
LAURIE ou les mystères
Chapitre 1. « Que nous allons être heureux ! »
Laurie s’assit sur une malle usée, dans le jardin, et regarda autour d’elle. Grégory (le plus souvent appelé « Greg ») était debout à ses côtés, un doigt dans la bouche, examinant avec beaucoup d’intérêt la vieille voiture inconfortable et son honnête conducteur aux larges épaules. C’était un froid et gris après-midi de février.
En face d’eux, les enfants n’aperçurent aucune maison. Mais sur les bords de la route, des peupliers en longues rangées se balançaient au souffle du vent glacé. Au-delà, les bandes brunes des champs labourés allaient jusqu’à une plantation de sapins qui s’étendait à l’horizon sur une longueur d’environ deux kilomètres.
Ce n’était pas un coup d’œil réjouissant et Laurie, se sentant malheureuse et gelée, se retourna brusquement pour examiner la maisonnette. Le toit était de chaume et il y avait deux fenêtres à la mansarde : un balcon en bois et une fenêtre de chaque côté. Les murs avaient été fraîchement blanchis, et un rosier grimpait jusqu’au toit en s’efforçant de fleurir en dépit des mauvais traitements que les maçons lui avaient fait subir.
Elle considéra le jardin : ce n’était qu’une étendue d’herbe ; cependant, de chaque côté de l’allée de gravier, deux massifs ronds avaient été préparés au milieu de chaque pelouse. Tout paraissait nu, froid et mort. Laurie tourna de nouveau son attention vers la voiture et les bagages. Esther, une grande femme maigre et décharnée, aux larges pommettes et aux joues rouges, essayait de hâter les mouvements du cocher. Elle arrivait dans l’allée avec un panier, une caisse carrée en bois, et un grand sac en tapisserie.
Sa voix s’élevait en protestations aiguës :
– Voilà un gros fainéant, qui a besoin d’être secoué ! Vous nous retiendrez jusqu’à minuit… Je me demande si vous êtes capable de lever votre petit doigt pour aider une femme ! Maintenant, enfants, entrez ; ceci est le dernier chargement. Ouf, c’est fini !
Laurie se leva avec un soupir de soulagement et, prenant Greg par la main, entra dans la petite maison qui allait être leur nouveau foyer.
C’était un chaos de caisses et de meubles ; mais au milieu de tout ce désordre se trouvait la seule personne capable d’y mettre de l’ordre et du confort… leur mère !
Elle était à genoux, soufflant un feu qu’elle venait d’allumer, et comme les flammes s’élevaient, jetant une lueur chaude sur sa mince forme vêtue de noir, elle se retourna pour accueillir les enfants.
– Venez vite, mignons ! Quels visages graves ! Vous mourez de froid ; venez près du feu. N’est-ce pas que voilà une gentille petite maison. Nous allons être heureux ici !
Ces mots joyeux et vifs amenèrent tout de suite des sourires sur les petits visages. Greg accourut et fut aussitôt enlevé sur les genoux de sa mère. Laurie s’agenouilla à ses côtés et étendit ses petites mains vers la flamme accueillante.
– Il fait si froid et triste dehors, maman !
– Oui, mais nous sommes dedans maintenant, ma chérie.
Laurie appuya sa joue sur l’épaule de sa mère, d’un geste caressant qui lui était familier. Elle avait une mignonne petite figure un peu délicate, avec de grands yeux foncés, encadrés d’épaisses boucles brunes ; mais quoiqu’elle fût à cette heure-là pensive et tranquille, elle était d’habitude très vive, avec l’esprit et l’imagination qu’on se serait attendu à trouver en un corps trois fois plus grand qu’elle. Greg était un solide blondin aux yeux bleus, qui suivait passivement la volonté de sa sœur. Il montrait toutefois une facilité surprenante à se faire lui-même un plan d’action et à l’exécuter avec une vitesse étonnante sans s’occuper des conséquences.
Leur mère était encore jeune et charmante dans sa simple robe de veuve. On pouvait voir de qui Laurie tenait ses beaux yeux et ses cheveux soyeux. Mais malgré sa jeunesse, Mme Oliver avait, dans ses traits, une expression de volonté indomptable qui était absente chez l’enfant. C’était une femme qui, sans être belle, avait le don de captiver et d’intéresser tout le monde dès qu’on la voyait. Au cours d’une conversation animée, mille expressions différentes passaient sur son visage grave, qui s’éclairait parfois d’une gaieté franche, et sa physionomie pouvait refléter une sérieuse détermination ou des pensées profondes aussi bien que sourire à des traits d’esprit étincelants.
Son passé avait été triste. Les lignes inquiètes de son front et de ses lèvres le disaient assez. Mais le présent semblait heureux, et l’avenir envisagé avec courage et confiance. Le souvenir de ce premier soir s’imprima dans la mémoire des enfants pour tout le reste de leur vie. Ils arrivaient d’un appartement situé au-dessus d’une laiterie à Londres ; en contraste la tranquillité et le calme de leur nouvelle maison et de tout l’entourage les intriguaient et les émerveillaient. Cependant, ce soir-là, lorsque Laurie fut couchée dans son petit lit dans la chambre de sa mère, elle regarda longtemps la flamme dans la cheminée. Se sentant si bien, après ce long voyage, dans des draps blancs et propres, elle appela sa mère à ses côtés :
– Est-ce que nous allons être riches ici, maman ?
Mme Oliver rit gaiement.
– Riches en santé, j’espère, Laurie, en grand air frais, en soleil, et riches aussi… – ici sa voix s’abaissa doucement – par le puissant secours et la grande bonté de Dieu.
– Je L’aime ! fut l’exclamation enthousiaste de Laurie, puis elle se retourna sur son oreiller, et s’endormit profondément.
Les quelques jours suivants furent bien remplis. Esther et Mme Oliver déballaient, rangeaient, et petit à petit, chaque chambre devenait habitable. Deux jolies petites pièces, une assez grande cuisine, deux chambres à coucher et une vaste mansarde furent meublés aussi simplement que possible.
Mme Oliver posait des tapis, accrochait des tableaux, cousait des bandes de tissu pour faire des rideaux et des coussins, transformait des caisses en divans, suspendait des étagères et des porte-manteaux, le tout avec une rapidité et une gaieté de cœur qui coupait le souffle à sa fidèle servante qui essayait vainement de la suivre.
Laurie et Greg, couverts de chauds manteaux, étaient envoyés dehors pendant une grande partie de la journée. Il ne leur manquait rien. Le jardin n’était qu’une longue et étroite pelouse entourée d’un petit mur de pierres. À son extrémité grandissaient deux pommiers, un cerisier, et un vieux chêne. Par-dessus le mur on voyait une lande couverte d’arbustes et de bruyère fanée ; au loin, à une distance d’environ un demi-kilomètre, quelques maisonnettes se groupaient autour de l’église du village. Mais la grande attraction de ce vieux jardin était un puits. Il avait un vieux couvercle de bois et une grosse poulie où s’enroulait la corde pour faire monter ou descendre le seau.
Esther, voyant quelle fascination tout cela exerçait sur les enfants, avait bâti une barricade au moyen d’un vieux grillage qu’elle avait trouvé dans une cabane, et leur avait défendu de toucher la poulie ou les seaux. Mais elle ne pouvait pas les empêcher d’exercer leurs esprits remuants sur cet intéressant sujet.
Le soleil brillait. Laurie et Greg avaient tous deux grimpé le mur de pierre, s’étaient assis, balançaient leurs petites jambes turbulentes et causaient vite et sérieusement.
– C’est une très belle chose à avoir dans son jardin, parce qu’on ne sait jamais ce qu’il y a au fond, ni qui habite sous l’eau.
– Ce sont des crapauds, dit Greg en faisant l’important.
– Non, pas de vilains crapauds, mais de belles petites dames aux cheveux blonds. Elles remontent et dansent sur l’herbe quand nous sommes couchés.
– Des fées ?
– Des ondines, je crois qu’on les appelle. Elles dorment dans des coquillages, elles ont des robes d’herbe marine rose, et montent à cheval sur des poissons.
– Y a-t-il des poissons là-bas dedans ?
– Tout au fond, il y a tout ce qu’on peut imaginer.
– Des éléphants et des girafes ?
– Eh bien, dit Laurie en hésitant, si on descend assez profond, qu’on nage bien loin, on ressort probablement en Inde ou en Afrique.
– Je pêcherai des poissons pour déjeuner ! dit Greg d’un air décidé. Laurie secoua la tête et fronça les sourcils.
– Tu ferais peur aux ondines.
– Peut-être que j’en pêcherai une aussi, continua Greg, plein d’ardeur. Mais Laurie se hâta de protéger le secret et le charme sacré de son puits merveilleux.
– Un jour, dit-elle, un petit garçon a pêché dans un puits, quoiqu’on le lui ait défendu. Et quelque chose a attrapé sa ligne et l’a tiré dedans jusqu’au fond. Puis il s’est senti saisi entre les pinces d’un de ces gros homards rouges qui vivent dans la mer, qui ont des dents et des griffes comme des pointes de fer, une bouche comme une grande fournaise, et des yeux comme ceux des chats dans le noir ! Et il a crié, mais c’était inutile. Le gros homard l’écrasa lentement, en fit une pâte, et l’avala pour son dîner.
Cette horrible histoire amena un air pensif sur la figure de Greg. Il changea de sujet.
– D’où vient l’eau ? demanda-t-il.
– De la mer, répondit promptement Laurie. Puis elle sauta de son mur et regarda avec regret par-dessus la barrière.
– C’est magnifique d’avoir un puits qui nous appartienne, continua-t-elle. C’est comme dans la Bible. Je crois que Joseph a été mis dans un puits.
– A-t-il vu les dames et le homard rouge ? demanda Greg.
– Je crois que c’était un puits desséché, mais c’était tout de même très sombre et désagréable pour lui. Oh ! Regarde, Greg, as-tu entendu ce petit clapotis ? J’ai vu bouger l’eau. Je crois que c’est une petite ondine ! Elle voulait nous voir, et maintenant elle est partie en courant pour le dire aux autres.
– Comment était-elle ?
– Elle avait une robe rose, et des fleurs dans les cheveux, et de mignons bras blancs, et sa figure était comme celle de l’ange gardien, dont l’image est dans la chambre de maman…
– Peut-être qu’elle en était un, d’ange ! Laurie secoua la tête.
– Non, les anges ne vont jamais dans les puits : ils sont trop sages. Les ondines sont plutôt méchantes.
– Qu’est-ce qu’elles font ?
Mais Laurie avait subitement changé d’idée, et s’élança en courant.
– Escaladons le mur, et sortons sur la lande.
Aussitôt dit, aussitôt fait. C’était une journée délicieuse et bientôt les enfants galopaient sur l’herbe tendre et courte, se sentant libres dans le grand espace qui s’étendait devant eux.
Tout à coup, Laurie s’arrêta net. Une jeune personne vêtue d’un manteau et d’une jupe de lourd tissu brun arrivait vers eux avec cinq ou six chiens bondissant et aboyant autour d’elle. Greg recula aussitôt devant les chiens, mais Laurie tint ferme, et lorsqu’un terrier exubérant s’élança sur elle, elle eut un joyeux éclat de rire. L’étrangère s’arrêta net et rappela le chien.
– Ah, dit-elle, d’un air un peu hautain, vous êtes de nouveaux venus. Je ne vous ai jamais vus. Où habitez-vous ?
Laurie montra du doigt la maison.
– Ah ! dit la jeune fille, paraissant comprendre. Je sais qui vous êtes. J’ai entendu dire qu’une veuve de peu de ressources l’avait louée. Je suppose que vous êtes ses enfants.
Il y avait dans ce ton quelque chose que Laurie n’aimait pas. Elle répondit avec défiance :
– Nous sommes les enfants de maman, voilà ce que nous sommes !
La demoiselle eut un petit rire.
– Savez-vous que cette maison m’appartient ? dit-elle. J’espère que vous êtes de gentils petits enfants, polis et sages, sinon je ne vous voudrais pas.
– Avez-vous bâti le puits ? demanda Greg, les yeux ronds, en s’approchant très intéressé.
– Ce puits est aussi vieux que Mathusalem, je crois ; combien êtes-vous d’enfants ? Êtes-vous les seuls ?
– Greg et moi, c’est bien suffisant, merci, dit Laurie en fronçant de nouveau les sourcils.
– Je viendrai voir votre mère un de ces jours, dites-le lui. Et dites-lui que vous avez vu mademoiselle Monteil et qu’elle espère que la maison est confortable. La jeune fille continua son chemin après un petit signe de tête. Puis elle se retourna vers Laurie en riant.
– Vous êtes une petite vipère, dit-elle et, sifflant ses chiens, elle partit.
« Je ne l’aime pas ! » dit Laurie en frappant du pied.
– Allons le dire à maman, suggéra Greg. Ils partirent en courant pour aller déverser toutes leurs confidences. Mme Oliver, assise par terre pour coudre un tapis, les écouta en riant.
– Elle est la grande dame de l’endroit, mignons ; tout le village lui appartient, et elle habite au Pavillon, une magnifique maison au-delà de ces bois de sapins. J’espère que vous lui avez parlé gentiment. Maintenant, courez vous amuser dehors, Esther et moi sommes très occupées.
En très peu de jours, le cottage fut en ordre. « La chambre de maman », comme disaient les enfants, était pour eux le plus joli coin. Dans un angle était sa grande table à écrire ; tous ses livres étaient rangés sur des étagères contre le mur. Un grand divan recouvert de cretonne, une table à ouvrage, deux fauteuils et un petit piano complétaient l’ameublement. Mais tout cela donnait une étonnante impression de confort et de bien-être. Tous les angles et les espaces vides étaient garnis de gravures, de porcelaines, de curiosités étrangères. La petite salle à manger paraissait au contraire bien nue, mais les enfants y retrouvaient leur caisse de jouets, et tous leurs joujoux favoris.
Tous les matins, pendant deux heures, Mme Oliver se tenait à la salle à manger pour surveiller les leçons. L’après-midi et le soir on la voyait toujours à son petit bureau, à écrire, écrire, écrire. Et Laurie se demandait si elle écrivait des lettres à toutes les personnes de la terre ! Quelquefois elle posait sa plume et appelait les enfants au piano pour chanter ensemble quelques cantiques, ou les menait faire une promenade.
À l’heure du goûter, avant qu’on allume les lampes, elle s’installait avec eux sur le grand divan et leur racontait de merveilleux récits de la Bible, tels que Noé entrant dans l’arche à l’heure du déluge ; ou David, le jeune berger, vainqueur du géant Goliath avec sa fronde et par sa confiance dans le grand Dieu des armées d’Israël ; ou encore Paul et Silas emprisonnés, chantant des cantiques à la gloire du Dieu qui allait les libérer. Et d’autres récits encore que les enfants écoutaient l’âme ravie. Quelquefois – très rarement – elle avait une conversation sérieuse avec sa petite fille. Une de ces conversations demeura longtemps gravée dans la mémoire de Laurie.
Ils étaient installés depuis trois semaines dans leur nouvelle maison, Esther avait emporté Greg pour le coucher, et Laurie, un livre devant elle, était étendue sur le tapis devant le feu, dans la « chambre de maman ». Elle était très tranquille. On n’entendait que le bruit de la plume de sa mère voyageant rapidement sur la feuille de papier, et le tic-tac de la petite pendule sur la cheminée. Enfin Mme Oliver se leva avec un soupir et un bâillement.
– Eh bien, ma chérie, que lis-tu ?
– Ce sont les « Chants de l’ancienne Rome », répondit Laurie en relevant sa figure rouge et excitée.
Sa mère sourit, prit le livre de sa main et, s’asseyant dans un fauteuil, l’installa sur ses genoux.
– Tu marcheras sur mes traces, je crois. Maintenant causons. Je suis si lasse d’écrire !
– Faudra-t-il que j’écrive toujours des lettres aussi, maman, quand je serai grande ?
– Ce ne sont pas exactement des lettres. Non. Je demande à Dieu que ma petite fille ne soit pas obligée de vivre de sa plume. Je lui souhaite un meilleur sort.
– C’est une plume qui fait vivre ?
– Pour moi, oui. C’est elle qui nous donne du pain et du beurre, des vêtements et du charbon, et beaucoup d’autres choses utiles. Du moins, elle gagne l’argent pour acheter tout cela.
Laurie regarda avec beaucoup de respect la plume en argent de sa mère. Toute cette écriture était un grand mystère pour elle. Elle ne pouvait pas comprendre comment cela pouvait leur apporter de l’argent, et elle conclut, dans sa petite tête, que sa mère écrivait des lettres à des personnes pour leur demander de lui en envoyer. Elle exprima vaguement cette idée, et sa mère se fâcha presque.
– Ne sais-tu pas – es-tu trop petite pour comprendre ? – que toute personne ayant le moindre sentiment d’amour propre ou d’honneur ne demande jamais de l’argent ? J’aimerais mieux mourir que de le faire ! Écoute-moi, Laurie, et souviens-toi de ceci toute ta vie : je préférerais te voir dans la tombe que vivant de charité et satisfaite de l’accepter. Il n’y a qu’une chose qui soit pire que de mendier, c’est d’emprunter et d’avoir des dettes. Tu es une petite fille maintenant, et je ne te dirai pas mes soucis et mes peines. Dieu merci, je suis encore jeune et forte. Mais pendant longtemps, toi et Greg et moi avons souffert parce que quelqu’un avait autrefois emprunté de l’argent et j’essaye encore de le rembourser. Je veux que mes enfants aient autant que moi l’horreur des dettes. N’achète jamais rien à moins d’avoir dans ta poche l’argent pour le payer.
La Parole de Dieu, d’ailleurs, nous le recommande quand elle dit : « Ne devez rien à personne, sinon de vous aimer les uns les autres. L’amour ne fait pas de mal au prochain ». Tu vois donc qu’avoir des dettes, c’est faire du tort à quelqu’un.
Les yeux de Mme Oliver étincelaient de profonde émotion. Laurie écouta, comprenant à peine, sur le moment, l’agitation de sa mère ; mais ces paroles descendirent dans son cœur et y restèrent. Elle jeta ses bras autour du cou de sa mère et s’écria :
– Je ne demanderai jamais de l’argent, maman, et je n’aurai jamais, jamais de dettes ! Redis-moi ce que c’est qu’une dette.
– C’est de l’argent qu’on doit à quelqu’un.
– Et si quelqu’un vous donne de l’argent et que vous le preniez, est-ce une dette ?
– Si l’on n’a pas droit à l’argent, il ne faut pas le prendre. Oh ! Laurie, il faut aider maman autant que tu pourras, car elle s’est donné une lourde tâche !
Il était très rare que Mme Oliver montre à ses enfants le côté pénible de sa vie, aussi Laurie garda-t-elle un souvenir ému de cette conversation, et prit la résolution que, lorsqu’elle serait grande, elle ferait pour sa mère toute son écriture, afin que celle-ci puisse se reposer, être heureuse, et n’avoir rien à faire.
Chapitre 2. « Sois sa petite gardienne ! »
Les jours s’allongeaient : Laurie et Greg passaient presque tout leur temps dehors, libres d’errer à leur guise à travers la lande et les champs. Un après-midi, ils arrivèrent au bois de sapins, et furent impressionnés par l’étrange solennité de l’endroit.
– Suivons ce petit sentier, Greg, et peut-être que nous arriverons à quelque chose de merveilleux.
– Y a-t-il des lions et des ours comme ceux qui attaquèrent les brebis de David ? demanda Greg, reculant devant le chemin sombre.
– S’il y en avait, dit Laurie énergiquement, c’est alors qu’il nous faudrait continuer. Il n’y a que les poltrons qui reculent. Greg ne protesta pas davantage. Le chemin était facile. Des pommes de pins étaient éparses sur l’herbe et les enfants n’avançaient pas vite, car ils ne pouvaient se lasser de remplir leurs poches de tels trésors. Enfin, ils arrivèrent à une pente qui dévalait vers une prairie verte. Laurie s’y élança en courant.
– Je n’aime pas les sapins, dit Greg, levant avec délices sa petite figure vers le soleil.
– Non, dit Laurie, regardant pensivement en arrière. Songes-y, Greg, ils sont tout tristes, fiers et importants. Ils sont d’une grande famille et ne veulent pas connaître leurs voisins ; ils sont très pauvres, et n’ont pas beaucoup à manger, alors ils sont tous bien maigres. Ils se resserrent ensemble pour se tenir chaud, et on ne les entend jamais rire ou chanter, ils sont trop « comme il faut ».
– Et que leur arrivera-t-il, à la fin ? demanda Greg qui se haussait sur les talons, dans le pré ensoleillé. Invente une histoire terriblement affreuse, Laurie ! La figure de Laurie s’illumina ; elle aimait beaucoup à rendre ses histoires épouvantables. La tragédie lui était plus naturelle que la comédie.
– Eh bien, dit-elle, un jour la fée des Bois viendra ; elle étendra sa baguette en disant : « Riez maintenant et remerciez le soleil pour ses rayons et les oiseaux pour leurs chansons ! » Mais les sapins se secouent et murmurent : « Nous voulons être misérables et empêcher le soleil de briller à travers nos branches ». Alors la fée enflamme une allumette et dit : « Vous assombrissez tellement le chemin que vous faites peur aux enfants. Maintenant je vais vous punir en faisant de la lumière ». Et elle allume un arbre ; il s’enflamme et tombe contre son frère qui s’enflamme aussi. Alors ils essayent de se sauver ; mais ils ne peuvent pas. Ils crient et ils tremblent, mais les flammes montent de plus en plus haut. Bientôt ils sont tous embrasés et poussent des cris et des gémissements affreux. Ils deviennent tout rouges et ardents, puis ils craquent ; et le feu rugit et s’élance en flamboyant et ils se cassent et crac ! crac ! crac ! leurs têtes se fracassent et tombent, et leurs grands bras et leurs petites branches tombent et se cassent en craquant, en sifflant, en criant ! Et enfin le feu s’éteint, et les grands sapins fiers et raides restent couchés par terre, tout noirs et morts.
– Ah ! ah ! ah ! fit Greg, les yeux lui sortant presque de la tête. Puis, comme Laurie s’était tue, il avança sur l’herbe verte en se disant à voix basse : « Ils deviennent tout rouges et ardents, ils craquent et le feu rugit et flambe ! puis ils se cassent et tombent, crac ! crac ! crac ! ». Il répétait triomphalement les mots, puis soudain un plan d’action se présenta à son esprit. Il poursuivit son chemin, avec un sourire de sereine satisfaction illuminant sa figure de bébé rose.
Ils traversèrent la prairie, puis arrivèrent à un portail en bois et se trouvèrent près d’une petite rivière. L’eau courante les fascina, et lorsqu’ils virent des poissons qui se faufilaient dans le ruisseau clair, ils s’assirent sur le bord pour les regarder. Bientôt, couchés à plat ventre, leurs petites jambes levées et battant l’air, ils plongeaient leurs bras dans l’eau, en grand danger de perdre l’équilibre et de tomber, la tête en avant. De soudains aboiements de chiens les firent se retourner… Mlle Monteil était à leurs côtés.
– Ah, petits drôles ! Comment donc avez-vous pu venir jusqu’ici ? Savez-vous que ceci est mon étang privé, pour les truites, et que personne ne doit en approcher ? Greg baissa la tête, confus, mais Laurie regarda la jeune fille, bravement, en face :
– Nous marchions seulement, tout droit, et nous sommes arrivés ici, dit-elle.
– Vous pouvez seulement marcher tout droit avec moi, alors, dit Mlle Monteil de sa voix éclatante et claire, jusqu’à ce que je décide ce qu’on doit vous faire. Voyez-vous cet écriteau, là ? Savez-vous lire ?
Laurie leva la tête et épela lentement : « Les intrus seront poursuivis ».
– C’est cela ; et comme vous êtes deux petits intrus qui pénétrez sur ma propriété, je vous emmène chez moi pour vous donner une leçon. Elle avait dans les yeux un air amusé que les enfants ne virent pas. Greg serra la main de sa sœur et mordit ses lèvres pour ne pas pleurer. Laurie tint la tête haute, une expression ferme et résolue sur le visage. Des visions de gendarmes et de prisons passaient dans son esprit. Ils étaient des maraudeurs, et c’était elle qui avait entraîné Greg. Que dira maman si elle ne les voyait pas rentrer à l’heure du thé ? Que dira-t-elle quand elle saura qu’ils sont emprisonnés ? Son petit cœur était prêt à déborder, et sa figure était pâle et fixe.
Mlle Monteil les conduisit en sifflant d’un air insouciant. Ils passèrent par un autre portail et longèrent une plantation d’arbustes, puis ils arrivèrent devant une grande maison de pierre blanche.
– Maintenant, dit-elle, regardant leurs mines terrifiées, je vais vous conduire à une dame et lui demander ce qu’on doit faire de vous.
Elle entra dans un grand vestibule carré, poussa une porte au fond, et les enfants se trouvèrent dans une grande pièce confortable remplie de divans et de fleurs. Là, devant un bon feu, une vieille dame aux cheveux blancs tricotait, tenant sur ses genoux un chat blanc de race persane.
– Voyez donc, mademoiselle Grant ! Regardez ce que je vous apporte ! Deux vilains petits maraudeurs qui barbotaient dans mon étang de pêche, et ils ne sont même pas repentants. Que conseillez-vous ? Les fouetter ?
– Ma chère Iris ! – Mlle Grant regarda la jeune fille d’un air de reproche, puis tendit la main à Grégory.
– Viens ici, mon petit homme, et dis-moi ton nom. Mais, ce ne sont pas des enfants du village, Iris ! Qui sont-ils ?
– Les locataires de la Villa Japonica. Je vous ai déjà parlé d’eux.
Mlle Monteil se jeta dans un fauteuil près du feu, lança son chapeau sur un divan et ajouta :
– Ce sont des maraudeurs et nous allons les punir pour l’exemple. Venez ici, mademoiselle Vipère, et ne prenez pas cet air méfiant. Maintenant comment vais-je vous punir ?
Laurie eut une soudaine inspiration. Elle leva la tête, et, avec une lumière dans les yeux :
– Vous devez nous pardonner ; c’est ce que nous disons tous les matins dans notre prière : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ! »
– Eh bien, vous savez donc prêcher ! Que dites-vous de cela, mademoiselle Grant !
Mlle Grant secoua la tête :
– Ma chère Iris, ne les taquinez pas ainsi, ils ne vous comprennent pas.
Iris bondit, et sortit en courant. Alors Laurie sourit pour la première fois :
– Vous ne nous mettrez pas en prison, n’est-ce pas, dit-elle en regardant Mlle Grant en face. Nous ne voulions pas être sots, et Greg n’a pas été sot du tout. C’est moi qui l’ai conduit jusqu’à l’étang.
– Non, ma chérie, certainement nous ne vous mettrons pas en prison, mais parlez-moi de vous. Aimez-vous votre petite maison ?
Dix minutes après, Iris, entrant dans la chambre, trouva les petites langues déliées et Mlle Grant quelque peu ahurie par les « ondines du puits », la « plume magique de maman » et toutes les fantaisies de l’esprit impulsif de Laurie.
Iris portait une assiettée de gâteaux et de raisins.
– Eh bien, voici votre punition, dit-elle. Vous devez manger chacun une tranche de gâteau et une demi-grappe de raisins, puis retourner tout droit chez vous, aussi vite que vos jambes pourront vous porter.
Laurie la regarda, un peu intriguée, mais le gâteau et les raisins étaient bons. Greg et elle se mirent immédiatement à manger. Quand ils eurent fini leur goûter, Iris dit brusquement :
– Eh bien, mademoiselle Vipère, comment m’aimez-vous, et que pensez-vous de moi ?
– Je… je n’ai pas peur de vous, dit Laurie d’un ton résolu, et je suis fâchée d’avoir maraudé. Nous ne reviendrons jamais de ce côté. Greg et moi vous remercions pour les gâteaux et les raisins…
– Et, ajouta Greg, peut-être reviendrons-nous un jour dans cette belle maison.
– Peut-être qu’on ne vous invitera pas, dit Iris en riant. Elle se tenait debout devant le foyer, les pieds écartés et les mains dans les poches de sa jaquette. Grande, les épaules larges, elle inspirait à la plupart des gens une certaine crainte. Laurie la regarda de haut en bas, toute perplexe. Elle ne comprenait pas si la jeune fille était méchante ou bonne.
– Alors vous n’avez pas peur de moi ? dit Iris, se tournant vers Laurie en fronçant ses épais sourcils. Avez-vous peur de quelqu’un ?
– De personne, dit promptement Laurie, en levant bravement la tête.
– Je suis habituée à être traitée avec beaucoup de respect, continua Iris, et désormais, quand je vous rencontrerai, je m’attends à une révérence. Tous les enfants du village me font de jolies petites révérences.
– Je ne sais pas ce que c’est, avoua Laurie.
– Ne la taquinez pas, objecta Mlle Grant à voix basse.
Iris rit encore.
– Je lui apprendrai le respect dû à ses supérieurs, mademoiselle Grant.
– Ce n’est pas une enfant du village.
Laurie ne comprenait pas ces discussions.
– Pouvons-nous partir, s’il vous plaît ? demanda-t-elle.
Mlle Grant les attira à elle et les embrassa. Iris les mena dans le vestibule, puis fit signe à un domestique qui balayait l’allée :
– Tiens, Bobby, reconduis ces enfants. Ils ne savent pas leur chemin. C’est à la villa Japonica qu’ils habitent… Et, petite Vipère, dites à votre mère que j’irai lui faire une visite demain. Et je m’attends à ce que vous me fassiez une gentille petite révérence quand j’arriverai à la porte. Adieu.
Elle rentra, et, sous la conduite de Bobby, Laurie et Greg suivirent la longue avenue.
Mme Oliver fut mécontente du compte rendu que les enfants lui firent de l’emploi de leur après-midi. Elle avait un air sévère en leur servant le thé. Enfin Laurie dit tristement :
– Es-tu fâchée contre nous, maman ?
– Je suis fâchée que vous erriez dans les propriétés privées, répondit Mme Oliver. Je ne crois pas que Mlle Monteil nous connaisse ; elle ne sait rien de nous. Et je ne tiens pas à ce qu’elle vienne ici, après vous avoir parlé comme elle l’a fait. Je préférerais ne pas la voir.
– Je ne l’aime pas, dit Laurie lentement. Elle m’appelle « petite vipère », et je n’en suis pas une.
– J’ai peur que ma petite fille n’ait pas été polie.
– Non, j’ai oublié d’être gentille, confessa Laurie.
Mme Oliver ne dit plus rien sur ce sujet. Grégory fut très excité pendant tout le reste de la soirée, et finit par raconter longuement à Esther les splendeurs de la « belle grande maison », pendant qu’elle le couchait.
– C’est un endroit charmant, dit-il encore, en posant sa tête blonde sur l’oreiller, et j’y retournerai un autre jour, quand je voudrai du gâteau… Mais les sapins qui craquent et qui flambent ! ce sera encore plus beau ! Puis, à voix basse, il murmura avec extase : Ils deviennent tout rouges, et puis ils craquent et le feu rugit et les flammes s’élancent, et ils se cassent et crac ! crac ! crac ! Le sommeil l’emporta avant qu’il pût en dire davantage.
Le lendemain, quand les leçons furent finies, Greg disparut. Laurie alla au jardin et se mit à désherber avec beaucoup d’énergie un massif de fleurs. Elle était tellement absorbée par son travail qu’elle ne s’aperçut pas de l’absence de son frère. Ce ne fut qu’à l’heure du repas de midi que, voyant qu’il ne revenait pas, elle commença à se sentir inquiète et coupable.
– Je suis si fâchée, maman, dit-elle en courant à la chambre de sa mère, mais Greg s’est perdu. Je l’ai tout à fait oublié, et maintenant je ne sais plus où le trouver.
– N’était-il pas au jardin, avec toi ?
– Je ne crois pas qu’il y soit venu du tout. Du moins, depuis longtemps. Mme Oliver se leva de son bureau.
– J’irai le chercher. Je ne suis pas contente de toi, Laurie. Tu sais combien tu peux m’aider en prenant soin de lui, et je veux que tu sentes que je te confie une responsabilité. Greg est un bien petit garçon, et très polisson. J’ai toujours cru que, lorsque je vous envoyais dehors après vos leçons, tu le surveillais. Il faut que tu apprennes à m’aider et ne pas penser uniquement à tes propres plaisirs au point d’en oublier Grégory.
Mme Oliver ne grondait pas souvent ses enfants. De grosses larmes roulèrent sur les joues de Laurie. Elle suivit sa mère, silencieusement, tout autour du jardin, mais Greg n’y était pas. Enfin, elles sortirent sur la route, et là, à son grand soulagement, Mme Oliver vit le solide petit bonhomme, arrivant tranquillement. Il sourit lorsqu’il l’aperçut, et courut vers elle.
– Oh, mon chéri, où étais-tu ?
Greg glissa avec confiance sa petite main dans celle de sa mère. Il avait chaud, ses vêtements étaient en désordre. Sa figure et ses mains étaient très sales.
– J’allais faire quelque chose de magnifique, dit-il, seulement il est venu un vilain vieux qui était en colère et qui a tout gâté.
– Raconte-moi tout.
Grégory se retourna au milieu du chemin et montra du doigt les bois de sapins dans le lointain.
– J’allais les brûler tous, dit-il, fièrement. Tous, tous ! Et alors ils seraient devenus tout rouges et ils auraient craqué et flambé avec un grand fracas ! Cela aurait été épouvantablement terrible ! Mais les allumettes étaient si stupides, elles s’éteignaient toujours ; mais j’ai continué et j’ai essayé et essayé et j’ai pris un tas de papiers et alors j’ai fait une fournaise et les branches mortes et les pommes de pin brûlaient joliment ! Mais la vilaine fumée ! Ça cuisait les yeux et les stupides arbres ne voulaient pas s’enflammer. Mais la fournaise flambait toujours, et puis un vieux monsieur est arrivé en courant et m’a appelé un vilain petit garçon. Et quand je lui ai dit ce que je voulais faire, il m’a grondé terriblement. Alors je me suis sauvé et il a éteint le feu avec ses pieds, et il a été très méchant.
– Il faudra que je te punisse après dîner, dit Mme Oliver, épouvantée en entendant l’emploi du temps de son fils, mais je ne veux pas te dire un mot avant dîner. Nous sommes tellement en retard.
Ce fut un repas silencieux ; puis Mme Oliver fit monter le petit garçon dans sa chambre et lui parla longuement. Elle le laissa assis dans un coin, la figure contre le mur et descendit, une expression de grande lassitude empreinte sur son visage. Appelant Laurie, elle l’emmena dans son petit bureau. Puis elle l’entoura de ses bras et l’approcha d’elle.
– Laurie, je ne veux pas te vieillir avant l’âge, j’aime à te voir gaie et contente, mais il faut que je te parle sérieusement. Aimes-tu maman ?
Laurie inclina la tête. Sa petite figure était devenue toute rouge et elle n’arrivait à parler.
– Tu sais, continua Mme Oliver en l’attirant plus près d’elle, que je n’ai pas le temps de vous soigner comme je le voudrais. J’aimerais vous donner une gouvernante ou une institutrice, mais je ne peux pas. Esther n’a pas beaucoup plus de temps que moi, et Greg et toi êtes très souvent seuls. Tu es assez grande pour comprendre quel mal ton frère aurait pu faire ce matin, et comme c’est étonnant qu’il ne se soit pas brûlé lui-même. Il me dit que tu lui as raconté une histoire où il s’agissait de brûler des sapins. Naturellement tu ne croyais pas lui mettre de telles idées en tête. Je ne te reprends pas pour cela. Mais tu vois comme il a besoin qu’on prenne soin de lui. Je ne veux pas, qu’en grandissant, tu deviennes une enfant égoïste et insouciante. Je veux que tu penses et que tu vives pour les autres comme le Seigneur Jésus nous enseigne à le faire. Essaie d’être pour Grégory ce que moi je voudrais être, si je le pouvais… Sois sa petite gardienne, à tout moment. La prière de mon cœur chaque matin, c’est que le Seigneur vous protège et vous bénisse !
Laurie pleurait très fort.
– Punis-moi au lieu de Greg, je t’en prie, sanglotait-t-elle.
– Non. Il faut que ton frère ait sa leçon. Je crois que tu es assez punie en sachant que tu as fait de la peine à ta maman, et gaspillé deux heures de son temps précieux. Je te donnerai un petit texte à méditer : « Jésus n’a point cherché à plaire à Lui-même » (Romains 15. 3). T’en souviendras-tu ? Allons, je crois que ma fillette essayera vraiment d’être sage.
Laurie cacha sa figure sur l’épaule de sa mère.
– Je tâcherai, murmura-t-elle. Je ne veux pas être égoïste, maman, jamais !
– Demande au Seigneur Jésus de t’aider, ma chérie, et maintenant sauve-toi : maman va être très occupée pour rattraper le temps perdu.
Chapitre 3. Un ange dans les bois
Ce fut par des conversations comme celle-là que le caractère de Laurie se développa petit à petit. Elle sortit de la chambre de sa mère, le cœur brûlant et palpitant du désir de se montrer la fidèle gardienne de son petit frère. Elle s’assit sur le balcon de bois devant la porte, et se mit à inventer, dans son imagination féconde, les merveilleuses histoires des malheurs qui pourraient arriver à Grégory, mais d’où elle le sauverait invariablement. Au point culminant des aventures se trouvait un affreux naufrage et un requin ! – Et puis, disait-elle, parlant tout haut sans s’en douter, je le porterais dans mes bras à travers l’eau ; les éclairs et le tonnerre éclateraient et mugiraient. Et la tempête soulèverait les vagues comme de grandes montagnes et un énorme requin, soufflant, et roulant des yeux de feu fondrait sur moi comme… comme une locomotive ! Et je nagerais aussi vite que je pourrais, mais le souffle me manquerait, et alors des matelots dans une barque viendraient à mon aide. Je serais de plus en plus épuisée et naturellement, si je lâchais Greg, je pourrais me sauver vers la barque facilement… très facilement. Mais je me souviendrais de ce que maman m’a dit, et alors je pourrais tout juste tendre petit frère aux matelots, et ils l’attraperaient, et il serait sauvé. Mais le requin me saisirait et ses dents s’enfonceraient dans mon dos. Oh ! Je ne pourrais vraiment pas le supporter : je serais forcée de laisser tomber Greg ».
La scène était si vivement décrite que Laurie se mit à sangloter passionnément. Puis, se levant, elle frappa le sol du pied, serra les poings et dressa fièrement la tête avec une détermination superbe dans ses yeux bruns :
– Non, je mourrais, bien sûr que je mourrais pour mon frère, et le requin me mangerait par petits morceaux. Mais je ne pleurerais pas, et maman dirait en recevant son fils dans ses bras : « Ma Laurie a été une fidèle gardienne… »
– Comme c’est touchant !
Ces paroles dites d’un ton insouciant et moqueur ramenèrent immédiatement la fillette à la réalité. Elle se retourna, les joues encore humides de larmes et vit Mlle Iris Monteil. L’enfant, toute honteuse, aurait voulu disparaître sous terre. Mlle Monteil avait-elle tout entendu ? Elle avait donc parlé tout haut ?
Iris rit de sa mine confuse et rougissante :
– Pauvre petite héroïne dévorée ! C’est vraiment dommage de vous ramener à la vie, mais je voudrais voir votre mère. Et où est votre révérence ?
Laurie se glissa dans le couloir, et lorsque Esther, entendant des voix, s’avança pour introduire la visiteuse dans la chambre de Mme Oliver, la petite fille monta en courant à sa chambre. Elle n’aurait plus jamais voulu se retrouver en face d’une personne qui prenait tant de plaisir à la taquiner.
Iris entra et salua Mme Oliver de son air direct et protecteur. Elle avait été gâtée par sa position dans le village. Elle régnait sur ses locataires et les menait à la baguette. À part le vieux pasteur et sa femme qui l’affectionnaient, elle n’avait pas d’amis de son monde qu’elle pût voir souvent. Elle comptait trouver en Mme Oliver une timide et modeste veuve de commerçant, mais son maintien fier et libre, sa voix douce et harmonieuse la déconcertait un peu.
– Quelle jolie chambre vous avez, dit Iris, essayant de recouvrer son sang-froid, et comme elle a un aspect érudit avec tous ces livres ! Aimez-vous beaucoup la lecture ?
– Beaucoup. Mes livres ont toujours été mes meilleurs amis.
– Vous avez besoin d’une occupation dans ce petit village. Je ne tiens pas beaucoup à la lecture moi-même, je suis toujours dehors. Connaissez-vous quelqu’un dans le voisinage ?
– Je connais Mlle Bernard et son frère aux Tours Rondes. C’est Mlle Bernard qui m’a parlé de cette villa.
– Oh, vraiment ! Les Bernard ne sont pas ceux que je fréquente, ils mènent une vie si tranquille et retirée que je n’ai jamais eu l’occasion de les rencontrer. Ce sont de vrais bouquinistes. N’est-il pas le directeur de la Revue mensuelle ? Mlle Bernard est une véritable littéraire. La plupart de mes amis, c’est-à-dire le peu que j’en ai, s’occupent plutôt de sport que d’étude. Et naturellement, les Bernard ne s’apercevraient pas de moi. Je suis une simple enfant pour eux.
Elle regarda Mme Oliver ironiquement : « Je ne pensais pas qu’une personne savante viendrait habiter un jour notre petit village. Vous n’avez pas encore vu M. Gay ! »
– C’est le pasteur d’ici ? Je l’ai vu à l’église.
– Oui, sa femme a été malade, sans quoi elle serait venue vous faire une visite. Je ne comprends pas pourquoi je ne vous ai pas vue à l’église. J’ai pourtant bien regardé de tous côtés.
Mme Oliver sourit ; la conversation ne fut pas ennuyeuse, mais lorsque Iris se leva pour partir, elle sentit qu’elle ne connaissait pas mieux les évènements de la vie de sa locataire que lorsqu’elle était entrée dans la maison. On fit allusion aux enfants et Mme Oliver se souvint tout à coup de Grégory.
– Il faut que j’aille chercher mon petit garçon. Il a été très sot, mais je n’avais pas l’intention de le laisser si longtemps en punition.
Elle quitta la chambre et revint quelques minutes après, avec ses deux enfants. Greg gai et radieux, Laurie timide et abattue.
– J’ai été un vilain garçon, déclara-t-il volontairement à Iris, mais je suis sage maintenant. J’ai presque brûlé des milliers et des milliers d’arbres, mais ils ne voulaient pas s’enflammer. Je ne ferai plus jamais du feu dehors, c’est criminel !
– Oh, petit singe, c’est de toi que le jardinier me parlait ce matin ? Tu étais dans mes bois de sapins ?
Greg fit un signe de tête et prit un air important.
– Vous ne croiriez pas qu’un si petit garçon puisse faire de si grandes sottises, dit Mme Oliver, en caressant les boucles blondes. Je crois qu’il ne se rendra plus coupable d’une telle escapade.
– Vous avez une curieuse paire d’enfants, dit Iris, les regardant l’un après l’autre, très amusée…
– Il faut que je parte. Je suis vraiment très contente d’avoir fait votre connaissance et j’espère que nous serons amies.
Elle partit, et, avec un soupir de soulagement, Mme Oliver retourna à sa table pour écrire.
Quelques jours après, Laurie et Grégory partirent en expédition à la recherche de primevères.
Il y avait au village une boutique tenue par une joyeuse bonne femme, Mme Pratt. Esther y menait quelquefois les enfants, lorsqu’elle allait acheter quelque article d’épicerie, et une ou deux fois ils y avaient été envoyés tout seuls pour une commission. C’était Mme Pratt qui, dans une de ces occasions, avait dit à Laurie où se trouvaient les plus belles primevères. Elle partit donc avec son frère avec deux grands paniers qu’ils espéraient remplir pour « maman ». Ils traversèrent la lande, du côté opposé au village, ouvrirent un portail blanc sur un vieux pont qui traversait la rivière, puis il fallut grimper à travers un petit bois pour arriver aux ruines d’une vieille tour. Ils pouvaient l’apercevoir à travers les jeunes pousses vertes des chênes et des hêtres qui les entouraient. En cet endroit, à l’abri des vieux murs de pierre, les primevères poussaient et fleurissaient à foison. Par cet après-midi ensoleillé, l’air frais du printemps, les chants des oiseaux, et le parfum flottant des petites fleurs qu’ils venaient cueillir, tout réjouissait l’âme sensible de Laurie.
Greg babillait et riait, et tous deux remplissaient gaiement les paniers. Tout à coup, quelque chose d’étrange les fit tressaillir : une voix, tout près d’eux, s’éleva et fit entendre un admirable chant. Les enfants s’arrêtèrent. Si douces, si surnaturelles, si merveilleusement mélodieuses étaient ces notes pures, que Laurie, en extase, souffla à son petit frère : « Ce doit être un ange ! »
Ils n’entendirent aucun autre son, et ne virent aucun autre signe qui pût leur faire supposer qu’ils n’étaient pas seuls dans le bois. Les exquises notes cristallines s’élevaient et s’abaissaient, vibrant dans l’air pur du printemps, et les oiseaux paraissaient s’être tus pour écouter :
Je suis, je suis le cri de joie
Qui sort des prés à leur réveil ;
Et c’est moi que la terre envoie
Offrir un salut au soleil.
Je pars des chaumes blancs de brume,
À mes pieds flotte un fil d’argent ;
La rosée emperle ma plume,
Et je la sème en voltigeant.
Je plane et chante la première
Dans l’azur frais où l’aube éclot !
Je me baigne dans la lumière
Et vais me mirer dans un flot.
Ma voix est sans note plaintive,
Je ne dis rien au triste soir !
Je suis la chanson gaie et vive
De la jeunesse et de l’espoir.
Je dis au malade qui veille :
« Bénis Dieu, la nuit va finir ! »
Au laboureur que je réveille :
« Fais ton sillon pour l’avenir ! »
Je suis, je suis le cri de joie
Qui sort des prés à leur réveil,
Et c’est moi que la terre envoie
Offrir un salut au soleil.
Comme les derniers mots s’éteignaient, Grégory retrouva sa voix.
– Je crois, dit-il avec emphase, que ça c’est un oiseau qui a appris à parler…
– C’est un ange ! s’écria Laurie tremblante d’émotion.
Ni l’un ni l’autre des enfants ne pensa à aller vers l’endroit d’où la voix était venue. Ils étaient absolument sûrs qu’aucune créature humaine ne pouvait avoir une telle voix, et lorsqu’elle se tut, aussi soudainement qu’elle avait commencé, Greg retourna, satisfait, à ses primevères. Laurie quant à elle, s’assit sur l’herbe, les mains jointes autour de ses genoux et les yeux pleins de larmes :
– Je voudrais être au ciel, dit-elle enfin. Maman m’a dit qu’il y avait beaucoup d’anges dans le ciel. Dans un livre de la Bible, pas bien loin des Psaumes, je crois, il est même écrit qu’ils éclataient de joie (Job 38. 7)… je suis sûre qu’un ange est descendu dans le bois. Quand nous serons au ciel, Greg, nous chanterons aussi avec de belles voix. Mais nos cantiques seront pour le Seigneur Jésus qui nous a pardonné tous nos péchés. Maman dit que Jésus a beaucoup souffert à cause de nous sur une horrible croix… Oh ! Que j’aimerais Lui chanter un cantique avec une voix du ciel !
Les yeux bleus du petit se levèrent vers le ciel limpide.
– J’aurais le vertige, observa-t-il.
Laurie revint alors sur terre.
– Il faut nous dépêcher et remplir nos paniers, puis nous rentrerons.
Les enfants cueillirent encore beaucoup de fleurs, et lorsque les paniers furent pleins, ils retournèrent doucement sur leurs pas.
– J’espère que nous aurons encore l’occasion d’entendre l’ange, dit Laurie, comme son frère lui demandait pourquoi elle restait immobile.
– Je crois, dit Grégory toujours pratique, qu’il est allé maintenant prendre son thé. Moi, j’ai affreusement soif !
Ils arrivèrent très fatigués. Esther leur servit leur thé, car leur mère était sortie.
– Et je suis bien contente qu’elle ait enfin une petite distraction, dit Esther, énergiquement. Vous n’étiez pas partis depuis plus d’une demi-heure qu’une voiture arriva et Mlle Bernard en descendit. Vous en souvenez-vous ? Elle venait voir votre mère à Londres… Elle s’est reposée un instant puis elle est arrivée vers moi : « Esther, qu’elle me dit, je vais emmener votre maîtresse pour prendre le thé avec moi ; elle est toute pâle et lasse. Vous vous occuperez des enfants quand ils rentreront, n’est-ce pas ? Elle serait inquiète ».
– Bien sûr que je m’en occuperai, que je dis. Comme ça, nous avons décidé votre mère, et elle reviendra tard, parce que les Tours Rondes sont à dix bons kilomètres d’ici, c’est le cocher qui me l’a dit.
– Je n’aime pas que maman s’en aille ! dit Grégory, faisant la moue ; nous lui avons apporté un tas de primevères et mes mains me font mal de les avoir ramassées.
– Après le thé, nous les mettrons dans sa chambre, suggéra Laurie, et maman aura une jolie surprise quand elle reviendra.
L’arrangement des primevères occupa les enfants jusqu’à l’heure du coucher, mais lorsqu’il fallut s’endormir avant le retour de « maman », les petits cœurs étaient bien lourds. Greg refusait toujours de s’endormir sans le baiser de « bonne nuit » de sa mère. Il s’assit donc sur son lit, les yeux ronds et les lèvres contractées.
– Je ne me coucherai pas ! Je veux maman !
Esther le gronda, puis elle le laissa. Elle était toujours trop occupée pour « perdre son temps » comme elle disait, à « dorloter des enfants ». Laurie se glissa jusqu’au jeune rebelle :
– Couche-toi, allons, sois un gentil petit garçon ! Et, si tu veux, je m’habillerai comme maman et je viendrai t’embrasser.
Les déguisements exerçaient une grande fascination sur Grégory.
– Eh bien, fais-le, dit-il, et puis je verrai.
Quelques minutes après, la fillette entra dans la chambre, vêtue d’une longue robe noire, traînante, ses cheveux relevée sous le petit bonnet blanc de veuve de sa mère. Elle se tenait toute raide, très digne et l’air d’important. D’une main, elle tenait la plume d’argent, et sa voix était une imitation presque parfaite de celle de sa mère.
– Bonsoir, mon petit garçon chéri. Maman est très occupée ce soir.
Greg eut un petit grognement approbateur.
– Il faut que mon petit garçon s’endorme tout de suite, dit Laurie, adoptant un ton plus sévère, car j’ai bien à faire en bas, et ma plume ne veut pas s’arrêter.
– Maman ne dit jamais cela, dit Greg, avec conviction et elle ne monte jamais sa plume avec elle… Fais voir !
Laurie la montra fièrement. Alors, dans un élan de malice, son petit frère s’en saisit, et de toute sa force, la lança par la fenêtre qui avait été laissée entr’ouverte. Laurie poussa un cri de colère.
– Tu es un vilain et méchant garçon, et si tu as perdu la plume de maman, nous allons tous mourir de faim. C’est d’elle que nous vient tout notre argent. Maman me l’a dit.
Elle sortit en courant, laissant son frère à ses propres réflexions, quitta rapidement la robe et le bonnet empruntés, et se glissa dans le jardin pour chercher avec inquiétude la fameuse plume. Ce fut une grande joie pour elle de la retrouver dans le massif de fleurs sous la fenêtre. Elle la rapporta et la remit sur la table à écrire de sa mère, toute repentante de l’avoir emportée.
– Qu’aurais-je fait si elle avait été perdue ? Qu’aurait dit maman ?
Elle se coucha lentement. Lorsque Mme Oliver revint, elle trouva son petit garçon profondément endormi, mais sa fillette s’agitait sur son oreiller, les joues ardentes. S’asseyant à son chevet, elle dut écouter l’histoire de la cueillette de primevères et l’accident arrivé à sa plume.
– Je suis très fâchée, maman, je ne la toucherai plus jamais.
– Non. Cela me ferait beaucoup de peine de la perdre, Laurie. C’est le dernier cadeau de ton père, et j’en ai fait ma compagne inséparable.
Mme Oliver souriait un peu tristement.
-Non, je crois qu’il ne savait pas qu’il serait repris si vite.
Puis les pensées de la fillette passèrent à autre chose.
– Maman, ce devait être un ange, dans les bois !
– Je ne le pense pas.
– Mais si, certainement. Tu ne l’as pas entendu. Ça m’a rendue toute… toute drôle. Quelquefois, lorsque tu nous chantes un nouveau cantique accompagné au piano, je me sens un peu ainsi ; mais c’était une voix différente. Elle me faisait frissonner, et pourtant je l’aimais. Veux-tu venir un jour dans le bois pour l’entendre avec nous, maman ?
– Peut-être irai-je, un jour.
Laurie s’en alla dans le pays des songes, ce soir-là, croyant entendre cette voix merveilleuse résonner à ses oreilles et se mêler à tous ses rêves.
Chapitre 4. « N’être qu’un petit garçon ! »
Les enfants se rendirent encore deux fois dans le bois, dans l’espoir d’entendre à nouveau la belle voix, mais furent bien déçus. Oiseaux, primevères, arbres et buissons bourgeonnants en paraissaient être les seuls habitants et, pour Laurie, le bois perdit son charme. Elle errait aux alentours, toute désolée et rentrait lasse et mécontente.
Le souvenir de cette musique étrange et surnaturelle la hantait jour et nuit. Elle entendait encore s’élever, triomphantes, les douces notes du chant :
« Je suis, je suis le cri de joie »
Elle sentait d’une manière vague qu’elle avait été troublée, mais ensuite elle s’était trouvée au comble de la joie quand le chanteur avait fait retentir, en terminant, ses joyeuses notes de victoire. Tous les soirs elle redisait dans son lit cette prière : « Mon Dieu, je T’en prie, envoie l’ange pour nous chanter encore ».
Un après-midi, les deux enfants suivirent la route ; d’habitude ils préféraient les landes et les champs, mais Laurie aimait à explorer et voulait voir où celle-ci menait. Ce n’était pas bien intéressant : les haies qui se trouvaient de chaque côté étaient trop élevées pour qu’on puisse regarder par-dessus, et la route paraissait s’étendre au-devant d’eux, toute droite, sur des kilomètres. Aussi quand ils arrivèrent en vue d’une petite allée verte qui s’en détachait, Laurie y entraîna joyeusement son frère.
Ce n’était guère plus qu’un sentier, et l’herbe poussait dans les ornières. Greg y sautillait, s’arrêtant de temps en temps pour cueillir une fleur ou des fougères fraîches. Tout à coup, ils s’arrêtèrent. Un portail en fer rouillé leur barrait le chemin, et devant eux, une vieille planche annonçait : « Défense de passer ! »
– Est-ce une planche de maraudeurs ? demanda Grégory, l’examinant avec grand intérêt
Laurie hésita. Puis la curiosité l’emporta sur la prudence. Trouvant le portail ouvert, elle le poussa et se glissa derrière ; Greg la suivait doucement. Ils s’avancèrent avec précaution à travers de hautes herbes et d’épais buissons, quand soudain, sans que rien n’eût pu les avertir, la voix qu’ils avaient entendue dans le bois résonna, douce et claire. Des paroles tristes s’élevaient et s’abaissaient au gré de la musique :
« La terre passe, le ciel toujours demeure,
Nos peines s’effacent devant l’éternel bonheur ! »
La main de Greg serrée dans la sienne, Laurie se tenait immobile. Puis, quand les derniers mots s’éteignirent, quand le joyeux carillon de « l’éternel bonheur » ne vibra plus dans l’air, elle entraîna vivement son petit frère.
– Je ne veux pas de nouveau perdre l’ange… trouvons-le, dit-elle, haletante. L’instant d’après, le chemin les mena à un petit portail sur lequel était écrit : « L’Ermitage ». Ils l’ouvrirent et se trouvèrent en face d’une vieille maison de pierre, de style ancien, et presque ensevelie sous le lierre et les plantes grimpantes. Un jardin mal entretenu l’entourait, et par une des fenêtres ouvertes, la même voix se faisait entendre encore. C’était, cette fois, une mélodie bizarre et capricieuse, et Laurie ne put en distinguer les paroles. Sous l’impulsion du moment, elle se glissa à la fenêtre et regarda à l’intérieur. Elle vit une chambre sombre, au plafond bas, un vieillard à barbe blanche, assis devant un piano à queue et, au milieu de la pièce… le chanteur lui-même… Ce n’était pas un ange, c’était seulement un très petit garçon, bizarrement vêtu de velours et de dentelles… D’abondantes boucles noires, longues et soyeuses, entouraient sa petite figure et son cou blanc. Il se tenait droit, les mains jointes et les yeux levés ; sa tête était fièrement rejetée en arrière, et sa voix était aussi limpide que celle d’un rossignol.
Après le premier instant de déception, Laurie fixa sur le petit garçon des yeux émerveillés. Si ce n’était pas un ange, du moins ce n’était pas un petit garçon comme tous les autres. Un coup d’œil à son petit frère, gros et solide blondin, lui suffit pour se rendre compte de la différence qu’il y avait entre eux.
Elle se tenait là, en extase, regardant avec admiration le petit chanteur. Comment pouvait-il chanter si bien et si facilement !
Mais la voix de Grégory la fit tressaillir :
– Oh, regarde, Laurie, ce gros crapaud jaune ! Tu lui as presque marché dessus !
La voix aiguë de Greg s’était élevée en d’ardentes protestations. Le petit chanteur l’entendit. Il se troubla dans son chant, s’arrêta. Laurie, tremblante de honte et de frayeur, saisit la main de son petit frère et courut jusqu’au chemin vert, aussi vite que ses jambes pouvaient la porter.
– Tu es un vilain, méchant petit sot ! s’écria-t-elle, tout essoufflée. Tu as tout gâté, et je regrette de t’avoir amené !
Greg fit la moue :
– C’était seulement quelqu’un dans une maison ; ce n’était pas un ange du tout, et tu as presque marché sur le crapaud, toi !
Les yeux de Laurie étincelèrent :
– C’était un superbe petit garçon, pas un gros lourdaud comme toi ! Il a de magnifiques cheveux et des yeux noirs, et c’est un prince, j’en suis sûre. Je voudrais avoir écrasé et tué le crapaud ! Aimes-tu mieux les crapauds que les anges et les princes ?
De la part de la petite fille au cœur tendre, ce discours montrait quel tumulte bouleversait son cœur. Grégory la regarda fixement, puis s’éloigna en prenant un air de dignité blessée.
– Je ne suis pas un gros lourdaud. J’appartiens à maman, et je lui dirai ce que tu m’as dit. Je déteste ton prince. Il ne sait pas chanter.
Sur ce, la fillette le saisit par les épaules et le secoua énergiquement. Greg éclata en pleurs, et Laurie, reprenant ses esprits, se mit à l’embrasser aussi passionnément qu’elle l’avait secoué.
– Je ne le ferai plus, Greg chéri. J’étais de mauvaise humeur, pardonne-moi, va ! Je suis bien fâchée, et c’était très gentil à toi de m’avertir de la présence du pauvre crapaud. Ne pleure plus. Nous allons retourner à la maison et nous amuser au jardin jusqu’à l’heure du thé.
Grégory sécha ses larmes et se consola. Laurie ne se fâchait pas souvent. Il consentit donc très volontiers à l’embrasser et à faire la paix.
On ne fit plus allusion à l’ « ange prince », mais la tête de Laurie en était remplie. Elle commença à critiquer l’apparence du pauvre Greg et se confia à sa mère :
– N’aimerais-tu pas que Grégory ait de longs cheveux noirs, maman ? Ne crois-tu pas qu’il serait bien plus beau ? J’aimerais avoir un frère qui aurait des boucles et des yeux noirs, et qui serait toujours habillé de velours et de dentelle.
Mme Oliver sourit des idées de sa petite fille.
– Mon pauvre petit garçon ! Je ne voudrais pas qu’un cheveu de sa tête soit différent, ma chérie ; sa chevelure blonde est sa beauté !
Laurie n’insista pas. Mais tous les jours elle menait son frère jusqu’à l’allée verte dans l’espoir d’entendre son « ange ». Elle ne s’aventurait pas dans le jardin, cependant et, à la fin, Greg protesta :
– Je n’irai plus dans cette vilaine allée. Je vais traverser la lande, annonça-t-il un jour.
Laurie consentit à regret. Puis elle le persuada d’aller au bois de primevères. Elle y rôda avec agitation, et finalement appela Greg vers elle.
– Veux-tu que je te chante une chanson ? demanda-t-elle.
– Oui, chante : « Il était une bergère », s’écria aussitôt Greg, s’asseyant à côté d’elle et croisant ses mains d’un air attentif. Laurie avait une voix douce, mais, dans son humeur actuelle, les rondes enfantines n’étaient pas de son goût. Elle aurait voulu chanter comme le petit étranger et s’était exercée plusieurs fois, en secret. Elle éclaircit son gosier et se leva, adoptant l’attitude qu’elle avait vue par la fenêtre et, rejetant la tête, elle ouvrit la bouche en un long cri plaintif. Son frère en fut effrayé, et ses yeux s’arrondirent de plus en plus :
« Nos pei-ei-nes s’effa-a-cent
Devant l’éter-et-nel bonheur ! »
Ce n’était pas un succès. Sa petite voix fluette passa d’un gémissement à un cri, et Grégory, soulagé de ce que le tragique tournait au comique, se roula sur l’herbe en riant follement.
– Encore, Laurie ! C’est si drôle ! Je t’en prie, dis-le encore !
La fillette était fâchée et blessée. Elle allait répondre lorsqu’un bruit de feuillage la fit se retourner : devant elle, s’avançait doucement l’ « ange-prince » avec un sourire illuminant tout son petit visage blanc.
Laurie tressaillit.
– Vous essayiez de chanter ma chanson ? demanda-t-il.
Sa voix était naturelle, peut-être un peu plus basse et plus douce que le ton aigu de Greg.
Les joues de Laurie s’empourprèrent. Elle baissa la tête, confuse.
– Je n’ai pas pu y arriver, dit-elle après un instant de silence, mais j’aurais bien voulu.
Grégory s’avança vivement vers l’étranger. Il examina ses vêtements avec étonnement. Il portait un costume de velours avec un col de dentelle blanche et une écharpe rouge, à franges, était nouée à sa taille. Sur ses boucles noires était posé un grand chapeau orné de plumes de corbeau, piquées gracieusement de côté.
– Vous êtes l’ange-prince dont ma sœur parle, dit Greg, pas du tout gêné. Nous vous avons entendu chanter et Laurie a cru que vous étiez un ange du ciel jusqu’à ce qu’elle vous ait vu. Elle vous a regardé par la fenêtre, mais c’était trop haut pour moi. Êtes-vous un prince ?
– Non, non, dit le petit garçon, qui montrait en souriant deux rangées de dents très blanches. Je suis seulement Angelo Salvadore. C’est mon nom. Qui êtes-vous ? Je ne vous ai jamais vus, et je suis pourtant venu dans ce bois bien souvent.
Laurie retrouva enfin la voix ; elle était soulagée et ravie de voir que son héros était si aimable. Les langues des enfants se délièrent vite, et, avant de se séparer, ils étaient devenus grands amis. Angelo leur parla très franchement de lui-même.
– Je vis avec Ninette et mon gardien. Ninette est française, mais elle parle bien l’anglais. Elle coud tous mes vêtements et fait la cuisine. Son mari, Pierre, est le domestique de mon gardien ; je l’appelle Gardien, mais son vrai nom est comte Alphonse Matalio. Il habitait l’Italie, et était très riche autrefois. Mais il a été obligé de s’en aller. Je ne sais pas pourquoi. Je crois que, s’il y était resté, il aurait risqué d’être tué. Alors, nous sommes venus en Angleterre, et je lui chante. Il dit que je suis la joie de sa vie. Il m’enseigne la musique toute la journée. Il ne sort jamais du jardin. Il lit des livres et compose de la musique, puis il m’apprend les chants. Nous ne connaissons personne en Angleterre, mais Gardien a des amis qui viennent quelquefois le voir et il y en a un qui m’effraye. Il veut m’emmener avec lui chaque fois qu’il vient. Il dit que je pourrais gagner énormément d’argent si j’allais avec lui ; heureusement Gardien dit qu’il ne veut pas que je gagne de l’argent, mais que je reste avec lui.
– Comment gagneriez-vous de l’argent ? demanda Laurie.
– En chantant. On paierait pour venir m’écouter.
– Pas comme font les joueurs d’orgue de Barbarie à Londres ? Oh ! Je n’aime pas cela !
– Non, bien sûr. Je chanterais dans d’immenses salles, et les rois et les reines viendraient m’écouter.
Angelo parlait sur un ton un peu hautain. Laurie le regarda avec étonnement. Puis elle dit naïvement :
– Nous n’avons pas beaucoup de rois et de reines ici en Angleterre, n’est-ce pas ?
– Oh ! Je ne chanterais pas en Angleterre, à moins que la reine ne le désire. M. Capello dit qu’il me mènerait par toute l’Europe. Mais je n’aimerais pas y aller. C’est un cruel et méchant homme. Il a tué un de mes petits chats parce qu’il avait sauté sur son épaule et l’avait effrayé. Gardien est bon et je ne le laisserai jamais, quoique je me fatigue beaucoup lorsqu’il me fait chanter si longtemps.
– Voulez-vous nous chanter maintenant ? demanda Laurie, un peu timidement.
Angelo réfléchit. Un merle entonnait sa mélodie, tout près d’eux. Il leva son petit doigt avec un « chut » d’avertissement, puis il dit à voix basse :
– Quand il aura fini, je vous chanterai comme lui. Je peux imiter le chant de tous les oiseaux.
Le merle s’arrêta, et immédiatement Angelo reprit les notes et les trilles en une imitation tellement exacte que l’oiseau lui-même, d’une branche au-dessus d’eux, pencha sa tête de côté et écouta, émerveillé.
Grégory, ravi, battit des mains.
– Chantez encore, dit-il, chantez comme… comme un aigle !
Mais Laurie n’était pas d’accord.
– J’aime les chansons avec les paroles, dit-elle.
Alors Angelo se redressa et pencha la tête :
Le grand ciel est si bleu,
Les petites feuilles si neuves,
Et les coteaux si jolis, dans la fraîcheur de mai,
Mon cœur est si léger,
Que je ris, joyeux, ravi,
Car elle vient, elle vient, elle vient de ce côté.
J’aime mieux revoir ses yeux
Que le profond azur des cieux,
Elle est plus jolie,
Plus pure que les blanches fleurs de mai ;
Ne me parlez pas de belle nature,
Car mon cœur a vu sa joie,
Elle vient, elle vient, elle vient de ce côté.
Les paroles étaient d’une très vieille chanson, mais la musique était du comte, et les légères notes sautillantes et féeriques enchantèrent l’oreille musicienne de Laurie.
– Oh, c’est délicieux ! s’écria-t-elle ; et qui est-elle ?
Angelo rit :
– C’est seulement une chanson ; on n’a pas de vraies personnes dans les chansons.
– Jamais ?
– Je ne crois pas. Puis il remit son chapeau qui était tombé.
– Je m’en vais, et si vous voulez revenir ici un autre jour, nous jouerons ensemble.
Il partit en sautillant et les enfants l’entendirent siffler gaiement sur le chemin. Tout excités, ils retournèrent à la maison et firent à leur mère le récit confus de leur aventure et de leur nouvel ami.
– N’est-ce pas drôle, maman ? Son nom est Angelo, et je croyais que c’était un ange. Tu l’aimerais si tu le voyais.
– Et il chante comme un merle !
– Et il a dit qu’il voudrait tant quelqu’un pour jouer avec lui !
– Et il a une belle écharpe rouge !
– Et, maman, pouvons-nous l’inviter pour le thé ?
– Doucement, mes chéris. Il faut que je fasse sa connaissance avant de vous laisser jouer avec lui.
Ceci coupa leur enthousiasme. Pendant le reste de l’après-midi, Laurie resta plongée dans ses rêveries, et, sans cesse, revenait le tintement léger de la chanson :
Elle vient, elle vient, elle vient de ce côté !
Chapitre 5. « Dites-moi ce que vous savez »
– Laurie ! appelle Greg, et venez tous les deux dans ma chambre. Notre pasteur est ici, il aimerait vous voir.
Mme Oliver, à la porte du jardin, faisait signe à sa petite fille.
Lorsque les enfants entrèrent dans la chambre de leur mère, ils y virent M. et Mme Gay. C’était un beau couple de vieillards. Tous deux avaient des cheveux très blancs, des visages souriants et pleins de bienveillance. Mme Gay était un peu plus mince que son mari, mais sa taille était très droite pour son âge. M. Gay avait le port et la démarche d’un soldat.
– Je connais de vue ces petites personnes, dit Mme Gay, car je les ai souvent vues sur la lande. Vos enfants n’ont sans doute pas encore commencé l’école ?
– Non, mais nous avons deux heures de travail tous les matins, dit Mme Oliver.
– Vraiment, et ils apprennent ensemble ? Le petit garçon pourra bientôt aller à l’école, je pense.
– Non, nous nous occuperons d’abord de l’éducation de Laurie.
– Oui ! Mais les petites filles peuvent s’instruire à la maison ; elles n’ont pas besoin de la même éducation que les garçons.
– Je tiens à ce que ma fille reçoive une éducation tout aussi bonne que celle de son frère, dit Mme Oliver fermement. Je n’approuve pas que l’esprit des filles reste peu développé.
– Vous aimez ce système moderne, qui bourre la tête des jeunes filles de mathématiques et de latin ? demanda Mme Gay. Dans ma jeunesse, c’était si différent !
– Je pense que l’intelligence a été également partagée entre les deux sexes depuis la création. Une femme, d’autre part, ne perd pas son caractère féminin par le fait qu’elle est instruite. Je crois cependant qu’aujourd’hui tout cela est exagéré. On va toujours d’un extrême à l’autre.
Cette conversation était hors de portée des enfants, et Mme Gay voulut la changer.
– Et quelles leçons préfères-tu ? dit-elle, se tournant vers Laurie.
– Je sais bien ce que j’aimerais le mieux, dit la fillette, les yeux brillants, je voudrais apprendre à chanter.
– Comme un merle, ajouta Grégory.
– Non, comme Angelo.
– Mes enfants sont très intéressés par un petit garçon qu’ils ont rencontré, dit Mme Oliver en souriant. Peut-être pourriez-vous me renseigner à son sujet. Où dis-tu qu’il habite, Laurie ?
– Dans une drôle de vieille maison, cachée sous des arbres, qui s’appelle l’Ermitage, dit vivement la fillette.
– Ah oui ! dit Mme Gay, j’ai entendu parler de lui, mais je ne connais pas personnellement sa famille. Ils sont venus ici il y a environ trois ans, mais le « Comte », comme on l’appelle, ne veut voir personne. On nous a dit d’abord qu’ils étaient Juifs, puis catholiques romains, mais les deux servantes sont protestantes. Je crains que le Comte – et ici Mme Gay baissa la voix pour que les enfants n’entendent pas – ne soit un incrédule, et je crois que l’enfant est un vrai petit païen. Nous avons bien essayé d’aller leur rendre visite, mais on a refusé de nous recevoir. De temps en temps, les domestiques viennent au temple, mais ils n’amènent jamais l’enfant avec eux.
– Sont-ils respectables ? demanda Mme Oliver.
– Oui, dit M. Gay. Je me fais toujours un devoir de connaître mes paroissiens, même lorsqu’ils ne m’admettent pas chez eux. J’ai un ami en Italie qui a pris pour moi tous les renseignements. Le Comte n’est pas un révolutionnaire, ni rien de semblable, mais il a été banni d’Italie pour quelque offense politique. Il est arrivé ici, ayant adopté cet enfant peu auparavant. Ce dernier est orphelin, mais de bonne famille, et le Comte connaissait intimement ses parents. Je crois que sa mère était une grande musicienne. J’ai entendu dire que le Comte avait l’intention de pousser l’enfant aussi dans cette voie.
– Angelo chante merveilleusement ! dit Laurie, se rapprochant un peu du vieux pasteur.
– Vous avez été favorisée, si vous l’avez entendu, ma chérie, dit Mme Gay. Je n’ai jamais eu ce privilège.
Mme Oliver eut l’air un peu inquiet, mais n’ajouta rien. Lorsque les visiteurs furent partis, et les enfants retournés à leurs jeux, elle se remit à écrire, et oublia Angelo et tout ce qui le concernait.
Ce ne fut que quelques jours plus tard que les enfants rencontrèrent de nouveau leur petit ami dans le bois. Il les accueillit gaiement, et ils eurent ensemble une joyeuse partie de cache-cache. Quand ils furent fatigués de leur course, Angelo dit :
– Maintenant, je vais vous montrer où je m’assieds quelquefois pour me reposer. Pouvez-vous grimper ?
Laurie et Greg répondirent que oui. Angelo les conduisit alors derrière la tour, et là ils virent des marches rudes et inégales taillées dans le mur en ruines. Ils montèrent avec précaution jusqu’à une plate-forme carrée, envahie d’herbes et de pierres, à environ dix mètres au-dessus de la terre, et portant maintes traces de mains de touristes qui avaient taillé grossièrement leur nom sur le mur.
– Maintenant, asseyez-vous, ordonna Angelo, et regardez la lande. N’est-ce pas que le village est charmant ?
– L’église paraît toute petite, dit Laurie avec intérêt.
– Pourquoi les églises ont-elles toujours des flèches, comme cela ? demanda pensivement Angelo.
Laurie était si habituée à des questions de ce genre de la part de son frère qu’elle répondit sans hésiter, quoiqu’avec un peu de gravité dans la voix :
– Parce qu’elles pointent vers Dieu.
Angelo la regarda.
– Elles pointent vers le ciel, dit-il.
– Oui, et Dieu est là-haut.
– Je ne sais pas ces choses-là, dit Angelo, un regard inquiet dans ses yeux sombres. Gardien ne m’en parle pas.
– Mais un de tes chants parle du ciel, dit Laurie :
Le temps passe ; le ciel toujours demeure…
– Mais je vous ai dit que rien n’est vrai dans les chansons. C’est tout inventé.
– Le ciel est vrai, déclara Laurie, puisque maman et la Bible le disent. Dieu et Jésus y habitent.
– Tu ne sais donc rien de « Jésus qui règne dans les cieux » ? questionna Grégory avec étonnement.
– Non, dit Angelo. Ninette ne veut pas me parler d’église et de tout cela, parce qu’elle dit que Gardien ne le permettrait pas. Dites-moi ce que vous savez.
– Dieu est très bon et Il m’aime, s’écria Greg d’un trait. Il aime tout le monde sur la terre, et Il nous donne tout ce que nous avons. Je Lui fais ma prière tous les jours. Il me regarde et dit : « Gentil enfant » ; quelquefois, Il secoue la tête et fronce les sourcils, alors j’en suis triste.
– Oh ! Greg, il ne faut pas inventer ! C’est notre conscience qui le dit.
L’enfant protesta fortement contre cette accusation.
Angelo se tourna alors vers Laurie.
– Dis-le moi, toi, tu le comprends mieux que lui.
Alors, d’un ton tranquille, Laurie raconta tout ce qu’elle savait.
Angelo écoutait, ses grands yeux noirs fixés attentivement sur elle.
– Naturellement j’ai entendu les noms de Jésus et de Dieu, mais je n’ai jamais su qu’ils étaient des personnes véritables. Ils doivent être très, très vieux. Quand vont-ils mourir ?
– Ce ne sont pas des gens du tout, dit la fillette, un peu choquée. Ils sont… ils sont Dieu, et ils ne peuvent jamais mourir. Ils sont toujours là, toujours. Jésus est bien mort, une fois, je te l’ai dit. Mais Il est redevenu vivant et maintenant Il ne peut plus jamais mourir.
– Pourquoi est-Il mort ? demanda Angelo. Tu disais qu’Il est mort pour nous. Je ne comprends pas.
– Un de nos cantiques dit :
Petit enfant, Jésus t’appelle ;
Il a donné pour toi Son sang ;
Il veut t’avoir dans Son ciel même,
Viens à Jésus, petit enfant !
– Je ne comprends pas, dit Angelo très perplexe. Tout cela est étrange. C’est une espèce de chanson que tu viens de dire.
– Oh non, c’est un cantique, un des cantiques préférés de Greg. J’en ai un que j’aime beaucoup. Veux-tu que je te le dise ?
– Oui, volontiers.
Laurie croisa ses mains sur ses genoux et récita avec douceur et respect :
Enfant, Le connais-tu, Celui qui, plein de grâce,
Parcourut Son sentier, essuyant tous les pleurs,
Accueillant les petits, laissant partout la trace
D’un amour qui sauvait les plus vils des pécheurs ?
Enfant, Le connais-tu, Celui dont la couronne
Fut d’épines ceignant Son divin front meurtri ;
À qui le monde impie a donné pour seul trône
La croix où s’exhala vers Dieu Son dernier cri ?
Ah ! Connais-tu Jésus et Sa grâce suprême ?
C’est pour toi qu’Il vécut ici-bas en souffrant ;
C’est pour toi qu’Il est mort, ce Fils de Dieu qui t’aime ;
C’est pour te rendre heureux : le crois-tu, mon enfant ?
– Oh ! Que c’est beau ! s’écria Angelo, se levant vivement. Je sens que je pourrais aussi chanter ce cantique. Apprends-moi les paroles. Je chantonne quelquefois des choses en inventant la musique et j’aimerais composer celle-là.
– Je vais t’apprendre les paroles, puis tu les chanteras, dit Laurie.
– Je crois, objecta Grégory qui commençait à trouver le temps long, que vous voulez faire un dimanche d’aujourd’hui… il ne faut pas !
On ne tint pas compte de sa remarque. Angelo retenait vite ce qu’il apprenait ; il était habitué à apprendre par cœur, et Laurie se montra tout aussi vive à lui apprendre que lui à retenir.
Grégory descendit les escaliers de pierre et se mit à jouer sur l’herbe au-dessous d’eux. Un instant après il entendit retentir la voix d’Angelo du haut de la vieille tour. La mélodie était très douce et fascinante, et plus douces encore les paroles.
Laurie écouta, ravie, et poussa un profond soupir lorsqu’il eut fini.
– Que je voudrais pouvoir chanter comme toi ! dit-elle.
– Dis-moi, dit Angelo anxieusement, qu’est-ce que cela signifie « venir à Jésus » ? Tu dis que Jésus est au ciel, nous ne pouvons donc pas aller vers Lui !
Laurie fronça les sourcils :
-Tu rends tout si difficile à expliquer ! Cela veut tout simplement dire s’approcher de Lui et Lui parler, voilà tout.
– Et où peut-on Lui parler ? À l’église ?
– Je crois qu’on peut parler à Jésus n’importe où. Jésus vit dans notre maison avec maman et nous. Il est toujours là, les jours de la semaine aussi bien que le dimanche. Je ne sais pas si Jésus vit aussi chez vous.
– Je suis sûr que non, et Gardien ne me laissera pas aller chez vous, et alors je ne pourrai pas aller vers Lui du tout. La figure d’Angelo s’assombrit. Cependant, dit-il, souriant de nouveau, je chanterai et je ferai comme si je pouvais réaliser ce que dit le cantique. Il est très beau et me rend heureux.
– Oui, approuva Laurie, faire semblant est quelquefois aussi agréable que de faire en réalité. J’imagine des choses délicieuses avec Greg. Il y a un jeu qui s’appelle les « périls ». Je te l’expliquerai un jour ; nous y jouons souvent. Mais, ajouta-t-elle, je crois qu’il ne faut jamais faire semblant pour les cantiques. Ce ne sont pas des jeux.
– Eh bien, si je ne peux pas aller à Jésus, dit Angelo, je peux penser à ce qui arriverait si je le pouvais. C’est ce que dit votre cantique… Et maintenant, au revoir.
– Au revoir, Ange, dit Laurie. Nous pouvons t’appeler « Ange » n’est-ce pas ? Parce que c’est ainsi que je te nommais avant de te connaître.
Angelo consentit d’un signe de tête, puis il reprit le chemin où ils retrouvèrent Grégory qui les attendait impatiemment.
– J’ai vu un lapin, s’écria-t-il, et je l’ai chassé à la course, et nous sommes tombés l’un par-dessus l’autre, et quand je me suis levé, il était parti !
– Moi, je vais courir jusqu’à la maison, dit Angelo, et il partit à toute allure, ses boucles noires au vent. Greg le suivit gravement des yeux.
– C’est un drôle de petit garçon, n’est-ce pas ? dit-il. Quand tu discutes avec lui, c’est trop difficile pour moi. Je voudrais bien un autre petit garçon à qui je pourrais parler.
– Tu peux parler aux lapins et aux oiseaux, dit Laurie.
– Ils ne sont rien.
– Parle-toi à toi-même, alors. C’est comme cela que je fais, moi, quand je veux dire quelque chose.
Grégory marcha silencieusement jusqu’à la maison. Sa sœur lui manifestait vraiment peu de sympathie, mais il avait trop bon caractère pour s’en ressentir.
Mme Oliver, très occupée, ne put écouter les enfants jusqu’au soir. Ce n’est qu’à l’heure du coucher qu’ils lui firent un récit un peu confus de leur conversation, mais ce qu’elle entendit calma son inquiétude. Certainement, jusqu’à maintenant Angelo n’avait pas fait de mal à ses enfants, et peut-être pourraient-ils eux-mêmes lui faire du bien. Elle résolut de ne pas intervenir dans l’affaire.
Les enfants se retrouvèrent ensemble, bientôt après, mais pour peu de temps. Laurie et Greg cueillaient des genêts dorés sur la lande, quand Angelo arriva vers eux.
– Je ne peux pas m’arrêter, dit-il. Je dois apprendre un nouveau chant cet après-midi. Mais je pensais bien vous trouver ici ; je veux vous demander quelque chose.
– Quoi ? demanda Grégory.
Il hésita, puis, baissant la voix :
– Vous souvenez-vous du cantique que vous m’avez appris ? J’y ai réfléchi, et vous avez dit que l’église pointait vers Dieu. Qu’y a-t-il dans l’église ?
– Tu n’es jamais allé à l’église ? demanda Laurie déconcertée.
– Non ; Gardien n’aime pas que j’aille près du village, où les gens me regardent si curieusement, et les petits garçons m’appellent « Le Français ». J’ai demandé à Ninette de m’y conduire, une fois, mais Gardien n’a pas voulu. Il dit qu’il ne veut pas qu’on m’entende chanter, et il a peur que je chante si je me trouve dans l’église. Il aime que je tienne la chose secrète, alors il ne faut pas parler de mes chants, n’est-ce pas ?
– Nous l’avons dit à maman, dit Laurie, nous lui disons tout.
– Ne le dites à aucune autre personne parce que Gardien n’aime pas qu’on en parle. Je ne sais pas pourquoi. Peut-on aller à l’église tous les jours ?
– Nous n’y allons que le dimanche, dit Laurie.
– Et que faites-vous ?
– Nous chantons des cantiques et prions, puis M. Gay monte dans la chaire et prêche.
– Est-ce cela, venir à Jésus ?
– Eh bien, oui, je pense que c’est une manière d’y venir, dit Laurie pensivement.
– Je suppose que Jésus vient à l’église, toujours. Y vient-Il tous les jours ?
– Oui, dit Laurie, sa figure s’illuminant de conviction.
– Alors je pourrais Lui parler, même si je ne Le voyais pas ?
– Oui, je sais que tu le pourrais.
Angelo s’enfuit sans ajouter un mot, et les enfants le regardèrent disparaître dans le lointain.
– C’est un drôle de petit garçon, dit Laurie. Que je voudrais qu’il parle à maman ! Je crois vraiment qu’il va aller à l’église quand il n’y aura personne.
– Il ne sait rien, n’est-ce pas ? dit Greg un peu méprisant.
– Il sait chanter ! fut la riposte enthousiaste de Laurie.
Grégory en fut accablé, et n’essaya plus de le critiquer.
Chapitre 6. « Un jour de congé avec maman »
Le comte paraissait las et irrité. Il était assis au piano, et Angelo, la figure bouleversée, se tenait debout devant lui.
– Ah ! Stupide enfant ! Comme tu tortures mes nerfs et me brises la tête ; tu me fais bondir à chaque note ! Elles sont comme des cris de chouette ! métalliques, discordantes, presque fades !
Être « fade » était un crime affreux et déshonorant. Le sang monta aux joues de l’enfant, et les larmes lui vinrent aux yeux. Ses mains se joignaient et se crispaient nerveusement. Le comte frappait toujours passionnément sur le splendide instrument. Angelo essaya vainement de le suivre. Le comte s’arrêta brusquement, porta ses mains à sa tête, et Angelo éclata en sanglots.
– Je suis effrayé ! sanglota-t-il. Quand vous me faites peur, je ne peux pas chanter !
– Est-ce que je te bats à coup de fouet ? Est-ce que je te secoue par les oreilles et par les cheveux pour t’apprendre la musique ? Tu aurais besoin d’être élève de M. Capello. Il t’apprendrait ce que c’est que la peur ! Vas-tu devenir un pauvre poltron parce que tes notes discordantes m’affolent et me déchirent l’âme ?
Angelo essuya ses yeux et se redressa.
– Je ne serai pas un poltron, dit-il, je veux chanter, mais cette musique est trop violente pour moi.
Le comte se leva du piano et se jeta dans un fauteuil. Ce n’était pas la première fois qu’il se trouvait incapable de transmettre son état d’âme à son élève.
– C’est la faute de ma tête, aujourd’hui, murmura-t-il comme excuse. J’ai oublié que les aspirations agitées et les passions d’un homme ne peuvent pas trouver une expression dans l’âme d’un bébé. Nous ne ferons plus de musique pour aujourd’hui, petit. Tu n’as pas la voix qu’il me faudrait entendre en ce moment. J’ai de violents maux de tête. Assieds-toi et joue-moi quelque chose de doux.
Angelo s’assit au piano ; ses petits doigts glissèrent doucement sur les notes, avec un peu d’indécision au début, puis frappant un accord, il se mit à chanter. C’était le cantique que Laurie lui avait appris, et qui n’avait cessé de retentir depuis lors dans son cœur et dans son esprit. La joie simple des paroles, le doux appel qui commençait chaque strophe :
Doucement Il nous appelle
Enfant, Le connais-tu…
saisit d’un étrange étonnement l’esprit inquiet et tourmenté du comte. Après sa musique passionnée, cette douce mélodie de cantique éveilla soudain en lui de lointains souvenirs.
Ces paroles le ramenèrent au temps – depuis si longtemps oublié ! – où il balbutiait, à genoux près de sa mère, sa prière enfantine.
Quand la voix d’Angelo s’éteignit, il y eut un profond silence durant quelques instants.
– Où as-tu appris cela ? demanda le comte d’une voix rauque.
– Cette petite fille me l’a appris – celle dont je vous ai parlé et que j’ai rencontrée dans le bois. Elle m’a appris les paroles sur lesquelles j’ai simplement improvisé une musique.
– Laisse-moi, je veux être seul.
Angelo obéit. Il fit une promenade dans le jardin. Les mots mêmes du cantique lui avaient fait ressentir à nouveau le désir de visiter l’église.
– « Enfant, Le connais-tu ? » murmura-t-il, j’irai maintenant et je L’y trouverai.
Il se glissa hors du jardin, longea l’allée verte et déboucha sur la grande route qu’il suivit pendant environ cinq cents mètres, puis, traversant la lande, il se trouva à côté de la petite église du village.
Elle était située juste à l’entrée du groupe de maisons, et comme à cette heure tranquille de l’après-midi la plupart des villageois prenaient leur repas, il put entrer inaperçu dans la cour. En s’approchant de la porte de l’église, il crut un instant qu’elle était fermée. Mais, après qu’il ait fait beaucoup d’efforts, la lourde porte s’ouvrit et il entra timidement dans l’édifice. C’était une église ancienne. L’intérieur en était sombre. Les vitraux magnifiques ne laissaient pas pénétrer les rayons du soleil. Il considéra les bancs et la haute chaire avec étonnement. Si étrange que cela puisse paraître, il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu l’intérieur d’une église, et il se sentait timide et apeuré… Où devait-il dire les paroles qui éclataient dans son cœur ?
Il réfléchit un moment, puis se souvint des paroles de Laurie : « L’église a une flèche parce qu’elle pointe vers Dieu ». Jésus et Dieu vivent tout là-haut dans le ciel.
– Je voudrais m’approcher d’eux autant que possible, se dit-il.
Il monta les escaliers de la chaire, y entra et se mit sur l’agenouilloir. Sa petite tête dépassait juste le rebord de la chaire. Il jeta un regard effrayé sur l’église sombre et silencieuse, puis il parla :
– Je suis venu pour Te rencontrer, Seigneur Jésus. Tu m’appelles et je suis venu. Je sais que Tu m’aimes et que tu me prendras par la main. Tu me donneras de la joie quand mon cœur sera triste. Le cantique le dit : « c’est pour te rendre heureux, mon enfant », et Laurie assure que c’est vrai. Je crois, Seigneur, que Tu es mort pour moi. Apprends-moi à mieux Te connaître.Tu vois, je suis venu parce que Tu m’as appelé.
Il ne s’attendait pas à recevoir une réponse. Mais cependant il s’arrêta et le sentiment d’une douceur inconnue se glissa dans son âme. Puis, se rendant compte qu’il devait quitter l’église, il éleva les mains avec un cri passionné :
– Oh, viens avec moi, Jésus ! Viens. Tu vis avec Laurie et son frère. Vis aussi avec moi dès aujourd’hui ! Viens avec moi maintenant !
Doucement il se glissa hors de l’église et franchit la lande, courant lestement avec l’idée confuse d’empêcher l’invisible Présence de le quitter. Il arriva enfin chez lui.
Une fois au jardin, il se dirigea vers une vieille tonnelle délabrée et, certain qu’on ne pouvait l’entendre de la maison, il éleva sa voix pure d’enfant, et chanta de nouveau le cantique avec une assurance triomphante.
Quelques jours après, Laurie et Grégory eurent un grand sujet de joie. Après avoir lu son courrier à déjeuner, leur mère leva la tête en souriant :
– Voici une surprise, mes enfants. Mlle Bernard envoie sa calèche pour nous emmener tous aux Tours Rondes. Aimeriez-vous y aller ? Elle voudrait que nous passions la journée avec elle. Je crois que nous allons prendre un jour de congé et partir.
Les yeux de Laurie étincelèrent. Tout endroit nouveau avait une étrange fascination pour elle. Elle s’imaginait les Tours Rondes comme une espèce de palais enchanté et, dans son excitation, elle saisit son frère par le cou, l’étouffant presque.
– Oh ! Greg, nous allons monter dans une calèche ! Et pas de leçons !
– Y aura-t-il des tartes à la confiture comme dessert ? demanda Grégory, essayant avec peine de se dégager de l’étreinte de sa sœur.
Un jour de congé avec maman était une chose très rare. Lorsque la calèche arriva, les enfants s’y installèrent, vêtus de leurs plus beaux habits. Les deux chevaux partirent alors au trot sur la grande route, tandis que Laurie tournait vers sa mère des yeux brillants :
– Nous pouvons faire semblant que cette calèche est à nous, n’est-ce pas ? dit-elle.
– Nous l’aimerions deux fois moins dans ce cas, dit sa mère en riant. Peut-être qu’un jour nous en aurons une, ma chérie, et alors peut-être que tu ne voudras pas t’en servir.
– Oh si ! bien sûr que je voudrai. Crois-tu que nous serons vraiment riches ?
– Comme la dame qui vit dans une grande maison et qui a des chiens ? ajouta Grégory. J’aimerais une maison comme celle-là, avec des vaches qui me donneraient un verre de lait chaque fois que j’en voudrais, et des poules qui me pondraient un œuf pour déjeuner tous les jours, et quelqu’un pour me lacer mes souliers et ranger mes jouets.
– J’aimerais, dit Laurie rêveusement, des robes de soie blanche et des perles de corail ; une très grande salle de jeu et un poney à monter ; un chien à moi, des lapins, des souris blanches et des canaris ; une belle serre remplie de fleurs et un jet d’eau qui jaillirait et retomberait dans un bassin plein de poissons rouges, et des fraises toujours mûres.
– Tu es plus ambitieuse que ton frère, dit Mme Oliver, en riant. Maintenant, je vais vous dire ce que j’aimerais, moi : une gouvernante qui veillerait aux repas, et dirigerait toute la maison sans que j’aie à m’en inquiéter. J’aimerais un petit salon frais et tranquille rempli de jolies choses. Il serait si calme et apaisant que je pourrais m’y étendre et ne penser à rien si j’en avais envie. Ensuite, je voudrais une splendide bibliothèque et une bourse qui ne se viderait jamais, jamais.
– Oh ! J’aimerais bien cela, interrompit Greg. Alors j’achèterais ces gros gâteaux ronds qui coûtent un sou chacun.
En plaisantant de la sorte, le temps s’écoula rapidement. La calèche roulait près des haies parfumées, passait à travers de petits villages aux toits couverts de chaume, montait et descendait les pentes. Ils longèrent une avenue bordée de tilleuls en fleurs et arrivèrent devant une maison en briques rouges battue des vents, avec une très large entrée précédée d’un escalier de pierre : Les Tours Rondes.
Le hall, tout ensoleillé, était plein de fleurs. On leur ouvrit le salon et Mlle Bernard se leva de son bureau pour les recevoir. Laurie pensa que cet endroit devait être la chambre que maman aimerait avoir pour elle quand elle serait riche. C’était un petit endroit très clair et intime, rempli de vieilles porcelaines magnifiques et de très belles peintures.
Mlle Bernard les embrassa tous chaleureusement. Elle installa Mme Oliver dans un fauteuil, puis se tourna vers les enfants :
– Je me demande ce que vous aimeriez faire… Voici des vieux volumes d’ « Histoires pour les enfants », voulez-vous les porter dans la serre pour les regarder ? Vous y trouverez des chaises.
Laurie accepta joyeusement. Bientôt, assise parmi les fleurs, elle se sentit comme dans un royaume de fées, et pendant un long moment, elle ne put faire autre chose que de les regarder. Quant à Greg, les images étaient plus de son goût et, de temps en temps, sa petite âme avide reprenait le dessus.
– Que penses-tu que nous ayons pour dîner, Laurie ?
La fillette fut d’abord choquée et indignée, puis elle se mit à considérer la chose.
– Peut-être du poulet…
– Et des tartes aux pommes ?
– Peut-être.
Les fleurs, les images et la perspective d’un bon dîner dans cette belle maison étaient plus qu’il n’en fallait pour occuper les pensées des enfants.
Lorsqu’ils entrèrent enfin dans la salle à manger pour le repas de midi, il y avait là plusieurs étrangers. M. Bernard était un homme grand, mince, aux joues bien rasées et aux lèvres rieuses. Il aimait à faire des jeux de mots, et quoique Laurie l’eût déjà rencontré une ou deux fois à Londres, elle en avait un peu peur. Il y avait deux autres messieurs : un jeune homme à la longue moustache blonde qu’il tirait d’un air pensif après chaque phrase. L’autre était un personnage au teint basané, à l’air sévère, qui disait d’une voix douce les choses les plus étranges, ce qui provoquait sourires ou éclats de rire à chacune de ses remarques. Il y avait une grosse dame rieuse, aux doigts pleins de bagues, et une jeune fille blonde qui paraissait s’amuser énormément. Tout le monde discutait et riait, et les yeux graves de Laurie prenaient note de tout. Grégory, lui, était tout absorbé par les bonnes choses servies sur son assiette. Une fois, il s’oublia jusqu’à s’écrier avec ravissement pendant un de ces silences soudains, si fréquents dans toute conversation : « C’est un festin de roi, je veux le manger tout ! ». Il fut rempli de confusion par les rires qui suivirent ces paroles, et quand le jeune homme aux moustaches blondes se mit à lui présenter rapidement tous les plats qu’il pût saisir, Greg glissa de sa chaise et courut enfouir sa tête sur les genoux de sa mère.
Celle-ci fit cesser les rires, et renvoya son fils à sa place.
– Les enfants sont si délicieusement sincères ! dit la grosse dame.
– Et la sincérité est toujours amusante, dit l’homme basané.
Laurie perdit souvent le fil de la conversation qui suivit, mais elle fixait d’un regard admiratif sa mère qui paraissait si parfaitement à son aise dans cette joyeuse compagnie. Et aucune autre personne, pensait la loyale petite enfant, n’est si jolie et si douce qu’elle.
De temps en temps on disait des choses qui intriguaient complètement la petite fille.
– Puisque nous parlons métier, dit l’homme blond, laissez-moi vous donner une idée générale. Ne tuez pas les méchants, ni les mauvaises personnes – laissez-les simplement disparaître.
– Vous voulez dire, faites-les disparaître ?
– Parfaitement. Il y a mystère, et la crainte de les voir reparaître soutient l’intérêt.
– Et quand reparaissent-ils ?
– Jamais ! Fermez le livre, doucement, après leur disparition.
– Je n’aime pas les conclusions vagues, dit la grosse dame, je tue toujours franchement quand je vois que c’est nécessaire.
– Le public aime beaucoup mieux voir les bandits malmenés.
– Et vous, Mme Oliver, qu’en pensez-vous ? Êtes-vous de celles qui pratiquent le meurtre ?
– Je ne tue jamais, dit Mme Oliver en souriant, à moins qu’il n’y ait aucun autre moyen d’en sortir. J’ai tué quelqu’un, une fois, mais ce fut à grand regret.
– Oh, je sais, dit la jeune fille blonde, c’était Flora Gauty. J’ai pleuré sur elle. Je ne pensais pas rencontrer un jour son meurtrier.
La conversation continua, mais Laurie n’en écouta pas davantage. Son cœur battait violemment, et elle se sentait défaillir. Rêvait-elle ? Sa maman, sa douce, sa tendre petite maman avait-elle dit, d’un air calme et indifférent, qu’elle avait tué quelqu’un, une fois… ? L’enfant laissa son repas intact sur son assiette. Lorsque le dîner fut fini, on leur permit d’aller courir et jouer au jardin.
Grégory s’étonna de l’humeur silencieuse de sa sœur.
– Viens donc courir avec moi, Laurie, supplia-t-il. C’est un si grand et beau jardin ! Qu’as-tu ? As-tu mal ?
Elle avait mal, en effet, mais sa douleur était trop profonde pour être épanchée. Le soleil, les fleurs, le beau jardin, tout lui paraissait voilé. Elle s’assit sur la pelouse sous un vieil ormeau.
– Laisse-moi, Greg, et va jouer. Je veux maman… oh, je veux maman !
Chapitre 7. « Tu as dit que tu l’avais tuée ! »
Un moment après, Mme Oliver descendit au jardin, parlant sérieusement avec M. Bernard.
Laurie se leva, accourut, et glissa sa petite main dans celle de sa mère. Mme Oliver lui sourit !
– Fatiguée de courir, ma chérie ?
– Je voudrais rester avec toi ! dit la fillette à voix basse.
Mme Oliver reprit alors sa conversation, Laurie à ses côtés.
– Je ne peux pas entreprendre davantage, M. Bernard. Il ne faut pas me tenter !
– C’est une si belle occasion !
– Je devrais aller à l’étranger pour étudier l’endroit.
– Pourquoi pas ?
– La dépense serait trop forte.
– Mais vous seriez amplement dédommagée ensuite.
– Je n’ai pas sous la main l’argent nécessaire.
– Laissez-moi vous l’avancer.
– Merci ; mais je ne pourrais pas me permettre cela.
– Je vous assure que ce ne serait qu’un arrangement d’affaires. Je connais vos scrupules extrêmes en ce qui concerne les prêts. Vous les considérez donc comme des dettes ? Mais en ce cas vous perdez une occasion magnifique.
– J’ai des enfants, et je me dois à eux, avant tout. J’essaie de ne pas les négliger, et je crois que je fais mon devoir. Je viens de m’installer ici, il ne faut pas m’en distraire.
-Mais il faut être plus ambitieuse ! Donnez une bonne gouvernante à vos enfants, et laissez-les avec elle. Vous devriez être entièrement libre avec le talent que vous possédez. N’ayez pas peur de dépenser. Vous vous faites un très bon revenu.
– M. Bernard, vous êtes mon ami et mon banquier ; vous savez où va mon argent.
M. Bernard sourit tranquillement.
– Votre conscience délicate vous joue des tours, dit-il. Quand le créancier est satisfait, il n’y a pas de dettes.
– Il y en aura jusqu’à ce que j’aie payé le dernier sou !
Mme Oliver parlait avec animation. Puis elle ajouta, plus doucement :
– Je ne crois pas que la gêne résultant d’un revenu très faible puisse nous faire du mal, ni à moi, ni à mes enfants. Cela nous donne des habitudes de soin, d’abnégation et d’indépendance. Je ne voudrais pas qu’il en fût autrement.
Il y eut un silence. Puis M. Bernard dit, d’un ton différent :
– Voulez-vous m’envoyer ces articles dont je vous parlais il y a quelques temps ?
– Oui, je le ferai.
Laurie écouta tout ceci, étonnée d’entendre les grandes personnes parler de sujets aussi peu intéressants que les « revenus », les « circonstances », les « créanciers », etc. Et dans sa petite tête l’horrible pensée la tourmentait toujours : Maman a tué quelqu’un, son nom était Flora Gauty, et elle en a ri ! Mais, elle eut beau essayer, elle ne put prendre sa mère à part un seul instant pour lui en parler. D’ailleurs, elle n’osait même pas se répéter l’affreuse phrase qui lui gâtait sa journée et obscurcissait même le soleil autour d’elle ! Mlle Bernard et les autres invités sortirent bientôt, et Laurie, voyant sa mère entourée, rejoignit Grégory. Celui-ci avait engagé une conversation très animée avec un petit garçon qui arrachait les mauvaises herbes d’une allée. Mlle Bernard et la grosse dame passèrent près d’eux. Elles s’arrêtèrent en voyant les enfants, et cette dernière posa la main sur l’épaule de Laurie.
– Ce sont ses enfants, n’est-ce pas ? Heureux enfants d’avoir pour mère un tel génie. C’est ravissant de la voir ainsi entourée. Sa plume est si étonnante que je m’étais fait d’elle une idée toute différente. C’est un grand plaisir pour moi de l’avoir rencontrée.
Laurie se retourna vivement :
– Savez-vous l’histoire de la plume merveilleuse de maman, qui fait de l’argent ? demanda-t-elle.
– Je crois que toute l’Angleterre connaît la plume de votre mère, dit la grosse dame, éclatant de rire comme elle s’éloignait. Je voudrais seulement pouvoir retenir mon public aussi bien !
Une couleur rose monta aux joues de la fillette. Toute l’Angleterre connaît la plume de maman ! Quelle merveille ce devait être ! Et que faisait-elle donc ? se demandait Laurie.
Chacun fut invité à prendre une tasse de thé et bientôt la calèche arriva pour les emmener. Grégory babilla gaiement tandis que sa sœur se tenait tranquille. Mme Oliver la regarda tendrement :
– Je crois que tu ne t’es pas beaucoup amusée, n’est-ce pas, ma chérie ?
– Non, pas beaucoup, dit-elle sincèrement.
– Tu n’es donc pas bien ? Je n’aime pas te voir si boudeuse. J’ai eu beaucoup de plaisir, aujourd’hui, et j’espérais que tu en aurais eu aussi de ton côté.
La figure de l’enfant s’empourpra. Elle ne pouvait pas dire ses pensées à sa mère. Elle était assise en face d’elle, et de temps en temps, Mme Oliver rencontrait son regard fixé sur elle, grave, triste et scrutateur, et elle en était inquiète.
– Je crois qu’elle a mal et qu’elle est de mauvaise humeur, dit Grégory.
– Je ne suis pas de mauvaise humeur, dit Laurie.
– Qu’as-tu ?
– Je crois que je me sens un peu triste…, et la fillette, confuse, détourna la tête sous le regard insistant de sa mère.
Mme Oliver n’insista pas davantage. Elle savait que tous les chagrins seraient dévoilés à l’heure du coucher, et, laissant Laurie à ses réflexions, elle porta son attention sur son petit garçon. Ils étaient tous les deux bien las, en arrivant, et Greg s’endormit dès que sa tête toucha l’oreiller. Mais Laurie ne dormait pas quand sa mère vint vers elle. Sa petite figure était pâle et bouleversée. Mme Oliver s’assit à côté d’elle et écarta d’une main très tendre l’épaisse chevelure de son front. Elle ne parlait pas, et son silence donna du courage à l’enfant :
– Maman, si je tuais… une… un… oiseau, est-ce que ce serait méchant ?
– Si c’était par accident, non, ma chérie. Je crois que tu ne serais jamais assez cruelle pour le faire exprès.
– C’est cruel de tuer, maman ?
– Très cruel ; à moins qu’on ait une bonne raison de le faire.
Laurie se souvint des paroles de sa mère : « il n’y avait pas d’autre moyen d’en sortir » ; mais elle ne se sentit pas consolée.
– Et les grandes personnes sont obligées de se tuer les unes les autres quelquefois, maman ?
– Jamais ! dit Mme Oliver, avec horreur ; puis elle ajouta vivement : sauf en cas de guerre, naturellement.
– As-tu été à la guerre, maman ?
– Non, chérie. Pourquoi ? Qu’est-ce qui te tourmente ? Dis-le franchement à maman. As-tu tué un crapaud ?
– Non, non ! Et la fillette frissonna. Puis, se relevant, elle jeta ses bras au cou de sa mère et cacha sa tête sur son épaule.
– Oh, maman, je ne sais pas comment le dire, mais j’y pense continuellement ; c’est ce qu’Esther a lu dans le journal… un jour une femme avait tué sa petite fille ! Tu ne trouveras jamais bon de me tuer, moi, maman ! Oh, dis-moi que non !
Mme Oliver était de plus en plus intriguée et effrayée. Elle sentait Laurie toute tremblante et ses petites mains étaient d’une chaleur fiévreuse.
– Ma petite fille ! Comment peux-tu dire de si terribles choses ? Crois-tu que maman te fera jamais le moindre mal ?
Laurie éclata en sanglots.
– Mais tu as dit que tu l’avais tuée, maman, et une dame t’a donné cet affreux nom : un… un… meurtrier !
– Qui ai-je tué ? dit Mme Oliver, se demandant si son enfant délirait.
– Flora Gauty. Je me souviens de son nom. Était-ce une petite fille, maman ?
La lumière se fit aussitôt dans l’esprit de Mme Oliver et elle poussa un grand soupir de soulagement. Elle ne sourit pas, quoique tout d’abord elle en eût envie, car elle voyait quelle terrible expérience sa petite fille traversait.
– Ma Laurie chérie, sèche tes larmes et écoute-moi. Je peux t’expliquer tout cela. Je n’ai jamais vraiment tué quelqu’un, et tout cela est un gros malentendu. Ce n’est pas étonnant que tu aies été si malheureuse, puisque tu avais cette affreuse pensée dans ta petite tête. Je crois qu’il faut que je te dise maintenant ce que fait ma plume et comment je gagne de l’argent. C’est en écrivant des livres. Je ne te l’ai jamais dit, parce que je n’aime pas du tout qu’on en parle. Mais je voudrais que tu l’aies su avant d’entendre cette stupide conversation à dîner.
Laurie regardait sa mère avec des yeux tout ronds, sans pouvoir dire un mot.
– Tu aimes les livres et les images, n’est-ce pas ? continua sa mère… Eh bien, les grandes personnes les aiment aussi, et j’en écris, beaucoup ; des récits et des essais que tu trouverais bien monotones. On parlait de mes livres, à dîner, et « Flora Gauty » est la jeune fille d’un livre qui a été noyée dans une inondation. Je l’ai fait mourir dans mon histoire, et c’est ce que je voulais dire en disant que « je l’ai tuée ». Elle n’était pas du tout une vraie personne. Comprends-tu, chérie ?
Laurie fit signe que oui, mais elle se remit à pleurer.
– Je ne sais pas pourquoi je pleure, sanglota-t-elle, je suis si contente ! Je savais bien que tu ne voudrais pas tuer quelqu’un ; seulement, je ne pouvais pas comprendre.
– Maintenant couche-toi et dors comme une gentille enfant. Tu es exténuée.
Mme Oliver embrassa sa fillette et la remit sur ses oreillers. Après un ou deux petits sanglots, les yeux bruns se fermèrent doucement, puis s’entrouvrirent tout ensommeillés.
– Maman !
– Chérie ?
– C’est une plume merveilleuse, n’est-ce pas, qui écrit des livres ?
– Oui, certes, dit Mme Oliver en souriant et elle sortit de la chambre en se disant : Voilà pourquoi on ne devrait jamais amener des enfants à un dîner littéraire !
Le lendemain, Laurie se leva gaiement comme une joyeuse petite personne qu’elle était. Naturellement, elle ne dit jamais à Greg la cause de son chagrin, et pendant longtemps ils discutèrent de leur visite aux Tours Rondes. Esther dut écouter les brillants récits sur la maison et le jardin.
– C’est beaucoup plus agréable que le hall, où habite Mlle Monteil, dit Laurie. Cela paraît plus aimable, dedans et dehors.
– C’est la première fois que j’entends parler de l’amabilité d’une maison, dit Esther avec un sourire.
– Eh bien, vous ressentez que tout le monde vous aime et que les arbres et les fleurs connaissent aussi ce sentiment-là, n’est-ce pas ?
Esther secoua la tête et n’en dit pas davantage.
Mlle Monteil n’avait pas gagné le cœur des enfants. Si Laurie la voyait venir sur la route où Greg et elle se promenaient, elle grimpait par-dessus une barrière ou se cachait derrière un arbre jusqu’à ce qu’elle fût passée. Greg, seul, continuait placidement sa promenade. Une après-midi, Mlle Monteil le rencontra ainsi, et l’arrêta.
– Tu es trop petit pour être si loin de chez vous. Où est ta sœur ? Je croyais qu’elle prenait toujours soin de toi.
– Oui, elle prend soin de moi, à moins que je ne le fasse, moi, tout seul, dit l’enfant, imperturbable.
– Où est-elle ? répéta Iris, le regardant sévèrement et croyant que l’enfant voulait être impertinent.
Grégory fixa son interlocutrice, les yeux et la bouche grands ouverts, puis dit pensivement :
– Je crois qu’elle est quelque part sur terre.
– C’est une petite sotte de se sauver ainsi en te laissant.
Puis, tout à coup, voyant derrière un arbre un coin de robe d’indienne, Iris s’avança et saisit Laurie par les épaules : « Pourquoi te caches-tu ? Ne dois-tu pas prendre soin de ton petit frère quand vous êtes dehors ? »
– Je me cachais seulement de vous, dit Laurie d’un air confus.
– Te cacher de moi ! s’écria Iris, vraiment étonnée. Pourquoi te cachais-tu de moi, je t’en prie ?
– Parce que… parce que vous me posez des questions, murmura la fillette.
– Je te ferai dire ton catéchisme tout d’un trait, si tu ne prends pas garde, dit Iris en riant, mais d’un air un peu vexé. Ainsi tu es une trop grande dame pour qu’on puisse te questionner ? Je me demande jusqu’où iront les enfants ! – Savez-vous que je vais organiser un festin dans les prés pour les enfants des écoles ? J’allais justement chez votre mère pour lui demander de vous y laisser venir. Mais si vous vous cachez de moi, vous n’aimerez sans doute pas y aller.
– Si, je crois que je voudrais, dit Laurie doucement.
– Moi, j’aimerais beaucoup, dit Grégory avec un large sourire. J’aime le foin. Laurie et moi avons essayé d’en couper l’autre jour dans notre jardin. Nous avons coupé des tas d’herbes avec des ciseaux, mais ça faisait affreusement mal aux doigts !
– Peut-être que je ferais mieux de vous inviter tout seul, alors, dit Iris, je n’aime pas les enfants qui se cachent de moi.
Laurie rougit, puis ses sentiments l’emportèrent sur sa timidité :
– Greg ne pourrait pas aller vous voir à moins que je n’y aille aussi. Je suis sa gardienne, maman me l’a dit. Je suis fâchée de m’être cachée derrière un arbre. Je ne le ferai plus.
– Alors nous n’en parlerons plus, et j’attends Grégory et sa gardienne samedi après-midi, à deux heures, si votre mère vous permet de venir.
Elle leur fit un petit signe de tête et s’éloigna.
Les deux enfants étaient fous de joie.
– Je crois que c’est une très gentille dame, Laurie. Ce sera une vraie partie de plaisir, n’est-ce pas ? Il y aura beaucoup d’enfants pour s’amuser. Oh ! Que je voudrais que ce soit samedi, aujourd’hui.
Ils ne purent parler d’aucune autre chose jusqu’au samedi. Leur mère avait été invitée, mais elle dit qu’elle ne pouvait pas prendre le temps d’y aller. Iris fit alors le plaisir à Esther en lui demandant d’accompagner les enfants.
Le temps était magnifique. Iris, toute réjouie et contente de voir s’amuser tous les enfants du village, se montra très bonne hôtesse. Laurie se lia d’amitié avec la petite fille du pasteur de la paroisse voisine. C’était une enfant d’une dizaine d’année, qui avait avec elle trois jeunes frères qu’elle essayait vainement de discipliner :
– J’en viens à bout à la maison, mais quand nous sortons ils n’aiment pas que je les gronde. Maman est malade et nous avons à la maison un tout petit bébé qu’elle soigne. Je surveille tous les autres.
– Les garçons sont assez turbulents, dit Laurie adoptant le ton raisonnable de sa nouvelle amie. Greg me donne beaucoup de peine, car j’en prends soin, tu comprends.
– Ce doit être facile avec un seul, soupira Pauline Robert. Nous sommes très pauvres et je raccommode leurs bas et leurs chaussettes. Il y a toujours des trous.
– Moi, je ne travaille pas beaucoup, confessa Laurie, Esther raccommode nos bas.
– Je le fais pour épargner de la peine à maman, dit Pauline. Vous devriez voir maman ! Elle est aussi belle et aussi bonne qu’un ange. Elle m’appelle sa « joie ».
– Elle ne peut pas être plus gentille que maman ! dit Laurie vivement. Elle m’appelle la gardienne de Greg ; j’aime ce nom, et toi ?
Tel fut leur genre de conversation. Pauline ne se prêtait pas aussi gaiement que Laurie aux courses dans le foin. Les tourments de la vie pesaient déjà lourdement sur ses épaules. Mais sa nouvelle amie la trouvait charmante et l’embrassa avec ferveur, en partant :
– Je ne connais pas de petite fille ici, et seulement un petit garçon, à part Greg. J’aimerais que tu viennes prendre le thé avec moi, un jour, je le demanderai à maman.
Les yeux de Pauline brillèrent :
– J’aimerais beaucoup venir chez toi, si maman me le permet, si elle n’a pas besoin de moi. Et peut-être que lorsque nous aurons une fête, un anniversaire, tu pourrais venir dîner avec nous. Nous avons toujours un gâteau les jours de fête.
Elles se séparèrent grandes amies, et Laurie rendit compte de sa journée à sa mère, en disant :
– Le foin était délicieux, et les jeux, et le thé aussi. Mais le plus charmant, c’était Pauline ; c’est une petite fille si sérieuse que je suis sûre que tu l’aimerais.
– Je l’espère, répondit sa mère en souriant. Mais elle doit être plus âgée que toi.
– Oui, c’est vrai ; mais, vois-tu, nous nous ressemblons beaucoup. Elle a des petits frères à garder, et moi j’ai Greg. Nous avons parlé – ses yeux prirent un air grave – de la peine qu’ils nous donnent.
Alors Mme Oliver saisit sa petite fille et la serra contre elle.
– Oh, ma chérie, j’espère que je ne fais pas de toi une petite vieille ! Je ne veux pas que tu sois « sérieuse » comme tu dis. Je veux que tu sois une enfant heureuse et insouciante. C’est cette terrible mais nécessaire littérature qui m’absorbe tant !
Chapitre 8. « Sans un ami au monde ! »
… Alors, Angelo, nous faisons naufrage… Cela commence toujours comme cela. Naturellement, nous devrions être dans l’eau, mais nous ferons comme si nous y étions. Vois-tu, je vais essayer d’arriver à cette grosse pierre… Maintenant, j’y suis. Trouves-en une pour toi ou bien tu seras noyé. Vite ! Vite ! Il y a un requin derrière toi !
– Moi je grimpe sur un arbre ! s’écria Grégory.
– Mais non, ce n’est pas ça ! Les arbres ne poussent pas dans la mer.
– C’est une grande montagne, dit Greg rapidement, j’ai failli me noyer en tombant à la mer, mais maintenant je ne risque plus rien. Je suis sur une île. Et toi, Angelo, où es-tu ?
– Sur un grand rocher, comme toi.
– Il ne faut pas dire ça. C’est une île. Je suis toute mouillée et j’ai froid et bien faim, mais je suis si contente d’être sauvée ! Et toi, Greg ?
– Je suis en grand danger ! Un ours grimpe vers moi d’un côté et un renard de l’autre, et une grosse baleine me mord le doigt de pied !
– Et toi, Angelo ? Tu ne dois pas rire, tu sais c’est très sérieux !
Angelo essaya de se mettre dans l’esprit de ce jeu merveilleux :
– Les vagues bondissent sur moi et m’emportent presque ! s’écrie-t-il. Les éclairs m’ont rendu aveugle et le tonnerre retentit de tous côtés. J’étends les bras, je ne touche rien ! Mes yeux sont clos, et je ne verrai jamais plus ! Plus de soleil, ni de fleurs, ni de maisons, ni d’amis. Je ne suis qu’une épave.
– Oh, que c’est beau ! murmura Laurie. Maintenant c’est mon tour. J’aurais dû penser à être une épave, c’est un très beau mot. J’ai si froid, mes dents claquent et ma langue est sèche et brûlante. Je veux manger et boire. Je deviens très malade. Que pourrais-je manger ? Mes vêtements sont tous trempés. Peut-être que je pourrais manger mes souliers, ce serait mieux que rien. Ils sont très durs. Mais, oh ! que j’ai soif ! Voici une goutte de pluie… je la vois descendre. Puis-je l’attraper ? Ah !… Hélas ! Hélas ! Elle est tombée sur mon nez, je ne peux pas la boire !
– Essaye, essaye ! cria Grégory, avance la langue ! – Maintenant c’est à moi. Un alligator rouge grimpe vers moi. Il faut se battre ! Maintenant ma montagne s’enflamme par en haut et la baleine l’avale par en bas. Je vais retomber dans la mer et je serai noyé.
Les trois enfants s’amusaient dans le bois à ce jeu captivant et Laurie en était directrice en chef. Angelo les avait de nouveau rencontrés et avait exprimé le désir d’être initié au jeu des « périls ». Son imagination était très développée, et le bonheur de Laurie fut au complet lorsque du haut de son « île », il fit retentir un chant improvisé :
« Le vent impétueux souffle,
Les vagues agitées s’élèvent,
Le tonnerre retentit de tous côtés,
L’éclair brille ;
L’île chancelle,
Sur terre et sur mer tout est danger. »
– Oh, Angelo, s’écria-t-elle en se jetant impétueusement à son cou, c’est merveilleux de jouer avec toi !
Le naufrage terminé, Angelo demanda s’il n’y avait pas d’autres thèmes de « périls ».
– Oh si, dit Laurie, il y en a encore des tonnes et des tonnes. Tu comprends, je les trouve dans la Bible. J’en ai entendu un très beau dimanche dernier. C’est l’apôtre Paul qui le raconte. Il y a des voleurs et des prisons, des coups de pierres et des coups de fouet. Je l’ai retrouvé dans ma petite Bible. J’y ai mis un signet, et je le relis quelquefois lorsque je veux faire battre et bondir mon cœur ! Je voudrais que tout cela m’arrive, un jour à moi.
Ici elle leva les yeux et poussa un profond soupir, car Laurie avait vraiment l’âme d’un martyr, avec peut-être un peu trop d’amour du drame.
– J’ai appris deux versets, continua-t-elle, je vais te les réciter. Ils sont un peu difficiles :
« Trois fois j’ai été battu de battons, une fois j’ai été lapidé, trois fois j’ai fait naufrage, j’ai passé un jour et une nuit dans les profondeurs de la mer, en voyages souvent, dans les périls sur les fleuves, dans les périls de la part des brigands, dans les périls de la part de mes compatriotes, dans les périls de la part des nations, dans les périls à la ville, dans les périls au désert, dans les périls en mer, dans les périls parmi de faux frères… » (2 Corinthiens 11. 25 et 26).
C’est pour cela que nous appelons ce jeu les « périls ».
– J’aimerais le lire, dit Angelo.
– C’est dans la Bible, tu pourras le trouver quand tu rentreras chez toi.
– Mais je n’ai pas de Bible.
– Pas de Bible ! s’écria Laurie en le regardant avec compassion. Je croyais que tout le monde avait une Bible en apprenant à lire. Peut-être Ninette en a-t-elle une ?
– Je lui demanderai, dit Angelo, sa figure s’illuminant à cette idée. Est-ce un livre de contes ? ajouta-t-il.
– Ce n’est pas un livre ordinaire, dit Laurie. C’est le livre de Dieu. N’as-tu jamais lu la Bible ? C’est pour cela que tu ne sais rien de Dieu, ni de Jésus. La Bible nous raconte comment Jésus est venu sur la terre, et comment Il est remonté au ciel.
– Oh, j’aimerais bien la lire, dit Angelo, une couleur rose montant à ses joues.
– Ton gardien doit avoir une Bible, poursuivit Laurie. Je croyais qu’il n’y avait que les païens qui n’avaient pas la Bible. On ne peut pas aimer Dieu sans cela.
– Ne peut-on vraiment pas ? demanda tristement Angelo. Je crois que j’aime Jésus à cause de ce cantique que tu m’as appris. Il m’aime, dis-tu. Comment la Bible aide-t-elle à L’aimer ?
– Oh ! Elle parle de Lui, de Jésus qui guérissait les malades, de Jésus venu pour être le Sauveur du monde !
– Crois-tu que je pourrais en acheter une dans un magasin ? demanda Angelo… Seulement, je n’ai pas d’argent ; est-ce bien cher ?
– Je ne sais pas, dit Laurie. Mme Pratt vend peut-être des Bibles, mais je n’en ai jamais vu dans son magasin.
– Gardien n’aime pas que j’aille aux magasins du village. Si j’avais de l’argent, n’irais-tu pas l’acheter pour moi ?
– Oh, si !
– Je demanderai à Ninette, dit Angelo lentement. J’aimerais beaucoup en avoir une.
– Jouons encore aux « périls », dit Grégory. Le jeu continua donc avec des alternatives de gravité et de rires… Les âmes d’enfants peuvent si facilement se communiquer leurs sentiments !
Mais, en arrivant chez lui, Angelo n’oublia pas son idée. Il courut aussitôt à la cuisine pour voir Ninette. Elle était assise devant la table près de la fenêtre ensoleillée et coupait des morceaux de tissu pour fabriquer, de ses doigts habiles, un costume neuf pour Angelo. Elle chantait une petite chanson lorsque Angelo entra. Il aborda aussitôt la question :
– Ninette, avez-vous une Bible ?
– Ah, mon chéri, quelle question ! Demande ces choses-là à ton gardien. Si Ninette en a une, ce n’est pas pour un petit enfant. Comprends-tu ?
– Non, je ne comprends pas, dit Angelo, je veux en avoir une, car j’en ai besoin. Laissez-moi voir la vôtre, Ninette. Montrez-la-moi, s’il vous plaît !
– Mais elle est tout au fond de mon tiroir, là-haut, je ne m’en sers pas souvent, et le comte serait très en colère ! Non, mon petit Angelo, ce n’est pas un livre pour toi.
Rien ne put la faire céder. Angelo se rendit donc chez son gardien. Il le trouva lisant dans sa chaise longue. Depuis plusieurs jours, le comte n’était pas bien portant. Il paraissait vieilli et usé. Ses yeux s’éclairèrent à la vue de l’enfant.
– Viens me chanter, dit-il, je t’écouterai. Je ne jouerai pas, cela me fatigue trop.
– Qu’aimeriez-vous que je vous chante ? demanda Angelo.
– Chante : « Pleurs, soupirs, qu’êtes-vous ? »
Angelo se leva et chanta de son mieux. Les yeux du vieillard étincelèrent pendant qu’il écoutait l’étrange mélodie qu’il avait lui-même composée.
– Tu es doué, merveilleusement doué, dit-il, lorsque le chant cessa. Quand je ne serai plus, peut-être faudrait-il permettre au public d’en profiter et pourtant je ne peux pas oublier ma promesse.
– Vous ne me laisserez pas emmener par M. Capello ? dit Angelo, les yeux assombris de terreur.
– Oh ! Peut-être mon vieux corps se maintiendra-t-il plus longtemps que je ne le pense. Mais quand mon heure viendra, qui prendra soin de toi ? Tu as besoin d’un gardien. M. Capello est le seul qui te réclame. Tu ne peux pas vivre seul.
– Mais, Gardien, vous n’allez pas me laisser, n’est-ce pas ? Oh ! Je vous en prie, ne m’abandonnez pas ! Emmenez-moi, partout où vous irez.
Le comte rit durement.
– Tu ne me remercierais guère, mon garçon. Ce vieux corps commence à me peser. Il est usé et ne durera plus très longtemps. Je vais où vont tous les hommes, et lorsque tu seras encore jeune, je serai oublié dans ma tombe.
– Voulez-vous dire que vous allez mourir ? demanda Angelo, fixant son gardien d’un air perplexe.
Le comte ne répondit pas. Il regarda pensivement par la fenêtre, puis se tourna vers le petit garçon et l’attira doucement à lui.
– Angelo, je ne t’ai jamais parlé de ta mère. Son père et moi étions amis d’enfance. Elle quitta ma maison lorsqu’elle épousa ton père. Je ne te parlerai pas de lui. Ta mère avait un don inné pour la musique, sa voix était divine. Elle avait été élevée luxueusement, dans une atmosphère de paix et d’amour. Ton père s’empara de son argent… ce n’est pas ma faute… Ah ! Comme j’ai essayé de l’en empêcher ! Mais qui peut intervenir entre mari et femme ? Il le dépensa, puis il la força à paraître sur la scène, à chanter en public. Il vécut du succès de sa femme comme cantatrice publique. Elle – ma tendre et délicate fleurette – ne put supporter la fatigue, la dégradation d’une telle position. Je fus appelé à son lit de mort. Elle te mit dans mes bras :
« Prenez mon fils, dit-elle, il hérite du don fatal de sa mère… Faites son éducation musicale si vous voulez, mais ne le laissez jamais paraître en public. C’est ma dernière volonté. Aimez-le, instruisez-le, élevez-le comme vous l’avez fait pour moi, mais épargnez-lui la sordide, la cruelle vie des célébrités du public ! »
Je t’ai pris, et j’ai promis que tu ne mettrais jamais les pieds sur la scène.
– Et où est mon père ? demanda Angelo.
– Mort. Il ne survécut que deux ans à ta mère.
– Pauvre mère ! dit Angelo tristement, puis il ajouta en suppliant : Vous ne me laisserez pas prendre par M. Capello, n’est-ce pas ? Je mourrai comme ma mère s’il me fait faire ce qu’elle a dû faire !
– Nous n’en parlerons plus ; mon cœur souffre du passé. Mais tu n’as pas d’autre gardien que moi et si je pars, tu seras sans un seul ami au monde !
Angelo se leva pour partir, puis il se souvint de son projet.
– Gardien, puis-je avoir de l’argent ?
– Pour quoi faire ?
– Pour un livre que je veux acheter.
– Il n’y a pas d’endroit ici où tu puisses acheter des livres. Les villageois anglais sont mornes et stupides. Ils achètent leur nourriture. Ils satisfont leur corps ; leur âme n’a jamais appris à vivre !
– La petite fille dont je vous ai parlé a promis de me trouver le livre, mais elle n’a pas d’argent, et moi-même je n’en ai pas à lui donner.
– Ah ! Bien, tu n’es pas encore un mendiant ! Voici de l’argent. Combien de pièces ?… Cinq. Et montre-moi ton achat quand tu l’auras obtenu.
Les yeux d’Angelo étincelèrent quand il reçut cinq shillings dans sa petite main. D’un geste gracieux il se courba et baisa la main du comte, la seule caresse qu’il eût jamais osé lui faire ; puis il quitta la chambre, et bientôt, dans le jardin ensoleillé, on entendit chanter sa voix limpide.
Il se sentit très fier lorsqu’il donna ses cinq shillings à Laurie quelques jours plus tard.
– Il faudra m’en acheter une très belle, car c’est une grosse somme ; je n’en ai jamais eu autant.
– Je t’achèterai une merveille, répondit la fillette avec enthousiasme et je demanderai à maman de nous laisser aller demain au magasin.
– Venez jouer à cache-cache, cria Grégory de derrière un arbre. Essayez de m’attraper !
Mais Angelo ne répondit pas. Il se tourna vers Laurie et sa douce petite figure avait un air très grave.
– Je me sens triste aujourd’hui.
-Vraiment ? dit Laurie compatissante. Moi aussi, quelquefois. C’est généralement lorsque j’ai été méchante… Quand tout est passé, il reste seulement un petit goût de tristesse dans la bouche. Quelquefois je me sens triste lorsque j’imagine des histoires de choses qui m’arrivent et que je meurs à force d’essayer d’être très, très sage ! Est-ce que tu te fais des histoires comme cela, toi ?
– Non, dit Angelo, en secouant la tête. Mon histoire vraie est déjà assez triste. Avant de me donner cet argent, Gardien m’a dit des choses auxquelles je ne peux pas m’empêcher de penser.
– Était-il en colère ?
– Oh, non ; il m’a dit qu’il mourrait bientôt et que je serais « sans un ami au monde ». J’y pense continuellement.
– Oui, dit Laurie, gravement, c’est en effet une chose très triste. Mais tu aurais Ninette et Pierre.
– J’ai peur que non. J’ai demandé l’autre jour à Pierre s’il aimait l’Angleterre ; il a dit « non », mais qu’il aimait Gardien, et si Gardien partait, il s’en irait aussi. Il retournerait à son village dans la belle Normandie.
– Alors, sans doute, tu serais complètement seul, comme Robinson Crusoé.
– Probablement… et, en réalité, cela m’attriste.
– Ne pourrais-tu pas avoir un autre Gardien ? suggéra Laurie.
– Je ne connais personne. Gardien dit que la seule personne qui me voudrait c’est M. Capello, et je ne veux pas aller avec lui ! J’aimerais mieux me sauver dans les bois et vivre comme un sauvage !
– Je suis la gardienne de Greg, dit Laurie, doucement. Mais je ne pourrais pas être la tienne aussi, tu es trop grand. Je crois que Dieu serait ton gardien si tu le Lui demandais.
– Crois-tu, vraiment ? dit Angelo, sa figure s’épanouissant à cette pensée.
– Je suis sûre qu’Il le voudrait, et, naturellement, Il ferait mieux que n’importe qui, parce qu’Il voit tout, et sait tout, et ne s’endort jamais (Psaume 121. 4). Il prendrait toujours soin de toi, à chaque minute.
Angelo resta silencieux pendant un instant. Puis, tout radieux, il se tourna vers Laurie :
– Mais bien sûr, c’est ce qui est dit dans le cantique que tu m’as appris :
« Si je viens à Jésus
Il prendra ma main,
Et doucement me conduira
Dans le droit chemin ».
– Oui, dit Laurie, seulement tu as besoin d’un gardien tout particulier. Jésus fait cela pour tous les petits garçons et toutes les petites filles ; seulement il faudra Lui demander de te soigner beaucoup plus que la plupart des enfants qui ont parents, frères et sœurs, et amis.
– Et crois-tu qu’Il viendrait vraiment vivre dans la maison tous les jours et ne me quitterait jamais ?
– Je suis sûre qu’Il le fera si tu le Lui demandes.
– Je ne sais pas encore bien, dit Angelo à voix basse, s’Il vit avec moi maintenant. Quelquefois, je sens qu’Il est là ; mais très souvent je vais à l’église quand j’en doute, car je sais que là, au moins, je Le trouverai.
– Maman dit que Jésus est partout ! dit Laurie énergiquement. Et partout où tu prieras, dans la maison ou dehors, Il t’écoutera.
– Qu’est-ce que c’est que prier ?
– Oh, c’est Lui dire tout ce qu’on voudrait et Lui demander de vous rendre sage. C’est aussi Lui dire merci.
– Tu sais tellement plus de choses que moi ! soupira Angelo.
Mais il était content et fredonnait en s’en allant :
« … Il prendra ma main,
Et doucement me conduira
Dans le droit chemin ».
Chapitre 9. « J’ai trouvé quelqu’un ! »
Mme Oliver montra quelque incertitude lorsque Laurie lui annonça son désir d’aller à la boutique du village pour acheter une Bible.
– Je ne crois pas que tu puisses en trouver une, ma chérie. Je crois que tu ferais mieux de me donner l’argent pour la faire venir de Londres. Je te mènerais bien à la ville voisine, mais je n’ai pas le temps.
– Mais maman, il faudra si longtemps pour la faire venir de Londres ! Je veux l’avoir aujourd’hui.
– Eh bien ! petite impatiente, va à la boutique, et vois ce que tu peux faire.
Laurie et Grégory, très fiers, se présentèrent devant Mme Pratt et lui exposèrent leur désir.
– Eh ! mes chéris – non, non. Ce ne sont pas des livres que je vends. Nous n’avons pas besoin de bibles dans ce village. Une seule dure toute une vie, et le pasteur en donne comme récompense à l’école du dimanche. Bien sûr, les gens de la chapelle ne sont pas bien riches, mais ils les achètent au colporteur lorsqu’il vient faire sa tournée avec tout plein de jolis livres. Et les bibles, c’est bon pour ceux qui ont de l’éducation et le temps de s’asseoir pour découvrir les mystères de l’Évangile.
Cela était incompréhensible pour Laurie.
– Où pourrais-je en acheter une ? demanda-t-elle d’un air abattu.
– Bien, voyons : le pasteur vous dira tout ça. Allez lui demander. Peut-être qu’il pourra vous en trouver une tout de suite.
Alors, pleine de nouveaux espoirs, la fillette trotta avec son frère jusqu’au presbytère. Heureusement, M. Gay s’y trouvait ; il les amena vers sa femme qui tricotait dans son gentil petit salon. Lorsque Laurie eut exposé le désir d’Angelo, M. Gay dit tout bas à sa femme :
– De la bouche des enfants (Mat. 21. 16)… ma chère. Ils ont fait ce que nous n’avions pas pu faire.
Puis il porta la joie de Laurie à son comble en l’emmenant à son bureau pour lui montrer un tiroir plein de bibles neuves.
– J’en tiens toujours un stock pour les enfants, dit-il. Mais en voici une plus jolie qui fera bien votre affaire. Je pense vous la donner pour cinq shillings quoiqu’elle en vaille bien plus.
La fillette la regarda avec admiration. Elle était reliée en maroquin rouge, imprimée en beaux caractères grands et nets. Laurie aurait bien voulu la posséder elle-même.
Quelques minutes après, les deux enfants, portant leur précieux paquet, se dirigeaient vers l’allée verte de l’Ermitage. Laurie était si impatiente de le donner à Angelo, qu’elle était résolue à pénétrer hardiment dans la maison ; mais avant d’arriver au portail elle l’aperçut qu’il courait vers eux.
Il avait l’air triste, mais lorsque le paquet lui fut remis, sa joie ne connut plus de limites.
– C’est la première fois que j’ai un livre à moi, dit-il, et celui-ci est superbe. Je voudrais que nous puissions le lire ensemble au jardin, mais Gardien n’est pas bien, il est triste et de méchante humeur, et je sais qu’il ne m’approuverait pas.
– Il faut que nous partions, dit Laurie. Je suis si contente d’avoir pu acheter une bible.
– Je vais vous accompagner un bout de chemin.
Cela était très aimable de la part d’Angelo, car si impatient était-il de commencer la lecture de son nouveau trésor, il avait bien compris à la mine déçue de Laurie qu’elle aurait voulu discuter un peu.
Greg fut vite occupé, comme d’habitude, à explorer les fossés sur les bords de route, et Angelo et Laurie se trouvèrent seuls.
– Gardien ne cesse de me dire qu’il va me quitter, dit Angelo. Cela m’effraye, mais je viens de lui dire que je pensais pouvoir trouver un autre gardien. Je ne lui ai pas encore dit qui c’était, parce que je voulais t’en parler encore. Tu comprends, Gardien m’a dit ce matin que je n’aurais pas d’argent lorsqu’il serait parti. Il est vraiment très pauvre. Il me l’a dit. Tout son argent lui a été enlevé par des méchantes personnes, et une bonne cousine lui en envoie chaque année. Mais s’il mourait, elle n’en enverrait plus. Penses-tu que Jésus pourrait me garder sans argent ? Tu comprends, je ne peux pas vivre sans nourriture, et où la trouverai-je ?
Le pauvre petit Angelo avait un air si inquiet et désespéré qu’il faisait peine à voir. Il avait longuement réfléchi à son avenir, et le Comte le lui avait décrit bien sombre. Mais Laurie leva la tête d’un geste assuré.
– Je suis sûre que, si tu as Jésus pour gardien, Il te donnera tout. Peut-être qu’Il t’enverra ton dîner comme à Élie. Dieu a pris soin de lui lorsqu’il n’y avait rien à manger ; la Bible appelle ça une famine. Et alors, Élie est allé s’asseoir près d’un ruisseau, et des corbeaux lui ont apporté du pain et de la viande dans leurs becs. Dieu les avait envoyés (1 Rois 17).
Angelo sourit joyeusement.
– Mais ce serait charmant, dit-il. J’aimerais beaucoup dîner ainsi !
– Oh, certes, dit Laurie, avec conviction. Tu ne pourrais pas avoir de meilleur gardien que Jésus parce qu’Il peut tout faire et je viens de penser à une manière qu’Il pourrait employer pour t’envoyer de l’argent.
– Comment ? demanda Angelo, haletant.
– Eh bien, dans la bouche d’un poisson. Quand tu voudras de l’argent, tu iras à la rivière et si tu le demandes à Jésus, Il t’enverra un poisson. Il faudra l’attraper et lui ouvrir la bouche. L’argent en tombera. C’est ce qu’a fait Pierre (Mat. 17. 27). C’est tout écrit dans la Bible. Tu y liras tout ce que Jésus a fait.
Angelo posa encore quelques questions, puis il partit en courant et arriva à la maison, le cœur léger et content.
– Bien sûr que Jésus prendra soin de moi, se disait-il. Je vais raconter tout cela à Gardien.
Mais il ne lui fut pas permis de revoir le Comte ce jour-là. Le vieillard était très fatigué et Pierre était inquiet de ce qu’il n’acceptât pas de voir le docteur. Le Comte était mécontent et maugréait sans cesse sur sa pauvreté. L’avenir d’Angelo pesait lourdement sur son cœur. « Le petit garçon de Rosine abandonné en ce monde cruel ! » murmurait-il sans cesse. M. Capello comme seule protection ! Il faudra que je le fasse venir, et je manquerais alors à ma promesse ! »
Le lendemain il se sentit mieux, et quoique incapable de quitter sa chambre, il fit venir Angelo pour l’entendre chanter. Il demanda à Pierre de lui donner son violon et voulu accompagner lui-même l’enfant. Angelo n’aimait pas chanter accompagné du violon ; il avait une étrange aversion, presque de la jalousie, pour cet instrument et n’avait jamais voulu essayer d’en jouer lui-même, quoique le Comte eût offert de le lui enseigner.
– C’est une autre voix, disait-il. J’aime écouter quand vous en jouez, Gardien. Mais c’est du chant, et vous le faites chanter mieux que moi.
Mais ce jour-là, Angelo chanta avec obéissance pendant longtemps, au tremblant et nerveux accompagnement que tirait le Comte de son précieux instrument.
Enfin le Comte s’arrêta avec un soupir de lassitude.
– Je suis fatigué, dit-il, fatigué de corps et d’esprit.
– J’ai fait un nouveau chant, dit Angelo vivement ; je l’ai composé dans le jardin avant de déjeuner. Je l’ai trouvé dans mon nouveau livre. J’y ai pensé tout à coup, et peut-être que vous aimeriez l’entendre.
– Chante-le, alors, dit le Comte insouciant.
– Il est question du grand amour de Dieu qui a donné Son Fils unique, dit Angelo simplement.
Le Comte eut un élan de colère, mais Angelo ne s’en aperçut pas. Il ouvrit la bouche et de douces notes s’élevèrent :
« Car Dieu a tant aimé le monde,
Qu’Il a donné Son Fils unique,
Afin que quiconque croit en Lui
Ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle ».
(Jean 3. 16)
L’enfant ne se lassait pas de répéter ces mots ; il les transposait en des tons différents, et les notes revenaient, toujours les mêmes, triomphales, victorieuses, ou tendres, douces, éteintes comme en un souffle :
« Ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle. »
Il y eut ensuite un si grand silence qu’Angelo jeta à son Gardien un regard inquiet.
– N’aimez-vous pas cela ?
– Quel livre as-tu donc trouvé ?
– Cela s’appelle la Bible. Elle est remplie d’histoires. Je l’ai achetée avec l’argent que vous m’avez donné.
Le Comte poussa une féroce exclamation en italien. Puis il essaya de réprimer sa colère, car Angelo avait l’air effrayé.
– Ce n’est pas un livre pour les petits garçons ! Apporte-le-moi ici !
Angelo sortit tout perplexe. Il apporta son trésor et le posa sur les genoux du Comte avec des sentiments mêlés de fierté et de désespoir.
– Je le comprendrai, Gardien, dit-il avec un petit signe de tête décidé. Laurie le comprend, et elle m’a déjà raconté beaucoup d’histoires qui s’y trouvent.
– Laisse-moi, dit vivement le Comte. Si j’avais voulu que tu aies une Bible, je t’en aurais déjà donné une.
– Vous allez me l’enlever ? demanda Angelo d’une voix plaintive.
Le Comte ne répondit pas, mais lui montra la porte, et Angelo se glissa dehors, amèrement déçu par la perte de son beau livre.
Quelques jours se passèrent pendant lesquels l’enfant ne vit pas son gardien. Puis, une après-midi, Pierre vint à lui.
– Le Comte vous demande, Monsieur Angelo ; il est très mal aujourd’hui, et il sent… comment dire ? une douleur dans son cœur. Il est très fatigué. Réjouissez-le, et dites-lui qu’il sera bientôt guéri. Je le lui dis moi-même trois ou quatre fois par jour, mais il secoue la tête et m’appelle « vieux fou ». C’est un mot que je n’aime pas du tout. Le Comte se sent si mal qu’il m’a demandé d’aller lui chercher un médecin, et j’y cours. Mais vous, Monsieur Angelo, chantez-lui gaiement et il ira mieux.
Le Comte avait vraiment passé par de durs moments. Plus d’une fois il avait pensé à envoyer chercher Angelo, mais il redoutait ses chants. Les paroles lancées par Angelo retentissaient toujours dans ses oreilles, et ne lui laissaient aucune paix :
« Car Dieu a tant aimé le monde,
Qu’Il a donné Son Fils unique,
Afin que quiconque croit en Lui
Ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle ».
L’incrédule, sur le point de traverser la vallée de l’Ombre de la Mort (Psaume 23. 4), commençait à se rendre compte qu’il était chargé de fautes. Ce n’était pas une paisible expérience. Son passé gaspillé lui apportait de cuisants remords et son avenir inconnu, de sombres augures. Malgré tout, les douces notes résonnaient encore :
« Ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle ».
Angelo entra gaiement. Il s’était courageusement remis de sa déception, et de la perte de sa Bible.
– Cher Gardien, j’espère que vous êtes mieux. Vous serez bientôt guéri, m’a dit Pierre.
Le Comte secoua la tête avec impatience, puis tendit la main à l’enfant.
– Viens ici ! Je crains pour toi, mon garçon. Ton avenir est si incertain ! Je n’ai pas été prudent. Ah, non, j’ai fait fausse route du commencement à la fin et mon cœur en est lourd. Qui te protègera et t’aimera quand je ne serai plus là ? Tu seras un pauvre orphelin, abandonné et seul !
– Oh, non, Gardien ! Laissez-moi vous le dire ! J’ai été malheureux aussi, mais je suis content maintenant. J’espère que vous ne me laisserez pas, car je vous aime beaucoup. Mais j’ai trouvé Quelqu’un qui prendra soin de moi, me donnera de la nourriture ou de l’argent, et tout ce que je Lui demanderai. Je L’en ai prié, et je sais qu’Il le fera.
– À qui es-tu allé raconter ton histoire ? demanda le Comte avec un éclair de colère dans les yeux.
– À Jésus, dit Angelo avec douceur et respect. Il viendra vivre avec moi. Je le Lui ai demandé. Il me donnera tout ce qu’il me faut. Il est déjà mon ami, Il m’aime et me rendra heureux, comme dit le cantique… Voulez-vous que je vous le chante ?
Le Comte fut tellement surpris qu’il ne put rien dire.
Alors Angelo chanta, et en l’écoutant, le vieillard sentit les larmes lui monter aux yeux.
Pourquoi ces paroles, si simples, si enfantines, le touchaient-elles ainsi ?
« Enfant, Le connais-tu, Celui qui, plein de grâce,
Parcourut Son sentier, essuyant tous les pleurs,
Accueillant les petits, laissant partout la trace
D’un amour qui sauvait les plus vils des pécheurs ?
Enfant, Le connais-tu, Celui dont la couronne
Fût d’épines ceignant Son divin front meurtri ;
À qui le monde impie a donné pour seul trône
La croix où s’exhala vers Dieu Son dernier cri ?
Ah ! Connais-tu Jésus et Sa grâce suprême ?
C’est pour toi qu’Il vécut ici-bas en souffrant ;
C’est pour toi qu’Il est mort, ce Fils de Dieu qui t’aime,
C’est pour te rendre heureux : le crois-tu, mon enfant ? »
– Assez, petit, assez ! Je ne peux pas en entendre davantage, interrompit le Comte.
Angelo s’arrêta tranquillement ; un silence se fit.
– Mon chant vous fait-il du bien, Gardien ? demanda enfin Angelo.
Le Comte lui tendit faiblement la main.
– Tu es un bon petit enfant. Je verrai… le pasteur ici demain. Il conseillera. Va maintenant, mon enfant, et envoie-moi vite Pierre.
Angelo partit, et, comme Pierre était sorti, Ninette monta vers son maître. Elle redescendit bientôt, l’air inquiet :
– Il mourra. Il l’a dans les yeux. J’en vois le signe, et pourtant il ne veut pas… non, il ne veut pas se mettre au lit. Il me renvoie. Il veut être seul. Oh ! Pierre, pourquoi ne viens-tu pas !
Une heure après, Pierre revint avec le médecin. Ils entrèrent dans la chambre du Comte et le trouvèrent sur sa chaise longue, un livre à la main. Sa tête était penchée en avant et son doigt semblait indiquer le verset suivant :
« Car Dieu a tant aimé le monde,
Qu’Il a donné Son Fils unique,
Afin que quiconque croit en Lui
Ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle ».
Le Comte avait été rappelé de la terre, mais la dernière chose que ses yeux voilés virent en ce monde, fut la grande vérité du glorieux Livre :
« Ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle ».
Chapitre 10. Un petit « Élie »
– Laurie, as-tu vu Angelo ces jours-ci ? Esther me dit que le vieillard chez qui il habite est mort.
Mme Oliver parlait ainsi aux enfants, au déjeuner.
Laurie leva la tête en ouvrant de grands yeux.
– Je ne l’ai pas vu depuis plusieurs jours, mais il m’a dit que le Comte allait mourir. Pauvre Angelo !
– Pauvre petit ! dit Mme Oliver. A-t-il des parents ? Vous a-t-il parlé de sa famille ?
– Il n’a pas de famille, maman. Angelo était triste parce qu’il disait qu’il n’aurait plus de gardien, personne pour le soigner. Mais maintenant il ne croit plus cela ; il sait mieux.
– Que sait-il ?
– Oh, il sait que le Seigneur Jésus prendra soin de lui, n’est-ce pas, maman ?
– Et Jésus lui enverra son dîner par les corbeaux ! s’écria Grégory avec enthousiasme. C’est ce que Laurie lui a dit.
Mme Oliver ne répondit pas. Laurie reprit :
– Angelo n’aura ni argent, ni maison, ni domestiques. Et il faudra que Dieu s’occupe complètement de lui. Qui sait où il couchera ?
Mme Oliver changea de sujet. Elle paraissait mal à l’aise, ce matin-là, et tout à coup, au milieu des leçons, elle ferma les livres et se leva de sa chaise.
– Courez au jardin, les enfants, et jouez sagement ; nous ne ferons plus de leçons ce matin. Je sors.
Laurie et Grégory furent trop ravis de ce congé inattendu pour poser des questions. Ils virent bientôt leur mère se hâter sur la route conduisant à l’Ermitage… Elle revint pour dîner, tenant Angelo par la main. Il était pâle et effrayé, et se tenait très silencieux. Lorsque Laurie le vit, elle jeta ses petits bras autour de son cou et l’embrassa. Angelo éclata alors en sanglots.
– Il va rester avec nous pendant quelques jours, jusqu’à ce que tout s’arrange, dit Mme Oliver. N’aie pas peur, mon enfant, nous prendrons soin de toi.
Après dîner, Mme Oliver alla trouver à la cuisine sa fidèle servante Esther :
– Eh bien, Esther, que pensez-vous de lui ?
– J’espère que ce ne sera pas pour longtemps, dit Esther jetant un regard furtif à sa maîtresse. Ce sera une autre bouche à nourrir.
– Oh non, répondit Mme Oliver vivement, et un peu nerveusement. Mais que pouvais-je faire ? Il était de mon devoir d’aller chercher cet enfant. Il est jeune pour être seul à un tel moment ! J’ai vu une aimable jeune Française ainsi que le pasteur et le docteur. Mais le Comte est mort si subitement, paraît-il, que tout n’est que confusion. La jeune dame française et son mari ne peuvent pas se charger de l’enfant, disent-ils. Ils retournent en France presque immédiatement. M. Gay agira, je pense, mais jusqu’à l’enterrement, j’ai promis de garder Angelo chez nous. Je ne pouvais pas faire autrement n’est-ce pas, Esther ?
Esther secoua la tête avec incertitude.
– Il faut espérer que ses amis se montreront avant l’enterrement, dit-elle. Je ferai de mon mieux pour lui, Madame, jusqu’alors.
Mme Oliver eut un soupir de soulagement, puis s’en retourna à sa littérature.
Angelo accepta très calmement la situation présente. Il ne posa pas de questions. Laurie et Grégory étaient trop heureux de la présence de leur ami pour faire à son sujet des plans d’avenir.
Mme Oliver surveillait Angelo de ses yeux vigilants, mais elle ne surprit rien dans ses manières ou sa conversation qui pût lui donner de la crainte pour ses enfants. Et la tristesse calme et sincère du petit garçon lui allait profondément au cœur.
Lorsque l’enterrement fut passé, M. Gay vint la voir.
– C’est un cas bien difficile, dit-il. Il paraît qu’il n’y a pas de testament. J’ai écrit à la parente qui leur envoyait, dit-on, de l’argent, et maintenant il faut attendre la réponse. Le seul écrit que le Comte ait laissé est cette note. J’aimerais que vous la lisiez.
« J’écris ceci sachant que mes forces déclinent et que bientôt Angelo sera laissé sans gardien. Sa foi enfantine en un Gardien Tout-Puissant sera sûrement récompensée.
J’ai promis qu’il ne paraîtrait jamais sur scène. Si M. Capello offre de le prendre, il ne doit le faire qu’à la condition que cette promesse soit tenue.
Alphonse Matalio »
– Qui est ce M. Capello ? demanda Mme Oliver. Lui a-t-on écrit ?
– Non, car personne ne connaît son adresse. La jeune dame française m’a dit que le petit garçon a horreur de lui. Il lui inspire la plus grande terreur. Elle m’a supplié avec des larmes dans les yeux de ne pas l’abandonner entre ses mains. Mais que doit-on faire ? Il y a l’établissement pour les pauvres, ou l’orphelinat. C’est son seul espoir.
Mme Oliver se troubla.
– C’est un enfant si délicat ! Et il a une voix vraiment merveilleuse !
– Puis-je le voir ? demanda M. Gay. Il pourrait peut-être nous renseigner un peu sur les affaires de son gardien.
Angelo fut appelé du jardin. Le bon pasteur, en regardant ce petit corps frêle et ce visage sensible, doutait beaucoup que l’orphelinat pût constituer pour lui une atmosphère qui lui fasse du bien.
– Maintenant, mon garçon, dit-il gaiement, peux-tu nous dire si ton gardien, comme tu l’appelais, avait des plans pour toi ? N’as-tu pas d’amis qui te prendraient pour vivre avec eux ?
– Non, dit Angelo gravement. Gardien m’a dit que lorsqu’il mourrait je serais sans un ami au monde.
Il y eut un silence, M. Gay secoua la tête.
– Nous ne savons pas ce que nous allons faire, dit-il perplexe.
Angelo les regarda avec un sourire tranquille.
– Ne vous inquiétez pas, dit-il, quand Mme Oliver ne me voudra plus, tout ira bien. J’ai un autre Gardien maintenant qui va venir vivre avec moi et prendre soin de moi.
– Qui est-ce ?
– Le Seigneur Jésus, répondit l’enfant avec une joyeuse assurance.
M. Gay regarda Mme Oliver.
– Où habiteras-tu ? demanda-t-il. Quand on ne pourra plus te garder ici, où iras-tu ? La maison de ton gardien sera vide. Elle va être donnée à un autre locataire.
Mme Oliver allait parler, mais M. Gay lui fit signe de se taire.
Angelo ne demeura qu’un instant perplexe.
– Je crois, répondit-il, que je vivrai dans le bois et dormirai dans la petite chambre de la vieille tour en ruines. Je ne me sentirai jamais seul, du moins je l’espère. Laurie et moi avons relu aujourd’hui l’histoire d’Élie (lire 1 Rois 17. 1 à 6). Il s’asseyait près d’un petit ruisseau et Dieu lui envoyait son dîner. Il fera sûrement la même chose pour moi, n’est-ce pas ?
Le pasteur murmura à mi-voix :
– « Je n’ai jamais vu pareille foi ; non, pas même en Israël ».
Mme Oliver se leva vivement.
– Je me souviens, dit-elle, Élie fut envoyé à une veuve à qui Dieu ordonna de l’entretenir (lire 1 Rois 17. 7 à 16).. Mon petit Élie a été amené à la maison de la veuve, et même quand l’huile de sa cruche viendrait à manquer, elle ne le chassera jamais, car le Dieu Tout-Puissant y pourvoira toujours.
Elle attira Angelo dans ses bras et l’embrassa.
– Tu vas être un de mes enfants, maintenant. Cours, et dis à Laurie et à Grégory que tu restes avec nous.
– Ma chère Mme Oliver, dit le pasteur, j’ai honte ! Mais ma femme et moi sommes vieux et ne supportons plus les enfants. Toutefois, si nous pouvions vous venir en aide pour son…
– Non, non, M. Gay, il faut que j’aie tout ou rien. Merci beaucoup, beaucoup, cependant. Il y avait plusieurs jours que j’y pensais. C’est un si petit garçon et mes enfants l’aiment tellement que je suis sûre de ne jamais regretter cette décision.
– Ce sera un grand soulagement pour nous tous. Et, naturellement, il se peut que quelqu’un intervienne pour se charger de lui.
L’avenir d’Angelo fut donc décidé, et la seule personne qui n’approuva pas fut Esther.
Mais elle-même, après une semaine ou deux, voulut bien avouer à sa maîtresse que l’enfant lui donnait très peu de peine et ne mangeait pas beaucoup plus qu’une mouche. Angelo lui-même était très heureux. Il n’oubliait pas son ancien gardien, et quelquefois avait un souvenir attendri pour le vieux salon bizarre où il chantait, accompagné par la musique fébrile et passionnée du vieillard. Il chantait et jouait quelquefois dans le petit salon de Mme Oliver. Elle lui apprit de nouveaux chants et essaya avec lui quelques chœurs ; c’était une habile musicienne, mais pas un génie, et Angelo s’apercevait de la différence.
Une après-midi, environ trois semaines après la mort du comte, Mme Oliver écrivait tranquillement dans son petit salon lorsque la porte s’ouvrit soudain, laissant entrer un Angelo bouleversé de terreur.
– Oh, sauvez-moi ! sauvez-moi ! criait-il, M. Capello est là, à la porte. Il est venu pour m’emmener ! Ne me laissez pas partir !
L’instant d’après, un homme grand et brun entra, introduit par Esther. Mme Oliver se leva pour le recevoir, tout en tenant la petite main tremblante d’Angelo. L’étranger s’inclina et sourit, mais il n’était pas difficile de deviner la cause de la frayeur d’Angelo. Son expression était des plus malignes et sinistres, et son sourire, loin de l’adoucir, la rendait encore plus dure.
– Madame, commença-t-il, je suis confondu de gratitude et de reconnaissance envers vous pour l’affection et les soins que vous avez prodigués à ce jeune enfant. Je me suis hâté de venir jusqu’ici en apprenant la mort de mon cher vieil ami. Il est parti, et je n’ai que son héritage pour consoler mon cœur troublé. Venez, petit, et embrassez-moi. Avez-vous donc si vite reporté votre affection sur des étrangers ?
Angelo serra plus fort la main de Mme Oliver ; puis, avant qu’elle pût parler, il releva la tête d’un geste vif et fier.
– Je ne vous aime pas, monsieur Capello, dit-il avec mépris, quoique tout son corps tremblât d’agitation. Je vis ici. J’ai dit à Gardien que je ne voulais pas aller avec vous.
M. Capello ne parut pas déconcerté par cette réception. Il se tourna vers Mme Oliver :
– J’ai vu le bon pasteur. Il m’a indiqué votre adresse et m’a montré le dernier vœu écrit par mon cher ami. Il était trop sensible et menait une vie si retirée. Pour lui, le public était formé de lions dévorants qui cherchent à déchirer en morceaux tous ceux qui s’occupent de leur récréation – de leur amusement. La scène était un trou noir et béant qui avalait vivants tous ceux qui y mettaient les pieds. Nous, qui connaissons le monde, pouvons risquer un sourire. Mais il faut que je donne ma parole avant de prendre l’enfant, n’est-ce pas ? Ah, très bien, je le fais. Et à vous, Madame, je dois mes remerciements les plus fervents et les plus reconnaissants pour votre bonté envers le petit abandonné. C’est avec difficulté que j’ai pu me libérer de mon travail. Je repars déjà ce soir. Puis-je vous demander d’avoir la gentillesse de lui faire sa valise, et nous irons prendre le train qui part d’ici à cinq heures.
Mme Oliver rassembla toutes ses forces et sa dignité. Son âme jeune et chaude était choquée de la calme indifférence de l’étranger pour les sentiments d’Angelo.
– Je suis fâchée, Monsieur, dit-elle, que vous vous soyez dérangé pour l’avenir d’Angelo. Je sais que cela donnait beaucoup d’inquiétude à son gardien. Sa grande préoccupation était de lui trouver un vrai foyer, mais ce vœu a été accompli. Je l’ai pris chez moi, et Angelo est maintenant à ma charge. J’ai l’intention de l’élever comme son gardien l’aurait désiré. Vous n’avez pas de droits sur lui, puisque vous n’êtes pas un parent.
– Vous n’avez certainement aucun droit sur lui, Madame, étant anglaise. Ah ! Cela tourmenterait mon ami dans sa tombe s’il savait que cet enfant est entre les mains d’une étrangère qui l’a pris par pitié. Il faut que j’aie l’enfant, Madame, par amour pour mon vieil ami. Et vite, je vous en prie !
– Non, Monsieur, vous ne le prendrez pas. Vous lui inspirez crainte et terreur et je ne lui permettrai pas de me quitter.
M. Capello regarda avec étonnement cette intrépide jeune femme, puis se fâcha et éclata avec volubilité en italien :
– Ces Anglaises au sang glacé et leur entêtement obstiné ! Qui eût cru que j’aurais de la peine à emmener ce petit chanteur ? Mais il est à moi, il faut que je l’aie, et j’ai fait presque tous les arrangements pour le faire paraître à Vienne. Il fera ma fortune avec sa voix, et il ne m’échappera pas !
Il avait murmuré tout cela férocement, pour lui-même, aussi ne fut-il pas peu surpris quand Mme Oliver lui répondit dans sa propre langue :
– Vous vous êtes trahi, Monsieur. Je comprends l’italien. Et ce que vous dites confirme justement nos craintes. Vous n’avez aucune affection pour cet enfant. Vous désirez l’employer comme un simple instrument pour votre propre bénéfice. La grande appréhension de son gardien était que vous le fassiez paraître en public, et maintenant rien ne pourra me décider à vous le donner.
M. Capello continua à tempêter, mais Mme Oliver ne fléchit pas, et finalement il partit en déclarant qu’il aurait la loi de son côté, et reviendrait bientôt réclamer son droit.
Angelo se tenait toujours serré contre sa protectrice.
– Vous ne me laisserez jamais partir, n’est-ce pas ? supplia-t-il.
– Jamais, mon chéri, fut la ferme réponse de Mme Oliver.
Et Angelo, consolé, rejoignit ses petits camarades.
Chapitre 11. L’huile vient à manquer
– Laurie, où es-tu ?
– Oh, ne nous ennuie pas, Greg ! Angelo et moi composons une très belle histoire. Un jour j’écrirai des livres, comme maman ; amuse-toi tout seul.
– Je suis fatigué de jouer tout seul, je vais venir vous aider ; j’en sais de très jolies.
Grégory trotta vers sa sœur qui était couchée à côté d’Angelo près d’un petit ruisseau dans leur bois favori. Angelo et Laurie étaient grands amis, de ce fait Greg se sentait-il quelquefois négligé. Sa sœur était souvent impatiente avec lui.
– Oh, que tu es stupide, Greg ! Ne peux-tu pas comprendre comme Angelo ?
Et Greg répliquait avec une moue :
– Si, je comprends tout très bien, mais toi, tu es méchante, voilà !
Nos deux petits rêveurs étaient entièrement absorbés par les élans de leur imagination. Angelo était allongé sur le dos, dans l’herbe, et mâchait pensivement quelques longues herbes ; Laurie, soutenant son menton de sa main, cherchait son inspiration dans le spectacle de l’eau courante… Ils bâtissaient ainsi leur histoire :
Laurie : « Ils erraient, la main dans la main ; la nuit tombait, l’horizon s’obscurcissait. Ils entendirent derrière eux le craquement des pas de chevaux, et se mirent à courir pour sauver leur vie. Ils savaient que c’était l’ennemi ».
Angelo : « Et la colombe blanche vola sur un grand chêne, et ils comprirent qu’ils devaient s’arrêter. Les chevaux s’approchaient de plus en plus. Que pouvaient-ils faire ? La colombe s’agita et appela : « coucou ! montez ici, vous ! » Alors ils se mirent à grimper. Albert monta d’abord, mais Hilda ne pouvait grimper aussi vite que lui ».
Laurie : « Oh ! mais si, elle le pouvait ! Elle savait même mieux grimper qu’Albert, parce qu’il était gros et qu’elle était maigre. Elle passa par-dessus Albert et s’assit sur la même branche que la colombe. Soudain… »
– Boum ! Boum ! cria Greg dans ses oreilles.
Laurie bondit, indignée de cette interruption.
– Va-t’en, vilain garçon, tu gâtes toujours tout !
Elle le poussa avec colère. La lèvre inférieure de son petit frère trembla :
– Viens jouer aux « périls » ! Je veux être un voleur sur le sommet de la tour, comme nous jouions l’autre jour. Si vous ne venez pas, je jouerai tout seul.
– Nous ne venons pas ! Joue tout seul.
L’enfant partit en courant. L’histoire continua. Les aventures d’Hilda et d’Albert étaient captivantes. Mais enfin, leurs cerveaux se lassèrent, et les enfants se levèrent.
– Où est Grégory ?
La conscience de la fillette commença alors à la tourmenter. Elle courut au pied de la tour. Tout à coup un cri lui fit lever les yeux. L’aventureux bambin marchait sur le sommet d’un mur où elle-même n’aurait jamais osé s’avancer. Une pierre se détacha sous son pied. L’enfant poussa un cri puis perdit l’équilibre et tomba à terre en un affreux son mat.
De toute sa vie, Laurie n’oubliera jamais ce moment… Son cœur cessa presque de battre. Angelo fut le premier à courir vers le petit corps évanoui. Il essaya de le soulever, mais le petit enfant retomba, inerte. Quand Laurie s’accroupit à genoux près de lui, elle vit, à la manière dont une de ses jambes était repliée sous lui, comme il était gravement blessé.
– Est-il mort ? soupira-t-elle.
– Je ne sais pas, dit Angelo ; il ne parle ni ne bouge plus. Qu’allons-nous faire ?
– Je l’ai tué ! s’écria la fillette en éclatant en sanglots terribles. C’est ma faute. Oh, maman, maman, que me diras-tu ?
– Je cours à cette maisonnette, là-bas, dit Angelo. Il faut que quelqu’un le porte à la maison.
Il partit en courant, et Laurie resta, contemplant avec un amer désespoir et de cuisants remords le corps inanimé de son frère.
– Oh ! Greg, pardonne-moi ! Ouvre donc tes yeux et ne meurs pas ! J’ai été méchante, égoïste et vilaine ! Je n’ai pas été une bonne gardienne. Mais je ferai mieux maintenant… je te le promets… Oh ! Greg, dis seulement un mot !
Mais les lèvres pâles du garçonnet ne prononçaient pas une parole, et Laurie, en proie à une détresse infinie, sanglotait…
Une heure après, un laboureur apporta à Mme Oliver son fils évanoui. Le médecin fut appelé, et de longues heures d’inquiétude suivirent… « Un ébranlement cérébral et une jambe cassée », dit le médecin.
Pendant plusieurs jours, la vie de l’enfant ne tint qu’à un fil. Laurie n’entendit pas un mot de reproche. Sa punition paraissait être déjà au-dessus de ses forces. Elle et Angelo erraient ensemble, pâles et le cœur lourd. Mme Oliver abandonna son travail et se tint jour et nuit au chevet de son petit garçon. Ce fut un petit malade impatient et excitable. La jambe dut être mise dans le plâtre et le médecin suivit attentivement son jeune patient.
Mais l’heureux jour arriva enfin où toute oppression cessa et où l’enfant recommença à vivre. Ce fut encore long, et l’enfant eut besoin des soins les plus assidus, mais le docteur espérait que la jambe se remettrait parfaitement avec le temps. Cela apporta quelque soulagement à la pauvre Laurie.
– J’étais sûre qu’il resterait infirme, confia-t-elle à Angelo. Je croyais qu’il marcherait toujours avec des béquilles.
– Mais nous avons demandé à Dieu de le guérir, dit Angelo.
– Oui. Crois-tu que Dieu m’ait complètement pardonné, maintenant, Angelo ?
– Je crois que oui, répondit Angelo gravement. Tu comprends, je me sentais aussi coupable que toi ; quand Greg sera guéri, nous ferons toujours d’abord ce qu’il voudra, puis nous penserons à nous après.
– Oui, je ne lui parlerai plus jamais avec colère.
Ces résolutions étaient très bonnes, mais lorsque Laurie dut s’asseoir au chevet de son petit frère pour soulager un instant sa mère, elle commença à éprouver qu’elle avait besoin de toute sa force pour tenir ces bonnes résolutions. Grégory était irritable, agité et de mauvaise humeur. Tout d’abord, il lui fut facile de le calmer par des paroles affectueuses et douces. Mais bientôt il ne l’écouta plus.
– Je veux me lever ! Je veux sortir ! répétait-il sans cesse.
Enfin Laurie se mit un jour à raisonner avec lui.
– Je croyais que les petits garçons malades étaient toujours sages, lui disait-elle. Tu n’es pas du tout comme un petit garçon du livre d’images.
– Et je ne veux pas l’être ! grommela Greg. Je veux me lever.
– Ils restent étendus, dit la fillette se souvenant d’un de ses héros favoris, comme ceci : « Ses yeux bleus étaient levés vers le ciel, ses mains fragiles veinées de bleu étaient croisées sur sa poitrine. La patience et la douceur qu’il montrait, malgré toutes ses souffrances, émerveillaient tous ceux qui le voyaient… »
– Vilain petit garçon ! murmura Grégory.
– Non. C’était un charmant enfant. Il est mort et il est monté au ciel.
– Moi, je ne mourrai pas, dit le petit malade avec entêtement.
– J’espère que non, dit Laurie, regardant d’un air peu satisfait la petite tête ébouriffée. Nous ne voulons pas que tu meures.
– Je ne mourrais pas, même si tu le voulais, riposta Grégory. Tu n’es pas gentille avec moi comme maman. Je veux maman !
– Maman écrit. Il ne faut pas l’appeler. Pauvre maman ! Elle dit qu’elle n’a pas eu le temps de faire tout ce qu’elle avait promis, et elle a perdu beaucoup d’argent.
– Où l’a-t-elle perdu ?
– Oh, tu ne comprends pas. Elle aurait pu avoir l’argent si elle avait écrit davantage.
Grégory garda le silence pendant un instant, puis répéta pour la centième fois :
– Je veux me lever !
– Peut-être que le docteur te laissera te lever bientôt, dit Laurie essayant de l’encourager, et quand tu seras bien guéri, Ange et moi te laisserons toujours choisir les jeux.
– Je veux jouer aux « périls », maintenant, dit le malade.
– Oh ! Greg, tu ne peux pas ! Je n’aime plus les « périls », maintenant. C’est en jouant aux « périls » que tu es monté sur la tour et que tu as failli te tuer en tombant.
– Je recommencerai dès que je pourrai sortir.
Ce genre de conversation était difficile à soutenir avec bonne humeur. Quelquefois, mais rarement, Grégory avait une crise angélique, mais c’était généralement avec sa mère :
– Maman chérie, laisse-moi poser ma tête sur ton épaule ! Dis-moi comme j’ai été malade. Suis-je presque allé au ciel ?
– Presque, mon chéri. Maman a cru que tu allais la quitter, un soir.
– As-tu pleuré, maman ?
– Je crois que oui, et j’ai demandé à Dieu de me laisser plus longtemps mon petit garçon, si c’était Sa volonté.
– Je pense, dit Grégory doucement, que Dieu avait envie de me voir. A-t-Il été bien déçu, maman, que je n’aille pas au ciel ?
– Dieu te voit tout aussi bien que si tu étais au ciel, dit Mme Oliver essayant de ne pas sourire. Il veut que tu sois obéissant ici-bas, et que, en grandissant, tu deviennes un soutien pour ta mère.
– J’aurais aimé aller au ciel, dit l’enfant pensif, mais seulement en visite, maman. Est-ce que Dieu ne me laisserait pas revenir si je voulais ?
– Je crois que tu y serais tellement heureux que tu ne voudrais plus revenir vers nous.
– Oui, je crois que j’aimerais aller au ciel. Et j’aime Dieu, et surtout je sais qu’Il m’aime, n’est-ce pas, maman ? Je vais être si sage lorsque je me lèverai !
– Essaye d’être gentil maintenant, chéri, sans attendre ce moment-là.
Et le petit garçon assura à sa mère qu’il tâcherait de le faire.
Quand Grégory commença sa convalescence, Esther, qui avait été souffrante pendant quelque temps, tomba malade et dut garder le lit. La pauvre Mme Oliver n’eut plus un instant. Elle ne s’apercevait, que maintenant qu’Esther venait à lui manquer, de quelle utilité une servante aussi dévouée était dans la maison. Ce n’était pas une maladie dangereuse, mais longue, et le médecin demanda si Esther ne pourrait être reçue chez des amis. « Ceci, dit Mme Oliver, est impossible. Esther est restée avec nous pendant dix ans ; elle est venue chez nous peu de temps après mon mariage et ne nous a jamais quittés. Elle a un frère au Canada, mais pas d’autre parent près d’ici ».
Mme Oliver sentit qu’elle ne pourrait pas laisser Esther quitter son toit. Elle s’arrangea pour prendre une jeune femme du village mais, occupée à surveiller les affaires du ménage, à soigner et à entretenir trois jeunes enfants, il lui restait bien peu de temps pour écrire. L’argent ne lui avait jamais autant manqué qu’à ce moment-là, et l’avenir paraissait vraiment très sombre. Plus d’une fois Mme Oliver regretta de n’avoir pas fait quelques économies en cas de maladie, mais cela lui avait toujours paru impossible. Chaque centime épargné avait été mis de côté, tout de suite, pour payer la dette de son mari qui pesait si lourdement sur elle. La maladie de Greg avait été coûteuse, et maintenant que l’hiver approchait, il faudrait du feu et des vêtements chauds pour les enfants. Mme Oliver se demandait comment elle ferait face à toutes ces nécessités. Elle n’était pas bonne ménagère, et le gaspillage et l’inexpérience de sa servante provisoire, dans une maison où chaque centime était à considérer, commença à se faire sentir. Tard dans la nuit, elle écrivait assise à son bureau, mais il était naturel que ses soucis domestiques aient une mauvaise influence sur son style, et le coup final lui fut porté lorsque sa dernière production lui fut renvoyée par son éditeur. Il lui disait qu’il ne pouvait pas, dans le propre intérêt de son auteur, présenter cette œuvre au public.
– Ma provision d’huile me manque vraiment ! se dit-elle tristement ; et à genoux, elle chercha une fois de plus la force et le courage dont elle avait tant besoin. Cependant, les enfants jouaient et causaient paisiblement, tout à fait inconscients des préoccupations de leur mère.
Angelo avait capturé et apprivoisé un petit geai qui était tombé de son nid, dans la tour, et cet oiseau fut un continuel passe-temps et un sujet d’intérêt pour les trois enfants.
Grégory était encore incapable de marcher, et Mme Oliver aurait voulu lui acheter un fauteuil roulant, car il s’ennuyait terriblement en restant couché ! Le geai, attaché par la patte à son perchoir, n’était pas moins infirme que Greg, mais il fit une agréable diversion à la vie monotone du petit garçon et tous deux furent bientôt grands amis.
Mlle Bernard et son frère étaient à l’étranger. Le pasteur et sa femme passaient leurs vacances annuelles loin du village, et le pasteur de la paroisse voisine venait seul prêcher le dimanche. Iris Monteil passait de temps en temps prendre des nouvelles de Grégory et une ou deux fois elle lui apporta du raisin ; mais l’idée ne lui vint jamais que Mme Oliver fût très pauvre, et elle était bien la dernière personne à qui la jeune veuve se serait confiée.
Un matin, Mme Oliver se rendit au village pour faire des commissions. Elle avait pris avec elle Angelo, et revenait avec son panier très légèrement garni et sa bourse vide, quand Laurie accourut vers elle.
– Oh, maman, vite, vite ! Quelque chose d’affreux est arrivé ! Couic est allé voleter dans ta chambre. Il a sauté sur ta table, a pris ta plume d’argent dans son bec et l’a emportée au jardin. Je ne sais pas où il est allé, et je la cherche depuis un grand moment !
– Il me semble que tout va mal ! soupira Mme Oliver posant son panier. Elle et Angelo se joignirent à Laurie pour les recherches.
– Ses ailes ont tellement grandi ! dit Angelo, je l’ai vu hier s’envoler très haut. Peut-être qu’il ne reviendra pas.
– S’il est allé sur la lande, dit Mme Oliver, j’ai peur de ne jamais revoir ma plume.
Tout cela était beaucoup plus tragique pour Laurie que pour sa mère, car elle avait la plus grande vénération pour cette plume. Comment maman pourrait-elle gagner de l’argent sans cette plume qui le lui procurait ? Cette idée la tourmentait tandis qu’elle cherchait parmi les buissons, quand soudain Grégory s’écria joyeusement de l’endroit où il était couché :
– Le voilà ! Il est caché derrière le seau près du puits.
En effet, la tête penchée de côté, Couic surveillait d’un air très amusé les chercheurs inquiets. Lorsqu’il se vit découvert, il s’avança la tête haute, avec une assurance et une insolence remarquables. Mais la plume restait introuvable. Le seau fut soulevé et le puits examiné, mais inutilement. Enfin Mme Oliver rentra et les enfants tinrent conseil ensemble.
– Si je savais qu’il l’ait fait exprès, je le punirais ! dit sérieusement Angelo.
– Coua…a ! fit Couic dédaigneusement, tout en cherchant un gros ver qu’il venait de déterrer.
– C’est un vilain, vilain voleur ! s’écria Laurie avec colère. S’il ne rapporte pas la plume, nous allons tous mourir de faim ! Maman ne peut pas avoir de l’argent sans sa plume.
– Vous m’avez dit que Dieu pouvait envoyer de l’argent dès qu’on en aurait besoin, dit Angelo après réflexion.
– Ah, dit Laurie, mais seulement à quelques personnes privilégiées, comme Pierre et Élie, et aux gens qui vivent seuls. Je crois que nous devrions rattacher Couic par la patte.
Couic fit entendre un petit gloussement, puis, pensant qu’il valait mieux se cacher, se retira vivement sur un buisson à l’extrémité du jardin. Se cachant bien dans le feuillage, il avança la tête et répéta de nouveau son petit gloussement de dérision.
– Il dit : « Touchez-moi si vous osez ! » dit Angelo en riant. Nous ferons bien de le surveiller attentivement, Laurie. Je suis sûr qu’il sait ce qu’il en a fait, et peut-être qu’il retournera là où il l’a cachée.
Lorsque Mme Oliver dit gaiement, ce jour-là : « Il nous faut manger du pain et de la confiture au lieu du pudding aujourd’hui, mes enfants », Laurie la regarda tristement.
– Nous ne pourrons plus jamais manger du pudding, n’est-ce pas, maman ? À moins que Couic ne rapporte ta plume.
Chapitre 12. L’enlèvement
Ce furent des jours difficiles. Longtemps après, Mme Oliver se demandait encore comment elle avait pu les supporter. Quand vint le moment de payer le loyer, et qu’elle s’en fut acquittée, elle monta à la chambre d’Esther.
Celle-ci, obligée de rester assise, se tourmentait de son impuissance à aider sa maîtresse. Elle lui jeta un coup d’œil désespéré, en remarquant dès son entrée, combien son visage était las et fatigué.
– Je viens vous raconter mes peines, Esther, dit Mme Oliver avec un rire mal assuré. Laissez-moi vous montrer ma bourse. Je n’ai plus que cinq shillings en tout…
– Jusqu’à quand, Madame ?
– Jusqu’à la fin du mois prochain. Que dois-je faire ?
Esther réfléchit. Elle n’avait jamais su économiser et dépensait son salaire dès qu’elle l’avait reçu.
– Mlle Bernard ne pourrait-elle…
– Elle est en voyage avec son frère, à l’étranger, et je n’ai pas leur adresse actuelle.
– Votre éditeur, Madame ?
– Non, il ne me doit rien. Il m’a renvoyé mon dernier roman. Je ne peux pas lui demander de me faire une avance. J’ai essayé d’écrire toute cette semaine, mais mon esprit semble paralysé. Je ne peux pas. Je me demande si je n’ai pas eu tort de prendre Angelo. Il commence à sentir le froid et il a besoin d’un bon vêtement chaud. C’est affreux d’en être à son dernier sou.
– Il y aurait Mlle Monteil, suggéra Esther.
Mme Oliver s’anima soudain :
– Je ne peux pas mendier, Esther, à quoi pensez-vous ? Non, priez seulement pour que j’aie une idée pour écrire. Je vais essayer encore cet après-midi.
Mme Oliver prit à part Laurie, avant de se mettre au travail :
– Écoute, petite. Je compte sur toi pour m’aider. Je vais m’enfermer dans ma chambre de peur d’être interrompue. Je veux que tu prennes soin de Grégory et d’Angelo et que tu aides Jeanne à faire le thé. Va voir Esther et porte-lui du thé quand vous aurez pris le vôtre. Mais, quoiqu’il arrive, ne m’appelez pas. De graves choses dépendent de la tranquillité de mon après-midi. Nous sommes très, très pauvres en ce moment. Je te le dis pour que tu le comprennes, mais naturellement, il ne faut pas en parler. Je n’ai pu écrire ces temps-ci, et si je ne fais pas quelque chose aujourd’hui, nous n’aurons pas du tout d’argent pour vivre. Veux-tu essayer de m’aider, chérie ?
– Oh, oui, je crois bien que je veux, maman, et je ne permettrai à personne de te déranger. Tout cela arrive parce que tu as perdu ta plume. Je le sais bien !
Mme Oliver sourit mais elle ne répondit pas et, très sûre d’elle, Laurie courut rejoindre les petits garçons qui étaient au jardin. Le temps était froid, mais les enfants ne se trouvaient jamais si heureux que dehors, et ils étaient chaudement enveloppés. Angelo avait un air très drôle dans un grand châle de laine noué autour de son petit corps, mais il était bien et ne s’en souciait pas.
Laurie lui répéta à voix basse sa conversation avec sa mère : « Nous ne devons pas en parler, mais tout est la faute de Couic. Il a volé la plume de maman, sans laquelle elle ne peut pas écrire comme il faut. Et quoi qu’il arrive, nous ne devons pas aller dans la chambre de maman avant qu’elle n’en sorte, car elle ne pourrait pas alors gagner de l’argent ».
Grégory était levé maintenant mais boitait encore légèrement. Il plaça avidement son mot, ayant entendu une partie de la conversation.
– Alors nous prendrons le thé tout seuls, n’est-ce pas ? Et j’aurai trois morceaux de sucre dans mon thé parce que je n’ai pas eu de sucre depuis trois jours. Le sucrier est toujours vide, maintenant.
– Tu seras sage, Greg, n’est-ce pas ?
– Oui, je te le promets.
Ils s’amusaient à cache-cache, quand soudain un sifflement les fit tressaillir ; levant les yeux, Angelo fut terrifié en apercevant M. Capello. Il se tenait derrière le petit mur du jardin, sur la lande.
– Bonjour, mon jeune ami. N’ayez pas l’air si effrayé. Je ne veux pas vous manger. Êtes-vous toujours heureux ici ?
Un instant, Angelo pensa à courir se réfugier sous la protection de Mme Oliver, mais il se souvint des paroles de Laurie et se mit à trembler.
La fillette regarda hardiment l’étranger :
– Angelo est très heureux avec nous, dit-elle.
– Il ne paraît pas très bien, dit M. Capello, se penchant sur le mur et regardant l’enfant épouvanté. On ne l’engraisse pas chez vous. Je suis venu lui dire adieu et lui donner un petit cadeau.
Angelo le regarda d’un air très intrigué. M. Capello sourit :
– Allons, petit chanteur, ne m’avez-vous pas pardonné de vous aimer assez pour avoir voulu vous prendre avec moi ? Qu’aimeriez-vous que je vous donne ? Et votre mère adoptive, n’est-elle pas ici aujourd’hui ? Ne pourrais-je pas la voir ?
– Non, dit Laurie avec assurance. Elle est enfermée dans sa chambre, très occupée, et personne ne doit la déranger.
– Voilà qui est certes très fâcheux. J’ai une petite somme d’argent à lui remettre pour les bons soins qu’elle a prodigués à Angelo.
– Oh, Angelo, chuchota Laurie, que c’est gentil ! Que maman sera contente !
– Où est-ce ? demanda Angelo inquiet.
– Je suis arrivé en calèche par la grande route, dit M. Capello, et en vous voyant au jardin j’ai traversé la lande. Voyez-vous ma calèche là-bas ? Accompagnez-moi jusque-là et je vous remettrai la somme d’argent que vous présenterez à Mme Oliver avec mes salutations.
– Seulement si Laurie vient avec moi, dit Angelo.
M. Capello y consentit et, ravis à la pensée d’avoir un tel cadeau à remettre à sa mère, la fillette grimpa par-dessus le mur, suivie d’Angelo.
Ils n’eurent pas à aller loin, car une route traversait la lande à peu de distance de la maison, et là, comme l’avait dit M. Capello, la calèche attendait.
Comme ils en approchaient, l’homme prit la main d’Angelo, et, en moins d’une seconde, avant que l’enfant eût poussé un cri ou fait un mouvement, il le souleva, s’élança dans la calèche, ferma la porte et l’attelage partit au galop, le cocher fouettant ses chevaux sans se soucier des cris perçants de Laurie.
La petite fille courut derrière la voiture avec le vague espoir de sauver son camarade. Mais les ravisseurs disparurent bientôt à l’horizon, et Laurie rebroussa chemin, sanglotant amèrement. Elle se demandait si elle avait encore manqué de parole et si c’était par sa faute que le pauvre Angelo avait été enlevé.
– Oh, que faut-il faire ? Je ne peux pas aller vers maman, et personne ne pourra jamais rattraper Angelo. Il a été emporté et je crois que ce méchant homme le tuera !
– Envoyons les gendarmes après lui, suggéra Grégory en ouvrant de grands yeux.
– Viens le dire à Esther, dit Laurie, essayant de réprimer ses sanglots.
Ils montèrent à la chambre d’Esther, et la digne femme reçut leur nouvelle avec horreur et indignation :
– Le misérable gredin ! Qu’allons-nous faire maintenant ? Oh ! A-t-on jamais vu une créature plus malheureuse que moi ! Il n’y a rien à faire que je sache ! Ce n’est pas la peine de courir à votre mère, elle n’est qu’une pauvre faible femme, et n’a pas même la loi de son côté, puisqu’elle n’est pas une parente, et c’est comme de jouer à pile ou face que de décider qui doit garder le petit. Mais si j’étais sur mes jambes, j’irais voir le pasteur. Certainement qu’il pourrait faire quelque chose, lui, un homme !
– Pourrais-je y aller, moi ? demanda Laurie avec empressement.
– Non, il vaut mieux attendre que votre mère le sache. Le pasteur se demanderait ce qu’elle fait, et d’ailleurs elle serait vexée si elle ne le savait pas d’abord.
– Mais c’est épouvantable ! s’écria la fillette très excitée. Angelo mourra s’il n’est pas soigné avec bonté. Et cet homme avait l’air si cruel et méchant !
Lorsque Mme Oliver sortit de sa chambre, deux heures après, avec son paquet prêt pour la poste et l’air joyeux, elle rencontra à sa porte sa petite fille qui lui raconta la mauvaise nouvelle. Fatiguée comme elle l’était par l’effort fourni, elle se tourna vers Laurie et lui parla avec colère :
– Pourquoi n’es-tu pas venue me dire tout de suite que M. Capello était là ? Tu n’as pas plus de bon sens qu’un bébé ! J’avais laissé Angelo à ta charge, et tu le livres tranquillement à un étranger ! C’est inutile que je t’abandonne la moindre responsabilité. D’abord il arrive un malheur à Grégory, et maintenant c’est Angelo ! Tu ne penses absolument qu’à tes plaisirs et à tes inutiles rêveries, et tu négliges chaque devoir que je te donne !
Et laissant Laurie toute pâle et tremblante, Mme Oliver s’élança dans l’escalier pour aller prendre conseil auprès d’Esther. Elle redescendit presque aussitôt habillée pour sortir, et, son paquet sous le bras, se dirigea vers le presbytère. Le pasteur arrivait de vacances. Il fut troublé et attristé par la nouvelle, mais ne sut guère quel plan d’action adopter…
Il attrista Mme Oliver en lui disant :
– Après tout, chère Madame, vous n’aviez pas de droits sur lui. Ce monsieur étranger est du moins un compatriote. Il ne sera pas maltraité, on pourvoira à ses besoins. Nous ne pouvons pas, maintenant, suivre ses traces. Cela vous donnera beaucoup de peine si vous remettez la chose aux mains de la police, et s’il est retrouvé, je ne suis pas du tout sûr que vous puissiez reprendre l’enfant.
– Mais, M. Gay, vous ne connaissez pas ce petit. Ses douces et gentilles manières me l’ont rendu très cher. Je connais sa petite nature sensible et fine, et il a horreur de cet homme ! Je ne peux pas supporter de penser qu’il est dans ses griffes. J’ai promis de le protéger contre lui et j’ai manqué à ma parole. Voulez-vous venir avec moi au poste de police pour voir ce que nous pouvons faire ? En tout cas, il faut savoir où il l’a emmené. On doit pouvoir le poursuivre.
M. Gay y consentit volontiers. Des télégrammes furent envoyés sur toute la ligne, et, dans la soirée, Mme Oliver apprit que M. Capello était arrivé à Londres avec l’enfant, mais, pour le moment, les traces s’arrêtaient là.
Pendant ce temps, Laurie était profondément malheureuse et désolée. Jamais sa mère ne lui avait parlé si durement. Elle sentait qu’elle était la vraie coupable, et se répétait sans cesse les paroles vives de sa mère : « D’abord il arrive un malheur à Greg, et maintenant c’est Angelo ! » Se glissant jusqu’au grenier, Laurie se jeta sur le plancher et sanglota comme si son cœur allait se briser :
– Ce n’est pas la peine que je sois une gardienne, gémit-elle. J’ai presque tué Greg et perdu Angelo, et maman n’aura plus jamais aucune confiance en moi. Je suis inutile à tout le monde, et je voudrais mourir !
Bientôt sa mère arriva, et voyant le profond désespoir de l’enfant, Mme Oliver comprit combien elle avait été touchée. Elle l’attira dans ses bras, en la consolant par de douces paroles. Elle avait parlé trop vivement, disait-elle, et n’avait pas pensé à ce qu’elle disait. Laurie sécha alors ses larmes et sourit, mais ce soir-là, en recevant le baiser maternel, ses derniers mots furent :
– Maman, Angelo aura maintenant un bien meilleur gardien que moi. Il aura le Seigneur Jésus Lui-même, n’est-ce pas ?
– Certainement, ma chérie, le bon Berger veillera sur Son agneau.
Le village fut en grand tumulte à la nouvelle de la disparition d’Angelo. Et, comme il arrive souvent, ce petit orphelin abandonné et sans ami devint alors le centre et le principal sujet des pensées et des conversations de tous. Les uns disaient qu’il était un prince étranger, déguisé ; d’autres, qu’il était l’héritier d’une grande fortune. Et tous étaient convaincus qu’il y avait dans sa vie un grand mystère – sinon, pourquoi un étranger à l’air distingué prendrait-il la peine de venir de si loin pour l’enlever ? Cet argument paraissait indiscutable…
La première émotion passée, Esther parlait à sa maîtresse de cette aventure dans le même esprit que M. Gay.
– Madame ne peut pas dire qu’elle ait plus de droits sur lui que le monsieur étranger. Et peut-être que tout est pour le mieux. Dieu a bien vu la peine que Madame avait à lui trouver de la nourriture et des vêtements, et Il l’a laissé emporter pour nous soulager d’un fardeau.
Mais Mme Oliver restait inconsolable. Son cœur de mère s’attendrissait en pensant à l’aimable enfant qu’elle aurait tant voulu protéger contre les souffrances de la vie. Le petit compagnon manquait beaucoup à Laurie et Grégory. Matin et soir, ils priaient pour son retour, et chaque jour ils espéraient avoir de ses nouvelles. Mais comme les journées s’écoulaient sans leur apporter le moindre renseignement, leur espoir devint de plus en plus vague.
– Je suis sûre qu’il se sauvera à la première occasion, dit Laurie à son petit frère un jour, comme ils parlaient de lui. Mais il aura un si grand voyage à faire que cela lui prendra longtemps.
– À sa place je prendrais le train, dit Greg.
– Mais il lui faudrait de l’argent alors, et Angelo n’a pas d’argent. Et il ne peut pas marcher longtemps sans être fatigué. Il ne peut pas marcher la moitié aussi loin que moi.
– Il aura des « périls », n’est-ce pas ? s’écria Grégory.
– Oui ! et la figure de Laurie s’illumina : « En danger pendant les voyages » – c’est Angelo ; « En danger des voleurs » – c’est le méchant homme ; « En danger dans les villes » – c’est Londres où Angelo a été emporté ! Que j’aimerais qu’il soit ici pour nous raconter cela.
– Oui, dit Greg, après un silence. Mais je crois que je suis bien content quelquefois quand Angelo n’est pas là, parce que tu me parles beaucoup plus maintenant qu’il est parti.
Chapitre 13. « C’est la faute de Couic »
Ce fut un grand soulagement pour Mme Oliver lorsque Esther fut de nouveau en bonne santé, capable de s’occuper du ménage. Mme Oliver était exténuée par sa lutte pour joindre les deux bouts, et ses travaux littéraires en souffraient. Les enfants trouvaient leur mère d’une humeur trop vive, surtout au moment des leçons, et finalement Esther prit le parti de parler sérieusement à sa maîtresse :
– Madame devrait partir et prendre un peu de repos. Ce sont vos nerfs qui sont fatigués. Madame tombera malade, si cela continue, et alors, que deviendrons-nous ?
Elle dit cela un matin, lorsque Mme Oliver, après avoir terminé les leçons des enfants, vint à la cuisine prier Esther de lui faire une tasse de thé, car elle souffrait de violents maux de tête. Alors Mme Oliver s’assit et, au grand étonnement de sa fidèle servante, éclata en sanglots.
– Je suis tellement tourmentée, Esther. Je sens que je suis à bout de forces. Et ma littérature, qui était un si grand plaisir pour moi, est maintenant un lourd fardeau et une oppression continuelle.
– Madame a besoin d’un changement d’air, dit Esther qui, les poings sur les hanches, regardait sa maîtresse avec sympathie. Je comprends que Madame soit exténuée. L’accident de Grégory fut un grand choc, sans compter tous les soins qu’il lui fallut ensuite. Puis ma maladie apporta un surcroît de travail ; enfin la disparition d’Angelo, tout cela a beaucoup ébranlé Madame. N’y aurait-il aucune chance de repos pour Madame ?
Mme Oliver leva la tête et fit un effort pour se ressaisir.
– J’ai bien une « chance », Esther, comme vous dites ; mais je ne vois pas comment je puis en profiter. Mlle Bernard et son frère désirent que j’aille les rejoindre pendant quelques semaines en Italie. Ils veulent me recevoir en amis. Mlle Bernard offre de m’avancer les frais du voyage, ainsi que mes dépenses là-bas. Sa lettre est arrivée hier. Je suppose que c’est d’y avoir tellement pensé qui m’a rendue si lasse et nerveuse Je ne peux pas supporter de parler rudement à mes enfants, mais ils m’impatientent tellement ! Je n’y comprends rien.
– Mais, dit Esther joyeusement, Madame ne refusera certainement pas cette offre. C’est providentiel, et cela arrive juste au bon moment. Madame ne peut-elle pas avoir confiance en moi pour prendre soin des enfants ?
– Je ne les ai jamais laissés, dit Mme Oliver un peu tristement. J’ai vraiment fait de mon mieux pour que ma littérature ne m’empêche pas d’accomplir mes devoirs de mère. Vous savez comme j’ai horreur d’une mère qui néglige ses enfants.
– Mais, dit Esther, si Madame tombait malade, nous n’aurions plus qu’à mourir de faim, et, puisque Madame peut l’empêcher !…
Elles discutèrent longuement, et finalement Mme Oliver céda aux insistances d’Esther et écrivit qu’elle acceptait l’invitation. En l’apprenant, les enfants se montrèrent inconsolables, mais lorsque Esther leur démontra que la santé de leur mère dépendait de ce voyage, ils en prirent leur parti.
– Tout est de la faute de Couic, dit Laurie tristement, en regardant de la fenêtre les gambades du geai. Les deux enfants étaient enrhumés et, ne pouvant sortir, ils causaient d’un air abattu du prochain départ de leur mère.
– Pourquoi est-ce Couic ? demanda Greg.
– Parce qu’il a emporté la plume de maman, sans laquelle elle ne peut écrire. Si nous pouvions seulement la retrouver, Greg, peut-être que maman ne serait plus obligée de partir. Je suis sûre qu’elle se guérirait très bien, si nous retrouvions sa plume.
– Je crois que je sais où elle est, dit Grégory tout à coup.
– Où ?
– Je crois bien que Couic l’a laissée tomber dans le puits. Je l’ai vu hier prendre une petite pierre dans son bec, et la jeter dans l’eau… Cela a fait un petit clapotis… Puis l’oiseau s’est mis à rire en penchant sa tête de côté, et il s’est envolé.
– Comment pourrions-nous donc l’attraper ? dit Laurie toute pensive. Je me demande si nous pourrions vider le puits pour y descendre.
– Sans doute que nous le pourrions. Essayons !
La figure de Grégory devint toute rose d’excitation en pensant à ce délicieux amusement, et Laurie résolut de mettre leur plan à exécution aussitôt que possible. Pendant plusieurs jours il leur fut défendu de sortir, mais la veille du départ de Mme Oliver, comme celle-ci était occupée à faire ses bagages avec l’aide d’Esther, il leur fut permis d’aller au jardin. C’était le moment. La défense concernant les seaux et le puits s’était relâchée dernièrement, car plus d’une fois Laurie avait elle-même puisé de l’eau pour sa mère pendant la maladie d’Esther. Avec conviction, elle se mit au travail, puisant l’eau et la vidant sur les corbeilles de fleurs, mais bientôt ses mains et ses petits bras furent las et endoloris par cet exercice et le puits paraissait toujours aussi rempli. Couic était très excité. Il se perchait sur le seau, et sautillait jusque sur le bord du puits et le sondait du regard avec un gloussement connaisseur.
Enfin Laurie s’écria :
– Sais-tu, Greg, je crois que, si je me mettais dans le seau et que je descende, je pourrais peut-être atteindre le fond. Si tu me tendais le grand râteau, je sais que je pourrais.
Grégory battit des mains.
– Si j’y allais aussi ?
– Non, toi tu tireras la corde pour me faire remonter.
– C’est jouer aux « périls », dit Grégory.
– Oui, approuva Laurie, et si je te tendais la plume et que je meure, noyée ensuite, je serais une héroïne.
L’aventureuse petite fille s’assit dans le seau. Son poids l’entraînant, la corde se déroula d’elle-même et Laurie se trouva descendant dans le puits avec une rapidité peu agréable. L’eau se trouvait à une grande profondeur, mais, heureusement pour l’enfant, il y avait dans le mur de briques une proéminence où le seau s’accrocha. Il s’arrêta, Laurie se trouva ainsi juste au-dessus de l’eau. Le puits était sombre, poisseux et froid, l’eau troublée, et elle avait beau chercher, pas de trace de la plume. Grégory lui tendit à grand peine le râteau du jardin, mais bientôt Laurie réalisa le danger de sa position. Le seau commença à balancer, au point que la fillette perdit presque l’équilibre. Elle s’écria terrifiée :
– Remonte-moi, Greg, vite, vite, je vais me noyer !
Pauvre petit ! Essoufflé, haletant, la poitrine gonflée et ses petites jambes écartées et solidement plantées, il s’efforçait en vain de tirer la corde.
– Je ne peux pas, s’écria-t-il, tu es trop lourde !
– Appelle Esther, alors ; fais vite !
Alors les cris perçants de Grégory amenèrent sur les lieux Mme Oliver et Esther. En un clin d’œil Esther eut remonté le seau, pendant que Mme Oliver attendait, pâle et tremblante. Elle n’osait espérer voir remonter Laurie vivante, et lorsqu’elle la vit saine et sauve, toute mouillée, échevelée et couverte de mousse verte, elle s’évanouit et tomba.
Esther, à bout de nerfs, tourna contre la fillette le torrent de sa colère.
– Vilaine ! Méchante enfant ! Tu es continuellement à faire quelque sottise ! Et de tous les jours qu’on puisse choisir pour faire de pareilles énormités, vous choisissez celui où votre mère est le moins capable de le supporter ! Va tout droit dans ta chambre, et restes-y . Tu as presque tué ta mère.
Esther tourna alors toute son attention vers Mme Oliver qui revenait à elle et la conduisit à la maison.
– Comme c’est stupide de ma part, Esther ! Allez prendre soin de Laurie, elle était à peine remise de son rhume. Comment a-t-elle pu faire une chose pareille ! Je vais bien, maintenant. Laissez-moi et allez la voir. Il y a de quoi la rendre très malade.
Esther monta et trouva la fillette grelottante, toute en pleurs dans un coin de sa chambre. Elle lui apporta du lait chaud, la lava puis l’enveloppa dans une couverture, mais elle était trop en colère pour écouter les explications de la petite fille.
Greg, en bas, essayait d’expliquer la chose à sa mère :
– Elle voulait trouver ta plume, maman, vraiment. Nous croyions que Couic l’avait laissée tomber au fond du puits.
Et Laurie disait que cela lui était égal d’être noyée et de mourir si elle retrouvait ta plume !
Elle ne voulait pas être sotte. Et, ajouta Greg, les yeux étincelants, c’était vraiment un très joli « péril ». Je l’ai trouvé, moi. Du moins j’ai eu l’idée du puits, je t’assure, maman. Et je voulais y descendre aussi, seulement Laurie n’a pas voulu.
– Oh ! Ces enfants ! soupira la maman. Comment puis-je vous laisser ? Quelquefois ta sœur est une petite vieille, et quelquefois le génie des sottises.
Elle monta bientôt vers sa petite fille, et écouta toute l’histoire. Laurie avait naturellement bien plus de sympathie pour sa mère que pour Esther. Mme Oliver comprenait mieux comment le bon cœur et les sentiments intenses et vifs de Laurie la poussaient à ces inventions. Elle avait la volonté d’une femme et l’étourderie d’une enfant. Ces deux choses combinées avaient abouti à ce triste résultat. La fillette jeta impétueusement ses bras autour du cou de sa mère :
– Oh ! Pardonne-moi, maman ! Je ne serai plus jamais sotte ! Ne pars pas fâchée ! Je veux, je veux toujours être sage, et il arrive toujours que j’ai mal fait, et je ne sais pas comment. Pardonne-moi !
– Cela m’inquiète beaucoup de vous laisser, dit Mme Oliver d’un air un peu découragé, vous êtes trop petits pour être si peu surveillés. Si au moins je pouvais vous procurer une gouvernante qui serait toujours avec vous.
– Oh, maman, je t’en prie, ne la cherche pas ! Je promets, je promets de ne pas faire une seule sottise pendant toute ton absence. Je tâcherai de ne pas être enfant. Vraiment, je tâcherai ! Je prendrai soin de Greg et je ne m’amuserai pas jusqu’à ton retour. Aie confiance en moi ! Ne dis pas que tu ne peux pas nous laisser !
Laurie fut enfin consolée, et Mme Oliver, un peu ébranlée par sa frayeur, retourna à ses valises.
Le lendemain matin, elle rassembla tout son courage, embrassa ses enfants, recommanda à Esther de lui écrire quelques mots tous les jours, et partit, laissant derrière elle une maisonnée très triste et tout en pleurs.
Pendant les premiers jours, les enfants étaient si malheureux qu’Esther souhaitait presque de leur voir faire quelque sottise ; puis, peu à peu, ils reprirent leur gaîté habituelle, et leurs rires et leurs joyeuses gambades recommencèrent de plus belle. C’était surtout vers le soir que Laurie sentait le besoin de voir sa mère, et Esther montait souvent avec son ouvrage pour rester avec elle jusqu’à ce qu’elle s’endorme. M. et Mme Gay venaient quelquefois voir si tout allait bien et à plusieurs reprises les invitèrent à prendre le thé au presbytère. Ils étaient très bons, à leur manière, mais ne comprenaient pas les enfants. Ils les tracassaient par tant de recommandations sur ce qu’ils devaient ou ne devaient pas faire que Laurie dit à Esther, en revenant d’une de ces visites :
– Nous ne nous sommes pas beaucoup amusés, Esther. Mme Gay m’a dit tant de choses dont je dois me souvenir. Nous avons essayé de ne rien faire pendant notre visite, parce que tout le reste était mal.
Un après-midi, les deux enfants couraient le long de la route avec leurs cerceaux, quand ils rencontrèrent Iris Monteil. Elle était accompagnée d’un vieux monsieur et elle s’arrêta pour leur parler.
– Voici deux de vos petits homonymes, Sir Georges, dit-elle. Mme Oliver est une de mes locataires. Elle est maintenant à l’étranger. C’est la jeune veuve dont je vous ai parlé.
Sir Georges avait des cheveux blancs et des sourcils embroussaillés. Il s’arrêta et regarda fixement Grégory.
– Un superbe garçon ! Quel âge a-t-il ?
– Six ans, dit Greg avec force, et mes vêtements deviennent de plus en plus petits. Esther dit que je grandis tous les jours.
– Avez-vous des nouvelles de votre jeune ami étranger ? demanda Iris.
– Non, mais nous en attendons tous les matins. Il nous reviendra un jour, j’en suis sûre !
– Votre mère doit être reconnaissante d’être débarrassée de cette charge.
– Maman aime Angelo, et nous aussi, dit la fillette en s’animant. Nous voulons qu’il revienne et il le voudrait certainement aussi !
– Petite peste ! dit Iris, je suis toujours prise en défaut par toi. Je crois que je n’aimerais pas beaucoup avoir la charge de toi ou de ton frère. Filez vite !
Ils passèrent leur chemin. Mais le lendemain, au grand étonnement des enfants, le vieux monsieur frappa à la porte et demanda à les voir.
– Je reste quelques jours au Pavillon, fit-il observer à Esther ; j’ai été présenté à vos jeunes maîtres et en passant je suis venu les voir.
Esther le fit entrer dans la salle à manger, où les enfants s’amusaient avec le geai. Je suppose, se dit-elle, que ce monsieur est de l’espèce de ceux qui s’intéressent aux enfants. Eh bien ! Il peut être sûr d’être le bienvenu ; les petits ne savent pas ce que c’est que la timidité !
En effet, à en juger par le bavardage des petites langues, Esther ne s’était pas trompée. Sir Georges ne parla pas beaucoup. Il s’assit et posa quelques questions, mais il savait écouter. Les deux enfants lui eurent bientôt exposé en détail toute l’histoire d’Angelo, de la « plume merveilleuse de maman » et de la méchanceté de Couic.
– Vous comprenez, dit Laurie gravement, c’est terrible parce que nous ne pouvons pas le punir, et il ne s’en repent pas du tout. On ne peut pas punir un oiseau, n’est-ce pas ? On peut battre un chien ou un chat, mais on ne peut pas battre un oiseau, c’est trop glissant. Couic sait que c’est mal de voler, et je suis sûre qu’il sait où il l’a cachée. N’est-ce pas très vilain de sa part ?
– Et Laurie est descendue au fond au puits dans un seau, ajouta Grégory avec ardeur, et je ne pouvais pas la remonter.
– Esther m’a retirée, expliqua la fillette. Je pensais pouvoir retrouver la plume là-bas au fond. Nous ne serons jamais riches jusqu’à ce que nous l’ayons.
– Pourquoi ?
– Oh, parce que maman m’a dit que sa plume lui gagnait tout son argent. Je ne comprends pas bien, mais je sais que dernièrement nous avons été très pauvres. Je devais avoir une jolie jaquette neuve cet hiver, mais maman n’a pas pu m’en acheter une, et Greg a été obligé de passer deux dimanches sans aller à l’église parce qu’il n’avait pas de souliers.
Sir Georges regarda la chambre, puis les enfants.
– Ceci est votre seule pièce de réception ? demanda-t-il.
– Non, il y a la chambre de maman, dit Laurie, mais nous n’y allons pas quand elle est absente. Aimeriez-vous la voir ? C’est une très jolie chambre.
Elle montra fièrement le chemin, et le vieillard la suivit. Laurie lui présenta chaque chose tour à tour, et lui indiqua les différents ornements et objets qu’elle et son frère admiraient le plus. Il les regarda tous, mais fut particulièrement intéressé par une photographie placée au milieu de la cheminée.
– C’est papa, maman et moi, s’écria Laurie. Le bébé, c’est Greg. Maman n’est plus comme cela, maintenant.
– Où est votre père ? demanda brusquement Sir Georges.
– Au ciel, répondit promptement Grégory. Nous ne l’avons jamais vu que sur cette image. Maman a l’air triste lorsque nous en parlons, mais moi je ne suis pas triste. On est très bien au ciel – maman me l’a dit – et j’y suis presque allé, lorsque je me suis cassé la jambe. Maman dit qu’elle est contente que je n’y sois pas allé, mais quand je serai un homme, j’irai. Seulement, je veux d’abord lui acheter une belle maison et elle restera toute la journée sur un canapé à manger des raisins et des brioches, et ne sera plus obligée d’écrire et d’écrire toute la journée, comme maintenant.
– Et où prendrez-vous l’argent pour acheter la maison ? demanda Sir Georges, en regardant curieusement le petit bonhomme.
Grégory se tourna vers Laurie, comme pour demander son aide.
– Je pense qu’il viendra, dit-il.
– Oh, Greg, non, il ne viendra pas, à moins que tu travailles pour le gagner.
– Oui, je travaillerai, dit le petit Greg d’un air soulagé. Je serai chauffeur de locomotive ou bien forgeron ; oui, un forgeron, parce qu’il a de beaux pique-feu tout rouges, et il peut frapper avec son grand marteau et faire autant de bruit qu’il veut sans que personne lui dise de se taire.
– Écoute-moi, mon garçon, et souviens-toi de ceci toute ta vie : la vie facile doit être gagnée par un labeur honnête. Et ceux qui dépensent ce que d’autres ont gagné sont un malheur pour l’humanité. Au revoir !
Le vieillard caressa la tête de Grégory et partit. Les enfants étonnés le regardèrent s’éloigner.
Chapitre 14. « C’est enfin toi »
Après cette visite, Sir Georges rencontra souvent les enfants et parla avec eux. Laurie et Grégory se mirent à le considérer comme un ami intime. Ils lui faisaient librement leurs confidences et s’il n’y répondait pas toujours avec enthousiasme, du moins il n’en riait pas et ne s’en moquait jamais.
Un après-midi il revint à la maisonnette pour leur dire adieu.
– Je pars demain, dit-il.
– Et vous ne reviendrez jamais ? Est-ce que Mlle Monteil est à vous ? demanda Laurie.
– Je suis son gardien.
Les yeux de Laurie étincelèrent.
– Je suis la gardienne de Greg, dit-elle. Maman me l’a dit. Je suis contente de savoir que vous en êtes un aussi. Nora est la gardienne de trois petits frères et d’un bébé. Ce doit être bien difficile, n’est-ce pas ? Et Angelo avait un gardien, mais il est mort ; alors il a eu Dieu pour gardien pendant quelque temps, puis maman a été sa gardienne, et maintenant il n’en a plus du tout.
– Excepté Dieu, ajouta Greg, il L’aura toujours comme gardien.
– Oui, dit lentement Laurie, tu as raison.
– Avez-vous un gardien ? demanda Grégory, saisissant la veste de Sir Georges, d’un petit geste qu’il avait souvent lorsqu’une chose l’intéressait vivement.
– Non, dit Sir Georges, je suis mon propre gardien.
– Les grandes personnes n’ont pas besoin de gardien, expliqua Laurie. Ce ne sont que les enfants qui ne peuvent pas prendre soin d’eux-mêmes. Pense donc, si maman avait une gardienne, que ce serait drôle !
Sir Georges discutait ainsi avec les enfants dans la chambre de leur mère. Il prit une enveloppe dans sa poche et s’approcha de la table à écrire. Il ouvrit un petit tiroir et y plaça l’enveloppe.
– Quand votre mère reviendra, vous lui montrerez où j’ai mis cela, dit-il à Laurie.
– C’est une lettre pour elle ?
– Oui.
– Et nous ne vous reverrons plus ? demanda la fillette.
– Non, à moins, dit Sir Georges en s’arrêtant soudain au milieu de la chambre… à moins que vous n’aimiez venir me voir chez moi.
– Mais vous vivez très loin et il faudrait prendre le train, objecta Laurie.
Sir Georges s’assit sur une chaise et attira Grégory à lui. Ses yeux semblaient étinceler sous ses lourds sourcils.
– Aimerais-tu venir avec moi maintenant ? dit-il prenant le menton de l’enfant pour lever sa tête vers lui. Les yeux de Grégory s’écarquillèrent, puis il poussa un « oui » enthousiaste.
Sir Georges sourit.
– Nous demanderons à Esther de faire ta valise, et je te ramènerai avant le retour de votre mère. J’ai un poney sur lequel tu pourra monter et un bon gros chien pour t’amuser.
Mais Laurie s’avança comme un jeune coq :
– Je ne vous laisserai jamais emmener mon frère ! s’écria-t-elle haletante. Angelo a été volé, mais Grégory ne le sera pas ! Vous n’êtes pas un voleur, n’est-ce pas ! Oh ! Greg, comment peux-tu dire que tu aimerais partir ?
– J’aimerais beaucoup, dit l’enfant avec conviction, saisissant de nouveau le pan de la veste de Sir Georges et le regardant bien en face. Je vous aime bien, et j’en ai assez d’être ici sans maman. Emportez-moi dans votre calèche, comme Angelo. Ce sera comme dans les « périls ». J’aimerais bien être emporté par un voleur.
Sir Georges sourit encore et regarda Laurie.
– Je pourrais l’emporter si je voulais, dit-il ; tu ne pourrais pas m’en empêcher.
– Oh ! Je ne veux pas, je ne veux pas ! s’écria Laurie tout excitée. Et Esther pourrait vous en empêcher. Elle ne le laissera pas partir. Il est si petit qu’il ne sait pas ce qu’il dit. Vous me tueriez que je ne le laisserais pas partir.
– J’essaie ! dit le vieillard.
Laurie poussa immédiatement un cri perçant et lorsque Esther apparut, elle trouva Grégory se débattant dans les bras de sa sœur, pendant que Sir Georges les regardait, paraissant s’amuser de l’incident. Il se tourna vers Esther en souriant.
– J’offrais de vous débarrasser d’une de vos charges, dit-il. Le petit dit qu’il aimerait venir chez moi. Sa sœur ne doit pas l’en empêcher. Qu’en pensez-vous ?
Esther sourit.
– Nous avons besoin de lui, monsieur. Ah ! Mlle Laurie, ne voyez-vous donc pas que monsieur plaisante ? Nous en avons vu disparaître un, monsieur, alors il vaut mieux ne pas trop la tourmenter.
– Eh bien ! dit Sir Georges se levant, je reviendrai un de ces jours pour le réclamer. Alors il faudra qu’il vienne.
– Je vous le promets ! s’écria Grégory.
Les yeux de Laurie étaient pleins de larmes. Sir Georges la regarda, puis se baissa pour l’embrasser.
– Vous êtes une courageuse petite femme, dit-il, sa voix s’adoucissant jusqu’à la tendresse. Vous serez tout comme votre mère.
Et il partit. Esther, en retournant à la cuisine, réfléchit à ses paroles. Était-il, après tout, aussi étranger qu’il le prétendait ?
Laurie mit plusieurs jours à se remettre de la frayeur que lui avait causée Sir Georges. Elle veillait sur son frère avec des yeux de lynx et un cœur inquiet, et elle ne voyait jamais passer sur la route une calèche étrangère sans s’attendre à en voir descendre Sir Georges pour tenter d’enlever son frère. Grégory, quant à lui, était enchanté en pensant à cette possibilité. Il commença à se croire un personnage important, et souvent menaçait sa sœur :
– Si tu n’es pas gentille avec moi, je m’en irai avec le vieux monsieur et je monterai sur son poney. Je l’aime et il m’aime aussi. Il ne se fâchera pas contre moi, comme toi !
Un jour, Esther leur annonça qu’elle leur offrirait un grand plaisir s’ils étaient très sages. Elle était obligée d’aller à la ville voisine pour faire des courses, et elle les emmènerait avec elle. Daltoncaster était une ville importante, éloignée d’environ neuf kilomètres. De temps en temps, Mme Oliver s’y rendait par le train pour acheter ce qui était nécessaire au ménage, mais les enfants n’y étaient jamais allés ; aussi furent-ils enchantés du projet, surtout lorsqu’ils surent qu’ils y passeraient la journée.
– Depuis que nous sommes arrivés de Londres, nous n’avons pas vu de beaux magasins, dit Laurie. Pourrais-je dépenser mes trois gros sous, Esther ? Je les ai gardés jusqu’à aujourd’hui parce qu’il n’y a rien à acheter ici, sauf des bonbons.
– Qu’achèteras-tu ? demanda Grégory avec grand intérêt.
Lui n’avait rien économisé. Dès qu’on lui donnait un sou, Mme Pratt le voyait arriver à sa boutique.
– Je veux autant de bonbons que vous pourrez m’en donner, s’il vous plaît, pour un sou.
– J’achèterai un cadeau pour maman, dit promptement Laurie.
Grégory eut l’air un peu déçu, puis s’anima :
– Je t’aiderai à le choisir, et nous l’achèterons chez le marchand de jouets, n’est-ce pas ?
Ils partirent par une froide et belle matinée. Esther ferma la maison et enferma Couic dans l’arrière-cuisine, à son grand désespoir. Les enfants lui dirent adieu comme s’ils partaient pour un mois.
– Il se trouvera bien seul, dit Laurie avec sympathie… J’espère qu’il n’aura pas peur !
-Il n’a peur de personne, dit Esther indifférente. Les oiseaux ne se sentent pas malheureux comme les personnes.
– Mais ils sentent comme les oiseaux, dit doucement Laurie. Si un chat descendait par la cheminée, que ferait-il ?
– Il n’y a pas de chats par ici, heureusement, fut la vive réplique d’Esther. Et il tiendrait tête à tous les chats du monde. Couic a assez d’impertinence pour une douzaine de son espèce !
La promenade jusqu’à la gare fut délicieuse et le petit trajet dans le train le fut encore plus. Ce fut une heureuse petite paire d’enfants qui suivit la grand-rue de la vieille ville tranquille.
– Quelle quantité de gens ! Et voilà un joueur d’orgues de Barbarie, s’écria Grégory. Oh, que je voudrais vivre ici pour voir passer les gens. De la fenêtre de notre salle à manger nous ne voyons rien que des peupliers. Je voudrais vivre ici !
– Moi, je n’aimerais pas, dit Laurie. Nous ne pourrions pas aller dans les bois et cueillir tant de fleurs.
– Nous n’allons pas dans le bois, maintenant, grommela Grégory. C’est plein de boue, et l’été est tout parti.
– Mais il reviendra, dit Laurie.
– Il pourrait oublier de revenir, continua le petit avec entêtement.
– Oh, Greg, c’est Dieu qui fait les saisons ! Il n’oublie jamais rien !
– L’hiver restera et continuera toujours, tu verras, et nous ne verrons pas les magasins à Noël, comme à Londres. Et je n’aime pas du tout notre maison, là !
Heureusement, la mauvaise humeur de Grégory se dissipa bientôt dans l’excitation que lui causa la visite des magasins avec Esther. Et lorsque, un peu plus tard, elle lui donna un sou à dépenser pour lui tout seul, son bonheur fut complet. Laurie acheta une merveilleuse petite pelote entourée de coquillages et ornée d’une gravure de la cathédrale ; une pelote « vraiment donnée », pour trois sous… lui assura la marchande.
Grégory, dans un élan de véritable abnégation, fit l’achat d’un tout petit vase en porcelaine pour mettre sur la commode de « maman » lorsqu’elle reviendrait.
Puis Esther les mena dans une pâtisserie où ils eurent chacun une tarte à la viande, une brioche et un verre de lait. Lorsque ce festin fut achevé, Esther les emmena visiter la cathédrale.
Celle-ci s’élevait au cœur de la ville, et les cloîtres tranquilles, les pelouses vertes qui l’entouraient offraient une impression paisible et reposante à tout passant fatigué.
Laurie regarda avec émerveillement les hautes murailles et les galeries spacieuses de l’édifice. Elle parlait peu, mais admirait tout. Esther lui fit remarquer les vitraux et les sculptures, mais son esprit était préoccupé. Elle ne se sentait pas en sécurité dans cette église. Dieu paraissait être si loin !… Pourquoi était-ce si grand et si haut ? Le ciel serait-il comme cela ?
La cathédrale lui inspirant ces réflexions enfantines, ne réjouit pas Laurie, et elle fut heureuse de revenir au gai soleil.
Tous trois longeaient un boulevard tranquille quand ils entendirent soudain une voix qui chantait, et le cœur de Laurie tressaillit lorsqu’elle l’entendit s’élever :
Ne me parlez pas de belle nature,
Car mon cœur a vu sa joie,
Elle vient, elle vient, elle vient de ce côté.
Esther s’arrêta, bouche bée.
– Ça, c’est M. Angelo, j’en suis absolument sûre ! Elle courut à l’endroit d’où venait la voix.
Une petite foule s’était rassemblée au coin du boulevard. La voix s’était arrêtée, et le doyen de Daltoncaster, un homme de haute taille, aux larges épaules, s’avançait, écartant le petit rassemblement. Comme un éclair, Laurie s’élança sur ses traces et, indifférente aux regards des spectateurs, se jeta au cou du petit personnage un peu déguenillé que le doyen interrogeait.
– Oh, Angelo, Angelo, c’est enfin toi !
Oui, c’était bien Angelo, plus pâle et plus frêle que jamais, mais campé avec ce port libre et fier qui lui était naturel, comme s’il chantait dans un salon devant une société choisie, et non devant une foule de badauds.
Quand Esther s’avança, elle trouva Laurie et Angelo dans les bras l’un de l’autre, tandis que la foule se pressait et s’interrogeait.
– Ce petit garçon vous appartient-il ? demanda le doyen, se tournant vers Esther.
– Oui, monsieur ; nous l’avons perdu depuis plus d’un mois.
– Alors, suivez-moi tous les quatre. Je veux lui parler.
Le doyen, qui détestait la publicité sous toutes ses formes, pressa Esther et les enfants vers le doyenné qui se trouvait près de là.
– Dites-moi, dit le doyen, regardant Angelo, ne chantiez-vous pas sur le boulevard, hier, à la tombée de la nuit ?
– Si, dit tranquillement Angelo.
– Pourriez-vous me chanter à nouveau ce que vous chantiez alors ?
– J’ai chanté trois ou quatre chants.
– C’était : « Comme frémit le cœur ».
Angelo commença aussitôt. C’était un des cantiques que Mme Oliver lui avait appris. Le doyen s’enfonça dans son fauteuil, s’abrita le visage de la main, et écouta.
– Merci, dit-il brièvement lorsque Angelo eut fini. J’aimerais avoir votre nom et votre adresse, si vous voulez avoir la gentillesse de me les donner.
Alors Esther se leva avec dignité.
– Pardon, Monsieur, M. Angelo n’est pas un chanteur public. Ma maîtresse serait très choquée de l’entendre chanter dans les rues. Je ne comprends pas bien, mais un méchant homme nous l’a enlevé, et je suppose que c’est lui qui l’a poussé à agir ainsi.
– Non, Esther, dit Angelo en rougissant. Je ne suis plus avec M. Capello depuis longtemps. Il est tombé malade à Londres, et je me suis sauvé. J’ai chanté pour avoir de l’argent. Je vous raconterai tout cela.
– Quoi que vous ayez fait, vous êtes doué d’une voix merveilleuse qui pourrait être cultivée pour la gloire de Dieu, dit le doyen. Maintenant, voulez-vous me donner votre nom ?
Angelo le donna, ainsi que l’adresse de Mme Oliver. Puis le doyen sonna, et demanda qu’on apporte du café et des gâteaux. Esther elle-même fut charmée par l’accueil chaleureux que le doyen leur réserva.
– Je connais votre pasteur, M. Gay, dit-il. J’espère que nous nous reverrons.
Esther put avec peine réprimer l’excitation des enfants pendant le trajet de retour. Elle était heureuse de revoir Angelo, mais se rendait compte du surcroît de dépenses que ce serait pour sa maîtresse.
Ce ne fut que lorsque les enfants, de retour à la maison, eurent mangé, qu’Esther put obtenir un récit intelligible de l’enlèvement d’Angelo. Elle le fit asseoir près d’elle et tout raconter depuis le moment où il avait été enlevé. Laurie et Grégory écoutaient ces aventures avec un intérêt intense. La fillette murmura à mi-voix :
– C’est bien mieux que les histoires des livres et que les « périls » qu’on invente.
Chapitre 15 « La plume de maman retrouvée »
« Je ne me souviens pas très bien de ce que j’ai fait, dit Angelo, lorsque la calèche m’emporta ; j’ai crié, je me suis débattu, j’ai supplié. Mais M. Capello m’effrayait et me faisait mal aux poignets. Il a dit que j’étais entre ses mains et que si j’osais prononcer une parole de plus, il me bâillonnerait la bouche. Je ne comprenais pas ce que cela signifiait, mais je pense qu’il voulait dire qu’il m’étoufferait. Alors, j’ai cessé de crier, et il m’a mené à la gare. Je ne pouvais pas m’échapper, il n’a pas lâché ma main, et jusqu’au lendemain elle fut toute rouge et douloureuse. Je crois que nous sommes arrivés à Londres très tard. Toutes les lampes étaient allumées. Nous sommes allés à une grande maison – un hôtel, je crois, – et là nous avons soupé.
– Qu’avez-vous mangé ? demanda Grégory.
– Je crois que nous avons eu du poulet et des pommes de terre, et il m’a fait boire du vin que je n’aimais pas. J’ai eu la tête qui tournait et j’avais bien sommeil. Alors on m’a monté à une grande chambre avec un petit lit dans un coin, et je ne me souviens plus de rien. Je me suis endormi.
– Et le lendemain matin ? questionna Esther.
– Je me suis réveillé de très bonne heure et M. Capello ronflait dans le grand lit. Je me sentais très malheureux, mais j’ai prié, et j’ai demandé au Seigneur Jésus d’être mon gardien et de prendre soin de moi. Je ne voulais pas de M. Capello pour gardien. Je l’ai dit à Jésus. Puis, enfin, un homme est entré – William, je crois qu’il s’appelait – et il m’a aidé à m’habiller et je suis descendu avec lui ; bientôt M. Capello est arrivé et nous avons déjeuné. Après déjeuner, nous sommes allés voir des magasins, et M. Capello m’a acheté un manteau chaud, puis il m’a mené chez un de ses amis. Il a appelé un professeur et m’a demandé de chanter. Je lui ai chanté plusieurs chansons, mais je ne comprenais pas du tout pourquoi. Puis nous sommes rentrés à l’hôtel. J’oublie un peu ce que furent les jours suivants, mais j’allais toujours chez le professeur pour chanter, et il m’a appris de nouveaux chants ; une fois je suis allé me promener avec William dans un parc. Puis un jour, il a plu très fort, et M. Capello est rentré d’une longue course, très fatigué et tout mouillé. Il est allé tout de suite se coucher, mais le lendemain matin il pouvait à peine respirer. Il étouffait ; j’ai couru chercher William. Un médecin arriva aussitôt. William me dit que M. Capello était très malade, et il m’a défendu d’aller près de lui. Alors les journées devinrent très monotones. Un matin, comme je m’ennuyais et n’avais rien à faire, je suis allé dehors, et tout à coup j’ai pensé à me sauver et à revenir ici.
– Oh ! dit Laurie, joignant les mains, comment as-tu fait ?
– J’avais dans ma poche une demi-couronne que M. Capello m’avait donnée, alors je suis allé tout droit à une grande gare demander un billet pour Daltoncaster. Je me suis souvenu du nom, parce que je vous en ai souvent entendu parler, et Pierre m’y avait mené une fois. Et l’homme m’a dit que cela me coûterait dix shillings. Alors j’ai demandé à l’homme jusqu’où je pouvais aller avec une demi-couronne. Il me l’a dit. J’ai pris un billet et un monsieur m’a montré le train. Quand le train est parti, j’étais un peu effrayé.
– Vous avez la tête sur les épaules ! dit Esther avec admiration.
– L’endroit où je suis descendu, continua Angelo, était un tout petit village en pleine campagne. Je ne savais que faire, alors j’ai prié. Je n’avais plus d’argent et ne savais où aller. En me dirigeant vers le petit hameau, j’ai pensé à chanter. Je l’avais vu faire par un petit garçon de Londres qui avait ramassé beaucoup d’argent. Je me suis mis à chanter le cantique que tu m’avais appris, Laurie, et quelques dames sont venues à leur porte. Quand j’ai cessé de chanter, elles m’ont donné dix sous, et une femme m’a fait entrer chez elle, m’a donné à souper puis un lit, et m’a demandé où j’allais. Je le lui ai dit, et le lendemain matin, elle m’a conduit à la gare et m’a donné encore trois sous ; ainsi, j’ai pu prendre un billet de neuf sous, et je savais que j’étais chaque jour un peu plus près de vous.
Ici Angelo porta la main à sa tête :
– Je ne me souviens pas de tous les jours dans leur ordre ; mais tout le monde paraissait plein de bonté pour moi. Une fois, j’ai dormi dans la salle d’attente d’une gare, et une autre nuit dans un hangar à charbon. Il y faisait très froid. Et tous les jours je chantais dans les rues pour gagner quelques sous. J’essayais de les garder tous pour le train, mais j’ai dû en dépenser pour acheter de quoi manger. Je ne pouvais voyager que très peu à la fois. Quelquefois je prenais un billet de deux sous, et un jour je n’ai pas pu en prendre du tout. Un autre jour, le chef de train m’a donné deux gros sous, mais je n’ai pas voulu les prendre sans avoir chanté parce que j’ai dit que je n’étais pas un mendiant. La plupart des employés du chemin de fer ont été très aimables ; l’un d’eux m’a emmené chez lui et sa femme m’a fait coucher dans un joli lit.
Je priais Dieu tous les jours et j’étais sûr que Jésus marchait avec moi et me conduisait par la main, comme le dit le cantique.
– Mais certainement Il l’a fait ! s’écria Laurie avec ferveur. Il était ton gardien !
– Et enfin, dit Angelo avec un soupir de lassitude, j’ai eu assez d’argent pour arriver à Daltoncaster et j’y étais depuis hier matin. Cela m’a paru bien long. J’ai chanté trois fois, hier, une fois bien tard dans la soirée. Quelqu’un m’a jeté un shilling par la fenêtre, alors je suis allé dans un magasin pour demander où je pourrais coucher. Je leur ai montré l’argent que j’avais, et ils m’ont conduit à une drôle de petite maison où une vieille dame louait des chambres ; elle était très gentille, mais elle m’a pris mon shilling pour mon souper, mon lit et mon déjeuner. Puis il a fallu recommencer à chanter. Et je chantais pour la seconde fois quand vous m’avez trouvé. Mais si vous ne m’aviez pas trouvé, termina triomphalement Angelo, je serais arrivé ce soir ; j’avais demandé à la gare le prix du billet, et ce n’était que dix-huit sous, et j’en avais déjà seize lorsque vous m’avez rencontré.
– Eh bien, dit Esther, émerveillée de l’histoire d’Angelo et de sa tranquille assurance, j’imagine que madame sera étonnée de vous voir. Vous êtes un enfant plus « débrouillard » que je ne l’aurais cru ! Mais je sais bien que ceux qui sont bons chanteurs ne sont pas des gens comme les autres.
Lorsque les enfants furent tous couchés, Esther se mit en devoir d’écrire à sa maîtresse et de lui raconter tout ce qui concernait le retour d’Angelo.
Ce fut un évènement sensationnel dans le village. M. Gay fut le seul à prendre un air sceptique :
– L’étranger reviendra encore le réclamer, dit-il à sa femme. Mme Oliver n’a aucun droit sur lui, comme je ne cesse de le lui répéter.
– Pourquoi n’irais-tu pas à Londres voir ce M. Capello ? suggéra sa femme. Il est malade en ce moment et peut-être qu’il t’écouterait ; Angelo te donnera le nom de l’hôtel où il loge. Tu pourrais causer avec lui, et lui montrer la volonté écrite du Comte au sujet de l’enfant. Tu possèdes toujours ce document, n’est-ce pas ?
– Je ne suis plus un jeune homme, ma chère ; un voyage à Londres serait bien fatigant.
Mais à la fin, M. Gay se décida à partir, et revint quelques jours plus tard avec une figure grave. M. Capello était mort après une semaine de maladie. Une grave pneumonie l’avait emporté avant même qu’il eût le temps de s’apercevoir de l’absence d’Angelo.
– Cela semble être un jugement providentiel, dit Mme Gay.
– La main de Dieu s’y montre de manière évidente, dit avec respect M. Gay. Il est le protecteur des orphelins. J’imagine qu’aucun autre parent ou ami ne viendra maintenant disputer cette charge à Mme Oliver.
Lorsque Angelo apprit la mort de M. Capello, il en fut frappé et un peu tourmenté.
– Peut-être était-ce mal de ma part de profiter de sa maladie pour me sauver ? dit-il à Laurie.
– Mais s’il n’avait pas été malade, tu n’aurais jamais pu te sauver, répondit-elle.
– Non, dit-il pensif. Il s’est moqué de moi quand je lui ai dit que ma mère ne voulait pas que je chante sur scène. Il s’est frotté les mains en disant : « Cela va être votre privilège, petit Angelo ; on vous dressera, et mes désirs seront les vôtres à l’avenir ». J’étais très malheureux, mais il n’a pas été cruel pour moi, et je n’aime pas à penser qu’il est mort.
– Nous ne l’avons pas fait mourir, dit Laurie. C’est Dieu qui l’a fait, et ce qu’Il fait est toujours très juste – maman l’a dit ; je suis très contente qu’il ne puisse plus revenir ici pour t’emporter. Tous ces jours-ci, je m’attendais à le voir arriver, mais maintenant tu es en sûreté, pour toujours.
Il y eut une explosion de joie lorsque Mme Oliver écrivit qu’elle était sur le chemin du retour. Et quand arriva le jour « J », la patience d’Esther fut mise à rude épreuve, tant les enfants étaient excités. La dernière bêtise qu’ils firent fut d’attacher un ruban rouge au cou de Couic, à la grande colère de l’oiseau. Il se promena de long en large dans l’allée, donnant de furieux coups de bec à ce désagréable ornement. Et lorsque, d’un dernier effort, il parvint à l’arracher avec son bec, il le jeta à terre et le déchirant d’une patte, le regarda avec le plus profond dégoût. Angelo l’appela ; il n’y fit pas la moindre attention et, saisissant l’objet dans son bec, s’envola à un buisson d’aubépine où il se percha, tournant la tête de tous côtés, d’un air très malin.
– Je crois qu’il va cacher le ruban, mais il ne le fera pas tant que nous le regardons, dit Laurie. Rentrons, et nous l’observerons par la fente de la porte. Ils s’accroupirent donc derrière la porte du jardin et, en effet, après beaucoup d’hésitation et de coups d’œil de tous côtés, Couic descendit en sautillant, jeta quelques regards en arrière, puis disparut soudain dans un buisson au fond du jardin. Il y resta pendant quelques minutes, puis revint, sans le ruban, et exprima ses sentiments par un gloussement triomphal.
Laurie le suivit attentivement des yeux, puis saisit Angelo :
– Je te le dis, Angelo, il a dû y cacher aussi la plume de maman. Il y va constamment. Allons voir !
Ils y coururent, et, en dépit de toutes les épines, Laurie plongea vaillamment la main dans l’épais buisson. Elle y rencontra un objet dur. C’était une vieille boîte en métal. Elle la retira, et les enfants y trouvèrent alors un étrange assortiment de toutes sortes d’objets : des morceaux de verre coloré, un soldat de plomb, une bobine vide, le ruban rouge, et, à leur grande joie, tout au fond de la boîte, la plume d’argent de Mme Oliver. Elle était bien ternie et sale, mais qu’importe ! Les mains saignantes et égratignées, Laurie s’élança vers Esther, brandissant la plume :
– Oh, Esther, Esther, la plume de maman est retrouvée et nous ne serons plus jamais pauvres !
Esther prit la chose plus calmement et l’état de la fillette la mit en colère :
– Est-ce juste, quand vous étiez si bien habillée ! Regardez votre tablier, plein de terre, et quelles mains !
Mais aucune remontrance ne put voiler l’éclat des grands yeux de Laurie.
– Maman revient, et nous avons retrouvé Angelo et la plume merveilleuse !
Rien ne pouvait assombrir son esprit.
Lorsqu’enfin Mme Oliver arriva, elle fut presque étouffée par les étreintes des enfants et la petite Laurie, dans son excitation, fondit en larmes.
– Oh, maman, dit-elle, se pendant à son cou, tu ne nous laisseras plus jamais, n’est-ce pas ? Nous ne pouvons pas nous passer de toi.
– Mais je trouve que tout s’est très bien passé, dit Mme Oliver avec un gai sourire. Vous paraissez tous si bien portants !
Puis, prenant la main d’Esther dans la sienne, elle lui dit d’un ton affectueux : Je suis si contente d’être revenue, Esther. Il me tardait de vous retrouver ! Je ne peux pas vous dire combien vos lettres m’ont fait du bien, mais elles me donnaient toujours envie de revenir. J’espère que je ne serai plus obligée de vous laisser.
Angelo reçut des marques de tendresse toutes particulières. Mme Oliver l’appela et l’attira dans ses bras.
– Tu es revenu vers moi, n’est-ce pas, mon enfant ! dit-elle, caressant sa petite tête soyeuse et sombre. Et personne ne viendra te reprendre.
– Jamais ! répéta Angelo en se serrant contre elle. Je resterai avec vous jusqu’à ce que Dieu me rappelle à Lui.
Le repas du soir fut des plus joyeux. Esther avait préparé un gâteau et fait rôtir un poulet pour sa maîtresse. Lorsque Mme Oliver secoua la tête en souriant à cette prodigalité, Laurie s’écria vivement :
– Nous ne serons plus jamais pauvres, maman, dit-elle. Ta plume est retrouvée, et tout ira bien maintenant.
– Ma plume merveilleuse ! dit Mme Oliver en riant. Mais après souper, elle appela à elle sa petite fille, et embrassa très tendrement les petites mains égratignées.
– Ça m’est égal, maman, vraiment. Je recommencerais volontiers, s’il le fallait, pour ta plume.
– Tu as une âme héroïque, ma fillette. Puisses-tu ne jamais la gaspiller pour une cause indigne !
Laurie réfléchit longuement à ces paroles, le soir, dans son lit, mais ne comprit pas.
Chapitre 16 « Un grand-père »
Ce ne fut que le lendemain matin, comme Laurie aidait sa mère à ranger sa chambre, que l’enfant se souvint de l’enveloppe que Sir Georges avait placée dans le tiroir. Elle la montra à sa mère et Mme Oliver resta frappée d’étonnement en lisant son contenu. Elle demeura longtemps perdue dans ses pensées, la lettre à la main. Puis elle se tourna vers sa petite fille : Laurie, il faut que je parle à Esther ; demande-lui de venir.
Laurie obéit, et Esther vint aussitôt.
– Esther, avez-vous vu le vieux monsieur qui est venu voir les enfants pendant mon absence ?
– Oui, madame. Il paraissait être un monsieur tout à fait distingué, et il s’est beaucoup intéressé à Grégory.
– Savez-vous qui c’est ?
– Sir Georges, a-t-il dit. C’est un ami de Mlle Monteil.
– Il est le grand-père de mes enfants !
Esther resta interloquée.
– Je croyais, balbutia-t-elle, que madame n’avait pas de parents ; ni d’un côté ni de l’autre.
– Je ne vous en ai jamais parlé parce que mon beau-père, furieux de notre mariage, déshérita complètement mon mari, son fils unique. Je suis allée le voir, lorsque je me suis trouvée seule, et lui ai demandé de m’aider, non pour moi ni pour mes enfants, car j’étais capable de pourvoir aux besoins de ma famille en écrivant. Il a refusé de répondre à ma demande, et m’a parlé méchamment. J’étais fière et vive, et je lui ai répondu sur le même ton. Nous ne nous sommes jamais revus depuis, mais cette lettre est de lui, et il souhaite que nous nous rencontrions. Je sens que maintenant nous allons vivre un temps plus heureux. S’il revient, vous saurez qui c’est.
– J’aurais aimé le savoir avant, dit doucement Esther. Je me demandais pourquoi il s’intéressait tant aux enfants, et je trouvais qu’il leur posait des questions un peu trop libres. J’ai été contrariée que Laurie l’ait fait entrer ici pour lui montrer tous vos bibelots ; mais maintenant je comprends sa conduite.
Esther laissa sa maîtresse, et retourna à la cuisine, considérant la nouvelle sous toutes ses faces. « Si quelqu’un mérite d’avoir du bonheur, pensait-elle, c’est bien madame. Il y a peu de femmes qui auraient pu faire ce qu’elle a fait ».
De son côté, Mme Oliver relisait la lettre ; elle n’était pas longue :
Ma chère belle-fille,
Je pense qu’en vieillissant, on apprend à juger moins sévèrement. Je reconnais que j’ai été blâmable lors de notre dernière rencontre. Mon fils m’a occasionné de dures épreuves, et je lui avais bien fait comprendre que je ne serais jamais responsable de ses dettes. Lorsque vous m’avez quitté, disant que vous ne me reverriez que lorsque ces dettes seraient payées, j’ai cru à un vain orgueil. Mon notaire m’a dit que vous les aviez fidèlement acquittées, et qu’il ne manque plus maintenant qu’une cinquantaine de livres. Me permettrez-vous de vous féliciter de votre force de volonté et de votre indomptable persévérance ?
J’ai l’intention de m’installer dans le voisinage de Daltoncaster, car mon vieil ami Monteil a laissé sa fille sous ma protection jusqu’à son mariage, et je veux être plus près d’elle. Voulez-vous m’envoyer un mot pour me dire que vous oubliez le passé, et que vous êtes prête à me rencontrer lorsque je viendrai habiter votre village ?
Croyez-moi,
Sincèrement à vous,
Georges Oliver
Lorsque Mme Oliver s’assit pour écrire sa réponse, son cœur était plein de reconnaissance pour Celui qui lui avait aidé, qui l’avait guidée pendant ces cinq longues années depuis la mort de son mari. Dieu n’avait-Il pas été pour elle un refuge, sa force, ce secours dans les détresses toujours facile à trouver, comme le dit le Psaume 46 ?
La lutte avait été dure et elle avait senti parfois qu’elle n’en pourrait pas supporter longtemps la tension. Elle s’était refusé tout luxe, ainsi qu’à ses enfants, et ne leur avait donné que le strict nécessaire.
Mais, un mois après l’autre, le fardeau de cette dette s’était allégé. Elle voyait enfin briller l’aurore d’un jour plus heureux. Son voyage en Italie lui avait donné le nouvel entrain dont elle avait tant besoin, et elle avait déjà reçu une somme importante pour quelques courtes études qu’elle avait composées là-bas. Elle remercia Dieu de tout son cœur de ce qu’elle pourrait bientôt réhabiliter le nom de son mari.
Quant à Sir Georges, tout sentiment de fierté ou de colère envers lui s’était dissipé. Elle lui écrivit une lettre, disant quel plaisir lui avait causé la sienne, et lui demandant de venir la voir le plus tôt possible, puisqu’il avait déjà gagné le cœur de ses petits-enfants.
Elle se rendit alors vers ses enfants, le visage tranquille et souriant.
Quelques jours après, Mme Oliver fut surprise de recevoir la visite du doyen de Daltoncaster. Il était accompagné de M. Gay. Angelo était l’objet de sa visite. Le doyen était un musicien accompli. La voix d’Angelo l’avait beaucoup impressionné, et il venait lui offrir une place vacante dans l’école de musique.
Tout d’abord, Mme Oliver hésita. Elle ne pouvait pas se décider à se séparer de l’enfant. Mais lorsqu’elle vit les avantages d’une telle éducation, elle sentit qu’elle ne pouvait pas refuser cette offre. Après une longue discussion, Angelo fut appelé, et le projet lui fut présenté. Le doyen expliqua ensuite ce qu’était la vie d’un enfant dans cette école. Le rose monta aux joues d’Angelo.
– Je chanterai tous les jours pour Dieu ! s’écria-t-il. Oh, j’aimerais tant y aller ! Je serai comme Samuel ! Maman – il appelait Mme Oliver « maman » – me laissez-vous y aller ?
– Certes oui, mon enfant, si tu crois que tu seras heureux.
Angelo la regarda, en réfléchissant :
– Je n’aimerais pas vous quitter, dit-il. Mais je reviendrai souvent vous voir.
– Tous les samedis, dit joyeusement le doyen.
– Je serais si heureux, continua rêveusement l’enfant, de chanter tous les jours utilement, et non pour m’amuser. Je veux apprendre de nouveaux chants. Tous pour Dieu. Ce sera presque aussi beau que d’être au ciel.
– Mais vous aurez aussi des leçons pour ne pas oublier que vous êtes sur la terre, dit le doyen, avec un sourire.
On discuta longuement de cette affaire, mais Angelo, aussitôt libre, courut faire part du projet à Laurie.
Elle écouta, les sourcils froncés, et l’air perplexe.
– Je n’aime pas du tout ça ! dit-elle, et tu ne devrais pas accepter. Tu es à peine revenu, et voilà que tu vas encore nous quitter !
La figure d’Angelo s’assombrit.
– Je croyais que tu serais contente, dit-il. Je chanterai tous les jours des cantiques, et j’aurai un maître pour m’apprendre.
– Ta mère ne voulait pas que tu chantes devant les gens, dit Laurie, boudeuse.
– Mais, Laurie, j’enseignerai ensuite aux enfants à bien chanter les cantiques dans les réunions, et je pourrai aussi aller chanter des cantiques près des malades dans les hôpitaux ou des personnes âgées dans les maisons de retraite, pour leur parler du Seigneur Jésus.
Alors Laurie se jeta à son cou et fondit en larmes.
– Je ne veux pas que tu y ailles !… J’aime à parler avec toi ; tu me comprends mieux que Greg. Et ce sera affreux, ici, lorsque tu seras parti !
– Mais je reviendrai tous les samedis, et combien de choses j’aurai à te raconter ! Oh, Laurie !
– Tu es près de Dieu, ici ! Il vit dans notre maison tous les jours.
– Je serai à l’école une partie de la journée. Je n’aime pas y penser. J’espère que les grands garçons ne se moqueront pas de moi.
– Je voudrais bien y aller avec toi, soupira Laurie changeant de tactique ; j’aimerais aller à l’école et voir beaucoup d’enfants. N’y a-t-il pas des filles ? Pourquoi ne peuvent-elles pas chanter comme les garçons ?
– C’est une école pour les garçons.
Laurie ne se laissa pas convaincre. Elle fut indignée quand Esther s’écria, dès qu’elle sut la nouvelle :
– Dieu soit loué ! Il nous ouvrira vraiment la voie !
– Vous voulez qu’Angelo s’en aille ! Vous êtes très méchante !
– Il sera nourri, habillé et instruit, et il n’y en aura que plus pour vous ! fut la vive réponse qu’elle reçut d’Esther.
Alors Laurie courut en sanglotant vers sa mère :
– Oh, maman, je me passerai de pudding pendant toute une année, et je ne prendrai jamais de sucre dans mon thé, si cela peut aider à garder Angelo !
Mme Oliver essaya doucement de consoler son enfant et lui expliqua :
– Angelo a un grand talent, Laurie. Il peut ne plus avoir une telle voix lorsqu’il sera grand. Je sens que je ne pourrais pas la cultiver comme il le faudrait. Ce serait injuste de le retenir, et il emploiera sa voix au service de Dieu. Ce ne serait pas bien de l’en empêcher.
– Je voudrais bien être Angelo, sanglota Laurie. Je voudrais aussi avoir une belle voix afin de chanter pour Dieu ! Je ne sais rien faire du tout !
– Tu peux faire bien des choses dont Angelo est incapable, dit Mme Oliver en l’embrassant. Tu es ma petite aide et mon bras droit. Qui prendrait soin de Grégory, si tu partais ? Que ferions-nous sans toi ?
Le regard de Laurie errait désolé autour de la chambre :
– La seule chose vraiment utile que j’aie jamais faite, c’est d’avoir retrouvé ta plume dans le buisson, maman.
– Oui, certes, c’est une merveilleuse trouvaille, dit Mme Oliver en souriant, et s’il m’arrive de la perdre encore, nous te chargerons de la retrouver.
– Peut-être, dit Laurie, que lorsque je serai grande, je pourrai écrire des livres, comme toi, maman ; si tu me prêtais ta plume, je pourrais. Ne crois-tu pas ?
Mais Mme Oliver répondit comme elle l’avait souvent fait :
– Je te souhaite une vie autre que celle-là, mon enfant. Écrire des livres n’est pas un bonheur sans mélange.
Il y eut beaucoup à faire pour préparer Angelo pour son école. Esther et sa maîtresse durent travailler tous les jours jusqu’à la nuit pour lui préparer des vêtements. Finalement Mme Oliver le mena à Daltoncaster où, à contrecœur, elle lui fit couper ses longues boucles soyeuses. Mais il revint paraissant plus mignon que jamais avec ses cheveux courts. Laurie dut retenir ses larmes en le voyant, mais Angelo s’exclama :
– Je suis maintenant un petit garçon anglais. Comme eux, je porte des cheveux courts.
Angelo ne devait partir qu’après Noël, et les enfants purent donc passer ensemble leurs vacances. La plus grande joie fut peut-être causée par l’arrivée inattendue d’une grande caisse, la veille de Noël, de la part de Sir Georges. Une dinde, un plum-pudding, un gâteau, des boîtes de fruits confits et de petits biscuits, et beaucoup d’autres bonnes choses à manger s’y trouvaient. Mais ce n’était pas tout. Il y avait des jouets pour les enfants, et un manteau pour leur mère. Esther elle-même ne fut pas oubliée. Un magnifique châle de laine accompagné de ces mots : « Pour la bonne qui soupçonnait les intentions d’un étranger ». Les enfants furent enthousiasmés de leur nouveau grand-père.
– Je voudrais bien qu’il soit aussi le grand-père d’Angelo, dit la sympathique petite Laurie.
– Oui, Angelo n’a personne, ajouta Grégory.
– Eh bien, il a toujours eu des gardiens, dit Laurie, consolée, et c’est presque aussi bon que des parents.
Angelo eut l’air un peu triste, puis un sourire illumina sa figure.
– Je ne pourrais avoir personne de mieux que mon vrai, mon seul Gardien, dit-il.
– C’est maman.
– Non, mon véritable gardien, c’est Jésus. On ne peut avoir un meilleur Ami que Lui pour prendre soin de vous et vous aimer !
– Crois-tu qu’Il aille à l’école avec toi ? demanda Grégory, ouvrant les yeux tout grands.
Angelo l’affirma avec conviction.
– J’ai trouvé dans ma Bible un très beau verset que je me chante quelquefois à moi-même : « Je ne te laisserai pas et Je ne t’abandonnerai pas ». Alors mon cœur déborde de joie quand, avec le verset suivant, je réponds : « Le Seigneur est mon aide et je ne craindrai pas ; que me fera l’homme ? » (Héb. 13. 5 et 6). Donc le Seigneur Jésus sera avec moi partout où j’irai.
Laurie le regarda pensivement :
– Tu t’arrangerais très bien, même si tu vivais tout seul !
– Peut-être, mais j’aime beaucoup maman.
– Et moi aussi, je m’arrangerais très bien tout seul, dit vivement Greg. Je n’aime pas que Laurie soit toujours à prendre soin de moi !
La question de « gardien » devenait dangereuse. Sagement, Laurie changea de sujet.
Chapitre 17 « La petite servante stupide »
Par un bel après-midi, au début du printemps, Mme Oliver et ses enfants s’acheminaient vers la cathédrale de Daltoncaster. Ils étaient venus pour y passer la journée, mais s’étaient arrêtés un instant au Prieuré de Dalton, cette agréable et vieille maison à environ un demi-kilomètre de la ville, où était maintenant installé Sir Georges.
Il n’y était que depuis un mois ou deux, et avait pris grand plaisir à faire visiter à sa belle-fille sa grande maison et ses terres. Le jardin s’étendait derrière la maison, entouré de hêtres presque centenaires.
Des lilas et des aubépines fleurissaient dans les bosquets, et les oiseaux eux-mêmes semblaient faire grand carnaval autour de la vieille demeure. Mme Oliver regardait et admirait tout. L’une des chambres, surtout, la remplit d’enthousiasme, et Sir Georges lui demanda conseil pour son ameublement. C’était un petit salon ensoleillé, avec une large baie vitrée donnant sur la pelouse. Les murs étaient couverts de boiseries de chêne, et la cheminée ancienne était admirablement sculptée.
Mme Oliver choisit les rideaux et les tapis qui transformèrent la petite chambre en un salon riant et confortable.
– Peut-être cela ressemble-t-il trop, pour vous, à un petit salon de dame, dit-elle à Sir Georges. Mais vous comprenez, mon goût est naturellement féminin.
– Vous vous y installerez quand vous viendrez me voir, dit-il ; et je l’appellerai le « salon littéraire » en votre honneur.
Alors, comme ils avançaient côte à côte en direction de la cathédrale, et que les enfants couraient devant eux, Sir Georges fit encore allusion à la chambre :
– Êtes-vous influencée par l’entourage lorsque vous écrivez ? demanda-t-il. Les belles choses seraient-elles pour vous source d’inspiration ?
– Oh, oui, naturellement. Le beau n’est jamais gênant.
– Alors, je me demande si vous ne pourriez pas vous transplanter, avec votre maisonnée, au Prieuré… Il y a tant de chambres vides que j’aimerais voir occupées. J’ai meublé votre salon à votre goût. Viendrez-vous, ma chère ?
Pendant un instant, Mme Oliver resta bouche bée. Elle s’était imaginée que son beau-père était si habitué à sa vie tranquille et solitaire qu’une telle idée ne lui serait jamais venue à l’esprit. Silencieusement, elle considéra la question avant de répondre :
– Je ne sais pas si ce serait juste envers vous, dit-elle doucement. Je vous remercie de tout mon cœur pour cette offre, mais les enfants pourraient vous déranger. Et puis, il y a Angelo. Sans doute, pour l’instant, il est à l’école. Mais j’ai promis de lui donner un foyer pour toute sa vie.
– Il y a bien assez de place pour Angelo aussi. Je suis un vieillard. J’ai acheté ce coin, et quoique ma propriété dans le nord revienne à votre fils, après ma mort, ce vieux Prieuré vous sera légué à vous. Ce sera votre foyer, je l’espère, aussi longtemps que vous voudrez. Ne voulez-vous pas en prendre possession maintenant et me rendre heureux en me faisant goûter un peu de vie de famille ? Cela a été mon grand espoir depuis que je suis installé près de vous.
Les yeux de Mme Oliver s’étaient remplis de larmes. Elle posa doucement la main sur le bras de Sir Georges.
– Je viendrai, dit-elle tranquillement. Vous apportez beaucoup de bonheur dans ma vie. Je ne peux assez-vous en remercier.
Ils étaient arrivés à la salle de réunion. Les croyants y entraient silencieusement pour le service de l’après-midi ; ils les suivirent et prirent place au fond. Laurie et Grégory étaient très excités. Ils étaient venus dans l’espoir d’entendre chanter Angelo, car il devait chanter un solo dans des chœurs.
Lorsque le moniteur et les enfants entrèrent, ils cherchèrent Angelo avidement des yeux : « Oui, le voilà ! ». Angelo ne regardait pas de tous côtés comme faisaient quelques autres enfants, mais s’avançait avec cette expression douce et ravie qu’ils lui connaissaient si bien.
Laurie se sentit distraite pendant le service. Une fois, elle saisit la main de sa mère :
– Je suis effrayée pour Angelo, chuchota-t-elle, cette salle est si grande !
Mme Oliver fit un « chut » avertisseur. Laurie se tut. Les pensées de Grégory étaient d’un niveau moins élevé. Il se demandait pourquoi le plafond était si haut…
Quelle belle fenêtre ! et de si jolies images ! Il essaierait de les imiter en rentrant et mélangerait les jolies couleurs rouges dans sa boîte, comme les robes, là. Puis la chaire frappa son attention : pourquoi était-ce si grand et si beau ?… Quel beau chapeau avait cette dame à côté de lui ! Il y pendait des cerises rouges qui lui faisaient venir l’eau à la bouche. Qu’il aimerait les toucher… seulement y poser un doigt. Le verrait-on, s’il faisait cela ? Et le petit doigt s’avança, mais Mme Oliver se retourna et secoua la tête. Les idées de Grégory devinrent confuses. Il avait grande envie de dormir. Il poussa un profond soupir lorsque les cantiques commencèrent. Maintenant, enfin, il allait entendre chanter Angelo !
Laurie essayait de retenir sa pensée sur son cantique, mais c’était difficile. Elle demanda un jour à sa mère pourquoi Satan lui inspirait des pensées et des réflexions si banales et ordinaires lorsqu’elle était à la réunion.
– Ma petite fille va grandir, fit alors Mme Oliver, et le bonheur d’aimer le Seigneur Jésus et d’être aimée par Lui occupera toutes ses pensées.
Pour l’instant, Laurie ressentait un désir ardent d’être assise sur un des bancs réservés au chœur avec Angelo, et de se lever pour chanter seule, comme lui.
– Je pourrais mourir, ensuite, mais si au moins je pouvais le faire une seule fois, se disait-elle. J’espère que Dieu me donnera une belle voix, dans le ciel, mais c’est bien longtemps à attendre. Je crois que Dieu doit aimer beaucoup Angelo ; il est pareil à un ange, si sage et si doux. Et puis sa voix ! Oh, que je voudrais, que je voudrais faire quelque chose !… quelque chose de merveilleux !
Enfin, l’hymne commença. L’harmonium fit entendre un long accord harmonieux, qui effraya Grégory, mais doucement, graduellement, le son s’éteignit ; puis, claires et douces, les voix des enfants s’élevèrent dans l’édifice…
La voix d’Angelo se reconnaissait au milieu de celles des autres enfants , et consolait, élevait plus d’une âme fatiguée et chargée :
J’élève mes yeux vers les montagnes
D’où me viendra le secours.
J’élève mes yeux vers les montagnes
D’où me viendra le secours.
Mon secours vient de l’Éternel,
Mon secours vient de l’Éternel
Qui a fait les cieux et la terre,
Qui a fait les cieux et la terre.
Puis retentit une profonde et riche basse, et Laurie, en écoutant, imagina que le chanteur s’adressait personnellement à Angelo :
L’Éternel est celui qui te garde,
L’Éternel est celui qui te garde,
L’Éternel est ton ombre à ta main droite.
Trois voix reprirent ensemble :
Le soleil ne te frappera pas de jour,
Ni la lune pendant la nuit.
Le soleil ne te frappera pas de jour,
Ni la lune pendant la nuit.
Puis vint encore la voix d’Angelo, et Laurie se sentit secouée d’un frisson en écoutant :
Mon secours vient de l’Éternel,
Qui a fait les cieux et la terre.
Puis un ensemble d’allégresse retentit dans le chœur :
L’Éternel te gardera de tout mal,
C’est Lui qui gardera ton âme,
L’Éternel gardera ta sortie et ton entrée
Dès maintenant et à toujours.
L’Éternel te gardera de tout mal,
C’est Lui qui gardera ton âme,
Dès maintenant et à toujours
Dès maintenant et à toujours. Amen.
L’expression d’Angelo, pendant qu’il chantait, était radieuse. Beaucoup de personnes le remarquèrent. Mme Oliver murmura :
– Il vit ce qu’il chante !
Sir Georges enleva précipitamment ses lunettes, les essuya, et les remit. Grégory fut si transporté d’admiration qu’il oublia complètement qu’il était à l’église et applaudit bruyamment à la fin.
Laurie appuya sa petite tête sur l’épaule de sa mère et versa quelques larmes silencieuses. Si Angelo pouvait seulement chanter éternellement, elle serait si heureuse ! Elle lui demanda :
– As-tu choisi le cantique que tu as chanté ?
– Oh non ! Je n’en choisis jamais. C’était un psaume chanté, Laurie, pas un cantique. N’est-ce pas que c’était beau ? Je l’aime presque autant que le premier cantique que tu m’as appris. Ce sont presque les mêmes paroles, mais sur un ton plus solennel. Je pense qu’un certain croyant a écrit le cantique, mais c’est Dieu Lui-même qui a écrit le psaume chanté. C’est tout tiré de la Bible ! C’est pour cela que c’est si beau !
Angelo se mit à fredonner doucement à lui-même :
Mon secours vient de l’Éternel.
Puis Mme Oliver et Sir Georges les rejoignirent, et la conversation changea.
Laurie et Grégory étaient très fatigués de leur journée en arrivant à la maison. Leur petite tête était remplie de tout ce qu’ils avaient vu et entendu. Lorsqu’ils apprirent le désir de Sir Georges, et comprirent qu’ils allaient vivre dans cette belle maison, où ils pourraient voir constamment Angelo, leur bonheur fut à son comble.
Cependant, ils furent bien vite couchés. Mme Oliver fit alors part à Esther du projet de déménagement. Tout d’abord, pensant que ses services seraient désormais inutiles, Esther reçut la nouvelle avec un silence navré. Mais lorsque Mme Oliver l’assura qu’elle ne l’éloignerait jamais d’elle, et qu’elle devait venir avec eux comme femme de chambre, sans avoir sur les épaules la charge de toute une maison, Esther s’effondra en sanglots.
– Ce sera le salut pour moi, dit-elle. Depuis ma maladie, je ne me suis plus senti autant de force pour le travail, c’est pourquoi une place moins pénible me soulagera beaucoup !
Mme Oliver monta alors pour faire sa ronde habituelle de « bonne nuit ». Grégory dormait profondément, son visage rose tout souriant ; mais Laurie était encore éveillée, et sa mère vit, à l’expression inquiète de ses yeux, que son cerveau actif travaillait toujours.
– Eh bien, ma chérie, as-tu eu du plaisir aujourd’hui ?
– Oh oui, maman !
– Alors il faut t’endormir aussi vite que possible.
– Mais je réfléchis, maman.
– À quoi ?
Laurie prit la main de sa mère et la posa sur sa joue chaude :
– Je voudrais, je voudrais, maman, que Dieu m’ait faite un peu différente. Je crois que je suis tout à fait inutile ! Si je pouvais seulement chanter, comme Angelo, je serais si contente ! Ou si je pouvais écrire des livres merveilleux comme toi ! Je ne veux pas être rien du tout. Je veux faire quelque chose qui soit vraiment bien !
Mme Oliver garda le silence pendant un instant puis répondit :
– Écoute-moi, ma chérie, je vais te raconter une histoire : il y avait une fois, un très bon roi qui régnait dans un beau pays où le soleil brillait toujours, et où tout le monde était heureux. Une rivière entourait ce pays, et sur l’autre rive était une terre tout à fait différente ! Presque jamais de soleil, beaucoup de pluie et de vent froid, et un roi méchant et cruel qui rendait tout son peuple malheureux.
Alors le bon roi bâtit un pont sur le fleuve et invita les malheureux à venir vivre avec lui. Mais, chose étrange, les gens ne voulurent pas venir ! Les uns dirent qu’ils ne pouvaient pas trouver le pont, d’autres qu’il était trop pénible à traverser, et quelques-uns qu’ils en étaient trop éloignés. Alors, un jour, le bon roi envoya trois de ses servantes sur l’autre rive pour leur parler du beau pays et leur en montrer le chemin. Deux de ces servantes avaient un grand talent. La troisième se croyait très stupide, mais elle aimait son roi et lui promit de faire de son mieux. La première servante se rendit au pays malheureux et se mit à chanter. Elle avait une très belle voix et partout où elle allait, les gens s’assemblaient en foule pour l’écouter. Elle chanta les louanges du roi et du beau pays au-delà du pont, et comme elle chantait, les auditeurs sentirent qu’ils voulaient y aller. Un de ses chants disait :
Il est un pays magnifique
Sans péché, sans douleur ni chagrin,
Où tout un peuple chante un cantique.
Où des élus le saint cantique
Vers l’Agneau montera sans fin.
Venez tous ! Venez tous ! Entrez dans ce beau pays !
Mais souvent, lorsque la voix cessait, leur désir s’envolait aussi. De plus, certains n’aimaient que sa voix, et non son message.
La seconde servante put atteindre encore plus de monde que la première, puisqu’elle écrivait son message, et elle avait une plume merveilleuse. Loin, bien loin, on lisait ses lettres et ses écrits, et on les aimait parce qu’ils avaient le don de toucher les cœurs. Elle décrivait ainsi le pays :
C’est le pays de la lumière,
Du vrai repos et de la paix ;
Là plus n’est besoin de prières,
Car le bonheur règne à jamais.
C’est là dans la maison du Père
Que le bonheur règne à jamais.
Elle achevait par la même invitation :
Venez tous ! Venez tous !
Entrez dans ce beau pays !
Mais, quelquefois, l’écrivain changeait un peu son message pour faire plaisir à ses lecteurs, et fit de ce fait moins souvent allusion au pont qui menait au beau pays. Parfois son appel était presque entièrement caché, car les gens croyaient qu’ils pouvaient rendre leur propre patrie aussi belle que l’autre, sans s’inquiéter de traverser le pont. Mais elle continua à écrire, et la chanteuse continua à chanter et toutes les deux essayaient d’obéir à leur roi.
– Et la petite servante stupide ? demanda Laurie avec avidité, comme Mme Oliver s’arrêtait, un sourire un peu triste sur les lèvres.
– Ah, la troisième servante ! Elle ne pouvait pas écrire, elle ne pouvait pas chanter, et ne pouvait pas atteindre beaucoup de monde. Mais son petit cœur était plein d’amour pour son roi ; elle parla de lui à tous ceux qui voulurent l’écouter. Elle n’était pas instruite, mais elle disait un mot par-ci, un autre par-là, et montrait toujours le pont. Les petits enfants trouvaient facilement leur chemin lorsqu’elle les prenait par la main pour les y conduire. Les vieillards s’appuyaient sur son bras pour s’avancer en tremblant dans la direction du pont. Elle consolait doucement ceux qui pleuraient, expliquait patiemment le tout à ceux qui ne comprenaient pas, et tout le monde l’écoutait parce qu’elle était si simple, si facile à comprendre, et n’embarrassait personne… Elle ne connaissait qu’un seul pont, qu’elle montrait toujours du doigt en parlant du bon roi.
Un jour, le roi rappela à lui ses servantes. Lorsqu’elles revinrent, il fit l’appel de tous ceux à qui elles avaient montré le chemin. La chanteuse en avait amené un bon nombre qui avaient trouvé le pont en entendant sa voix. L’écrivain aussi en avait autour d’elle quelques-uns qui avaient lu son message et avaient été guidés par elle vers le pont. Mais la petite servante stupide était entourée d’une foule ! Ses quelques paroles avaient amené au beau pays plus de monde que les merveilleux appels des deux autres servantes douées. Le roi sourit et dit : « La chanteuse a bien accompli son œuvre, et l’écrivain aussi, mais la petite servante au cœur compatissant a fait mieux encore ».
Mme Oliver s’arrêta, puis elle posa sa main sur la tête de sa petite fille.
– Ma Laurie a déjà conduit vers le pont un petit garçon abandonné. Elle peut en amener d’autres en leur disant de son ton engageant :
C’est au pays de la promesse,
Que Jésus nous introduira,
Son nom nous remplit d’allégresse,
Vers Lui se dirigent nos pas.
C’est au pays de la promesse
Que Jésus nous introduira.
Où notre cœur, plein d’allégresse,
Avec amour le bénira.
Et un jour, le Roi lui parlera comme à sa troisième servante.
Laurie ne dit rien, mais elle eut un petit sanglot ; puis elle se retourna sur l’oreiller et s’endormit profondément… toute consolée.
Dans ses rêves, Laurie chantait encore, accompagnée de la voix d’Angelo :
Venez tous ! Venez tous !
Entrez dans ce beau pays promis !
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