
« Le jardin de l’arc-en-ciel » n’introduit pas seulement le lecteur dans la féerie mystérieuse d’une propriété délaissée, où se déroulent une série d’événements palpitants, mais il le fait également pénétrer dans le royaume non moins mystérieux d’une âme d’enfant qui, au contact d’une famille où règne la foi, sort de son égoïsme de fille unique et gâtée et s’épanouit joyeusement au grand soleil de la grâce de Dieu.
Chapitre premier
Au pays du soleil
Tout commença par une froide soirée de janvier, tandis que je séchais mes cheveux, agenouillée devant le radiateur électrique de ma mère. Dehors, la neige tombait sur Londres, assourdissant le bruit des pas et du trafic. Dans la chambre à coucher, les rideaux tirés s’harmonisaient avec la robe de chambre de Maman, et la petite lampe à la lumière tamisée s’unissait à ce chaud et doux confort.
J’en jouissais d’autant plus que nous vivions l’une de ces rares soirées où ma mère, restée à la maison, ne semblait n’avoir rien à faire sinon qu’à s’occuper de moi. Ce fait était si inhabituel que nous ne savions que nous dire l’une à l’autre. Nous avions regardé la télévision, puis Maman avait apporté une pile de journaux de mode, me proposant de me choisir une nouvelle robe d’été. Ensuite, m’ayant lavé les cheveux, elle s’assit sur une petite chaise et me les roula en boucles. Moi, je surveillais tout cela dans un grand miroir, en savourant des chocolats.
Cela aurait dû être une soirée délicieuse. Mrs. Moody, la gouvernante, ayant un jour de congé, était partie chez elle à Golders Green, et l’appartement paraissait en quelque sorte plus gai sans elle. J’aimais beaucoup Mrs. Moody, qui prenait soin de moi bien plus que ne le faisait ma mère ; mais elle n’était pas une compagnie bien amusante. Plus âgée et à l’ancienne mode, elle me sermonnait sévèrement. Elle désapprouvait aussi Maman qui répondait à trop d’invitations, et rentrait à des heures si tardives qu’elles l’obligeaient à se lever très tard le matin. Mrs. Moody, dans ses jeunes années, se couchait à dix heures et était debout à six, et pas de bêtises !
Mais comme Maman se couchait en général à deux heures du matin et se levait à dix, je ne voyais pas qu’elle soit plus paresseuse que Mrs. Moody. Toutes deux passaient le même nombre d’heures au lit.
Mrs. Moody me désapprouvait aussi parce que j’avais trop de robes élégantes, et trop de gâteaux à la crème pour le thé. Je l’avais entendue confier à la cuisinière de l’étage en-dessous que je deviendrais un papillon comme ma mère, mais bien qu’elle eût dit cela d’un ton critique, j’en fus enchantée : les papillons ne sont-ils pas magnifiques et joyeux ? Je les avais vus voltiger dans le soleil sur les tulipes du parc St James. La cuisinière objecta que, malgré mes jolis atours, j’étais « une petite chose toute simple », mais je n’ai pas compris ce que cela signifiait, et je supposais qu’elle parlait du cake qu’elle confectionnait à ce moment-là.
– Mammy, fis-je, en repoussant en arrière mes cheveux et en la regardant, tu ne m’as toujours pas dit quel jour je retournerai à l’école. Ce doit être bientôt ?
Maman demeura silencieuse durant quelques minutes et je commençai à m’étonner. Je lui avais déjà posé deux fois la même question, et deux fois elle avait changé de sujet.
– Quand, Mammy ? répétai-je, impatiente. N’est-ce pas un des jours de la semaine prochaine ? Mrs Moody n’a pas encore vérifié mon uniforme, et mon costume de gymnastique a besoin d’être rallongé.
Ma mère ne prêtait d’attention qu’à mes boucles. Puis, négligeant de répondre simplement à ma question, elle dit à brûle-pourpoint :
– Elaine, aimerais-tu aller à la campagne ?
Ébahie, je tournai la tête vers elle.
– A la campagne ? fis-je en écho. Pourquoi ? Où ? Veux-tu dire, au lieu d’aller à l’école ?
– Eh bien ! Non, pas exactement.
Il neige à Londres, mais dans la chambre chaude tout est rose. Tout en brossant les cheveux de sa petite fille de 12 ans, la maman d’Elaine dévoile son grand projet.
– Je pense que tu pourrais suivre l’école là-bas, et que ce serait agréable pour toi au printemps. Voici ce qu’il en est, Elaine. On m’a proposé un emploi des plus intéressants. Mais cela nécessite que je voyage ici et à l’étranger, et il ne m’est pas possible de te prendre avec moi. En plus, c’est un travail de secrétaire et je serai terriblement occupée.
– Bon, fis-je, après avoir réfléchi un instant; je préférerais pourtant rester avec Mrs. Moody. Je passerais la journée à l’école, et le soir nous serions bien ici. Et tu viendrais à la maison pour les vacances, n’est-ce pas ?
– Mais, ma chérie, reprit ma mère avec impatience (car elle voulait que chacun soit aussitôt d’accord avec ses plans), tu n’as rien compris ! Nous ne pouvons envisager de conserver cet appartement et Mrs. Moody uniquement pour toi. Tu te plairas à la campagne, et une charmante famille est disposée à te recevoir. Il y a six enfants, dont une fillette du nom de Janine qui n’a que quelques mois de moins que toi.
– Mais si tu renonces à l’appartement et à Mrs. Moody, bredouillai-je, confuse, où sera mon chez-moi ? Je veux dire, je n’appartiendrai à nulle part.
Ma mère eut un haussement d’épaules ennuyé, et je sus qu’elle me trouvait indocile et difficile – mais je ne pouvais m’en empêcher. Je n’attachais pas grande importance au départ de Maman, de toute manière je ne la voyais pas souvent. Quant à Mrs. Moody et à l’appartement, c’était une autre affaire. Moi, je serais comme un chat errant, sans port d’attache. En plus, aller à la campagne ne me souriait guère, et si cette bande de six enfants se montrait impossible, où irais-je ?
– Ne sois pas stupide, Elaine ! intervint ma mère. Bien sûr que je reviendrai, et nous aurons un nouveau logis où tu seras avec moi. Essaie d’entendre raison. Je ne désire pas te quitter ; toutefois ce sera beaucoup mieux pour toi, plus tard, si je gagne davantage qu’avec mon travail actuel à mi-temps. D’ailleurs, j’ai toujours souhaité aller à l’étranger et ceci est une chance exceptionnelle.
Assise, je fixai l’éclat rouge du radiateur électrique, les lèvres serrées en une ligne obstinée. Six enfants… et encore à la campagne ! Cela s’annonçait féroce et dangereux. Non, je ne voulais pas y aller !
Mon silence mit ma mère presque hors d’elle. D’une voix enjôleuse elle reprit :
– Tu n’as pas idée comme ce sera gentil, insista-t-elle. Je me suis donné tant de peine pour dénicher un endroit qui te conviendrait. Mrs. Owen était en classe avec moi. Bien que nous n’ayons pas gardé de relations, je la préférais à n’importe quelle autre compagne. Puis, lorsque ton père fut tué, elle m’écrivit. Elle avait lu dans les journaux la catastrophe aérienne et voulait savoir tout ce qui te concernait, s’informant si elle pouvait nous être de quelque secours. Naturellement tu étais alors toute petite. Il n’y a pas longtemps, je lui adressai une lettre, lui demandant si elle pourrait me recommander un bon pensionnat. Par retour du courrier elle m’offrit de te prendre chez elle, afin que tu puisses suivre chaque jour l’école avec Janine. C’est très, très aimable de sa part, Elaine, et tu dois t’efforcer d’être une enfant raisonnable. La France n’est pas bien loin et je reviendrai te voir de temps en temps. Je ne pouvais expliquer que ce n’était pas à la séparation que je songeais, du fait que j’étais trop habituée à ne pas voir ma mère. Aussi je me tus. Mais, dans la glace se reflétait son visage, et il était clair qu’elle était chagrinée et contrariée.
– Elaine, fit-elle soudain, j’aurai demain soir une réception pour faire mes adieux à quelques amis. Tu feras en sorte d’être prête et tu pourras assister dans ta plus jolie robe de soirée au début de la réception. Ne sera-ce pas un grand honneur pour toi ?
Je relevai brusquement la tête.
– Demain ? Déjà ? m’écriai-je. Alors quand partons-nous ?
– Eh bien ! dit ma mère en hésitant, comme il y aura tant de choses à emballer dans l’appartement, je crois que plus tôt tu t’en iras, mieux ce sera. J’ai fait savoir à Mrs. Owen que tu partirais vendredi.
« Vendredi ! pensais-je, et c’est aujourd’hui mardi… plus que trois jours ! » Je me sentis tout à coup affreusement seule et abandonnée. Et il ne m’était pas permis de dire non ! D’ailleurs inutile de faire des embarras quand tout était arrangé. Il n’y avait rien d’autre à ajouter, aussi je m’enfuis dès que je le pus et me glissai dans mon lit. Quand Mammy vint me dire bonne nuit, je feignis de dormir.
Le lendemain fut rempli et joyeux, et dans les préparatifs de la soirée, mes soucis s’estompèrent. Les invités arrivèrent à huit heures et demie et, dès sept heures, j’étais prête dans ma robe rose ornée de fronces, mes boucles soigneusement coiffées.
Jamais auparavant je n’avais pris part à une réception d’adultes et j’étais curieuse de voir ce qui allait se passer.
Je fus finalement déçue car si, au commencement, on me fit mille amabilités, bien vite on me laissa de côté. Comme il n’y avait pas d’autres enfants, on ne joua à aucun jeu. Installés autour des rafraîchissements, les hôtes fumaient et faisaient des plaisanteries que je ne comprenais pas : elles devaient être très drôles, parce que tous riaient aux éclats. Maman parla de Mrs. Moody, l’appelant « un parfait trésor, mais oh ! tellement lugubre » – et tous s’esclaffèrent, ce qui me surprit, car je ne trouvais rien de comique en Mrs. Moody. J’eus subitement le vertige à cause de la fumée, et une impression d’écœurement due au gâteau à la crème que j’avais mangé. Maman s’affairait à verser des boissons. Certainement nul ne remarquerait si je m’en allais.
Une nouvelle explosion de rires… et je m’échappai jusqu’à la cuisine. Mrs. Moody, elle au moins, ne m’avait point oubliée. Elle était assise dans son fauteuil et raccommodait mes socquettes.
– Viens, Elaine, dit-elle rudement, il est plus que temps que tu ailles au lit. Tu dors à moitié !
J’éprouvai un malaise et je me penchai vers elle.
– Venez avec moi, Mrs. Moody, murmurai-je un peu honteuse, je ne me sens pas bien.
– Pas étonnant après de tels exploits à ton âge, rétorqua-t-elle en se levant aussitôt.
Mais elle m’entoura gentiment de son bras, me conduisit à ma chambre et m’aida à échanger mon élégante robe contre ma chemise de nuit. Je frissonnai. Elle alla quérir une bouillotte, puis brossa mes cheveux tandis que je posais ma tête sur l’oreiller.
– Mrs. Moody, savez-vous ? je pars pour la campagne et Mammy part pour la France.
Mrs. Moody plissa et pinça ses lèvres. Quel était le sujet de sa réprobation ? La France ou la campagne ? Cela restait à découvrir.
– On me l’a donné à entendre, répliqua-t-elle avec raideur, bien qu’elle lissât mes boucles très tendrement.
– Mrs. Moody, chuchotai-je, câline, avez-vous déjà vécu à la campagne ?
Un sourire se répandit lentement sur le visage de Mrs. Moody. Apparemment c’était sage de parler de la campagne – c’était la France qu’il ne fallait pas mentionner.
– Oui, j’ai été élevée dans le Sussex, dans un petit cottage dont le jardin était plein de lavandes, de pois de senteur et de roses. A mon avis, c’est un meilleur endroit que Londres pour les enfants.
Je me pelotonnai davantage.
Cela résonnait comme la plus ravissante des histoires. En imagination je vis la petite fille qu’avait été Mrs. Moody, mince, se tenant très droite et solennelle, ses cheveux tirés derrière les oreilles, et encadrée d’un buisson de roses.
– Continuez, Mrs. Moody, continuez s’il-vous-plaît.
Elle eut un de ses rares petits rires étouffés.
– Je ne me rappelle plus beaucoup de choses à présent, Elaine, excepté les hirondelles bâtissant leur nid sous le toit de chaume, la rivière au bord de laquelle nous allions nous amuser, tout l’or des boutons-d’or et les minuscules bouquets que nous cueillions. Mon grand-père savait les noms de toutes les fleurs sauvages, et nous, les enfants, nous nous en amusions, tant ils étaient comiques… chaussettes-de-coucou, porteuses-de-lait, Jenny-rampantes, bonnets-de-nuit-de-grand-mère. Comme je les trouvais jolis !
– Mrs. Moody, suppliai-je, pourquoi ne venez-vous pas avec moi ?
– Parce que je ne suis pas invitée, mignonne, et que tu es une grande fille maintenant. J’ai trouvé une autre place de gouvernante, mais tu me manqueras, ma chérie. Oh oui ! bien sûr.
– Alors, racontez-moi encore vos souvenirs.
Et défilèrent les agneaux, les vaches, la cueillette des fruits, les vergers. Je me sentis calmée, et de nouveau bien.
Allongée, j’écoutai jusqu’à ce que le sommeil me prît, les mains jointes de Mrs. Moody, usées par le travail, étroitement serrées dans les miennes.
C’était comme si Mrs. Moody ne me grondait plus puisque j’allais à la campagne.
Chapitre 2
L’accueil
Le lendemain, ma mère fut plus affectueuse que de coutume et s’occupa de moi comme elle ne l’avait jamais fait. Elle me consacra de ses loisirs, me prit avec elle pour faire des achats, et l’après-midi nous bûmes le thé dans une confiserie avant d’aller ensemble voir une pantomime. C’était merveilleux, et pendant la journée j’oubliai presque la présence de Mrs. Moody, sérieuse, affairée dans sa cuisine à choisir, marquer et mettre mes vêtements de côté. Ce n’est qu’à la nuit, lorsque Mammy m’eut laissée après un rapide baiser, que Mrs. Moody redevint importante.
Il ne fut pas difficile, pour ces derniers soirs, de la persuader de s’asseoir dans l’obscurité auprès de mon lit et de me parler de la nature – et c’était une bonne solution, parce que lorsque descendait la nuit, je commençais à sentir que le monde était un lieu dangereux où bientôt on ne se soucierait vraiment plus de moi. Que je les aime ou non, qu’ils m’aiment ou non, je serais enfermée avec six enfants ; et là, au plus profond de mon cœur, je savais qu’à l’école mes compagnes ne m’aimaient pas beaucoup et parfois j’en cherchais la raison. Personne n’avait osé me dire que j’étais une fillette gâtée, vaniteuse, ne pensant qu’à elle-même, excepté Mrs. Moody quand elle était en colère – et je m’en moquais.
Quelque chose, cependant, allégeait mes craintes. Chaque été, en août, nous quittions Londres pour aller au bord de la mer. La plage était bien mondaine, mais avec Mammy je m’y sentais à l’aise. Serait-ce donc pareil à la campagne ? Or, des charmants récits de Mrs. Moody, il ressortait que c’était une contrée féerique où fleurissaient, l’année entière, roses et lavandes, où le soleil luisait jour après jour. Je suppose que Mrs. Moody se remémorait les étés ensoleillés du Sussex et que l’une et l’autre nous avions oublié que j’allais dans le nord du Pays de Galles, au milieu d’un mois de janvier particulièrement froid. Tant et si bien que je me voyais déjà transportée dans un monde luxuriant de fleurs. Cela était d’autant plus plaisant que la neige de Londres avait fondu, laissant une boue épaisse sur les trottoirs, dans un air lourd de brouillard.
Au fur et à mesure que passait la semaine, les souvenirs affluaient à la mémoire de Mrs. Moody. Elle me dépeignit les moissons, le foin coupé, le bain des moutons, la chasse, et couchée, j’étais tout oreille, cramponnée à sa main, éprouvant un immense réconfort. Quand arriva enfin l’horrible matin et que le taxi qui devait m’emmener à la gare stationna devant la porte, je me rendis compte avec stupeur qu’il m’était bien plus pénible de dire adieu à Mrs. Moody qu’à ma mère. Et au moment où il fallut prendre le tournant de la rue et perdre de vue la mince silhouette, drapée dans son affreux tablier, qui nous faisait signe depuis le seuil de la maison, j’eus la subite impression d’être coupée de tout ce qui rendait ma vie sûre, et j’éclatai en pleurs. Ma mère, qui m’accompagnait, gênée et contrariée par mes sanglots, me supplia d’être raisonnable. Alors, comme d’habitude, je séchai mes larmes et refoulai en moi mes terreurs.
A la gare, Mammy s’arrêta devant un kiosque et m’acheta mes journaux favoris, ainsi que deux grandes boîtes de chocolat, l’une pour mon voyage et l’autre pour les petits Owen. Ceci me plut fort et quand retentit le coup de sifflet et que le train s’ébranla, je fus capable d’agiter gaiement mon mouchoir. En réalité, j’étais impatiente de partir, afin d’être tranquille et de jouir du voyage.
Maman m’avait recommandée à une dame se rendant en Irlande ; mais je n’étais pas une enfant très sociable, et comme je ne prenais pas garde à elle, elle cessa bientôt de prendre garde à moi. Je lus mes illustrés en mâchonnant sandwiches et chocolats ; parfois je sortais du compartiment et me tenais dans le couloir à regarder par la portière. Ce que je vis me remplit de consternation : cela ne ressemblait pas du tout au pays de Mrs. Moody. Des kilomètres de terrains imprégnés d’eau succédaient aux champs jaunis, aux lignées d’arbres et de haies nus et noirs, dans un horizon noyé de brouillard. Tout était froid, boueux, solitaire, misérable ! J’en fus vite fatiguée et, me blottissant dans l’angle du compartiment ; je m’endormis profondément.
Si la dame qui veillait sur moi n’était intervenue, j’aurais dépassé la station à laquelle je devais descendre. Par bonheur, elle me réveilla juste à temps. Je dégringolai de la voiture avec ma grosse valise et demeurai sur le quai à moitié sommeillant, égarée, glacée. Le train s’éloigna aussitôt en rugissant,, et la première chose qui me frappa fut le silence – aucun bruit de moteur, de pas, seulement le son assourdi de la mer, là, de l’autre côté de la gare, et le doux clapotement des vagues se brisant sur les galets – et lorsque je respirai, je trouvai que l’air sentait le sel et la propreté.
J’eus à peine le temps de me rendre compte que la mer était à moins d’un kilomètre avant que, levant les yeux, je voie une femme se hâter vers moi autant que le lui permettaient trois petits enfants suspendus à ses mains et à sa jupe. L’un d’eux n’était qu’un bambin. Ils s’étaient postés à l’autre extrémité du quai, et j’en conclus que c’était là les Owen. Je ne m’avançai pas à leur rencontre, mais restai immobile auprès de mon bagage.
– Bonjour, Mrs. Owen, comment allez-vous, récitai-je avec raideur, essayant d’imiter la voix mondaine de ma mère recevant des visiteurs antipathiques, et je tendis mon étroite main gantée.
Mrs. Owen hésita, surprise. Durant une seconde d’incertitude, nous nous dévisageâmes dans la grisaille de cet après-midi de janvier. Puis une expression que je ne compris pas parut sur ses traits – eut-elle envie de rire, ou de pleurer ? Que ce soit l’un ou l’autre, elle effleura ma main et m’embrassa sur les deux joues.
– Que c’est gentil que tu sois des nôtres, Elaine ! Nous étions tous tellement impatients de te voir ! Janine et Philip étaient si fâchés de ne pouvoir être de retour de l’école pour te recevoir ; mais Johnny, Francie et Robin sont venus. Les autres t’attendent à la maison. Maintenant, viens ! Le taxi est derrière la gare.
Johnny, Francie et Robin, aussi indécis à mon égard que je l’étais moi-même, se réfugièrent à la gauche de leur mère. Ils supposaient probablement que j’allais leur parler ou les embrasser; mais que savais-je des petits enfants ? Ils étaient, en effet, bien plus jeunes que moi – et dans leurs capuchons et leurs manteaux de laine, leurs solides souliers de paysans, tous trois paraissaient aussi larges que hauts. Arrivés au taxi, ils se précipitèrent sur le siège arrière et se mirent à babiller entre eux sous la couverture de voyage. Je m’assis devant avec Mrs. Owen, répondant oui et non à ses questions, complètement paralysée par la timidité, et le cœur en détresse. Le paysage était le plus mélancolique que j’aie vu de ma vie. Dans un brumeux crépuscule, les arbres, les collines s’effaçaient graduellement. De toutes parts, des routes mouillées, des champs jaunis, des haies noircies – et pas une âme en vue. Que pouvait-on faire ici tout le jour ? Je n’écoutais plus Mrs. Owen et regardais par la fenêtre. Les enfants épiaient de dessous leur couverture, pouffaient de rire et se cachaient à nouveau. Je crois que c’était leur manière de se lier d’amitié avec moi, mais je ne leur accordai pas un sourire.
– Voilà notre maison! cria soudain Johnny, en me donnant une rude poussée dans le dos. Intriguée, je suivis la direction de son doigt. Nous avions quitté la route bordée d’arbres et roulions en rase campagne. Mais là-bas, au flanc de la colline, brillait une lumière orange à travers les fenêtres à petits carreaux. La maison était en dehors du village, et cette lumière chaude et amicale semblait nous accueillir.
Je levai les yeux vers Mrs. Owen ; elle me sourit.
– Sois la bienvenue au Presbytère, Elaine. Nous sommes ici chez nous.
Comme le taxi franchissait la grille, la porte d’entrée s’ouvrit toute grande. Deux remuants enfants et un grand collie (chien berger à longs poils) dévalèrent bruyamment le sentier. Je détestais les enfants robustes et brusques, et je me retirai dans mon coin. Ils ne semblèrent pas s’en apercevoir car ils bondissaient autour de leur mère. Quand enfin je descendis de la voiture, le chien se dressa et mit ses pattes de devant sur mes épaules, cherchant à me lécher le visage. Ravis, les spectateurs s’exclamèrent ; c’était probablement ce qu’ils avaient enseigné à leur chien – mais moi, je crus qu’il allait me mordre et hurlai de terreur. Mrs. Owen vint à mon secours et calma mon émotion.
– Il veut simplement te saluer, Elaine, expliqua Janine, et il sait aussi donner la patte. Tends ta main et il te tendra sa patte. C’est un chien très poli.
Moi, je pensai que c’était un affreux chien et lui tournai le dos, ce qui étonna les Owen qui n’imaginaient pas qu’on pût être effrayé par Cadwaller. Je vis Janine et Philip échanger un coup d’œil amusé comme nous montions l’allée du jardin et pénétrions dans le hall. Il était clair que j’avais mal débuté.
– Tu dors avec moi, me dit aimablement Janine qui essayait une nouvelle tentative de bienvenue. Je m’en vais te montrer ou tu peux déballer tes effets, et je t’aiderai.
Elle me conduisit à l’étage et, portant ma valise, Philip suivit. Janine ouvrit vivement la porte d’une petite chambre à coucher avec deux lits jumeaux.
Cela ne me plut pas, mais je ne le dis pas. A Londres, j’avais une chambre pour moi seule avec un chauffage électrique, un épais tapis sur le plancher, une petite étagère en chêne à moi, un fauteuil et une armoire pour mes babioles. Cela me donna l’impression d’une pauvre petite pièce et je ne voulus pas m’attarder à tous les témoignages d’accueil éparpillés ici et là, que les enfants avaient si soigneusement préparés : la jacinthe en bouton sur la commode, l’ours chéri de Francie installé sur mon lit, la peinture préférée de Philip (un bateau de guerre) suspendue au chevet du lit et le minuscule jardin de mousse disposé dans un couvercle d’étain sur ma chaise. Janine me surveillait ardemment, mais je ne manifestai aucun signe de plaisir ; peu après, cet air d’attente disparut de son visage et, confuse, elle m’indiqua mon lit et mes tiroirs, et dit qu’elle ferait mieux d’aller seconder sa mère qui s’affairait au souper. Je devinai qu’elle était contente de me laisser, et moi j’étais contente qu’elle s’en aille. Dégoûtée, j’inspectai la descente de lit plutôt usée, les rideaux et les couvre-lits fanés. C’est alors que je remarquai deux sucettes collantes et un bouquet de jasmin d’hiver flétri reposant sur mon oreiller. Je les jetai avec colère dans la corbeille à papier. Mammy et Mrs. Moody n’auraient jamais toléré que des choses peu propres soient déposées sur un traversin. Je défis ma valise et me mis à suspendre mes robes dans l’armoire que je devais partager avec Janine, et je fus flattée de constater que mes vêtements étaient plus jolis que les siens. Je dépliai ma ravissante chemise de nuit froncée, bien en vue sur le lit ; peut-être pourrais-je ainsi en remontrer quelque peu à Janine, même si j’avais peur des chiens.
Mais comme j’égalisais les fronces, Mrs. Owen entra. Elle s’assit avec le plus jeune membre de la famille sur ses genoux – un bébé potelé et vigoureux de dix mois, aux yeux bleus.
– Voici notre Lucy, dit-elle. J’espère que tu aimes les bébés, parce que je désire que tu m’aides. Six enfants, cela compte ! et tu seras ma fille aînée. Tu as onze ans, n’est-ce pas ?
– Oui, répondis-je, observant Lucy qui gazouillait, et dont la bouche se fendit en un sourire qui fit voir deux dents. Il ne m’était pas venu à l’esprit que j’aurais à l’aider. A la maison Mrs. Moody faisait tous les travaux. Moi, je m’amusais, regardais la télévision et lisais des livres. Aussi n’étais-je pas sûre si cette idée me plairait ou non ; m’occuper d’un bébé serait peut-être drôle ? Au fond, je pourrais essayer, et si cela m’ennuyait, je refuserais, car j’escomptais être heureuse à ma façon. Et pour moi le bonheur voulait dire : avoir tout ce que je souhaitais et faire ce qui me plaisait. Je ne connaissais rien d’un autre genre de bonheur.
Après avoir regardé Mrs. Owen border Lucy dans son berceau, je descendis avec elle pour le souper. Je fus soulagée de voir qu’une jeune fille aux joues rouges, nommée Blodwen, apportait un gros pâté aux pommes de terre. Je craignais que les Owen n’aient pas de servante, et qu’il me faille laver la vaisselle, ce que je n’aurais pas du tout apprécié et pas eu l’intention de faire.
Lorsque le repas fut servi, Mr. Owen sortit de son bureau. C’était un homme de grande taille, aux larges épaules, au visage fatigué et aux yeux bleus bienveillants. Il souleva Robin qui, de ses bras, entourait les genoux de son père, le fit presque voltiger, et me salua très chaleureusement. Mr. Owen rentrait à l’instant de ses visites à ses paroissiens et comme Philip et Janine ne l’avaient pas vu depuis le déjeuner, il y avait un monceau de faits divers à énumérer. Johnny et Francie ayant, eux aussi, fait mille choses depuis le dîner, se lançaient dans des explications très vivantes.
– Daddy, commença Philip, qui n’était retourné à l’école que ce matin-là, je suis en classe à côté de Glyn Evans, et il dit qu’il veut troquer avec moi deux lapins contre quelques timbres et une catapulte – puis-je accepter, Daddy ?
– Daddy, coupa Janine sans attendre la réponse, je serai peut-être dans l’équipe des moins de douze ans pour le volley-ball ; crois-tu que ce serait possible de mettre un poteau dans le jardin, pour que je puisse m’exercer ?
– Est-ce que je peux, Daddy ? reprit Philip.
– Daddy, Daddy, clama Johnny, en proie à un souvenir subit, et raidi d’excitation, nous étions sur le pont quand le train a passé dessous, et toute la fumée nous a enveloppés.
– Crois-tu que c’est possible, Daddy ? persista Janine.
– J’ai vu deux bébés agneaux dans le pré, et je les ai entendus pleurer, fit Francie dans un souffle qui parvint aux oreilles de son père par-dessus ce tintamarre.
– Elle lui souriait avec ravissement, certaine que ce petit brin de nouvelles était le plus sensationnel de tous. Il lui sourit en retour, comprenant la douceur de ce premier signe du printemps pour une fillette de cinq ans.
– Est-ce que je peux, Daddy ? insista Philip. (C’était un garçon très persévérant ; je le découvris par la suite).
– Est-ce qu’on pourrait ?, Daddy ? dit Janine au même moment.
– Eh bien ! oui, je suppose, fit paisiblement Mr. Owen. Il y a un vieux poteau au garage, Jan, on peut le fixer avec un fil de fer, et je verrai si je trouve une caisse et du treillis pour tes lapins, Philip. Et toi, Elaine, joues-tu au ballon ?
– J’ai joué quelquefois à l’école, bredouillai-je, désirant qu’on me laisse tranquille.
Je me sentais terriblement méfiante à l’égard de ces enfants si confiants, et j’aurais voulu que Janine ne soit pas si enthousiaste de son ballon. Je n’avais jamais beaucoup aimé les jeux. Pendant les vacances, je restais à la maison ou j’allais dans les magasins avec ma mère. Quand aurais-je appris à courir, à sauter et à jouer ?
Je n’aimais pas non plus le pâté aux pommes de terre. Il était trop nourrissant et je voulais aller chez moi. Mes yeux se remplirent de larmes, qui seraient tombées si je n’avais alors remarqué que Francie m’observait à la dérobée, ses traits sans beauté illuminés d’une animation contenue.
– Les as-tu vues ? me dit-elle en susurrant à travers la table, sous le couvert d’une vive discussion entre Philip et Janine pour savoir s’ils préféraient des lapins blancs ou des lapins bruns, un lapin ou une lapine, de vieux lapins ou de jeunes lapins – problème sans fin.
– Quoi ? murmurai-je à mon tour, froidement.
– Ma « surprise », fit-elle doucement, les yeux brillants. Ce que j’ai mis sur ton oreiller. As-tu vu ?
Je me rappelai les sucettes collantes et la branche sèche. Je les avais prises pour des déchets et voilà qu’elles me devenaient précieuses. Le geste de cette petite me disait que parmi cette bande tapageuse, l’un d’eux s’était soucié de mon arrivée.
– Oui, Francie, j’ai vu… merci, Francie.
Puis un silence s’établit et je vis que Johnny posait une Bible devant le pasteur qui s’apprêtait à lire. Un calme surprenant sembla planer sur ces enfants turbulents. J’avais toujours pensé que la Bible était un livre ennuyeux, mais ce soir chacun se montrait prêt à écouter, même Francie.
Je ne fis pas cet effort, convaincue que, même si j’essayais je ne comprendrais pas. Il s’agissait d’une vigne et de sarments, mais le dernier verset attira mon attention : «Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit accomplie » (Jean 15. 11).
Je retournais ces mots dans mon cerveau, car j’en aimais le son. Puis tous fermèrent les yeux et baissèrent la tête pour prier, et ceci je le compris, parce que parfois Mrs. Moody me faisait réciter « Notre Père qui es aux cieux ». Mais après un moment je m’aperçus que c’était différent : Mr. Owen paraissait parler à quelqu’un qui était là, et sa prière nous rassemblait tous en un lieu de sécurité – Maman bien loin à Londres, les enfants autour de la table, les bébés endormis en haut, tous apportés auprès de Quelqu’un qui prendrait soin d’eux, et qui pouvait nous rendre sages et heureux.
Une heure plus tard, lorsque Mrs. Owen nous eut embrassées et souhaité une bonne nuit et que Janine se fut endormie dans le lit à côté du mien, je regardai par la fenêtre le ciel qui paraissait si vaste sans la masse des toits et des clochers dressés contre lui. Je me sentais déroutée par tout ce qui était survenu, comme si des années s’étaient écoulées depuis que le taxi avait tourné le coin de la rue, me cachant Mrs. Moody.
De nouveau, des larmes de désolation me remplirent les yeux, j’aspirais à rentrer à la maison – et pourtant il y avait ces mots étranges, porteurs d’un souffle de réconfort :
– « Je vous ai dit ces choses afin que votre joie soit parfaite ».
Quelles choses ? Si au moins j’avais écouté…
Quand je m’éveillai le lendemain matin, Janine, déjà levée, allait et venait dans la chambre, faisant ses préparatifs pour une journée à la maison. Dès qu’elle me vit les yeux ouverts, elle se mit à bavarder. Sa réserve s’était probablement évanouie dans la nuit, et pendant que je m’habillais, installée sur son lit, elle me parla de ses jeux et me confia ses secrets. Après le déjeuner j’avais cessé de me demander à quoi l’on pouvait occuper une journée entière à la campagne. A dire vrai, je n’imaginais pas comment faisaient ces enfants pour accumuler tant d’aventures en douze heures.
Le déjeuner terminé, chacun offrit ses services avec le sourire : Janine et Francie se disputèrent le plaisir de donner à manger à Lucy qui s’était amusée tout au long du repas, tentant de fourrer ses grosses joues à travers les barreaux de son parc, et poussant des exclamations sauvages. Elles s’excitèrent tellement que je craignis de voir Lucy partagée en deux. Mrs. Owen passa la tête dans l’entrebâillement de la porte, rappelant aux deux batailleuses que c’était le tour de Francie ; sur quoi Francie, qui chérissait Janine, céda généreusement son tour. « Non, dit Janine, j’aiderai Blodwen ». Elle s’en alla, me laissant stupéfaite de tout le bruit fait à ce propos.
Les garçons partis en quête de bois à brûler et Mrs. Owen rentrée dans sa cuisine, tout s’apaisa subitement. Pas un son, sauf le sucement et le glouglou de Lucy mangeant son porridge, et la douce petite voix de Francie lui contant des histoires. Debout devant la fenêtre, je regardais le jardin.
Il bruinait ; au-delà de la grille on ne distinguait que des champs jaunes et des arbres noirs.
Une brume fine et brillante révélait derrière elle le soleil, et j’étais presque impatiente de ce que j’allais voir quand le rideau se déchirerait. Serait-ce encore des étendues sans limites de champs et de haies, ou un paysage étincelant au-dessous d’un ciel bleu ? Et voici que, du mystère de cette contrée cachée, s’éleva un chant d’oiseau, mélodieux et sonore.
Je fus tirée de mes rêves par la main de Mrs. Owen sur mon épaule.
– Elaine, ma chère, quand tu auras fait ton lit, veux-tu venir avec moi faire ceux des bébés ? Puis les enfants ont envie de sortir et je suppose que cela te dirait d’aller avec eux ?
J’eus l’air surprise et pas très enchantée. D’une part, je ne voyais pas pourquoi moi, en tant que visite, je devais faire mon lit ; à Londres, c’était l’ouvrage de Mrs. Moody. D’autre part, que ferions-nous dehors par un jour humide et froid comme celui-ci ? Toutefois j’avais appris, dans ma courte vie, à garder pour moi ce que je pensais, aussi je suivis à l’étage Mrs. Owen et m’appliquai à ma tâche. En comparaison de notre appartement muni d’un chauffage central et de radiateurs électriques, les chambres à coucher étaient glacées. Je frissonnais, la mine renfrognée.
– Par rapport à Londres, la campagne est froide, dit Mrs. Owen, mais tu t’accoutumeras bien vite. Tu as besoin de courir et de prendre du mouvement et alors tu seras rose comme Janine. C’est la saison la plus rigoureuse de l’année, Elaine. Heureusement le printemps est en route. Chaque jour devient plus long et plus clair et nous verrons bientôt pointer les fleurs.
Alors elle se mit à me parler de ma mère à l’école, sujet tout nouveau pour moi. J’écoutais avidement, je riais, et je fus bien déçue quand un remue-ménage dans le hall indiqua que les enfants étaient prêts.
Johnny se précipita dans l’escalier, ses chaussures grinçant sur les tringles du tapis.
– Mammy, Mammy, j’ai trouvé un lapinet mort et nous allons faire l’enterrement. As-tu un carton à souliers ?
– Vraiment ? fit Mrs. Owen un peu inquiète, pas mort depuis très longtemps, Janine, ou bien ?
– Non, Mammy, assura Janine – il vient de mourir, il est encore chaud.
– Bon ! dit Mrs. Owen, s’empressant d’apporter des journaux et un carton démantibulé. Enveloppez-le dans ces papiers et quelques larges feuilles et mettez-le là-dedans. A présent, ne le touchez plus, et toi, Johnny, lave-toi les mains.
– Je ne jouerai pas à l’enterrement, annonça Philip avec dédain. Ça va pour les bébés. Je grimperai aux arbres.
– Oh, non ! Philip, intervint Janine, alarmée. Nous avons toujours joué d’abord avec les petits. Ce n’est pas nécessaire que tu sois de la procession. Tu peux aller creuser la tombe et sonner la cloche, et moi, je serai le pasteur. Il nous faut faire quelquefois ce que les petits désirent. Les arbres, ce sera pour après.
Janine, ainsi que je le découvris par la suite, avait la passion des funérailles et ne les aurait manquées en aucun cas, et dès que Philip eut exécuté sa mission, elle s’occupa avec le plus grand sérieux de tout organiser.
– Que chacun récolte des feuilles et du jasmin, ordonna-t-elle, et que la boîte soit joliment garnie !
Elle fut interrompue par Robin qui surgit au milieu de nous, le visage en feu après une lutte avec Blodwen et ses bottes. Il ne savait pas ce qu’étaient des funérailles, mais il était terrifié à l’idée de ne pas y assister.
– Wobin venu pou les funails, chantonna-t-il joyeusement, et Zumbo, Zanny, Zumbo aussi venu pou les funails.
– Parfait, acquiesça gentiment sa sœur, tu pourras conduire la boîte, Robs ! Jumbo est un cheval noir à la crinière de plumes, et avec de la ficelle nous attacherons sa queue au carton. Tu mèneras Jumbo à la tête du cortège ; moi, je serai le chauffeur du taxi et suivrai avec Francie et Johnny dans la brouette.
– Mais tu es le pasteur, objecta Francie.
– Pas jusqu’à ce que nous soyons arrivés. Oh! voilà Elaine. Je l’oubliais. Tu peux marcher derrière, Elaine, et porter des fleurs.
– Il n’y en a point, répliquai-je, pensant qu’ils étaient tous complètement toqués.
– Cueille un rameau d’if, alors, reprit Janine, me désignant l’arbre près du portail, et partons. Philip va s’énerver.
Le cortège s’ébranla très lentement à cause de Jumbo, bizarre paquet sans forme, rembourré de laine, muni de quatre jambes, d’une trompe et d’une queue dansant dans toutes les directions. Robin le faisait descendre le sentier pas à pas, le carton brimbalant derrière lui. Philip, impatient, dissimulé par la haie de laurier, agitait la sonnette du dîner ; à l’arrière, le chauffeur du taxi, impatient lui aussi, se mit à galoper autour du corbillard et renversa dans les choux les deux membres du convoi. Cela bouleversa Robin-le-cocher ; il fallut le réconforter avec une cacahuète extirpée de la poche du fossoyeur avant que l’on puisse procéder à l’enterrement.
Ce que je vis en contournant les lauriers m’étonna : un joli cimetière de bêtes, bien entretenu, avec de petites tombes parsemées de cailloux et surmontées de croix de bois. Sur certaines, un nom gravé au canif et renforcé à l’encre de Chine. Tombes de grives et de lapins, d’un écureuil, d’une souris et de Toutnoir, le chaton. A l’autre bout, un trou fraîchement creusé, capitonné de branches de laurier attendait le pauvre Bunny-le-lapin qui y fut déposé avec soin. Francie répandit sur lui quelques pâquerettes d’hiver, et quand la fosse eut été recouverte, Janine prêcha aux deux participants et à moi-même un sermon sur les lapins. Le fossoyeur s’était éclipsé et le cocher faisait un pâté de terre pour Jumbo.
– Venez maintenant, dit Janine, nous avons des plans à élaborer.
Elle attrapa la brouette, y fit monter Robin et Jumbo, et j’emboîtai le pas. Francie, elle, s’attardait à tresser une chaîne de pâquerettes pour la nouvelle tombe.
Par la fenêtre de la cuisine, des gobelets de cacao et des biscuits au gingembre nous furent distribués. Après quoi, laissant Robin sous la table en compagnie du chat, nous repartîmes avec Cadwaller. Celui-ci n’avait pas été admis aux funérailles parce qu’un jour, alors qu’il accompagnait le cortège, il avait eu le mauvais goût de vouloir manger le lapin qu’on allait enterrer.
Philip nous devançait ; il nous fallut courir sur un sentier bordé de grands hêtres aux troncs argentés pour trouver le garçon déjà installé sur un rameau bas, balançant les jambes dans le vide et tailladant l’écorce avec son couteau de poche. Il nous cria de nous dépêcher, déclarant qu’il voulait travailler tout l’après-midi à sa cage à lapins et qu’il n’y avait pas une minute à perdre.
– Francie d’abord, décida-t-il, couché à plat ventre sur son rameau.
Janine souleva l’enfant ; Philip la saisit par les mains et la haussa. Une fois à califourchon sur la branche, petite Francie se mit à grimper main après main jusque dans les hauteurs, pareille à un agile écureuil. Johnny en fit autant.
J’étais figée d’horreur, n’ayant pas de ma vie grimpé à un arbre, et certaine de n’y pas réussir.
– A toi, Elaine, m’appela aimablement Philip, tu y parviendras bien toute seule. Saute, balance tes jambes et accroche-les à la branche.
Je savais que je ne pourrais rien faire de ce genre. On se moquerait de moi et je me blesserais. Je lui tournai le dos.
– Non merci, dis-je par-dessus mon épaule, je n’aime pas grimper aux arbres ; c’est enfantin. Je vais à la maison ; je veux déballer…
Je ne jetai pas un regard en arrière pour voir l’effet de ma remarque, mais il y eut un grand silence. Puis Philip dit :
– Oh! c’est égal, Jan, elle est trop distinguée pour nous. Saute, je te donnerai un élan.
Je rentrai lentement, à moitié aveuglée par les larmes ; j’étais trop fière pour les laisser couler. « Ces gamins », pensais-je, « n’auront jamais d’affection pour moi, et moi non plus pour eux et leurs bêtes de jeux ». Je m’apitoyai sur mon sort. Combien il en coûte d’apprendre à faire ce qu’on n’aime pas et qui fait peur, je ne l’aurais jamais imaginé.
Je déteste ce pays, je déteste Philip, grommelais-je. J’écrirai à Maman, et lui dirai que je suis très, très malheureuse et que je veux rentrer immédiatement chez nous. Je ne veux pas rester ici où je ne me plais pas. Pourquoi m’y obliger ?
J’avais atteint le sommet de la petite pente et je risquai un œil en bas. Les quatre, assis sur une haute branche comme une rangée de joyeux singes, agitaient leurs jambes. Proches les uns des autres, ils parlaient probablement tous en même temps. Qu’ils étaient stupides ! Cependant la vue de leur bonne entente amplifia ma détresse, car je me sentais étrangère à leur monde.
Mais mon attention fut attirée ailleurs. Le soleil avait dissipé le brouillard et luisait, triomphant.
A travers un léger voile brillant, j’aperçus une vaste étendue qui ondulait, et où que se portent les yeux, le soleil, victorieux, dispersait la brume en pompons de fumée contre le bleu du ciel et l’enroulait en écharpes effilochées parmi les arbres. Partout autour de moi le rideau devenait transparent et je vis de hautes collines et des boqueteaux surgir derrière les champs labourés, tandis que, devant moi, la mer s’étalait entre deux promontoires.
Les oiseaux chantaient, eux aussi. Sur un houx proche, un rouge-gorge se gonflait et trillait de joie, sa poitrine aussi rouge que les baies. De toutes parts montaient des gazouillis et les rires de la gent emplumée attendant le printemps. En cet instant je me sentis presque heureuse.
Mais comment l’être quand nul ne se souciait de moi et que je ne pouvais faire ce que je désirais ?
Alentour les champs humides de brouillard devenaient d’argent, l’air bleu miroitait. Pourtant mes yeux étaient trop brouillés de larmes pour voir la lumière ; du houx résonnait, isolée, la chanson du rouge-gorge.
Chapitre 4
Le pied de l’arc-en-ciel
Jamais je n’oublierai mon premier dimanche à la campagne.
Ceux de chez moi étaient toujours un peu lugubres : Mrs. Moody s’affublait d’un majestueux chapeau noir et sortait pour passer une heure dans une horrible bâtisse de briques au bas de la rue ; invariablement elle en revenait de mauvaise humeur, secouant la tête et reniflant. Quant à ma mère, fréquemment elle ne quittait pas son lit de la matinée, et s’absentait après le thé. Ce jour m’avait donc souvent paru interminable et désolé.
Ici, en revanche, chacun revêtit ce qu’il avait de mieux comme vêtements, et j’appris avec surprise que nous allions tous à l’église. A onze heures moins le quart, la famille se mit en route et prit un sentier à travers champs et, bien que le brouillard soit revenu, nous entendions le pépiement des oiseaux. Philip marchait en tête avec son père, ce qui me remplissait d’aise. (N’ayant jamais eu affaire à des garçons, celui-ci me déplaisait). Janine dansait presque le long du chemin, sautant par-dessus les flaques d’eau et les mottes d’herbe. Johnny et Francie, suspendus aux mains de leur mère, babillaient sans arrêt, n’attendant vraisemblablement aucune réponse. Blodwen était restée au logis, car c’était son tour de garder Robin et Lucy.
Je me tenais un peu en retrait, souhaitant n’avoir pas à aller à l’église, persuadée que ce serait assommant. Je ne voyais pas pourquoi on obligeait des enfants à s’y ennuyer. Mais par-delà la brume, la cloche tintait, insistante ; nous eûmes bientôt atteint le porche de bois où les gens s’étaient assemblés pour saluer Mr. Owen ; tous le connaissaient et l’aimaient. Nous étions assez tôt et ils s’attardèrent quelques minutes à deviser. J’attendais là, tranquille, quand je vis quelque chose qui me causa un léger choc.
En effet, le vieux cimetière n’était qu’une profusion de perce-neige tapissant les tombes, et en touffes dans l’herbe rase. Je m’approchai pour les voir de plus près, et oubliant mes compagnons, je me baissai pour examiner les boutons transparents dans leur gaine verte et les corolles largement ouvertes. Je n’avais jamais vu une telle pureté, une telle beauté.
Ces fleurs croissaient toutes particulièrement serrées autour d’une pierre tombale vétuste, inclinée en arrière, portant une inscription abîmée par les ans. J’eus grand peine à la lire. La plupart de ces pierres étaient gravées en langue gaélique – celle-ci pourtant l’était en anglais. Entre les ramifications d’un lierre qui rampait de tous côtés, je tentai de déchiffrer les lettres : « David Davies », épelai-je lentement, « 1810-1880. En… ». Mais les mots suivants étaient complètement effacés, et ce n’est qu’avec difficulté que je lus la fin: «… il y a plénitude de joie…»
Je tressaillis. J’avais déjà entendu ces mots avant, à peu près du moins ; ils me rappelaient le verset lu par Mr. Owen, mais sonnaient même mieux. « En… (quelque chose)… il y a plénitude de joie ».
Quels pouvaient être les mots manquants ? Où une plénitude de joie pouvait-elle se trouver ?
Je demeurais là à rêver quand Janine me donna une bourrade amicale dans le dos.
– Viens, Elaine, nous entrons.
Toute la famille se dirigea à la file indienne vers son banc – et Johnny, un bambin extrêmement affable, aimant les politesses, saluait plus qu’il n’était nécessaire et regardait de droite et de gauche. Il aligna soigneusement son mouchoir de poche, son cantique, sa piécette, trois coussins qu’il mit l’un sur l’autre afin d’être sûr de bien voir par-dessus le banc quand se lèverait la congrégation. Après de multiples poussées et coups de coudes, chacun fut installé, et le service commença.
Aussitôt mes pensées vagabondèrent, car je n’essayais pas d’écouter. Je ne cessais de me répéter le fragment lu au cimetière : « plénitude de joie… plénitude de joie ».
J’avais l’impression que ces termes étaient au cœur d’un merveilleux secret, et peut-être les mots effacés en étaient-ils la clé ? Où et en quoi résidait la plénitude de joie ? Et qu’était cette plénitude ? Rien que j’aie connu dans mon existence morne et solitaire, et cependant il fallait que je le découvre. Oubliant toute autre chose, j’aspirais à ce que survienne un événement particulier. Dehors, soudain, le soleil perça le brouillard, et l’église fut illuminée d’une gloire d’or transfigurant les vitraux, ruisselant sur les chevelures claires et les surplis neigeux de Philip et des jeunes chanteurs dans le chœur, mettant des étoiles dans les yeux émerveillés de Francie. Tous levèrent leur visage empreint d’un étonnement solennel devant ce miracle de la lumière. J’observai Janine. Debout, la tête rejetée en arrière, elle chantait de toute sa voix.
Pendant un moment je crus savoir à quoi ressemblait la plénitude de joie : elle transformait chaque chose, même les plus laides, et rendait précieuses et belles les plus ternes et les ordinaires. Alors que je faisais cette découverte, un nuage cacha le soleil et le temple fut replongé dans l’ombre.
A la sortie de l’église, la pluie redoubla. Pareils à des poulains échappés de leur écurie, nous partîmes au galop jusqu’au Presbytère. Cadwaller bondit à notre rencontre, se comportant comme si, lui aussi, avait dû rester une heure immobile, s’ingéniant à poser ses pattes boueuses sur nos atours du dimanche. Aussi, à l’arrivée, étions-nous dégoulinants, en sueur et les joues rosies.
Après le dîner, il pleuvait toujours. En attendant de retourner à trois heures et quart à l’école du dimanche, on fit cercle autour du feu. Mrs. Owen ouvrit un placard contenant livres et puzzles, jouets que l’on ne sortait que le dimanche ou en cas de maladie. Enfin parut aussi la boîte de chocolats que j’avais offerte et j’en fus contente. Chez moi, Maman me donnait constamment douceurs et fondants, et je les mangeais à mon gré. Ici les friandises n’apparaissaient qu’après le dîner dominical ou après le souper. Par conséquent, c’était un sujet de grande excitation. A vrai dire, Johnny en avait déjà parlé durant le trajet qui nous ramenait de l’église.
Cela prit pas mal de temps de décider qui aurait tel ou tel objet provenant de l’armoire, et plus encore de choisir les chocolats. Enfin un calme inaccoutumé régna dans la chambre. Philip et Janine se plongèrent dans leurs livres et Francie, ayant donné la moitié de son chocolat à Cadwaller, entourait de ses bras le cou du chien et lui lisait une histoire. Avec de la pâte à modeler Johnny façonnait tous les animaux de l’Arche. Robin s’était éclipsé pour aller « aider » sa chère Blodwen, tandis que Mrs. Owen montait auprès de Lucy. On n’entendait plus rien sinon le murmure de la voix de Francie et la dégustation des chocolats.
Installée à la table, j’écrivais à Maman, mais je ne trouvais pas grand-chose à dire. «Chère Mammy, commençais-je, s’il te plaît, viens et reprends-moi à la maison. Je ne me plais pas ici, les enfants n’ont pas envie de jouer avec moi, et il fait horriblement froid… » Je mordillais ma plume, à la recherche de plus d’inspiration. Il continuait de pleuvoir. Une fine averse laissait deviner le soleil. Cette pluie n’était pas seulement brillante, mais argentée, et sur les haies les gouttes s’argentaient aussi, et je compris que j’étais en présence d’un des plus beaux arcs-en-ciel que j’aie jamais vus. Près du feu, tournant le dos à la fenêtre, les enfants ne le remarquèrent pas, et je me tus. C’était le mien ; je voulais le garder pour moi.
J’avais lu des récits de trésors enfouis au pied de l’arc-en-ciel et le pied de celui-ci se posait juste sur la colline. Il paraissait toucher la terre au-delà d’un vieux mur de pierre, et bien que je ne croie plus aux contes de fées et aux trésors cachés, j’eus l’idée qu’il serait amusant de courir jusqu’à ces rayons dont les couleurs se déverseraient sur moi.
Je me levai sans bruit, rangeai mon écritoire, et me dirigeai vers la porte. A mon soulagement, personne ne me demanda où j’allais. Philip et Janine s’absorbaient dans leur lecture et nul ne s’intéressait beaucoup à moi. Dans le hall, je décrochai mon manteau, l’enfilai, poussai la porte d’entrée, et m’esquivai.
La pluie douce mouillant mes joues, je gravis la colline, l’arc-en-ciel – qui maintenant pâlissait – toujours devant moi. Comme j’atteignais le point où il s’était arrêté, il s’évanouit au moment où surgissait le soleil.
Je ne pouvais détacher mes yeux du mur, lieu de cet enchantement et piédestal de l’arc-en-ciel. Un rideau de lierre le recouvrait, le rendant mystérieux et attirant. Je le suivis. Le mur tournait à angle droit, puis tournait de nouveau, et je me trouvai face à un portail vert, en bois. En regardant dans les fentes, je pus voir, au milieu d’un jardin, une petite maison de pierre, aux fenêtres hermétiquement fermées et protégées par des barreaux de fer.
Je pressai sur le loquet du portail qui céda aussitôt. Certainement la maison était vide, et peut-être pas habitée du tout. Le jardin de l’arc-en-ciel était un jardin secret, abandonné, et un ardent désir d’y pénétrer me tenaillait. De grands arbres croissaient à l’intérieur de l’enceinte, faisant cascader leurs branches sur les murs. Philip et Janine s’y seraient hissés en une minute, mais à moi, cela semblait impossible. J’errai çà et là, en quête d’une prise où glisser le pied, et j’avisai bientôt un arbrisseau d’aubépine derrière lequel la clôture quelque peu démolie permettait une facile escalade. Je parvins sans peine au sommet et, me balançant à une branche de pommier venue là comme tout exprès pour me recevoir, j’atterris comme une masse sur la pelouse détrempée. C’était la première fois que je me livrais à une telle gymnastique, et si quelqu’un m’avait observée, je n’aurais pas osé le faire.
Je demeurai absolument tranquille, plutôt effrayée de ce que j’avais fait et n’osant bouger. La voix des oiseaux réveilla mon courage. Le jardin en était rempli et l’air résonnait de leurs chants. La mauvaise herbe envahissait les plates-bandes négligées, mais de toutes parts les perce-neige poussaient en touffes. Les feuilles mortes et déchiquetées d’un chêne jonchaient le sol, quelques-unes s’étaient enroulées autour des tiges de certaines plantes, comme si celles-ci avaient voulu les transpercer.
J’avançai avec précaution, examinant la maison. Oui, elle était vide, ses fenêtres verrouillées et obscurcies. De la porte principale pendaient des toiles d’araignées poussiéreuses. Sans doute que personne n’y avait vécu depuis fort longtemps
Je me retournai vers le jardin, curieuse de savoir où s’était fixé l’arc-en-ciel, et tout à coup je vis, sur un petit tertre au centre du gazon et libre de feuilles, un scintillement d’éranthis encore enroulées en petites boules et pareilles à des bébés aux têtes d’or et aux collerettes du dimanche.
Souvent j’avais vu des perce-neige sur les charrettes des marchands dans les rues de Londres et autour des racines des arbres dans les parcs, mais nulle part de ces fleurs-là. Je doutais qu’elles puissent croître ailleurs au monde que dans « mon jardin» et je m’accroupis là, longuement, le pâle soleil de janvier chauffant mes cheveux humides, et transformant les fleurs en un or rutilant. Jamais, jamais je rie m’étais trouvée dans un endroit semblable ; vers moi montait un parfum si doux et si pénétrant que je me levai pour tenter d’en découvrir la source. Elle émanait d’un buisson de bois-gentil poussant contre la maison.
Petit à petit, je m’enhardis et, oubliant ma peur, j’explorai mon royaume entier, décidée à n’en pas parler à âme qui vive ; j’y viendrais m’amuser toute seule, et alors quelle importance cela aurait-il que je ne sache ni grimper aux arbres ni jouer à des jeux ridicules ? J’avais remarqué une chose qui devait m’aider : au nord de la maison était adossée une échelle à moitié vermoulue. Je la tirai à travers la pelouse et l’appuyai contre le mur tapissé de lierre. Elle supporta facilement mon léger poids, et je pus ressortir aisément du jardin.
Je n’avais aucune notion du temps qui s’était écoulé, ni de ce que l’on dirait de mon absence. Le ciel au-dessus des collines, à l’ouest se colorait au soleil couchant et les oiseaux avaient cessé de chanter. Un unique merle, attardé, lançait sa dernière mélodie et semblait carillonner.
« Plénitude de joie… plénitude de joie… plénitude de joie ».
Chapitre 5
Ce qui se prépare sous la neige
La famille avait commencé à prendre le thé quand je regagnai la maison. Mr. Owen était sorti à ma recherche, et m’ayant aperçue de loin, il rebroussa chemin à grandes enjambées. Les enfants, à leur habitude, étaient dans un état de folle excitation.
– Où as-tu été ? cria Janine, accusatrice. Daddy est parti à ta recherche et tu as manqué l’école du dimanche.
– Nous avons cru que tu t’étais noyée dans la rivière, fit aimablement Johnny.
– Ou volée par des Bohémiens, ajouta Francie, les yeux arrondis.
– Ou que, peut-être, tu t’étais sauvée, clama Philip, la bouche pleine de cake.
– Où étais-tu ? s’informa Robin, me guignant, radieux, par-dessus sa tasse de lait.
L’agrément avec ces enfants, c’est qu’ils questionnaient tous à la file et si vite qu’on n’avait pas le temps de répondre – et je n’avais pas envie de parler. Je regardai anxieusement Mrs. Owen pour voir si elle était fâchée ; elle était certainement soulagée de ce que je sois de retour.
Tu ne dois pas t’éloigner seule, Elaine ; tant que tu ne connais pas les sentiers, dit-elle gentiment. Ils sont bourbeux tout alentour. Et vous autres, cessez de lui poser des questions ; elle ne sait pas où elle est allée. Elle n’est ici que depuis avant-hier.
Néanmoins, aussitôt le thé terminé, Mrs. Owen m’appela à la cuisine, et s’asseyant sur une chaise près de la fenêtre, elle m’attira à elle et, à son tour, me demanda où j’avais été.
– En promenade, répliquai-je en me rebiffant. Il n’y a pas de mal à faire seule une promenade, n’est-ce pas, Mrs. Owen ?
– Oh non ! aucun mal vraiment. Janine s’en va souvent pour des randonnées. Simplement je craignais que tu ne te perdes parce que tu ne connais pas la contrée. Quand tu désires t’en aller ainsi, viens me le dire, Elaine, et alors je saurai où tu es.
Je fus plutôt surprise de ce discours, car je la croyais en colère, mais elle ne l’était pas. Cependant elle avait l’air embarrassée, comme si elle s’efforçait de deviner pourquoi je souhaitais la solitude et j’eus une sorte de pressentiment que, si je pouvais me faire comprendre, elle essaierait de m’aider.
– Mrs. Owen, murmurai-je, voyez-vous ce mur ?
Elle regarda dehors dans le crépuscule. Sur la colline, au-dessus de « mon cottage», des traînées rougeâtres rayaient le ciel orageux, et le mur était visible.
– Oui ? Répondit-elle, interrogative.
– Eh bien, repris-je, je ne voulais pas dépasser les taillis. Il y a là une place où je voudrais jouer. S’il vous plaît, Mrs. Owen, laissez-moi y aller pour jouer à ma guise, et ne permettez pas aux autres de m’y surprendre. J’aime mieux m’amuser seule.
Elle sourit, compréhensive, car elle savait tout des « places secrètes » — chacun de ses enfants avait la sienne. Philip et Janine possédant la leur au sommet du hêtre où jouait le vent ; celle de Francie était le cimetière des bêtes (parce qu’elle croyait qu’il représentait la porte du ciel) et celle de Johnny, derrière le tas de pierrailles. Même Robin, aux moments difficiles, avait son coin de prédilection sous le tablier de sa mère.
– Tu peux t’y rendre tant que tu veux, chérie, fit-elle affectueusement, tu as l’habitude de jouer seule, n’est-il pas vrai ? Pourtant tu partageras bien quelquefois les jeux de Philip et Janine ? Ils en auront du plaisir.
Ayant obtenu ce que je désirais, je ne répondis rien et me retirai.
– Je n’ai pas fini ma lettre à Mammy, dis-je froidement, et, rejoignant ma table, je déchirai le résultat de mes efforts de l’après-midi et repris un autre feuillet. « Chère Mammy, j’espère que tu es en bonne santé. Je me plais à la campagne et je voudrais rester ici longtemps… »
Je m’arrêtai. Comment serait mon jardin après un « long temps » ? Peut-être ressemblerait-il à celui de Mrs. Moody, débordant de pensées, de roses, de lys, que je verrais s’épanouir ? Interrompant ma lettre, je me mis à rêver…
Toutefois une semaine entière s’écoula avant que j’y retourne, parce que, dès le lendemain, je dus fréquenter l’école, ce qui absorba mes heures et mon attention. Je jugeai les enfants gallois très différents de mes élégants petits amis londoniens, et me confinai en moi-même. Janine-au-bon-cœur fit de son mieux pour veiller sur moi et m’entraîna partout avec elle. Mais Janine, très populaire, était toujours en train de me perdre ou de m’oublier parmi la foule des joyeuses fillettes empressées autour d’elle, et dont elle était incontestablement le centre.
Le temps brumeux se dissipa, et le jeudi il y eut une singulière luminosité bleue dans le ciel. Le vendredi, la neige commença à tomber et, au sortir de l’école, une épaisse couche en recouvrait les ponts.
Tous les enfants, fous de joie, se bombardaient de boules de neige. J’en reçus une droit sur la nuque, et n’ayant jamais pratiqué ce jeu, je m’indignai et fus réellement en colère. Janine, rouge de confusion et furieuse, me supplia à mi-voix de me maîtriser. Ricanant, les autres élèves me plantèrent là. « Elle n’est pas sport », dit l’une d’elles, et leur bataille continua, mais personne ne me lança plus de boules. Dès ce moment, je fus mise hors de leurs jeux.
Descendant en silence de l’autobus, Janine et moi étions honteuses l’une de l’autre. Comme nous atteignions la grille du Presbytère, Philip, qui nous avait précédées, se précipita vers nous.
– Arrive, Jan, cria-t-il, je veux aider Mr. Jones à rentrer les moutons Je l’ai rencontré au haut du chemin et il dit que si on ne se hâte pas, quelques-unes des brebis seront ensevelies dans les fossés, et il croit que l’une d’elles aura des agneaux cette nuit. Donne ton cartable à Elaine, et dépêche-toi.
Janine, soulagée de me quitter, accrocha sur mon dos son cartable au mien et s’élança après Philip vers la colline. Je remarquai qu’ils ne m’invitaient pas à les accompagner. De toute façon je n’aurais pas accepté, car mes doigts et mes orteils s’engourdissaient et le col de mon manteau était mouillé. Je pénétrai dans la maison, montai à ma chambre à coucher, m’assis sur mon lit, oisive, et regardai par la fenêtre. D’un ciel gris et bas, les gros flocons tourbillonnaient. Déjà, ils devaient s’amonceler contre les murs de mon jardin. De quoi avait-il l’air maintenant ? Les perce-neige et les éranthis seraient enfouies sous la neige. Mourraient-elles ? Tandis que je fixais ce paysage, Mrs. Owen survint.
– Eh bien! Elaine, gronda-t-elle, que fais-tu donc assise dans tes vêtements trempés? Tu dois changer de bas et de souliers et venir près du feu. Tu attraperas un coup de froid à rester là dans cette pièce glacée. Où est Janine?
– Partie avec Philip rassembler les moutons, répondis-je, l’air absent. Mrs. Owen, les fleurs meurent-elles quand-la neige les recouvre ?
Déjà elle m’ôtait mes bas et frictionnait de ses fortes et chaudes mains mes pieds transis, riant de bon cœur de ma question.
– Au contraire, il y a beaucoup de choses merveilleuses qui se préparent sous la neige. Les fleurs vont se fermer, mais leurs racines s’enfoncent dans la terre, y pompent l’eau; les bulbes et les bourgeons ne cessent de se nourrir et de se fortifier. Un jour, le soleil fondra la neige, puis les fleurs éclateront.
Malgré moi je souris, car j’eus la fugitive vision des roses et des lys, poussant si rapidement que je voyais se déplier leurs pétales. Je me sentis réconfortée, d’autant plus que mes orteils réagissaient comme s’ils m’appartenaient de nouveau, et que par l’escalier se répandait la délicieuse odeur des toasts brûlants. Ma main dans celle de Mrs. Owen, je descendis boire le thé.
La neige persista plus de deux jours Philip et Janine passèrent la majeure partie de leurs soirées à la ferme. Le second soir, à la suggestion de Mrs. Owen, ils m’engagèrent à venir aussi, ce que je fis. Le crépuscule descendait et nous nous arrêtâmes à la grange où l’on avait installé les brebis avec leurs petits. L’une d’elles en avait eu trois à l’aube et Mr. Jones était resté presque toute la nuit auprès d’elle. A présent, apaisée, elle était couchée sur un tas de paille, sa tâche triomphalement accomplie. Deux agnelets tout ridés fouillaient sous elle pour trouver leur lait.
– Où est le troisième ? demanda Janine accroupie dans la paille.
– Ici, répliqua Mr. Jones avec un gloussement, et tenant une toison toute froissée. Il était mort-né et je l’ai écorché direct.
– Que voulez-vous faire de cela ? s’enquit Philip.
– Ben, vous êtes venus juste à temps pour le voir.
Et Mr. Jones traversa la cour enneigée, Philip et Janine à ses talons. Moi, je demeurai là, confortablement calée sur un billot, contemplant les agneaux et leur mère fatiguée. J’aimais la grange et ses senteurs de mouton, de cuir, de paraffine et de paille.
Les agneaux, ayant fini de téter, se blottirent aussi près que possible de leur mère ; que ce monde était froid pour y tomber ainsi à l’improviste, et ils étaient si petiots et chiffonnés ! Au loin glapit un renard, et quelque sinistre oiseau lui répondit par son cri de chasse ; les agneaux, eux, se pressèrent simplement un peu plus contre le flanc protecteur de la brebis. Ni la neige, ni l’obscurité, ni la nuit ne pouvaient leur causer du mal. Ils étaient sains et saufs, au chaud, satisfaits.
A l’extérieur, j’entendis des pas crisser sur la neige et Mr. Jones parut, suivi des enfants. Il portait dans ses bras un troisième agneau qui se pelotonnait sur sa poitrine comme les jumeaux auprès de la brebis.
– Vois, Elaine, me chuchota Janine avec passion, c’est un orphelin, sa maman est morte. Mr. Jones va l’habiller dans la toison et voir si cette autre mère veut s’en charger.
Ficelé dans la peau de l’agneau mort, il avait l’air d’un absurde petit objet. Mr. Jones, s’approchant du paisible groupe sur la paille, le posa délicatement contre le flanc de la brebis. Elle tourna vers lui ses doux yeux, le renifla d’une drôle de manière, comme si elle s’attristait de son agneau perdu. Puis, tutélaire, elle étendit sur lui ses jambes de devant, le revendiquant pour sien ; l’étrange petite créature nasilla et se tortilla, plaidant ainsi pour être acceptée, puis, frémissant avec délice, fourra sa tête sous la brebis et trouva ce à quoi elle aspirait.
Elle avait compté sans ses frères de lait. Ils se retournèrent furieux. Sentant probablement déjà les cornes naissantes sous leur peau, ils bourrèrent l’intrus de coups de tête. Alarmé, le petit importun se glissa de côté, geignant, tremblant et réclamant sa maman.
En un instant la tendre Janine fut sur le sol et recueillit le pauvret dans ses bras. Mais Mr. Jones intervint et le lui prit.
– Allons, allons, pas d’histoires, dit-il ; il devra faire son chemin… Dans une demi-heure j’essayerai à nouveau. Il est plus grand que les jumeaux et il doit apprendre à se tirer d’affaire. Et vous, sauvez-vous, ou votre mère viendra vous chercher ; sûrement qu’elle le fera !
A contrecœur, il fallut s’arracher à la tiédeur de la grange et à la clarté du falot pour affronter le froid coupant. Dans la nuit étoilée, tout étincelait.
– Faisons la course jusqu’à la maison, lança Philip, filant ventre à terre sur le raidillon glacé de la ferme. Effrayée de devoir m’engager sur cette pente gelée, j’allais leur crier de s’arrêter et de m’attendre quand, brusquement, je crus voir ce ridicule agnelet « habillé », bêlant pour qu’on ait pitié de lui. J’entendais encore Mr. Jones dire en le soulevant : « Il devra faire son chemin… il doit apprendre à se tirer d’affaire».
Cela signifiait assurément qu’en voulant apitoyer les autres sur soi-même, cela n’avançait à rien.
Je pris une profonde respiration et courus, d’abord prudente, puis découvris que ce n’était ni si difficile, ni si dangereux que je me le figurais. Maladroite et le cœur battant, je gagnai peu à peu de la vitesse et, m’oubliant tout à fait, je franchis en imagination le mur de mon jardin enseveli.
« Il se prépare des choses merveilleuses sous la neige », me répétais-je à mi-voix.
Chapitre 6
L’étranger dans le jardin
Tout le samedi, en compagnie de quelques enfants du village, les parties de luge et de boules de neige furent au programme. Le plus amusant fut de façonner le bonhomme de neige. A midi, bien que peu familière avec la vie à la campagne, je remarquai un brusque changement de temps.
Un vent du sud soufflait de l’intérieur du pays, un vent chaud et caressant. Vers la fin de l’après-midi, chaque arbre dégoulinait et la terre pointait sous les traces de luge. Notre pauvre bonhomme de neige fondait en multiples filets d’eau, et son chapeau tombait sur son épaule. A la lueur d’un coucher de soleil menaçant, il nous fallut patauger avec nos bottes jusqu’à la ferme ; bien avant d’arriver au portillon, on percevait les bê-ê-ê impatients des moutons parqués qui réclamaient la liberté des prairies.
– Je les lâcherai demain, fit Mr. Jones en train de balayer la grange, le printemps est en route et ils le savent.
Les enfants et Cadwaller le savaient aussi, et dès le matin ils m’avaient semblé à moitié fous d’exubérance, se roulant de tous côtés dans la neige. En riant aux éclats ou en hurlant de joie, ils sautillaient et se poussaient l’un l’autre. Par bonheur ils ne s’aventurèrent pas à me bousculer. Restée là presque tout le temps sans bouger, je me sentais transie et excédée. Aussi fus-je contente de retrouver la ferme et la clarté de la lanterne.
– Et comment va l’agneau ? questionnai-je vivement.
– Viens, tu verras, me proposa gentiment Mr Jones. Barbotant dans du margouillis jusqu’à l’entrée du bercail. Mr. Jones haussa son falot et du doigt indiqua un coin.
– Regarde-les maintenant ! s’exclama-t-il.
La brebis était couchée sur le côté, comme auparavant et, en boule contre elle, trois agneaux tétaient tranquillement. Le plus grand des trois paraissait vraiment chez lui et donnait même de petits coups à celui des jumeaux qui prenait trop de place.
– Que s’est-il passé ? demandai-je. Ont-ils cessé de le frapper ?
– Non, mais lui a cessé de gémir et il les frappe à son tour ; ça les a remis à l’ordre !
Il cligna des yeux vers moi et je lui souris. Notre bande dégringola du haut de la colline où se trouvait la ferme, et arriva affamée comme de grands chasseurs, accueillie par les lumières du Presbytère.
J’étais de nouveau solitaire, mais au lieu de m’irriter, je laissais voguer mes pensées vers le jardin endormi. Peut-être qu’en ce moment, les perce-neige répondaient à l’appel du printemps et que les éranthis épanouissaient leurs corolles d’or vers les premières étoiles… Mon cœur battait d’excitation et je décidai d’aller là-bas le lendemain dès l’aube. Puisque nous déjeunions une heure plus tard le dimanche, j’aurais tout le temps.
Heureusement, je m’éveillai très tôt, probablement tirée de mon sommeil par le chœur des oiseaux qui s’élevait du jardin. Le soleil levant éclaboussait de ses rayons le ciel azuré ; de petits nuages dorés, pareils à des plumes enroulées, s’éparpillaient à l’est. Janine dormait profondément. Je m’habillai sans bruit et descendis sur la pointe des pieds. Sept heures sonnaient – j’avais deux heures jusqu’au déjeuner.
Un murmure de voix me parvint de la nursery des trois plus petits. Je fis une pause sur l’escalier. Mrs. Owen serait-elle levée ? Non. C’était seulement Francie contant une histoire du dimanche à Robin qui s’était faufilé dans son lit. Je pouvais voir leurs têtes blondes rapprochées sur l’oreiller, et bébé Lucy, ses yeux brillants emplis de sommeil, fixés sur eux entre les barreaux de son berceau.
Bébé Lucy se croyant abandonnée, s’agrippa aux barreaux de sa couchette, gratifia ses frère et sœur d’un retentissant bonjour qui allait sûrement réveiller toute la maisonnée. Aussi me précipitai-je au rez-de-chaussée et dehors par la porte principale ; je ne m’arrêtai de courir qu’à mi-chemin de la côte ; là je fis halte pour reprendre mon souffle et observer les environs. Durant la nuit, le dégel avait fortement augmenté et l’air se faisait plus doux. La neige, dont les fossés étaient remplis, avait formé des congères dans les champs, et donnait au paysage l’aspect d’une étoffe rayée. Cette neige molle ruisselait sur les sentiers. La terre buvait avidement, et je songeais aux racines impatientes, enfouies dans le sol. « Un jour de soleil, et tout va éclore » avait dit Mrs. Owen.
Le soleil n’était pas encore haut, mais le ciel s’éclairait ; peut-être les oiseaux dans les arbres le voyaient-ils, car ils semblaient s’envoyer l’un à l’autre quelque joyeux message. Le jardin – alors que je sautais par-dessus le mur et descendais les degrés de mon échelle – reposait toujours dans l’ombre, et la neige s’amassait contre la maison. Pourtant, sur la pelouse, elle avait fondu. Les éranthis me souriaient et, plus vivaces et denses que jamais, les perce-neige croissaient en touffes. Je me promenais avec enchantement, puis tournant l’angle de la villa, je m’immobilisai, clouée sur place. Dans la petite cour un homme se tenait là, lorgnant au travers des fenêtres obscures.
Je ne sais si je fus effrayée ou simplement étonnée. Je n’eus pas le temps de le réaliser jusqu’à ce que l’homme, ayant lancé un furtif regard, ne m’ait aperçue. Il eut un violent sursaut, mais se ressaisit aussitôt et, s’avançant vers moi, il dit d’un ton agréable :
– Bonjour! Y a-t-il quelqu’un dans la villa ? ajouta-t-il un peu incertain.
– Je ne crois pas, répondis-je, je crois que c’est une maison vide. Ou bien personne ne l’habite, ou bien les gens en sont partis.
Il me dévisagea méchamment, et cette fois-ci j’eus peur. Il reprit sévèrement :
– Et que fais-tu là ?
J’aurais pu lui rétorquer la même chose, mais je n’y pensai pas. Je n’avais qu’une idée : je ne voulais pas qu’on m’éloigne de mon jardin, et je répondis aussi effrontément que je le pus :
– Je demeure au pied de la colline et j’ai la permission de venir ici. Je surveille le jardin.
Il me fixa attentivement.
– N’as-tu pas dit que tu ne savais pas qui logeait dans cette villa ? fit-il après un silence.
– A vrai dire je ne les connais pas, parce que je viens d’arriver dans la contrée, mais Mrs. Owen chez qui je suis en sait plus que moi, et elle me laisse prendre soin du jardin.
J’ignorais si oui ou non Mrs. Owen connaissait les locataires, mais je ne m’en formalisais guère, car on ne m’avait pas appris l’importance qu’il y avait à être véridique. Les manières de l’homme changèrent de nouveau. Examinant les lieux, il dit d’un ton jovial :
– Eh bien! m’est avis que c’est un joli jardin. Je suis moi-même un peu jardinier. Y viens-tu chaque jour ?
– Oh non! je vais tous les jours à l’école. Je ne monte que le samedi et le dimanche.
Il eut l’air soulagé.
– Veux-tu dire que toi seule prends soin de ce jardin? Quelqu’un d’autre ne s’en occupe-t-il pas durant la semaine ?
– Je ne crois pas, fis-je innocemment.
J’écartais l’idée que quelqu’un ose se mêler de mon paradis secret. Cependant, au moment où je prononçai ces mots, je me mordis les lèvres. En moi naissait le soupçon que cet homme n’avait rien à faire dans cet endroit. Et pourquoi m’interrogeait-il ainsi ?
Son expression revêche, hagarde, ses joues non rasées, ses vêtements sales, tout me déplaisait, et il sentait la boisson. La façon dont il inspectait de ses yeux fuyants le coin de la maison ne m’inspirait pas confiance. Je le regardai avec audace et je crois qu’il se sentit mal à l’aise. Il abaissa soudain sa casquette sur son front et fit demi-tour.
– Bon, dit-il. Si les maîtres sont absents, inutile d’attendre. Je reviendrai. Salut !
Il escalada le portail de fer et le franchit sans effort. Je poussai un soupir de soulagement et regagnai mon jardin. Néanmoins, les oiseaux ne chantaient plus comme avant. Peut-être nos voix les avaient-ils inquiétés ? J’eus l’impression qu’une ombre traîtresse planait sur mon domaine.
Mais pas pour longtemps. Tandis que je me demandais si j’allais filer à la maison, un éclair d’or brun passa devant moi: un écureuil s’élançait du tronc d’un vieux châtaignier. D’un bond léger, il toucha terre et, assis, me guigna entre les racines de l’arbre. Ses yeux brillants étincelaient et il secouait sa queue avec impertinence. Toute ma solitude s’envola. Le jardin s’emplit de cette silencieuse et charmante compagnie, et les oiseaux reprirent leurs gazouillis.
Je savais ce que je voulais faire et j’y travaillai joyeusement jusqu’à l’apparition du soleil au-dessus de la colline. Je rêvais de construire une petite rocaille comme celles que j’avais vues derrière des clôtures. Un jour, en sortant de l’école, pendant que Janine serait distraite par ses amies, je m’échapperais, inaperçue, et j’achèterais des semences. Et l’été venu, ma rocaille serait une masse odorante de couleur sur laquelle les abeilles et les papillons bourdonneraient et voltigeraient, tout comme ils le faisaient dans le Sussex sur les parterres de Mrs. Moody.
Je courus de gauche et de droite, faisant de mes mains un talus de terre molle et récoltant des pierres jusqu’à l’approche du petit déjeuner. En zigzaguant, je découvris un cercle de menues pousses dans l’herbe, des feuilles d’un vert sombre protégeaient des sépales transparents ; la coupe des crocus pliés vers l’intérieur attendait la touche du soleil. Déjà je pouvais voir ceux qui seraient pourpres, oranges ou blancs.
« C’est le cercle des fées », me dis-je. J’avais lu des contes et ici, toute seule, sans personne pour me voir, il était naturel d’y croire malgré mes onze ans. Je sautai au milieu du cercle.
« Maintenant, je peux faire un souhait », pensais-je en riant et en y croyant à moitié. La cachette des écureuils apprivoisés et des oiseaux heureux n’était-elle pas comme un domaine féerique ? Immobile, je cherchais ce que je pouvais bien souhaiter. « Je sais, décidai-je, je souhaite une plénitude de joie ». Ainsi fut fait. Puis me rendant compte qu’il était temps de rentrer, je sortis du cercle et dévalai la pente de la colline. Le vent ébouriffait mes cheveux. Tout à coup j’entendis d’étranges cris au-dessus de ma tête ; levant les yeux, je vis les goélands tournoyer et plonger, avec du soleil sur leurs ailes. Portés par le vent d’ouest, ils venaient de la mer pour chasser dans les champs imbibés d’eau.
De retour au Presbytère, je grimpai à l’étage pour me coiffer et trouvai Janine agenouillée devant son lit, à prier, comme elle le faisait en premier lieu le matin, et le soir avant de dormir. J’avais remarqué que lorsqu’elle se relevait, elle était d’ordinaire des mieux disposée, aussi je voulus en profiter pour lui poser une question très importante. D’autre part, cela couperait court à sa curiosité au sujet de mon absence.
– Janine, lui dis-je comme elle, se redressait, sais-tu beaucoup de versets bibliques ?
– Oh oui! à peu près tous, répondit-elle gaiement. Où as-tu été, Elaine ?
– Parce que, continuai-je sans prendre garde à sa question, il y a un texte spécial dont je sais le début et la fin et j’aimerais connaître les mots qui manquent. C’est comme ceci : « En… quelque chose… il y a plénitude de joie ».
– Oh! fit Janine, prudente, ne voulant pas faire montre de son ignorance, je ne suis pas tout à fait certaine, mais je crois que c’est : « Dans le ciel il y a plénitude de joie». Au fond j’en suis sûre, oui, je me le rappelle. Voilà la cloche du déjeuner, allons-y !
En dansant, elle s’en fut aider à porter les bols de porridge. Je restai en arrière, changeant lentement mes chaussures – cela prenait toujours quelques minutes de rassembler chacun. J’étais déçue de la réponse de Janine. Le ciel n’était-il pas bien éloigné ? Et je n’étais même pas sûre d’y parvenir jamais. Mrs. Moody me racontait que c’était là qu’allaient les braves gens quand ils mouraient, mais serais-je parmi eux ? En somme, je n’y avais pas beaucoup réfléchi. Je me trouvais meilleure que Janine parce que je n’oubliais pas mes affaires, ne perdais pas mes mouchoirs comme elle, et n’étais ni bruyante, ni désordre. Je descendis, assez satisfaite de moi ; pourtant, en entrant dans la salle à manger, je fus moins convaincue de mes qualités. Car c’était Janine, et pas moi, qui s’était hâtée de rendre service, et quand Robin éclata en pleurs parce qu’il était tombé dans la cour, c’est dans les bras ouverts de Janine qu’il se réfugia, et non dans les miens.
Oui, sans aucun doute, Janine s’occupait des autres, et moi pas. Je n’avais pas encore compris que je ne me souciais que de moi-même. Mais je me demandais ce qui pouvait rendre Janine si différente.
Après le repas, je montai dans ma chambre, ruminant tout cela, et regardai, intriguée, la Bible de Janine ouverte sur son lit défait, à côté d’un petit bloc-notes dépenaillé. Que voyait-elle dans ce livre et qu’écrivait-elle si soigneusement chaque matin ? Je m’arrêtai pour lire ce qu’elle venait de copier de son écriture arrondie et claire, et je lus : « Soyez bons les uns envers les autres, compatissants, vous pardonnant réciproquement, comme Dieu vous a pardonné en Christ ».
Chapitre 7
Par la fenêtre ouverte
Après la neige, le vent d’ouest souffla pendant une semaine et le printemps arriva tout soudain. Chaque jour, nous nous empressions de rentrer de l’école ; nous débarrassant de nos cartables, nous avalions notre thé, et… en avant sur la colline ! L’air du soir résonnait des bêlements des moutons et des agneaux, et au plus profond des bois de mélèzes, les premières primevères et les violettes blanches s’épanouissaient déjà. Mrs. Owen avait la plus grande difficulté à nous faire faire nos devoirs.
Les enfants Owen sautaient, couraient parce qu’ils aimaient cela, et moi, derrière eux, je courais parce que je n’avais rien d’autre à faire. Mon jardin m’avait enseigné la beauté et la magie de la nature qui s’éveillait, mais Janine, l’étourdie, ainsi que Philip, l’obstiné, m’apprenaient petit à petit que la vie est plus gaie si l’on pense aux autres plutôt qu’à soi-même. A l’église, le dimanche, et en écoutant la lecture du soir, j’apprenais certaines choses, mais quoi, en fait ? C’était encore très vague dans mon esprit. En revanche, je savais que la Bible n’était pas un livre lugubre pour adultes ; elle parlait d’un Homme auquel j’en vins à m’intéresser, un Homme qui passa Sa vie à rendre heureux les gens tristes, et bons les gens méchants. Quelquefois, je désirais pouvoir aller à Lui, mais comment ? J’étais trop timide pour le demander.
Et, le plus surprenant de tout peut-être, c’est que j’ambitionnais de faire partie du clan des Owen, et que je ne les trouvais plus stupides. Toutefois, s’ils s’efforçaient d’être patients, je savais pertinemment qu’eux me trouvaient stupide. Ma peur des vaches, ma lenteur à grimper aux arbres, mon ignorance, et le temps qu’il me fallait pour enjamber une barrière les étonnaient, et parfois je voyais Philip piétiner d’énervement d’avoir à m’attendre, ce qui, naturellement, augmentait ma lenteur et ma maladresse. A mesure que progressait le printemps, les primevères ne croissaient plus isolées, mais en bataillons aux faces épanouies. Les enfants se passionnaient pour les oiseaux. Johnny exhiba sa collection d’œufs et prépara de nouvelles étiquettes. Du matin au soir, nous ne parlions que de courlis, de poules d’eau, de mésanges à longues queues, et d’autres créatures dont je n’avais jamais entendu parler. Nous rôdions par la campagne, écoutant je ne sais quoi, car toutes les notes douces que les Owen distinguaient si facilement avaient pour moi le même son. Ils commencèrent à escalader des arbres dangereux, passèrent leurs après-midi libres dans d’affreux buissons piquants et dans des fouillis d’orties, cherchant des nids. Je n’osais leur dire que je n’avais jamais vu de nids et qu’en fait d’oiseaux, je ne connaissais que les moineaux. Leur vie semblait se compter ainsi : « L’année où nous avons trouvé le nid de hérons à Anglesey » ou « le printemps où nous avons trouvé les œufs de goéland au Grand-Orme ». Inopinément, à la fin de mars, il y eut une légère diversion, bienvenue.
La classe de Philip partit en car pour une journée au Musée d’Histoire Naturelle de Liverpool. Quand Philip revint, il pleuvait à verse et nous étions dedans, occupés à faire nos devoirs ou à jouer. Trempé et exubérant, il fit irruption dans la chambre.
– Mammy ! j’ai une idée formidable. Je veux créer un musée d’histoire naturelle, ici, à la maison !
Est-ce vrai, chéri ? dit Mrs. Owen… Quatre livres de sucre… as-tu eu du plaisir… et as-tu changé de souliers ? Philip entoura de ses bras humides le cou de sa mère.
– Mammy, protesta-t-il, je parle sérieusement. Nous aurons besoin d’un local et de douzaines de bocaux à confitures. Pouvons-nous avoir ceux qui sont dans la dépense ? Et nettoyer le grenier ?
– Mais j’utilise mes bocaux pour la confiture et pour les fruits en conserve ! répliqua Mrs. Owen en lissant son col blanc, et où mettrai-je les objets du grenier ? Allons, change d’abord tes souliers, ôte ton manteau de pluie, et nous parlerons de cela au souper. Nous voulons savoir tout ce qui a trait au musée.
Philip nous raconta tout ce qu’il avait vu ce jour-là. Pendant des jours et des jours on ne parla de rien d’autre. Il fallut entasser toutes les vieilleries du grenier dans un coin pour faire place au musée. Philip y installa des étagères et aligna les jattes à confiture que Mammy avait bien voulu lui prêter. La bonté de Mrs. Owen provoqua la désapprobation de Blodwen.
– S’il y a des animaux dedans et cette sorte de choses que vous fourrez dans ces bocaux, je ne les emploierai pas pour les conserves, non, certainement pas ! s’insurgea-t-elle, passant sa tête par la porte.
Mais personne ne lui accorda d’attention. Nous fixions tous Philip, debout sur une caisse, et ayant l’expression de celui-qui-va-faire-un-discours-important. Il leva la main pour obtenir le silence.
– Nous devons avoir des départements dans ce musée, énonça-t-il pompeusement. Il y aura le rayon des œufs d’oiseaux, celui des fleurs sauvages, le rayon des coquillages, celui des squelettes… et… et… des fossiles, des papillons, et de tout ce que chacun peut collectionner d’intéressant.
– Moi, je collectionnerai des terriers de lapins, explosa Robin, essoufflé. (Il avait essayé de pénétrer dans l’un d’eux cet après-midi-là).
– Nous devons travailler en équipes, reprit Philip, agitant de nouveau la main pour réclamer le silence. Deux par deux, et…
– Moi, je vais avec toi, Philip, hurla Johnny en se précipitant vers la caisse et en renversant le conférencier.
– Moi et Jan ! clama Francie, s’accrochant à la ceinture de Janine.
Avec diplomatie, Philip et Janine échangèrent un regard.
– Si Elaine prend les petits, Jan et moi pourrons être ensemble et aller un peu devant, suggéra Philip, plein d’espoir.
Mais les petiots élevèrent de violentes protestations, et moi j’éprouvai de la colère. Nul ne me désirait ; les petits désiraient les aînés, et les aînés désiraient être l’un avec l’autre. Me sentant désemparée et blessée, je me sentis devenir cramoisie et marchai fièrement vers la porte.
– Qu’aurais-je à faire avec ce bête de vieux musée ? criai-je, c’est un jeu bon pour les marmots… j’en suis écœurée…
Je claquai la porte derrière moi, puis saisissant mon imperméable, je m’enfuis au jardin. J’entendis Janine sortir et m’appeler, mais je ne m’arrêtai pas. Des pleurs de rage ; de honte et d’orgueil blessé coulaient le long de mes joues, et j’aspirais à m’en aller loin d’eux tous. Je les haïssais.
La pluie avait presque cessé, et de partout montait l’odeur de la terre mouillée et de la croissance des plantes. Depuis une semaine, je n’avais pas revu mon jardin – pas le temps avec cette manie idiote des oiseaux – mais il fallait que j’y aille maintenant, vite, avant que les enfants ne surgissent en se bousculant et ne me voient.
Je parvins en quelques minutes au haut de la colline. La muraille franchie, une fois de plus la paix environnante envahit mon cœur orageux. Que de transformations étonnantes étaient survenues dans mon domaine ! L’amandier s’ornait de fleurs veinées de rose comme des pierres précieuses, et le noisetier de la pelouse se parait de fines feuilles pareilles à des menottes de bébé. Autour de ses racines foisonnait une ronde de jonquilles d’or, et ici les oiseaux chantaient toujours comme nulle part ailleurs. Les semences que j’avais plantées sur ma rocaille germaient à plaisir et de minuscules vrilles de chèvrefeuille se balançaient contre les murs de pierre.
J’explorai tous les renfoncements et toutes les fissures. Des feuilles de tulipes poussaient dans les parterres, mais naturellement je ne savais pas alors le nom des fleurs. Je restais là, émerveillée lorsque, du buisson de lilas, un oiseau noir au poitrail parsemé de blanc voleta vers moi et me fit sursauter. Et j’eus soudain la respiration coupée : les heures passées avec Janine et Philip m’avaient appris que parfois les oiseaux émergeant d’un taillis indiquaient la présence de nids.
Mais voyons ! aurais-je, moi, la chance de trouver un nid ? D’une main tremblante, j’écartai les bourgeons et regardai à l’intérieur. Oui, il y avait un nid, délicatement tapissé de brindilles, de mousse, de boue, au fond duquel reposaient deux œufs turquoise, piquetés de noir.
Je regardais, émerveillée, retenant mon souffle, ma mauvaise humeur évanouie. Comment avais-je pu prétendre que les nids étaient ennuyeux et ridicules ? Maintenant que j’en avais découvert un moi-même, je compris que c’était la plus belle et la plus précieuse chose au monde.
Certes, Philip et Janine voudraient voir celui-ci si je leur en parlais, mais il n’en était pas question. C’était mon secret et je ne le partagerais avec personne.
Bientôt une cascade de notes me parvint de l’amandier. L’oiseau noir et blanc, perché sur la plus haute branche, chantait tout joyeux malgré la pluie qui recommençait à tomber. Je m’imaginais qu’il me fixait de ses pupilles noires.
« C’est ton secret, piaillait l’oiseau, moi et toi… moi et toi… nous le garderons ensemble… moi et toi… plénitude de joie ! »
Je ris à gorge déployée, puis m’assis sagement sur une pierre pour attendre le retour de l’oiseau. J’appuyais mon menton sur mes genoux, admirant les jonquilles et les touffes de primevères en bordure de la maison. Si seulement je pouvais rester là, toujours, là où je me sentais libérée et heureuse ! Si seulement je n’avais pas à retourner auprès de ces détestables enfants qui ne tenaient pas à moi ! A cette pensée, des larmes ruisselèrent sur mon visage et j’eus l’ennui de ma mère – ma jolie, indifférente maman qui, elle non plus, ne tenait pas réellement à moi. Serais-je donc solitaire et malheureuse toute ma vie ? J’éprouvais tant de tristesse que j’en négligeai l’oiseau, et regardai devant moi. Or, brusquement, je fus tellement intriguée par ce que j’aperçus que j’oubliai même de m’apitoyer sur moi-même et me levai pour me livrer à des investigations.
Je courus vers la maison pour mieux voir. Non, ce n’était pas un jeu de lumière. Une des fenêtres du rez-de-chaussée avait été brisée, puis enfoncée et les rideaux arrachés. Là où je n’avais pu auparavant que glisser un œil, je distinguais tout clairement les tiroirs d’une commode béants et leurs objets éparpillés sur le sol. C’était comme si l’on avait voulu chercher quelque chose en grande hâte.
Mais ce qui retint surtout mon attention fut ce que je n’avais pu voir quand les rideaux étaient tirés : dans un angle, un buffet chinois rempli de magnifiques coquillages, les uns en spirales avec d’étranges cornes et d’autres comme de la nacre. Que ne pouvais-je les contempler de plus près ! Et voici que je réalisai qu’il n’y avait rien entre eux et moi. La fenêtre était entrouverte et je n’avais qu’à donner une petite poussée pour entrer dans la pièce. Et si quelqu’un me trouvait là ? Serait-ce possible ? Mon cœur palpitait ; je fis sur la pointe des pieds le tour de la maison, examinant chaque fenêtre. Elles étaient toutes closes comme avant, et leurs stores baissés, à part ceux de la cuisine qu’on avait ôtés.
Je vérifiai la porte principale et celle de service, toutes deux verrouillées ; des toiles d’araignées s’accrochaient d’une fente à l’autre. Personne n’était entré et le portail était fermé à clef. Libre à moi d’agir à ma guise – et pourtant je ne me sentais pas libre ! Subitement le jardin me parut désert.
Avec mille précautions et maints regards en arrière, je me hissai sur l’appui de la fenêtre, y imprimant mes souliers maculés. Puis je sautai pour atterrir, effrayée, avec un bruit sourd sur le plancher ; me relevant, je me dirigeai à pas de loup vers le buffet vitré. Je l’ouvris. Une odeur d’ancien bois parfumé s’en dégagea et je m’arrêtai, fascinée, en face des coquillages.
J’avançai la main, les prenant à tour de rôle et les examinant en tous sens. C’étaient des coquillages rares des mers lointaines, et des coraux – mais je ne le savais pas – et il y en avait une, un peu moins grande que les autres, dont la couleur variait quand je la tournais de divers côtés. Dans un certain éclairage, elle était d’argent, puis virait au bleu pâle avec des reflets turquoise, et sur un geste de la main, elle prenait une teinte gris pâle, avec des reflets verts. Je la reposai presque avec révérence et regagnai la porte en tapinois, me glissant jusque dans le sombre corridor. J’écoutai un instant, puis, m’enhardissant, je grimpai l’escalier.
J’allais partir en exploration.
Chapitre 8
La coquille à l’arc-en-ciel
Je jetai un œil dans la première chambre à coucher et fus stupéfaite de son désordre. Sur le plancher, une malle était ouverte et des vêtements en débordaient ; on avait forcé des tiroirs dont le contenu gisait par terre. Dans la dernière chambre à coucher seulement régnait un certain ordre. C’était une chambre d’enfant, au joli mobilier. Dans un coin, une maison de poupées et une famille de bébés dans un berceau. Je m’y intéressai beaucoup. Janine n’était pas amateur de poupées et cela me chagrinait. Si elle avait aimé les poupées, tout aurait mieux été entre nous. Mais avec ce bête de musée…
Soudain, j’eus conscience de mon indiscrétion, et j’allai vers la porte. Je me faufilai dans la pièce aux vitres cassées et m’arrêtai devant le meuble des coquilles. Oh! si je pouvais en découvrir une pour le musée, comme celle aux couleurs changeantes, Philip me trouverait plus intelligente que n’importe qui et ne me traiterait plus de sotte. Si je cherchais assez longtemps sur la plage, peut-être y réussirais-je ? Pourtant, nombre de fois après l’école, nous y avions été et je n’en avais pas vu de semblable.
Alors, parce que j’étais si malheureuse et que j’aspirais tant à être admirée, une terrible pensée me vint. Il y avait un si grand nombre de coquilles dans la vitrine… si j’en prenais une, en déplaçant un peu les autres, qui le saurait ? Ce n’était pas vraiment voler, me disais-je, les coquilles sont à tout le monde puisque chacun peut en ramasser sur la grève. Et Philip regretterait de m’avoir traitée de sotte, et Janine, elle, me déclarerait très capable. La coquille ne manquerait à personne, nul ne s’apercevrait de son absence puisque c’était une maison inhabitée.
Pendant au moins cinq minutes, je tins le coquillage dans ma main, essayant de me persuader que cela n’avait pas d’importance. Puis je le fourrai dans ma poche, enjambai la fenêtre et sautai dans le jardin.
Tout y était tranquille; une fine pluie tombait doucement. Sur les collines, un coin de ciel se frayait un passage à travers la grisaille. Les fleurs repliaient leurs pétales et je m’imaginais qu’elles détournaient de moi leur visage. Les oiseaux ne chantaient plus. C’était un triste jardin au crépuscule, et j’eus hâte de m’en échapper et de courir à la maison aussi rapidement que possible. Je gravis rapidement l’échelle et basculai dans l’herbe détrempée. En me relevant, je faillis crier. Elwyn, le jeune pâtre, se tenait devant moi, me dévisageant d’un air critique.
– Que fais-tu là, Elaine ? fit-il lentement (car il avait moins l’habitude de parler l’anglais que le gallois). C’est la maison de Mr. Thomas et il n’a pas dit que tu pouvais y entrer.
Je fus terrifiée ; c’était comme si les yeux ronds d’Elwyn fouillaient jusqu’au fond de ma poche. Je serrai étroitement ma coquille et tournai vers lui mes joues en feu.
– J’ai… j’ai la permission, bredouillai-je, j’ai la permission de surveiller le jardin, c’est tout. Je n’ai jamais été dans la maison, seulement dans le jardin… Oh ! s’il te plaît, Elwyn, ne dis rien… J’ai la permission !
Il me fixait. C’était un garçon maussade et stupide. Il m’aurait probablement crue si je n’avais pas eu une attitude aussi coupable. Il secoua lentement la tête.
– Mr. Thomas a dit que je devais avoir un œil sur son domaine et tu ne dois pas y revenir, Elaine, ou je te dénonce à Mrs. Owen. Ce n’est pas la première fois que tu viens ici. Je t’ai déjà vue.
– Non, non, me défendis-je, tremblante, je n’irai jamais dans la maison. Je viens uniquement dans le jardin.
Je passai devant Elwyn, dégringolant la colline, le cœur en déroute ; mais avant d’atteindre le Presbytère je me calmai quelque peu. Elwyn était un garçon si benêt qu’il oublierait sûrement tout cela ; du reste, j’avais bien dit que je n’allais que dans le jardin. Il y avait des douzaines de coquilles : qui remarquerait qu’il en manquait une ? Pendant quelque temps, je n’oserais remonter là-haut ; d’ailleurs, je n’y songeais pas ; ce lieu que j’aimais si chèrement, ce sanctuaire de paix m’était soudain devenu étranger et m’effrayait.
Je m’arrêtai pour réfléchir. Qu’allais-je faire de la coquille ? C’était imprudent de la leur donner ce soir : ils sauraient que je n’avais pas été à la plage. J’attendrais à lundi après l’école et m’éclipserais jusqu’au rivage pendant que Janine babillerait avec ses compagnes. Je rentrerais plus tard au logis, seule, mes poches pleines de coquillages en guise de cadeau pour le musée, et tout serait facilité. Je fis donc en sorte d’être de fort bonne humeur quand, assez sûre de moi, je pénétrai en flânant dans le hall. Janine, toujours prompte à apaiser une querelle, vint à moi en courant, me suppliant de me joindre le lendemain à elle et à Philip. Froidement, je refusai et prétextai que, ayant un projet personnel j’irais probablement de mon côté.
Elle eut l’air déconcertée.
Je fus particulièrement silencieuse au souper ; à une ou deux reprises, Mrs. Owen regarda ma figure pâle et troublée et quand Philip se leva de sa chaise et ouvrit la Bible devant son père, j’eus une forte envie de me sauver. Depuis peu, je m’intéressais vraiment à cette lecture, mais ce soir, cela ne me disait rien de l’écouter.
– Voyons, fit Mr. Owen. Où en étions-nous restés ? C’était au troisième chapitre de la Genèse…
– Nous en étions là où Adam et Eve ont dérobé le fruit, s’interposa vivement Janine, et ils se cachent de Dieu…
– En effet, reprit son père.
Et de sa belle voix qui faisait vivre le récit, il lut la triste, si triste histoire d’un homme et d’une femme chassés d’un beau jardin dans lequel ils étaient si heureux, condamnés à la douleur et à la mort – et tout cela parce qu’ils avaient mal agi. Pourquoi avaient-ils été si heureux dans ce jardin ? Parce que Dieu était avec eux ; mais le péché les sépara de Dieu et il ne leur resta que la désolation. C’est ce que nous expliqua Mr. Owen, et les enfants, le menton dans leurs mains, fixaient gravement leur père. Moi, je regardais mon assiette, mi attentive, mi perdue dans mes pensées. La prière achevée, je dis avoir mal à la tête et demandai la permission d’aller me coucher.
Quand je fus au lit, Mrs. Owen monta, prit ma température et me fit avaler une aspirine. Elle s’installa auprès de moi, me parlant de son ton maternel comme si j’étais sa propre enfant. J’eus grande envie de jeter mes bras autour de son cou et de tout raconter – mais, naturellement, si elle savait que j’étais une voleuse, elle ne m’aimerait plus du tout et peut-être me renverrait-elle. Aussi, impassible, je la laissai parler. Et lorsqu’elle m’embrassa en me disant bonne nuit, je me détournai, et elle s’en alla tourmentée et chagrinée.
Allongée dans le noir, je réfléchissais. Cette histoire me semblait écrite pour moi. «Le Seigneur Dieu les chassa hors du jardin ». Je compris que même si je réussissais à me faufiler sans être vue par Elwyn (ce que je n’oserais faire), mon jardin ne serait plus ni aussi beau ni aussi paisible après ce que j’avais fait.
Qui sait ? Peut-être Dieu m’attendait-il parmi les fleurs du printemps pour me rendre heureuse, comme Adam et Eve ? Et mon péché avait tout gâté. Puis je me souvins d’autre chose. Jamais je ne verrais l’éclosion des œufs, et dorénavant la grive ne partagerait plus ses secrets avec moi. Les pâles bourgeons éclateraient et les frêles plantes de la rocaille croîtraient vigoureuses sous le soleil et les pluies d’avril, et moi je ne serais pas là. Je cachai ma tête dans l’oreiller et je pleurai. Quand survint Janine, je fis semblant de dormir.
Le lendemain, le soleil brillait. Je me sentis mieux et tout au long du dimanche j’essayai d’être sage et serviable pour effacer l’impression du soir précédent. Le lundi matin, je fus prête avant Janine pour m’occuper des bébés. Lucy s’agitait de-ci de-là dans son berceau, impatiente d’être habillée.
– Contente, contente ! chantait-elle à un diapason suraigu, en secouant ses barreaux.
Je la soulevai et la posai doucement sur le plancher. Il fut facile de lui ôter sa chemise de nuit, mais impossible de lui enfiler sa camisole. Elle fermait ses poings, se raidissait et, tandis que je cherchais à l’amadouer, elle s’aplatit sur le sol et donna des coups de pied. Plus je me fâchais, plus elle gigotait et ricanait jusqu’à ce que, exaspérée, je la claquai. Sa bouche s’abaissa en une grimace, puis elle l’ouvrit pour crier ; elle la referma soudain et un éclat de joie parut sur ses traits. Elle se mit debout et, trébuchant, s’en fut vers la porte, rayonnante au travers de ses larmes.
– Zan, Zan ! hurla-t-elle, en se précipitant dans les bras de Janine ; elle s’agrippa à elle comme s’il y allait de sa vie.
– Tu ne dois pas claquer Lucy, s’indigna Janine, qui, sans la moindre difficulté lui passait ses vêtements. Elle est encore un bébé. De plus, elle prendra froid si tu la laisses nue par terre. Tu ne sais vraiment pas t’y prendre avec un bébé, Elaine.
C’était exact, et je n’y tenais pas. Je descendis déjeuner, détestant du fond du cœur tous les bébés. « Ils sont absurdes, maladroits, poisseux, bruyants », pensais-je en observant, dégoûtée, Robin qui se barbouillait de confiture d’orange. Lucy tapait de sa cuiller sur sa chaise haute, si fort qu’on ne s’entendait plus. Comment Mrs. Owen pouvait-elle les supporter ? Je fus soulagée de les abandonner à leur vacarme, bien que l’école n’ait valu guère mieux. J’étais distraite, effrayée, inquiète et j’attrapai ma première mauvaise note pour inattention. Janine, qui essayait de me témoigner sa sympathie, tourna tant de fois la tête vers moi qu’elle finit par récolter, elle aussi, une mauvaise note. C’était, certes, gentil de sa part et j’aurais voulu me joindre à elle pour rentrer à bicyclette à la maison, mais je devais mettre mon projet à exécution et, au moment où l’on nous rendit la liberté, je m’éclipsai loin du groupe tapageur qui entourait toujours Janine et me dirigeai vers la plage.
Ce n’était pas le bon endroit pour trouver des coquillages. Pourtant j’en récoltai quelques-uns tout ordinaires et les glissai dans ma poche avec mon trésor que je ressortis pour l’exposer au soleil. Il était couleur lavande, et quand je le présentai face à la mer, il se teinta de vert ; une fois de plus, il me sembla encore plus beau. Toutefois, je ne voulais pas m’arrêter là-dessus. Je courus sur les galets, puis pédalai à la poursuite de Janine, qui déjà se dirigeait vers la maison.
– D’où viens-tu ? s’informa-t-elle.
– De la grève, répondis-je, hors d’haleine. J’ai rapporté des coquilles pour le musée, et une surtout qui est magnifique. Je n’en connais pas d’aussi belle.
– Fais-moi voir, fit Janine en bloquant son frein.
Je branlai la tête et continuai à pédaler.
– Lorsque nous serons à la maison, et que Philip sera là, décrétai-je.
Et chacune de foncer sur la grand-route pour obliquer vers la rampe conduisant au Presbytère. Des mélèzes vert émeraude bordaient le talus et l’air sentait bon les primevères. Le nez de Janine se plissait comme celui d’un lapin, et elle se mit à chanter de joie à la perspective de rentrer à la maison. Moi, je suivais derrière elle, silencieuse et nerveuse.
Philip était déjà de retour, son école étant plus proche. Accaparé par la confection d’une nouvelle boîte pour ses œufs d’oiseaux, il se borna à un grognement à notre arrivée.
– Vite, Elaine, montre-nous! (Janine s’impatientait). Philip, elle dit qu’elle a trouvé sur la plage un coquillage spécial et très rare. Sors-le, Elaine.
– La plage ne vaut rien pour les coquillages, rétorqua Philip, y jetant un bref coup d’œil
– Tu as fait un long bout de chemin pour… oh ! mazette… dis-donc, Elaine, tu n’as pas réellement découvert ça sur notre plage, n’est-ce-pas ?
– Bien sûr, ripostai-je, provocante. Si tu ne me crois pas, demande à Janine. Elle sait que j’y suis descendue après la classe.
– C’est bon, ne t’emballe pas, répliqua Philip, m’examinant avec surprise. Personne ne prétend que tu n’y es pas allée, seulement c’est très étrange. Elle doit avoir été roulée pendant des miles et des miles d’une côte lointaine. On lui réservera une place de choix dans notre musée. C’est rudement chic, Elaine !
Janine la tenait dans ses mains, la tournant et la retournant à la lumière. Les bambins, réunis autour de nous, se dressaient sur la pointe des pieds.
– Elle ressemble aux coquilles d’Olivia qui sont dans le buffet chinois, dit Janine, émerveillée. Qu’elle est belle, Elaine ! Regarde, la voici d’abord rose, puis bleue, puis mauve ! Il faut la montrer à Daddy.
Ils s’engouffrèrent dans le bureau de Mr. Owen où celui-ci écrivait des lettres, mais je restai à l’écart, mal à l’aise. J’entendais souvent parler d’Olivia, une fillette du village qui avait eu la poliomyélite et avait passé tout l’hiver à l’hôpital. Mais où vivait-elle, et quand reviendrait-elle ?
Mr. Owen s’adressa à moi par-dessus les têtes de ses enfants excités.
– Tu l’as ramassée sur la plage, Elaine ? questionna-t-il d’une drôle de voix. C’est une trouvaille vraiment extraordinaire. Elle est pareille à de la nacre. Ou bien quelqu’un l’a laissée tomber, ou bien elle a été amenée par la marée de l’autre bout du monde. C’est gentil à toi de prêter au musée un tel trésor.
– Oui, merci beaucoup, Elaine, dit Philip précipitamment avant qu’il ne me vienne à l’idée de la garder. C’est formidable de ta part… Allons voir où nous pouvons la ranger. Ce sera notre pièce la plus précieuse.
De la porte, ils se bousculèrent sur l’escalier jusqu’au grenier. Mrs. Owen me sourit tendrement et je fis de même. Puis, au lieu d’aller avec les autres en haut, je la suivis à la cuisine.
– Tantie, où habite Olivia ?
– Eh bien ! dans le cottage sur la colline. Nous espérons qu’elle va bientôt être de retour. Sa mère m’a fait savoir qu’elle allait mieux.
Je tournai le dos et m’en fus dans le jardin. Cadwaller trottait après moi et frottait sa bonne vieille tête contre mes jambes, comme s’il devinait mon angoisse. Je m’agenouillai sur le sentier et enfonçai ma figure dans sa toison poilue, entourant son cou de mes bras. Cadwaller, lui, ne se souciait pas de ce que j’avais fait. J’avais pu voler, mentir et tout le reste ; pour Cadwaller, je n’étais qu’une malheureuse petite fille assoiffée de consolation. Il tira la langue et me lécha.
Chapitre 9
L’aventure du bois de hêtres
Les examens finis, la pluie nous réveilla au premier matin des vacances de Pâques. Chacun avait fait ses plans pour sortir, mais au petit déjeuner un véritable déluge nous obligea tous à organiser notre journée dans la maison. Mrs. Owen distribua aux aînés un travail qui nous prit quelques heures. Janine et moi frottions l’argenterie sur la table de la cuisine, tandis que Philip, à nos pieds, sur des journaux, cirait les souliers. Nous bavardions gaîment et faisions maints projets. Mrs Owen, aidée de Blodwen, lavait du linge dans un baquet sur l’évier tout en nous contant d’amusants souvenirs de son enfance. Les plus petits jouaient avec Cadwaller. A onze heures, la besogne terminée, on nous offrit du chocolat chaud et des biscuits.
Philip dessinait une grande carte du district qu’il voulait afficher à la paroi du musée. On y lisait des inscriptions telles que : « Étang des poules d’eau », « Cachette des orchis-papillons », « Coin des champignons rouges et tachetés », « Dans cet arbre un hibou fit son nid trois années de suite ». Philip aimait, pour travailler, étaler son papier sur le plancher. Or Lucy s’obstinait à y voir un passage pour piétons qu’elle devait à tout prix traverser, et il fallait constamment l’en écarter. Elle était particulièrement décidée ce matin-là et persistait à viser dangereusement l’encrier.
– Dites donc, les filles, s’insurgea Philip en levant son visage en feu, ne pourriez-vous pas vous occuper de notre vieille Lucy ?
– Non, Lucy chérie, tu ne peux pas… Oh ! regardez…, voilà un Bobby (policier) devant notre portail. Je me demande ce qu’il veut. Peut-être que Cadwaller a tué une autre poule… vite, Cadwaller ! cache-toi, bon chien !
Tous, y compris Lucy, s’étaient rassemblés à la fenêtre. Par bonheur, aucun ne me regardait, car j’étais devenue blanche et glacée, et j’éprouvais un sourd malaise au-dedans de moi. A supposer que ce ne soit pas à Cadwaller, mais à moi qu’il en veuille ? Et si Olivia revenue avait constaté que son coquillage manquait et qu’Elwyn, le pâtre, ait parlé ?
J’arrêtai de supposer, me glissai dans la cuisine, puis dehors par la porte de service. Quoi qu’il arrive, j’étais plus en sûreté hors de vue.
– Où vas-tu sans ton imperméable ? me cria Blodwen de devant son évier.
Mais je n’y pris pas garde. Toutes les peurs enfouies en mon cœur depuis une semaine se dressaient devant moi. Je courus sur la colline aussi vite que mes jambes tremblantes me le permettaient. Je ne savais pas où j’allais, mais j’évitai résolument la villa d’Olivia. Je pris un sentier escarpé qui traversait les pâturages des moutons, regardant à peine les gras agnelets d’avril qui se sauvaient en gambadant devant moi. J’oubliais que sur ce sentier, on pouvait me voir des fenêtres du bureau de Mr. Owen.
J’étais à présent au niveau des hauts plateaux au-dessus de la ferme. La pluie avait cessé. Sur les collines, un ciel limpide d’un bleu turquoise, et où que se porte le regard, monts et vallées se succédaient, ponctués de moutons. Au loin, vers le sud, le soleil éclairait les hautes montagnes et je voyais les cimes pourpres de la chaîne des Snowdon. Malgré ma panique, je savais que je ne pouvais atteindre ces grands. rochers. Je devais trouver une cachette plus proche et j’inspectais furtivement les environs. A ma droite, une réserve de faisans dont l’accès était défendu, mais peu m’importait d’enfreindre l’interdiction. Si la police était à mes trousses, il fallait à tout prix me cacher.
Petite et mince, je pus me faufiler entre les barreaux du portillon, et je trottinai sur le chemin, trop essoufflée pour courir. En dépit de mon affolement, j’étais sous le charme de ce bois. Les hêtres gris éclataient en feuilles minuscules semblables à de pâles plumes, et le sol s’étoilait d’anémones et de primevères. Des scyllas perçaient la couche roussâtre des feuilles d’automne, et dans une fondrière, je vis un étincellement de populages. Tout à coup, un coq de bruyère s’éleva à grand bruit devant mes pieds et me causa une terrible frayeur. Mais l’air résonnait surtout d’échos légers : le bêlement lointain des agneaux, le roucoulement des ramiers, la palpitation des petites ailes agiles et le gazouillis des oiseaux bâtissant leurs nids. Des branches en arceaux se rejoignaient au-dessus de ma tête et je me sentais presque dans une église.
Parvenue à une jolie clairière au cœur de la forêt, où s’élevait une pile de bois, je m’y assis, essayant de réfléchir. Si je m’éloignais trop, je rejoindrais la route, ce que je redoutais. Qu’allait-il advenir par la suite ? Je ne le savais pas. Et plus je songeais à tous ces événements, plus je comprenais que je ne pouvais revenir sur mes pas. Affronter l’agent de police, puis Janine et Philip, qui jamais ne disaient de mensonges? Impossible ! Ils me trouveraient par trop mauvaise et ridicule. De plus, que ferait le policier ? J’ignorais si, oui ou non, l’on emprisonnait les enfants de mon âge, mais certainement on les punissait… et que dirait ma mère ?… Et Mrs. Moody ?
Longtemps, je restai sur la pile de bois. L’heure du dîner devait être bien passée, mais je n’avais pas faim. Je demeurais si tranquille, plongée dans mes craintes et mes tourments que, devant moi, un écureuil se mit à jouer, sautant de rameau en rameau. Un bébé lapin, aux yeux brillants, batifolait parmi les scyllas, et les oiseaux affairés voletaient çà et là. Tous joyeux, actifs, sans inquiétude, sauf moi.
Soudain je fus frappée par une découverte inoubliable : la beauté d’une touffe de pain de coucou surgissant près de moi d’un lambeau d’écorce. J’arrachai l’écorce et tins dans ma main tout le bouquet blanc pareil à un jardin de fées, quand tout à coup le silence fut rompu par les aboiements d’un chien et le bruit de pas lourds et rapides à travers la forêt.
Les policiers ! Je fus glacée d’effroi. Peut-être me pourchassaient-ils avec leurs chiens ? J’avais lu cela un jour. J’émis un faible cri auquel répondit un aboiement de joie, et Cadwaller, bondissant entre les arbres, posa ses pattes sur mes épaules et se mit à me lécher, au comble du contentement. Derrière lui apparut Mr. Owen. Je levai les yeux vers lui, poussai un gros soupir de soulagement, puis éclatai en un déluge de larmes.
Il s’assit à mes côtés sur le tas de bois, m’entoura de son bras et m’apaisa comme si j’avais été Janine. Quand enfin je fus capable de me contrôler, il me dit très doucement :
– Pourquoi t’es-tu sauvée, Elaine ? L’agent de police t’a-t-il épouvantée ?
Ainsi il savait, et on me cherchait ; plus tôt j’aurais ouvert mon cœur, mieux cela vaudrait. Et quoi qu’il en soit, avec Cadwaller blotti contre mes jambes et ce bras fort et aimant autour de moi, je pressentis qu’après tout, il serait possible d’envisager les conséquences de mes actes et de continuer à vivre. Je hochai la tête et ravalai mes sanglots.
– Mais pourquoi t’es-tu épouvantée, Elaine ? reprit Mr. Owen. L’agent voulait simplement te poser quelques questions. C’est donc moi qui te les poserai et demain nous irons lui dire ce qu’il en est.
– Que me fera-t-il ? balbutiai-je.
– Mais rien, Elaine, fit-il, perplexe. Je présume que tu n’as point fait de mal. Écoute, il y a eu un vol dans la villa de Mr. Thomas et Elwyn dit t’avoir vue jouer dans le jardin. Alors la police voudrait savoir si toi, tu as vu quelque chose, si tu sais depuis combien de temps on a forcé la fenêtre et si tu as été dans la maison, parce qu’on a relevé les empreintes boueuses de pieds d’enfant.
Je ne bougeais pas. Tout tourbillonnait dans ma tête. Étais-je le voleur ou y en avait-il un autre ? Qui avait fracturé la fenêtre et fouillé les tiroirs ? Pas moi. Ou croyaient-ils que c’était moi ?
– Raconte tout, dit finalement Mr. Owen.
La forêt se taisait comme si les oiseaux et les fleurs retenaient leur souffle dans l’attente de ma réponse. A bâtons rompus, je me risquai à parler.
– Je n’ai pas ouvert la fenêtre. Vraiment je ne l’ai pas ouverte… j’ai seulement été voir les coquilles… j’en ai juste pris une… j’ai cru que les coquillages n’avaient pas beaucoup de valeur… puisqu’ils sont à tout le monde et qu’on est libre de les ramasser… et ils disent tous que je suis si stupide… et ils me laissent toujours en arrière… et je ne connais rien aux oiseaux… et j’espérais qu’ils m’aimeraient si je rapportais une coquille… et j’ai dit que je l’avais trouvée sur la plage. Et Philip semblait si content… et voilà… ils penseront que je suis une horrible fille… et je ne savais pas qu’elle appartenait à Olivia…
Désespérée, je débitai cela tout d’un trait. J’avais tout avoué et ne pouvais imaginer ce qui suivrait. Pourtant, chose étrange, mon cœur me paraissait plus léger.
– S’il vous plaît, Mr. Owen, s’il vous plaît, ne me conduisez pas à la police, bredouillai-je. Faites venir Maman, qu’elle me ramène à la maison. Je suis si malheureuse et maintenant tout sera encore pire.
Implorante, je le regardai timidement. Il avait une expression attristée.
– Tu ne dois pas t’effrayer ainsi, Elaine, me dit-il d’un ton paternel. L’agent n’est pas venu pour te parler de la coquille ; il ne sait rien de cela et n’a pas besoin d’en rien savoir. Il s’agit d’un vol important – couvertures, rideaux, argenterie, et divers autres objets. Cela ne te concerne pas du tout. Les policiers supposent seulement que tu as peut-être surpris un homme traînant autour du cottage et que tu peux leur expliquer la présence de ces petites traces de pieds. Il ne faut pas t’effrayer. Toi et moi traiterons à nous deux le sujet de la coquille.
– Un jour, tôt le matin, j’ai vu un homme, murmurai-je. Il lorgnait à l’intérieur par la fenêtre.
– Bon. Ainsi tu pourras aider quelque peu la police, m’encouragea Mr. Owen. Philip va être joliment jaloux de ce que tu aies vu un véritable voleur ! Nous irons ensemble demain au commissariat et tu décriras comment était l’homme. C’est tout. Donc, oublions cela et parlons de la coquille. Tu l’as prise parce que tu voulais procurer à Philip une belle trouvaille pour le musée, et tu as prétendu l’avoir ramassée sur la plage.
– Oui, chuchotai-je.
Il y eut un court silence que rompit Mr. Owen.
– Cela t’a-t-il rendue heureuse?
Je secouai la tête.
– J’avais peur qu’on découvre la vérité.
– Ceci n’est pas l’unique raison de ton angoisse, reprit Mr. Owen. Tu étais angoissée parce que tu avais volé et dit un mensonge. Le péché nous rend toujours malheureux. Ne te rappelles-tu pas l’histoire d’Adam et d’Ève que nous avons lue hier-soir ?
– Oui, répondis-je. Ils vivaient aussi dans un beau jardin… Moi, je n’y allais que pour le voir pousser. D’abord je n’avais pas l’intention de prendre quoi que ce soit… Le jardin était si beau et si tranquille et les oiseaux chantaient… il y avait des perce-neige, mais je n’ai même pas cueilli une fleur.
– Bien sûr, Mr. Thomas n’aurait pas trouvé à redire à ce que tu joues dans le jardin. Tu l’aimais et tu y étais heureuse jusqu’à ce que tu aies pris la coquille, tout comme Adam et Eve furent heureux jusqu’à ce qu’ils aient désobéi. Pourquoi crois-tu qu’ils furent alors malheureux ?
– Parce qu’ils avaient peur.
– Oui, ils avaient peur. Et bien plus que cela, leur péché s’était interposé entre eux et Dieu comme un nuage s’interpose entre nous et le soleil. Le soleil est bien là, mais nous ne pouvons plus en jouir. Le nuage l’a caché et tout est froid et sombre. Il n’est qu’une seule place où nous puissions trouver le vrai bonheur, ce que la Bible appelle « la plénitude de joie ».
Je sursautai presque en entendant les mots familiers et je levai vivement la tête.
– Je sais le verset, dis-je à voix basse, Janine me l’a appris : « Dans le ciel il y a plénitude de joie ».
Mr. Owen rit.
– Alors ce que t’a dit Janine n’est pas juste. De ce bonheur, tu peux en jouir maintenant. Voici le texte : « Tu me feras connaître le chemin de la vie ; en ta présence il y a une plénitude de joie ». Cela signifie que partout, ici dans la forêt ou à la maison, si tu marches sur le sentier de la vie tout près de Dieu, tu peux être parfaitement heureuse. Seul le péché nous sépare de Dieu. Il te suffit de découvrir comment le péché peut être enlevé, et tu connaîtras le secret de la joie parfaite.
Je demeurai immobile, me sentant au bord d’une grande découverte, et durant quelques minutes j’oubliai même ma faute.
– Comment ? demandai-je.
– C’est une longue histoire, Elaine, la plus belle histoire du monde. C’est pour ôter le péché que Jésus est venu comme homme sur cette terre. A la croix, Il prit sur lui ce péché qui était entre nous et Dieu et Il fut puni à notre place. Comme l’explique la Bible, Il a enlevé de notre route l’obstacle du péché et l’a cloué à la croix. S’il y a quelque chose entre deux personnes et que quelqu’un vienne et l’enlève, que reste-t-il ?
– Rien, dis-je.
Comprends-tu, Elaine ? Jésus t’a frayé un chemin en mourant pour toi, c’est pourquoi tu peux aller à Dieu et goûter une plénitude de joie.
Je restais songeuse, dans un profond étonnement. Que voulait-il dire ? Qu’aurais-je à faire ? Mais je ne pouvais formuler cette question. Cadwaller avait couché sa tête sur mes genoux et je caressais en silence ses oreilles soyeuses. Le calme doré du soir enveloppait le bois. Mr. Owen tira de sa poche son Nouveau Testament et l’ouvrit au premier chapitre de la première épître de Jean.
– Désires-tu savoir comment le péché peut-être complètement ôté ? demanda-t-il. La réponse se trouve dans ce livre, elle est exactement pour toi.
Je fis un signe d’assentiment. Oui, je le désirais intensément, mais il me fut impossible de prononcer une parole.
Alors lentement, il lut. Je me penchai vers lui et lus, moi aussi, les versets que je devais tant aimer plus tard, ces versets écrits par un vieillard dont les yeux avaient vu le Sauveur à la croix.
« Si nous marchons dans la lumière, comme lui-même est dans la lumière, nous avons communion les uns avec les autres, et le sang de Jésus Christ, son Fils nous purifie de tout péché… Si nous confessons nos péchés, il est fidèle et juste pour nous pardonner nos péchés et nous purifier de toute iniquité » (1 Jean 1. 7 et 9).
Chapitre 10
Dans la lumière
– Que veut dire « confesser » ? demanda Mr. Owen.
– C’est raconter ce qu’on a fait, répondis-je confuse.
– Oui, tu as raison. C’est raconter à Dieu toutes les fautes dont tu te souviens, en croyant dans ton cœur que Jésus les a portées sur la croix. Ainsi ; puisqu’il n’y a plus rien en toi de caché, tu peux t’approcher de Dieu, te donner à Lui, Lui obéir et Le servir pour toujours. Voudrais-tu le faire ?
J’acquiesçai de nouveau.
– Eh bien ! dis-le Lui franchement. Dis-Lui ce que tu as fait. Dis-Lui que tu crois que Jésus est mort pour que tu sois pardonnée. Remercie-Le de ce qu’Il t’accorde son pardon.
– Je ne sais pas comment faire ! soupirais-je.
– Eh bien ! Je prierai, reprit Mr. Owen, et dans ton cœur tu répéteras mes paroles.
Il ferma les yeux et pria ainsi :
– O Dieu, je désire te parler de la coquille que j’ai volée, des mensonges que j’ai dits et de tout ce qui m’a effrayée et rendue si malheureuse. Je viens à Toi parce que Tu as promis de me pardonner à cause de la mort de Jésus. Je t’en supplie, lave-moi, que je sois plus blanche que la neige et fais de moi ton enfant. Viens en mon cœur, rends-moi sage et véridique, afin que je puisse marcher dans la lumière. Au nom de Jésus, amen.
J’ouvris les yeux et regardai alentour, m’attendant presque à voir une présence visible près de moi. Le bois était tout embrasé du soleil couchant. Mr. Owen me releva pour rentrer la main dans la main à la maison. Cadwaller, humant l’odeur des lapins, bondissait devant nous. En atteignant le portillon blanc de la réserve, je vis chaque cime se détacher et briller dans le lointain et les nuages chassés en d’étincelantes bannières.
« Marcher dans la lumière », pensais-je, en voilà une image : tout est lumière et rien n’est caché. Tout à coup je me sentis courageuse et forte, mais cela ne dura pas. Ayant franchi les hauts plateaux, j’aperçus au-dessous de nous le Presbytère, et Janine et Philip guettant notre retour. Je savais ce qu’attendait de moi mon nouveau Maître. Si seulement Mr. Owen n’avançait pas si vite ! Je le tirai en arrière, et il se pencha vers moi.
– A quoi songes-tu, Elaine ? As-tu peur ?
Muette, je fis un signe affirmatif.
– Alors, tu sais ce que tu dois faire pour que tout soit en ordre ?
– Oui, fis-je.
Il sourit doucement et serra étroitement ma main.
– Ensemble, nous leur raconterons tout après le thé, proposa-t-il rassurant. Tu seras tellement contente quand ce sera passé et tu pourras repartir à zéro ; et quoi qu’il en soit, ce sera moins difficile que tu ne crois. Philip et Janine ont, eux aussi, à mettre des choses au point, pour autant que je sache.
Comme nous longions mon jardin, le crépuscule tomba. Le long de la crête dominant le sentier, je vis Mr. Jones précédé de son troupeau. Il portait un agneau dans ses bras. Je m’en étonnais. Serait-il infirme ? ou fatigué ? ou ne s’accordait-il pas avec les autres ? De toute manière, il regagnerait la bergerie en sécurité dans les bras solides du berger. Puis j’oubliai ces détails. Mes idées tournoyaient en moi, et j’éprouvais la plus affreuse angoisse de ma vie.
Lorsque j’entrai, les enfants me dévisagèrent, curieux, mais sans me poser de questions. Nous aurions pris le thé dans un silence pénible si Mr. Owen n’avait pas annoncé que j’avais vu le cambrioleur. Celui-ci avait fait des dégâts dans le cottage d’Olivia, et à ma surprise, je devins l’héroïne du moment. Chacun voulut savoir de quoi il avait l’air, et Philip se lança dans des plans compliqués pour que nous puissions attraper l’homme nous-mêmes. Nous en parlions encore après la Lecture et chacun tressaillit, quand de son bureau Mr. Owen nous appela, Philip, Janine et moi.
Il était assis dans sa bergère. Philip et Janine se précipitèrent vers lui et s’installèrent, l’un sur le bras du fauteuil, l’autre sur le tapis, à ses pieds. Mais il les repoussa un peu et me fit place, alors que je me tenais sur le pas de porte, interdite et tremblante. Et lorsque, moi aussi je fus accroupie sur le tapis, appuyée contre les genoux de Mr. Owen, il fit simplement :
– Elaine voudrait vous dire quelque chose.
Je ne pouvais refuser. Tête basse, je déballai ma pauvre histoire.
– C’est la coquille… je ne l’ai pas trouvée… c’est celle d’Olivia..: je désirais tant avoir un objet pour le musée… je n’ai pas dit la vérité… Et dissimulant mon visage écarlate contre les jambes de Mr. Owen, je versai des larmes amères.
– Une minute, Elaine. Tu n’as pas fini. Pourquoi nous as-tu confessé ta faute ?
– Parce que, sanglotai-je, dans la forêt, j’ai demandé à Dieu de me pardonner et parce que je voudrais repartir à zéro.
– Bien, conclut Mr. Owen. Tu as obéi au Seigneur Jésus auquel tu t’es donnée cet après-midi et tu n’as plus de raisons d’être malheureuse. Nous ne te punirons pas : tu es triste et regrettes ta faute, même sans punition. Va maintenant, et recommence tout à nouveau… (Sa voix se fit plus sévère.) Philip et Janine, restez avec moi. Il faut que je vous dise pourquoi Elaine a pris ce coquillage.
Je me glissai dehors, n’osant regarder personne. A mon grand soulagement, les petits étaient déjà au lit et Mrs. Owen raccommodait devant la fenêtre. Elle me sourit et je me blottit contre elle, trop exténuée pour parler, mais avide d’une douce et maternelle compagnie. Mr. Owen lui avait-il raconté l’histoire de la coquille ? Le fait est qu’elle ne fit pas d’observation. En revanche, elle me décrivit tout le plaisir que nous aurions pendant ces vacances de Pâques. J’aurais aimé prolonger ce moment auprès d’elle, mais je ne souhaitais pas revoir Philip et Janine quand ils sortiraient du bureau. J’imaginais le mépris qui luirait dans les honnêtes yeux bleus de Philip, et l’expression de Janine, mélange de pitié et de réprobation. Au bout de cinq minutes, je montai me coucher. Un peu plus tard, Mrs. Owen vint me border et m’embrasser.
Un temps assez long s’écoula, avant que Janine survienne en tapinois. Elle se déshabilla sans allumer la lampe. Je m’enfouis sous mes couvertures, faisant semblant de dormir, mais je crois qu’elle s’en rendit compte car elle s’abattit sur moi.
– Elaine, implora-t-elle, ne dors pas ! Écoute ! Philip et moi sommes tellement désolés. Vraiment nous regrettons de…
– Et pourquoi donc ? fis-je, rejetant mes draps au comble de l’étonnement, car ce n’était pas ce à quoi je m’attendais.
– Parce que Daddy nous a dit que c’est en partie notre faute si tu as pris la coquille. (Dans son ardeur, ses mots butaient les uns sur les autres). Il dit que c’est parce que nous sommes égoïstes et ne cherchons que notre plaisir et ne voulons pas partager. Et il nous a lu un si terrible récit de la Bible que j’ai pleuré, et Philip aussi un peu, je crois.
– Quel récit ?
– Oh ! C’est une parabole qui s’adresse aux gens égoïstes; et Jésus leur adresse ces reproches : « J’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger. J’étais étranger et vous n’avez pas voulu partager avec moi. J’étais seul, et vous ne vous êtes pas occupés de moi ». Et quand ils ont prétendu qu’ils n’avaient jamais vu Jésus avant, il leur a répondu : « C’est toutes les fois que vous n’avez pas voulu partager avec l’un de ces plus petits…». Je te montrerai ce passage demain matin. C’est dans Matthieu 25. Daddy prétend que c’est ce que nous avons fait. Toi, tu serais l’étranger, mais en réalité c’était le Seigneur Jésus que nous mettions de côté.
Sa voix se brisa et elle renifla. Je me rapprochai d’elle.
– Ce n’est pas vrai, murmurai-je. Souvent vous avez essayé de m’associer à vos jeux, mais j’étais en colère, je n’avais pas envie que nous soyons amis. C’était vraiment très vilain de ma part de voler cette coquille et de dire qu’elle venait de la plage… Comment ai-je pu faire ça ?… je désirais seulement… j’espérais… que vous m’aimeriez.
– Mais nous t’aimons, cria Janine, relevant sa petite figure brûlante, et nous trouvons que c’est joliment courageux de ta part d’avoir avoué. Maintenant nous voulons être des amis et tout partager. Je te le promets !
– Je ne me mettrai plus en colère, ajoutai-je en sourdine, à cause de ce qui m’est arrivé cet après-midi. Je désire être plus gentille à présent.
– Oui, je sais, dit vivement Janine. Je suis si heureuse de ta décision, vois-tu, car moi aussi j’appartiens à Jésus ainsi que Philip. Souvent nous aurions voulu t’en parler, mais nous craignions que tu nous traites de stupides, et Papa dit que cela n’aurait servi à rien puisque nous étions si égoïstes. Dès aujourd’hui, nous serons ensemble des chrétiens et ce sera magnifique !
– Pourrais-je lire la Bible avec toi le matin ? demandai-je. Vois-tu, je ne peux m’y retrouver comme toi, et tu m’aiderais.
– Volontiers, s’exclama Janine qui reprenait vite sa gaîté.
L’idée nous vint de rapprocher nos lits, ce qui nous permit de bavarder. Janine s’endormit au milieu d’une phrase, mais je restais éveillée et repassais cette journée étrange, orageuse, terrifiante et merveilleuse. Oui, elle touchait à son terme et j’étais là, couchée, en paix avec le monde entier, sans effroi, pardonnée, près de la charmante Janine, dormant à mes côtés. Réconciliées enfin, nous étions devenues des amies ! Brusquement je me souvins de Mr. Jones marchant à grandes enjambées le long de la crête orageuse, l’agneau dans les bras, et je souris. J’étais pareille à cet agneau, incapable d’aller plus loin, et Jésus était apparu, m’avait portée pour faire la traversée… Près de moi tout ce temps, Il le resterait pour toujours et sa présence serait réconfort, paix et plénitude de joie.
Chapitre 11
« Vêtus de blanc »
C’était comme si mon existence recommençait. Non, je n’oublierai pas le sentiment qui m’envahit lorsque j’ouvris les yeux le lendemain. Je réalisais que j’avais laissé derrière moi pour toujours mon sombre secret et que je ne continuerais pas à trébucher, craintive et seule. J’appartenais à Jésus ; il me montrerait le chemin de la vie, et si je marchais avec lui, je connaîtrais la plénitude de joie. Mr. Owen ne me l’avait-il pas promis, et les oiseaux eux-mêmes ne le chantaient-ils pas du haut des pommiers roses et des hêtres duveteux ? Jamais le ciel ne m’avait paru si bleu, ni les jonquilles si jaunes. En chemise de nuit, je me penchai à la fenêtre, aspirant l’aurore et impatiente de réveiller Janine. Mais elle était profondément endormie et je regrimpai dans mon lit pour me rendormir à mon tour, heureuse et détendue.
Il y eut encore Philip à affronter. Il ne me dit rien, mais je vis qu’il était affligé, et durant toute la journée, de sa manière brusque, il me montra sa résolution de partager ses jeux avec moi. De plus, il était tout excité au sujet du cambrioleur et quand, dans l’après-midi, je dus aller au commissariat de police pour décrire l’homme que j’avais surpris, son envie et son admiration ne connurent pas de bornes. Il se persuadait que nous pourrions arrêter l’homme nous-mêmes et m’obligeait à me cacher dans les buissons pour surveiller les passants, ou rôder autour d’innocents garçons de ferme. D’abord flattée de mon importance, mais bientôt lassée, je fus heureuse quand il jugea que le jeu avait assez duré.
La grande joie de ces vacances était l’heure matinale où Janine et moi lisions la Bible et choisissions, pour le copier, le verset qui ferait partie de notre journée. Janine avait pris l’habitude de mettre de côté dix minutes de recueillement qu’elle n’aurait pas manquées, pas plus que son petit-déjeuner; je compris que si l’on voulait rester près de Jésus, partager sa joie parfaite, il fallait se tenir chaque matin en sa présence et écouter sa voix à travers la Bible.
Le premier dimanche après ce jour inoubliable, Mr. Owen m’appela dans son bureau, avant le culte, et me remit un paquet. Lorsque, pleine d’une ardente curiosité, je l’eus déballé, je vis une belle Bible de cuir bleu marine, à la tranche dorée; je l’ouvris, trop émue pour parler, et je trouvai, écrit sur la page de garde, mon nom et mon verset de prédilection :
Élaine NELSON
« Tu me fera connaître le chemin de la vie ; en ta présence, il y a plénitude de joie » Ps. 16. 11.
Cette Bible, ma Bible, devenait de jour en jour mon bien le plus précieux (même si je la connaissais encore peu). Nous lisions des notes explicatives et Janine était toujours prête à ajouter des commentaires de son cru. Je ne sais jusqu’à quel point ils étaient justes, mais ils nous satisfaisaient et je crois que Janine jouissait autant que moi de notre lecture en commun.
Nous ne restions pas confinées dans notre chambre à coucher pour faire notre lecture. Souvent, nous descendions au jardin nous asseoir sous le pommier dont les pétales roses parsemaient nos chevelures et nos livres. Quelquefois, nous escaladions les prairies vallonnées. Dans les creux fleurissaient les primevères officinales qui balayaient mes mollets. Le dimanche de Pâques, levées à l’aube d’un jour irradié de lumière, de chants et de couleurs, nous voilà parties, nos Bibles à la main, sans échanger de paroles, parce que nous savions l’une et l’autre où nous voulions aller ; nous quittâmes la maison pour courir dans l’herbe jusqu’au Bosquet des jacinthes sauvages.
C’était un petit bois en pente, bien connu de Philip et de Janine, et dans lequel je ne m’étais guère aventurée, lieu de mystère où les rameaux des mélèzes s’abaissaient pour nous caresser de leurs aigrettes d’émeraude.
– Je ne me souviens pas être venue ici, dit Janine, s’arrêtant soudain et regardant, perplexe, autour d’elle. Du reste je crois que personne n’y vient. Vois-tu ? Les arbres sont attachés les uns aux autres par les vrilles du chèvrefeuille et il n’y a pas de trace à travers les jacinthes – et, oh, regarde, là-bas où perce le soleil, sur le sol, ce sont des renoncules ! Dépêche-toi, Elaine ! Allons-y.
Je suivis, tâtonnant parmi les broussailles, et quand je rejoignis Janine, elle était déjà dans la clairière, immobile, saisie de respect, pareille à une petite adoratrice du soleil. Je me tins près d’elle, tranquille et attentive, moi aussi. De chaque côté, les hêtres s’élançaient comme des piliers, leurs branches s’unissant au-dessus de nos têtes en un réseau de feuilles contre le ciel printanier. Entre eux, de jeunes mélèzes inclinaient leur faîte et tout le centre n’était qu’un tapis de renoncules, chaque fleur emplie de soleil. Sur les branches des hêtres, les oiseaux composaient leurs mélodies avec tant d’allégresse que nous nous sentions tout étourdies, après le silence des bois.
– Naturellement ! s’exclama Janine, les yeux brillants, c’est le matin de Pâques ! Faisons ici notre recueillement, Elaine, et choisissons ce passage que Daddy nous a lu une fois, où il est question de robes blanches. C’est quelque part dans l’Apocalypse.
Après avoir cherché fébrilement, Janine finit par le trouver. Triomphante, elle lut ces versets. Je n’en comprenais pas très bien le sens, mais j’en aimais les mots : «… Tu as à Sardes quelques noms qui n’ont pas souillé leurs vêtements ; ils marcheront avec moi en vêtements blancs, parce qu’ils en sont dignes. Celui qui vaincra sera revêtu ainsi de vêtements blancs… » (Apoc. 3. 4 et 5).
– Que cela signifie-t-il ? insistai-je. Qu’est-ce que Sardes ?
Janine fronça les sourcils.
– Une très méchante ville où chacun était sale et horrible, sauf quelques personnes qui, Jésus le dit, peuvent rester auprès de lui. Je suppose qu’il faut être très propre pour rester avec Jésus.
– Que veux-tu dire par horrible et sale ? Que faisaient-ils ?
Janine fixa l’éblouissante pureté des fleurs de cerisier et ne répondit pas tout de suite.
– Je me demande, fit-elle enfin lentement, si ce n’est pas comme à l’école – tu sais, Elaine, quand nos camarades vont ensemble au préau et se racontent de vilaines choses ; parfois je m’approche pour écouter et ne pas faire bande à part. Mammy aurait un choc si elle savait de quoi parlent Eileen et Gwynnedd, mais je crois qu’elles en inventent la moitié – et Philip assure que les garçons sont pires que les filles.
Laissant errer mes yeux sur les renoncules, je ne bougeais pas, plutôt mal à l’aise. N’avais-je pas été, moi aussi, pressée d’écouter, même si je n’étais pas admise dans le cercle ?
– Je crois que garder ses vêtements propres, reprit fermement Janine, c’est refuser d’écouter et s’en aller quand ces filles chuchotent. Une fois je l’ai fait, et elles ont ri et m’ont traitée de bigote, et j’ai eu peur. Mais dorénavant, Elaine, montrons-leur que cela ne nous plaît pas, et je suis presque sûre que plusieurs d’entre elles n’aiment pas ces propos ; si nous donnons l’exemple, elles nous imiteront. En tout cas, toi et moi nous sommes d’accord. Écrivons notre texte d’aujourd’hui : « Ils marcheront avec moi en vêtements blancs, parce qu’ils en sont dignes » (Apoc. 3. 4).
Penchant bien bas nos têtes sur nos carnets de notes, nous copions soigneusement notre verset, pendant que le chaud soleil filtre sur nos cheveux à travers le feuillage. Enfin nous nous levons à regret. Peut-être reviendrons-nous souvent dans notre petite chapelle, sans toutefois revivre l’enchantement de ce glorieux matin de Pâques, où chantaient les trilles claires des merles et des grives, mêlés au roucoulement des ramiers. Tout à coup, le cri moqueur du coucou résonna !
– C’est le premier que j’entends cette année, fit Janine, me tirant brusquement de mes rêves, et il est en avance. Viens. Il nous faut courir, car je dois aider Maman.
Le pied léger, elle s’enfuit par le bois, sauta dans les prés et par-dessus le portillon. Devenue plus agile, je la suivis sans trop de peine. Le soleil était déjà haut ; les boutons-d’or et les pâquerettes de la prairie aux agneaux tournaient vers lui leurs corolles. En cet instant, il semblait impossible qu’il puisse rien y avoir de laid, de malpropre ou d’impur dans un monde aussi beau.
Arrivées à la maison, nous avons surpris la famille dans l’excitation coutumière du dimanche, au moment de revêtir ses plus beaux atours. Francie avait fait céder trois boutons de sa jolie robe et prétextait énergiquement qu’elle était trop grande pour la porter encore. Johnny, qui se targuait de mécanique, accourait justement avec des tenailles et un long fil de fer extirpé de sa boîte à outils et offrait à sa sœur de la lacer dans le dos.
– T’assure, ça sautera pas !
Blodwen qui bataillait avec les chaussettes de Lucy, partit d’un franc éclat de rire, et déclara que, pour de la distraction, il n’était pas besoin d’aller au cinéma quand on vivait dans cette famille. Puisque c’était jour de fête, Robin devait nous accompagner. Tapi sous la table, il affublait Jumbo de ses « habits du dimanche ». Dans la confusion générale du départ et la certitude que Cadwaller ne serait pas autorisé à nous suivre, il avait la chance d’emporter Jumbo en contrebande.
Le petit-déjeuner fut des plus amusants. Le Lapin de Pâques avait caché des œufs teints dans tout le jardin ; l’un sous les trompettes des jonquilles, un autre sous une touffe de ne-m’oubliez-pas, un troisième dans un nid de grive déserté de la haie d’aubépines. Que de gambades et d’efforts pour les trouver ! Résultat… nos souliers du dimanche étaient trempés de rosée et nos cheveux – spécialement bien coiffés – ébouriffés et mouillés. Pendant ce temps, dans son studio, le Lapin de Pâques relisait son sermon.
Enfin, nous étions prêts, dès le petit-déjeuner avalé. Après les habituelles questions maternelles : « Avez-vous tous votre argent pour la collecte ? Avez-vous tous vos mouchoirs de poche ? » et une dernière lutte avec Cadwaller, on se mit en route, galopant dans les prés et agitant en l’air nos chapeaux. Mrs. Owen gardait Lucy et la maison, et il ne venait pas à l’idée de Blodwen de nous faire marcher en rang.
Une foule emplissait l’église garnie de fleurs printanières. Le chœur et les fidèles se levèrent spontanément et chantèrent, comme seuls savent chanter les Gallois :
« Aujourd’hui Christ est ressuscité, Alléluia ! »
Quand Mr. Owen lut le récit de la Résurrection et comment l’ange, en vêtements blancs comme la neige, descendit et ouvrit le tombeau, je pensai au Seigneur Jésus s’avançant en vêtements plus brillants encore que ceux de l’ange. Oui, pour marcher tout près de lui sur le chemin de la vie, pour partager sa joie parfaite, il fallait que l’on soit très propre, très pur. Janine avait raison ; rien de souillé ne pouvait subsister en présence de sa splendeur.
On se leva pour le second cantique. Dans le chœur, Philip chantait en solo et sa voix claire et ferme sembla s’élancer jusqu’à la voûte :
Jésus est vivant ! Pour nous il mourut. Près de lui, puisqu’il vit,
Purs de cœur nous devons demeurer, Et donner gloire à notre Sauveur. Alléluia !
Mais à cet instant précis, Mr. Owen porta ses regards sur Robin et une expression bizarre sillonna ses traits. Fier d’avoir capté l’attention, Robin grimpa sur un banc à côté de Blodwen et, brandissant Jumbo au-dessus de la tête des paroissiens, fit mouvoir la petite trompe de l’éléphant à l’intention de son père.
Chapitre 12
Quand le jardin reprit vie
Le lendemain, deux événements d’importance chassèrent toute autre préoccupation de nos esprits : Olivia rentrait chez elle, et les lapins de Philip eurent des petits.
Le premier courrier, arrivé pendant le petit-déjeuner, apporta une lettre de Mrs. Thomas, la mère d’Olivia ; elle annonçait leur retour pour le vendredi et priait Mrs. Owen de lui chercher une aide pour préparer la maison. Tout ceci causa maintes discussions animées parmi les enfants, car Olivia était une de leurs amies et prenait part avant sa maladie à toutes leurs activités.
Je savais, moi aussi, tout ce qui concernait Olivia. Elle vivait dans la maison qu’entourait « mon» jardin » et avait contracté la poliomyélite une année auparavant. Elle avait été gravement malade et malgré une amélioration, ses jambes restaient en partie paralysées. Son père, occupant un poste dans la Marine, était absent la plupart du temps. Olivia avait dû aller dans un hôpital orthopédique spécialisé pour réapprendre à marcher pendant que sa mère logeait dans une pension non loin d’elle.
– Olivia peut-elle de nouveau marcher ? demanda vivement Janine.
– Très peu seulement, et avec des béquilles, répondit tristement Mrs. Owen, mais elle fera sûrement des progrès. Pauvre Olivia ! Nous devons faire tout notre possible pour lui souhaiter une chaleureuse bienvenue et lui montrer que nous désirons continuer à jouer avec elle.
Autour de la table, chaque visage s’illuminait d’intérêt, sauf le mien. Je me sentais mal à l’aise. Johnny et Francie complotaient de remplir sa chambre de fleurs et Janine de confectionner des truffes au chocolat. Philip, calé en menuiserie, décida de fabriquer une petite table de chevet si son père lui procurait du bois. Mr. Owen se rallia à cette bonne idée et ils s’en furent tous deux voir ce qu’ils trouveraient.
Robin se taisait, absorbé et les joues rouges. Quand les enfants se furent dispersés et que la pièce fut vide, il tirailla le tablier de sa mère et la regarda, les yeux pleins de larmes.
– La pille fille qu’elle a plus de jambes, murmura-t-il, je veux lui prêter jumbo.
– Tu veux, chéri ? dit Mrs. Owen en se courbant vers lui et comprenant la grandeur de son sacrifice. Eh bien ! nous le prendrons là-haut et nous le poserons sur le lit d’Olivia, juste avant son arrivée, et elle en aura un si, si grand plaisir…
Pas pour le laisser, bredouilla Robin, inquiet. Jusque… jusque… quand j’irai au lit.
– Oui, jusqu’à ce que tu ailles au lit, consentit sa mère. Je crois que Jumbo aurait l’ennui s’il passait la nuit loin de toi. Qu’est-ce donc, Philip ? Qu’y a-t-il ?
Une sorte de trépidation ébranla l’escalier et Philip fit irruption dans la chambre, la respiration coupée de jubilation, et Janine à ses trousses.
– Mes lapins, Mammy ! cria-t-il, ils ont eu des bébés. La maman a arraché toute la fourrure de son ventre et elle a fait un nid dans la partie fermée du clapier. Viens voir – non, pas vous Elaine et Robin – un à la fois – le père les mange si trop de monde les examine.
– Tu dois le mettre ailleurs, Philip, conseilla Mr. Owen qui entrait. Souvent le père tue ses petits si on le laisse dans le clapier. Que Maman et Elaine y jettent un coup d’œil, puis donne à la mère une bonne pâtée de son et de dent-de-lion, et laisse-la tranquille.
Je saisis la main de Mrs. Owen et sur la pointe des pieds m’en fus vers le clapier, Robin caché derrière nous. Avec précaution, Philip entrouvrit la porte et nous vîmes une masse de fourrure douce et blanche comme si l’on avait soufflé sur elle des graines de dents-de-lion. Au milieu, un tas rose de gémissants petits lapins qui se tortillaient.
– Combien ? dis-je à mi-voix.
– Sais pas, fit Philip. Ils paraissent collés les uns aux autres et je n’ai pas envie de les toucher pour les compter. On va les laisser tranquilles un jour ou deux pour que la mère s’y accoutume. Daddy, au lieu d’une table de chevet, si je faisais une deuxième cage ? Et Olivia aurait deux bébés lapins près de son lit pour lui tenir compagnie.
– Je doute que Mrs. Thomas en apprécie l’odeur, repartit Mr. Owen, mais il serait possible de les mettre en dehors de la fenêtre. Je suppose qu’on installera la chambre à coucher au rez-de-chaussée. Parfait, Philip, tu peux y aller !
Mr. Owen regagna son studio et je courus après lui et fourrai mon visage tourmenté dans l’entrebâillement de la porte. A ma surprise et à mon soulagement, il sembla deviner mes pensées.
– Entre, Elaine, dit-il. (J’obéis et m’appuyai, sur son épaule). Tu penses à la coquille, n’est-ce pas ? et tu te demandes comment cela va se passer ? Je l’ai reprise du musée cette certaine nuit, et je l’ai mise dans mon bureau. Voudrais-tu accompagner Mammy quand elle ira là-haut ce matin pour préparer la maison, et glisser la coquille à sa place ? Et puis, j’ai songé à autre chose : tu as entrepris une très jolie besogne au jardin et tu as deux jours pour y travailler ferme. Que dirais-tu de terminer cette petite rocaille et de la nettoyer ?
J’étais bouleversée. Toutefois, depuis ma grande découverte, je n’avais pas désiré retourner à mon jardin. Il m’inspirait un sentiment de culpabilité et de frayeur. Certes il me manquait. J’aurais bien voulu savoir si mes graines germaient et si les œufs avaient éclos dans le nid que j’avais découvert. Et voici que je pouvais y retourner le cœur léger. Bien sûr, ce n’était que pour deux jours, mais cela valait mieux que rien.
J’étais prête quand apparut Mrs. Owen pour aller recevoir la femme de ménage. Dans une main, je serrai la coquille, dans l’autre une pelle. Mrs. Owen ne me questionna pas quand je me faufilai par la porte principale et montai jusqu’au buffet chinois. Tant que la coquille ne fut pas à sa place, je ne regardai pas le jardin, mais ensuite, je courus à mon royaume et l’explorai de long en large.
Les résultats du soleil d’avril et de la pluie me surprirent. Les pissenlits et chiendents étouffaient les fleurs de ma rocaille, mais dessous on voyait les boutons s’ouvrir. Les tulipes dressaient leurs coupes rouges, les myosotis foisonnaient sur les bords. Tandis que j’errai çà-et-là, je humai un parfum exquis et cherchai parmi les herbes envahissantes pour trouver enfin des touffes de muguets qui se haussaient vers la lumière.
Sans bruit, je me dirigeai vers le buisson de lilas, déjà en boutons, et guignai mon nid. Il y eut un frémissement, des gazouillis et je vis cinq becs jaunes largement ouverts. Je ris doucement et fis retomber le rideau feuillu.
« Ils s’imaginent que je suis leur mère et que je leur apporte à manger, me dis-je. Je me demande où elle s’est envolée ».
Pendant que je m’agenouillais sur mes herbes folles, elle multiplia ses vols rapides, et ce jour-là et le suivant, chacune travailla sans relâche, elle et moi. J’avais complètement dégagé la rocaille et creusé un espace autour des muguets et des tulipes. Mrs. Owen et les enfants furent stupéfaits de ma réussite.
J’eus peine à m’arracher à ma tâche pour les repas et m’y acharnai jusqu’à la tombée de la nuit, respirant les effluves de la terre fraîchement labourée et ceux des giroflées des murailles ; je me jetais parfois à terre auprès des muguets pour essayer de capter leur senteur. J’étais à la fois heureuse de me trouver seule dans mon jardin, et triste parce qu’il ne serait bientôt plus à moi. Dans peu de temps il appartiendrait à Olivia !
Le dernier matin, chacun se joignit à Mrs. Owen pour tout inspecter et pour arranger les cadeaux. Philip s’en était donné autant que moi ; la cage spacieuse, verte et collante, trônait fièrement au centre de la pelouse à côté de la maison, attendant que les bébés lapins grandissent. Janine disposa dans tous les coins des assiettes garnies de ses truffes et la maison fut ornée de fleurs printanières. On tira le lit d’Olivia près de la fenêtre qui dominait la rocaille. Et Jumbo complétait l’ornement. Tout était au point sauf le jardin. Je n’avais pas encore désherbé les racines du lilas. – Je crois, décréta Mrs. Owen en inspectant les lieux, que nous ferions mieux d’aller chez nous pour dîner. Quelqu’un amènera ici nos amies aux environs de quatre heures et nous reviendrons leur préparer le thé.
Je la retins par sa manche.
– S’il vous plaît, est-ce nécessaire que je descende dîner ? Ne puis-je pas rester ici et finir mon travail ?
Je parlais en sourdine, de peur que Philip et Janine n’offrent de m’aider, car pour cet ultime après-midi, je souhaitais demeurer seule dans mon jardin. Mais frère et sœur, affamés, filaient déjà en avant et il ne restait plus que Mrs. Owen et moi.
– A ton gré, dit-elle amicale. Par Johnny, je t’enverrai un petit pique-nique.
Je soupirai de soulagement. Johnny ne voudrait pour rien au monde manquer son repas et certainement il ne s’attarderait pas. Mrs. Owen referma le portail derrière elle, et pour quelques courtes heures je resterais seule.
Johnny parut et disparut aussitôt, mais j’étais trop accaparée par ma besogne pour m’intéresser à de la nourriture. Je nettoyais le pied des lilas quand un bruit de moteur, de freins, de portes ouvertes frappa mon oreille. Puis ce fut le déclic d’un loquet et je compris ce que cela signifiait: elles étaient là plus tôt que prévu.
En hâte, je contournai l’angle de la maison comme un lapin peureux et me plaquai contre le mur. Terrifiée d’être surprise seule dans le jardin, j’espérais seulement m’échapper sans être vue. Il n’était que temps, car au même moment, une fraîche voix d’enfant s’écria :
– Oh! Mammy ! Mammy ! le jardin est vivant – et nous qui pensions qu’il aurait dépéri ! Oh ! Oh ! regarde, Mammy, les muguets sont fleuris et oh ! regarde, Mammy, quelqu’un a soigné la petite rocaille !
– Mais oui, répliqua une voix de femme, on dirait qu’une fée a été à l’œuvre ; c’est vraiment beau. Vois-tu là-bas ?
Elle fut interrompue par une exclamation de l’enfant :
– Oh! Mammy, Mammy, il y a une cage à lapins sur la pelouse, à côté de la maison. Viens vite et voyons s’il y a un lapin dedans.
J’étais perdue, et plantée là, je devais avoir l’air, aussi coupable que si j’avais commis un larcin. A cet instant, la tête d’Olivia surgit au coin du mur.
Olivia, petite et mince, marchait penchée sur ses béquilles, les jambes soutenues par des appareils. Mais je la trouvais belle. Ses tresses blondes lui descendaient jusqu’à la taille et ses grands yeux, pareils à deux myosotis, semblaient remplir son pâle petit visage. Elle s’arrêta et me fixa, étonnée et craintive.
– Maman, appela-t-elle, viens vite ! Quelqu’un se cache derrière le mur !
Mrs. Thomas, la tête pleine de cambrioleurs, se précipita à l’angle du mur avec un faible cri d’alarme. Mais quand elle me vit si menue, elle s’arrêta et me demanda, anxieuse :
– Que fais-tu là, fillette ?
– Rien, marmottai-je, enfin… je jardinais. Mrs. Owen me l’a permis… j’habite chez les Owen. Nous sommes tous venus pour préparer l’arrivée d’Olivia.
Mrs. Thomas éclata de rire.
– Alors, tu dois être Elaine, celle qui a vu le voleur ! Mrs. Owen nous a écrit et nous a tout raconté. Ainsi, c’est toi qui as travaillé dans notre jardin ? Eh bien ! Olivia et moi trouvons qu’il est vraiment magnifique. Tu dois entrer et nous souhaiter la bienvenue dans la maison. Allons, Olivia. Tu as été assez longtemps debout.
Elle sortit une clé de sa poche, souleva Olivia aussi aisément que si elle eût été un bébé et la porta dans la maison. Elle l’étendit sur le lit où, dans ses pantalons colorés et son bonnet, Jumbo l’attendait.
– Oh ! Mammy, les fleurs ! s’extasia Olivia, là sur la rocaille juste au-dessous de la fenêtre où je pourrai les voir chaque jour. Tu sais, Elaine, à l’hôpital j’étais toujours couchée dans un lit et je ne voyais qu’un mur de briques et la cheminée d’une buanderie. Il n’y avait aucune fleur à Manchester. Maintenant, assieds-toi et dis-moi qui a fait ces truffes, et qui a mis sur mon lit ce drôle d’éléphant. Et puis, est-ce qu’il y a un lapin dans la cage ?
Ma langue se délia et je répondis pêle-mêle à toutes ses questions. Mrs. Thomas, elle, s’affairait à la cuisine. Bientôt elle passa la tête par la porte.
– As-tu dîné, Elaine ?
Je me remémorai soudain mon pique-nique et m’empressai d’aller le chercher. Pendant qu’Olivia mangeait une omelette, je dévorai mes sandwiches. Une tasse de thé, accompagnée de biscuits au sucre compléta notre repas. Après quoi Mrs. Thomas se leva et dit avec fermeté:
– Si la famille Owen vient nous saluer cet après-midi, Olivia doit se reposer. Nous te reverrons plus tard, Elaine, et je t’assure que nous sommes très touchées de ce que tu as fait au jardin.
Je dis donc au revoir à Olivia et tout le long du chemin je sautillais dans le soleil. Le jardin n’était plus mien, mais je me sentais plus heureuse que je ne l’avais été jusqu’ici.
« C’est drôle, me dis-je, mais c’est bien plus amusant de faire les choses pour les autres que de les faire pour soi ». Et, songeant à Olivia couchée sur son lit, le visage tourné vers la rocaille, je sautai de joie par-dessus une taupinière.
Chapitre 13
« C’est à moi que vous ne les avez pas faites »
Les vacances de Pâques filaient à toute vitesse, et moi je devenais plus active et plus joyeuse, plus forte et plus souple. Maintenant je pouvais facilement grimper aux arbres et courir derrière les autres lors de leurs expéditions. Au lieu de trouver leurs jeux stupides, ils me plaisaient. En outre, la beauté de la campagne au printemps s’emparait de moi et mon intérêt pour les nids et les fleurs sauvages s’intensifiait. Janine ne se fatiguait pas de m’enseigner leurs noms, et Philip jubilait de faire montre de ses connaissances. Aussi étais-je en train de devenir une vraie naturaliste.
Puis il y avait Olivia. Les enfants faisaient de leur mieux pour la distraire, mais, chose étrange, elle avait un faible pour moi et préférait ma compagnie à toute autre. Peut-être parce qu’elle et moi étions des enfants uniques, et que nous avions des goûts que frères et sœurs d’une grande famille ne pouvaient comprendre ? Peut-être m’était-il plus facile de rester assise, tranquille. Quoi qu’il en soit, j’appréciais d’être, pour la première fois, la favorite, et chaque jour, je rendais visite à Olivia. Je continuais aussi à m’occuper du jardin et Mrs. Thomas me fit cadeau d’un bout de terrain où je pouvais semer des graines.
Quelle joie pour moi de continuer à jardiner et à gratter le sol ! Olivia restait étendue sur une couverture dans l’herbe près de moi. La terre préparée et les graines semées, il n’y eut plus qu’à patienter. Le lendemain, la famille Owen organisa un pique-nique, et le surlendemain Philippe nous entraîna, Janine et moi, à une balade à bicyclette sur la côte pour voir les nids des goélands. Ces plaisirs m’occupèrent et ce ne fut que dans la soirée du troisième jour que je retournai chez Olivia.
Elle était allongée devant la fenêtre ouverte, dont j’enjambai agilement l’appui ; je m’assis sur le lit, mais Olivia ne parut pas contente de me voir, et tout d’abord ne répondit pas à mon babil.
– Qu’y a-t-il ? demandai-je plutôt agacée.
– Pourquoi n’es-tu pas venue, Elaine ? Je t’ai attendue deux jours entiers, toute seule, et tu m’as complètement oubliée. Tu ne te soucies pas de moi.
– C’est tout faux ! fis-je, énervée. Je ne t’oublie pas du tout. Nous étions occupés. Je regrette, vraiment je regrette, Olivia, mais nous avons été aux grottes, puis au bord de la mer. Janine et Philip désiraient que j’aille avec eux et…
Je me tus, car Olivia avait enfoncé sa pauvre figure pâlotte dans l’oreiller et sanglotait amèrement.
– Désormais je ne pourrai plus rien faire, gémit-elle, je serai probablement toujours une infirme et personne ne voudra continuer à être mon amie. Oh ! je voudrais mourir !
Je ressentis un vrai chagrin pour elle en cet instant et j’entourai ses épaules de mon bras.
– Je veux continuer à être ton amie, Olivia, dis-je réellement émue. Seulement, je dois aussi accompagner les autres. Je suis très, très triste que tu sois infirme, et quand je pourrai, je viendrai. Tu ne dois pas être fâchée si ce n’est pas chaque jour, car bientôt l’école recommencera, et j’aurai pas mal de devoirs et d’obligations. Mais je te promets de faire mon possible.
– N’aimes-tu pas à me rendre visite ? fit-elle en se retournant et en reniflant pathétiquement.
– Bien sûr que j’aime, mais j’aime aussi rester avec Jan.
Décidément, je la trouvai pas mal égoïste.
– Oh ! je sais que tu me préfères beaucoup Janine, répliqua Olivia en disparaissant sous son drap.
Et parce que je n’avais jamais été malade et parce que nul ne m’avait enseigné à penser aux autres, je m’impatientai, et, en guise d’adieu, je lui dis que je reviendrais quand elle serait de meilleure humeur – et je me dirigeai vers le Presbytère.
Le trimestre d’été débuta peu après et je fus très prise J’avais cessé d’apprécier autant la compagnie d’Olivia, car elle passait la plupart du temps à grogner et à bouder parce que je n’avais pas été vers elle le jour précédent, et souvent nous nous querellions. J’oubliais que, moi aussi, je m’étais sentie mise à l’écart et que je m’apitoyais sur moi-même pour des raisons bien moins valables que celles d’Olivia. Peu habituée à accomplir ce qui ne me convenait pas, j’espaçai mes visites de plus en plus. Janine montait quand elle pouvait, mais elle se lassa d’entendre sans cesse demander où j’étais et pourquoi je n’étais pas venue.
– Tu ferais bien d’y aller aujourd’hui, Elaine, me dit-elle un jour, assez anxieuse, tandis que nous roulions à bicyclette au retour de l’école. Elle t’aime bien plus que moi.
– Je ne vois pas pourquoi, fis-je exaspérée. Elle est tellement gâtée, tellement égoïste. Tout ce qu’elle sait faire c’est de grogner et de s’informer pourquoi je ne vais pas vers elle chaque jour. Elle ne peut admettre que je sois ailleurs qu’auprès d’elle. Janine resta silencieuse. Puis elle soupira, songeuse :
– Ce doit être joliment affreux d’être privée de courir. Je pense quelquefois, Elaine… que si nous lui parlions de Jésus, elle serait alors plus heureuse. Daddy a eu plusieurs entretiens avec Mrs. Thomas, mais jamais elle ne va à l’église et Olivia ne prie jamais, ni ne lit la Bible. Mrs. Thomas a demandé pourquoi Olivia était devenue infirme si Dieu existait vraiment. Puis elle a dit qu’elle ne s’embarrasserait pas de religion. J’ai entendu Daddy confier cela à Mammy, mais n’en parle pas : je ne suis pas censée l’avoir écouté.
Je fus troublée, car j’avais eu la même idée. Mais je savais qu’il était vain d’essayer de parler de Jésus à Olivia quand je me chicanais avec elle, que je perdais patience et que je rechignais à aller la voir. Je me rappelai les mots de Janine la nuit où j’avais accepté Jésus : « Papa dit que cela n’aurait pas été bien que nous te parlions de Jésus… puisque nous étions si égoïstes ».
Il faudrait que j’y réfléchisse, mais pas à présent. Nous arrivions au Presbytère et j’avais faim. En trombe, j’entrai à la cuisine où l’on servait le thé, et dévorai cinq épaisses tranches de pain et de confiture et bus quatre tasses de thé. Mrs. Owen riait.
– Elaine, remarqua-t-elle alors que je me levai pour sortir, il nous faudra te peser, tu as pris des livres pendant les vacances de Pâques, et je ne crois pas que ta maman te reconnaisse ! La campagne te réussit. Il te faut rester avec nous pour toujours…
Je lui souris et m’échappai, jubilante, sous les neigeux arbres de mai qui étendaient leurs ombres sur les champs et sur la colline où pâquerettes et boutons-d’or refermaient leurs pétales. Tout le long du chemin, je dansai. De ma vie je n’avais éprouvé autant de force, de vivacité et de légèreté. Oui, Mrs. Owen avait raison, la campagne me réussissait et en aucun cas je ne retournerais à Londres. J’aurais du plaisir à revoir Mammy occasionnellement, mais elle devait venir me voir ici dans ce pays de lumière, de chants, de couleurs qu’était le mois de mai.
J’atteignis toute rose et hors d’haleine la fenêtre d’Olivia, et mon enthousiasme tomba à plat à la vue de sa figure irritée et livide. Du thé et une assiette de biscuits glacés étaient intacts près d’elle. Je m’assis en tournant le dos à ces délices qui me mettaient l’eau à la bouche.
– Pourquoi n’es-tu pas venue hier ? commença Olivia à son habitude. Je t’ai attendue tout l’après-midi.
– Trop de devoirs, répliquai-je brièvement, et je ne peux pas rester longtemps cet après-midi. Nous avons pu quitter l’école seulement à quatre heures et demie; et les jeux ont duré tard. Sais-tu, Olivia, maintenant nous jouons au tennis, c’est formidable !
– Comme j’aimerais jouer au tennis, soupira Olivia, et aussi aller à l’école ! C’est terriblement monotone de faire ses leçons toute seule. J’ai essayé aujourd’hui, mais ce n’est pas amusant. Dis-moi celles que tu as à faire. Je voudrais savoir si ce sont les mêmes que les miennes.
Pour une fois, elle sembla prête à m’écouter au lieu de se plaindre de ses maux, aussi je bavardai gaiement pendant un moment. Nous étions plus en harmonie qu’à l’ordinaire. Serait-il possible de lui parler de la Bible et du Seigneur Jésus ?
– Quelle leçon aimes-tu le mieux, enchaîna Olivia, quand je me tus et que, silencieuse, je cherchais la manière d’aborder le sujet.
– Eh bien, répondis-je un peu empruntée, au fond, je les aime toutes, mais celle que je préfère n’est pas une leçon de l’école. C’en est une que nous avons, Janine et moi, avant l’école. Ensemble, nous lisons la Bible, et dans le texte nous choisissons un verset qui sera notre guide pour la journée. Est-ce que tu lis ta Bible, Olivia ?
Elle secoua la tête, puis me regarda curieusement.
– Mrs. Owen m’en a parlé et m’a donné un livre intitulé « Histoires de la Bible », mais Maman prétend que la Bible n’est pas pour les enfants.. Que je la trouvais ennuyeuse quand nous la lisions au culte de l’école ! Te plaît-elle vraiment, Elaine ?
– Oui. J’étais comme toi et ma mère ne m’en parlait jamais. Je pensais que c’était un gros livre noir et assommant, rempli de longs mots, jusqu’à ce que je vienne chez la famille Owen. Mais un jour il m’est arrivé quelque chose.
– Quoi ? interrogea Olivia, ses yeux graves fixés sur moi.
Avec sérieux, sans trop savoir comment dire, je m’enhardis :
– J’avais fait une vilaine action et j’étais tourmentée; je me suis sauvée dans la forêt où Mr. Owen est venu me rechercher ; nous sommes restés longtemps dans le bois et il m’a expliqué que si je disais à Jésus ce que j’avais fait de laid, Il me pardonnerait et effacerait mes fautes, et qu’après cela je Lui appartiendrais pour toujours.
– Et puis alors ?
– Eh bien ! fis-je lentement, j’ai obéi et maintenant je Lui appartiens.
– Et quelle différence cela fait-il ?
Il me sembla que dans les grands yeux luisait un regard moqueur que je ne compris pas.
– Oh ! poursuivis-je hésitante, j’ai été tellement plus heureuse depuis lors. Tu vois, si l’on appartient à Jésus, Jésus devient comme un Ami auquel on peut tout dire. Je ne suis plus malheureuse ni effrayée. Je me sens en lieu sûr. Jésus me montre chaque jour dans la Bible ce que je dois faire, et si je Lui obéis, je suis en paix. Je ne connaissais pas ce bonheur avant.
– Et quoi d’autre ? Est-ce tout ?
– Oh ! c’est déjà beaucoup, rétorquai-je, contrariée. Non, ce n’est pas tout, Jésus nous enseigne aussi à nous aimer les uns les autres, à être gentilles.
– Et toi, es-tu toujours gentille ?
– Davantage qu’auparavant, dis-je, plutôt gênée. Je ne suis plus si fréquemment de mauvaise humeur. Je me fâchais constamment et piquais des colères, quoi, j’étais impossible, maintenant plus autant – enfin, pas très souvent.
– Oh ! dit Olivia d’un ton qui ne me plut pas.
Il y eut un silence inconfortable. Je jeta un œil à la pendule.
– Olivia, je dois filer ! dis-je en sautant sur mes pieds, sinon je ne finirai pas mes devoirs. Dois-je t’apporter ma Bible la prochaine fois ? Ainsi tu pourras la lire toi-même, Olivia.
– Bon, fit-elle, froidement. Tu peux l’apporter si tu veux. Je voudrais que tu viennes pour le thé, après-demain, samedi. Viendras-tu, Elaine ? Sûr ? Sûr ?
J’étais à moitié hors de la porte, dans ma hâte de m’enfuir.
– Entendu ! répondis-je, préoccupée par mes leçons non terminées. J’espère que je pourrai monter. Je ferai de mon mieux.
– Non, non, insista Olivia. Tu as promis. C’est très spécial cette fois. Tu viendras, n’est-ce pas ?
– Oui, oui, brusquai-je un peu (car il s’agissait sans cesse de questions prétendues spéciales et qui n’avaient rien de spécial du tout). J’ai dit que je viendrais, ne te tracasse donc pas.
Je dévalai la colline, mais les paroles d’Olivia résonnaient encore à mon oreille, malgré moi : « Et quelle différence cela fait-il ? Et toi, es-tu toujours gentille ?
J’étais certainement plus heureuse, mais étais-je plus complaisante ? Philip et Janine se montraient plus agréables avec moi, mais étais-je patiente et aimable avec quelqu’un de faible et de malade, avec une Olivia gâtée et peut-être égoïste ? Pourquoi donc m’avait-elle regardée de la sorte ?
Mes devoirs oubliés, je cheminais lentement vers la maison, arrachant bêtement la tête des ombelles, et mâchonnant des herbes. Ce ne fut qu’après le coucher du soleil, quand j’atteignis le portail, que mon problème s’atténua dans l’ombre bleue.
– Jan, dis-je ce soir-là, tandis qu’en chemise de nuit nous étions en boule sur mon lit, te rappelles-tu ce fragment que ton père t’a montré le soir où je me suis sauvée ? Il parle de gens qui ont faim et qui sont malades ?
– Oh! oui, j’ai souligné ce passage en rouge. C’est dans Matthieu. Je voulais te le montrer, et j’ai oublié. Le voici, Matthieu 25 versets 35 et 36.
Avec respect elle le lut et j’écoutai.
Mais certains mots surtout devaient se graver dans mon esprit : « J’étais malade… et vous ne m’avez pas visité… En vérité, toutes les fois que vous n’avez pas fait ces choses à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne les avez pas faites ».
Le samedi fut un autre jour magnifique. Nous étions réunis autour de la table du déjeuner quand Janine, regardant le ciel par la fenêtre ouverte, dit à sa mère :
– Mammy, ne pourrions-nous pas prendre le thé près de la rivière et nous baigner cet après-midi ?
Un hourra accueillit cette suggestion, car cette année, nous ne nous étions pas encore baignés. Mrs. Owen, incertaine, jeta un coup d’œil dehors ; le beau soleil la rassura, et quand elle put se faire entendre, elle déclara que c’était une excellente idée.
– Tu viens avec nous, Daddy, fit Johnny cajoleur, en grimpant sur les genoux de son père, tu m’as dit que tu m’apprendrais à nager.
Les enfants, à cette proposition, assaillirent tous Mr. Owen qui, en homme fort occupé, ne pouvait leur procurer que rarement ce plaisir. Il secoua tristement la tête.
– Je dois endosser mon plus bel habit noir pour marier un jeune couple, dit-il avec un soupir. Quelle idée de se marier par un jour aussi chaud, quand on pourrait barboter dans la rivière !
– Console-toi, Daddy, s’écria Philip, tu auras un goûter sélect.
– Peut-être, mais je préférerais ne manger que des brioches au bord de l’eau avec vous. Tant pis ! Je vous réserverai le prochain samedi et nous descendrons à la plage – les mamans, les bébés, les bateaux, les chiens et tout et tout. Ne me demandez pas comment ! Nous ferons bien d’emprunter le corbillard de la paroisse… Il quitta ses enfants et s’en fut se préparer, tandis que nous nous dispersions dans toutes les directions pour rassembler lignes de pêche, sandwiches, limonade, et draps de bain, sans oublier Cadwaller. Puis Mrs. Owen réapparut avec tous les costumes de bain qui avaient passé l’hiver dans du papier journal et de la naphtaline. Notre joie fut un peu ternie par Robin qui venait de découvrir qu’il n’était pas de la partie. Écarlate, il restait planté au milieu de la chambre, mugissant comme un taureau. Mrs. Owen redoutait qu’il ne se noie ; elle se tracassait aussi au sujet de Francie.
– Ne crois-tu pas, Francette… commença-t-elle, soucieuse.
– Non, Mammy, je veux aller avec les grands ! interrompit Francie, se raidissant dans son agitation.
Philip, Janine et moi, chacun plaida sa cause jusqu’à ce que Mrs. Owen cédât.
– Nous prendrons grand soin d’elle, assura Philip; du reste la rivière est si peu profonde que même si on le voulait, on ne pourrait pas l’y noyer.
– Et on ne veut pas le faire, ajouta Johnny.
– Oui, je sais, approuva Mrs. Owen, mais n’oubliez pas qu’elle est encore très petite ; Janine, sèche-la bien après le bain et ne vous asseyez pas dans vos costumes humides. Toi, Elaine, ne reste .pas trop longtemps dans l’eau, et n’oublie pas…
– Non, Mammy ! – Oui, Mammy, nous n’oublierons rien, n’aie pas peur.
Sur ce, en lui lançant des baisers, tous s’élancèrent vers la colline, la laissant sur les marches de l’escalier nous renouveler les instructions de la dernière minute qui furent complètement étouffées par les hurlements de Robin.
Il nous fallut escalader la colline sous de grands arbres dont les vieilles racines noueuses envahissaient le sentier, le rendant impraticable pour nos bicyclettes.
Des hauts plateaux, la vue s’étendait devant nous, éclaboussée de soleil : moutonnement des collines, profondes vallées pointillées de fermes très blanches. Les pentes les plus élevées se revêtaient de jeunes fougères et la lumière filtrait à travers les hêtres. Jamais je n’avais vu une telle profusion de verdure, et le petit vent qui ébouriffait nos cheveux fleurait bon l’aubépine. La folie nous gagnait : nous nous bousculions les uns les autres et riions de tout, sans raison, incapables de nous dominer, comme des enfants joyeux quand le printemps pénètre dans leur sang.
Nous étions au point culminant de la vallée d’où le sentier plongeait à pic vers la rivière. Déjà nous pouvions voir l’eau tachetée par le soleil s’insinuant entre les branches des saules, quand soudain, comme une flèche, un souvenir me traversa l’esprit. Je m’arrêtai pile, fascinée par ce joli sentier qui serpentait parmi les fleurs des champs. J’entendais la rivière chantonner et bavarder tout près de nous.
– Qu’as-tu ? demanda Janine en se retournant. Pourquoi t’arrêtes-tu ? As-tu avalé une mouche ?
– Je viens de me rappeler, répondis-je lentement, que j’ai promis… j’ai dit à Olivia que j’irais goûter avec elle. Il y eut un long silence consterné. Puis Janine parla.
– Il vaut mieux que tu ailles, dit-elle tout net. Ou… si tu le désires beaucoup… je pourrais aller à ta place. Si c’est une promesse il est préférable de la tenir.
– Dépêchez-vous, les filles ! commanda Philip.
Il avait atteint la berge et enfilé son caleçon de bain. Johnny et Francie, agenouillés dans les fleurs de coucou, déboutonnaient déjà leur blouse.
Je demeurai là, enfoncée dans mes pensées. Oui, j’avais dit que j’irais et prendrais ma Bible. Si j’y manquais, Olivia en déduirait que la Bible n’apportait aucun changement chez personne. Je contemplai à nouveau ce petit sentier engageant et il me rappela mon verset préféré : « Tu me feras connaître le sentier de la vie… en ta présence il y a plénitude de joie ». Alors je compris clairement quel chemin Jésus me montrait cet après-midi-là, non celui qui descendait vers la fraîche rivière, mais celui qui, repassant par les hauts plateaux, conduisait chez Olivia, le chemin du dévouement, de l’amitié et de la promesse tenue. C’est là que je trouverais Jésus : « J’étais malade et vous m’avez visité… en ta présence, il y a plénitude de joie ».
Je respirai à fond et fis demi-tour.
– Je dois y aller moi-même, dis-je fermement. Au revoir, amuse-toi bien.
– Au revoir, répéta Janine, soulagée. Nous reviendrons un autre jour. Nous aurons encore beaucoup d’occasions d’aller nous baigner.
Et elle dévala la pente, dégrafant sa jupe en courant.
Par cette chaleur, le trajet me sembla sans fin et je m’efforçai de ne pas songer aux plongeons des autres dans l’eau miroitante. Pourtant je n’étais pas aussi déçue que je l’aurais cru. C’était la première fois de ma vie que je renonçais, par égard pour autrui, à ce que j’avais décidé et, chose étrange, c’était une impression presque agréable. Enfin, je parvins au Presbytère et, incognito (car Mrs. Owen était en promenade avec les deux bébés, et Blodwen affairée dans sa cuisine), je cherchai ma Bible. Quand j’arrivai chez Olivia, il était passé quatre heures et demie et Mrs. Thomas, angoissée, surveillait le portail.
– Oh ! Elaine, dit-elle avec soulagement, je suis si heureuse que tu sois là. Sais-tu, c’est l’anniversaire d’Olivia et je voulais faire une invitation, mais elle ne désirait que toi et prétendait que tu avais promis de venir. Elle est dans un bel état, croyant que tu as oublié.
Mrs. Thomas me mena au jardin où Olivia était étendue sur une chaise-longue près de la rocaille, la table à thé dressée à côté d’elle, ainsi qu’une splendide tourte de fête aux dix bougies. Olivia était toute mignonne dans une robe d’été bleue, reçue pour sa fête. Et moi, échauffée et chiffonnée dans ma plus vieille robe et mes souliers fatigués, je me sentais très mal à l’aise.
– Où as-tu été ? demanda Olivia. J’ai cru que tu avais oublié. Tu ne savais pas que c’était mon anniversaire, n’est-ce pas ?
– Non, dis-je, sinon je t’aurais offert un cadeau. Tous mes bons vœux, Olivia. Je regrette d’être en retard, mais les autres sont allés se baigner à la rivière et je les ai accompagnés un bout de chemin, puis je suis revenue sur mes pas.
– Oh ! s’exclama Olivia avec ce regard bizarre qui semblait me juger, me scruter, et pourquoi as-tu fait cela ? Avais-tu oublié que tu devais prendre le thé avec moi ?
– Oui, c’est vrai, répondis-je franchement, parce que Janine a proposé la baignade seulement à midi, alors que nous déjeunions, et nous étions tout excités. Mais dès que je me le suis rappelé, j’ai vite rebroussé chemin.
– Oh ! je vois, répliqua Olivia de sa manière pointue. Puis elle ajouta : Aimes-tu te baigner ?
– Hum, évidemment… Mais peu importe. Mr. Owen nous emmènera à la mer la semaine prochaine. On ne nous permet pas de nous baigner seuls dans la mer, tandis que le courant de la rivière est faible. Même Francie y était.
Notre conversation fut interrompue par l’apparition de Mrs. Thomas avec la théière. Ce fut un goûter délicieux et plein d’animation. Le jardin était une orgie de fleurs ; les abeilles bourdonnaient dans les touffes de lavande. Mrs. Thomas nous conta des histoires amusantes, et je me bourrai de tartines et de gâteaux. Puis les bougies furent allumées (dans le soleil, elles se voyaient à peine) et Olivia découpa la tourte.
Quand je ne pus avaler un morceau de plus, Mrs. Thomas se leva et emporta le plateau.
– Je m’en vais laver le service à thé, mes enfants, et je vous laisse ensemble. Olivia, as-tu envie de montrer tes cadeaux à Elaine ?
– Après, Mammy. Nous resterons un moment ici, parce que nous avons un secret à nous dire.
Elle attendit que sa mère ait disparu, puis elle se tourna vivement vers moi.
– As-tu apporté ta Bible, Elaine ?
– Oui, fis-je, plutôt surprise, car auparavant elle ne s’y était guère intéressée. Elle est là, sous ma chaise. Je vais te la montrer.
– Voilà, reprit Olivia. J’ai réfléchi. Tu m’as dit que lorsqu’on connaît Jésus, il nous rend meilleurs, et je commence à te croire parce que tu es revenue de la rivière alors que tu désirais t’y baigner. Si tu n’y avais pas renoncé j’aurais pris tout cela pour des blagues. Tu m’as dit aussi que Jésus est un Ami à qui l’on peut tout confier et je me demande… Si je lis ma Bible et si je prie, crois-tu que Jésus me fera marcher de nouveau ?
J’hésitai, puis dis simplement :
– Il pourrait te faire marcher de nouveau. Il l’a fait quantité de fois. Jan et moi lisons précisément le matin l’évangile de Marc et il contient plusieurs récits de malades qu’il a guéris.
– Lis-m’en un, commanda Olivia.
– Je choisirai le récit de ce matin, dis-je avec assurance. Il s’agit d’un homme qui ne pouvait pas marcher du tout et ils l’ont descendu par le toit. D’abord Jésus lui a dit : «Tes péchés te sont pardonnés » et ensuite il l’a fait marcher – c’est ici, je l’ai trouvé.
Et je lui lus l’histoire du paralytique, dans Marc 2. Elle écoutait intensément, les yeux rivés sur moi.
– Il est écrit dans les notes explicatives, remarquai-je, que le plus nécessaire, c’est que nos péchés nous soient pardonnés – alors on peut demander d’autres choses.
Olivia fronça les sourcils.
– Je ne crois pas que j’aie commis tellement de péchés. Comment le pourrais-je, couchée là comme je le suis. Même si j’essayais, je ne serais pas tellement méchante.
– Tu peux être de mauvaise humeur, affirmai-je candidement, ou du moins, tu grognes. Je crois que cela compte pour un péché. J’étais terriblement de mauvaise humeur avant d’aimer Jésus.
– Tu l’es quelquefois, rétorqua Olivia, mais cela ne fait rien. Ne nous querellons pas aujourd’hui. Dis-moi comment nos péchés nous sont pardonnés.
– Tu le demandes à Dieu, et tu crois que Jésus est mort pour toi. C’est tout, me semble-t-il.
Olivia secoua la tête et dit fermement :
– Je doute que ce soit aussi facile. Ne nous tracassons pas à propos des péchés. Demandons seulement à Jésus qu’il me fasse marcher. Sais-tu de quelle manière, Elaine ?
Je la regardai, indécise.
– Je ne crois pas que tu puisses t’en tirer ainsi, Olivia, dis-je, me sentant perdre pied. Je suis sûre qu’en premier lieu tu dois appartenir à Jésus. Laisse-moi interroger Mrs. Owen, puis je te donnerai la réponse.
– Entendu, conclut Olivia, interroge-la. J’ai l’impression que tu n’en sais pas beaucoup plus que moi. Maintenant allons voir ce que j’ai reçu.
Je l’aidai à rentrer, admirai ses superbes cadeaux, dis au revoir et merci à Mrs. Thomas et trottai jusqu’à la maison. A ma grande surprise, les autres n’étaient pas de retour, Lucy dans son lit, et Robin sur son tas de sable. C’était une des rares occasions où j’avais Mrs. Owen toute à moi. Elle repassait à la cuisine les habits du dimanche.
– Tantie, dis-je, m’installant à la table et balançant mes jambes. Je voudrais vous poser une question très importante. Peut-on prier pour obtenir quelque chose avant que nos péchés nous aient été pardonnés ?
Elle leva les yeux, inquiète.
– Tu es rentrée à la maison, Elaine ? Où sont les autres ?
– Je ne me souvenais pas de ma promesse d’aller goûter chez Olivia, déclarai-je brièvement, et j’ai rebroussé chemin… Olivia voudrait savoir… elle voudrait que je prie pour qu’elle aille mieux, mais elle ne veut pas se tracasser au sujet de ses péchés. Elle dit qu’elle n’en a pas tellement sur la conscience.
Mrs. Owen éteignit son fer et me prêta la plus sérieuse attention (Je découvris par la suite qu’elle priait chaque jour pour Olivia et sa mère).
– Il nous est dit dans la Bible, Elaine, que Dieu est si pur et si saint que nous ne pouvons aller à Lui avant d’avoir été lavés et pardonnés par le Seigneur Jésus. Mais, naturellement nul ne peut prier pour le pardon tant qu’il ne reconnaît pas en avoir besoin. Je pense…
Mais je ne sus pas ce que pensait Mrs. Owen, car à ma grande déception la porte de service s’ouvrit toute grande et les enfants pénétrèrent en trombe dans la cuisine, hâlés, en désordre, bruyants, traînant des costumes de bain mouillés, des fleurs sauvages, et Cadwaller couvert de boue sautant derrière eux. Finie, notre paix ! …
– Mammy, annonça Philip, j’ai vu des éclaireurs qui campaient au bord de la rivière ; ô Mammy, et si nous campions, nous aussi ?
Mrs. Owen cligna des yeux, ce qu’elle faisait chaque fois qu’elle devait à brûle-pourpoint passer d’un sujet à un autre.
– Voyons ! Oui, Philip, ce serait charmant. Mais tu ne prétends pas camper ce soir, n’est-ce pas ?
– Non, Mammy, pas ce soir, la rassura Philip du ton patient qu’il prenait pour ses explications à Robin. Il nous faudra des semaines et des semaines de préparation. Il nous faudra des provisions, un compas et une carte, deux tentes et une grande toile de sol et des sacs de couchage. Peut-être pendant les vacances d’été ? Tu dis que nos moyens ne nous permettent pas d’aller quelque part tous ensemble. Eh bien ! le camping ne nous coûtera rien du tout. Nous irons à la montagne, nous sur nos vélos, toi avec les bébés et tout l’attirail, vous prendrez le car. Nous irons pendant les vacances de Daddy et il nous conduira au Snowdon.
– Qui me conduira au Snowdon ? intervint Mr. Owen, paraissant à l’instant.
Il se laissa tomber avec lassitude dans le vieux fauteuil à bascule de la cuisine et tendit ses bras à Francie qui se blottit allégrement dans son giron.
– Mammy consent à ce que nous campions dans les montagnes cet été, s’empressa de répéter Philip. Daddy, tu as dit que nous ferions une ascension avec toi cette année ? N’est-ce pas, Daddy ?
– Oui, oui, approuva-t-il avec autant de vivacité que Philip. J’ai attendu longtemps que vous soyez assez grands pour grimper sur de hauts sommets et je vous aurais déjà pris en août dernier si vous n’aviez pas contracté la varicelle, ce qui a tout gâté. Ce sera spécialement gai cette année puisque nous aurons Elaine avec nous. Il s’agit de trouver une ferme pour loger Maman et les bébés, une tente pour Philip, Johnny et moi, et une pour les fillettes.
– Moi dans une tente, murmura Francie, oh ! dis, je serai dans une tente ?
– Bien sûr, confirma Mr. Owen, je ne vais pas dormir dans les régions sauvages du Snowdon sans Francie pour veiller sur moi.
Il attira la petite tête contre son épaule et ils se reposèrent ainsi, jouissant l’un de l’autre. Il n’y avait pas de favori dans la famille, mais je ne pouvais m’empêcher de croire que la timide, rêveuse petite Francie avait dans le cœur de son père un recoin qu’elle ne partageait avec personne.
Chapitre 15
Rencontre inattendue
J’étais si pressée de poursuivre ma conversation avec Mrs. Owen, qu’aussitôt nos lampes éteintes, en chemise de nuit, je me glissai de mon lit et descendis en sourdine l’escalier. Mr. Owen mettait au point son sermon du dimanche, et Mrs. Owen était seule à la chambre de séjour, à repriser des chaussettes. Je m’assis devant la cheminée, appuyai ma tête aux genoux de Tantie, et repris le dialogue au point où il en était.
– C’est drôle, Tantie, Olivia ne croit pas qu’elle ait aucun péché à se reprocher, bien qu’elle soit affreusement égoïste et irritable. Ne pourriez-vous pas aller vers elle et tout lui expliquer, Tantie ?
Elle resta un moment silencieuse et au lieu de me répondre, elle dit :
– Je vais te raconter une histoire et tu essaieras d’en deviner le sens.
Les yeux fixés sur elle, je me mis en boule. En parlant, elle passait et repassait son aiguille sur un immense trou.
– Il y avait une fois une vieille femme qui vivait dans un petit village de montagne, et un jour, elle vint à la ville y acheter un paquet de lessive « Radion » qui, comme tu le sais d’après les réclames, « lave plus blanc ». Elle lava son linge et le suspendit dehors le lundi, et certainement, il surpassait en blancheur celui des jardins voisins. Elle était si enchantée qu’elle décida de l’y laisser afin que chacun pût le voir.
Mais le mardi après-midi, il faisait un froid glacial et elle pensa: «Je dois rentrer mon linge avant la nuit.» Elle sortit et poussa un cri d’horreur : « Qui a touché à ma lessive? Elle n’est plus du tout blanche, elle est presque grise ».
Personne n’avait touché à sa lessive, et à l’instant elle réalisa ce qui était arrivé. Pendant qu’elle s’occupait à l’intérieur, la neige était tombée de la montagne et à côté de l’éclatante blancheur de la neige, même le « Radion » s’avérait gris. Elle avait entrevu la pureté de Dieu et cela faisait toute la différence.
Mrs. Owen me souriait, mais je sourcillais, intriguée, ne comprenant pas.
– Bien des gens sont comme cette vieille femme, enchaîna Mrs. Owen. Ils observent leurs voisins et en déduisent : « Je ne suis pas un pécheur; je suis meilleur que tel et tel, je ne vole pas, et je suis bien moins égoïste que tel et tel ». Ainsi ils oublient que Dieu ne leur a jamais dit d’être pareils à tel ou tel. Il a dit : « Soyez saints, car je suis saint », et il a envoyé Jésus pour nous montrer combien il est saint et parfait. Lorsque nous regardons à Jésus dans la Bible, c’est en Lui que nous voyons l’absolue pureté de Dieu, la bonté parfaite, le parfait amour. Et plus nous le regardons, plus nous constatons : « Ce n’est pas ainsi que je suis ». Rappelle-toi Pierre dans le cinquième chapitre de Luc. Il se croyait un très brave homme jusqu’à ce que Jésus vînt dans la barque. Alors il s’écria : « Seigneur, retire-toi de moi ; car je suis un homme pécheur ».
– Oui, fis-je absorbée. Il faudra que je parle de Jésus à Olivia, et quand elle verra qui Il est, elle verra ce qu’elle est. Je suppose qu’avant cela elle ne peut demander à être guérie.
Mrs. Owen hocha la tête.
– Plusieurs personnes mentionnées dans la Bible accouraient à Jésus, espérant simplement être guéries. Je suppose que le lépreux vint en pensant uniquement à ses plaies, et sans doute les petits enfants venaient-ils sans bien savoir pourquoi, mais Jésus réprimanda les disciples qui les chassaient. Il était si bon et miséricordieux qu’il disait toujours : « Venez ». Il ne renvoyait pas ceux qui s’approchaient de lui: Il leur donnait plus qu’ils ne demandaient. Il les laissait voir son visage et entendre sa voix. N’était-ce pas plus merveilleux que d’être guéri ? Laisse Olivia prier comme elle veut. Quand elle s’approchera de Lui par la prière, le Seigneur Jésus l’enseignera, lui montrera qu’elle a besoin de pardon et la conduira à Dieu. Trois choses te restent à faire.
– Lesquelles ?
– Premièrement, prier pour elle. Deuxièmement, choisir si possible le même moment pour lire la Bible avec elle, et y persévérer. Enfin, lui montrer l’amour, la sollicitude et la patience que t’a témoignés le Sauveur dans ta propre vie. S’il vit réellement en ton cœur, elle pourra le discerner en toi et non seulement dans la Bible.
Je n’ajoutai rien, plongée dans mes pensées. Peu après entra Mr. Owen, et sa femme lui rapporta notre conversation. Il fut vivement intéressé et voulut savoir si Olivia avait une Bible.
– Non, répondis-je. Mais je peux lui en acheter une pour son cadeau d’anniversaire. Combien cela coûte-t-il ? Je possède 7 francs.
– Une Bible bien imprimée coûtera plus que cela, dit Mr. Owen, mais j’ai idée que Janine aurait du plaisir à participer à cet achat. Discutez-en dans la matinée et vous irez les deux la choisir en ville.
J’allai me coucher toute contente, et résistai difficilement à la tentation de réveiller Janine pour la mettre au courant de notre projet. Mais j’étais moi-même si somnolente que je me souvins à peine d’avoir posé la tête sur l’oreiller quand, le lendemain matin, je trouvai la chambre pleine de soleil et Janine me secouant pour me tirer du sommeil. Elle fut ravie de ma proposition et promit de verser jusqu’à son dernier centime, mais elle ne put récolter plus de 2 francs 35, car, étant extrêmement généreuse, elle faisait constamment des cadeaux.
Nous étalions notre fortune pour la compter avec soin, quand parut Philip.
– C’est pour la Bible d’Olivia, expliqua Janine. Elaine lui en a parlé, et Daddy y ajoutera les notes explicatives.
– Je donne cinq francs, bougonna Philip en jetant une pièce sur la table. Autant en prendre une convenable, d’ailleurs j’irai la choisir avec vous.
De bonne heure le lendemain, trois bicyclettes sortaient du Presbytère, car la ville la plus proche où l’on pouvait trouver des bibles était à sept kilomètres de chez nous.
En ce samedi de Pentecôte, la ville était pleine de monde. Laissant les vélos dans un garage, nous avons gagné à grand peine la librairie.
– Nous aimerions une Bible, annonça Philip en arrivant, mais son prix ne doit pas dépasser quinze francs, ajouta-t-il d’un ton décidé.
La charmante vendeuse nous en apporta tout un choix, ce qui nous mit dans l’embarras. Enfin tous d’accord, nous jetons notre dévolu sur une belle Bible reliée en toile, bien lisible, au prix de treize francs cinquante.
– Bon ! dit Philip en sortant soulagé, il nous reste quatre-vingt-cinq centimes. Offrons-nous à chacun une glace.
Nous savourions nos glaces avec délices lorsque j’aperçus, à ne pas s’y méprendre, le voleur des Thomas.
– Regarde, regarde, Philip, là au carrefour, c’est le voleur… Oh ! Philip, sauvons-nous vite, il pourrait me voir.
L’homme se retourna brusquement et ses yeux me fixèrent avec effroi. Il m’avait reconnue. L’instant d’après il avait disparu.
– Rien à faire avec cette cohue, tonna Philip. Mais maintenant je l’ai vu, et je le reconnaîtrai n’importe où.
Chapitre 16
L’enfant à la porte
L’été s’installait, et, sans m’en douter, je poussais comme un jeune arbre. Mrs. Owen avait fort à faire à élargir et rallonger mes robes. Je me donnais pleinement à mes leçons et à mes jeux, et découvrais, émerveillée, la beauté du monde où je vivais.
J’apprenais aussi d’autres leçons que celles de l’école. Trois fois par semaine, je montais sur la colline et m’asseyais une demi-heure auprès d’Olivia. Nous cherchions ensemble les versets lus le matin même avec Janine dans cette Bible qui était devenue son bien le plus cher.
Olivia était fatiguée de ses livres dont les héros étaient toujours des enfants en bonne santé, qui projetaient sur elle un sentiment d’infériorité. La Bible, au contraire, lui ouvrit un monde nouveau et merveilleux où les malades guérissaient, les gens tristes étaient consolés et les pécheurs pardonnés. Et, à chaque page, apparaissait la Personne du Sauveur qui appelait tous les hommes à Lui. Sa seule présence leur apportait une plénitude de joie.
– Je L’aime, dit soudain Olivia, un soir que nous étions ensemble dans un crépuscule d’été. Je désire Lui appartenir bien qu’Il ne me fasse pas encore marcher. M’écoute-t-Il réellement ?
– J’en suis sûre, Olivia, mais je veux demander à Tantie de venir te voir. Elle sait si bien expliquer.
– Oh ! oui, Elaine, fais-le avant votre départ. J’aime Mrs. Owen.
Nos plans de camping au bord d’un lac de montagne se précisaient. Une ferme hébergerait Mrs. Owen, Robin et Lucie et nous fournirait le lait et les œufs. Nous avions assemblé des sacs et la fermière nous donnerait la paille pour en faire des matelas. Avec Janine, nous avions cousu de vieilles couvertures en guise de sacs de couchage. D’autre part, ma mère s’était couverte de gloire en nous envoyant soixante francs pour acheter des tapis de sol pour nos tentes.
Je repassais tous ces préparatifs en descendant de chez Olivia lorsque j’entendis un puissant hourra.
– Dites-moi vite ce qui est arrivé, criai-je en accourant.
– Une auto pour les vacances, hurla Philip. Mr. Jones nous prête son auto !
Nous savions tous ce qui concernait Mrs. Jones dont le premier bébé était mort subitement. La pauvre mère en avait presque perdu l’esprit. Le docteur ne put que suggérer le nom d’une clinique. Ce furent les visites journalières de Mr. Owen qui la ramenèrent progressivement à la Source de la consolation et sauvèrent sa raison. Rétablie, Mrs. Jones réconfortait d’autres gens dans la peine. Comment s’étonner que Mr. Jones soit rempli de gratitude ?
Les examens scolaires mobilisèrent notre attention durant la dernière quinzaine du trimestre, mais en réalité le jour J approchait lentement.
J’attendis donc jusqu’au dimanche pour parler à Tantie des problèmes d’Olivia. Elle décida d’aller la voir après le souper, laissant à Blodwen et Janine la tâche de mettre les enfants au lit. Je partis donc avec elle, ma main dans la sienne. Une fois au haut de la pente Mrs. Owen fit halte sous les vieux chênes et s’assit sur les racines moussues.
– Prions avant d’entrer, dit-elle.
Je m’assis près d’elle et fermai les yeux. Elle demanda à Dieu de montrer le chemin à Olivia et de la diriger vers Lui.
A notre arrivée, Mrs. Thomas et sa fille étaient installées devant la fenêtre ouverte.
Mrs. Thomas fut enchantée de voir Tantie, et je crus qu’elle ne cesserait jamais de bavarder. Pourtant au bout de dix minutes elle s’enfuit, prétextant son souper à surveiller.
Olivia tourna vivement la tête vers Mrs. Owen.
– Que vous êtes gentille d’être venue ! Je vous ai attendue chaque jour. Elaine vous a-t-elle dit ?
– Oui, fit Mrs. Owen, pressée d’en venir au but de sa visite (et inquiète d’avoir laissé ses petits). Tu es tourmentée, n’est-ce pas, parce que tu as supplié Dieu de te faire marcher correctement, et Il ne l’a pas fait, et tu ne comprends pas pourquoi ?
Olivia acquiesça, les yeux fixés sur Mrs. Owen comme si elle attendait la révélation d’un secret.
– Supposons, reprit Mrs. Owen en pesant ses mots, supposons qu’un enfant en haillons se présente à ma porte et me demande cinq francs. Je peux les lui donner et le renvoyer ou encore mieux lui dire : « Je ne veux pas te donner ces cinq francs, mais je te prendrai dans ma maison, je t’aimerai, je te donnerai des vêtements propres, j’aurai soin de toi et je ferai de toi mon enfant ». Crois-tu qu’il se tourmentera au sujet des cinq francs ? Il saura que je l’aime assez pour lui donner tout ce dont il aura besoin.
– Les cinq francs sont mes jambes, n’est-ce pas ? s’enquit Olivia qui avait l’esprit vif.
– En effet. Tu as demandé au Seigneur Jésus de te donner des jambes solides, mais Il pose son regard sur toi et te dit : « Olivia, j’ai quelque chose de bien meilleur à te donner. Je t’aime et je désire que tu sois ma petite fille. Je désire te guérir de ta méchanceté, de ta tristesse, de ton égoïsme, et te rendre heureuse ». Bien sûr, Il peut, par la suite, t’accorder des jambes saines. Continue à le lui demander, mais d’abord Il désire t’enseigner ceci : si tu Lui appartiens, Il te rendra heureuse, merveilleusement heureuse, même couchée ici sur ce lit. Elaine t’a-t-elle montré le verset inscrit en tête de sa Bible ?
– Oui, répondit promptement Olivia. Je vais vous le réciter. « Tu me feras connaître le sentier de la vie ; en ta présence il y a plénitude de joie ».
– C’est juste, dit Mrs. Owen. Cela signifie que si nous venons au Seigneur Jésus, nous acceptons qu’Il choisisse Lui-même le chemin de notre vie, parce qu’Il sait ce qui est bon pour nous. S’Il nous envoie maladie, chagrin ou déception, nous ne devons pas nous plaindre, parce que Jésus est près de nous et veut nous rendre heureux.
Sais-tu, Olivia, que le bonheur ne dépend pas réellement de ce que tu as ou de ce que tu es. Vivre tout près du Seigneur, chercher à suivre Son exemple, voilà le bonheur vrai et durable.
Olivia se taisait. Elle ruminait longtemps les choses avant d’arriver à une décision ; du reste, quelques minutes plus tard, Mrs. Thomas nous rejoignit, alluma la lampe et nous invita à souper. Mrs. Owen se leva d’un bond.
– Je dois absolument aller voir ce que font mes enfants, s’excusa-t-elle. Ils ont la tête à l’envers depuis que Mr. Jones a offert à mon mari de nous prêter son auto qui nous déménagera tous jusqu’à notre campement.
J’observais Olivia. Il y avait sur son visage une expression de détresse et d’ardent désir qui me remplit de pitié. Une idée mirifique jaillit dans mon esprit.
– Tantie ! ce n’est pas très loin avec une voiture ! Oncle ne pourrait-il pas aller chercher un jour Mrs. Thomas et Olivia pour qu’elles voient le camping et qu’elles prennent le thé avec nous ? Oh ! Tantie, dites oui !
Les joues d’Olivia étaient devenues roses d’excitation et ses yeux brillaient. Les deux mères, perplexes se regardèrent sans mot dire.
– Nous poserons la question à mon mari, dit enfin Mrs. Owen. Si vous ne pensez pas que ce soit trop fatiguant pour Olivia, je trouve cette idée lumineuse.
– Moi aussi ! dit aussitôt Olivia.
Il nous fallut regagner en hâte la maison. Il était temps, car tout n’avait pas été sans heurts pendant notre absence.
En quelques minutes Mrs. Owen eut rétabli l’ordre. Elle écouta les plaintes de Blodwen, apaisa Lucy, fouetta Robin, embrassa Francie, imposa silence à Johnny et mit sur le feu la bouilloire pour une tasse de thé.
– Voici Daddy et Philip. Servons-leur le thé, dit Mrs. Owen.
Mr. Owen et Philip rentraient de l’église aussi affamés que s’ils n’avaient pas soupé du tout, ainsi chacun recommença à engloutir thé et brioches. Ce fut une joyeuse soirée et tous approuvèrent chaudement ma proposition de convier Olivia pour une journée entière. Nous aurions bavardé toute la nuit si Mrs. Owen ne nous avait expédiés au lit. Avant de m’y glisser, je me tins quelques minutes devant la fenêtre ouverte et m’y accoudai. La chaude nuit d’été s’emplissait de l’odeur des bois, et un hibou hululait doucement dans les hêtres.
Chapitre 17
Le camping au bord de l’eau
Enfin le jour du départ arriva. Mr. Owen, avec nous, les quatre aînés, partit à l’aube pour nous déposer à l’emplacement du camping. Il devait s’en retourner après le dîner pour chercher Mrs. Owen, les petits, les bagages et le ravitaillement.
Chacun se mit sérieusement au travail ; nous avons dressé les tentes, préparé le bois pour un beau feu de camp, et enfin, pris un bon bain avant le repas.
La vie au camping nous apporta chaque jour d’autres plaisirs, d’autres aventures. Dans la fraîcheur de l’aube nous plongions dans le lac. Philip avait la charge du feu, Janine et moi celle de la cuisine. Enfin l’événement tant attendu arriva : la visite d’Olivia !
– Aimerais-tu venir avec moi, Elaine ? proposa Mr. Owen. Olivia serait contente de t’avoir avec elle pour cette première sortie. Nous lui réserverons la banquette du fond, mais il y a place pour trois personnes devant.
Enchantée, je courus me préparer.
Olivia, postée à la fenêtre, était prête depuis des heures. Cinq minutes après nous étions repartis. Penchée sur le dossier entre Mr. Owen et Mrs. Thomas, je lui racontai tout : feux de camp, veaux et moutons, baignades et explorations qu’elle écoutait d’un air passionné.
– Et toi, qu’as-tu fait, demandai-je ?
– Pas grand-chose, dit-elle gaiement, je suis restée assise ! Surprise par son ton, je la dévisageai. Sa voix n’était plus gémissante.
– J’aimerais t’en parler quand nous serons seules, chuchota-t-elle. Oh ! Elaine, que c’est beau, s’écria-t-elle presque aussitôt, les voilà tous… et encore le lac !
Mr. Owen porta Olivia de la voiture sur un lit de fougères, près du camping. Le repas fut un vrai festin et se termina par un verre de thé à l’arôme de fumée. Mrs. Owen racontait une histoire quand, soudain, Mrs. Thomas se leva pointant du doigt une masse de brouillard qui s’avançait au bout du lac.
– Rentrons vite chez nous, j’ai très peur pour Olivia, s’exclama-t-elle. A tous un bien grand merci pour cet accueil !
– Juste cinq minutes ! implora Olivia, je voudrais parler à Elaine.
– Bon ! j’irai voir le veau avec Francie et Robin puis nous partirons.
– Te souviens-tu, Elaine, reprit aussitôt Olivia, de ce que disait Mrs. Owen à propos de mendier ou bien d’entrer ? J’ai beaucoup réfléchi à cela, et une nuit, au lieu de dire « S’il te plaît, guéris mes jambes », j’ai dit : « S’il te plaît, puis-je venir auprès de Toi et être ta petite fille ? » Depuis ce jour-là j’ai su que je pourrais être heureuse même si mes jambes n’allaient pas mieux. Je lui ai confessé mon égoïsme, ma mauvaise humeur, et tu sais, j’ai des idées toutes nouvelles pour aider d’autres malheureux.
Si le sentier de ma vie est d’être infirme, je pourrais aussi réaliser cette plénitude de joie.
– Oui, affirmai-je, plénitude de joie partout si nous vivons avec Jésus. Mr. Owen me l’a répété tant de fois.
En ce moment Mr. Owen gravissait le sentier et emporta Olivia dans ses bras. L’auto roula doucement sur le chemin du lac, et, au pas de course, Philip et moi la suivions jusqu’à ce que le brouillard nous enveloppe. Remarquant un homme sur la rive opposée, Philip demanda, intrigué:
– Qui peut se promener par un temps pareil ?
– C’est le voleur des Thomas, je le reconnais, dis-je avec un frisson.
– Cette fois, il ne faut pas le manquer, il faut le filer ! déclara-t-il.
Et Philip, flairant l’aventure, s’élança à sa suite. Je le suivais tant bien que mal, mais mes sandales trempées par le marais me blessaient les pieds. Le brouillard blanc devint si dense que je le perdis de vue. Comment rentrer au camping ? Cherchant mon chemin, je me heurtais à un arbre. Je montais pour fuir les marécages, descendais, croyant reconnaître l’endroit. J’entendais la rivière, mais où coulait-elle ? Étais-je près du lac ? Le brouillard devint gris et je compris que le jour baissait. Harassée par la peur et l’effort, j’eus cependant la certitude que le Seigneur était près de moi. N’avait-Il pas, Lui aussi, cherché et trouvé Sa brebis perdue ?
Reprenant courage, je grimpais dans la nuit ne sachant où j’allais, quand tout à coup je glissai sur des scories. Glissant et roulant toujours, sans parvenir à m’agripper nulle part, je finis ma chute à moitié couchée dans l’eau. Impossible de me relever, mes jambes ne me portaient plus. Le vent soufflait avec violence et je distinguais au-devant de moi des murs noircis.
– Au secours ! au secours ! appelais-je. Oh ! s’il vous plaît, aidez-moi ! La douleur me provoqua un malaise, mais j’appelai encore.
– Qui est là ? entendis-je enfin près de moi.
Cette voix connue me fit frissonner. L’homme leva sa lanterne au-dessus de sa tête, me regarda, et moi, je regardais ce visage hagard, malade, non rasé – un visage que je connaissais…
Chapitre 20
Le sauvetage
– Pas possible ! bougonna l’homme, tandis que nous nous dévisagions à la lumière blafarde du falot. On dirait que je ne peux pas me débarrasser de toi. Qu’est-ce que tu fais par ici ?
Tout d’abord, je ne pus articuler un mot, si grande était ma terreur de me trouver à la merci de cet odieux voleur. Raide de peur, je ne pouvais que le regarder tout comme un lapin fasciné par un serpent. Peut-être comprit-il ce que j’éprouvais, car il se mit à parler gentiment et son méchant regard s’évanouit.
– Allons, allons. Il n’y a pas de quoi faire cette figure. Je ne vais pas te faire de mal. Tu en as déjà assez ainsi, non ?
– Oui, chuchotai-je, je crois… je crois que je me suis cassé la jambe.
– Vraiment ? dit-il en s’agenouillant à côté de moi et en haussant sa lanterne pour me scruter à nouveau. Bon, je vais te porter dans mon logis et tu me raconteras ce qui t’a amenée ici.
Quand il me repêcha du lit de la rivière, je gémis de douleur. Je m’accrochai désespérément à lui. Il sentait la bière et mon poids parut l’épuiser. Il avait laissé sa lanterne dehors, et je me sentis déposée très doucement sur un matelas. Il ne faisait pas nuit noire grâce à quelques braises qui luisaient dans un foyer de pierre au milieu de la pièce.
Il sortit et revint peu après avec la lanterne. Toujours essoufflé, les traits pâles et tirés, il s’assit au pied du matelas, la tête dans les mains; puis il se tourna et m’examina de nouveau.
– Hum ! trouves-tu que c’est bien de m’espionner ainsi ?
– Je ne vous espionnais pas, me défendis-je faiblement. Je… je ne savais pas que vous habitiez ici. Je me suis égarée dans le brouillard, et je suis tombée dans la carrière.
– Vous me suiviez, toi et ce garçon là-haut sur les landes. Je vous ai vus et le garçon m’a suivi jusqu’au cabaret.
Apeurée, je me taisais, Qu’aurais-je eu à dire ? Allait-il me tuer ?
Un spasme de colère le traversa.
– Je pourrais me défaire de toi tout de suite, si je voulais, dit-il soudain, me montrant le poing.
Puis, voyant mon effroi, sa colère s’apaisa aussi promptement qu’elle était née.
– Pas besoin de t’épouvanter, je ne te toucherai pas. Jadis, j’avais une petite fille à moi. Elle a mal tourné et Dieu seul sait où elle est aujourd’hui. Mais elle était une fois un innocent petit bout d’affaire, tout comme toi. Maintenant, si tu es perdue, tous les policiers du district courent la montagne pour te retrouver… Tu m’as mis dans de beaux draps.
– Si vous pouviez avertir Mr. Owen à la ferme des Davies, il me porterait à la maison. Je vous promets que je ne dirai jamais rien, personne ne saura rien de vous.
– Oh ! le garçon s’en chargera, lança l’homme. Je les vois aller tous deux au poste de police, lui et ce bonhomme de pasteur. Suis un homme fini… Après tout, en prison, je serai à l’abri quand viendra la mauvaise saison, aussi, advienne que pourra !
Il se leva, incertain pourtant de ce qu’il fallait faire.
– Ce bonhomme de pasteur ne sera pas à la ferme ; il bat déjà la montagne à ta recherche. Je m’en vais t’ôter ces vêtements trempés et t’emmitoufler dans ma couverture, puis j’irai vers le lac et j’appellerai. L’orage va éclater, et plus je me dépêcherai, mieux cela vaudra.
Délicatement, il m’aida à ôter mes vêtements et m’enveloppa dans une douce et chaude couverture de laine qui se révéla par la suite appartenir à Mrs. Thomas.
– A bientôt ! fit l’homme quand il m’eut installée avec le plus de confort possible. Et dis un mot en ma faveur quand on m’aura arrêté. N’oublie pas ce que j’ai fait pour toi.
Je balbutiai des remerciements. Cet homme ne m’inspirait plus de crainte ; un voleur, oui, mais un voleur aimable, et je ne désirais pas qu’il aille en prison. Je devinais qu’en me sauvant, il se livrait lui-même, et j’en étais attristée.
Je dois être restée longtemps somnolente, sensible uniquement à mon mal et à la pluie cinglante, car l’orage s’était déchaîné. Heureusement, le coin dans lequel je reposais était sec et sous un pan de toit, mais le vent sifflait à travers les interstices des murs. Tantôt grelottante, tantôt brûlante, je ne savais pas très bien où j’étais. Je me croyais encore sur la lande, bataillant avec le brouillard. J’étais desséchée par la soif et noyée dans une obscurité profonde.
« Tu me feras connaître le sentier… en ta présence…».
Qui prononçait ces paroles ? Personne. Je savais que cette Présence était toujours là et tout à coup, je compris que pas une minute je n’avais été seule. Il faisait nuit noire, mais l’amour de Dieu m’environnait de lumière. « Plénitude de joie », me répétais-je doucement, « je ne suis plus effrayée le moins du monde… et je crois que quelqu’un vient ».
Je tendis l’oreille. Plus fortes que la pluie et les remous de l’eau, je distinguai des voix d’hommes, puis je vis, par un carreau brisé, la lueur d’un falot-tempête. La vieille porte grinça, la pièce s’éclaira et, devant moi, aussi hagard que l’homme qui le suivait, apparut Mr. Owen.
– Elaine, ma pauvre petite fille ! s’écria-t-il, s’agenouillant près de moi. Dieu soit béni, je t’ai trouvée ! Es-tu blessée, chérie ? Peux-tu me le dire ?
– Ma jambe, murmurai-je. Et j’ai soif. Puis-je avoir un verre d’eau, s’il vous plaît ?
Il déchargea aussitôt son dos de son havresac contenant des vêtements chauds, de la nourriture et un thermos de thé. Je ne pus manger, mais le thé était délicieux et aussi le linge sec. Je saisis la main d’oncle Owen et fermai les yeux. A présent qu’il était là je dormirais en paix. L’orage faisait rage au dehors et on ne pouvait rien faire d’autre que d’attendre le matin.
Je m’assoupissais par intervalles, la douleur me tenant en alerte. Engourdie, j’écoutais Mr. Owen et l’homme. Ils avaient ranimé les braises mourantes en un bon feu et s’étaient assis à sa chaleur.
– Vous serez perpétuellement un être pourchassé même si vous réussissez à vous échapper, disait Mr. Owen. Ce serait bien plus sage de vous rendre ; ils sont après vous à cette heure et s’ils vous découvrent alors que vous fuyez, ils seront impitoyables. En revanche, si vous vous constituez prisonnier, ils seront indulgents. Je vous soutiendrai et leur dirai ce que vous avez fait pour notre petite fille.
L’homme marmotta quelque chose d’un ton las que je ne pus comprendre.
– Mais je serai là jusqu’au bout, reprit Mr. Owen avec conviction. Ce ne sera plus comme avant. Pas question de vous planter là sans un ami au monde. J’aurai une occupation pour vous, et un home pour vous recevoir. Ma femme et moi n’oublierons jamais ce que vous avez accompli cette nuit. Prenez courage, mon ami, repartez à nouveau… Mais vous êtes affamé, n’est-ce pas ? Mangez.
Je sombrai dans un sommeil tourmenté. Quand je m’éveillai, un pâle filet de jour filtrait dans la pièce misérable. La pluie avait cessé et le ciel, au-dessus des monticules pierreux, se dorait légèrement. L’homme dormait à poings fermés sur le sol devant le feu, et Mr. Owen, assis, la tête sur ses genoux, veillait sur nous deux.
Je m’agitai. Il se leva péniblement. L’insomnie et l’anxiété l’avaient exténué. Il me fit boire du thé comme à un bébé, car ma tête était si lourde que j’avais peine à la soulever. Puis il examina ma jambe.
– Il nous faudra nous procurer un brancard et une ambulance, Elaine ; je crois que ta jambe est cassée.
Je ne me rappelle pas clairement ce qu’il advint, mais plus tard, je me rendis compte que Mrs. Owen était là et Mr. Owen parti… puisque beaucoup de gens emplissaient la ruine ; je ressentis comme un coup de poignard au moment où l’on me hissait sur le brancard ; ensuite on me descendit le long de la colline, cela cognait et cahotait. Puis un véhicule nous conduisit quelque part, mais j’étais trop accablée pour demander où. J’eus l’impression d’être introduite dans une maison et de voir des infirmières s’assembler autour de moi ; j’essayai de tendre la main pour m’assurer si Mrs. Owen était là. Elle ne me quitta pas. Comment ses enfants pouvaient-ils se passer d’elle ? Enfin je sentis une piqûre dans mon bras et je ne sus plus rien pendant une éternité.
Je fus très, très malade. Non seulement ma jambe était cassée, mais les heures durant lesquelles j’avais couru dans des habits humides, le froid, la chute et la peur avaient dépassé mes forces. Pendant une semaine je fus entre la vie et la mort. Parfois j’éprouvais une douleur cuisante dans la poitrine et faisais un effort pour retrouver ma respiration ; mais la plupart du temps je délirais, ne sachant où j’étais, perdue dans d’épais brouillards ou dans une obscurité sans fond, et je criais. A mon cri, des mains se tendaient pour me réconforter, de doux visages se penchaient sur le mien, celui de Mr. Owen ou de Tantie. Dominant les flots rugissants et le vide sombre, je percevais des paroles qui me semblaient de petites lampes me guidant au port : « L’Éternel est mon berger, je ne manquerai de rien… Même quand je marcherais dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne craindrai aucun mal : car tu es avec moi ».
Un jour, je m’éveillai d’un rêve étrange, et je vis la figure de Janine, pâle et sillonnée de larmes, penchée sur moi. J’appris par la suite qu’on ne savait pas cette nuit-là si je vivrais, et Janine avait supplié qu’on lui permette de me voir. Aussi Mr. Owen m’avait laissée quelques minutes sous sa garde.
– Jan, fis-je, tout à fait lucide, pourquoi pleures-tu ? Est-ce que je vais mourir ?
Elle prit ma main menue et la pressa contre sa joue mouillée. Chère Janine ! Elle ne savait pas feindre, elle répondit donc tout simplement à ma question :
— Je ne sais pas, Elaine. Ils disent que cela se peut. Mais tu ne dois pas avoir peur, tu iras tout droit auprès de Jésus.
Ses yeux se remplirent à nouveau de larmes chaudes qui tombèrent sur ma main. Derrière elle je regardai le ciel taché de rouge et d’or, comme si Dieu avait ouvert toutes grandes ses portes par lesquelles passait Sa gloire.
– Je sais, affirmai-je, aspirant une bouffée d’air pour m’expliquer, « Plénitude de joie… » A nouveau les brumes m’enveloppèrent, et le sommeil me submergea.
Puis tous ces visages disparurent sauf un qui ne bougeait pas de sa place – celui de ma mère. Mais au début, je ne l’identifiais pas ; ce n’était plus cette jolie figure si soigneusement maquillée, mais une figure livide, éperdue de chagrin, avec de grands cercles noirs autour des yeux. Et quand je me plaignais dans mes cauchemars, elle m’étreignait et je devinais sa frayeur aussi forte que la mienne. Ensemble nous étions enfoncées dans le brouillard et je soupirais après des mots qui m’auraient réconfortée.
Vint le jour où je m’éveillai tout naturellement ; je ne divaguais plus. Ce devait être très tôt le matin. Les fenêtres étaient grises et la lampe de la veilleuse de nuit brûlait encore au milieu de la salle. Je me soulevai sur mon coude. La veilleuse s’approcha aussitôt de mon lit.
– Où est Tantie ? Ils ne sont pourtant pas tous partis ? fis-je.
– Ta maman est ici, ma petite ; elle se repose dans la chambre voisine, dit gentiment la veilleuse. Je m’en vais l’appeler.
Vêtue d’une robe de chambre, Mammy fut bientôt là, vieillie, épuisée et alarmée. Et j’eus cette curieuse impression : Mammy errant dans le brouillard et c’était moi qui devais lui tendre la main pour la conduire à la maison.
– Bonjour Mammy, dis-je calmement. Es-tu venue parce que j’étais malade ?
– Oh ! ma chérie, s’écria-t-elle, m’entourant de ses bras et éclatant en sanglots, es-tu vraiment mieux ? J’ai cru que j’allais te perdre et j’ai eu affreusement peur !
Allongée, je réfléchissais. A part ma jambe dans le plâtre, je me sentais fraîche et légère.
– Moi, je n’ai pas eu peur, dis-je. Je serais allée auprès de Jésus et dans Sa plénitude de joie. Mais maintenant, au lieu de cela, je guérirai. S’il te plaît, Mammy, donne-moi à boire, j’ai tellement soif !
La veilleuse s’avançait avec un plateau de thé et de biscuits pour ma mère. Elle était ravissante et bouclée. Je l’aimais. Elle prit ma température et fut enchantée. Ma mère me fit boire avec une tasse à goulot, et je mangeai deux biscuits, puis, fatiguée, mais toujours paisible, je tins sa main dans la mienne et le doux soleil de l’aube entra par les croisées. La garde éteignit la lampe et dans le jardin de l’hôpital les oiseaux entonnèrent leurs chants.
Chapitre 21
Le sentier de la maison
Le cap franchi, je me remis rapidement et ce fut pour ma mère le moment de reprendre son travail. Le jour de son départ, j’étais encore au lit et pour la première fois j’entamai le sujet des vacances de Noël.
– Nous quitterons la France en novembre, chérie, et bien sûr je viendrai vers toi pour un week-end dès que nous serons en Angleterre. Ainsi il n’y a plus que quelques mois avant que tu ne sois à la maison pour de bon. Je suis déjà en pourparlers pour un appartement et j’aurai quinze jours de vacances à Noël. Ce sera une fête de se retrouver ensemble!
Je ne bronchais pas. Je ne désirais nullement blesser les sentiments de Maman, toutefois elle devait me comprendre. J’aurais du plaisir à recevoir ses visites, mais mon home était là où je vivais avec Janine et Olivia, et je ne pourrais plus vivre à Londres. Mais comment le lui annoncer ? La faiblesse, due à ma longue maladie, fit jaillir des larmes de mes yeux et trembler mes lèvres.
Rougissante, ma mère m’observait. Un pénible silence s’établit.
– Ne souhaites-tu pas rentrer à la maison ? dit-elle d’une voix un peu plus dure. Préfères-tu passer Noël chez les Owen ? Ils semblent t’être très attachés, et, tu sais, ce sera comme tu voudras.
C’était l’occasion que j’avais attendue, mais un je ne sais quoi m’empêcha de la saisir. Je n’étais pas sûre si Maman était fâchée ou seulement triste, mais de toute façon j’étais trop nerveuse pour m’expliquer. Malheureuse, je tortillais mon drap entre mes doigts.
– Bien, repartit ma mère, tu n’as qu’à le dire. Tu peux choisir selon ton gré.
– Je… je ne sais pas. Je demanderai à Tantie, marmonnai-je. Je te dirai plus tard, Mammy.
– Oh ! très bien, conclut-elle froidement, mais décide-toi vite, car je dois faire mes plans aussi bien que toi.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre et bailla.
– Je dois partir. Alors, au revoir, chérie, fais de grands progrès. Dans quelques semaines je serai à Londres.
Elle me donna un petit baiser et s’en alla. La Sœur l’arrêta à la porte de la salle et je vis des larmes sur ses joues. Je fourrai ma tête sous mes couvertures et je pleurai longtemps – mais si on m’avait interrogée sur le pourquoi de mes pleurs, je n’aurais su le dire. « Je prierai Tantie de lui expliquer », pensais-je en moi-même. « Elle est capable de convaincre Mammy ». Je me réconfortais de la sorte.
Je reprenais si bien mes forces qu’un matin le docteur, arrêté par hasard au pied de mon lit, déclara qu’il me permettait de rentrer chez moi. L’infirmière avertit Tantie de venir me chercher le lendemain après le dîner.
Jamais je n’oublierai mon retour au Presbytère.
J’eus la permission de me lever après le déjeuner, et celle d’emballer mes effets et, clopin-clopant sur mon plâtre, je fis le tour de la salle pour dire au revoir à chacune des malades. Étant l’unique fillette de la chambrée, j’étais devenue leur favorite. Puis je m’affalai dans un fauteuil, trop excitée pour toucher à mon dîner, les yeux fixés sur la pendule jusqu’à deux heures et demie, puis cloués sur la porte. Cette éternité d’attente prit fin quand même. Le visage rose et souriant de Janine parut à l’intérieur et à sa suite venaient Mrs. Owen et Philip, tous aussi impatients que moi.
L’infirmière-chef, un peu moins raide que d’habitude, vint jusqu’à la voiture et me fit des signes d’adieu. Enfin je me trouvais hors des grilles dans un monde que je n’avais plus contemplé depuis près d’un mois, car de la salle, je ne voyais que les pelouses soignées de l’hôpital et des cheminées de briques. Nous roulions vers la maison par des chemins vicinaux, et sans savoir que l’écharpe dorée des brumes annonçait l’automne, je remarquais que les fougères tournaient au jaune, que les sorbiers se chargeaient de baies et que, dans les jardins, les dahlias flamboyaient.
Mr. Owen, Blodwen, Johnny, Francie, Robin, Lucy et Cadwaller se tenaient tous au portail sous une étonnante bannière blanche sur laquelle on pouvait lire : «Bienvenue à la Maison », ceci cousu irrégulièrement en lettres de flanelle rouge. Le vacarme de l’accueil fut si bruyant qu’il dut ébranler le Presbytère. Une fois le portail franchi, je fus entraînée sur le sentier par plusieurs petites mains aimantes jusque dans la maison. Là, une autre surprise m’attendait. La table était dressée pour un festin et la chambre décorée d’une foison de roses, tandis que, sur un divan près de la fenêtre, Olivia allongée me guettait, sa mère assise à côté d’elle. Le taxi qui m’avait transportée l’avait amenée d’abord parce qu’elle voulait à tout prix être là en ce grand jour.
La réussite du banquet fut complète. « C’est même mieux qu’à Noël » déclara Johnny. Il y avait des canapés, des biscuits au chocolat, de la salade de fruits, un gros gâteau cuit par Blodwen, glacé par Janine et garni par Francie de petites boules argentées qui formaient les mots : « Bienvenue à Elaine ». Les langues allaient bon train – il y avait tant à dire – et bien que nous ayons déjà entendu conter les aventures de chacun en gros, nous désirions les entendre en détail. Philip avait été sévèrement blâmé pour la part qu’il avait eue dans mon accident, et il n’était guère enclin à s’étendre sur ses faits et gestes. Mais on le persuada de nous dire comment, supposant que j’avais rebroussé chemin, il avait rampé à travers la lande, tenant toujours sa proie à portée de voix. Il l’avait traquée jusqu’au petit village des tisserands sur la route principale, où l’homme voulut le dépister en entrant au cabaret. Mais Philip, rôdant aux alentours, avait été cueilli par Mr. Owen et Francie qui revenaient au camp, et ils s’étaient tous empressés d’aller au poste de police pour rapporter au commissaire ce qu’ils savaient. Il connaissait quelque peu l’homme, un rétameur qui tentait de vivre en ressoudant pots d’étain et marmites pour les fermes éparpillées de la montagne. On avait eu récemment l’œil sur lui, mais depuis lors nul n’avait porté plainte contre lui.
A son tour, Mr. Owen nous raconta que l’homme se serait échappé s’il n’y avait renoncé pour alerter la famille. Celui-ci l’avait trouvé à l’entrée de la vallée, appelant et cherchant, pendant que Mr. Davies, le berger, était descendu au poste de police. Toute la nuit, tandis que je dormais de mon sommeil agité, les deux hommes accroupis devant le feu s’étaient entretenus. Le rétameur avait déballé sa pitoyable histoire : enfant non désiré, élevé par un père ivrogne, bien vite il s’était dévoyé. Il se maria, mais sa femme l’abandonna, emmenant avec elle le seul être qu’il ait vraiment aimé : sa petite fille. Une fois déjà, il avait fait de la prison dont il était ressorti malade, sans travail et sans un ami sur terre. Depuis, ce fut une vie amère, une lutte sans espoir. Dégoûté de tout, il était prêt à se rendre. Il ne fit aucun mystère au sujet de son vol. Il avait vendu l’argenterie ; quant aux couvertures, elles m’enveloppaient. Donc Mr. Owen et lui s’en allèrent ensemble chez le juge, et la semaine précédente on l’avait condamné à trois mois d’emprisonnement. Il s’était plié assez facilement à la sentence, sachant qu’enfin il avait un ami qui le soutiendrait durant cette réclusion et qui serait là quand s’ouvriraient pour lui les portes de la prison. Mr. Owen avait promis de lui écrire chaque semaine, de lui faire une visite une fois par mois – et dès maintenant, il s’était mis en quête d’un bon patron et d’une occupation convenable pour son protégé.
Silencieux, nous pensions à l’enfant indésiré se débattant solitaire, à l’homme sans ami, affamé, vagabondant dans les montagnes, au prisonnier dans sa cellule – et peut-être que chacun de nous eut un élan de reconnaissance envers Dieu pour tout l’amour et la sécurité dont Il avait pourvu si généreusement nos existences. Je regardais autour de moi ces enfants joyeux et en bonne santé, l’excellente nourriture que nous mangions, les chauds vêtements que nous portions, le soleil pénétrant à flots par la fenêtre qui colorait cet après-midi, et je me demandais pourquoi il nous avait été tant donné. Soudain Blodwen, lorgnant la pendule, voulut savoir si oui ou non elle devait préparer un souper. Chacun proposa d’allonger le goûter. Et ce fut à moi de narrer ce qui m’était advenu ; cela n’impressionna pas moins l’auditoire.
Je crois que nous aurions conversé toute la nuit si Mrs. Owen ne s’était brusquement levée, prétendant que je restais trop longtemps debout pour la première journée et que je devais aller immédiatement au lit. Tous m’accompagnèrent jusqu’au bas de l’escalier, curieux de voir comment je le monterais avec mon plâtre. Cette vision de visages roses et rieurs, me souhaitant une bonne nuit, couronna cette journée. Lorsque j’atteignis ma chambre à coucher, je ressentis alors combien j’étais fatiguée. Avec quel contentement je me laissai tomber sur mon lit !
Mrs. Owen m’aida à me déshabiller, puis courut à la cuisine me préparer une boisson chaude. C’était merveilleux d’être de nouveau dans ma chambrette et de savoir qu’en m’éveillant le matin, je verrais par la croisée les hêtres jaunissants et Janine dormant près de moi. Et de nouveau l’inquiétude assaillit mon cœur : « Si je devais laisser tout cela pour vivre à Londres ? ». Non, non je ne quitterais pas ma nouvelle famille, ici était mon home et Mammy assurait que je pouvais choisir. J’avais l’occasion de mettre dès à présent les choses au point.
Mrs. Owen s’assit sur mon lit pendant que je buvais mon ovomaltine et je plongeai directement dans le sujet.
– Tantie, dis-je à brûle-pourpoint, je voudrais ne plus retourner à Londres. J’aimerais rester ici et fêter Noël avec vous, puis reprendre l’école avec Jan. Pouvez-vous le dire à Mammy parce qu’elle dit que je peux faire comme je veux, et qu’elle viendrait souvent me rendre visite ?
Mrs. Owen parut très troublée et cela me surprit car cette solution me semblait toute simple.
– Je ne puis le lui dire, fit-elle. Si réellement tu veux rester, tu dois lui en parler toi-même. Il est certain que nous aimerions tous te garder parmi nous, car tu nous manquerais beaucoup.
Après m’avoir embrassée, elle se retira. Cachant ma tête dans mon oreiller, je fis ma prière. Mais je ne demandai pas que me soit montré le sentier de la Vie. Je dis : «Seigneur je t’en prie, oh ! je t’en prie, permets que je reste ici parce que je ne pourrais jamais être heureuse à Londres ».
Les teintes s’adoucissaient par ce temps d’automne et mes forces revenaient étonnamment vite. Au début d’octobre on supprima mon plâtre et je fus capable de suivre l’école. Les hêtres brunissaient et se doraient sur la pente de la colline, et avec les feuilles tombées d’un beau brun-rougeâtre nous nous battions et nous ensevelissions les uns les autres sous leur amoncellement. Les baies noires avaient mûri sur les ronces écarlates et nous passions le samedi après-midi à dévaliser les haies. Blodwen fit des kilos de gelée de mûres et Philip collectionna fruits et baies pour son musée.
Enfin je pus grimper la colline pour aller voir Olivia. J’attendais toujours avec impatience ces rendez-vous, car un grand changement se produisait en elle. Un soir, alors que nous étions au camping, elle avait supplié Jésus de lui pardonner, de l’accepter pour Son enfant, d’habiter son cœur. Depuis lors, Il lui apprenait que le vrai bonheur consiste à rendre les autres heureux et à donner au lieu de recevoir. Et jour après jour elle menait un courageux combat contre plaintes et égoïsme, obtenait des victoires sur sa mauvaise humeur et ne se prenait plus en pitié. Elle travaillait assidûment à ses leçons, avait appris à tricoter et pensait constamment à ce qu’elle pourrait faire pour celui-ci ou celui-là. Mr. Owen allait souvent la voir, l’intéressant à la paroisse, et elle se mit à tricoter des chaussons pour les bébés et à écrire de petites lettres et des versets bibliques pour des personnes malades ou affligées. Sa mère se réjouissait de cette transformation et supposait, à ma surprise, que je n’y étais pas étrangère.
Par un doux et clair après-midi d’octobre, installée sur l’appui de sa fenêtre, je causais avec Olivia. Les parterres étaient une floraison d’asters et de chrysanthèmes et le petit cerisier contre le mur flambait comme une lampe. Le soir approchait. Il était temps que je regagne le Presbytère.
– Elaine, s’interrompit subitement Olivia, quand pars-tu pour Londres chez ta mère ?
La vieille peur fit cogner mon cœur, car novembre était à la porte et Mammy rentrerait sous peu. Mais sûrement tout irait bien ; après tout, n’avait-elle pas dit que je pouvais agir à mon gré ?
– Je ne pars pas, répondis-je. Mammy me laisse choisir et je choisis de rester au Presbytère. Je ne pourrais pas être heureuse à Londres.
Les clairs yeux d’Olivia, qui parfois voyaient bien plus de choses que je ne l’aurais voulu, pleins d’une stupéfaction dédaigneuse, se plantèrent dans les miens.
– Je suis indignée ! s’exclama-t-elle. Tu m’as enseigné que si j’appartenais au Sauveur je pouvais être heureuse malgré mes jambes paralysées, et je l’ai cru. Et voici que tu prétends maintenant que tu ne peux être heureuse à Londres. Des jambes malades, c’est bien pire que Londres !
Je me sentis fouettée par ces paroles, et n’eus rien à leur opposer. J’essayai cependant de trouver une excuse.
– Si je vais à Londres, qui me parlera de Jésus ? bégayai-je. Ma mère n’en sait pas long sur la Bible.
– La mienne non plus, rétorqua fermement Olivia. Mais elle est joliment soulagée que je ne pique plus de colères, et je lui ai confié que c’est parce que je connais Jésus. Elle se rend compte que la Bible est un très bon livre et elle le lit avec moi. C’est égal, Elaine, j’espère quand même que tu ne t’en iras pas. Quel vide me ferait ton départ !
– Je ne suis pas encore tout à fait décidée, dis-je, en me levant.
Une vague de pensées inhabituelles envahit mon cerveau, et je compris que je devais me retirer pour y mettre de l’ordre. Je pris rapidement congé d’Olivia, mais n’allai pas à la maison. Je montai vers le haut pâturage des agneaux et m’assis sur les racines d’un hêtre géant. Le menton dans les mains, je contemplais le paysage, respirant les vivifiantes senteurs de cette transparente soirée d’octobre : celle des feuilles mourantes, celle de la terre fraîchement retournée et l’odeur âcre de la fumée qui s’élevait en spirales bleues devant les fermes.
Je pouvais voir très loin. Juste au-dessous de moi s’étendaient les bois dorés et au-delà les champs bruns, labourés.
Mr. Jones allait et venait à la croupe de ses chevaux, les encourageant de la voix. Il creusait le dernier sillon et les goélands le suivaient en poussant leurs cris perçants. A distance se déployait le ruban opale de la mer et le ciel pâle du soir. C’était mon pays, l’immense et fertile pays gin : m’était devenu si cher. Comment pourrais-je l’abandonner ?
Je me tournai. Derrière moi les lointaines collines s’estompaient dans le déclin du jour. Au flanc de l’une d’elles je pouvais distinguer un petit sentier isolé zigzaguant à l’assaut des rochers et se faufilant sous les mélèzes jaunis. Il semblait monter tout droit vers le sommet de la crête à la rencontre du soleil couchant. Et tout ce que j’avais appris concernant mon verset illumina soudain mon esprit. « Tu me feras connaître le sentier de la vie… » — le sentier dont Jésus a tracé le plan pour moi. « En ta présence », marchant main dans la main le long du sentier avec Jésus, « il y a plénitude de joie », et je crus entendre le ton méprisant d’Olivia disant : « Et tu prétends que tu ne peux être heureuse à Londres ! »
« Seigneur Jésus, implorai-je, montre-moi le sentier. Je désire réellement savoir quel il est ». Alors que j’étais là, guettant une réponse, je me mis à penser à ma mère, jolie, intelligente et capable qui voyageait jusqu’en France, qui donnait des réceptions, qui s’envolait en avion et qui avait l’air de toujours savoir ce qu’il fallait faire. Pourtant à l’hôpital, comme elle était effrayée ! Je me remémorais son visage torturé et ce drôle de sentiment que j’avais d’avoir une maman perdue dans le brouillard et à qui je devais tendre la main pour la conduire en lieu sûr. Elle n’avait personne d’autre. Chacun des Owen avait quelqu’un, Mammy n’avait que moi.
Je regardai de nouveau le sentier. La lumière s’atténuait et je ne voyais plus où se dirigeait le soleil ; mais la paix du crépuscule s’établissait. Bientôt apparaîtraient les étoiles. Un petit sentier solitaire serpentait jusqu’à la ligne du ciel, et au-delà des hautes montagnes…
Je me détournai et en boitillant je descendis la colline. A travers les champs où s’étiraient les ombres, je vis deux silhouettes s’avancer vers moi. Mrs. Owen était sortie en hâte à ma recherche, la grassouillette petite Lucy trottant à ses côtés. Nous nous rejoignîmes sous le premier hêtre et je glissai ma main dans celle de Tantie.
– J’ai une lettre de ta mère, Elaine, m’annonça-t-elle, un peu hésitante. Elle viendra te voir samedi pour discuter avec toi. Je levai les yeux vers Mrs. Owen, le regard résolu.
– Bien, dis-je. Je suis contente qu’elle vienne. Je rentrerai à Londres à la fin du trimestre pour demeurer avec elle.
Il y eut un moment de silence. Peut-être Mrs. Owen attendait-elle que je m’explique. Mais j’avais dit tout ce que j’avais à dire.
– Le Seigneur, t’a-t-Il montré le chemin à suivre ? demanda-t-elle enfin, tendrement.
Je fis un geste d’affirmation.
– Alors tu trouveras la plénitude de joie.
Elle se pencha pour soulever Lucy. Devant nous, les fenêtres du Presbytère brillaient de leur éclat chaud et accueillant.
D’après la Bonne Nouvelle 1996 et 1997
Un avis sur « LE JARDIN DE L’ARC-EN-CIEL »
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