer reconnaissant. Il venait de bonne heure, chauffait le poêle, mettait sans bruit tout en ordre pour ne pas réveiller son maître que sa maladie avait tenu éveillé une grande partie de la nuit. Il brossait ses habits, cirait ses chaussures, préparait un café bien chaud. Quand le jeune homme se réveillait, Frédéric approchait une petite table de son lit et lui servait son déjeuner.

– Vous pouvez encore rester une bonne heure au lit, disait-il, il vient de sonner six heures.

L’instituteur savourait son café tout en écoutant le feu pétiller, et un sentiment de doux bien-être l’enveloppait. Ses pensées se reportaient loin de la ville, dans un village rustique aux toits de chaume abrités par des arbres fruitiers. Un essaim de joyeux enfants l’entourait. Ils aimaient et respectaient leur instituteur ; ils voyaient en lui un ami et l’écoutaient attentivement.

Ces rêveries matinales lui inspiraient une douce assurance et il reprenait sa tâche avec une confiance nouvelle. Quelques jours plus tard, Georges Barbier dut constater que son état de santé se dégradait. Les battements de son cœur étaient irréguliers. La poitrine lui faisait mal. Avec peine il achevait ses cours. Enfin, il eut recours à un médecin qui l’ausculta et secoua la tête.

– Combien d’élèves avez-vous ? demanda le docteur Henry.

– Soixante-dix.

– Soixante-dix, s’écria le docteur ; et tous à la fois dans une même salle ? L’air doit y être empesté… Les cours vous fatiguent-ils beaucoup ?

– J’aime donner les cours ; seulement je me fatigue quand il faut parler longtemps et la discipline n’est pas exemplaire.

– Ce n’est pas étonnant, reprit le docteur. Du reste, un bâtiment tel qu’est l’école du château devrait être fermé par ordre de la police sanitaire. L’homme le mieux portant pourrait y trouver la mort… Dites-moi, continua-t-il en examinant l’instituteur plus attentivement, ne pourriez-vous pas obtenir une place à la campagne ? Vous seriez beaucoup mieux près d’une forêt de sapins, et avec moins d’élèves.

– C’est ici qu’on m’a envoyé, observa Barbier timidement.

– Postulez sans tarder à un poste à la campagne ; je vous donnerai une attestation. Pour le moment, vous resterez un mois loin de l’école.

– Oh, monsieur ! s’écria Georges Barbier effrayé, je ne le peux pas ; mes élèves oublieraient tout, et je crois que je tomberais malade si je n’enseignais pas.

– Tomber malade ! dit le médecin durement. Vous êtes malade, et si vous ne vous reposez pas, la maladie prendra une mauvaise tournure.

– Je me reposerai tant que je le pourrai, assura le jeune homme, mais ne me chassez pas de l’école.

– Inutile de donner des conseils à quelqu’un qui ne veut rien entendre, grommela le docteur, en écrivant l’attestation ; puis il prescrivit un nouveau médicament.

Chapitre 14

Georges Barbier eut bientôt oublié les recommandations du médecin et la pensée de retourner à la campagne ne le quitta plus. Il postula aussitôt pour une place vacante et, lorsqu’un soir Frédéric, après avoir fait les courses du tailleur, vint lui souhaiter une bonne nuit, l’instituteur lui dit joyeusement :

– Frédéric ! Je dois partir à la campagne.

Frédéric pâlit d’émotion. Qu’allait-il devenir ? Mais Georges Barbier continua :

– Sais-tu que depuis que je suis ici je l’ai souvent souhaité, mais je n’osais pas le dire, de crainte de rendre ma tâche encore plus difficile à l’école du château. Maintenant le médecin me l’ordonne. Au printemps, je déménagerai. L’air pur et tonique des sapins me guérira complètement.

Et le malade respirait profondément comme s’il goûtait par avance les douces essences printanières, quand une vive douleur le ramena à la réalité.

– Te rends-tu compte, reprit-il, lorsque la crise fut passée, que je pourrai chanter avec mes élèves ! Frédéric, tu te réjouis aussi, n’est-ce pas ?

Frédéric s’était tourné vers la fenêtre ; des larmes coulaient sur ses joues. Il serait donc de nouveau seul, seul avec des gens qui ne l’aimaient pas.

M. Barbier s’approcha de lui, et, lui passant son bras autour du cou :

– Tu te réjouis, n’est-ce pas ?

Frédéric, sans parler, fit un signe de tête affirmatif. L’instituteur se pencha pour voir son visage.

– Qu’as-tu ? poursuivit-il surpris, tu pleures ? Qu’as-tu donc ?

– Alors… je… ne pourrai plus être avec vous, balbutia enfin le garçon, mais si vous guérissez, je serai bien content, c’est l’essentiel.

– Frédéric, mon garçon, dit le maître ému en attirant l’enfant tout près de lui, pour qui me prends-tu ? Tu viendras avec moi, tu me prépareras mon café, tu mettras mes livres en ordre comme maintenant. Sans toi, je ne saurais plus me tirer d’affaire.

Alors toute la tristesse de l’enfant se changea en joie. Entourant de ses bras le cou de son maître, il s’écria, transporté :

– Monsieur Barbier, Monsieur Barbier, c’est un trop grand bonheur ! Je crains qu’il n’arrive jamais !

– Certainement, si Dieu le veut, il arrivera, mon garçon. Mais tu ne sais peut-être pas comme c’est beau de demeurer à la campagne. Y as-tu déjà été ?

– Oui, dit Frédéric. Et, dans ses souvenirs, reparut la silhouette du tisserand et du cheval sous les grands arbres. « Il y a là-bas, murmurait-il, une belle et grande forêt, un ciel bleu, des oiseaux qui chantent ; une dame fait des gâteaux et raconte des histoires ». Machinalement il se reportait huit ans en arrière, aux jours heureux que sa mémoire avait gardés fidèlement.

Georges Barbier l’examinait avec étonnement, puis se mettant à rire :

– Tu rêves les yeux ouverts, dit-il… Que racontes-tu là ?

– Je ne sais pas comment cela se fait, dit Frédéric en riant aussi. Chaque fois que je pense à la campagne, je vois cela devant mes yeux. J’étais encore très petit, j’avais perdu ma mère dans la forêt et cet homme se nommait Michel.

– Il faut que ces circonstances t’aient bien frappé pour que tu t’en souviennes encore. Eh bien, moi, je vois une école aux fenêtres encadrées de vigne vierge, à l’ombre de grands tilleuls. C’est là que nous demeurerons, Frédéric. Mais la tâche ne sera pas si facile. Il te faudra m’aider ; pendant que je m’occuperai des grands, tu feras lire ou épeler les petits, tu leur apprendras à écrire.

Les yeux de Frédéric brillèrent :

– Je le ferai avec plaisir. Comme ce sera intéressant !

– Puis, quand nous aurons bien travaillé, nous irons au jardin.

– Y aura-t-il aussi un jardin ?

– Certainement, un grand et beau jardin. Et s’il n’y en a pas, nous en ferons un.

L’instituteur prit une feuille de papier. Voilà la maison, dit-il en dessinant un carré. Ici, nous aurons le jardin. Tout autour, nous planterons des sapins qui nous protégeront contre les vents froids. Près de la maison, nous aurons des buissons de lilas. Représente-toi, quand ils fleuriront au mois de mai, quel parfum ! Nous en mettrons des bouquets dans la classe, et devant la maison nous arrangerons un parterre de rosiers ; j’en connais de magnifiques espèces qui, si nous les soignons bien, fleuriront jusqu’à l’automne. De chaque côté des sentiers, il y aura des plates-bandes de fleurs variées, nous en aurons du printemps jusqu’en octobre. Mais, Frédéric, nous ne parlons que de fleurs ; il faut aussi penser à l’utile. Nous aurons des arbres fruitiers, des cerises pour l’été, des prunes et des pommes pour l’automne. Il y en aura de l’ouvrage à tailler, émonder ces arbres… Et n’oublions pas les enfants : nous aurons une fête pour la cueillette des cerises et une pour celle des prunes et des pommes.

Frédéric ne savait que dire, tant ces perspectives l’éblouissaient.

– Oh ! s’écria-t-il enfin, il me semble que j’ai déjà rêvé de toutes ces belles choses. Et j’y serai aussi ?

– Naturellement, Frédéric, on ne fera rien sans toi. Qui est-ce qui grimperait sur les arbres quand…

– C’est moi, moi ! Vous verrez comme je saurai m’en tirer !

– J’en suis sûr. Mais n’oublions pas que les élèves sont le principal. Demandons à Dieu de nous aider à accomplir le service si important qu’Il nous a confié. J’aime à répéter ce verset écrit par l’apôtre Jean : « C’est ici la confiance que nous avons en Lui, que si nous demandons quelque chose selon Sa volonté, Il nous écoute ». Il en sera selon ce que le Seigneur voudra, ajouta-t-il avec un soupir. Pour le moment, retourne à la maison, sinon maître Chafoin aura fermé la porte à clé.

Avant de sortir, Frédéric demanda à son maître la permission d’emporter la feuille de papier sur laquelle le plan de la maison était dessiné.

L’instituteur resta seul et prit aussitôt sa Bible. Le verset 5 du Psaume 39 retint son attention : « Voici tu m’as donné des jours comme la largeur d’une main ». Oui, Seigneur, murmura-t-il, ma vie sera courte. J’aurais aimé Te servir avec Frédéric… dans Ta grâce, fais de lui Ton enfant et, plus tard, un serviteur fidèle. Poursuivant sa lecture, il lut à haute voix le verset 7 : « Et maintenant, qu’est-ce que j’attends, Seigneur ? Mon attente est en Toi ». Rempli de cette plénitude d’assurance, Georges Barbier alla se reposer.

De toute la nuit, Frédéric ne put dormir. Un monde nouveau s’était ouvert à lui et l’espoir remplissait son cœur. Dès qu’il fit jour, il prit la feuille de papier, et, dans les faibles traits de crayon, il vit un jardin verdoyant, des lilas et des rosiers en fleur, des arbres chargés de fruits. Les gronderies habituelles du tailleur frappèrent à peine son oreille. Il monta et descendit gaiement les escaliers, porta et rapporta des habits, le visage rayonnant des belles perspectives. Son air heureux lui fit recevoir de nombreuses friandises qu’il rapporta triomphant à son instituteur.

Georges Barbier, en dépit des avertissements du médecin, voulut rester à son poste aussi longtemps que possible. Sa parole chaude et persuasive, son enseignement captivant, son regard affectueux, avaient déjà touché plus d’un cœur. À son entrée en classe, les yeux de plusieurs brillaient de plaisir ; ils s’efforçaient d’être attentifs et d’alléger la tâche de leur maître. Mais bientôt, les forces lui manquèrent. Par un jour glacial de décembre, Georges Barbier tint sa classe pour la dernière fois. Pour rentrer à la maison, il dut s’appuyer sur Frédéric.

– Aide-moi à me mettre au lit, dit-il d’une voix brisée.

Frédéric courut chercher le médecin. Celui-ci fut effrayé du changement qui s’était opéré dans l’état de son patient.

– Vous avez travaillé plus vite que je ne l’aurais supposé, dit-il d’un ton qui se voulait enjoué. Je crains que, maintenant, l’air de la campagne n’y puisse plus rien.

Georges Barbier secoua la tête et ne put articuler un mot.

– Qui restera près du malade ? demanda le médecin.

– Moi ! dit Frédéric.

– N’a-t-il pas de mère ou de sœur qui puisse le soigner ?

– Je crois qu’il n’a pas de parents.

– Dans ce cas, nous le mettrons à l’hôpital.

– Oh ! Docteur, s’écria Frédéric, les larmes aux yeux, laissez-le ici ; je resterai auprès de lui jour et nuit ; je l’aime tant ! Je saurai le soigner.

– Ton intention est bonne, dit amicalement le médecin, mais il faut quelqu’un d’expérimenté. Il ne peut pas rester ici.

Ce n’était pas encore le temps des ambulances. Quatre hommes vinrent donc avec un grand brancard où l’on coucha le malade. Frédéric marchait derrière essuyant des larmes versées en silence. Il suivit le malade jusqu’à la porte de l’hôpital, puis il fallut aller à l’école. La classe finie, il courut à cette grande maison qui, sous un extérieur engageant, cache tant de souffrances et de misères.

Les garde-malades, surprises à la vue de ce garçon pauvrement vêtu qui désirait voir l’instituteur, lui dirent que celui-ci ne pouvait recevoir de visites.

– S’il vous plaît, permettez-moi de voir mon maître, demanda-t-il avec tant d’insistance qu’on finit par le laisser entrer. On le conduisit dans une chambre, petite, où Georges Barbier était couché. Une infirmière se tenait près de son lit. Le malade ouvrait de grands yeux fixes et murmurait des paroles incohérentes. Frédéric s’avança et pris sa main sèche et brûlante. Alors les yeux du malade se tournèrent vers l’enfant. « Frédéric », dit-il doucement, et un faible sourire erra sur ses lèvres. Frédéric ne lâcha pas la main que la douleur faisait, par moment, tressaillir dans la sienne.

Un moment, le malade se calma et s’assoupit. Puis il se mit à parler. Il était à l’école, parlait aux élèves d’un ton amical, ensuite se plaignait de fatigue. Des larmes remplirent les yeux de Frédéric. Cet homme si bon allait-il mourir ?

Le médecin entra. Frédéric lâcha la main du malade. Soudain M. Barbier se mit sur son séant : « Frédéric, s’écria-t-il avec angoisse, Frédéric, où es-tu ? » Il voulut se lever, le médecin le retint avec peine, et ce ne fut que lorsque Frédéric lui eut repris la main qu’il se recoucha. Frédéric raconta comment le jeune maître s’était intéressé à lui et termina en disant :

– Oh ! Docteur, laissez-moi rester près de lui !

Après avoir pris conseil auprès de la supérieure, le médecin conclut :

– C’est contre la règle, mais puisque Monsieur Barbier n’a que toi, nous ferons une exception.

Quelle joie pour Frédéric ! Quant au malade, il n’aurait pu avoir un meilleur infirmier. Il humectait ses lèvres sèches et brûlantes, rafraîchissait son front enfiévré, arrangeait ses coussins, lui faisait prendre ponctuellement ses médicaments, et son cœur aimant lui inspirait une quantité de petites attentions délicates. Le sommeil avait fui de ses yeux et il touchait à peine aux aliments qu’on lui servait. Sa figure pâlit encore, ses yeux perdirent leur éclat, mais il ne souffrait pas de son extrême épuisement.

Même dans les divagations de la fièvre, Georges Barbier semblait avoir conscience de la présence de son jeune ami.

Cependant l’état du malade empirait. Sa respiration devint pénible ; les suffocations se répétaient à intervalles toujours plus rapprochés et le visage du médecin était de plus en plus soucieux. Les jours se succédaient dans une anxieuse attente ; enfin, le médecin dit :

– Cette nuit sera décisive ; seul un corps vigoureux pourrait supporter cette pneumonie.

Frédéric s’assit tout tremblant. Il avait perdu force et courage et pleurait si amèrement que le médecin lui dit :

– Ne pleure pas ; peut-être qu’il se remettra.

Le soir vint, puis la nuit. Une garde s’assit au chevet du malade. La fièvre redoublait. Le pouls était si rapide que Frédéric n’en pouvait presque plus compter les battements. Georges Barbier gémissait en pressant sa poitrine convulsivement. Vers les deux heures du matin, il fut plus calme, ses yeux se fermèrent et Frédéric remarqua que le cœur battait plus régulièrement. Les mains devinrent moites et la respiration plus égale. Le sommeil était venu. Frédéric, tenant de nouveau la main de son cher maître n’osait remuer et se demandait : « Se réveillera-t-il ? »

« Seigneur Jésus, murmura Frédéric dans une prière, Toi qui as souffert pour moi l’injustice et même la mort terrible de la croix, je viens à Toi avec toute ma misère. J’ai compris que Tu m’aimes et que Tu m’aimeras toujours. Quoi qu’il arrive, garde-moi bien près de Toi, Seigneur ! »

Chapitre 15

Deux à trois heures pouvaient s’être écoulées, lorsque Georges Barbier se réveilla. Il regarda l’enfant avec étonnement.

– Frédéric, dit-il, ai-je été bien malade ?

Ces paroles lucides remplirent de joie le cœur de son ami.

– Oh oui ! répondit-il, mais vous allez mieux, n’est-ce pas ?

– Depuis quand suis-je ici ?

– Depuis huit jours.

Le malade secoua la tête.

– As-tu toujours été auprès de moi ?

– Oui, monsieur, et je suis bien content que l’on me l’ait permis.

Georges Barbier lui pressa doucement la main :

– Tu es un brave garçon, murmura-t-il… et ses yeux se refermèrent.

Quand il se réveilla, il faisait grand jour et la fièvre était tombée, mais il était si faible qu’il pouvait à peine remuer ses membres.

– Frédéric, dit-il, je me sens si bien. La fièvre a emporté les douleurs, mais je ne m’en relèverai pas.

– Oh, monsieur, s’écria Frédéric effrayé, vous allez guérir. Oubliez-vous que nous devons partir à la campagne au printemps ?

– Oui, ce serait beau… très beau pour toi et moi… J’aimerais voir encore une fois le printemps, entendre chanter les grives et les alouettes… mais j’attends mieux encore…

Il se tut et tourna son regard rêveur vers la fenêtre par où n’entrait que la lumière grise de décembre. Il remua les lèvres et Frédéric, prêtant l’oreille, saisit ces paroles :

« Ta carrière a fini,

Dieu t’ouvre une demeure,

Où le printemps fleurit,

Où jamais on ne pleure ».

Frédéric joignit les mains. Une paix intérieure dominait la douleur de la séparation redoutée depuis si longtemps. Son cœur se reposait plein d’assurance en Celui que son cher maître lui avait appris à connaître. Oui, il s’attacherait à suivre le Seigneur comme l’avait fait celui qui allait le quitter.

Le docteur vint, examina le malade, l’ausculta soigneusement :

– Eh ! Eh ! dit-il d’un ton réjoui, le mal paraît vaincu !

– C’est vrai, répondit le jeune homme, il ne me peut plus rien.

Le docteur lui serra la main et dit à la garde :

– Donnez-lui du vin, du vin fort ; les forces diminuent rapidement.

Georges Barbier se tourna vers Frédéric :

– Je ne sais pas si c’est juste, mais je voudrais que tu me fasses une promesse… ou plutôt, non… c’est une prière que je t’adresse. J’aimerais que tu te prépares à être instituteur. Tu feras ce que je n’ai pas pu faire. Tu deviendras grand, fort et actif. Peut-être ne comprendras-tu que plus tard ce que je te dis. On manque d’hommes désintéressés qui se dévouent à l’éducation des enfants pauvres. Nous en avons beaucoup qui instruisent et remplissent les têtes de toutes sortes de science, mais ils oublient le cœur ; l’amour manque. N’en sachant pas donner, ils n’en peuvent recevoir, et tout leur travail est vain.

Pense au Seigneur Jésus, Frédéric ! Partout où Il intervenait, les malades guérissaient, les pauvres se sentaient riches. Il se donnait aux foules… Il les aimait…

La garde apporta un verre de vin.

– Merci, dit-il, posez-le sur la table, je le boirai un peu plus tard. Puis il continua : … J’ai désiré marcher sur Ses traces. Ils se sont moqués de moi. Je n’ai peut-être pas su m’y prendre. Mais toi, Frédéric, tu l’as compris, et cela me rend heureux. Je te donne ma Bible… Attache-toi à la lecture de la Parole de Dieu comme nous aimions à le faire ensemble. Puis, si le Seigneur le permet, fais-toi instituteur. Donne ton cœur à tes élèves… et tu gagneras le leur… enseigne-leur à suivre… la bonne Voie… et ils seront… tous heureux.

Il se tut. Chaque parole lui coûtait un effort. Les larmes de Frédéric tombaient sur la couverture et sur la main flétrie du mourant.

– Je le ferai, avec l’aide du Seigneur, dit-il d’un ton solennel, je vous le promets !

– Ta promesse ne doit pas te lier… Si tes goûts changent, si l’enfance et l’école ne t’intéressent pas, renonces-y. Nous avons assez de fonctionnaires, mais bien peu de vocations… J’ai aussi eu une triste enfance… mais Dieu connaît toutes choses et Il pèse les cœurs.

La garde entra.

– Voici, dit-elle, une lettre pour vous, M. Barbier ; voulez-vous la lire plus tard ?

– Donnez, donnez ! dit le malade en rassemblant ses dernières forces. D’une main tremblante, il l’ouvrit ; ses yeux en parcoururent le contenu, puis un rayon de joie illumina ses traits.

– Frédéric – nous irons à la campagne… au printemps… à Valombre…

Sa tête retomba en arrière ; il n’était plus.

Oui, Georges Barbier, ta vie fut pénible, tes sentiers furent ardus ; pourtant tu as été plus heureux que ceux qui marchent sur les routes unies et bordées de fleurs, car tu n’as pas vécu pour toi seulement : tu as aimé et servi le Seigneur.

Il faisait froid ; le vent du nord soufflait par rafales sur la plaine enneigée ; un pâle rayon de soleil éclairait les brumes grisâtres. Quelques personnes accompagnaient le jeune instituteur à sa dernière demeure.

La cérémonie terminée, les mottes de terre durcies par le gel tombèrent sur le cercueil. Frédéric s’approcha du tertre fraîchement remué et essaya de prier. Ses larmes tombaient sur la terre froide. Sa tête et son cœur étaient lourds. « Seigneur ! soupira-t-il, angoissé, me voilà de nouveau seul. Tu m’as fait marcher dans la vallée de l’ombre de la mort, mais je sais que Tu es avec moi. Garde-moi et conduis-moi, Seigneur ! » Il serra tendrement la Bible de son maître et la mit dans sa poche.

Chacun, dans les rues, s’empressait de regagner son logis. Frédéric, arrivé chez le tailleur, trouva la porte ouverte. Le maître, assis sur sa table, absorbé par son travail, tirait l’aiguille d’un mouvement saccadé en marmonnant des mots inintelligibles. Il devait être singulièrement agité. Il n’entendit même pas Frédéric qui le saluait. Alors celui-ci dit à haute voix : « Me voici ! »

Le maître leva les yeux ; son visage pâle et ridé rougit de colère et ses petits yeux s’arrêtèrent sur Frédéric avec une expression si méchante que l’enfant recula d’un pas.

– Apportes-tu de l’argent ? cria-t-il.

– Je n’ai pas d’argent, répondit Frédéric étonné, car il ne savait rien des engagements pris par Georges Barbier.

– Ah non ? cria Chafoin, et tu reviens effrontément, maudit garnement. C’est quinze francs que le maître d’école me doit. Pourquoi n’es-tu pas allé à l’école ? Il m’a fallu payer deux francs d’amende, parce que tu as manqué sans motif valable. Il faudra bien que ton maître me les rembourse.

– Mon maître a été malade… et il est mort. J’ai été auprès de lui tout le temps, mais il ne m’a pas donné d’argent.

– Sûrement qu’il t’en a donné, cria Chafoin toujours plus furieux. Tu veux me tromper comme ton maître ! Les mains osseuses fouillèrent les poches de Frédéric. Il n’y trouva que la Bible qu’il jeta par terre. Il me faut cet argent, cria-t-il exaspéré : quinze francs, plus les deux francs d’amende, total dix-sept, il me les payera, ce voleur.

L’accablement de Frédéric se changea en indignation. Il repoussa les mains du tailleur et ramassa sa Bible.

– M. Barbier, dit-il, ne vous doit rien du tout ; c’est une honte d’insulter un mort qui fut le meilleur des hommes.

Chafoin ne savait plus ni ce qu’il faisait, ni ce qu’il disait. Il prit Frédéric par les épaules et le secoua violemment.

– Procure-toi cet argent comme tu pourras ; vole-le si tu veux, mais je veux mon argent !

Il était horrible à voir ; ses cheveux gris lui tombaient sur le visage, ses yeux étincelaient et ses mains tremblaient. Frédéric recula ; il n’avait jamais rien vu de si repoussant. Chafoin ouvrit la porte et le poussa dehors en criant : « Si tu reviens sans argent, gare à toi ! »

Le jour baissait. Les lampadaires s’allumaient l’un après l’autre et vacillaient au souffle d’un vent glacé. Frédéric n’avait pas eu le temps de bien comprendre la situation. Pourquoi Chafoin le chassait-il ? Où l’envoyait-il chercher de l’argent ? Tout en marchant sans but, inconsciemment, il évitait les grandes rues. Enfin il s’arrêta devant une maison de petite apparence.

Il s’y tint quelque temps immobile. Qu’allait-il devenir ? Dans cette maison, une fenêtre était éclairée. Sur une planche étaient étalés des petits pains et quelques gâteaux saupoudrés de sucre. Une vitre était entrouverte et une bonne odeur de pâtisserie chaude s’en échappait. Frédéric, dans l’excitation causée par les derniers évènements, avait à peine touché aux aliments qu’il aurait pu avoir en abondance à l’hôpital. Le matin même, il n’avait pris qu’une tasse de lait et un morceau de pain. Involontairement, il s’approcha de la devanture parfumée. La croûte dorée du pain ne lui avait jamais paru si appétissante. Dans l’intérieur, une boulangère replète buvait tranquillement une tasse de café dont l’odeur, mêlée à celle du pain, aiguisa encore l’appétit de Frédéric. Il porta la main à sa poche, mais n’y trouva pas la plus petite pièce de monnaie. Peut-être que la grosse dame lui donnerait un morceau de pain s’il entrait lui en demander. Mais quoi ? Mendier ? Non ! Plutôt mourir de faim.

Il se souvint d’un chant qu’il avait appris à l’école :

« Il a pitié de l’orphelin,

Son cœur s’émeut de sa misère,

Sur lui Il étendra Sa main

Et le portera comme un Père ».

Quelqu’un viendra-t-il lui donner le pain et le foyer qui lui manquent ?

Tout à coup, une main s’avança par-dessus son épaule, s’introduisit par le guichet ouvert, s’empara lestement d’un petit pain et, avant que Frédéric se fût rendu compte de ce qui s’était passé, la boulangère se précipitait dehors en criant et en le prenant par le bras.

– Je pensais bien, s’exclama-t-elle, furieuse, que ce garnement méditait un mauvais coup. On se glisse et on guette pour attendre le moment favorable. Mais j’ai de bons yeux et de bonnes jambes. Rends-moi le pain que tu m’as pris et marche à la police ! En prison tu pourras réfléchir sur le huitième commandement.

– Vous vous trompez, dit Frédéric. Oui, j’étais près de la devanture et j’avais faim, c’est vrai, mais je n’ai pas pris votre pain. Je n’ai pas beaucoup mangé ces derniers jours, mais je ne prendrai jamais ce qui ne m’appartient pas.

– Ne le croyez pas, dit une troisième voix. Je l’ai vu prendre un petit pain, j’étais derrière lui ; voyez, il l’a jeté par terre.

C’était Loup qui parlait en regardant Frédéric d’un air narquois.

– Tu mens ! cria Frédéric d’une voix vibrante d’indignation. Si tu étais derrière moi, tu dois savoir à quoi t’en tenir. Maintenant, je comprends : c’est ton bras qui a passé par-dessus mon épaule et tu dis que c’est moi qui l’ai pris ; tu es un menteur !

La boulangère, sans écouter Frédéric, gémissait :

– Quelle honte ! Si jeune, et déjà perverti ! Un air innocent à faire croire qu’il ne saurait pas troubler l’eau, et il veut nier ce que j’ai vu de mes propres yeux ! Je t’aurais peut-être laissé courir, mais puisque tu n’as pas honte de mentir si effrontément, tu seras enfermé comme tu le mérites.

Un agent de police passait. La femme le mit au courant du délit.

– C’est heureux, monsieur le commissaire, qu’il y ait un second témoin puisqu’il a l’audace de nier quand le petit pain est encore là, à terre, où il l’a jeté.

Mais Loup, le témoin en question, venait de s’esquiver. Il n’aimait pas avoir affaire à la police qui le connaissait. Frédéric eut beau protester de son innocence, l’agent ne le crut pas.

– Viens seulement, jeune homme, dit-il tranquillement, la nuit porte conseil : demain tu te souviendras mieux.

Une angoisse terrible s’empara de Frédéric. On allait donc le conduire en prison, avec les voleurs et les criminels.

– Je n’ai rien fait de mal, dit-il d’une voix étouffée, je n’y veux pas aller.

– Oui, oui, tous ceux qu’on enferme sont innocents, dit l’homme en riant ; mais pourtant il faut qu’ils marchent. En avant ! mon garçon !

Et comme Frédéric reculait d’un pas, le commissaire le prit au collet et le poussa devant lui. La boulangère regrettait presque de l’avoir fait arrêter, mais ses regrets se changèrent en dépit lorsqu’elle trouva son café refroidi.

– Un gamin de cette sorte, qui me gâte mon goûter ! Et que je vais peut-être m’enrhumer par-dessus le marché. Si on le tient quelques jours sous les verrous, ce sera bien fait.

Le commissaire continuait à pousser Frédéric dont les jambes étaient de plomb. Soudain, il lui sembla que, de toutes les fenêtres, on le regardait passer en disant : « Voyez, ce garçon a volé, on le mène en prison ». Puis il se vit couvert de l’uniforme des détenus. La chaleur de la honte courut dans ses veines. Ses jambes retrouvèrent leur souplesse ; il se prépara à s’enfuir.

– Enfin, tu sais encore marcher, dit l’agent d’un ton bourru ; j’allais justement te stimuler un peu.

Frédéric ne dit rien. Il sentait que la main de l’agent se relâchait. Au moment où ils tournaient le coin d’une rue, le vent leur souffla si fort au visage que l’homme recula d’un pas et voulut relever le col de son manteau. D’un bond, Frédéric le distança et se mit à courir de toutes ses jambes.

– Au voleur ! Arrêtez ! criait le commissaire en le poursuivant. Frédéric courait plus vite, toujours plus vite, il se sentait emporté comme s’il avait eu des ailes, d’abord dans les rues éclairées, puis dans des ruelles sombres.

Enfin, les becs de gaz, de plus en plus espacés, le guidèrent hors de ville. Les pas de son persécuteur distancé ne retentissaient plus à ses oreilles mais, quoique hors d’haleine, l’angoisse l’empêchait de s’arrêter, il courait toujours. Il courait, le visage cinglé par le vent du nord qui faisait voltiger dans l’air des atomes glacés, courbait les branches nues des vieux saules et entassait de lourds nuages de neige, prêts à couvrir la terre gelée de leurs masses tourbillonnantes.

Le moindre bruit insolite augmentait l’affolement de Frédéric. Il croyait entendre toute une bande à ses trousses. « Au voleur ! » criait le vent de tempête ; « au voleur ! » répétaient le cliquetis des branches, le bruissement des feuilles mortes et le grincement de la neige sous ses pieds.

Soudain, il poussa un cri : quelqu’un l’avait saisi ! Mais non, ce n’était qu’une branche qu’avait effleurée son épaule. Il avait perdu le chemin, il trébuchait maintenant dans les sillons d’un champ labouré. Tombé dans un fossé rempli de neige fraîche, il se releva aussitôt ; il en sortit, continua sa course. Il lui semblait qu’avant la bourrasque, il avait aperçu au loin une ligne sombre se détachant sur le fond blanchâtre et il s’était dit : « Si tu peux arriver jusque-là, tu seras sauvé ! Maintenant il ne voyait plus rien, mais il courait toujours, ici sur la surface unie d’une prairie, plus loin, à travers des broussailles où ses pieds s’embarrassaient. Son cœur battait si fort qu’il pouvait l’entendre en dépit de la tempête. Plusieurs fois il tomba épuisé. Combien de temps avait-il couru ? Un quart d’heure ? Une heure ? Deux heures ? Il sentait une douleur cuisante dans la gorge ; ses joues étaient enfiévrées ; des étincelles dansaient devant ses yeux. Encore une fois, il heurta de la tête quelque chose de mou et de sec ; c’était une meule de foin, dans laquelle il s’enfonça. À bout de forces, il s’y laissa choir et s’y blottit instinctivement. Tout devint silencieux. Il se dit que la tempête s’était apaisée. Les bruits du vent ne lui arrivaient que de très loin. Un sentiment de bien-être succéda à son angoisse ; il se sentit en sûreté. Il s’endormit…

Chapitre 16

Une des plus belles forêts des Vosges fermait l’horizon au sud de la ville. Elle était plantée de hêtres et de chênes magnifiques ; par endroits, les conifères dominaient. Très giboyeuse, elle était le rendez-vous des chasseurs de renom. L’uniformité de cette forêt n’était interrompue que par un ravin où serpentait un clair ruisseau. De larges chemins la traversaient dans tous les sens. Çà et là s’en détachaient des sentiers aboutissant, soit à la maison solitaire d’un garde-forestier, soit aux endroits où se rassemblait le gibier pour manger le fourrage qu’on y déposait l’hiver.

À la lisière de la forêt, on voyait plusieurs villages pauvres et quelques hameaux. En été, leurs habitants devaient leur subsistance au maigre produit de leurs champs et, en hiver, au métier de bûcheron. Pour les braconniers et les voleurs de bois, l’endroit était propice. Maint fonctionnaire consciencieux avait payé de sa vie sa fidélité au devoir.

Sur une éminence, du côté de l’est, s’élevait la maison forestière de la Chênaie. C’était le point culminant de la contrée. Un seul chemin carrossable y conduisait, bordé de hêtres de haute futaie. Des trois autres côtés, la pente était si abrupte que les enfants se faisaient le plaisir d’y grimper à quatre pattes. Un amphithéâtre de chênes gigantesques couronnait le sommet d’où, sans transition ni barrière, on passait dans le parc de l’inspecteur forestier, parc sillonné de superbes allées. Quelqu’un de non-initié aurait pu se croire en pleine forêt, si des sentiers bien sablés n’avaient annoncé le voisinage d’une habitation humaine.

Cette maison frappait par la singularité de son architecture. C’était un mélange bizarre de constructions dont un bâtiment principal avec tourelles, échauguettes et appentis. Un expert aurait reconnu sans peine que l’édifice central avec sa haute tour ronde avait été, au 16ème siècle, un pavillon de chasse. On l’avait surnommé « le grand-père ». L’aile nord était d’un siècle plus récente et avait servi d’habitation à un garde-chasse. Une échauguette couverte d’ardoise en ornait l’angle.

En retrait de cette aile, à laquelle elle était reliée par un berceau de verdure, s’élevait la maison de l’inspecteur forestier. Avec son badigeon jaunâtre, ses fenêtres basses encadrées de vigne vierge, son haut toit de tuiles, elle ressemblait à une villa aristocratique, telle qu’on en voit dans les grandes propriétés rurales. Une serre en ornait le côté sud, faisant jardin d’hiver. Des écuries, des granges et d’autres constructions avaient été ajoutés successivement et l’on pouvait admirer l’ingéniosité des constructeurs qui avaient su tirer profit des moindres recoins. La girouette, quant à elle, représentait un chasseur sonnant du cor, mais le vent avait arraché l’instrument des bras tordus du musicien.

Habiter là l’été, quel plaisir ! Mais en hiver, brr, quelle neige ! Quand tout se calmait dans la forêt, que le soleil brillait et réchauffait la plaine, on trouvait encore là les frimas ! Le vent y balayait la neige, l’entassait dans la cour jusqu’aux fenêtres du premier étage et l’emportait tourbillonnante sur le toit du « grand-père ».

Le soir où nous avons suivi Frédéric dans sa course affolée, la tempête s’en donnait à cœur joie. La neige emportée fouettait les vitres et pénétrait par toutes les fissures jusque dans le vestibule et même dans les chambres.

Mais, d’autant plus confortable était l’habitation de M. l’inspecteur : les contrevents fermés, les rideaux baissés, un bon feu pétillant dans la cheminée. La famille était réunie autour de la table, tous d’humeur joyeuse. Le chef de famille venait de rentrer de sa tournée forestière. La petite Camille, bambine de huit ans, lui apportait ses pantoufles, pendant que Paul, vigoureux garçon de treize ans, aux cheveux bruns bouclés, lui retirait ses lourdes chaussures.

M. l’inspecteur s’assit sur le sofa et alluma un cigare. La mère de famille entra, gracieuse et souriante. C’était une petite dame rondelette à l’expression bienveillante. Elle tenait un carafon rempli d’une liqueur brunâtre.

– Vois-tu, Charles, dit-elle à son mari qui lui souriait d’un air satisfait, toute bonne action trouve sa récompense. Si tu étais retourné dans la forêt, je ne t’aurais donné qu’une soupe au lait.

Elle versa de l’eau chaude dans un verre, y mit du sucre et ajouta une bonne portion de rhum. L’inspecteur dégusta son grog avec satisfaction.

– Oui, c’est bon comme ça ! Mais je t’accuserai auprès du gouvernement pour m’avoir détourné de mes devoirs.

– Dans ce cas, je vais tout de suite y remédier, répliqua sa femme en retirant le verre.

Et le père amusé, feignit un regret comique qui les fit tous rire.

– Papa, dit la petite Camille, en essayant de tousser, j’ai quelque chose qui me pique dans la gorge.

– Ah ! Petite rusée, dit le père, nous allons guérir ça ! Et il lui donna une cuillerée du breuvage chaud, qui fit cesser à l’instant la toux et le chatouillement.

Pendant ce temps, Mme Eynard avait préparé un second verre pour l’offrir à un petit monsieur, assis dans un fauteuil entre la table et le poêle. Maigre, ridé, chauve, sa barbe clairsemée faisait penser à un champ ravagé par la grêle. Et pourtant, ce visage éveillait la sympathie, parce qu’il reflétait une âme sereine et un cœur aimant. Ses yeux, en dépit de ses soixante années, avaient conservé une expression de candeur enfantine.

« Cela passera » avait coutume de dire le docteur Carnésius quand une contrariété ou un souci menaçait d’assombrir son âme ; il était sensible à tous les petits bonheurs que la plupart ne remarquent pas, tant ils sont à la recherche d’une grande félicité capable de remplir leur existence. Ils se plaignent alors de l’injustice du sort, des misères de leur existence, et regardent d’un œil d’envie tous ceux qui les côtoient.

– Ah ! se répétait Monsieur Carnésius, « les misères de ceux qui courent après un autre seront multipliées » (Ps. 16. 4). Pour ma part, je connais le Seigneur et suis aimé de Lui, c’est là tout mon bonheur.

Après le café du matin, les leçons de Paul commençaient. Là, tout n’était pas rose. « La guerre des Gaules » n’était pas facile à comprendre. L’étude des verbes latins faisait transpirer l’élève et soupirer le maître. Mais alors quel plaisir que l’histoire ! Surtout l’histoire naturelle ! Dans cette discipline, l’élève en remontrait presque au maître…

Les cours terminés, le docteur Carnésius se mettait à sa fenêtre. Il habitait l’unique pièce de la tour. Sa myopie ne lui permettait pas de distinguer beaucoup de choses, mais au moins jouissait-il du ciel bleu et de la forêt. Il reconnaissait pourtant M. l’inspecteur et le vieux Brunel. Parfois, il ouvrait la fenêtre et criait à ce dernier :

– Eh bien, mon vieux, qu’avez-vous découvert aujourd’hui ? Sur quoi, Minka et Duski, de chaque côté de leur maître, aboyaient d’un air menaçant.

– Attendez seulement, vieux hibou de la tour, grommelait le garde !…

Les colères impuissantes du trio faisaient la joie du petit précepteur.

– Mme Eynard, dit-il, lorsqu’elle posa devant lui le verre de grog, ce n’est pas bon de soigner ainsi son monde. Tant de gâteries rendent exigeant ; mais enfin, je me résigne, je vais boire à votre santé ! Puis, la regardant avec une certaine anxiété : Que diriez-vous d’une pipe ? – Paul s’approchait déjà, la pipe bourrée dans une main, l’allumette enflammée dans l’autre. – Voilà qui est élégant ! C’est ce que j’appelle être prévenant. Remplir un désir exprimé, c’est bien ; mais aller au-devant de celui qu’on n’a pas encore formulé cause une satisfaction encore plus profonde. Lorsqu’il s’agira de choses plus importantes, sois toujours là au bon moment avec la pipe chargée. Tu me comprends, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, répondit Paul en rougissant. Je pensais… je voulais… je… Il s’interrompit, les yeux fixés sur le plancher.

– Qu’est-ce, demanda le père ; que veux-tu dire ? Paul prit courage.

– Je n’ai pas mérité les éloges de mon professeur. C’est un motif intéressé qui m’a fait charger la pipe. D’habitude, quand il a sa pipe, M. Carnésius m’offre une partie d’échecs et j’espérais qu’il le ferait aussi ce soir.

Le professeur se mit à rire.

– Je retire mes éloges quant à la pipe, mais la qualité que tu viens de montrer me plaît encore davantage. Être sincère avec soi-même comme avec les autres, c’est difficile, très difficile. Approche donc que je te félicite. Dans une demi-heure tu apporteras l’échiquier. Mais cette fois je ne te rendrai qu’un fou ; tu joues déjà trop bien pour que j’ose t’offrir deux pièces.

Un nuage de fumée l’enveloppait. Le bien-être lui déliait la langue. Il se mit à penser tout haut :

– En vérité, je suis un enfant gâté. Dieu m’a placé sur un si beau coin de terre ! Certains prétendent qu’il n’y a rien de plus ennuyeux et monotone que ces vastes plaines où alternent sans fin, les champs, les prairies et les villages, avec, par-ci par-là, quelques fermes habitées par de braves gens. Oui, Mme Eynard, moi, vieux garçon, j’y ai trouvé un foyer et de l’affection tant que j’en ai voulu… Mon cher Charles, c’était un beau temps, lorsque toi et Agnès, chargés de vos livres, vous montiez mon escalier casse-cou. Et maintenant, quand j’entre dans ma chambre de la tour et que j’y trouve une si bonne chaleur…

Le docteur Carnésius ne put achever sa phrase. La porte de la maison s’ouvrit bruyamment. On entendit quelqu’un secouer la neige de ses bottes. Un pas lourd s’approcha et on frappa à la porte.

– Ce ne peut être que le vieux Brunel, dit M. Eynard. Que veut-il à cette heure indue ?

C’était Brunel, en effet. Brunel qui, depuis un temps immémorial, remplissait les fonctions de garde-forestier en chef. Personne ne savait son âge. D’aucuns prétendaient qu’il était aussi vieux que la forêt. Un fait certain, c’est que l’inspecteur, M. Charles Eynard, l’avait toujours connu tel qu’il était. Sa figure rasée ressemblait à l’écorce d’un vieux chêne. Été comme hiver, il portait une veste et des pantalons d’un drap inusable, filé et tissé dans le pays. Seul, son vieux chapeau de feutre changeait de couleur chaque année. Il avait été noir, puis bleuâtre ; ensuite une teinte verte y avait succédé pour faire place à la couleur feuille morte ; enfin il s’était fixé à un jaune fané assorti à ses cheveux et à sa barbe hirsute.

Il connaissait la forêt aussi bien qu’une ménagère son appartement. On disait en plaisantant qu’il aurait pu distinguer, en voyant une feuille sur le sol, de quelle branche elle était tombée. Il savait aussi à quelle famille appartenaient les jeunes levrauts ; à quel endroit le grand cerf posait son bois chaque année et quel renard avait enlevé tel ou tel jeune chevreuil.

Toutes ces choses lui tenaient à cœur. Quand il parcourait les futaies, sa démarche était ferme, élastique comme celle d’un jeune homme, ses mouvements étaient souples et rapides, son œil perçant comme celui d’un lynx. A la maison, il était lourd et maladroit. Il avait en horreur tout ce qui sentait le renfermé ; un homme qui passait une bonne partie de sa vie dans sa maison n’avait, à ses yeux, que des droits contestables à l’existence…

Le vieillard qui arrivait à une heure aussi inattendue s’efforçait d’entrer sur la pointe des pieds, ce qui lui donnait l’air d’un ours esquissant un pas de danse.

– Brunel, qu’y a-t-il ? demanda M. Eynard, un peu inquiet.

La réponse se fit attendre quelques secondes. M. Carnésius, profitant de l’occasion, dit en riant :

– Il a probablement tué un de ses chiens !

– Que dites-vous, vieil hibou ?

– Sans rancune, mon cher, et maintenant, buvez à ma santé !

La figure de Brunel s’éclaira :

– Je préfère boire à la mienne, dit-il en vidant le verre d’un trait. Puis, se tournant vers son chef : « Il ne revient pas ! » fit-il tranquillement.

– Que voulez-vous dire ? demanda M. Eynard.

– Le garçon couché sous la meule de foin à la frontière de Valines. Duski flairait, flairait… alors, j’ai pensé que c’était un chevreuil. Et puis j’ai trouvé un gamin de l’âge de votre Paul, qui vivait encore mais qui serait bientôt gelé.

Tous s’étaient levés, effrayés.

– Mais Brunel, dit Mme Eynard, pourquoi ne pas le dire tout de suite ? Il faut courir à son secours.

– C’est la faute du vieux maître d’école, grommela le garde.

L’inspecteur sortit en hâte pour appeler ses gens ; guidé par Brunel, avec Minka et Duski, le convoi se mit en route. Pendant ce temps, Mme Eynard préparait le lit du malheureux. Tous attendaient anxieusement le retour des sauveteurs. Paul aurait bien voulu se joindre à eux, mais son père le lui avait défendu.

Le docteur Carnésius avait mis sa pipe de côté. Il n’y avait plus goût. Sa voix avait perdu son joyeux timbre quand il dit :

– Qu’est-ce qui peut avoir poussé cet enfant jusque-là ? La misère ou l’étourderie ? Nous sommes ici bien confortablement installés, pendant que ce pauvre enfant lutte contre la tempête et appelle en vain au secours.

Le docteur avait commencé des études de médecine et avait assisté avec une insurmontable répugnance aux opérations chirurgicales ; quand il lui fallut opérer lui-même, il avait tremblé plus que le patient. Il avait donc tourné le dos à cette science qu’il qualifiait de cruelle, pour se tourner vers l’inoffensive philologie.

Une heure environ s’était écoulée. Enfin on entendit des voix. Les chiens aboyèrent. Paul se précipita dehors et revint suivi des hommes qui portaient l’enfant inanimé. On le coucha dans le lit qui avait été préparé et le docteur Carnésius se mit à l’œuvre. Il frictionna, massa, ausculta, mit l’oreille sur le cœur du malheureux qui ne donnait plus signe de vie.

Mais le docteur ne perdait pas courage. Paul et un des chasseurs devaient simultanément lever et baisser les bras de Frédéric, pendant que le docteur lui frictionnait les tempes avec de l’eau-de-vie et lui en humectait les lèvres. Enfin, l’oreille collée sur la poitrine de l’enfant, il crut entendre une légère palpitation, ce qui redoubla le zèle des infirmiers. La poitrine se souleva en une faible respiration. Le docteur se releva en poussant un gros soupir de soulagement. Sa voix reprit sa jovialité quand il s’écria:

– Dieu soit béni ! il n’est pas mort !

Alors la méfiance de Brunel se changea en admiration et il s’exclama :

– Si jamais la mort voulait me surprendre, il faudrait aussi pomper, mais rappelez-vous que mon bras gauche me fait horriblement mal quand je le lève ; il faudra le laisser au repos. On pourra me donner un peu plus d’eau-de-vie : une demi-chopine ne sera pas de trop, je pense.

Carnésius le lui promit en riant.

– C’est singulier, dit-il, ce garçon doit avoir passé un temps assez long en plein air, et pourtant, aucun de ses membres n’est gelé.

– Le grand cerf lui a jeté tout son fourrage sur le corps, dit Brunel, c’est ce qui l’a sauvé.

Frédéric, les yeux grand ouverts regardait son entourage avec étonnement :

– J’étais parti… je pensais être parti… ne l’ai-je pas fait ? murmura-t-il en se soulevant. Puis il retomba sur ses oreillers et s’endormit paisiblement.

Chapitre 17

Ce garçon paraît sortir d’une famille pauvre, dit le précepteur. Qu’est-ce qui peut bien l’avoir amené dans nos forêts par un temps pareil ? Quelle énigme ! Il est épuisé ; ses poumons ont été mis à rude épreuve. Demain nous saurons s’il peut en réchapper.

– Peut-être n’est-ce pas un garçon pauvre, dit la petite Louise, mais un prince. Quand nous entrerons demain dans sa chambre, il aura une couronne d’or sur la tête. En ce cas, maman, tu me permettras de mettre ma robe de velours et mes souliers neufs pour me présenter convenablement devant son altesse.

– Tu dis des bêtises, interrompit Paul d’un ton de supériorité. Il a plutôt été poursuivi par des brigands ou des bohémiens. N’est-ce pas, père, nous ne le livrerons pas ? S’ils viennent ici, nous nous retrancherons dans la tour. Nous pourrons nous y défendre longtemps. On dit qu’il y a un souterrain qui conduit de là dans la forêt. Nous le trouverons et nous irons chercher des soldats, et nous ferons prisonniers tous les brigands.

Les parents rirent des suppositions romanesques des enfants et le vieux précepteur, tout en caressant les cheveux de la fillette, dit :

– Bien, bien ! J’ai du plaisir à vous voir entourer ces tristes événements d’un charme poétique ; le temps viendra déjà trop tôt d’envisager la froide réalité telle qu’elle est.

Le lendemain, ils n’apprirent encore rien qui pût les renseigner sur celui qu’ils avaient sauvé et soigné. Frédéric, les yeux fermés, restait immobile dans son lit. Entendait-il les questions qu’on lui adressait ou était-il trop faible pour y répondre ? On ne savait. Ce n’était qu’avec peine qu’on pouvait lui faire avaler quelque nourriture. Mme Eynard craignait une grave maladie. Carnésius assurait que le pauvre enfant était si épuisé qu’il lui faudrait longtemps pour reprendre des forces, qu’il semblait n’avoir pas mangé depuis plusieurs jours, qu’il devait avoir éprouvé un grand malheur pour rester dans une telle prostration.

Le troisième jour enfin apporta des nouvelles fort peu réjouissantes qui mirent l’inspecteur dans tous ses états.

– Ainsi, c’est un voleur que nous avons accueilli, dit-il en arpentant la chambre, C’est pour un vagabond que nous nous sommes donné tant de peine, un vagabond à qui la crainte d’une punition avait donné des jambes. Mais il n’y échappera pas. Aujourd’hui même, il sera conduit à la ville et remis entre les mains de la police.

Toute la famille écoutait avec étonnement les paroles irritées de M. Eynard et sa femme lui en demanda l’explication.

– Écoute ce que je viens de lire, répondit-il : « Frédéric Forêt, placé par la commune en pension chez le maître tailleur Chafoin, s’est échappé des mains d’un agent de police qui l’avait arrêté pour vol. Les personnes qui pourraient donner de ses nouvelles sont priées de les communiquer au bureau de police de notre ville. Frédéric Forêt est un garçon de douze à treize ans, grand pour son âge, cheveux châtains, teint pâle. Il portait des habits rapiécés en plusieurs endroits ».

« Valines, le 12 décembre 18… Police locale ».

Tous se turent. M. Eynard, l’air mécontent s’était approché de la fenêtre et sa femme le regardait tristement. Des larmes brillaient dans les yeux de Camille, mais elle ne savait pas bien pourquoi elle pleurait. Elle n’avait plus parlé d’un prince, il est vrai, mais pourtant conservé le secret espoir qu’il ferait un jour son entrée dans la chambre de famille avec un chapeau à plumes et une brillante épée au côté. Cela non plus ne serait pas et son petit cœur souffrait. Paul sortit : il avait honte. Il avait voulu défendre un garçon poursuivi injustement et voilà que c’était un misérable voleur. Quelle déception !

– Ce que nous avons fait pour sauver cette vie humaine, dit enfin le précepteur, était notre devoir. Je regrette que la joie d’avoir fait cette bonne action soit troublée par cette triste découverte. Mais, ne jugeons pas trop durement. Qui sait si ce n’est pas la faim et les privations qui l’ont conduit au mal ? Sans vouloir l’excuser, sa faute peut être atténuée. Mme Eynard fit un signe approbateur, mais son mari déclara sèchement :

– Il faut qu’il quitte la maison, et cela tout de suite. Il feint peut-être la faiblesse pour que l’on continue à l’héberger. Peut-être n’attend-il qu’un moment favorable pour disparaître en emportant quelque objet précieux… Prévenons-le.

Il entra dans la chambre où Frédéric était couché. Sa femme et le vieux docteur le suivirent. Frédéric ne s’aperçut pas de leur entrée. Il était immobile, les mains jointes sur la couverture. Involontairement, Mme Eynard saisit le bras de son mari pour l’empêcher de parler.

La lumière matinale tombait sur le visage de l’enfant endormi. Ses cheveux, tombant de chaque côté du front, faisaient encore ressortir sa pâleur. Ses traits étaient empreints de tristesse et d’innocence, et l’on n’eût jamais supposé que ces mains jointes comme pour la prière, s’étaient emparées du bien d’autrui.

Mme Eynard et le docteur avaient peine à cacher leur émotion. L’inspecteur aussi s’adoucit peu à peu en contemplant celui qu’il croyait un malfaiteur.

– Il se pourrait que celui-ci ne fût pas l’enfant recherché, mais un beau vase peut aussi renfermer du poison, dit-il.

– Votre première pensée est la bonne, dit Carnésius. Dieu ne saurait donner cette apparence au menteur. La Bible ne dit-elle pas : « Les lèvres menteuses sont en abomination à l’Éternel » ? Toutefois ce même verset ajoute : « mais ceux qui pratiquent la fidélité Lui sont agréables » ! (Prov. 12. 22).

– J’en aurai le cœur net, dit M. Eynard.

– Oh ! ne brusque rien, dit sa femme, tu pourrais le regretter plus tard.

L’inspecteur secoua le bras de Frédéric qui ouvrit les yeux. En voyant des étrangers autour de lui, il se souleva en rougissant et, les regardant l’un après l’autre, dit doucement :

– Où est-ce que je suis ?

– Entre de bonnes mains, répondit le forestier d’un ton dont la douceur l’étonna lui-même. Te sens-tu assez fort pour répondre à quelques questions ?

– Oui, monsieur.

– Comment t’appelles-tu ?

– Frédéric Forêt.

M. Eynard sentit la colère lui monter au visage. C’était donc lui ! Dire qu’il avait failli se laisser tromper par la physionomie candide du garçon. Ce fut donc d’un tout autre ton qu’il reprit :

– Pourquoi courais-tu si tard dans la forêt ?

– On voulait me conduire en prison, et j’avais tellement peur que je me suis enfui.

M. Eynard se tut un instant. Ce garçon avait tout l’air de ne pas savoir mentir.

– Pourquoi voulait-on te mettre en prison ? poursuivit-il.

– On m’accusait d’avoir volé du pain. Il dit cela très bas en rougissant jusqu’aux oreilles.

– Mais, tu n’étais pas coupable ? s’écria le docteur !

– Oh non ! Et, si ce « non » n’avait pas suffi, le regard qui l’accompagnait était doublement éloquent. Ces yeux limpides, ce regard franc étaient le reflet d’une âme innocente. Maintenant tous pourraient venir dire : « C’est un voleur ! » lui, Carnésius, savait qu’il n’en était rien et cela le rendait tout joyeux !

– Je te crois, je te crois, mon garçon, dit-il en passant sa main sur le front de Frédéric.

Cependant, M. Eynard était loin d’être persuadé de l’innocence de l’enfant. Mécontent de la crédulité du précepteur, il reprit son interrogatoire d’un ton sévère.

– Si tu étais innocent, pourquoi t’es-tu enfui ?

Comme la réponse se faisait attendre, le « juge d’instruction » interpréta défavorablement ce silence.

– Je ne le sais pas, fit enfin Frédéric en hésitant, j’avais tellement peur de la prison !

– Ne pouvais-tu pas tout de suite prouver ton innocence ?

Frédéric raconta comment les choses s’étaient passées, comment la boulangère et un méchant garnement l’avaient accusé. Tout ce qu’il disait était si convaincant que l’inspecteur le crut enfin.

– Mais, conclut-il, c’est une mauvaise affaire. On ne te croira pas. La déposition de la boulangère suffira pour te faire condamner.

– Je le pensais bien, dit Frédéric tristement, c’est pourquoi je cherchais à m’échapper.

– N’as-tu pas pensé, dit à son tour Mme Eynard, que tu pouvais mourir et que ta famille aurait du chagrin ?

– Je n’ai pas pensé à la mort, et personne n’aurait été triste puisque je n’ai point de parents.

– N’as-tu ni père, ni mère ?

– Non, madame.

Cette réponse fut donnée d’un ton si triste et si las que Carnésius lui prit la main en murmurant :

– Pauvre garçon !

– Mais il y a pourtant quelqu’un qui t’aime, qui prend soin de toi, reprit Mme Eynard.

– Une seule personne m’a aimé, et on l’a enterrée avant-hier…

Frédéric ne put continuer ; sa gorge se serra, des larmes montèrent à ses yeux et il détourna la tête. Le docteur s’approcha vivement de la fenêtre et se mit à essuyer ses lunettes avec énergie. La voix de M. Eynard se fit aussi plus douce quand il dit :

– J’en suis bien peiné, mon garçon, mais, quand tu te sentiras mieux, je te conduirai à la ville.

Effrayé, Frédéric s’écria avec angoisse :

– S’il vous plaît, monsieur, ne le faites pas. Je m’en irai loin, bien loin, où personne ne me trouvera, mais pas à la ville !

– La police l’exige et je ne puis me soustraire à sa sommation. Si tu es innocent, comme j’aime à le croire, la preuve sera faite par l’enquête.

Là-dessus il sortit, craignant que sa résolution ne fût ébranlée. Sa femme le suivit.

– Charles, dit-elle, tu ne le feras pas. C’est trop cruel…

– Il le faut, répondit-il en évitant le regard suppliant de sa femme. Tu dois comprendre qu’un inspecteur forestier ne saurait prendre sous sa protection un vagabond soupçonné de vol. Bien que ce qu’il dit ait un cachet de vérité, il y a encore des détails à éclaircir. La pitié est une bonne chose, encore faut-il qu’elle repose sur une base solide. La police n’arrête ni ne juge inconsidérément ; elle doit être sûre de son fait avant de se prononcer, et ce ne sont pas quelques lamentations et un visage candide qui l’empêcheront de faire son devoir. Mais toi, que penses-tu faire ?

– Moi… je…, répondit Mme Eynard en hésitant, car elle craignait l’opposition de son mari, j’aurais voulu le voir se rétablir, se fortifier et…

– Et après, il devrait malgré tout retourner à Valines, interrompit le forestier. Maintenant, il serait peut-être encore possible à ce garçon de prouver son innocence. Plus tard, ce sera plus difficile et on le condamnera purement et simplement. Ainsi, n’en parlons plus.

Il prit son fusil et siffla Pluton, son vieux chien de chasse. Il était mécontent de lui-même et des autres, mais bien résolu à ne pas céder.

Le vieux précepteur était resté auprès de Frédéric.

– Ne perds pas courage, lui dit-il tendrement. On arrangera ça, je parlerai à l’inspecteur. Pour le moment, tu resteras ici et c’est moi qui te soignerai.

– Vous êtes bien bon, dit Frédéric, je ne sais comment vous montrer ma reconnaissance.

– Sois tranquille maintenant et rendors-toi vite. Je me réjouis de lire un peu de joie dans tes yeux.

Frédéric referma les yeux. Il aurait voulu ne jamais les rouvrir. Les paroles de l’inspecteur retentissaient à ses oreilles comme une sentence de mort. Toutefois, en dépit de sa faiblesse, il repensait à sa Bible, se demandant s’il ne l’avait pas perdue dans sa course. Personne ne semblait l’avoir remarquée dans la poche intérieure de sa veste. Y était-elle encore ? Une chose restait sûre pour Frédéric : le Seigneur veillait sur lui et ne l’abandonnerait pas.

Le docteur resta encore longtemps assis près du lit, les yeux fixés sur le visage pâle du malade. « Pauvre petite plante, pensait-il, tu étais faite pour grandir et te développer, mais aucun rayon de soleil n’est tombé sur toi. Tu as été transplantée dans un sol aride, au milieu des ronces et de l’ivraie. Qu’aurais-tu pu devenir dans un sol fertile et chaud ? »

Soudain une expression de satisfaction éclaira sa physionomie : « Cela ira, murmura-t-il, il faut que cela aille… » Et il quitta la chambre.

À midi, Frédéric prit quelque nourriture mais ne put se lever. Maintenant, il faisait presque nuit. Il était seul. Obsédé par la nécessité de la fuite, il se leva. Il s’habilla tant bien que mal, prit sa veste en tremblant, tâta les poches… oui, sa Bible était là ! Cela ranima son courage. Les promesses du Seigneur sont fermes, se dit-il, Il ne me laissera pas. Il écouta : personne n’était dans la chambre voisine. Il la traversa et fut bientôt dans la cour. Un chien se mit à aboyer. Effrayé, il s’engagea dans le premier sentier venu et courut longtemps, regardant de temps en temps derrière lui pour s’assurer qu’il n’était pas suivi. Puis, haletant, il dut bientôt ralentir son allure. Il n’y avait pas de vent, mais le froid était vif ; la neige craquait sous ses pieds et les branches des arbres étaient d’une blancheur mate à la lueur du crépuscule. Quelques étoiles brillaient déjà dans le ciel. Leur clarté vacillante annonçait une recrudescence de froid pour la nuit. Le fugitif s’arrêtait pour s’appuyer à un arbre, puis, dans l’obscurité croissante, se remettait à marcher d’un pas de plus en plus lent.

Pendant l’après-midi, le docteur Carnésius avait eu un long entretien avec Mme Eynard et lui avait fait part de son projet. Il voulait prendre soin de l’orphelin, ne pas le renvoyer à la ville et persuader M. Eynard de renoncer à son projet. Ce soir, il y aurait un assaut général. Les deux conjurés espéraient que leurs prières réunies viendraient à bout de l’obstination du forestier. Entre temps, on ferait les démarches nécessaires pour prouver l’innocence de l’accusé.

Lorsque, le soir, tous furent réunis autour de la table familiale, le docteur entra dans la chambre de Frédéric. Le pâle reflet de la neige permettait de distinguer vaguement les objets rapprochés de la fenêtre, mais le lit était dans l’ombre. Le docteur s’avança à tâtons, sans bruit, se pencha sur le lit, écouta et ne perçut pas un souffle ! Une crainte le saisit. Vite il alluma une bougie : le lit était vide.

Consterné, il rejoignit la famille.

– Il est parti, dit-il lentement, d’une voix éteinte. La peur l’a de nouveau chassé…

– Ou la mauvaise conscience, continua M. Eynard avec précipitation. Les paroles du précepteur frappaient son oreille comme un reproche.

– Il est innocent, dit M. Carnésius. Son cœur est pur, mais son esprit est troublé. Pour échapper à la honte, il ne craint plus aucun danger.

– Oh ! Charles, dit Mme Eynard d’une voix altérée, il neige et le froid augmente. Le malheureux est encore trop faible pour atteindre un gîte. Il tombera sur le chemin. Nous aurons sa mort sur la conscience.

L’inspecteur se leva, enfila son veston de chasse et son bonnet de loutre. Il était généreux et charitable quand la pauvreté lui tendait la main, mais le mensonge et la dissimulation lui étaient odieux.

Était-il allé trop loin, cette fois ? Sa dureté avait-elle poussé un malheureux au désespoir ?… À la mort, peut-être… Même si ce garçon était coupable, cette pensée lui était insupportable.

– Je vais aller voir dans la forêt, dit-il. Si je retrouve sa trace, je ferai le nécessaire. De toute façon, je voulais aller jusqu’au pré des canards. Le temps est favorable à l’affût.

– Papa, prends-moi avec toi, s’écria Paul, tu sais que j’ai de très bons yeux.

– Bon, prépare-toi vite ! Pluton t’accompagnera sur le sentier du pré, et nous nous retrouverons dans une heure, près du grand chêne.

En un instant, Paul fut équipé. Comme le docteur voulait lui aussi être de la partie, le forestier lui dit :

– Tenez plutôt compagnie à ma femme et tâchez de chasser ses noirs pressentiments.

Ce n’est qu’au bout de deux heures qu’ils revinrent, glacés et abattus. Ils n’avaient rien découvert, quoique le forestier eût pris avec lui Unkas, le meilleur de ses limiers. M. Eynard cherchait à déguiser son inquiétude.

– Il aura gagné la grande route, dit-il. Au fond, je suis bien aise de ne plus avoir à m’occuper de ce jeune vagabond ; un autre se chargera de le livrer à la police.

Malgré cette assurance, il ne se sentait pas à l’aise. De temps à autre, il prêtait l’oreille croyant entendre un chien aboyer ou des pas s’approcher de la maison. Mme Eynard, penchée sur sa couture, travaillait en silence, le cœur oppressé. Le vieux précepteur se leva pour sortir.

– Restez donc, lui cria Mme Eynard, on va servir le souper.

Il s’excusa, prétextant qu’il n’avait pas faim, ne se sentant pas très bien et se coucherait de bonne heure. Il monta donc lentement à la tour. Sa chambre était chaude et bien éclairée, mais il ne se sentit pas réconforté. « Cela passera » se disait-il, mais les mots expirèrent sur ses lèvres. Il s’approcha de la fenêtre. La forêt s’étendait devant lui à perte de vue. Sous la blanche clarté de la lune qui venait de se lever, les cimes noires des sapins se hérissaient, sombres et menaçantes ; les branches dénudées des autres arbres faisaient penser aux bras d’innombrables fantômes… Ce grand silence pesait sur le cœur compatissant du vieux savant.

Marianne entra, portant un plateau chargé de mets appétissants.

– Mangez, monsieur, dit-elle d’un ton engageant, mangez de bon appétit !

– C’est juste, Marianne, mais quand on a le cœur lourd, les meilleurs mets n’ont plus de saveur.

– Quel enfantillage ! répliqua-t-elle. Jamais l’appétit ne m’a manqué à moi. Prenez quelques gouttes de ce bon rouge, cela vous redonnera du cœur au ventre.

Après le départ de la domestique, le docteur s’assit dans son fauteuil et se mit à réfléchir. Il avait toujours devant les yeux le visage pâle de Frédéric. Il prit sa pipe, mais elle brûla mal ; deux ou trois légères bouffées s’élevèrent dans la chambre et ce fut tout. Le sentiment de bien-être faisait place au remords.

Tout cet après-midi, tu ne t’es pas occupé de lui, se disait-il. Pourquoi ne lui avoir pas dit que tu prendrais soin de lui ?

Peut-être que le conseil de Marianne serait bon à suivre… S’il n’a pas rejoint la grande route, il se sera perdu. Demain on le trouvera mort, gelé, et ce sera ma faute ». Il essaya de boire, avala une gorgée, puis encore une, sans se sentir réconforté. La voix de sa conscience ne se taisait pas. Ne devrait-il pas engager le forestier à envoyer des gens à la recherche de l’enfant ?

Des pas lourds se firent entendre dans l’escalier. On frappa rudement à la porte. Le vieux Brunel entra, flanqué de ses deux chiens. Il se campa devant le docteur surpris et inquiet. Sans doute, il allait lui dire qu’on avait trouvé le cadavre de Frédéric.

– Venez avec moi dans la forêt, docteur. J’ai retrouvé le chevreuil. Il faut de nouveau pomper des bras et des jambes pour qu’il ouvre les yeux.

M. Carnésius secoua la tête.

– Mais, Brunel, pourquoi plaisanter ainsi ? Je voudrais que vous eussiez retrouvé ce jeune garçon que la peur a chassé et qui mourra sûrement de froid.

Un sourire de satisfaction illumina le visage ridé de Brunel :

– Je l’ai aussi retrouvé, docteur, je plaisantais en parlant du chevreuil. Je marchais tout doucement entre les sapins ; je voulais voir si Didier, ce terrible contrebandier, n’était pas à l’affût du grand cerf. Et voilà quelqu’un qui avance sur le sentier, qui chancelle d’arbre en arbre, et tout à coup, tombe comme si une balle l’avait frappé !… Et voilà que je retrouve le garçon qui était sous la meule de foin. Comme ce n’était pas loin de la cabane du Cerf, je l’ai traîné jusque-là ; en chemin, il ronchonnait mais à présent il est comme mort.

Carnésius s’était levé d’un bond.

– Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! s’écria-t-il. Dieu est encore le protecteur des orphelins. Il ne peut manquer à Ses promesses. Si nous faillissons Lui demeure fidèle ! Venez, conduisez-moi auprès de ce pauvre enfant, mais ne dites à personne où il est caché ; la police le recherche… et il est innocent.

– C’est bon, c’est bon, dit Brunel en hésitant, seulement… il n’a que du foin, il lui faut autre chose à manger !

– Nous lui porterons des vivres, s’écria le docteur qui se mit à emballer son repas ; tenez, Brunel, buvez mon grog.

– Ce n’est pas un grog, fit celui-ci, ce n’est que de l’eau sucrée !

– Mais c’est vrai, j’ai oublié d’y verser le rhum. Voilà pourquoi il était si fade. Eh bien, préparez-le comme vous l’aimez.

Le docteur avait fait un paquet de divers objets indispensables : literie, vin et vivres.

– Si M. l’inspecteur me rencontre, il croira que je me suis fait contrebandier, dit Brunel en chargeant le paquet sur son dos.

Puis, tous deux descendirent l’escalier sans bruit et se glissèrent à travers buissons et futaies pour arriver plus rapidement à la cabane.

Chapitre 18

Lorsque le lendemain, le docteur Carnésius entra dans la salle à manger, il trouva le garde-forestier déjeunant avec sa femme. Ni l’un ni l’autre ne semblaient reposés. Inquiets au sujet du pauvre garçon, ils n’avaient pu s’endormir. A la pointe du jour, M. Eynard était retourné dans la forêt et avait chargé des bûcherons de s’enquérir du fugitif, mais personne n’avait pu découvrir sa trace. M. Eynard était arrivé à la conclusion que Frédéric avait réussi à gagner un des villages environnants. Tranquillisé, il s’efforçait de rassurer sa femme.

– Si seulement tu avais raison, disait celle-ci, mais notre manière d’agir a été dure, impitoyable. Je vois encore le regard de reproche de ce pauvre enfant.

Le docteur Carnésius appuya les suppositions de M. Eynard. Il lui importait de tenir secret le séjour de Frédéric dans la cabane.

– Vous avez raison, dit-il, une paysanne compatissante en aura sûrement eu pitié. Comme ces gens-là ne lisent guère les journaux, il sera à l’abri des poursuites. Quel bonheur pour lui et pour nous !

– Vous avez bien vite changé d’opinion, dit Mme Eynard ; hier encore vous parliez de la joie que vous auriez éprouvée à vous charger de son éducation ; aujourd’hui, vous vous félicitez d’être délivré de ce souci.

– Ces velléités ont passé après mûre réflexion, répondit-il avec quelque embarras. Ce qui nous paraît triste et sombre le soir prend un autre aspect à la lumière du jour.

Marianne entra dans la chambre, jeta un regard étonné au précepteur, puis parla à voix basse à sa maîtresse. Celle-ci secoua la tête :

– Vous devez, dit-elle, vous tromper, mais je vais le lui demander.

– M. Carnésius, Marianne me dit qu’il vous manque quelques objets de literie…

Carnésius pâlit d’effroi. En vérité, il n’avait pas prévu cela.

– De mon lit, bégaya-t-il, consterné. Oui, naturellement… il me semble qu’il y manque… quelques petites choses.

Que devait-il dire ? Pris au dépourvu, il jetait autour de lui des regards désespérés. Comment expliquer sans se trahir ?

– Vous êtes sans doute en train de vous aguerrir contre le froid ? fit M. Eynard, en riant.

Carnésius comprit qu’on lui tendait la perche et se sentit soulagé.

– Naturellement, fit-il, naturellement, je veux m’endurcir. Vous auriez dû y penser, Marianne. Pourquoi m’habituerais-je à coucher dans les plumes ? C’est absolument malsain. Un édredon sur soi, passe encore, mais dessous c’est malsain, ça vous amollit, ça vous prend les forces et vous prédispose à toutes sortes de maladies.

Le docteur aurait énuméré bien d’autres motifs, si Mme Eynard ne l’avait interrompu :

– Enfin, dites-nous donc, où avez-vous mis cette literie ? Marianne prétend qu’elle n’est pas dans votre chambre. Nouvel embarras du pauvre homme.

– Elle n’est pas dans ma chambre, répétait-il ; non c’est vrai qu’elle n’y est pas.

Son regard errait, éperdu…

– L’avez-vous cachée, pour que Marianne ne la remette pas dans votre lit ? demanda le forestier que l’embarras du vieux précepteur amusait et surprenait.

– Naturellement je l’ai cachée… C’est évident que je l’ai cachée… que je devais la cacher…, Marianne est si déraisonnable… elle l’aurait remise… et peut-être encore d’autres choses avec, de quoi me rendre malade. Quand j’aurai de l’asthme… une hypertrophie du cœur… une congestion… que sais-je moi ? elle l’aura sur la conscience !

Marianne était devenue pourpre. Ses petits yeux gris étincelaient de fureur. Elle grommela quelques mots entre ses dents puis, s’adressant directement au précepteur :

– Et l’assiette de porcelaine et la bouteille de vin que j’ai apportées hier soir, les avez-vous avalées ?

– Vous oubliez à qui vous parlez, Marianne, intervint Mme Eynard.

Marianne quitta la chambre. Quant au docteur, il était rouge, très embarrassé et ne savait que dire.

Le forestier, dont les questions l’avaient si heureusement tiré d’embarras était sorti, mais la pensée de saisir l’occasion pour tout confier à Mme Eynard ne lui vint pas à l’esprit.

– Voyez-vous, madame, dit-il d’un ton rassurant, ne vous inquiétez pas, on retrouvera tout ça. Si mon appétit augmente avec mon nouveau régime, vous ne vous étonnerez pas. J’aimerais bien avoir encore une tranche de rôti de lièvre et quelque peu de pain grillé ; j’ai l’intention de faire une promenade dans la forêt ; une petite collation en route me fera du bien… Cela fait partie de la cure que j’ai entreprise.

Le docteur essuyait la sueur de son front. Il savait à peine ce qu’il disait ; une seule chose lui paraissait évidente : il se rendait ridicule.

Mme Eynard enveloppa les vivres et les mit dans la poche de son vieil ami en disant :

– Pourquoi faire tant de cérémonie ? Vous savez bien que c’est un plaisir pour nous de satisfaire le moindre de vos caprices. Vous en avez si rarement.

M. Carnésius sortit, le cœur un peu oppressé : « J’ai la conscience tranquille, se disait-il, et c’est une œuvre bonne que je fais, mais j’ai quand même le sentiment d’avoir tué quelqu’un et de porter le signe de Caïn sur mon front… Cela passera… combien ce doit être terrible de porter en soi le poids d’une faute cachée !

Le lendemain, Marianne rapporta à sa maîtresse avec une joie maligne que l’édredon avait aussi disparu du lit du docteur, et, le surlendemain, que la belle descente de lit, cadeau du Noël précédent, n’était plus à sa place.

– Madame verra, poursuivit Marianne, que si cela continue jusqu’au nouvel-an, la chambre sera vide. Moi, je crois qu’il se prépare à décamper. Mais auparavant, il faudra bien qu’il me donne mes cinq francs d’étrennes.

Mme Eynard réprimanda la vieille domestique au sujet de son vilain soupçon. Pourtant, ce n’était pas sans inquiétude qu’elle et son mari observaient le changement qui s’était produit chez leur vieil ami : ils n’en auguraient rien de bon pour son équilibre mental.

Cependant, Noël approchait. La joyeuse atmosphère qu’on respirait d’ordinaire à ce moment de l’année dans la maison forestière semblait manquer. On renvoyait de jour en jour la préparation des gâteaux, des pains d’épice et du massepain. La petite Camille en avait le cœur gros. Paul commençait à en vouloir à son maître, dont la cure était cause de tout. L’intimité des soirées en famille n’existait plus. Le docteur s’isolait, négligeait sa pipe, son régime l’amaigrissait et multipliait les rides sur son visage émacié. Quelque temps qu’il fît, il s’en allait promener dans la forêt et en rapportait ou un rhume ou un catarrhe. A quand la bronchite ?

Mme Eynard lui recommandait instamment de se ménager, de ne rien exagérer. Alors, il la regardait avec une certaine hésitation et disait :

– Cela passera, mais c’est nécessaire ; je vous certifie que je me trouve très bien de ce nouveau régime.

Et une violente quinte de toux venait confirmer ses paroles !

Huit jours environ avant les fêtes, un traîneau s’arrêta devant la Chênaie. Une dame élancée, vêtue de noir, en descendit. Elle pouvait avoir une quarantaine d’années. Ses cheveux commençaient à grisonner ; toute sa physionomie était empreinte d’une douce tristesse. Pourtant un sourire l’éclaira, lorsque Paul et Camille accoururent au-devant d’elle et se jetèrent dans ses bras en criant :

– Quel bonheur que vous arriviez, tante Agnès ! Maintenant, maman fera des pains d’épice, dit la fillette et c’est nous qui les mettrons sur les feuilles ; dix à la fois, pas plus ; vous ferez bien attention !

Tante Agnès le promit et la fillette l’embrassa une fois encore.

Tante Agnès était la sœur de M. Eynard. Son mari, haut fonctionnaire, était mort depuis peu de temps. C’est ainsi qu’elle avait répondu à l’invitation de son frère de venir passer quelques mois à la Chênaie.

Lorsqu’elle revit la maison paternelle qui lui rappelait tant de beaux souvenirs de jeunesse, les larmes lui montèrent aux yeux. Involontairement, elle se souvint des paroles de Naomi : « Ne me nommez pas Naomi la joyeuse, mais Mara l’affligée. Je m’en suis allée comblée et le Seigneur me ramène triste et le cœur vide ».

– Sois la bienvenue, chère Agnès, lui dit son frère, tandis que Mme Eynard l’embrassait en murmurant :

– Ne pleure pas, puisque tu retrouves un foyer au milieu de nous.

– Je suis ingrate, c’est vrai, dit tante Agnès en s’essuyant les yeux, je réponds mal à votre affectueuse bienvenue. Mais, après la perte cruelle que j’ai subie, l’avenir me semble bien triste.

– Ne pleurez pas, tante Agnès, disait Camille de sa voix câline. Comment fêterons-nous Noël si tout le monde est triste ? Voudrez-vous aussi vous endurcir comme le docteur ?

Son père se mit à rire et tante Agnès oublia un moment son chagrin en apprenant le sens de ces paroles. Le docteur Carnésius avait aussi été son précepteur.

– Mais pourquoi tolères-tu cette manie ? demanda-t-elle à son frère. À son âge, ce traitement pourrait lui être fatal.

– Essaie de l’en dissuader, répondit le forestier. Il a toujours fait grand cas de tes conseils.

Un rayon de joie parut sur le visage du vieux docteur lorsqu’il aperçut son ancienne et gentille élève qui lui avait apporté jadis tant de bouquets cueillis dans les bois.

– Cela passera, Agnès, dit-il en lui caressant affectueusement la main. Attends seulement que les merles et les pinsons retrouvent leurs chansons, et que la forêt reverdisse, tu reprendras alors goût à l’existence… tu m’apporteras de nouveau des fleurs. Oui, oui, Carminette, les tiennes sont bien jolies, mais ta tante pourra te montrer quelques coins où s’épanouissent les plus belles anémones et les plus beaux muguets.

– Oui, répondit-elle, j’espère que le printemps me rendra la joie de vivre, mais il y aura aussi bien à faire pour fortifier votre santé, cher ami, vous avez l’air souffrant.

– À quoi penses-tu ? répliqua-t-il vivement. Il faut s’endurcir, tout est là ! Tu ne saurais croire le bien que je tire de mon nouveau régime ! C’est vrai que, aujourd’hui, je me sens un peu fatigué, mais ce n’est que momentané ; cela passe déjà. Attendez-vous à me revoir bientôt fort et vigoureux comme à vingt ans.

– Gare à toi, mon cher Paul, s’il me prend fantaisie de revenir aux arguments frappants de la vieille pédagogie, c’est sur toi que je m’y exercerai.

Paul ne sembla point effrayé à cette perspective.

– J’irai, dit-il, couper moi-même les verges. Je prendrai du sureau, ajouta-t-il dans l’oreille de sa sœur ; au premier coup, la verge se brisera.

Comme l’heure du dîner avait sonné, on se mit à table.

– Nous t’attendions déjà depuis quelques jours, reprit M. Eynard. Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ?

– J’ai été retenue à L. pour mettre tout en ordre avant mon départ définitif. Ensuite, j’ai passé deux jours à Valines, pour une affaire qui me préoccupe singulièrement. Pour vous la raconter, il faut que je retourne un peu en arrière.

Il y aura bientôt huit ans, que par un matin de printemps, en entrant dans la salle à manger, je trouvai, assis sur ma chaise, un enfant de cinq ans environ ; un enfant beau comme un ange, à l’expression si particulière, que je n’en avais jamais vu de pareille. Ses grands yeux bleus me regardaient avec étonnement, et il me dit : « Où est maman ? » Il me dit ensuite qu’il s’appelait Frédéric – il ne savait pas son autre nom – que sa mère s’était endormie dans la forêt et qu’il la cherchait. Vous vous souvenez peut-être qu’à cette époque on avait trouvé une femme morte, non loin d’ici. L’enfant qui se trouvait chez moi devait être son fils ; mais on n’a jamais pu savoir, ni d’où elle venait, ni où elle allait. Les questions et les réponses enfantines du petit orphelin me touchèrent jusqu’aux larmes. Je résolus de m’occuper de lui et même de l’adopter. Mon mari, rentrant de voyage, n’approuva pas mon dessein. Malgré mes prières, il fit conduire l’enfant au bureau de police. Il déjoua les recherches que je tentai de faire, m’interdit de m’en occuper et sa nomination dans le chef-lieu du département nous éloigna de Valines. Je n’ai jamais oublié cet enfant, ni son regard de reproche quand on l’emmena. Souvent, la nuit, je croyais l’entendre appeler sa mère. J’espérais que le temps attendrirait le cœur de mon mari. Enfin, pendant sa dernière maladie, il me promit de faire des recherches. La mort l’en a empêché, mais moi j’étais décidée de retrouver cet enfant. Je suis donc allée à Valines et je me suis adressée au bureau de police. Ce que j’y ai appris m’a profondément chagrinée : on me dit que Frédéric, à qui on a donné le nom de Frédéric Forêt, était placé chez un tailleur, d’où il s’est enfui, soupçonné d’un vol chez un boulanger.

– Je le savais bien ; je le savais bien ! s’écria le vieux docteur en se levant brusquement.

Tante Agnès le regarda avec étonnement. Il se rassit et elle continua : Était-ce possible ? Cet enfant si candide dont le cœur ne semblait accessible qu’au bien, serait-il devenu un voleur ? Quelles influences devait-il avoir subies, en quelles mains devait-il être tombé pour en arriver là ?

Mme de Brandes, ou si vous préférez, tante Agnès, n’avait pas remarqué une ombre de tristesse sur le visage de Mme Eynard et un froncement de sourcils chez son mari. Alors M. Carnésius, d’un ton qu’on ne lui connaissait plus, s’écria :

– Paul, tu me prépareras une bonne pipe, après dîner !

– Pour en avoir le cœur net, continua Mme de Brandes, j’allai chez le tailleur. Le pauvre enfant ! Quand je vis la mine dure et les yeux cupides de cet homme, je compris qu’il était impossible à une âme d’enfant de se développer dans une telle atmosphère. Je lui dis que je désirais avoir quelques renseignements sur Frédéric Forêt. Alors, furieux, il s’écria : « Il m’a trompé, ce garçon ; il m’a trompé de quinze francs, et il m’a fallu encore payer une amende pour lui : mais on le rattrapera ! il sera mis en prison ! parce qu’il en a volé d’autres que moi. Quand je lui eus mis l’argent sur la table, son regard d’avare me fit frémir. C’était horrible à voir ! Je lui demandai quelques détails sur ce soi-disant vol. Alors, il me raconta une histoire singulière d’un instituteur qui avait pris le garçon chez lui, en lui promettant, à lui Chafoin, quinze francs par mois ; puis, cet instituteur serait mort et Frédéric serait revenu chez lui sans lui apporter la somme convenue. Ce récit me soulagea. Si le vol n’est pas plus grave que la tromperie, pensai-je, rien n’est compromis. Ensuite, j’allai me renseigner auprès du directeur de l’école pour en savoir davantage sur le jeune instituteur. D’après ce qu’il me dit, c’était un de ces hommes au cœur noble et généreux, utopistes dont le monde se rit. Il avait eu pitié du pauvre orphelin, s’était même imposé des privations pour pouvoir l’héberger. Le directeur assurait que, sous son influence, l’enfant était devenu un excellent élève ; son ancienne apathie, ses distractions rêveuses avaient fait place au zèle et à l’assiduité. Plus tard, lui, le directeur, avait appris que Forêt avait soigné tendrement son maître à l’hôpital, jusqu’à sa mort. Là-dessus, je suis allée à cet établissement. Le médecin, que je connaissais, ainsi que les gardes, me parlèrent de Frédéric avec affection : il avait entouré son maître de soins touchants, veillant sur lui jour et nuit, et aucun d’eux ne pouvait croire au vol dont on l’accusait. La boulangère elle-même s’était rappelée qu’il lui avait rapporté un jour une pièce de vingt francs qu’elle lui avait donnée par erreur, que le voleur était plutôt un grand polisson qui avait accusé Frédéric, son camarade d’école. Si j’avais pu me mettre en route quelques jours plus tôt, je l’aurais trouvé à Valines avant sa disparition de cette ville.

Tante Agnès se tut. Tous les assistants l’avaient écoutée avec une vive émotion. Après un court silence, M. Eynard dit gravement :

– Je vais continuer ton récit, ma chère Agnès, mais il n’a rien de réjouissant et me charge d’une lourde responsabilité. J’ai voulu obéir à la voix de la raison, alors que j’aurais dû écouter celle du cœur.

Mme de Brandes apprit ce que nous savons déjà. Mme Eynard se taisait pour ne rien ajouter aux reproches que son mari se faisait. Quant au vieux précepteur, il avait pris un air indifférent, comme si toute cette affaire ne l’intéressait nullement. De sa pipe, qu’il avait allumée, il tirait des bouffées de fumée qui montaient au plafond en légers nuages. Jamais cette pipe ne lui avait fait si plaisir et pourtant le tabac qu’il fumait en ce moment était d’une qualité qu’il jugeait bonne pour des rabatteurs. Mais son cœur nageait dans la joie ; une joie telle qu’il n’en avait pas éprouvé de pareille depuis des années. Il savait maintenant que les misères de Frédéric allaient finir, et sa cure à lui également.

Mme de Brandes fut bouleversée par le récit de son frère.

– C’est trop triste, s’écria-t-elle ! Chaque fois que cet enfant a vu le ciel s’éclaircir, une dure fatalité s’est acharnée contre lui. Que son cœur doit être endurci ! D’ailleurs, qui nous dit qu’il n’a pas péri, exposé à la faim et aux intempéries de l’hiver rigoureux que nous subissons ? Qui sait dans quel fourré on retrouvera son cadavre ?

– Je ne crois pas qu’il soit resté dans la forêt, dit M. Eynard. J’ai fait chercher partout : on n’a rien découvert. Il aura été recueilli dans un des villages voisins ; c’est là-bas que nous devrons faire nos perquisitions.

Cette fois, le docteur crut le moment venu de parler.

– Mme Eynard, fit-il tout à coup, que pensez-vous de ma cure ?

Chacun le regarda, étonné d’une question si peu en rapport avec ce qui préoccupait tous les esprits.

– Je vous ai déjà engagé à l’abandonner, répondit Mme Eynard, heureuse d’être appelée à donner un bon conseil ; elle ne vous fait aucun bien.

– J’en ai aussi acquis la conviction, c’est pourquoi Marianne pourra remettre la literie à son ancienne place. J’ai eu vraiment froid cette nuit.

– Je le lui ordonnerai. Seulement, il vous faudra me dire où vous l’avez cachée.

– Brunel l’a portée à la cabane du Cerf.

Un silence de stupeur générale suivit cette déclaration. Mais Paul, qui avait regardé son maître avec attention, découvrit un éclat spécial dans ses yeux.

– M. Carnésius, M. Carnésius ! cria-t-il en lui saisissant le bras, Frédéric y est aussi, j’en suis sûr ! Voilà pourquoi vous preniez toujours le sentier qui y mène !

Le vieux précepteur se leva. Toutes les rides de son visage semblaient s’être effacées et la joie illuminait son regard. Il saisit Paul par les épaules, comme pour le soulever en signe de triomphe.

– Tu as raison ! s’écria-t-il, Frédéric y est ! Les soucis de tante Agnès, et ma toux, et les remords de ton père, tout cela va prendre fin !

Quand il eut fini de parler, tous l’entourèrent. Il y eut de telles démonstrations, une telle explosion de joie que le brave homme fut sur le point de s’évanouir.

– Enfants, laissez-moi, dit-il d’une voix tremblante. La fumée m’est entrée dans les yeux et ce tabac est si fort qu’il me fait pleurer. Croyez que moi aussi, je suis heureux.

Il est certain que si Dieu n’avait pas veillé sur Frédéric, il n’aurait pas survécu à cette vie si dure. Dieu soit béni ! ce temps est passé.

Chapitre 19

C’est ainsi que l’heureuse nouvelle, arrivée inopinément, répandait la joie dans les cœurs. Le plus heureux de tous était M. Eynard. La pensée d’avoir été impitoyable envers un enfant abandonné, d’avoir peut-être causé sa mort, l’avait hanté jour et nuit. « Je réparerai le tort que je lui ai causé, se disait-il en s’apprêtant à monter dans le traîneau qui devait le mener auprès de Frédéric… ».

Une heure plus tard – car le chemin carrossable faisait un grand détour – tante Agnès, le docteur et Paul arrivaient à une cabane construite de troncs bruts dont les interstices étaient garnis de mousse.

Le docteur ouvrit une porte mal jointe, souleva une couverture suspendue en guise de portière et entra dans la hutte qu’éclairait une seule fenêtre assez large. Au-dessus du plafond, une soupente était remplie de foin destiné à nourrir le gibier dans la saison froide. Dans un coin, quelques planches recouvertes de la literie du vieux docteur servaient de couche à Frédéric. Le pauvre enfant était pâle, mais ses yeux avaient retrouvé leur éclat.

Lorsque son bienfaiteur ouvrit la porte, il se souleva vivement et une teinte rosée parut sur ses joues.

– Que vous êtes bon ! dit-il en lui tendant les deux mains. M. Brunel vient de me quitter et maintenant vous venez aussi…

– Eh bien, dit le docteur en souriant, que fait notre coureur des bois ? Il a sans doute oublié de manger, voyons un peu !

– Il ne reste rien. Le vieux Brunel n’a pas voulu s’en aller que je n’aie tout englouti. J’ai mangé en un jour autant qu’autrefois en une semaine.

– Brunel a eu raison. Tu vas bientôt recouvrer tes forces…

– Je me sens déjà beaucoup mieux ; je pourrai bientôt quitter cet abri – une nuance de perplexité était dans sa voix – et vous serez débarrassé d’un gros souci.

– Cela arrivera plus tôt que tu ne penses. On te cherche. Effrayé, Frédéric regarda le docteur.

– Si c’est la police qui me cherche, je vais partir immédiatement. Je ne veux pas aller en prison. Et comme il essayait de se lever, le docteur Carnésius le retint et lui dit paternellement :

– Non, mon garçon, rassure-toi. C’est quelqu’un qui t’aime, qui veut se charger d’assurer ton avenir.

Le Seigneur seul connaît mon avenir, et j’ai mis ma confiance en Lui. Peut-être ne vivrais-je plus très longtemps… Personne ne m’aime sur cette terre, dit Frédéric tristement. Il n’y a que vous qui vous intéressez à mon sort. Ceux qui m’aimaient sont tous morts.

– Ce n’est pas bien de parler ainsi. Crois-tu donc que le vieux Brunel et moi nous soyons disposés à t’abandonner ?

– Pardonnez-moi, dit Frédéric en prenant la main du docteur. Pourrais-je jamais oublier ce que vous avez fait pour moi ?

– Eh bien, tu penseras ce que tu voudras, mais nous ne sommes pas les seuls. Dehors se tient une dame qui t’a cherché partout et n’attend plus que le moment de te serrer dans ses bras.

Tout à coup un souvenir lointain émergea du fond de la mémoire de Frédéric. Le jeune garçon se souvint du jour de printemps où il avait pénétré dans une maison et y avait trouvé une belle dame. Ne lui avait-elle pas dit : « Je serai ta mère ! » … Au moment où ce souvenir envahissait son cœur, une dame vêtue de noir se pencha sur lui et lui caressa le front.

– Oui, Frédéric, c’est ta mère qui te retrouve. Ce n’est pas celle que tu as perdue dans la forêt, mais celle pour qui tu cueillais des fleurs dans un beau jardin.

Frédéric n’avait entendu que ces mots : « C’est ta mère ! » Il leva les bras, entoura le cou de Mme de Brandes et répéta :

– Maman, maman !…

Le soir même, Frédéric fut installé dans la maison forestière. Au coin du feu, Mme de Brandes lui fit en détail le récit de ses recherches à Valines. Ces personnages si connus de Frédéric le firent sourire et pleurer tour à tour, mais la vive sympathie de sa mère étendait un baume sur son cœur.

Frédéric éprouvait un tel sentiment de paix et de sécurité dans ce tête-à-tête que sa prière enfantine lui revint sur les lèvres. Il la murmura en regardant Mme de Brandes :

« Je m’endors dans mon petit lit,

Dieu, garde-moi cette nuit.

Que chaque jour ta main fidèle

Me tienne à l’ombre de ton aile. Amen ».

– Ô maman, t’en souviens-tu ? dit-il à celle qui lui souriait à travers ses larmes. « Ô Dieu ! continua Frédéric en fermant les yeux, tes pensées sont merveilleuses. Dans ton amour, Tu as envoyé ton Fils unique et bien-aimé pour nous laver de nos péchés, et maintenant par Lui nous possédons la vie éternelle. Nous savons que Tu es au fait de toutes nos voies et, aujourd’hui, Tu as répondu à notre grande détresse. Dieu ! par Ta main puissante, garde-nous du mal et aide-nous à Te servir avec fidélité. Amen ».

– Amen ! répéta Mme de Brandes. Frédéric, ajouta-t-elle, il m’a fallu aussi l’épreuve pour apprendre à connaître le Seigneur Jésus. Ton maître, M. Barbier, a été le moyen employé par Dieu pour t’amener à la foi en Jésus. Et maintenant, le Seigneur nous envoie ensemble vers ceux de La Chênaie. Soyons pour eux tous des canaux de bénédiction.

Toute la maisonnée dormit d’un sommeil profond et réparateur. Seul, le bon précepteur, dans sa tour, ne pouvait calmer la joie qui remplissait son cœur, et qui rayonnait dans toute sa chambre regarnie. « Oui, oui, pensait le docteur en souriant, vous m’avez bien manqué, moelleux coussins ! Ma vieille robe de chambre et ce matelas dur ne pouvaient guère vous remplacer, mais vous avez rempli votre devoir. Continuez ! je tousse encore ; il faudra aussi que ça passe… ».

Que les voies de Dieu sont merveilleuses ! toutes mènent à la lumière !

En quelques heures, le miracle s’était opéré ; et la joie de Noël remplissait la Chênaie. Après le déjeuner, Mme Eynard et tante Agnès avaient dressé leur plan d’activité : Marianne préparerait tout une variété de biscuits dont le parfum si apprécié des enfants envahirait toute la maison. Il existe pour eux bien des parfums exquis, ceux des fleurs, du foin fraîchement fauché, des sapins, si toniques et fortifiants, mais rien n’égale ceux de Noël. Ils se composent d’une infinité de choses indéfinissables, insignifiantes prises isolément, mais qui flattent l’odorat le plus délicat et mettent l’eau à la bouche des moins gourmands.

Paul, qui devait suivre encore deux cours ce jour-là, en fut dispensé. Le laboratoire des bonbons réclamait son assistance. Il fallait piler la cannelle, couper l’écorce d’oranges en tranches, trier les raisins secs. Le docteur, descendu de sa tour, attiré par le bruit du pilon, le grincement des râpes et l’odeur des épices, s’écria :

– Vacances jusqu’au six janvier ! Plus de thèmes latins ! Paul, permets-moi d’admirer ton zèle. Je constate qu’ici tu n’auras plus besoin de ma surveillance. Et pourtant voilà une tranche qui sort de son rang ; tu n’as pas le compas dans l’œil ! Attention, mon garçon !

– C’est qu’il faut faire vite, répliqua Paul, je ne serais pas prêt… maman veut les avoir dans une demi-heure.

Le docteur s’assit en riant et se plut à critiquer la joyeuse bande de pâtissiers dont les mains actives, mais souvent maladroites, puisaient dans les sacs, vidaient les pots, pétrissaient et mélangeaient la farine et le beurre.

– Comment ! Vous travaillez ainsi sans méthode et sans mesure ! Vous jetez tout pêle-mêle, au petit bonheur. Mais c’est le chaos ! Et vous vous figurez qu’il en sortira un gâteau de Noël ! Tant pis, faites comme vous l’entendez, moi je vais voir ce que devient Frédéric et lui demander si la bonne odeur a pénétré jusque dans sa chambre.

Le regard du malade était joyeux. Son âme s’ouvrait au bonheur. Son vieil ami y lut comme dans un livre des sentiments purs et un esprit lucide. La misère et le chagrin en ont noirci les premières pages, se dit-il, mais, nous allons couvrir les autres de beaux caractères et dorer ce précieux missel.

La veille de Noël arriva. Jamais le sapin n’avait exhalé un parfum plus délicieux ; jamais les lumières n’avaient brillé d’un tel éclat ! Le docteur Carnésius l’affirmait et, à son âge, il devait s’y connaître.

– Agnès, dit-il, en s’adressant à Mme de Brandes, n’est-ce pas ici, au milieu de ces bois, qu’il fait bon vivre ? Frédéric, mon garçon, as-tu jamais rien vu de si magnifique ?

– Non, jamais, jamais ! répondit avec conviction Frédéric, plongé dans une extase muette. Il me semble que je fais un beau rêve. Je me dis : « Quand tu te réveilleras, tu te retrouveras chez maître Chafoin ». Et je frissonne à cette idée. C’est plus fort que moi…

Pendant ce temps, Paul et Camille, installés chacun à une table de cadeaux, oubliaient d’admirer le sapin.

– Regardez tous ! Il brûle, il brûle mon charbon, s’exclama Paul tout fier de parvenir à faire fonctionner une machine à vapeur actionnant une scierie.

À son tour, sa sœur fit admirer une petite cuisine garnie de tous les ustensiles. « Demain, dit-elle, je compte faire une grande invitation pour inaugurer ma cuisinette. Mais que dites-vous de ma nouvelle poupée ? Tante Agnès aura l’honneur de lui donner un nom.

Sur ce, Paul et Camille conduisirent Frédéric à « sa table ». Que de belles et bonnes choses ! Était-il possible que tout cela soit pour lui ? Il courut à Mme de Brandes, lui prit les mains et les baisa. Il ne pouvait parler. Lorsqu’il releva la tête et qu’elle lut dans son regard humide la joie et la reconnaissance, elle l’entoura de ses bras et lui dit doucement :

– Mon cher enfant, tu es maintenant entouré de personnes qui t’aiment. Cette maison est la tienne. Tu as maintenant un foyer. Que Dieu y fasse reposer Sa bénédiction !

Frédéric alla ensuite embrasser M. Eynard et sa femme, puis le bon docteur. Tous eurent pour lui de bonnes paroles réconfortantes. Le vieux Brunel était aussi là avec son air goguenard et mécontent. Il se sentait étouffer dans un appartement. D’ailleurs, une chose désagréable le préoccupait. Enfin, s’adressant à M. Eynard :

– M. l’inspecteur, dit-il d’un ton de reproche en montrant l’arbre illuminé, n’est-ce pas le jeune sapin qui était près de la borne de Neuville ?

– Mais oui, mon cher, n’est-il pas superbe ?

– On aurait pu en prendre un autre. Il y en a des tas de défectueux qu’il faudra enlever. Une si belle plante ; c’est dommage, bien dommage !

– Il en poussera d’autres, consolez-vous. Réjouissez-vous plutôt d’avoir reçu de Mme de Brandes ce si beau fusil.

Brunel secoua la tête.

– Ce n’est pas un vrai fusil ; il n’a pas de baguette.

– À quoi bon une baguette ? répliqua M. Eynard en prenant l’arme. Voyez ! cela s’ouvre ici, on y met les cartouches, on referme et l’on tire, cela va beaucoup plus vite.

– Ce n’est qu’une arbalète, reprit le vieux Brunel d’un ton dédaigneux, j’ai les mains trop raides pour ces nouveautés. C’est bon pour les messieurs qui tirent sur les rabatteurs. J’aime mieux garder mon vieux mousquet. Votre sœur pourrait me donner une livre de tabac hollandais ; cela me ferait plus plaisir que ce joujou.

Peine perdue de vouloir persuader un homme dont le parti pris est irréductible. Il reçut donc sa livre de tabac avec promesse que, tous les huit jours, la provision serait renouvelée. Alors il s’en alla satisfait.

– Voyez-vous, docteur, dit-il en sortant, je fumerai à l’avenir un aussi bon tabac que le vôtre.

– Mêlez-y seulement un peu de romarin sauvage, répliqua en riant le docteur, sinon les lièvres et les chevreuils se moqueront de vous et vous prendront pour un simple amateur.

Le vieux garde n’entendit pas ces derniers mots. Il marchait déjà dans la forêt silencieuse et respirait à l’aise en murmurant : « Ces jeunes sapins qui sont si beaux ! Faut-il que les hommes les vilipendent et les attifent et les défigurent ! Peuvent-ils mieux faire que le Créateur ? »

Les fêtes prirent fin. La nouvelle année commença et, avec elle, le travail sérieux. Le précepteur avait examiné Frédéric et avait trouvé en lui bien des connaissances insuffisantes, bien des lacunes, mais un vif désir d’apprendre et une endurance au travail peu commune. Il pourrait partager la plupart des cours avec Paul ; seules, les langues étrangères lui étaient absolument nouvelles.

– Eh bien, Paul, dit le précepteur au bout de quelque temps, Frédéric t’aura bientôt rattrapé. C’est ce qui arrive quand on sème dans un champ qui a été presque en friche. La semence germe avec plus de vigueur. Maintenant, tu le surpasses encore ; bientôt, c’est lui qui te devancera. Applique-toi, mon garçon !

Un autre changement se produisit. Le visage pâle de Frédéric se couvrit d’un incarnat de santé ; sa poitrine s’élargit ; sa tête, habituellement penchée, se redressa.

– Vois-tu, Agnès, disait le docteur, fier comme si cette transformation eût été son œuvre, c’est la lumière et la chaleur qui lui ont manqué… Tu m’entends, n’est-ce pas ?

– Oui, elle le comprenait et elle était heureuse.

Mais, ce qui réjouissait le plus chacun, c’était l’amitié que les deux garçons avaient conçue l’un pour l’autre. Le caractère vif, un peu léger de Paul, peu disposé à la réflexion et à un travail soutenu, s’attacha avec toute l’ardeur d’un enthousiasme juvénile à son camarade plus sérieux, pensif et réfléchi. En effet, Frédéric n’était content que lorsqu’il avait parfaitement compris le sujet traité et pouvait rendre sa pensée en paroles claires et intelligibles.

Paul passait avec insouciance d’heureuses années dans la maison paternelle. Il pensait peu à l’avenir, et quand, par hasard, cela lui arrivait, il se voyait toujours à la Chênaie, au milieu des grands arbres, loin desquels il pensait ne pas pouvoir vivre.

Quant à Frédéric, les tristes expériences de son enfance et les principes que Georges Barbier lui avait inculqués réglaient toute sa manière d’agir et de penser. Ce jeune maître, si tôt enlevé à son affection, avait su lui montrer le chemin du bonheur. Chacune de ses paroles s’était gravée dans son cœur d’enfant. Chaque fois qu’il parlait de lui, ses yeux brillaient et sa voix était émue.

– Pauvre jeune homme ! disait alors M. Carnésius, il avait le cœur trop tendre pour ce monde. On y trouve trop de ronces et d’épines pour une constitution si délicate.

Cependant, des pensées sérieuses mûrissaient dans l’esprit de Frédéric, ce qui ne l’empêchait pas de faire, avec Paul, de longues promenades dans la forêt. Ils étaient inséparables. Souvent ils allaient trouver le vieux Brunel, qui les rendait attentifs aux mœurs des animaux. Ici, les cerfs venaient brouter ; là les oiseaux trouvaient des grains ou des insectes ; ailleurs, c’était un oiseau rapace qui mettait en fuite un vol d’innocents volatiles. Plus expert en histoire naturelle, Paul se plaisait à initier son ami aux mystères de la vie des animaux et des plantes, si nouvelle, si incompréhensible au premier abord pour celui qui n’a jamais quitté la ville.

– Vraiment, Paul, si quelqu’un me l’avait raconté, je n’aurais jamais cru ce que je vois, s’écriait Frédéric charmé. Les gens de la ville ont une vie par trop étroite et bornée, eux qui s’imaginent tout savoir. Les lièvres et les chevreuils ne sont pour eux que de bons rôtis ; les oiseaux, que des chanteurs plus ou moins agréables à leurs oreilles, et ils ignorent avec quelle sagesse ces créatures se comportent. Que je suis content de pouvoir observer cela avec toi !

Paul était fier de sa supériorité dans ce domaine, aussi n’était-il pas jaloux que Frédéric le surpasse dans maints autres.

Chapitre 20

L’hiver avait fui. Les zéphirs printaniers, entre deux tempêtes balançaient la couronne verdoyante des arbres. La neige fondue s’écoulait en mille ruisseaux et ruisselets et allait grossir la rivière dont on apercevait les sinuosités dans la plaine. Les bourgeons se gonflaient ; les chatons satinés brisaient leur enveloppe brune et les pointes vertes du gazon perçaient entre les mottes humides. L’alouette tirelirait joyeusement, les pinsons et les sansonnets formaient un chœur mélodieux ; les pics, ces étonnants chefs d’orchestre, battaient la mesure. Les bouquets que tante Agnès rapportait à son cher vieux maître étaient de jour en jour plus grands et plus parfumés. Ce ne fut que lorsque la douce senteur du muguet embauma sa chambre que M. Carnésius dit :

– Mes enfants, le sol doit être sec maintenant. J’irai avec vous sous les grands arbres puisqu’il n’y a plus de rhume à craindre.

Il s’accorda donc de longues promenades, en ayant soin toutefois de choisir les sentiers unis où il pouvait marcher sans peine. En vain, ses élèves tentaient-ils de l’engager à faire plus intime connaissance avec les taillis touffus.

– Monsieur Carnésius, disait Paul, vous ne goûterez jamais la forêt si vous vous contentez des chemins battus. Venez donc avec nous dans ce ravin ; il n’y a pas beaucoup d’eau ; si vous ôtez vos souliers, vous pourrez le traverser ; il y a aussi des gués, on peut sauter d’une pierre à l’autre sans se mouiller les pieds.

– Prenez Brunel pour vos escapades, répondait le docteur, ce vieux renard vaut mieux que moi pour cela.

Le jour de l’Ascension, Paul et Frédéric résolurent de faire une longue excursion. Mme Eynard les munit de vivres et de rafraîchissements. Ils partirent tôt après un déjeuner matinal.

– Quand nous aurons marché deux heures, dit Paul, nous arriverons à un bel endroit. Nous nous y reposerons. Il y a là un grand chêne avec d’énormes racines entre lesquelles on peut s’asseoir comme dans des fauteuils.

Tout en s’entretenant de choses et d’autres, les deux amis avançaient d’un bon pas. Mais à quelques pas du but, ils entendirent comme un bruit de scie grinçant avec régularité, et quand le chêne se dressa devant leurs yeux, Paul s’écria, déçu : « La place est prise. Michel le tisserand y fait sa sieste ».

À ce nom, Frédéric s’arrêta brusquement. N’avait-il pas déjà entendu ce nom ?… Il fit encore quelques pas et vit une clairière qu’il crut reconnaître. La rosée brillait encore sur les brins d’herbe qu’elle couvrait de diamants. A l’ombre des haies et des grands arbres fleurissaient des anémones, du muguet et des fraises. Au milieu de la prairie, un vieux cheval blanc broutait paisiblement. Les yeux de Frédéric s’ouvrirent toujours plus grands ; cet endroit, l’avait-il déjà vu, ou n’était-ce qu’un rêve ? Tout ému, il saisit le bras de son ami :

– Paul, je dois déjà être venu ici… J’ai monté ce cheval… c’est la Grise.

Au même instant, la Grise relevant la tête, vit les deux garçons, s’approcha d’eux, s’arrêta et se mit à hennir. Le dormeur s’éveilla en sursaut. Oui, c’était bien Michel. Il avait encore maigri ; sa poitrine s’était affaissée et son nez, en s’amincissant, avait gagné en longueur.

– Qu’a-t-elle, ma vieille Grise ? Il y a des années que cela ne lui est pas venu à l’esprit. Pourvu que cela ne finisse pas mal ! marmottait le vieillard.

– Bonjour, maître Michel, lui cria Paul. Ne soyez pas fâché si nous vous avons dérangé. Nous voulions nous reposer sous le grand chêne pour manger un morceau ; nous ne savions pas que vous y étiez justement.

– Approchez seulement, mes jeunes messieurs ; il y a assez de place pour trois, d’ailleurs, il faut que je m’en aille bientôt… Mais, voyez donc, on dirait que la Grise est ensorcelée, elle hennit de nouveau.

– Pensez donc, maître Michel, j’amène ici mon ami pour la première fois et il prétend qu’il y a déjà été. Le connaissez-vous ?

Le tisserand regarda attentivement Frédéric, puis secoua la tête :

– Il me semble, fit-il, que je l’ai vu quelque part, mais je ne le situe pas.

– Il dit qu’il a monté la Grise.

De nouveau, les yeux du bon vieux se fixèrent sur Frédéric qui, lui, maintenant sûr de son fait, souriait.

Le tisserand baissa la tête :

– Monté la Grise… répétait-il. Puis, saisi d’une émotion extrême, il s’écria : Ce n’est pas possible ! C’est Frédéric qui a été sur la Grise, mais il y a longtemps de cela. C’était un garçon de cinq ans ; un enfant si beau, si intelligent, un enfant comme je n’en ai plus revu depuis. Et il a fallu que je le mène au bureau de police… et ma pauvre femme… a pleuré de toutes ses larmes…

Frédéric lui prit le bras.

– Maître Michel, je suis ce Frédéric que vous avez conduit au bureau de police. J’ai été bien malheureux en ville, mais maintenant je suis chez M. Eynard, considéré comme l’enfant de la famille.

– Vous êtes… tu es… c’est vous… c’est toi Frédéric ? Pourvu que… Mais, que va dire ma bonne Catherine ?… Pourvu que ça ne finisse pas mal !

– Oui, oui, vous souvenez-vous ? Maman Catherine me faisait des beignets et me racontait des histoires… et vous aussi vous m’en aviez raconté une… et j’étais tombé de la Grise.

Tout le corps du vieillard fut pris d’un tremblement.

– Frédéric, Frédéric, bégayait-il. Frédéric, c’est toi ! Que va dire ma vieille ?

La Grise hennit une troisième fois.

– Maintenant, je comprends, reprit Michel avec vivacité, cette bête est plus savante que moi ; elle t’a reconnu. Ma Grise aura un boisseau d’avoine pour cela. Pourvu que cela ne finisse pas mal ! Frédéric, il faut venir tout de suite vers Catherine. En route, mes petits messieurs, il n’y a pas une minute à perdre ! Frédéric, ne veux-tu pas monter la Grise ? Il faut qu’elle aussi ait son plaisir.

Sans cérémonies, Frédéric prit son élan. La Grise redressa la tête et tendit le jarret comme si elle allait porter un fils de roi.

– Maintenant, je sais raconter un conte. Je l’ai appris avec Catherine. Veux-tu que je vous en raconte un ?

– Non, pas maintenant, répondit Frédéric en riant, je pourrais encore tomber de cheval.

– C’est juste, d’ailleurs Catherine saura bien mieux que moi. Mais comment viens-tu par la forêt avec ce jeune monsieur ? J’ai toujours dit que tu étais un fils de grande famille.

– C’est mon frère, dit alors Paul, et en même temps mon ami, quand même il parade à cheval et que je le suis modestement à pied.

– C’est vrai, mon jeune monsieur, mais faut pas que ça vous fâche. Frédéric a des droits sur la Grise. Vous aurez votre tour la prochaine fois. Mais, on ne peut pas toujours se fier à elle ; elle a ses caprices.

– N’en parlons plus, maître Michel, répondit Paul, c’était une plaisanterie. Je suis ravi que Frédéric ait trouvé d’anciens amis.

Comme la chaumière était en vue, Michel dit tout à coup :

– Il me faut courir en avant pour prévenir ma femme, sans quoi elle aura trop d’émotion, et elle n’est plus bien forte, la pauvre.

Il prit les devants. Mais, à peine la Grise eut-elle remarqué la marche accélérée de son maître, qu’elle aussi pressa le pas. Cela ne fit pas le compte de Michel. Aussi, aspirant l’air fortement et pressant les flancs de ses coudes comme il l’avait pratiqué dans sa jeunesse, il s’élança en avant, laissant glisser sa casquette sur sa nuque et les pans de son habit voler comme deux ailes.

Dans la poitrine desséchée de la Grise s’éveilla aussi un courage juvénile. Elle fit un grand moulinet avec sa queue, tendit les jambes et partit au galop. Les deux coureurs avaient les muscles raides et la respiration courte. Qui aurait la victoire ? Peu à peu le cheval gagna du terrain et, quand il arriva dans la cour, il avait une avance considérable. La défaite de Michel aurait été complète si sa rivale avait su parler. Elle se contenta de hennir fièrement, sur quoi la maîtresse parut sur le seuil. Voyant son mari courir, elle leva les bras au ciel, mais avant qu’elle ait pu parler, il disait tout essoufflé :

– Frédéric… Frédéric …

Celui-ci avait quitté son siège incommode. Il s’approchait de la vieille femme qui serrait convulsivement le dossier du banc pour se soutenir.

– Ne me reconnaissez-vous pas ? demanda-t-il.

Elle regardait ce beau grand garçon sans comprendre. Dans son souvenir était restée l’image d’un bambin aux boucles blondes, vêtu d’une blouse de velours, lui parlant avec une petite voix douce comme une musique, et à présent… Elle le regarda plus attentivement et, sentant ses genoux fléchir, s’assit sur le banc :

– Frédéric, Frédéric, dit-elle enfin en joignant les mains.

Elle était bien changée, la vigoureuse maîtresse de maison d’alors : cheveux blanchis, visage ridé, mains racornies… Mais à la vue du jeune garçon qui avait été pendant quelque temps leur rayon de soleil, ses yeux se remplirent de larmes de joie. Frédéric, dit-elle, encore en passant ses mains sur ses cheveux, d’où viens-tu ?

– C’est moi qui l’ai amené, s’écria Michel qui revenait d’avoir conduit le cheval à l’écurie. Ne t’ai-je pas toujours dit qu’il reviendrait une fois ? Tu ne voulais pas le croire et… comme toujours j’ai raison… quand même tu n’en veux pas convenir.

Le fait est que le court passage de Frédéric avait depuis longtemps ranimé en Catherine la foi de son enfance et avait fait d’elle une femme plus réfléchie et soumise. Maître Michel, lui, s’enhardissait parfois à riposter, mais, faute d’habitude, il le faisait maladroitement.

Paul arrivait enfin :

– Je sais courir, moi aussi, maître Michel, mais je ne vous choisirais pas pour concurrent, dit-il en riant, ce qui consola Michel de sa défaite.

Frédéric raconta ses années passées à la ville : beaucoup de peines, peu de joie, mais une radieuse conclusion.

– J’ai souvent désiré mourir, ajouta Frédéric, mais le Seigneur a veillé sur moi. Mon maître, M. Barbier, m’a appris à connaître Celui qui est mort pour mes péchés. Comment ne pas aimer Celui qui vous délivre d’un tel poids ? Dans ma solitude, Sa parole a pris un grand prix pour mon cœur. Vous voyez, aujourd’hui, combien Il m’a comblé !

– Femme, dit enfin Michel, je tisserai une douzaine de serviettes pour Mmes de Brandes et Eynard, tu sais, avec le joli dessin, celui des sapins… et une demi-douzaine de mouchoirs au vieux Monsieur Caro – il voulait dire Carnésius.

Cette résolution ne trouva pas d’opposition chez la bonne vieille. Rien n’était de trop pour récompenser ceux qui veillaient sur Frédéric.

– Mais, acheva Michel, quant à ce brigand de tailleur, la première fois que j’irai en ville, je le rouerai de coups. Il aura son compte !

– Et moi qui reste là, les bras croisés ! Frédéric doit avoir faim, et le jeune monsieur aussi, s’écria soudain Catherine.

Elle se leva vivement et s’en fut à la cuisine. Bientôt on entendit le feu pétiller.

La farine, le beurre, les œufs, le sucre formèrent bientôt un délicieux mélange. La vieille ménagère se dit n’avoir jamais confectionné de pâte plus parfaite. Lorsqu’elle prit la cuillère pour mettre la masse dans la friture bouillante, son mari cassa encore deux œufs en disant :

– Femme, il faut que ce soit extra bon.

– Oh ! s’écria-t-elle, une douzaine d’œufs suffisent, ce n’est plus le moment d’en ajouter ! A présent il faut que j’augmente toutes les quantités. C’est une pitié, ces hommes qui veulent se mêler de la cuisine !

Alors Michel retourna auprès de Frédéric, le visage rayonnant.

– Frédéric, dit-il, tout va bien, elle m’a rudoyé comme autrefois. Vois-tu, pendant ces dernières années, je n’étais pas dans mon assiette ; elle était trop calme. Maintenant, quel bonheur, l’ancienne vie va recommencer.

Finalement, la maîtresse remercia intérieurement son mari, car il n’y eut rien de trop.

Dès ce jour, les deux garçons vinrent chaque dimanche passer quelques heures dans la chaumière du tisserand. Leur présence rajeunissait le vieux couple.

Frédéric apportait avec lui sa précieuse Bible et en lisait à tous quelques versets. Il commença par l’évangile selon Marc, où le Seigneur guérissait, enseignait et bénissait ceux qui s’approchaient de Lui. Dame Catherine n’en manquait pas un mot et ses yeux reflétaient la joie de son cœur. Quant à maître Michel, il approuvait sans tout comprendre et disait un « amen » retentissant à la prière qui achevait cette lecture. Paul lui-même, habitué à observer la nature, découvrait enfin le Créateur. Les lectures de Frédéric allaient trouver bientôt le chemin de son cœur.

Chapitre 21

C’était le dimanche des Rameaux. Que de merveilles dans la nature renouvelée chaque année ! Le cœur se dilate, le corps jouit de sa vigueur. Le campagnard parcourt la campagne d’un pas mesuré, taxe de l’œil ce que ses champs lui rapporteront et dit à sa femme : « Encore un peu de pluie et tout ira bien ». Le cocher se donne un dernier coup de brosse… et contemple avec plaisir les deux beaux chevaux qu’il vient d’atteler pour conduire la famille à l’église proche.

Le docteur Carnésius, de sa fenêtre, admirait les jeunes frondaisons s’étendant à perte de vue. Le soleil matinal faisait transparaître le tendre feuillage et briller les gouttes de rosée. Plus près, dans le jardin, les lilas embaumaient ; leur parfum pénétrait dans la chambre avec celui des essences forestières. Le ciel bleu, la terre dans sa plus belle parure saluaient le retour du printemps. Mais cette contemplation méditative n’était que l’aspiration de son âme à s’élever au-delà du ciel bleu. Oui, se disait-il à lui-même :

C’est le pays de la lumière

Du vrai repos et de la paix ;

C’est là dans la maison du Père

Que le bonheur règne à jamais.

Puis, levant les yeux comme s’il le voyait déjà, il ajouta :

C’est le pays de la promesse

Où Jésus nous introduira,

Où notre cœur, plein d’allégresse,

Avec amour Le bénira.

Une cloche lointaine se fit entendre. Plusieurs autres répondirent de différents côtés. Camille frappa à la porte :

– Monsieur Carnésius, on attelle ; tout le monde est prêt.

Le précepteur descendit lentement l’escalier et trouva la famille réunie en habits de fête. Deux ans s’étaient écoulés depuis les heureux événements que nous avons racontés. Paul et Frédéric avaient grandi. Paul, empreint d’une joyeuse sérénité, laissait voir jusqu’au fond de son âme. Le visage de Frédéric aussi exprimait la joie, mais ses yeux pensifs étaient voilés par une douce mélancolie, souvenir des jours d’épreuve et de labeur ingrat.

On monta en voiture. Au bout d’une demi-heure on arriva à l’église. Le pasteur était un homme âgé, au dos voûté, aux cheveux gris ; ses mains tremblaient en soulevant la lourde Bible, mais ses yeux étaient limpides et sa voix encore forte pénétrait jusqu’aux coins les plus retirés de l’église. En voyant cette jeunesse devant lui, des souvenirs assaillirent son esprit. Quarante fois, il avait présidé une semblable cérémonie ; il avait vu briller les yeux des jeunes et entendu ceux-ci prononcer la promesse de vivre en chrétiens, selon les commandements de Dieu.

En avait-il été ainsi ? Que de bonnes résolutions avaient tari avec les larmes, que de semence tombée parmi les épines, combien peu en bonne terre ! Mais il ne s’était pas lassé de jeter son pain à la surface des eaux.

– Jeunes amis, dit-il en terminant son discours, ayez toujours la crainte de déshonorer votre Dieu. Gardez vos cœurs et vos corps purs ; que l’amour soit le mobile de toutes vos actions, le pur amour divin qui s’oublie pour autrui. Que cet amour témoigne de votre foi en Jésus qui s’est livré à la croix pour vos péchés. Soyez de ceux qui, attachés à leur Maître, Le servent avec fidélité.

M. Eynard et sa famille retournèrent à pied à la maison. Une paix profonde régnait dans la forêt. Les hauts troncs lisses des hêtres s’élevaient comme des fûts de colonnes gigantesques terminés par une couronne de fraîche verdure, abritant un peuple d’oiseaux chanteurs et des myriades d’insectes bourdonnants.

– Je ne puis imaginer, dit Paul, que je puisse jamais oublier cette matinée des Rameaux. Les paroles du pasteur resteront gravées dans mon souvenir.

– Nous sommes tellement privilégiés, répondit Frédéric. Nous sommes entourés d’affection, nous avons tout à souhait. Ce n’est pas difficile de rester honnête quand on a la vie facile. Notre route, à nous, est tout unie. Tant d’autres ont à lutter contre les difficultés et les privations. Faut-il leur jeter la pierre ? Je crois que rien n’aigrit et n’endurcit autant ceux qui peinent et qui luttent contre la misère, que le spectacle de l’orgueil et du luxe des riches égoïstes.

– C’est triste, dit Paul, qu’on n’y puisse rien changer !

– Ne parle pas ainsi, s’écria Frédéric vivement. Nous ne pouvons pas éloigner toutes les misères, ni prévenir tous les maux, mais que dit Jésus ? « Venez à Moi, vous tous qui vous fatiguez et qui êtes chargés, et Moi je vous donnerai du repos ». C’est Jésus qui nous aide à lutter contre les tentations et à porter le lourd fardeau de la misère. En lisant Sa Parole nous sommes émerveillés de Son humilité, de Sa douceur, de Son amour pour tous les pauvres.

– Je t’assure Frédéric, que lorsque je serai inspecteur forestier, mes ouvriers seront bien traités. Je réaliserai les plans de mon père. Nous construirons des maisonnettes confortables, entourées d’un lopin de terre qui leur appartiendra. Mais si j’en surprends à couper de jeunes chênes, à tendre des pièges au gibier, ou à blesser un chevreuil, je serai impitoyable.

– Il y a encore autre chose à faire, dit Frédéric, il faut éclairer les esprits et les cœurs. Il faut qu’ils apprennent non seulement à comprendre ce que les lois ont de sacré, à respecter les institutions de l’État, sauvegarder la nature, mais à aimer Dieu et à connaître Jésus, le Sauveur de tous les hommes. C’est la tâche de l’instituteur chrétien et je veux être cet instituteur.

L’après-midi de ce même jour, une modeste voiture s’arrêtait devant la maison forestière. Les nouveaux venus furent reçus avec joie. Le vieux pasteur Chandal et sa femme étaient des amis de la famille Eynard.

Contre son habitude, le pasteur semblait préoccupé. Il demanda au garde-forestier quelques minutes d’entretien particulier.

Lorsqu’ils furent seuls dans le cabinet de travail de M. Eynard, il dit :

– Vous souvenez-vous de Frédéric de Sandau ?

– Certainement, répondit M. Eynard, surpris et ému, c’était un de mes meilleurs amis. Je n’oublierai jamais le triste événement qui l’a forcé à émigrer.

– N’a-t-il pas causé la mort d’un homme ?

– Oui, malheureusement. Il possédait de nombreux avantages physiques et intellectuels, mais aussi un défaut qui lui faisait parfois perdre la raison : il était très colérique. Un jour, en parcourant les forêts de son domaine, il franchit la frontière à son insu, et tua un chevreuil. Un garde-frontière arriva, voulut lui prendre son arme. Sandau tua le fonctionnaire. La même nuit, il s’enfuit, il y a une vingtaine d’années de cela… et l’on n’entendit plus parler de lui.

– Écoutez ce que je viens d’apprendre, reprit le pasteur. Aujourd’hui, j’ai été appelé auprès du vieux Didier, le fameux braconnier, qui vous a causé tant de dommages. Il est à son lit de mort, et, à ce moment suprême, sa conscience se réveille. Il m’a avoué bien des méfaits, entre autres un qui nous éclairera sur la famille de Frédéric. Il y a onze ans, m’a-t-il dit, que, dans une de ses courses en forêt, il trouva le cadavre d’une femme. Il lui prit son sac qu’il supposait contenir des valeurs. Il y trouva, outre de l’argent et quelques bijoux, divers papiers qu’il ne put déchiffrer et qu’il détruisit. Mais il garda une lettre sur laquelle il réussit à épeler votre nom. Il me l’a donnée en me priant de vous la remettre.

Le pasteur tendit à M. Eynard un pli jauni et froissé. Très ému, celui-ci y lut :

« Mon cher Charles,

Quand tu liras ces lignes, ma femme et mon enfant seront chez toi, et moi, je ne serai plus, car ma fin approche. Je te prie d’être le tuteur de mon fils et de faire valoir ses droits sur la propriété de Sandau. Ma femme te remettra les papiers nécessaires et te fera part des vicissitudes de notre existence. Accueille-la en amie ; elle est maladive, à ce qu’elle m’écrit. Depuis mon départ de V., il y a quatre ans, je n’ai revu, ni elle, ni mon fils. Réponds, je t’en supplie, au désir d’un mourant.

Ton Frédéric de Sandau

Guanajuato (Mexique) le 12 février 18.. »

Le garde-forestier posa la lettre.

– Quelle étrange coïncidence ! dit-il, sans pouvoir réprimer son émotion. Frédéric, l’orphelin sans asile qui nous est arrivé providentiellement au milieu des tempêtes de neige, serait le fils de mon ami, l’héritier de son beau domaine… Il sera malaisé de fournir les preuves de son identité. Si la pauvre femme avait pu arriver jusqu’ici, j’aurais eu tous les papiers nécessaires.

– Il faudra beaucoup de prudence, dit le pasteur, et les conseils d’un homme de loi. Mais quelle joie pour vous d’avoir déjà, sans le savoir, réalisé le vœu de votre ami.

Un silence s’ensuivit. Il fallait un temps de réflexion à M. Eynard pour s’orienter dans cette situation nouvelle.

– Je pense, dit-il enfin, que nous n’en parlerons pas aujourd’hui. Dans le courant de la semaine ; je viendrai chez vous et nous tiendrons conseil.

On frappa à la porte. C’était Camille qui venait annoncer le thé.

Les deux amis s’avancèrent sur le perron dominant le jardin. Leurs yeux furent frappés par un tableau enchanteur. Devant eux, le grand marronnier aux larges ramures ornées de fleurs ; à droite et à gauche, des buissons de lilas qui montaient jusqu’au pignon ; à leur ombre, la table à thé couverte d’une nappe en dentelle et chargée d’un gâteau à la croûte dorée, piquée de ces raisins secs que le docteur Carnésius affectionnait tout particulièrement.

M. Eynard ne laissa rien paraître de ses préoccupations. Les esprits et les cœurs furent à l’unisson avec les harmonies de la nature. Les abeilles bourdonnaient dans le feuillage que des rayons furtifs perçaient pour jouer sur les têtes blondes ou grises des heureux habitants de la Chênaie.

– Pour faire honneur à ce gâteau, Madame, je prendrai une troisième tasse de thé ; j’espère, Mme Chandal, que vous me tiendrez compagnie, dit le vieux docteur en riant.

– Et pourquoi pas ? Je vais vous tenir compagnie d’autant plus volontiers que j’aime les friandises autant que vous. Les messieurs allumèrent leurs cigares ; la conversation s’engagea, tantôt sérieuse, tantôt badine. De fil en aiguille on en vint à parler de l’avenir des jeunes gens qui avaient quitté la table avec l’intention d’aller faire leur visite habituelle au vieux couple de la chaumière.

– Leur avez-vous déjà demandé quelle profession serait la leur ? demanda le pasteur à M. Eynard.

– Pas encore. Aujourd’hui, je crois le moment favorable. Ils reviendront encore avant leur promenade et nous allons les attendre. Je connais les goûts de Paul ; Frédéric est plus difficile à pénétrer. Mais peut-être que notre ami Carnésius est mieux instruit ?

– Non pas, répondit celui-ci en tirant quelques bouffées de son cigare, mais je suis persuadé qu’il fera un bon choix. Peut-être se tournera-t-il vers la médecine pour être mieux à même de venir en aide aux malheureux.

– C’est un triste signe des temps, reprit le pasteur, que les jeunes gens dans l’aisance montrent tant d’indifférence quant au choix d’une profession. Quand on les interroge là-dessus, la plupart répondent qu’ils ne savent pas, ou que cela leur est égal. Qu’arrive ensuite le moment décisif, on prend en considération exclusive l’avantage pécuniaire. En est-il un sur mille qui se demande comment il emploiera au mieux ses facultés au service du Maître et au bien de son prochain ? Nous devrions lui faire comprendre que son propre bien-être n’est pas le but de la vie, mais, au contraire, le devoir d’être un témoin fidèle de Jésus.

Il fut interrompu par Paul et Frédéric qui venaient prendre congé de leurs hôtes.

– Quelle profession choisiras-tu ? demanda M. Eynard, à brûle pourpoint à son fils.

– La sylviculture, répondit Paul sans hésiter.

– Bien, mon garçon, dit le garde-forestier, souriant de plaisir. Et toi, Frédéric ?

Frédéric hésita un moment puis, relevant la tête, dit en regardant M. Eynard bien en face.

– Je veux être instituteur.

M. Eynard fut si surpris qu’il ne trouva pas tout de suite réponse à cette déclaration. Mme de Brandes s’écria d’un ton déçu :

– Comment cette idée t’est-elle venue en tête ? Tu ne m’en as jamais parlé…

– Non, maman, répondit Frédéric, mais il y a longtemps que j’y suis résolu et j’espère que vous m’approuverez.

– Je ne le savais pas… dit Mme de Brandes qui avait de tout autres projets d’avenir pour son fils, va maintenant, nous en reparlerons plus tard.

Le docteur Carnésius avait laissé son cigare s’éteindre, la résolution de Frédéric l’étonnait. Un éclair de joie brilla dans les yeux du pasteur qui s’écria :

– Une exception ! Il est bien décidé, celui-là, il sait ce qu’il veut ; – ici le pasteur jeta un coup d’œil significatif au garde-forestier – qui sait ce qui pourra survenir contre ses bonnes intentions ?

– C’est mon espoir, dit tante Agnès ; avec ses capacités, il pourrait faire une brillante carrière.

– Chère Mme de Brandes, dit le pasteur avec une nuance de tristesse dans la voix, seriez-vous à ce point enchaînée par vos prétentions ? Je regretterais beaucoup que Frédéric change de résolution.

– Trouvez-vous la profession d’instituteur si belle ?

– Je la crois la plus noble et la plus importante qui soit. C’est d’elle que dépendent l’enfance et la jeunesse. Il est facile d’administrer une fortune, de la faire fructifier, d’apprendre à distinguer, d’après nos lois, le bien du mal ; mais, prendre soin d’un jeune cœur, y semer le bon grain que le Seigneur fera germer, voilà ce qui est beau ! Aucune profession ne demande autant de dévouement, de tact, d’abnégation que celle de l’éducateur. C’est pourquoi, il y faut des hommes pleins d’enthousiasme, au cœur débordant d’amour pour la jeunesse. Il nous manque de ces hommes-là. Frédéric en sera un.

Le visage du pasteur rayonnait. Ses paroles avaient quelque chose de prophétique. Tous l’écoutaient avec émotion. Mme de Brandes lui tendit la main.

– Si Frédéric maintient son choix, je consentirai, dit-elle. Mais il est encore bien jeune, et son goût peut changer. D’abord, il ira au collège avec Paul et, quand il aura passé son baccalauréat, il décidera de son avenir.

– Je vous remercie, madame, dit le pasteur. S’il change d’avis, l’école n’aura rien perdu.

La conversation reprit un tour plus gai. Le docteur Camésius déploya un art et des connaissances de gourmet qu’on ne lui avait pas soupçonnés. Il prépara un bol de vin de mai. Brunel lui avait apporté l’aspérule parfumée, cueillie dans l’endroit le plus frais de la forêt. Quand le breuvage au doux arôme brilla dans les verres, Carnésius se leva et dit :

– Meilleurs vœux à nos deux garçons ! Puissent-ils grandir et prospérer de corps et d’esprit ! Que leurs cœurs restent toujours ouverts à tout ce qui est bon et beau ! Qu’ils haïssent le mensonge et l’hypocrisie, défendent le droit et la vérité, et que leur travail soit en bénédiction à leur prochain et à la gloire du Seigneur ! Que Dieu les bénisse !

Conclusion

Le lendemain, M. Eynard fit part à sa femme, à sa sœur et au docteur Carnésius de ce qu’il avait appris par la bouche du pasteur et leur lut la lettre de son ami. Leur étonnement fut extrême. Ils se souvenaient tous du beau jeune homme. Ils déplorèrent son triste sort, et se félicitèrent d’avoir, par une direction providentielle, offert un foyer à son fils.

Avec l’aide du pasteur, on fit une perquisition dans la cabane de Didier. On n’y découvrit pas le moindre chiffon de papier qui pût confirmer ou appuyer les prétentions de Frédéric. M. Eynard s’adressa aux autorités départementales et à un avocat de talent. Celui-ci secoua la tête en disant qu’on n’arriverait à aucun résultat, que le contenu de la lettre n’était pas suffisant. « Si vous le désirez, dit-il, je ferai des recherches. Il faudra s’adresser d’abord au Mexique, aux autorités de la ville qu’a habitée l’auteur de la lettre. Cela coûtera beaucoup de temps, beaucoup d’argent et ne servira probablement à rien ».

Malgré ces paroles décourageantes, M. Eynard pria l’avocat de prendre l’affaire en main. Au bout d’une année, on reçut la nouvelle que le nommé Frédéric de Sandau n’avait jamais demeuré à Guanajuato, ce qui fit supposer qu’il y avait pris un autre nom, que, par conséquent, on ne retrouverait jamais ses traces.

Alors M. Eynard communiqua à Frédéric ce qu’on avait découvert et les démarches qui avaient été faites. Le jeune homme accueillit le tout sans émotion apparente.

– Je vous remercie de tout mon cœur, dit-il, d’avoir voulu me procurer des biens matériels et un nom retentissant. Mais, vous le savez, votre affection pour moi, ma reconnaissance et mon affection pour vous n’en sauraient être plus grands. Je regrette que vous ayez eu tant de peine et de soucis pour moi.

– À mes yeux, tu es le fils de mon ami, et j’aurais été heureux de pouvoir te rendre le nom de ton père. Seulement, les preuves manquent, et la loi n’accorde rien sans preuves.

Mme de Brandes embrassa Frédéric.

– Qu’importe, dit-elle, qu’on te refuse ton nom et ta fortune ! Tu es mon fils. Personne ne pourra te chasser de mon cœur et je ne te laisserai pas non plus manquer du nécessaire.

– Oh ! mère chérie, répondit Frédéric tout ému, tu m’as tiré de la misère, tu m’as comblé de bienfaits, mais ton affection est mon plus grand trésor. J’espère toujours en être digne.

C’est ainsi que Frédéric garda son nom roturier et ses goûts simples. Dans l’automne qui avait suivi leur confirmation, les deux jeunes gens étaient entrés en seconde classe du lycée de R.

Paul était un bon élève, quoique l’étude des langues ne fût pas son fort. Frédéric lui aidait à en surmonter les difficultés. Quant à ce dernier, son zèle, ses talents et sa modestie le faisaient aimer de ses professeurs aussi bien que de ses camarades.

Puis vint l’examen, dont tous deux sortirent en bonnes places.

Quelle joie ce fut à La Chênaie ! M. Eynard et le docteur Carnésius se sentaient rajeunis. En pensée, ils revivaient le jour de leur propre réussite où eux aussi avaient vu briller des larmes de joie dans les yeux de leurs parents.

Frédéric se rendit sans tarder chez le directeur de l’instruction publique. C’était un petit monsieur au regard vif et pénétrant. Il observa le beau jeune homme qui se tenait modestement devant lui.

– Vous avez choisi la carrière de l’enseignement, dit-il, mais je crois devoir vous avertir que nous avons surabondance de philologues.

– Je veux être instituteur dans une école primaire.

– Comment ? vous ai-je bien compris ?… Avec vos capacités, vous pourriez aspirer à un poste élevé dans les sciences ou les lettres. Êtes-vous pauvre ? Je vous ferai allouer une bourse pour vos études universitaires.

– Ce n’est pas la pauvreté, dit Frédéric, qui est ma raison déterminante, c’est le désir de travailler au bien des enfants pauvres, de cultiver leur esprit et leur cœur, de leur inspirer le goût des choses nobles et élevées.

Un sourire d’ironie et de pitié passa sur les lèvres du directeur.

– Voilà qui est bel et bon, dit-il, mais le cercle de votre activité sera bien restreint et ignoré. Si vous aviez un emploi dans l’enseignement supérieur, vous pourriez agir tout aussi efficacement. Un simple maître d’école ne peut rien faire d’important.

– Ce n’est pas mon opinion, répondit Frédéric. Moi, j’aspire à réchauffer les cœurs. Je désire travailler parmi les pauvres, leur donner mon affection et gagner la leur.

L’ironie disparut du visage du directeur. Ainsi, chez ce jeune homme habitait un idéal, et cet idéal le plaçait dans une classe poudreuse, au milieu d’enfants souvent négligés et vicieux, à un poste maigrement salarié et peu estimé des gens du monde. Devait-il le plaindre ? Devait-il l’envier ?

« Oh, pensa-t-il, que n’avons-nous une centaine de jeunes gens animés du même zèle, peu soucieux des richesses et des honneurs ».

Il saisit la main de Frédéric et la serra chaleureusement.

– De nombreuses déceptions vous attendent, dit-il, vous ferez des expériences amères. Dieu veuille que vous ne perdiez pas courage ! En tout cas, je crois que vos efforts ne seront pas vains…

Paul entra à l’académie forestière et Frédéric à l’école normale, d’où il sortit pour faire ses premières armes dans un village pauvre et solitaire. Il y trouva des chaumières branlantes, des cours sales, des cultures négligées, des hommes adonnés à l’ivrognerie, habiles à tromper, à tourner la loi, et même à la violer. Ce village, nommé Fugère, était tristement renommé dans toute la contrée. Nulle part on ne trouvait autant de braconniers et de voleurs de bois. Les femmes ne valaient guère mieux : elles se montraient négligentes, indifférentes ou trop faibles pour rien améliorer ; les enfants, sales et déguenillés, apprenaient tôt déjà à participer aux méfaits de leurs pères.

Ce poste redouté de chacun, Frédéric l’accepta. Le traitement était peu élevé, la maison d’école mal entretenue. Le jeune instituteur eut à lutter contre la malveillance sous toutes ses formes. Les enfants regardaient avec méfiance ce beau jeune homme qui leur souriait amicalement ; les adultes, sans le saluer, lui jetaient des regards d’une sombre hostilité. Il me faudrait écrire un gros livre si je voulais dépeindre ses luttes, ses victoires, ses défaites.

S’inspirant de son divin Modèle, Frédéric gagna lentement le cœur des enfants ; non pas en un jour, ni en un mois : il fallut des années de persévérance et de patience. Avec le secours du Seigneur, il lutta contre la méchanceté, le mensonge, l’intempérance ; de belles victoires furent remportées. Si parfois son courage défaillait, il repensait à son bienfaiteur, Georges Barbier, qui avait eu tant à souffrir. Mais il se rappelait surtout les paroles du Seigneur : « Je ne te laisserai point et je ne t’abandonnerai point ». Alors plein de confiance il se disait à lui-même : « Le Seigneur est mon aide et je ne craindrai point : que me fera l’homme ? » (Héb. 13. 6).

Rempli d’un nouvel espoir, le jeune instituteur reprenait son fardeau. Depuis qu’il tenait l’école, il commençait la matinée en lisant un récit de la Parole de Dieu, puis chantait un cantique avec ses élèves. L’habitude avait été longue à prendre, mais maintenant les enfants le réclamaient.

Peu à peu, il devint l’éducateur des petits, le conseiller des grands. Il savait secourir où il fallait et, de plus, Mme de Brandes lui ouvrait largement sa bourse.

Dix ans plus tard, la gentille Camille Eynard unit sa vie à celle de Frédéric, joignant sa foi ardente au service du Maître. Elle aidait son mari, le consolait, l’encourageait et savait faire briller un rayon de joie sur ce visage souvent grave et soucieux. Elle s’occupait des jeunes filles, visitait les mères, se donnait, elle aussi, entièrement à sa tâche.

Vingt ans après l’arrivée de Frédéric dans ce pauvre village, on aurait à peine cru que ce fût le même endroit. Les maisons et les habitants étaient propres et souriants ; le blé ondoyait dans les champs bien cultivés ; de pieuses pensées avaient germé dans bien des cœurs. Les habitants avaient appris à connaître et à aimer Jésus et à Le servir en travaillant joyeusement.

Quant à la maison d’école, embellie et restaurée, les villageois en faisaient un but de promenade pour en admirer les fleurs et son verger prospère.

Plusieurs enfants de Fugère, remplis de l’ardeur que leur avait communiquée leur maître, désirèrent l’imiter et se formèrent dans le même esprit et la même foi. On offrit à Frédéric des postes en vue, mais il les refusa. Le Seigneur l’avait envoyé dans ce village pour semer l’Évangile et l’avait comblé de bénédictions. Frédéric resta donc à Fugère. L’approbation des parents, les regards reconnaissants de leurs enfants étaient sa plus belle récompense.

Pendant les vacances la maison d’école se fermait. Ses habitants allaient à la Chênaie où leur arrivée était toujours impatiemment attendue. Ils y retrouvaient la famille réunie, les lieux aimés où Frédéric avait pu oublier ses souffrances. Aujourd’hui, il y avait mieux encore, ils servaient ensemble le divin Maître et ouvraient leur cœur à tout ce qui donne à la vie sa vraie valeur.