EN OTAGE

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EN OTAGE

Ch.1. Prise d’otages

Je sais bien que je ne suis pas capable de raconter mon histoire, mais laissez-moi au moins vous expliquer le début. Ensuite, si le récit devient trop compliqué, quelqu’un qui écrit mieux que moi continuera.
C’est tellement excitant que je ne peux pas m’empêcher d’en parler. Seulement, quand je m’excite, je m’embrouille. Oh ! je demanderai à Madou de corriger mes fautes et de rendre tout ça plus clair.
J’habite Lucène, une agréable ville de la Seine-et-Marne, bordée d’un côté par des champs de blé et traversée par un canal dont j’aime bien les eaux verdies. Je m’appelle Laurent Baudrimont, j’ai neuf ans, et ma sœur Nadège a dix-sept ans. Le mercredi, je le passe chez une amie de mes parents. Elle s’appelle Madeleine, mais tout le monde l’appelle Madou. Moi je préfère ça. Mon père est content que je m’entende bien avec elle. Si vous la connaissiez, vous comprendriez pourquoi. C’est simple, moi qui suis « soupe au lait », je lui obéis avec plaisir.
Ce mercredi après-midi, Madou devait aller à sa banque, le Crédit National Agricole, pour retirer du « liquide ». Je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire. Derrière les guichets, il y a des coffre-forts et des ordinateurs, pas des robinets. Enfin, passons. Elle avait aussi emporté sa Bible, parce que, en sortant du C.N.A, elle voulait visiter une amie malade. Parfois, nous y restons longtemps, mais je ne m’ennuie pas, parce que le mari de la dame malade m’emmène au « champ des poneys ». Avec lui, je fais du poney pendant des heures. Le mien s’appelle Nénuphar. C’est chouette.
Donc, nous étions arrivés à la banque. Je me tenais tranquille près du guichet quand je me suis rendu compte que quelque chose d’inhabituel se passait. Un grand calme régnait dans la petite agence. C’était le calme de la peur ! Je les ai vus là, tous les trois, ils étaient masqués et effrayants, leurs revolvers braqués sur les clients et sur la caissière qui vidait le coffre-fort à une vitesse de Tour de France. Ils ne parlaient pas beaucoup, mais, ils ne riaient pas non plus. Alors, j’ai eu peur. Je me suis serré contre Madou. C’était un hold-up ! Un vrai !
Et puis, les choses se sont passées très vite… En repartant, ils ont hurlé des menaces et ils nous ont poussés brutalement, Madou et moi, dans une camionnette qui stationnait à quelques mètres. Avant de quitter la banque, le plus costaud des trois a appuyé son arme contre la tempe de Madou, et il a prévenu tout le monde : « Pas un geste, où je descends la vieille ! » J’avais une horrible peur, mais quand même, ça ne m’a pas plu qu’on appelle ma gentille Madou, la vieille ! Je ne lui vois pas de cheveux blancs.
De l’autre côté de la rue, juste en face de la banque, il y a un hôtel-restaurant. Il paraît qu’à l’intérieur des jeunes bavardaient au bar. A la terrasse, deux hommes, sans doute des retraités, buvaient un café. Ont-ils eu le temps de remarquer notre enlèvement ? Ça m’étonnerait.
Il me semble que nous avons dû rouler pendant une heure environ. Les fenêtres de la camionnette étaient garnies de rideaux marron, mais l’une d’entre elles était entrebâillée. Au début de notre voyage ils ont enlevé leurs masques et le costaud a dit au plus jeune : « Attache les mains de la vieille et du gamin ! » Quand le plus jeune s’est approché de Madou, avec deux solides bouts de corde, elle lui a dit :
– Attends petit, comment t’appelles-tu ?
– Jo
– Quel âge as-tu ?
– Vingt ans.
Effarés, muets, mais prêts à bondir, les deux autres observaient la scène.
– Jo, tu as le même âge que ma petite fille, je pourrais être ta grand-mère. Est-ce que tu attacherais les mains de ta grand-mère ?
Jo a eu un mouvement de recul et il a glissé un regard décontenancé vers les deux autres. Madou a continué:
– Nous sommes inoffensifs, le petit et moi, pourquoi voulez-vous nous attacher ? Les gens armés et dangereux, c’est plutôt vous ! Ce n’est pas nous !
Ledit Jo s’est tourné vers le costaud et a demandé :
– Chef, qu’est-ce qu’on fait ?
Le Chef a hoché la tête comme s’il essayait de déchiffrer des choses cachées ou mystérieuses dans les paroles de Madou. Il nous a fusillés du regard mais il est resté muet.
Madou a profité de ces quelques secondes d’hésitation, où leurs idées semblaient toutes chavirées pour proposer :
– Je m’appelle Madou. Puisque nous sommes appelés à vivre ensemble, dites-moi au moins vos prénoms ? Précipitamment, Jo a répondu :
– Lui, c’est Marcel. Le chef, c’est Bernard.
Alors, le Bernard a fait retomber sa colère sur celui qui avait osé répondre.
– Toi ! ferme-là ! C’est moi qui commande ici !
– Bernard, calme-toi, c’est plus sympathique de se connaître, non ? fit Madou sans se démonter.
C’était bizarre. Notre sort était dramatique, mais il semblait que Madou tenait la situation en main. Je savais pourquoi elle n’avait pas peur. Le Seigneur Jésus était avec elle – Je veux dire, avec nous.
Je crois que l’attitude de Madou leur apportait un souci sur lequel ils ne comptaient pas. J’avais l’impression que quelque chose était coincé dans leurs têtes. Les manières et les propos de cette petite dame-là étaient déroutants.
– Vous nous avez kidnappés, d’accord, insista Madou, et après ? Savez-vous, mes garçons que je préfère être à ma place qu’à la vôtre ?
Marcel décida de prendre la parole, tandis que Bernard médusé, révolver au poing, nous observait tous.

– Dis donc, la vieille ! je veux dire, la mamie, est-ce que tu essaierais de nous embobiner avec ton bagout ?
– Pas le moins du monde.
– Mais enfin, tu ne peux pas tomber dans les pommes, faire une crise de nerfs ou demander grâce, comme tout le monde !
– Je ne demande grâce qu’à une seule personne, c’est à mon Dieu. Je sens que je vais le faire pour vous trois, vous en avez grand besoin.
Le chef s’approcha de mon amie, menaçant. Je croyais qu’il allait l’assommer avec la crosse de son arme, parce que son visage était rendu laid par une mauvaise grimace de méchanceté. Mais, à mon grand soulagement, il se contenta de bougonner :
– Laissez-la tranquille ! Faut pas la contrarier !
Je remarquai que Jo avait profité de la discussion pour se débarrasser de ses bouts de corde. Moi, la peur m’avait rendu tout moite.
Il s’écoula encore une dizaine de minutes pendant lesquelles le danger de notre situation m’apparut. Alors, tout à coup, ma frayeur augmenta lorsque je réfléchis au fait qu’ils n’étaient plus masqués. Je me dis : « Sûr, ils vont nous tuer maintenant que nous avons vu leurs visages… » Je voulais le dire à mon amie. Elle dut comprendre mon angoisse, car elle murmura :
« Dieu est notre refuge et notre force, un secours dans les détresses, toujours facile à trouver » (Ps. 46. 1). Elle savait que je comprendrais, elle m’avait fait apprendre ce verset une semaine avant.
Au fur et à mesure que nous avancions, je devinais que nous roulions en pleine campagne : plus d’arrêts aux feux rouges, de nombreux tournants. Il fallait se cramponner, une bonne odeur de terre mouillée, parce qu’il avait plu quelques heures auparavant.
Après un dernier virage et un brusque crissement de pneus sur le gravier, la voiture stoppa. On nous fit sortir vivement du véhicule, mais avec moins de brutalité qu’à Lucène, au moment du hold-up. Marcel et Bernard, toujours armés et chargés de leur butin ordonnèrent à Jo d’ouvrir la porte d’une assez belle maison. Il fouilla dans ses poches et les deux autres commencèrent à s’énerver parce qu’il ne trouvait pas ses clefs. Il ne serait pas convenable de répéter les grossièretés dont ils l’accablèrent.
La camionnette disparut sans que nous n’ayons jamais vu le visage du conducteur. Madou fixa la voiture aussi longtemps qu’elle le put. Est-ce qu’elle voulait relever le numéro ? Oh ! ça ne m’étonnerait pas, maligne comme elle est…
Jo cessa de fouiller dans ses poches, parce que de l’intérieur quelqu’un nous ouvrit. C’était une grosse femme aux cheveux très noirs, teints, et qui donnaient l’impression d’être brûlés. Sans doute c’était la teinture. Elle fumait une cigarette. Elle me sembla aussi vulgaire que Madou paraissait fine et distinguée.
– Qu’est-ce que vous m’amenez là ? cria-t-elle avec stupeur, en nous désignant tous les deux.
– Des otages, marmonna Marcel. Pas pu faire autrement.
– Y manquait plus que ça ! Vous êtes fous ! non, mais vous êtes fous !
– Tais-toi ! C’est pas ton problème, répondit Marcel, sur un ton qui n’admettait pas de réplique. Ton boulot, c’est de les surveiller. Tu vas leur donner la chambre d’amis.
– Et quoi encore ? La plus belle !
Alors, j’entendis la petite voix flûtée de Madou demander :
– Avec salle de bains et toilettes attenantes, je suppose… Et Madame, puisque vous avez la gentillesse de nous accueillir comme clients de passage, j’espère que vous êtes bonne cuisinière.
La femme faillit tomber à la renverse et faire une crise de je ne sais quoi (ça doit avoir un nom que les docteurs connaissent).
Son visage devint d’un rouge si sombre qu’il était presque violet. Et puis, quand elle retrouva la parole, ce fut une telle quantité de jurons, que là non plus, je ne peux pas les écrire. Je suis sûr que ma monitrice de la classe biblique n’en a jamais entendu autant de toute sa vie. Moi non plus, d’ailleurs. Il y en a même que mes copains ne connaissent pas. Moi, je sais que je dois demander au Seigneur de me les faire oublier pour toujours. J’entendis Madou murmurer, comme si elle se parlait à elle-même : « Cette femme sent l’alcool ; assurément, elle doit boire ».
Quand nous nous sommes retrouvés tous les deux dans la belle chambre d’une maison de campagne, d’habitude c’est pas comme ça dans les histoires, on met les otages dans une pièce sale aux volets fermés, j’ai éclaté en sanglots.
Si je vous ai raconté tous ces événements, c’était pour vous tenir au courant, mais je ne suis qu’un garçon de neuf ans, et j’ai peur. Même si le Seigneur Jésus a changé ma vie, je ne me sens pas très brave. Madou m’a pris dans ses bras et elle m’a bercé avec des mots d’affection. Entre deux sanglots, je lui ai demandé :
– Madou, tu ne sembles pas inquiète, pourquoi ?
– Écoute-moi, Laurent ! Je ne suis pas plus courageuse qu’une autre personne, mais le Seigneur m’a vraiment enlevé la peur, sans quoi, je ne pourrais pas m’expliquer pourquoi je suis si calme. Il est notre secours, ne l’oublie pas.
– Oh ! j’ai bien vu…
Puis, je me suis remis à pleurer.
– Crois-tu que Papa et Maman soient au courant ?
– Certainement. Dans une petite ville comme Lucène les choses vont vite. Et de plus, ils en parleront dans les médias dès ce soir.
– Oh ! c’est vrai ? Je n’y avais pas pensé.
– Aussi longtemps qu’ils nous tiennent, la police ne peut rien contre eux. Du moins, je le suppose.
– En tout cas, mes parents doivent être en souci.
– Sans doute, mais eux aussi, ils savent à qui s’adresser.
– Surtout Papa, ses prières, c’est du solide.
Même s’il n’y en a qu’un dans la maison qui prie, c’est très précieux, tu sais.
– Qu’est-ce que tu crois que les bandits vont faire de nous ? Peut-être qu’ils…
– Stop ! lança Madou brièvement. Interdiction d’imaginer quoi que ce soit et de se faire des idées. Nous faisons confiance au Seigneur jusqu’au bout, d’accord ?
J’avais une sorte de boule dans la gorge. La tristesse était là comme une bête avec des griffes et qui me « graffignait » le cœur. Oui, j’avais envie de pleurer, mais je murmurai :
– D’accord Madou.
A ce moment-là, la clef tourna dans la serrure et la grosse femme brune entra… Elle lança sur le lit une poignée de magazines, des B.D. et quelques romans policiers.
Madou remarqua que l’haleine de la femme sentait l’alcool.
– Voilà de quoi vous occuper, dit-elle sur un ton grognon.
Elle allait se retirer, mais mon amie l’interpella :
– Il nous faudrait mieux que cela, Madame. Des crayons de couleur et du papier seraient les bienvenus. En outre, c’est l’heure du goûter pour ce jeune garçon. N’oubliez pas que vous êtes tous responsables de nous, vous devez nous renvoyer en bonne forme dans nos familles.
– Vous renvoyer ! Comment vous savez ça ?
– Un cambriolage, passe encore… mais une prise d’otages, ça va chercher loin. La justice n’est pas tellement aimable avec ce genre de délit.
– On voit bien que vous ne connaissez pas le Bernard. C’est un chef !
– On voit bien que vous ne connaissez pas mon chef à moi ! répliqua Madou.
– Vous… vous avez un chef ! s’exclama la femme ahurie.
De nouveau, son visage changea de couleur. Cette fois-ci, ce ne fut pas du violet, mais sa peau devint d’un blanc gris, un peu comme mes cahiers de brouillon.
Madou ajouta :
– Il tient notre situation en main. Vous ne nous ferez sortir d’ici que quand II l’aura décidé.
– Ben alors !
Elle trembla et se retira sans rien ajouter d’autre.
« Je me demande ce qu’elle leur raconte maintenant », soupira Madou.
Je crois qu’elle avait envie de rire, mais ce n’était pas le moment.
Je lui demandai :
Quand tu as parlé de notre chef, tu voulais parler du Seigneur Jésus ?
– Naturellement.
Un détail me surprenait : nous aurions dû être pétrifiés de peur tous les deux, et c’était les kidnappeurs que Madou rendait inquiets. De plus, dans ses réponses hardies, il n’y avait jamais de mensonges. Oui, vraiment, le Seigneur Jésus lui donnait de bonnes idées.
La femme revint une demi-heure plus tard avec un goûter, des feutres et du papier. Elle resta muette et se contenta d’observer Madou quelques secondes, puis elle repartit.

C’était un splendide après-midi du premier jour de Juillet. Dans quarante-huit heures ce serait la fin de l’année scolaire. De ma fenêtre je vis un gros bourdon butiner de beaux pois de senteur. Lui au moins, il était libre. Il voletait d’une fleur à l’autre tandis que moi j’étais enfermé.
Les pois de senteur me rappelèrent le « champ des poneys », puis je pensai à ma grande sœur Nadège. Quand j’avais quatre ans, c’était elle qui m’avait appris à monter à cheval. Oh, il ne fallait pas laisser les idées tristes se glisser en moi. Non, il ne le fallait pas. Après tout, j’aurais pu être seul dans le noir, et ligoté. Au lieu de cela, j’étais en compagnie d’une amie formidable et rassurante.
Madou fit un tri dans les livres qu’on nous avait donnés. Elle les mit tous de côté, sauf une B.D. dont les illustrations n’étaient pas trop hideuses et l’histoire vraisemblable.
Les heures me semblaient longues. Très longues.
Madou prit sa Bible et me lut le beau récit de Ruth dans l’Ancien Testament. Elle y ajouta ses propres remarques, cela me rendit l’histoire vivante et actuelle. Madou avait travaillé aux champs dans son adolescence, et elle savait ce que Ruth éprouvait.
Pendant qu’elle me parlait, des hirondelles passèrent dans le ciel avec des sifflements aigus et légers. Je lui demandai :
– Crois-tu qu’il y avait des hirondelles au-dessus du champ où Ruth glanait le blé ?
– Peut-être. Il faudrait connaître quels étaient les oiseaux d’Israël à cette époque. Ce serait intéressant de se renseigner.
Il était sept heures du soir quand on nous apporta le repas sur un plateau. Oui, sur un plateau. Quel luxe ! Mais mon estomac était tout serré et rempli de nœuds. Cependant, Madou m’obligea à manger.
A huit heures, le bruit de la télévision est parvenu jusqu’à nous. Les informations sans doute. Je me demandais si ma petite mère était là, sur l’écran, avec des larmes dans les yeux, faisant un « appel aux ravisseurs ». Plus tard, je songeai : « Pourquoi ne nous relâchent-ils pas ? » Ils avaient cambriolé la banque, donc, ils n’avaient pas besoin de rançon. J’allais le demander à Madou lorsqu’elle proposa:
– Connais-tu le meilleur moyen de chasser nos craintes ? C’est de commencer à louer le Seigneur. Nous allons établir la liste des cantiques que nous connaissons.
Tous les deux, chacun de notre côté, nous avons noté une bonne liste de chants. J’étais étonné d’en savoir autant. Il faudra que je remercie ma monitrice d’avoir insisté pour que je les apprenne. Puis, Madou m’a dit :
– Avant d’aller dormir, nous ferons notre lecture du soir.
Je soupirai :
– Oui, comme à la maison. Papa se glisse dans ma chambre et nous prions ensemble.
D’un commun accord nous nous sommes agenouillés. Elle a ouvert sa Bible et l’a posée devant nous, sur le lit. Elle m’a demandé de choisir un cantique. J’ai proposé « Une nacelle en silence », c’est un de mes préférés. Tandis que nous chantions, il me semblait que mon cœur se réchauffait. Le froid de la peur s’en allait. Ensuite, Madou choisit « Non jamais tout seul ». Elle avait raison, nous n’étions pas seuls.
Encore une fois, la clef tourna dans la serrure. Je fis le geste de me lever. Mais Madou me retint.
– Ne bouge pas, petit, me dit-elle. Ils peuvent bien nous trouver à genoux, il n’y a pas de honte à cela.
Jo entra. Il nous regarda, gêné.
– Vous chantiez ? demanda-t-il.
– Oui, nous chantons, répliqua Madou.
Il aperçut la Bible et devint tout pâle. Madou suivit son regard et dit :
– Tu vois, nous prions notre Dieu. Nous avons Ses promesses. Il a dit : « Je ne te laisserai point et je ne t’abandonnerai point ».
– Il me semble que j’entends mon père, murmura-t-il, entre haut et bas.
Il se retira très vite et sans bruit. Il avait l’air abattu. Nous nous demandions ce qu’il était venu faire.
Nous nous sommes remis à chanter, mais dans les minutes qui suivirent, le chef fit irruption brutalement. Il hurla :
– Terminé, c’est compris ! Je ferme les volets, et tout le monde au lit !
– Doucement… doucement… je n’ai plus vingt ans.
Madou prit son temps, elle s’allongea sur le lit et je fis de même. Je crois qu’elle n’avait plus tellement envie de discuter. D’un geste rageur, le chef ferma les volets.
– Maintenant, tâchez de vous tenir tranquilles !
– Oh ! on peut chanter dans l’obscurité, vous savez. Bonsoir, et bonne nuit à vous trois.
Il claqua la porte avec hargne.
Les émotions de la journée m’avaient épuisé. Je m’endormis pendant que Madou chantait comme une berceuse :
« Quel ami fidèle et tendre Nous avons en Jésus-Christ… »

 

Ch. 2. Le terrible mot

Lucène présentait les avantages de la ville et de la campagne. C’était à la fois, une «Cité Nouvelle » moderne et un reste de vieux village, avec une rue principale, dont on avait conservé les pavés d’autrefois.
Lucène comprenait deux parties bien distinctes. La partie « Cité Nouvelle » était composée de beaux pavillons, et de quelques immeubles résidentiels. La partie « Vieux Village » avait conservé les maisons basses à l’ancienne, aux murs épais et confortables. A Lucène, il y avait des champs verdoyants, des labours aux blonds reflets lustrés, au temps de l’été. A trois kilomètres, se trouvait la grande forêt de Saunoy avec ses clairières ensoleillées, sa cépée aux tendres feuilles bruissantes et ses arbres altiers. Une forêt conviviale avec des pistes cavalières et cyclables, des pentes et des pelouses émeraude, aménagées afin d’y pique-niquer convenablement.
Avec le R.E.R. 3 (Réseau Express Régional) on pouvait se rendre à la capitale en quarante minutes, aussi beaucoup de Lucénois travaillaient-ils à Paris.
La maison de la famille Baudrimont, située dans le « Vieux Village », qui comprenait un rez-de-chaussée, un étage et des combles était une ancienne grande propriété, avec, au fond du jardin, des talus, des buissons et un coin de sous-bois. En outre, ce fond de jardin était agrémenté d’un petit pavillon que Papa appelait « le Chalet » et qu’il se plaisait à remettre en état aux heures de loisir. Papa avait des idées en tête, concernant le petit pavillon qu’il rendait habitable au cours du temps, et au sujet de leur grand terrain : il aurait aimé inviter quelques jeunes démunis, ou désœuvrés dans leur H.L.M., à passer des week-ends dans leur jardin, sous la garde d’un moniteur qui prendrait à cœur leur situation. Mais, il fallait que toute la famille soit d’accord, c’est pourquoi il se taisait en attendant la réalisation de ses rêves.
Les parents de Laurent, Claude et Nathalie Baudrimont, étaient venus habiter à Lucène, juste avant sa naissance. Son père ne travaillait pas à Paris, mais dans une compagnie maritime, du même côté de la banlieue. Ses horaires lui permettaient de passer beaucoup de temps avec ses enfants, puisqu’il rentrait du travail à seize heures.
Une autre raison avait poussé Monsieur et Madame Baudrimont à venir habiter cette lointaine banlieue : il existait à Lucène une grande salle évangélique qui avait été louée par la municipalité aux croyants de l’endroit. Ces derniers se rencontraient le dimanche matin, ainsi que deux soirs par semaine. Dès leur arrivée, Claude et Nathalie s’étaient joints au groupe, et leur cœur avait trouvé une pleine satisfaction dans ce bon accord avec leurs nouveaux amis.
Six mois après leur installation, naquit Laurent.
Lorsque le petit garçon eut deux ans, Nathalie fit part à son mari de son désir de travailler.
– Ma chérie, répliqua Claude surpris, nous ne sommes pas dans le besoin. Mon salaire n’est-il pas suffisant pour nous quatre ?
– Ce n’est pas cela, hasarda sa femme, j’ai fait des études, et pendant quelques années, j’aimerais utiliser mes connaissances.
Claude resta pensif et objecta:
– As-tu pensé à notre petit Laurent ? Nadège a neuf ans maintenant et son caractère s’affirme. Elle demande à être surveillée.
– De ce côté-là, pas de problème, tu rentres généralement assez tôt à la maison et tu as les yeux sur elle. Quant à Laurent, je me suis demandé si Madou Tessier accepterait de s’en occuper ?
– Tu as songé à tout, répondit-il, sans enthousiasme. Claude n’était pas d’accord avec le fait que Nathalie travaille. A vrai dire, cela le contrariait.
Madeleine Tessier, dite Madou, était une charmante dame de cinquante-huit ans, qu’on venait de mettre à la pré-retraite, sans lui avoir demandé son avis. Elle se trouvait trop jeune pour rester oisive, et l’inactivité lui pesait. En outre, deux ans plus tôt, elle avait perdu son cher mari. C’était une femme vaillante, possédant le don d’encourager les autres. Nathalie Baudrimont avait nourri la pensée que la compagnie d’un enfant lui serait agréable et salutaire. Selon ses suppositions, Madou était la personne idéale à qui elle pouvait confier son Laurent.
Même si Papa n’avait pas envisagé de gaîté de cœur que sa femme cherche un emploi, il l’avait laissée libre de décider. Elle était douée professionnellement, et tant de femmes travaillaient à l’heure actuelle…

Lorsque Nathalie Baudrimont se rendit au travail et déposa pour la première fois son petit Laurent chez Madou, entre cette dernière et lui, ce fut le coup de foudre, le grand amour. Une affection sans bornes et belle comme une aurore de printemps les unit à jamais. Il s’installa tout de suite entre lui et cette grand-maman prête à distribuer du bonheur, une complicité joyeuse.
Malgré l’attrait qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, Madou ne fut jamais faible avec l’enfant. Elle lui donna une éducation tendre mais ferme et équilibrée.
Au fur et à mesure de sa croissance, Laurent s’intéressa aux fleurs du printemps, aux riches couleurs de l’automne, au chant des oiseaux, aux habitudes des écureuils, aux ballons dirigeables et à une foule d’autres choses, Madou répondant patiemment à ses questions. Mais lorsqu’elle ne savait pas, elle disait : « Oh ça, je ne suis pas assez savante, il faudra que tu demandes à ton papa ou à ta maman ». En outre, Claude et Nathalie pouvaient compter sur Madou pour conduire Laurent sur le bon chemin. Dès qu’il fut capable de comprendre les choses d’En-Haut, elle lui apprit à aimer le Seigneur Jésus. Ce fut une réelle satisfaction pour les parents.
Lorsque Claude Baudrimont venait rechercher son fils, en fin d’après-midi, celui-ci était si affairé qu’il ne désirait pas toujours rentrer à la maison. Deux heures plus tard, c’était le retour de sa maman. Ainsi, la vie de la famille Baudrimont connut un équilibre confortable, et les années s’écoulèrent sans heurt pour le petit garçon.

Madou était une créature vive, aux cheveux châtain, légèrement ondulés. Ses yeux marron révélaient un regard franc, souvent compatissant. L’ovale du fin visage était régulier et délicat.
Madou était diabétique, mais dans l’ensemble elle surmontait cette maladie. Après un séjour à l’hôpital, on lui avait appris à assurer sa propre surveillance, à pratiquer les contrôles recommandés et à s’injecter elle-même les doses d’insuline aux heures convenables. Ainsi, elle menait une vie normale. Elle connaissait le traitement préventif en cas de malaise, et jusqu’à maintenant, elle n’avait eu qu’un seul malaise. Elle ne sortait jamais, même pour le plus petit parcours, sans les médicaments d’urgence et quelques seringues jetables. En outre, elle portait sur elle en permanence sa carte de diabétique, mentionnant un traitement à vie.
Mais, chez une Madou affable, hospitalière, souvent préoccupée des autres, il était impossible de deviner un tel handicap.
Six années s’écoulèrent dans un climat heureux pour le petit garçon.
A huit ans, il n’était pas très grand, mais trapu, avec une chevelure claire, à mi-chemin entre le châtain et le blond. Ses grands yeux bleus, tendres et malicieux, retenaient l’attention. il pouvait être à la fois intrépide, audacieux et sensible.
A Lucène, s’il y avait le champ des poneys, avec l’ami Nénuphar, et les galopades effrénées dans la luzerne, il y avait aussi le champ des fraises. Le producteur vendait ses fraises à condition que les acheteurs viennent les cueillir. Il était permis de s’en régaler sur place. Nadège et son frère furent les allègres consommateurs du beau fruit vermeil. Il y avait les pique-niques du mercredi en forêt de Saunoy avec Madou, ou le dimanche avec toute la famille et quelques amies solitaires. Il y avait les parties de pêche avec son Papa au bord du canal, puis les grandes vacances en famille.
Madou, à chaque occasion favorable, avait enseigné à Laurent comment suivre le Seigneur Jésus et comment Lui plaire. Mais, elle ne forçait rien. La plupart du temps, c’était lui qui la questionnait. Elle se contentait de satisfaire sa curiosité. Seulement, ses explications étaient si attrayantes qu’il réclamait toujours plus de détails.
Madou était également la confidente de son jeune ami, et se trouvait informée presque au jour le jour des aventures familiales qu’il désirait lui confier. Parfois, il arrivait chez elle en demandant : « Madou, il faudrait prier pour Nadège, elle a été méchante avec Maman hier ». Ou bien : « Il faudrait prier pour Maman, Papa n’est pas content parce qu’elle s’achète trop de vêtements. Ils se sont disputés ». « Il faudrait prier… » Il levait vers elle son visage bronzé, la scrutait de ses grands yeux bleus et obtenait de Madou qu’elle parle à son Père céleste. Il avait une confiance totale dans la manière dont Madou s’adressait à Dieu. Claude Baudrimont avait dit d’elle un jour : « C’est une femme de foi ». Et Laurent avait retenu l’expression : «Une femme de foi ». C’était comme gravé dans son cœur et dans sa mémoire.
Madou, dont la fille, le gendre et la petite fille vivaient dans le Vaucluse, les rencontrait rarement. Elle reportait sa tendresse sur Laurent. Il lui était très doux de l’entendre lui dire : « Je t’aime plus que tout ». Un soir, à la veillée, alors qu’elle lisait paisiblement sa Bible, elle prit douloureusement conscience d’une réalité : Ce garçon qu’elle chérissait n’était pas son enfant. « Il n’est pas à moi, se dit-elle. Ses parents peuvent déménager du jour au lendemain, et ce serait terrible. J’ai l’impression qu’il est plus proche de moi que de sa maman, parce que moi, j’ai le temps de vivre, de l’écouter. Vis-à-vis de Nathalie qui ne s’en rend pas compte, peut-être que je n’agis pas bien. Est- ce que je vais trop loin ? Est-ce que nous sommes unis par trop de choses ? Est-ce qu’il aurait pris une place trop grande ? Je guette chaque jour sa venue comme si je n’avais que lui sur terre. « O Père, pardonne-moi ! C’est toi qui dois être à la première place. Apprends-moi à l’aimer comme Tu veux que je l’aime et non comme mon cœur le désire. Oh, apprends-moi, Seigneur ! »
Madou lutta plusieurs jours à genoux, avec larmes, afin de déposer le jeune garçon dans les bras de son Dieu et non de le garder jalousement pour elle.
Dès lors, elle veilla à attirer l’attention de Laurent sur l’amour de ses parents. Elle l’habitua à leur exprimer davantage sa reconnaissance. Elle lui faisait exécuter un dessin, modeler un objet ou cueillir un bouquet à leur intention selon le moment ou les circonstances. Elle lui démontrait constamment à quel point ils prenaient soin de lui.
Laurent continua d’être précieux à ses yeux, cependant, elle arriva à cette victoire de le considérer comme un prêt généreux de son Père dans les cieux, afin d’embellir ses années de solitude, et elle resta dans la joie quant à ses lendemains.
Ayant grandi avec une telle amie, lorsque Laurent eut huit ans, il s’inquiéta de sa relation avec le Seigneur Jésus.
– Madou, demanda-t-il, comment est-ce que je peux savoir que je suis sauvé et que j’irai un jour avec le Seigneur dans son Paradis ?
Madou répondit par une autre question:
– Est-ce que tu veux vraiment Le suivre ?
– Oui. Mais je suis souvent si désagréable ! Je me mets en colère et j’ai envie de ce que les autres ont. Ça me fait un poids dans la poitrine, et je me sens très loin du Seigneur Jésus.
– Tu es bien au courant du fait qu’Il t’aime, quoi que tu fasses. Il t’aime, toi, Laurent Baudrimont.
– A la croix, oui Madou. Ça s’est passé à la croix, je le sais, tu me l’as dit si souvent.
– Lui, le Fils de Dieu, a fait la chose la plus importante. Il a été mis à mort pour toi. A la croix Il a porté toutes tes fautes. Mais cela ne sert à rien, si tu ne Lui demandes pas pardon.
Dans un profond élan du cœur, Laurent s’écria :
– Oh ! je le veux, Madou, je le veux !
Il s’arrêta un instant et réfléchit :
– Est-ce que ça suffit ?
– Oui, Laurent, ça suffit. A la croix, notre cher Seigneur a dit : « Tout est accompli ». C’est comme s’il avait déclaré à Dieu : « Mon Père, je t’ai obéi parfaitement. J’ai entièrement fait ta volonté. Maintenant, tous ceux qui viendront à moi seront sauvés de l’enfer, même ce petit Laurent. S’il me donne son cœur, tu ne pourras plus voir son péché, puisque je viens d’être puni pour lui ».
Madou s’interrompit, scrutant l’expression mélancolique et passionnée du garçon qui l’observait. Elle reprit :
– Vois-tu, Laurent, le Seigneur ne te forcera pas. C’est toi qui dois accepter ce qu’Il a fait pour toi. Il faut que tu Lui dises si tu as honte de tes péchés et si tu désires vraiment qu’Il change ta vie. C’est ce que l’on appelle la repentance.
– Oh ! Madou, faisons-le maintenant ! assura-t-il, sur un ton angoissé.
Ils s’agenouillèrent, et l’enfant répandit son cœur devant le Seigneur. Il se déchargea de tout ce qui le séparait de Dieu, confessa ses fautes et se releva joyeux.
En souvenir de la plus grande décision de sa vie, Madou lui offrit une carte postale représentant un lever de soleil sur la mer, avec ce magnifique verset : « Si quelqu’un est en Christ, c’est une nouvelle création : les choses vieilles sont passées ; voici, toutes choses sont faites nouvelles » (2 Cor. 5. 17). Elle lui en expliqua la signification et lui conseilla de l’apprendre.

Lorsque Papa vint chercher Laurent comme à l’accoutumée, il s’installa pour deviser avec Madou. C’était pour lui un moment de détente.
Après avoir savouré un goûter copieux et effectué ses devoirs d’école sous le regard vigilant de son amie, Laurent était libre de jouer à sa guise. Lorsque Claude arrivait, parfois il jouait dehors avec un copain, parfois il restait près d’eux, à l’intérieur, tandis que son père dégustait une tasse de chocolat ou de café. Il avait saisi bien des choses dans les propos échangés entre Claude et Madou. Silencieux et attentif, il assimilait des conversations entières et nul n’y prenait garde. Il avait compris, sans l’ombre d’un doute, que son père continuait d’être contrarié par le fait que sa mère travaillait.
– Avec mon salaire d’ingénieur, elle pouvait rester à la maison, c’est sa place auprès des enfants. Et puis, quand nous nous sommes connus, elle avait le don de se mettre au service des autres. Elle visitait et réconfortait les malades et les personnes âgées. Elle invitait chez nous des jeunes pour étudier la Bible. Maintenant, tout cela est passé au second plan.
– Nathalie est devenue une de ces personnes qui préfèrent être au-dehors, avait répliqué Madou. Mais, puisque vous n’étiez pas d’accord, elle aurait dû tenir compte de votre désir de chef de famille.
Ils avaient même prié à ce sujet. Dans sa prière, Papa avait prononcé une phrase qui parlait de la soumission de la femme. Il se faisait à lui-même le reproche d’avoir laissé faire Nathalie lorsqu’elle s’était mise en quête d’un emploi. Il avait semblé affecté, et Laurent essayait de comprendre ce qui ne fonctionnait pas de la bonne manière entre ses parents. Il ne saisissait pas pourquoi il fallait se mettre en peine pour cela. Les mamans de ses copains travaillaient aussi. Rien ne le choquait dans le fait que sa mère travaille puisqu’il y avait Madou et son père qui l’entouraient d’une si grande sollicitude. De surcroît, son admiration pour sa maman était illimitée. N’avait-elle pas acheté un ordinateur professionnel, et n’était-elle pas en train de l’initier aux mystères de l’étrange machine ? Comme Laurent avait l’esprit vif, il se prenait au jeu et se passionnait pour tout ce qu’on pouvait demander à cette sorte de « cerveau électronique ». Nadège, c’était différent, elle déclarait sur un ton désabusé:
– L’informatique, ce n’est pas mon truc.
De cet ensemble de considérations, Laurent avait conclu que le cœur de sa maman était devenu tiède vis-à-vis du Seigneur. Pourtant, elle venait au culte, le dimanche, comme si tout allait bien.
C’était difficile de s’y retrouver.
Ce soir-là, les mots se bousculèrent dans la bouche de Laurent quand il voulut communiquer la grande nouvelle à son père. Madou le tempéra :
– Du calme, Laurent, ton père ne va rien comprendre si tu t’embrouilles.
– Bon. Je vais essayer de ne pas m’exciter.
Ses yeux myosotis brillaient de contentement. Il savait qu’il allait faire plaisir. Il annonça :
– Papa, j’ai dit oui au Seigneur Jésus ! Il m’a pardonné. On a prié avec Madou. Si tu savais comme ça va mieux, maintenant !
– Mon chéri, je ne pouvais pas entendre de meilleure nouvelle. C’est le plus grand choix de ta vie. Tu as bien fait. Claude le serra dans ses bras.
– Il n’y a rien au-dessus du Seigneur Jésus, hein, Papa ?
– Non, rien au-dessus, mon garçon. Il a tout accompli à la croix.
– Oh ! je sais, Madou me l’a bien expliqué.
– Je m’en doute.
Papa gratifia Madou d’un sourire reconnaissant. Puis, il demanda :
– Est-ce que tu t’attends à ce que tout marche comme sur des roulettes, maintenant ?
Il réfléchit, parce que c’était une question imprévue.
– Pas forcément. Seulement, le Seigneur est avec moi. Pour toujours.
Papa ajouta :
– C’est sûr. Regarde autour de nous. Parmi nos amis, tu verras que beaucoup ont des vies difficiles, mais ils n’abandonneraient pas le Seigneur Jésus pour tout l’or du monde.
Madou remarqua :
– En tout cas, aujourd’hui, les anges du ciel ont eu de la joie, à cause de toi, Laurent.
– Ah oui ? Comment tu le sais ?
– Attends, c’est écrit. Je vais te le lire.
Madou chercha sa Bible et lut : « Il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se repent » (Luc 15. 10).
– Maman, qu’est-ce qui compte en premier dans ta vie ? avait demandé Laurent, quand Nathalie était arrivée.
Étonnée de cette question, elle avait levé un sourcil interrogateur en direction de son mari, puis, elle avait regardé autour d’elle, et murmuré sur un ton hésitant :
– Eh bien, vous tous, ma famille !
– Moi, c’est le Seigneur Jésus. Je viens de lui dire Oui ! Je viens de lui donner toute la place !
Maman pâlit, observa un court silence, se heurta au regard pétillant de son fils, puis répondit :
– C’est une bonne nouvelle.
Papa enchaîna, sans lui laisser le temps d’ajouter quoi que ce soit :
– Tu veux dire que c’est la grande nouvelle de sa vie ! Nous allons l’aider à persévérer sur le bon chemin, n’est-ce pas Nathalie ?
Elle répéta machinalement :
– Oui, nous allons l’aider.
Laurent sentit la gêne discrète de sa mère. Elle ne réagissait pas avec l’enthousiasme de Papa. Cependant, elle ajouta :
– Moi aussi, un jour, j’ai fait ce choix.
Est-ce que le Seigneur Jésus est toujours le premier pour toi ?
Oh ! cette question ! C’était comme une flèche perçant le cœur de Nathalie.
– Si tu veux, je répondrai plus tard à ta question.
– Bon, fit-il conciliant. Mais, tu es contente, tout de même ?
– Très contente.
Claude vint au secours de sa femme en proposant :
– Ta maman est fatiguée, et quand elle ira mieux, elle reprendra cette conversation avec toi.
– D’accord. Mais Maman, il faudra…
Ne sachant plus s’il devait insister, Laurent s’interrompit au milieu de sa phrase.
– Il faudra quoi, mon chéri ?
– Il faudra me le dire quand le Seigneur sera redevenu le premier pour toi.
Nathalie devint tendue. Qu’est-ce donc que Laurent voulait lui faire comprendre ? Il était si jeune encore. Elle observa son mari et son fils avec un regard désespéré, puis elle s’esquiva sans colère, mais en silence. L’espace de quelques secondes Laurent parut désemparé. Papa lui dit :
– Ne t’inquiète pas, Laurent ! Maman avait besoin que quelqu’un lui pose cette question.
– Oh ! Papa, merci !
Laurent parut soulagé. De nouveau Papa lui ouvrit les bras. Ils se sentaient très proches l’un de l’autre, mais il ne pouvait pas exprimer cette belle constatation, parce que c’était trop confus en lui. Dans la maison, il n’y avait pas quelqu’un contre quelqu’un, mais quatre personnes sur lesquelles le Père céleste veillait. Les uns essayaient de Le suivre avec une scrupuleuse fidélité ; les autres se débattaient parce que, pour le moment, ils trouvaient trop dur de Le suivre.
– Elle va réfléchir à ce que tu as dit. Maman est honnête avec le Seigneur, et nous, notre rôle, c’est de prier afin qu’elle remporte la victoire. Veux-tu que nous conservions cela comme un secret entre nous deux ?
– Oh oui, Papa !
Laurent était heureux. II découvrait que son père était aussi son confident. C’était sensationnel ! Cependant, il ajouta :
– J’aimerais mieux que ce soit un secret à trois, avec Madou.
– Bien sûr, Laurent.
Papa était très reconnaissant à Madou. Elle avait si bien guidé son fils.
Nadège fit son entrée dans la pièce. Joyeux, Laurent l’accosta parce qu’il voulait partager la grande nouvelle avec sa sœur. Il ne remarqua pas son air renfrogné, mais Papa le vit et se demanda quelle rebuffade Laurent allait essuyer.
– Nadège, attends, je vais te montrer quelque chose dans la Bible.
– Ah oui ? Je n’ai pas trop de temps, tu sais.
– Fais-lui ce plaisir, Nadège, insista Papa.
L’adolescente perdit son air maussade. Elle n’aimait pas contrarier son père.
– Voilà ! écoute : « Il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se repent ». Eh bien aujourd’hui, les anges ont été contents parce que j’ai donné mon cœur au Seigneur Jésus. Toutes mes fautes ont été pardonnées.
Avec un soupçon d’agacement, elle marmonna :
– Tant mieux pour toi !
Puis elle disparut. De nouveau, Laurent leva les yeux vers son père.
– Ça ne va pas fort chez les femmes de la maison, dit Papa en lui posant un bras sur l’épaule ; mais puisque tu as la Bible en main, cherche donc au chapitre 16 de l’Évangile de Jean et au verset 33. C’est le Seigneur Jésus qui nous parle.
Laurent lut : « Vous avez de la tribulation dans le monde ; mais ayez bon courage, moi j’ai vaincu le monde ». Qu’est-ce que ça veut dire « avoir des tribulations » ? demanda-t-il.
– Des peines, des chagrins. Ici, notre Seigneur nous avertit que si nous voulons Le suivre, nous aurons des difficultés, et souvent, ça commence à la maison. Mais il nous demande de prendre courage, puisqu’Il a vaincu. Est-ce que tu le crois ?
– Oh oui ! Et moi, je veux Le suivre toujours et toujours.
– Il a promis de marcher à nos côtés et de nous soutenir.
Laurent redevint sérieux.
– Je ne crois pas que Nadège ait dit oui à Jésus.
– Alors, tu sais ce qu’il nous reste à faire.
– Oui, prier.
Il soupira :
– Pour elle et pour Maman.
Ce soir-là, comme rien ne pouvait atténuer l’allégresse de Laurent, après le repas, le père et le fils eurent un inoubliable moment de prière dans la chambre du petit garçon.

Le lundi de Pentecôte, un lundi pluvieux et gris à souhait, Nathalie avait invité Martha, une collègue de bureau. Le temps étant peu engageant, Nadège regardait une vidéo cassette, et Laurent essayait de découvrir de multiples combinaisons sur l’ordinateur. Papa aidait un ami chrétien à déménager. Il avait proposé à son fils de l’accompagner, mais Laurent avait refusé. Maintenant, il regrettait, car le temps lui semblait long. Comme il s’ennuyait, et que la pluie continuait, tenace et monotone, il resta inoccupé. Martha et Nathalie devisaient, tandis que Laurent se trouvait dans la pièce contiguë dont la porte était ouverte.
Martha dit :
– Il y a une assez grande différence d’âge entre tes deux enfants. Tu n’aurais pas aimé les avoir plus rapprochés ?
– Oh ! Laurent, c’est l’imprévu, une sorte d’accident, nous ne l’attendions plus. Je croyais que Nadège resterait fille unique.
Et Nathalie se mit à rire. Elle ajouta :
– Mais que veux-tu, nous…
Laurent n’entendit pas la suite. C’était comme si son cœur s’arrêtait de battre. Il avait été un accident ! Un accident ! Pas un petit bébé désiré ! Quel choc ! …
Cependant, Nathalie ajoutait des choses gentilles sur son fils, mais il ne les entendit pas, tellement il était bouleversé. Il s’enfuit dans sa chambre en courant. Le terrible mot martelait son cœur. Un accident ! Donc, sa maman ne l’aimait pas. Quelle terrible découverte !
Il se jeta sur son lit et sanglota. A force de pleurer, il tomba dans un demi-sommeil. Quand il reprit conscience avec la réalité, il réfléchit. Sa première idée fut de se confier à son père. Mais non, il ne pouvait pas lui dire une chose aussi monstrueuse ! Papa chérissait Maman. Ça gâterait tout. Et Madou ? II décida de ne rien lui dire non plus. Pourtant, c’était sa confidente. Mais il avait l’impression qu’elle serait choquée au plus haut point et qu’il ne fallait rien lui révéler.
Une sorte de honte et de gêne s’emparaient de lui, quand il pensait au terrible mot. Personne ne lui avait fixé de règles. Il sentait que les trop grandes fautes de ses bien-aimés, il ne les raconterait jamais. C’était son code de l’honneur à lui. Il faisait partie de ces enfants qui pouvaient continuer de vivre en gardant un secret.
Le cœur broyé de peine, il réfléchit longuement, solitaire et silencieux. Papa avait dit que les difficultés commençaient souvent à la maison, peut-être qu’il ne fallait pas s’étonner.
Il pleura de nouveau, et les larmes rendirent plus léger le poids qui l’étouffait. La tristesse était toujours là, mais c’était moins lourd dans sa poitrine. Il comprit qu’il ne lui restait que le Seigneur Jésus seul. Entre deux sanglots, il murmura : « Oh ! mon Seigneur, je sais que tu sais. Si je pleure, c’est que j’ai du chagrin. A toi, je peux tout dire. Tu m’aimes très fort, puisque Tu as donné Ta vie pour moi. Papa et Madou m’aiment aussi. Pardonne-moi si je ne leur raconte rien, mais je crois que c’est mieux comme ça. Pour ma maman, il me semble que je l’aime quand même. Même si elle a dit… enfin… Quand tu seras redevenu le premier dans sa vie, tout changera. Oui, tout changera. Seigneur, aide-moi, s’il te plaît. Amen ».

 

Ch. 3. Quand les cœurs se refroidissent

Nadège était une belle adolescente, resplendissante de santé. Elle fréquentait le lycée de Lucène. Le programme des lycées mixtes modernes laissait du temps libre aux étudiants. Ils bénéficiaient d’heures creuses où ils décidaient soit d’étudier, soit de former des groupes et de flâner à l’intérieur de l’établissement. Parfois, ils décidaient aussi de « sécher » un cours et de quitter le lycée avant l’heure prévue. Papa n’ignorait rien de ces détails, mais il se disait : « Ce que je peux contrôler, je le contrôle. Pour ce que j’ignore, je le dépose entre les mains du Seigneur. Je ne m’en inquiète plus. Cela devient Son affaire à Lui. D’autre part, je ne peux pas la surveiller continuellement. Bientôt, elle volera de ses propres ailes et nous quittera ».
Ce que Nadège avait de commun avec son frère, c’était le bleu de ses yeux. Elle avait de beaux cheveux. Tantôt elle les nouait en une queue de cheval, tantôt elle les gardait tombant sur ses épaules en quelques volutes épaisses, tantôt elle les enroulait en un chignon de boucles drôlement haut perché. Quelle que fût sa coiffure, ses cheveux étaient toujours propres, brillants et soignés. Au lycée elle était connue pour cette particularité.
Sa mère était fière de la manière dont elle s’habillait. Tout était recherché dans sa tenue. Cependant Papa, qui n’appréciait ni les jupes trop courtes ni les robes trop serrées, depuis ces six derniers mois, l’avait parfois obligée à changer de tenue. Il le lui avait dit sans colère, mais avec fermeté.
Ce qui était important pour Nadège, c’était de faire comme les autres, d’être habillée comme les autres. Elle aurait aussi aimé pouvoir regarder à la télévision les mêmes films que les autres pour pouvoir en discuter le lendemain. Sur ce point, Papa ne badinait pas. Occasionnellement il permettait qu’elle aille pour cela chez des camarades pour suivre un programme particulier. En outre, il avait déclaré : « Le dimanche, pas de télévision ». Maman avait pleinement approuvé ce principe.
Si Nadège essayait de s’identifier aux habitudes et aux modes de son époque, elle était en même temps imprégnée de tout l’enseignement de son enfance. Elle savait que le Seigneur Jésus désire avoir la première place. Or, suivre Christ implique presque toujours de ne pas se conformer aux désirs des autres, et elle en souffrait. Nadège aurait voulu s’amuser avec ses amies, être appréciée d’elles, même si ces dernières ne reculaient pas devant quelques aventures douteuses. Toutefois, elle était convaincue que le Seigneur Jésus avait dit : « N’aimez pas le monde ni les choses qui sont dans le monde… » Elle savait que ces deux choix étaient inconciliables. Elle était secrètement tiraillée jusque dans ses fibres les plus profondes, lorsque Laurent lui annonça, avec sa conviction coutumière, que le Seigneur Jésus avait changé sa vie et qu’il s’était donné à Lui. Nadège garda le silence, mais immédiatement, en son for intérieur, elle considéra son frère comme étant dans le camp adverse. Ce fut une réaction violente et dissimulée. Elle se tut, mais elle sut qu’elle lui rendrait la vie dure. Elle trouverait le moyen de rabattre ses élans mystiques. « Et naturellement, il sera bien vu à la maison. Ce sera le petit saint de la famille qu’on va constamment montrer en exemple », pensa-t-elle.
Papa comprit que le cœur de sa fille ressemblait à un champ de bataille. Son visage fermé reflétait un combat intérieur, peut-être une défaite. Il s’efforça de l’entourer de beaucoup d’amour.
Il lui avait permis de recevoir ses amis à la maison, mais elle avait refusé son offre, elle préférait aller chez eux. Comme Papa tenait à se faire une idée de ses fréquentations, il lui avait posé quelques questions. Elle lui répondait poliment, souvent par monosyllabes et sans enthousiasme. Nadège aimait profondément son père, elle le respectait, mais elle le craignait. Elle ne souhaitait pas le contrarier, cependant elle s’arrangeait pour agir comme bon lui semblait. Claude s’efforçait de comprendre ses accès de morosité ou de gaieté forcée, mais il se sentait seul dans cette bataille. Depuis que Maman travaillait, il lui semblait que la responsabilité morale des enfants reposait sur lui et sur Madou.
Si seulement Nadège s’était complu dans la fréquentation de Madou ! Mais elle avait pris le parti de la fuir. Madou l’entourait d’une gentillesse « gênante » ; elle rejetait cette bonté comme un appât mielleux dans lequel elle resterait engluée. Entre Papa et Madou, adieu la liberté…
Claude lui avait proposé de belles randonnées à bicyclette dans la forêt de Saunoy. Jusqu’à l’automne dernier, Nadège, Laurent et Papa avaient exploré ensemble la forêt jusqu’en ses moindres clairières et taillis. Mais depuis le printemps, elle avait demandé la permission de s’évader seule sur son vélo. Papa n’avait pu le lui refuser. Il comprenait qu’à cet âge, on éprouve un besoin de solitude.
Claudine Leblanc, une camarade de lycée, était chrétienne. Jusqu’à l’année dernière, avec Nadège, elles avaient parlé le même langage, vécu les mêmes émotions quand elles avaient annoncé Christ à leurs camarades et s’étaient considérées comme liées par une solide amitié. Ensemble, pendant trois ans, avec sept autres jeunes filles et quatre garçons, elles s’étaient réunies afin d’étudier les Écritures dans un local qui leur était prêté par le lycée. Dans cette responsabilité partagée, elles s’étaient réjouies des résultats.
Or, en octobre, au moment de la reprise des activités, Claudine se retrouva seule. Nadège lui déclara qu’elle renonçait au groupe biblique. Découragée, Claudine faillit abandonner. Mais les lycéens insistèrent pour que l’heure biblique reprenne, ainsi les choses continuèrent.
A la suite de cet incident, Claudine, la fidèle amie, s’aperçut que Nadège la fuyait. Elle s’inquiéta : « Ça ne va plus, se dit-elle, mais…, est-ce que ses parents s’en rendent compte ? »
Et Maman ? Que pensait-elle de l’attitude de ses deux enfants ? Si elle constatait le relâchement de sa fille, son manque d’enthousiasme pour les activités de l’église et sa Bible toujours fermée au même endroit, elle s’en affectait peu. Une activité professionnelle intéressante dévorait une partie du temps de Nathalie et accaparait ses pensées. Insensiblement, sans être consciente du danger qui la menaçait, elle se détachait du monde des croyants et du Seigneur Lui-même. Comme elle disposait de moins en moins de temps pour visiter ceux qu’elle encourageait autrefois, elle compensait cette insuffisance en donnant beaucoup d’argent à l’église. Son travail avait élevé la famille Baudrimont au rang des personnes aisées. Nathalie faisait taire sa conscience en ouvrant largement sa bourse pour les besoins de quelques démunis. Mais le Seigneur Jésus ne voyait pas les choses ainsi. Il voulait le cœur de Maman et non ses billets de banque.
Étant devenue tiède dans son amour pour Christ, elle ne prit pas au sérieux les combats de Nadège, ni la cadence rapprochée de ses sautes d’humeur. Elle pensa : « C’est la crise de l’adolescence, ça lui passera ».
Seul Papa s’alarmait. Cependant, sa relation avec le Seigneur Jésus demeura intacte. Quand il éprouvait le besoin de Lui parler, il prenait sa Bible, s’asseyait au fond du jardin, derrière son talus, loin des regards. S’appuyant sur les Saintes Écritures, cultivant avec ferveur ses communications avec Dieu par la prière, il demandait à Dieu de le diriger au sujet des décisions à l’égard de sa famille.
Le talus de Papa consistait en un monticule recouvert de gazon, appuyé contre une tonnelle enjolivée de vigne vierge, proche du Chalet. Son talus, c’était son lieu de repos, son rendez-vous avec le Seigneur. Ou bien, lorsqu’il jugeait indispensable de s’entretenir avec une personne de confiance, il se rendait chez Madou. C’était l’amie par excellence.
En réalité, les quatre Baudrimont offraient le spectacle d’une aimable famille unie sous le regard de Dieu. Ils se rendaient ensemble au culte chaque dimanche et rien ne laissait supposer qu’une tempête sourdait dans un cœur, et que d’un autre cœur, l’amour pour le Seigneur disparaissait lentement.
Maman était parfois déroutée par les propos de Laurent. Au fil des jours, il avait eu avec Nathalie les conversations suivantes :
– Maman, si tu meurs à cinq heures, est-ce que tu sais où tu seras à cinq heures dix ?
Ahurie, Maman l’avait regardé et avait répliqué :
– Tu en as des questions bizarres ?
– Oh ! non, c’est une bonne question. Moi, je sais que je serai avec le Seigneur Jésus.
Maman était restée pensive, presque malheureuse, mais Laurent ne s’en était pas aperçu, il était retourné à ses jeux.
« Oh ! cette Madou, pensa-t-elle, elle va trop loin avec Laurent. Il ne faudrait pas qu’elle lui encombre la tête ». Seulement, Laurent se plaisait chez Madou.

– Maman, pourquoi tu ne pries plus avec moi ? demanda Laurent.
– Je n’ai plus le temps, mon chéri.
Il réfléchit un court instant, fronça les sourcils, puis il affirma avec sérieux :
– Le Seigneur Jésus a pris le temps de mourir pour nous. Madou m’a dit qu’il était resté six heures sur la croix. C’est long six heures à souffrir, tu ne crois pas ?
Il scruta de son franc regard le visage livide de sa maman. Elle murmura sans joie :
– Oui, je le crois.

– Maman, quand on ne suit pas le Seigneur Jésus, on est séparé de Lui ?
– Euh oui… soupira Maman sur ses gardes, se demandant encore une fois où il voulait en venir.
– C’est sûr, Madou me l’a dit. Ça m’a fait penser à quelque chose : dans une même famille, ceux qui vont en enfer et ceux qui vont au paradis ne se verront plus jamais ?
– Ça me semble juste.
– Alors, on a intérêt à regarder souvent le visage de la personne qu’on aime et qui sera perdue, parce qu’on ne la verra plus jamais… jamais… jamais…
– Oh ! tu penses trop ! s’affligea Maman. Va donc jouer !
Mais elle était restée malheureuse. Très malheureuse. Avait-il songé à elle, en disant cela ?

Laurent était incapable de s’en rendre compte, mais dans ses conversations, l’expression : « Madou m’a dit… » revenait trop souvent. Cela exaspérait Maman et se transformait peu à peu en une amertume grandissante. Nous pourrions nous passer d’elle, songea Nathalie. Laurent est grand maintenant et Claude pourrait très bien s’occuper des deux enfants au retour du travail. Laurent verrait Madou le mercredi, ce serait suffisant et il ne me raconterait plus des histoires trop sérieuses pour son âge ». Si elle n’avait craint de se heurter au refus de son mari, elle le lui aurait déjà annoncé. Mais un jour, elle en parlerait, elle en était certaine.
Nadège rendait la vie difficile à son frère en l’irritant presque quotidiennement. L’un des défauts de Laurent était son caractère « court ». Il revenait souvent de l’école en déclarant à Madou : « Aujourd’hui, je me suis encore mis en colère. Madou, voudrais-tu le raconter au Seigneur avec moi ? » Ensemble, ils apportaient ce problème à la croix.
Le garçon désirait remporter cette victoire sur lui-même, et avec Madou comme équipière, il luttait de la meilleure façon.
Nadège connaissait le point faible de son frère. Elle commença par mettre du désordre dans sa chambre et par subtiliser des objets de première nécessité, comme ses peintures, le livre qu’il lisait avec passion, sa lampe de poche, etc… Furibond, il entrait chez sa sœur et hurlait :
– Nadège, tu m’as encore pris ma calculatrice !
– Cherche, tu l’as mal rangée !
– Non ! Je la mets toujours au même endroit, sur mon bureau, près de la boîte à stylos.
– Eh bien, cette fois, tu te trompes. Regarde dans ton fouillis.
– Mon fouillis ! Mon fouillis ! Regarde plutôt le tien ! Laurent descendait se plaindre à Papa :
– Nadège a pris ma calculatrice.
Et Nadège criait du haut de l’escalier:
– C’est pas vrai ! Il ne sait pas chercher.
– Remonte chez toi, mon garçon. Elle ne peut pas être bien loin, temporisait Papa.
Pendant les quelques secondes où il était descendu, Nadège avait remis l’objet en place.
– Oh ! c’est toi qui l’avais prise ! Hein, c’est toi ! Tu es… Tu es…
Il suffoquait, ne trouvant pas ses mots.
– Voilà, se moquait Nadège, le petit saint de la famille s’est mis en colère !
– Oh ! s’exclama Laurent tout à coup indigné.
Et parce qu’il ne réfléchissait pas, il tombait chaque fois dans le piège tendu par cette sœur qui lui en voulait.
Une autre fois Laurent s’était appliqué à rédiger sur une feuille volante un devoir de sciences naturelles, accompagné de dessins à l’aquarelle. L’ensemble n’était peut-être pas une œuvre d’artiste, mais ce travail lui avait demandé presque trois heures. Il avait posé la feuille sur son bureau qui se trouvait juste au même niveau que sa fenêtre, puis il était descendu prendre son petit déjeuner. Nadège ouvrit la fenêtre de la chambre de Laurent et celle de sa propre chambre. Un rapide et inévitable courant d’air s’établit entre les deux pièces. L’humble chef-d’œuvre du jeune écolier s’envola vers l’extérieur, sur l’herbe couverte de rosée. Lorsque Laurent revint, ce fut le désespoir plutôt que la colère.

Laurent se précipita à la recherche de sa sœur ; lorsqu’il la trouva, elle vit le gâchis dont elle était l’auteur. Elle n’avait pas imaginé que les conséquences de cette mauvaise farce détruiraient le travail de Laurent. Elle voulait le mettre hors de lui et non l’exposer à être puni.
– Je n’ai rien touché, fit-elle sur la défensive.
– Non, mais tu as ouvert les fenêtres. Tu sais bien que tu l’as fait exprès.
Papa et Maman étaient déjà partis au travail, il lui restait un quart d’heure avant l’ouverture du groupe scolaire. Tenant d’une main son devoir trempé et délavé, de l’autre, son lourd cartable, il courut chez Madou. Il sanglota sur le bord de la table, inconsolable.
– Regarde ce qu’elle m’a fait, hoqueta-t-il.
Quand Madou comprit, à travers ses explications désolées ce qui lui était arrivé, elle prit le devoir et s’efforça de le sécher entre plusieurs buvards.
– Je vais arranger ça, dit-elle lentement.
– Qu’est-ce que tu vas donc faire ? s’étonna-t-il.
Il ne voyait pas ce qu’on pouvait arranger. Les couleurs s’étaient mélangées, et le papier ramolli semblait prêt à se déchirer.
Madou prit la feuille avec délicatesse et la mit entre deux cartons rectangulaires.
– Ce n’est pas plus laid que certaines peintures que je connais, assura-t-elle pour le consoler.
Être comparé à un peintre cubiste ne lui remonta guère le moral.
– Voilà, fit-elle gentiment, tu vas emporter ce devoir tel quel, et moi je vais écrire un mot d’excuse pour ton institutrice. Je vais lui expliquer que ton devoir est tombé dans la rosée.
– Est-ce que tu vas lui parler de Nadège ?
– Non.
– Non ! Pourquoi ?
– Il ne le faut pas, mon chéri. C’est une affaire qui doit rester entre nous. Ta grande sœur pour l’instant résiste au Seigneur. Chaque fois qu’elle essaie de te mettre en colère ou de te blesser, à travers toi, c’est au Seigneur Jésus qu’elle fait mal. C’est au Seigneur Jésus qu’elle continue de dire non. L’important c’est que tu tiennes le coup et que tu ne cherches pas à te venger.
– Je comprends ce que tu veux dire, mais c’est difficile.
– Oh, sans l’aide de notre Seigneur, c’est même impossible. Mais Il a promis qu’il n’enverrait jamais une difficulté ni un malheur que tu ne pourrais pas supporter.
Un peu rasséréné, il soupira :
– Ça c’est chic.
– Veux-tu que nous lui demandions ensemble de l’aide pour aujourd’hui ?
– Oui, c’est sûr, j’en ai besoin.
Madou pria, et les pensées qu’elle exprima en parlant à son Dieu firent beaucoup de bien à Laurent. Toutefois, il ne fut pas complètement rassuré.
Pendant qu’il cheminait vers l’école, Laurent repensa au terrible mot : « Un accident». Le terrible mot qu’il devait garder caché en lui. Sa maman… Sa sœur… Oh ! comme la journée s’annonçait mélancolique… Il se rappela que Madou lui avait dit un jour : « Quand tout va mal, essaie de commencer à louer le Seigneur. Oui, compte ses bienfaits, tu verras comme cela change les choses. C’est comme si tu disais à l’ennemi : « Tu ne m’auras pas ! »
Il y eut sur le parcours de l’école l’étrange spectacle d’un garçon qui chantait: «Compte les bienfaits de Dieu », tandis que de grosses larmes inondaient inexorablement ses joues bronzées.
Nadège fut harcelée de remords tout le jour, mais elle ne fit aucune démarche en vue de s’excuser auprès de son jeune frère.

Ce mardi après-midi, Laurent s’entraînait au foot sur le terrain du village voisin. Le moniteur emmenait chaque mardi cinq ou six garçons sur le lieu du match. Ils traversèrent à bicyclette la bourgade d’Allorne, qui comportait une rue unique avec quelques commerçants, dont un café-bureau-de-tabac. Que vit-il à la terrasse du café, assise en compagnie de garçons et de filles de son âge, s’esclaffant, buvant et fumant ? Sa propre sœur, Nadège ! Il fut saisi d’une si forte émotion, qu’il dérapa et fit une chute à quelques mètres de sa sœur. Cette dernière devint pâle et figée comme une statue, fixa son frère quelques secondes et lui adressa un sourire qui ressemblait à un rictus.
Laurent se releva. Il ne put s’attarder parce que les garçons de son groupe l’attendaient. Il repartit comme s’il venait d’être assommé par le rude coup de poing d’un invisible ennemi. Son père croyait que Nadège était chez son amie Claudine Leblanc, en train de réviser des mathématiques. Elle fumait et elle avait menti. Il se sentit tout à coup privé de pensée. Il ne savait plus où il en était. Il joua très mal et l’entraîneur le gronda vertement. Alors, Laurent lui demanda la permission de rentrer chez lui, et cela lui fut accordé sans difficulté.
Il ne se précipita pas chez Madou, il s’engouffra dans l’ombre d’un frais sentier de la forêt de Saunoy, posa son vélo contre un talus, s’assit dans les graminées et se mit à réfléchir. Il était anéanti ! Son cerveau continuait à mal fonctionner. Il lui fallut un moment avant de commencer à penser raisonnablement. Il sentait que sa famille courait un grand danger. Quelque chose était en train de détruire la paix de leur foyer. Il ne savait que faire…
Il pouvait raconter à Madou les agaceries de la vie quotidienne auxquelles sa sœur le soumettait, les vilains tours qu’elle lui jouait, mais pas cela ! Ce fut comme le terrible mot ?? . Les yeux secs, le cœur résolu, il décida qu’il ne dirait rien à Madou. Mais alors, à qui se confier ? Il avait vraiment envie d’en parler à quelqu’un… c’était trop lourd à porter seul.
Il revoyait le sourire figé de sa sœur. La stupeur les avait tous les deux paralysés, et il ne pouvait oublier ces quelques secondes angoissantes. Oui, avec qui pourrait-il partager les tribulations de ces derniers jours, et en particulier celle d’aujourd’hui ?
Oh ! Claudine ! Il avait trouvé ! C’était à Claudine Leblanc qu’il allait confier son désarroi.
Laurent enfourcha son vélo et partit tout droit vers la demeure de l’adolescente.
Claudine lui ouvrit la porte avec un large sourire. C’était une brunette un peu forte et communicative.
– Laurent ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Je n’ai pas souvent le plaisir de ta visite.
D’un bloc, sans préambule, il déversa un flot de paroles. Comme un torrent, les mots coulèrent, et ce fut une véritable libération que d’extérioriser son tumulte intérieur. Le poids très lourd qui écrasait sa poitrine devint supportable.
– Nadège… elle est assise au bistrot d’Allorne… Elle rit et elle fume avec des garçons et des filles.
– Aïe… aïe… mauvais ! répliqua Claudine.
– Elle avait dit à Papa qu’elle était partie réviser ses mathématiques chez toi !
– Il n’en a jamais été question.
Monsieur et Madame Leblanc, les parents de Claudine, arrivèrent dans la pièce où le garçon essayait de faire le récit de ses ennuis.
Ils virent immédiatement qu’il se débattait avec un problème, et, en quelques mots, Claudine leur résuma la situation.
– Assieds-toi, mon petit, dit Madame Leblanc gentiment. Je vais t’apporter de l’Orangina. Si j’ai bonne mémoire, je crois que tu aimes ça.
Il fut alarmé. Il ne s’attendait pas à ce que les parents de Claudine soient mêlés à cette affaire.
– Dites, vous ne raconterez à personne que je suis venu vous voir ? Ni rien à Nadège? Je l’aime bien ma sœur. Monsieur Leblanc le rassura.
– Sois tranquille mon garçon. Ce que nous voulons, c’est te consoler et chercher ensemble comment aider Nadège. Le Seigneur va nous donner une idée.
– Ça, je voudrais bien ! fit-il d’un air drôle, malgré son souci. Ma tête a perdu ses idées aujourd’hui. Elle est comme une bouteille vide.
Claudine intervint :
– As-tu reconnu ceux avec qui elle était ?
– Non, tout s’est passé trop vite. Je filais en vélo pour aller au foot. Je n’en ai reconnu qu’un seul, le grand Étienne.
– Aie… mauvais… Il fume du Hasch celui-là (Haschisch : résine extraite du chanvre indien. Lorsqu’on la fume, son usage prolongé produit un état de dépendance).
– Tu en es sûre ? s’enquit Madame Leblanc.
– Oui. La police est déjà venue. Le directeur est contrarié, il craint que le lycée perde sa bonne réputation. Étienne ne s’est jamais fait prendre, mais il vaut mieux ne pas fréquenter ce garçon-là.
– Oh ! j’espère que ma sœur ne fume pas ce truc ! Je voudrais tant qu’elle vienne au Seigneur… et ma maman aussi.
– Ta maman aussi ! s’exclama Claudine au comble de l’étonnement.
– Je vois ce qu’il veut dire, assura Monsieur Leblanc. Ta maman appartient toujours au Seigneur, mais son cœur s’est refroidi. Elle n’a pas perdu son salut, mais elle a perdu la joie du salut. Écoute bien ce qui est écrit au Psaume 51, en te souvenant que David était un roi fidèle. Mais un jour il a fait quelque chose de très mal, quelque chose qui a déplu à Dieu, et voilà ce qu’il a écrit.
Monsieur Leblanc prit sa Bible et lut au verset 14 : « Rends-moi la joie de ton salut, et qu’un esprit de franche volonté me soutienne ».
Laurent demanda :
– Est-ce que ma maman était joyeuse avant ma naissance ?
– Euh… oui… répondit Madame Leblanc, un peu surprise. Pourquoi me demandes-tu cela ?
– Oh, pour rien… Et Nadège, est-ce que je dois en parler à mes parents ?
– Attendons un peu, conseilla Monsieur Leblanc. Aussi longtemps qu’elle vient au culte, il y a de l’espoir. Laissons passer ce dimanche. Ta grande sœur a de la sympathie pour moi. Souvent nous plaisantons ensemble. J’essaierai de lui parler. Tu es d’accord ?
Il soupira un oui reconnaissant.
Claudine fit remarquer :
– Nadège est devenue dure envers toi. Nous nous en apercevons…
Il l’interrompit avec conviction :
– Madou m’a expliqué pourquoi, c’est parce qu’elle dit non au Seigneur Jésus qu’elle m’en veut. À travers moi, elle voit Jésus, et ça la dérange. Madou m’aide à tenir le coup.
– Alors, continue d’écouter Madou, ajouta Monsieur Leblanc. Pour toi et pour nous tous, elle est une mère selon le cœur du Seigneur Jésus. Si tu savais comme nous l’aimons.
– Je suis content que vous l’aimiez, murmura-t-il. Oui, je suis content.
Et il fut au comble du contentement, quand Monsieur Leblanc proposa de prier. Tous les quatre inclinèrent leur tête, et le garçon pensa : « Il y a longtemps que nous n’avons pas prié ensemble, tous les quatre à la maison, comme ici ! »

Nadège attendit Laurent au comble de l’angoisse. Elle se disait : « C’est son tour maintenant de se venger. Il aura tout raconté à Papa et à Madou ».
Elle s’était réfugiée dans sa chambre, au premier étage. Elle distingua un murmure confus de voix : il s’agissait d’une conversation entre Papa et Laurent. Cela durait trop longtemps à son gré. Elle avait beau tendre l’oreille, elle ne comprenait pas ce qu’ils disaient. Puis, elle entendit Laurent monter. Elle vint le trouver dans sa chambre et lui demanda :
– Est-ce que tu en as parlé à Madou ?
– Non.
– Et à Papa ?
– Non.
– Vas-tu leur en parler ?
– Non.
Nadège savait qu’elle pouvait compter sur la parole de son frère.
– Je te remercie.
– Faut pas me remercier…
Il détourna son regard de celui de sa sœur. Cette situation le gênait. Il pensa : « Elle va peut-être croire que je suis d’accord ».

Laurent lui demanda, comme une faveur :
– Je voudrais être tout seul. S’il-te-plaît, va dans ta chambre.
– Bon.
Elle se retira sans bruit. Il y avait de la tristesse dans l’air. Il sentait qu’il aurait dû dire autre chose, mais les mots n’étaient pas venus.
Cet événement eut lieu le mardi 30 juin, la veille du hold-up au Crédit National Agricole.

Ch. 4. La nuit la plus longue

Dès que les gangsters eurent effectué leur rapide départ terrifiant, le directeur du Crédit National Agricole avertit la police. L’employée, qui sous la menace du revolver avait dû vider la caisse et les coffre-forts, faisait une crise de nerfs. Il fallait lui prodiguer des soins. La prise d’otages étreignait les cœurs et commençait à alimenter les conversations. Après la paralysie de la peur, les langues se déliaient et le ton montait maintenant dans l’agence de la banque. Les employés connaissaient Madeleine Tessier, c’était une cliente habituelle.
– Y a-t-il des membres de la famille à avertir ? demanda l’un des policiers.
– Non, elle est seule, répondit un homme.
– Vous faites erreur, rectifia la secrétaire, en sortant un dossier, elle a une fille dans le sud de la France. Toutes les indications sont inscrites ici.
L’officier nota l’adresse et le numéro de téléphone de la fille de Madou.
– Et l’enfant, est-ce que c’est son petit-fils ?
– Non, je ne crois pas, répondit la jeune femme. C’est peut-être un garçon qu’elle garde. Je sais qu’il s’appelle Laurent et qu’il s’intéresse aux ordinateurs. Il m’a posé des questions sur le mien. Il m’a confié que sa maman en avait un, qu’il servait à toute la famille, sauf à sa grande sœur.
L’un des agents dit :
– Le mieux serait d’aller interroger les voisins de Madame Tessier.
De leur voiture stationnant devant la banque, les policiers appelèrent le commissariat afin que l’on téléphone à la fille de Madou. Ce serait une nouvelle douloureuse, mais, d’une part, il fallait le faire, d’autre part, cette personne pourrait sans doute donner des indications sur le jeune Laurent.
Ils attendirent un long moment. La communication avec Marianne, la fille de Madou, n’avait pas été facile. Il y avait eu des larmes, de l’affolement, des questions et la crainte planait maintenant sur la famille. Elle savait seulement que le jeune Laurent s’appelait Baudrimont, et que le papa travaillait dans une compagnie maritime. Les agents de la force publique revinrent à la banque où l’on « interrogea » le minitel (Minitel : système d’ordinateurs employé par le réseau téléphonique des Postes. Il transmet aux usagers les renseignements qu’ils demandent).
Enfin, l’adresse et le numéro de téléphone leur furent indiqués. Pendant ce temps, les heures s’écoulaient.
Nadège était allée à sa leçon de piano, et Claude Baudrimont s’en fut directement chez Madou. Il comptait deviser un moment avec elle. Étant un habitué de la maison, il pénétra dans le jardin, et pour s’occuper enleva les mauvaises herbes d’une allée. Lorsque Madou s’absentait avec Laurent et qu’elle risquait de rentrer plus tard, elle téléphonait à Claude à son lieu de travail. Au bout d’une demi-heure, l’absence de son amie le surprit. Il se dit : « Je vais aller voir chez nous. Elle a peut-être téléphoné à la maison, et Nadège a peut-être laissé une note ». Cela faisait beaucoup de «peut-être », mais il valait mieux se renseigner.
Lorsqu’il arriva chez lui, il s’empressa de regarder sur son bureau, à l’endroit où, à l’ordinaire, se trouvaient les messages. Il n’y avait rien. Avant qu’il ait eu le temps de se perdre en suppositions, deux hommes en civil sonnèrent à la grille, tandis qu’une voiture de police se garait en retrait.
– Excusez-nous, Monsieur. Je me présente : Monsieur Belmont, commissaire de police, et Monsieur Denis, mon adjoint.
– Bonjour Messieurs, veuillez entrer.
D’abord Claude garda son calme, puis un soupçon d’inquiétude le traversa. Il demanda soudain :
– Que se passe-t-il ?
– Vous n’avez pas entendu parler du hold-up au C.N.A. de Lucène ?
– Non, je rentre du travail. Mais en quoi suis-je concerné?
– Votre fils et Madame Tessier s’y trouvaient. Ils ont été pris en otages.
– Pris en otage ! s’exclama Claude, comme s’il n’y croyait pas, ou comme si cette catastrophe concernait quelqu’un d’autre.
Il écouta muet les explications du commissaire : « Tout s’était passé très vite, le butin s’élevait à six cent mille francs, les employés de l’agence avaient été terrifiés, les truands s’étaient enfuis en braquant une arme sur Madou etc… ». Les deux hommes parlaient sans précipitation, et Claude écoutait… écoutait en les fixant d’un regard incrédule. Enfin, il murmura :
– Madou ! Laurent ! Pourquoi eux ?
– Je n’en sais rien, admit le commissaire. Claude commençait à réfléchir :
– Vraisemblablement, ils ne demanderont pas de rançon puisque leur casse a réussi.
– Non, ils les ont pris pour couvrir leur fuite.
Il y eut un silence, pendant lequel Claude se dit : « C’est inquiétant, mais mon Père est au courant. Oui, mon Père céleste est au courant…» et cette glorieuse certitude lui remit tout à coup les idées en place. Il orienta lui-même la conversation :
– Écoutez Messieurs, vous annoncez à un père la nouvelle la plus alarmante qui soit, mais je crois en Dieu, et il n’arrivera rien à mon petit garçon ni à Madame Tessier sans qu’Il le permette.
Ses deux interlocuteurs se regardèrent, médusés. Monsieur Baudrimont ne donnait pas l’apparence d’un illuminé. Il parlait calmement. Pas de crise de nerfs, ni de reproches cinglants envers la police, comme cela arrivait parfois. Les renseignements leur avaient appris qu’il était ingénieur quelque part dans une compagnie maritime, donc, ils n’avaient pas à faire à un simple d’esprit. Ce fut encore Claude qui dissipa la gêne en ajoutant :
– De votre côté, je suis convaincu que vous allez faire le maximum pour les retrouver. Est-ce que vous avez une piste ?
– Pas encore Monsieur, mais nous mettons tout en œuvre pour…
Claude l’interrompit :
– Je m’en doute. Qu’allez-vous faire vis-à-vis des médias ?
– Notre décision est de garder le silence. Êtes-vous d’accord ?
– Tout à fait.
– Il se pourrait que nous ayons affaire à des individus qui s’attendent à ce qu’on parle d’eux à la télévision. Si c’est le cas, notre silence va les déconcerter.
Monsieur Denis, l’adjoint du commissaire, ajouta :
– Nous nous sommes fixés quarante-huit heures sans publicité, pendant ce temps nous intensifions nos recherches.
– C’est impératif, approuva Claude. Il s’agit tout de même de personnes dangereuses, puisqu’elles ont réussi leur coup, et que ceux que nous aimons se trouvent actuellement sous la menace de leurs armes.
– C’est vrai. L’un de nos hommes interroge les clients du bar d’en face. Le seul renseignement que nous possédons concerne la camionnette blanche aux rideaux marron.
– C’est un début, fit Claude, encourageant.
– Au fait, demanda le commissaire, est-ce que Madame Tessier se rendait chaque mercredi à la banque ?
– Oui.
– Est-ce que quelqu’un d’autre était au courant de cette habitude ?
– A part notre famille et peut-être quelques voisins, je me demande qui s’inquiétait de cela ?
– Après tout, lorsqu’on est armé, on peut se permettre de choisir n’importe quel otage, et les truands les prennent au hasard, répliqua le commissaire.
Ce détail ne semblait pas important.
Claude Baudrimont se permit de congédier ses visiteurs en ces termes :
– Ma femme sera bientôt de retour, j’aurais aimé être seul avec elle.
– Oui, nous comprenons.
Les deux hommes promirent de rester en relation avec la famille Baudrimont et l’on se sépara sur une poignée de main qui se voulait rassurante.
Le commissaire revint sur ses pas et demanda à Claude qui se tenait debout près de la grille :
– Au fait, vous ne voyez aucun inconvénient à ce qu’on mette votre téléphone « sur écoute ? »
– Je suis d’accord, mais dans l’immédiat, pouvons-nous éviter de le dire à ma femme ? Elle sera tellement bouleversée par cette affaire.
– Pas de problème.
Il plana un étrange silence lors du retour du commissaire et de son adjoint. Un homme de l’envergure de Monsieur Baudrimont qui croyait en Dieu, cela aussi, c’était une énigme.
« Seigneur, murmura Claude, quel que soit l’endroit où se trouvent Laurent et Madou, ils sont sous Ta garde. Je ne comprends pas ce que tu veux me dire à travers ce malheur, mais je veux Te faire confiance. Visite-les en ce moment. Fais-leur du bien, mon Père céleste… ». Puis, il continua un long moment à prier intérieurement, comme s’il répandait son cœur devant Dieu. Il fallait qu’il soit de taille à affronter la douleur de ses deux bien-aimées lorsqu’elles arriveraient. Il réclama le calme pour lui-même, le calme et la capacité de les encourager. Les heures à venir allaient être longues, très longues…
Lorsque Nathalie arriva, une profonde détresse s’empara d’elle. C’était si dur. Son garçon… Son petit garçon… Elle l’aimait tant ! … Depuis sa conversion, il lui avait dit, avec une franchise et un à-propos déconcertants, des vérités qui tourmentaient son cœur en cet instant. Les paroles lui revenaient en mémoire avec une incroyable netteté, comme si elles s’inscrivaient sur un invisible écran devant ses yeux.
Nathalie voulut entendre la voix du commissaire et lui parla au téléphone. Elle espérait qu’il lui apprendrait déjà la découverte d’une piste.
Puis sa peine se changea en une tristesse quasi silencieuse. Assis tous les deux dans le salon devant le téléphone, ils étaient à l’écoute du moindre appel. Maman, appuyant sa tête sur l’épaule de Papa versait des larmes sans révolte ni amertume.
– Te souviens-tu, fit-elle lentement, il disait : « Quand Jésus sera redevenu le premier dans ta vie… »
– Oui, je me souviens. Peut-être que vous devrez vous entendre là-dessus, quand il sera de retour.
Elle soupira :
– Quand il sera de retour… Puis les larmes redoublèrent.
A ce moment-là Nadège fit une entrée fracassante. Son arrivée tumultueuse balaya le salon à la manière d’un ouragan.
– Papa ! Maman ! Kidnappés ! Ils ont été kidnappés ! Mais c’est « complètement dingue » !
Elle gesticula bruyamment, arpenta la pièce en tous sens, et déplaça des objets sans raison évidente. Ses mains tremblaient, et elle parlait sur un ton aigu, qui passait d’un état belliqueux à celui du larmoiement.
Maman la regardait s’énerver et divaguer toute seule, sans intervenir, plutôt accablée par sa propre peine que par l’état démentiel de sa fille. Papa essaya de calmer Nadège avec des mots. Il lui parla de la visite du commissaire et du fait que ce dernier s’était demandé si d’autres personnes étaient informées que Madou et Laurent se rendaient à la banque chaque mercredi. Cette information anodine plongea Nadège dans une colère folle, et redoubla son excitation. En fait, derrière ses cris, elle cachait une peur incommensurable. Elle se culpabilisait à cause des tourments qu’elle avait infligés à son frère depuis une année, et à cause des réflexions du commissaire. Pourquoi avait-il demandé cela ?
Claude pensa : « Cette situation est intenable, je vais y remédier ». Il monta à l’étage supérieur et appela le médecin de famille, un homme d’âge mûr que Nadège respectait et craignait un peu. Elle avait été soignée par lui dès leur arrivée à Lucène. Dans la demi-heure qui suivit, après avoir examiné l’adolescente et parlementé avec elle, il la convainquit de prendre un des calmants qu’il avait en réserve dans sa trousse.
Le cher homme ayant été averti de la terrible nouvelle par la rumeur publique se mit à la disposition de la famille Baudrimont. Elle pouvait l’appeler à n’importe quel moment.
Le téléphone sonna. Les croyants de l’église leur firent savoir qu’ils s’étaient réunis. Ils avaient tout laissé, famille, amis, occupations, et ils se retrouvaient pour prier. Claude en fut si touché qu’il demanda doucement à sa femme :
– Maman, viens leur dire un mot.
– Je vous remercie, fit-elle presque bas. Je vous remercie, parce que vous faites ce qu’il y a de mieux.
La douleur la rendait plus humaine.
Là-haut, Nadège s’endormait.

Sortant de sa torpeur lancinante, tout à coup Maman s’exclama :
– Claude ! et le diabète de Madou sans médicaments, elle court un grave danger !
– J’y ai pensé, ma chérie. Madou m’a affirmé qu’elle ne sortait jamais sans ses remèdes. Elle a en permanence une réserve sur elle. Ce que nous ignorons, c’est l’importance de sa réserve et nous ne connaissons pas le degré de son mal.
– Non. Elle parait alerte et nous n’avons jamais entendu parler de malaises sérieux ou de coma, ajouta Nathalie pour se rassurer.
– C’est vrai. Il faut dire que Madou est très discrète quant à ce qui la concerne. Pour l’instant, assumons l’heure présente, cela suffit.
– Chérie, je m’absente un instant, je vais fermer le portail à clef, dit Claude.
– Oui, va, acquiesça Nathalie.
« Une soirée délicieuse, pensa Claude, le fond soyeux du ciel, avec ses tons dégradés orange au couchant, est admirable, et un parfum de chèvrefeuille flotte dans l’air. Dommage que nous vivions un tel drame… ».
Pendant sa courte absence le téléphone sonna et Nathalie répondit.
– Allo ! c’est le papa de Claudine à l’appareil. Nous venons vous assurer que nous sommes de tout cœur avec vous, et que nous partageons cette grande épreuve de la manière que vous savez.
– Oui, merci, murmura Nathalie.
Claude revint et entendit la suite de la conversation.
– Je vais vous passer Claudine.
L’adolescente demanda :
– Est-ce que je pourrais parler à Nadège ?
– Ce n’est pas possible, Claudine. Le docteur lui a donné un calmant et elle dort.
– J’aurais voulu lui dire… lui dire que je l’aime et que je suis toujours son amie.
– Bien sûr Claudine, nous n’en doutons pas.
Claudine, déçue de ne pas pouvoir parler avec sa camarade ne sut que dire. Dans sa confusion, elle lança une phrase regrettable :
– Hier, nous avons eu la visite de Laurent.
– Ah oui ? sursauta presque Nathalie, mais, que venait-il faire chez vous ?
« Patatras ! j’ai dit une bêtise, pensa Claudine, j’aurais dû me taire ». Elle lança à son père un regard désespéré. – Il venait… il venait…
Monsieur Leblanc mit un bras sur l’épaule de sa fille et reprit la communication.
– Nathalie, pardonnez-moi de vous peiner davantage, mais votre cher Laurent était en souci pour vous.
– Pour moi ! Comment cela ?
– Il avait peur que vous n’ayez pas mis votre vie en règle avec le Seigneur. Je l’ai rassuré en lui affirmant que vous n’aviez pas perdu votre salut, mais la joie de votre salut. Nous avons lu ensemble le verset 12 du Psaume 51, et nous avons prié.
Elle balbutia d’une voix à peine audible :
– Oh ! c’est vrai ?
A son tour Claude prit le combiné. Ils se parlèrent d’homme à homme, tandis que sa femme sanglotait effondrée, près de lui.
– Merci de nous avoir dit la vérité, Monsieur Leblanc.
– Pourtant, ce n’était pas le moment de vous accabler avec cela, excusez-nous.
– Je crois que nous préférons le savoir. Est-ce que notre Laurent vous a quittés réconforté ?
– Tout à fait, Claude, oui, tout à fait.
– Merci ! mes chers amis.
– Nous allons rejoindre ceux qui se sont réunis pour prier, maintenant, même s’il faut y passer une partie de la nuit.
– Dites-leur à tous que nous sommes tellement touchés… Quel privilège de savoir que l’on a une véritable famille sur laquelle on peut compter.
Après les salutations courantes, les deux hommes arrêtèrent la communication.
Tandis que Maman exhalait son désespoir près de Papa qui s’efforçait de la consoler par son silence bienveillant, de son côté, Claudine murmura :
– Papa, je te demande pardon d’avoir dit n’importe quoi.
– Écoute ma chérie, lorsque nous nous efforçons de Lui être fidèles, Dieu répare nos erreurs. Maintenant que cela a été dit, Il va le changer en bien.
Madame Leblanc ajouta :
– Peut-être que Nathalie avait besoin de l’entendre. Qui sait ?
Au moins, ils n’avaient pas parlé de Nadège.

Madou ne dormait pas, et elle ne cherchait même pas à dormir, elle savait que ce serait « une nuit blanche ». Elle se releva sans bruit pour entr’ouvrir les volets, la chaleur était suffocante et elle manquait d’air. Ceux de dessous ne dormaient pas non plus, des éclats de voix parvenaient jusqu’à elle. Vraisemblablement, ils se disputaient. Le jeune Jo lui faisait de la peine, il semblait moins endurci que les autres. Quelque chose l’attirait vers ce jeune homme à cause de la phrase qu’il avait prononcée : « Il me semble que j’entends mon père… ». La Bible n’était pas un livre inconnu pour lui. Elle pria plus intensément pour Jo que pour le reste du groupe. Et comme le temps s’écoulait lentement, chaque fois que le nom d’un des amis de l’église lui venait à l’esprit, elle parlait d’eux à son Père céleste. Elle ignorait qu’à cette heure même, eux aussi s’étaient réunis et faisaient monter vers le ciel leurs ferventes requêtes.
Vers une heure du matin, la respiration régulière de Laurent changea de rythme, et il se retourna plusieurs fois. Comme il ne bougeait plus, Madou eut l’impression qu’il s’était rendormi, mais il n’en était rien. Après une dizaine de minutes, elle se rendit compte qu’il pleurait. Elle lui murmura des consolations tendres.
– Je ne voulais pas te réveiller, dit-il, en s’excusant.
– Je ne dormirai pas cette nuit, tu sais.
– Madou, c’est parce que tu penses trop toi aussi, que tu ne dors pas ?
– C’est vrai.
Comme elle le connaissait bien, elle s’enquit :
– Toi, tu ferais mieux de me dire ce qui te tourmente. Il n’y a pas de secret entre nous, d’habitude.
– Madou, peut-être qu’on va mourir.
Elle réfléchit un long moment :
– Ce n’est pas impossible. Ces gens-là sont capables de tout. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux s’y préparer ?
Il devait avoir songé à cette éventualité. Il répliqua le cœur lourd :
– Ce n’est pas de mourir qui me fait peur, puisque je vais rencontrer le Seigneur Jésus, mais c’est de mourir en sachant que ma maman ne m’aime pas.
– Qu’est-ce que tu dis ! Laurent, tu as perdu la tête ! C’est horrible !
– J’m’en doutais que tu ne me croirais pas. Pourtant, c’est vrai !
– Voyons Laurent, tu me dis des choses affreuses !
– Oui… Ce serait mieux de pas le savoir.
– Laurent, mon petit, je vais essayer de comprendre. Est-ce que je ne suis pas ton amie de toujours ? Si tu m’expliquais comment tu t’es aperçu de cela.
– Je ne m’en suis pas aperçu, je l’ai entendu. Elle le disait à quelqu’un.
– Je sais que c’est pénible pour toi, mais pourrais-tu te souvenir de ses paroles exactes ?
Il émit un long soupir douloureux, gonflé de restes de sanglots :
– Comme si je pouvais l’oublier ! Un jour, elle parlait avec Martha. Elle lui a dit que quand je suis né, elle ne m’attendait pas, que j’étais un accident !
Madou lui pressa la main. Ce garçon-là avait plutôt un caractère déterminé, un raisonnement mûr pour son âge. Il ne semblait pas avoir inventé de tels propos.
– Laurent, est-ce que tu te serais trompé de mot ?
– Oh ! non… Un accident ! ce n’est pas compliqué à comprendre.
– Et tu es resté malheureux tout ce temps, sans rien me dire ? Est-ce que je ne suis pas ton amie ? Tu n’en as jamais parlé à ta sœur ?
– Non, pas à elle, pas à Nadège !
C’était une nuit claire, traversée de murmures et de bruissements. Une belle nuit d’été. Ils entendirent au loin le hululement d’un hibou. En temps normal, Laurent aimait le cri mystérieux de l’oiseau, mais en cet instant, il frémit et entoura Madou de ses bras. Cette dernière pensa : « En effet, Nadège a bien du mal à diriger sa barque, elle ne peut rien pour son frère ».
Et comme c’était l’heure de vider son cœur, sans doute à cause de leur exceptionnelle séquestration, Laurent avoua :
– Hier, Nadège était au café d’Allorne. Elle riait et fumait avec ses copains.
Madou se redressa et s’appuya sur son coude :
– C’est vrai, Laurent ?
– Oui, c’est vrai. Je ne voulais pas faire de chagrin à Papa, alors, je suis allé en parler à Claudine.
– Eh bien, en voilà une nuit dont on se souviendra. Tu m’en apprends des choses…
– Si le Seigneur ne nous prend pas avec lui, c’est sûr on s’en souviendra !
Madou était triste en pensant à Nadège.
– Avec les parents de Claudine, reprit Laurent, on ne s’est pas laissé abattre. On a beaucoup prié en disant tout au Seigneur. Claudine a peur pour Nadège, parce que parmi ses copains, il y en a au moins un qui se drogue.
– Quelle affaire ! balbutia son amie.
– Madou, je t’ai tout dit, il n’y a plus de secret entre nous, et ça me soulage, tu sais.
Malgré l’horreur de leur situation, il se sentait plus léger.
– Laurent, proposa Madou lentement, je voudrais que dès maintenant tu ne sois plus en souci pour ce que tu m’as dit au sujet de ta maman. Je te crois, mais je crois aussi que quelque part un détail t’a échappé. Si seulement tu m’en avais parlé !
– Je ne voulais pas que quelqu’un pense du mal de ma mère, même pas toi.
– Tu es un bon fils, Laurent.
Ces paroles tendres lui embrouillèrent encore les yeux. Et puis, ils étaient là, impuissants, entre les mains de truands…
– Il y a plein de choses dans cette vie que nous ne comprenons pas. Le Seigneur n’est pas obligé de tout nous expliquer, la seule attitude qu’Il demande de nous, c’est une entière confiance.
– Ça oui.
– En ce moment nous aimerions comprendre pourquoi Il a permis que nous nous trouvions ici. Nous ne saisissons pas. Et pourtant cela a sans doute un sens, le Seigneur ne se trompe jamais dans ce qu’Il fait. Tu te souviens du verset de Romains 8. 28.
– Pas vraiment. Je me souviens seulement de sa signification: le bon comme le mauvais, c’est pour notre bien, mais seulement si on L’aime.
– Tu en as retenu l’essentiel, en tout cas.
– Je me demande ce que font mon père et tous mes amis ?
– Je suis sûre que là-bas, à Lucène, beaucoup prient pour nous, à commencer par tes chers parents.
– Maman n’avait plus le temps de prier avec moi, peut-être qu’en ce moment elle le regrette très fort.
– Mon chéri, je suis certaine aussi que, dans son cœur, elle a déjà recommencé, et que ton papa est d’un grand secours pour elle.
Sur ces paroles réconfortantes, à l’heure où les lueurs de l’aube s’infiltrent à l’horizon, il replongea de nouveau dans le sommeil. Néanmoins, tandis que ses paupières s’alourdissaient, il murmura :
– T’as vu le Jo, il a louché en direction de ta Bible.
Au matin, Madou s’administra son avant-dernière dose d’insuline. La prochaine serait pour ce soir. Après cela, elle risquait le malaise, et peut-être pire… Elle murmura : «Seigneur, je vais avoir une décision à prendre, j’ignore laquelle. Je sais que je suis en danger, mais je suis en même temps entre Tes mains. Il faudrait que je tienne le coup pour ce petit. Quelqu’un a dit que la sécurité, ce n’était pas l’absence du danger, mais la proximité de Jésus. Oh ! Seigneur, Tu es si proche, si proche qu’il me semble que je pourrais presque Te toucher. C’est Toi ma sécurité. Merci ».

Deux sachets de poudre blanche

Les commissaires Belmont et Denis sonnèrent chez la famille Baudrimont dès le début de la matinée. Monsieur Belmont convainquit Papa et Maman de l’utilité de laisser près d’eux en permanence son adjoint Monsieur Denis, et de poster quelques agents de la force publique aux abords de la maison. Il tenait à faire respecter leur vie privée, à les protéger des journalistes entreprenants qui ne tarderaient pas à se manifester, la rumeur publique allant bon train, ainsi que des curieux indélicats ou des consolateurs fâcheux.

– Mais nous ne pouvons pas vivre complètement coupés de nos vrais amis, protesta Nathalie.
– Eh bien, vous nous les indiquerez au fur et à mesure. Nous sommes à la recherche de la moindre erreur des ravisseurs, ou du moindre indice. Nous ne pouvons pas négliger la surveillance de votre maison, ni de celle de Madame Tessier.
Maman adressa un pauvre sourire à Papa. Ces précautions lui paraissaient ridicules. Quels indices pouvaient-ils trouver chez Madou, une personne aussi discrète et aussi peu préoccupée des faits divers d’une société en effervescence… ?
Papa octroya son bureau à Monsieur Denis avec toute possibilité de faire usage du téléphone et de se livrer à ses occupations de surveillance.
Chacun de leur côté, Nathalie et Claude téléphonèrent à leur employeur. Ils expliquèrent que pour une raison impérative ils avaient besoin de quarante-huit heures de congé. Ils demandaient à prendre ces deux jours sur le temps de leurs vacances. Ils s’excusaient de ne pas pouvoir donner plus de détails, mais ils le feraient dès que ce serait possible. On leur accorda ce qu’ils demandaient.
Souvent, Nathalie observait Claude. Elle avait tant de choses à lui dire. Pendant cette nuit, des anxiétés et des déchirements l’avaient complètement brisée. Elle avait intensément réfléchi. Elle voulait lui expliquer tout ce qui lui broyait le cœur, et les décisions qu’elle avait prises.
Cet homme, le père de ses enfants, gardait en Jésus Christ une confiance inaltérable, même quand la barque de la famille commençait à sombrer. Et quel naufrage ! Son fils bien-aimé, prisonnier d’hommes cruels, une fille dont elle ignorait les fréquentations et qui ne devenait aimable que pour lui soutirer de l’argent.
Nathalie n’osait pas encore s’adresser à son mari. Elle pensait : « Claude imaginera que je dis n’importe quoi parce que je souffre. Il supposera que lorsque tout ira bien, je ne tiendrai pas mes promesses. J’ai peur qu’il pense mal de moi. C’est lâche de rechercher Dieu seulement dans les jours mauvais. Peut-être serait-ce mieux d’attendre… »
Le téléphone sonna. La fille de Madou venait aux nouvelles. Or, il n’y avait aucune nouvelle à donner. Claude essaya de l’encourager et lui promit de la tenir au courant des événements.
– C’est étrange, s’étonna Nathalie, elle ne s’est même pas inquiétée de la maladie de Madou !
– Peut-être qu’elle n’en sait rien.
– Comment est-ce possible ?
Papa s’assit sur le bras du divan.
– C’est possible ma chérie. La fille de Madou est mariée avec un athée. Ils lui ont interdit l’entrée de leur maison aussi longtemps qu’elle leur parlerait de « son Jésus».
– Oh !
– Nathalie, le Seigneur l’a annoncé. « Tous ceux… qui veulent vivre pieusement dans le Christ Jésus seront persécutés », et la persécution commence souvent dans sa propre famille.
Papa caressa les cheveux de Maman. Sa gorge était terriblement serrée, avec un sanglot retenu en pensant à la fidélité de Laurent.
– Je me demande s’il existe beaucoup d’enfants comme notre Laurent en ce monde, préoccupés par le salut d’un père ou d’une mère, dit Claude pensivement.
– Je n’en suis pas sûre, affirma Maman, qui avait dû se souvenir de toutes les paroles de son fils pendant sa longue nuit de tourments.
Puis elle se leva et commença à arpenter la pièce. Papa la regarda aller et venir. Il lui connaissait cet air subitement résolu, ce froncement des sourcils, ce menton obstiné. Il savait qu’elle avait quelque chose d’important à annoncer.
– Claude, tu vas trouver que c’est lâche de crier à Dieu dans un moment pareil. C’est l’appel de détresse. J’ai toujours été opposée à l’idée qu’on ne se tourne vers le Seigneur que dans les situations désespérées.
– Attends ! attends ! pas si vite ! Écoute un peu ce qui est écrit :
Papa prit sa Bible et lut : « Alors ils crièrent à l’Éternel dans leur détresse, et il les délivra de leurs angoisses ». Ce verset est répété plusieurs fois dans le Psaume 107. As-tu oublié les compassions de notre Dieu ?
C’était cet encouragement que Nathalie attendait.
– Dans ce cas, toi aussi, écoute. Cette nuit, j’ai vu tout ce que j’avais gâché. Je te l’assure, je me suis profondément humiliée devant mon Dieu. Je désire retrouver la joie de mon salut. Monsieur Leblanc a eu raison de mentionner cela.
Les paroles glissaient entre ses lèvres comme un courant qu’elle ne pouvait plus arrêter. C’était un recommencement douloureux et irréversible. Elle continua :
– Le Seigneur me pardonne sans condition, aussi je désire Le suivre quelles que soient les nouvelles à venir. Je vais avoir beaucoup de choses à réparer.
– Un pas à la fois, ma chérie. Un pas à la fois. Contentons-nous de la bonne étape d’aujourd’hui. Bien sûr, c’est une victoire déchirante, à cause de nos bien-aimés… mais la victoire est assurée par Christ. II est notre Vie.
– La victoire et le pardon. Quand je pense que j’étais devenue jalouse de Madou…
Papa lui conseilla vivement :
– J’aimerais que tu te reposes au moins une heure. Sans doute que tu ne dormiras pas, mais allongée tes nerfs se détendront. Je t’accompagne à la chambre. Puis, je vais aller voir ce que devient Nadège et dire quelques mots au commissaire.
– Mais toi, Claude, combien de temps vas-tu tenir ?
– Je me suis un peu assoupi cette nuit. Et ne perds pas de vue que nos amis prient, c’est ce qui nous garde de sombrer.
– Alors, dis-leur… dis-leur merci, et que tout va bien.
Quel changement ! Maman pouvait dire : « Tout va bien » grâce à sa foi renaissante, alors qu’elle ignorait même si son petit garçon était encore en vie.
Entre temps Claudine arriva. Elle apportait des croissants, des fruits, et tous les éléments d’un copieux petit déjeuner. « Les amis ont pensé que vous n’auriez pas le cœur à vous faire des repas, dit-elle. Ce midi, quelqu’un d’autre vous apportera le dîner, vous n’aurez à vous inquiéter de rien dans ce domaine-là ». Claude eut tout juste le temps de lui dire merci, qu’elle s’était déjà esquivée. Il en eut les larmes aux yeux.
Papa s’inquiéta du sommeil prolongé de sa grande fille. « Voilà douze heures qu’elle dort, se dit-il, j’espère que le docteur n’a pas trop forcé la dose ». Lorsqu’il fut près d’elle, il constata qu’elle dormait encore et que son sommeil était ponctué d’une belle respiration régulière. Il lui parla, la secoua sans brusquerie, mais rien n’y fit.
Claude s’assit, se demandant s’il y avait une décision à prendre. Son regard distrait qui effleurait chaque objet de la coquette chambre s’attarda brusquement sur un détail insolite. Le sac à main de Nadège était tombé grand ouvert sur le parquet et le contenu en était éparpillé. Lorsqu’il posa un genou à terre, afin de récupérer les objets et de les ranger à leur place, que vit-il en premier ? Un paquet de cigarettes ! Il émit d’abord une exclamation de surprise et de consternation. Puis, sans réaction, il contempla l’objet de sa déconvenue, comme si la marque du paquet pouvait lui transmettre un message. « Ma fille fume, et je n’en savais rien » pensa-t-il, encore incrédule. Puis, mû par une impulsion soudaine, il prit le sac et le renversa complètement. Papa n’avait jamais fouillé dans les tiroirs ou la correspondance de Nadège, mais depuis hier, tout était différent… Leur monde heureux avait basculé. Il chercha presque avec frénésie et, malheureusement, il trouva ce qu’il n’aurait jamais voulu tenir entre ses doigts : deux sachets de poudre blanche ! Il était presque certain de savoir à quoi s’en tenir… sans doute de la drogue. Il remarqua aussi une enveloppe jaune cachetée et l’ouvrit. Elle contenait deux autres cigarettes d’un aspect particulier, roulées à la main. Il les sentit. « Des herbes… du haschich » pensa-t-il, hébété. Il murmura : « Si j’ai été un mauvais père, si je n’ai pas su comprendre ni surveiller ma fille, mon Dieu, pardonne-moi ». Mais, ce fut comme si une voix lui répondait : « Tu oublies l’époque dans laquelle nous vivons, tu oublies la volonté propre de Nadège, tu oublies que son choix est personnel, tu ne peux pas te rendre responsable de son refus d’obéir à Christ ».
Papa appela le docteur et demanda :
– Docteur, s’il vous plaît, ma fille dort encore, est-ce normal ?
– Pas vraiment, fit le docteur lentement, ne voulant pas inquiéter un père de famille. C’était un calmant plutôt léger.
Il posa quelques questions sur le pouls et la respiration de Nadège. Claude Baudrimont put répondre avec exactitude, après les avoir vérifiés une seconde fois. Le docteur rassura son interlocuteur.
– Ce n’est pas alarmant, mais il y a une anomalie quelque part. Lorsque je lui ai posé la question, votre fille a bien affirmé, hier soir, qu’elle n’avait pris aucun médicament dans la journée.
– Oui, mais je n’en suis plus tellement convaincu. Je viens de faire une découverte.
– Attendez, j’arrive.
Claude demanda :
– S’il vous plaît, passez par la porte de derrière, je vous ouvrirai. J’ai obligé ma femme à prendre un peu de repos.
– D’accord.
Lorsqu’il fut à la maison, le docteur confirma les appréhensions de Claude.
– Il s’agit bien de drogue. Je vais l’emporter et la faire analyser. Nous aviserons plus tard.
– Elle en a pris dans la journée, je suppose, dit. Claude.
– Cela ne fait pas de doute, répliqua le docteur. Ajouté au calmant, elle est plutôt assommée. Mais elle ne court aucun danger.
– Comment est-ce que je pouvais imaginer cela ? soupira Claude.
– Et moi, je ne me suis pas méfié. J’ai soigné votre Nadège toute petite, j’avais confiance.
– Et la police ? s’enquit tout à coup Claude, allez-vous le leur signaler ?
– J’aimerais d’abord parler avec Nadège quand elle se réveillera. Nous essayons de découvrir si la drogue circule dans le lycée ; dans deux heures je reviendrai.
Le docteur la regarda encore dormir paisiblement.
– Quelque chose me dit qu’elle n’est peut-être pas allée trop loin, qu’elle est peut-être plutôt victime que coupable.
Les deux hommes n’y prirent pas garde, ils tournaient le dos à la porte et Maman était là, derrière eux. Elle avait entendu la fin de leur conversation, et, en une fraction de seconde elle avait tout compris. Elle poussa un petit cri. Claude eut juste le temps de la recueillir dans ses bras.
– Désolé Madame, vraiment désolé ! Vous n’aviez pas besoin de cette seconde épreuve.
Le docteur aurait aimé trouver des paroles de consolation, mais son répertoire de mots encourageants ressemblait à une source tarie. Une appendicite ou une épidémie de rougeole, il savait comment les maîtriser, mais il était dépassé par une douleur morale de ce genre-là. Tandis que Nathalie, assise dans un fauteuil, recommençait à pleurer sans bruit, Claude trouva le mot :
– Rien au-delà de nos forces, fit-il lentement.
– Que voulez-vous dire ? émit le docteur, étonné.
– Dans la Bible, Jésus Christ a promis qu’Il ne permettrait pas une épreuve au-delà de nos forces.
– Alors, raccrochez-vous à cela, décida-t-il avec énergie en les quittant ; oui, raccrochez-vous autant que vous le pouvez à ce qui est promis.
Le docteur connaissait les convictions de la famille. Sur le palier il croisa le responsable de la Communauté Évangélique de Lucène qui venait s’associer à la peine des Baudrimont.

– Madou, est-ce que j’ai beaucoup dormi ? demanda Laurent en s’étirant.
– J’aurais préféré que tu dormes plus longtemps, mais à mon avis, ils ne vont pas tarder à nous apporter le petit déjeuner.
Ces derniers mots produisirent sur le garçon l’effet d’une décharge électrique. Il se retrouva d’un seul coup assis sur le lit et gémit :
– Oh ! c’est vrai ! On est des otages ! J’avais presque oublié.
– Eh bien, on va commencer par confier cette journée au Seigneur !
Madou, qui n’avait pas fermé l’œil un seul instant, s’assit près de lui, et lui parla avec une infinie tendresse du don de Jésus Christ : « Le Père aimait tellement Son Fils ! Et le Seigneur Jésus aimait tellement le Père, qu’Il pouvait affirmer : « Moi et le Père, nous sommes un ». Cependant, pour nous délivrer de nos péchés, Dieu a donné Son Fils bien-aimé; Il L’a envoyé sur la terre où Il savait qu’Il serait incompris, qu’on Le torturerait et qu’Il serait mis à mort.
Depuis que Judas, dans la nuit, L’avait livré à Ses ennemis, notre Seigneur était comme un prisonnier ; quand Il est monté à Golgotha, entouré d’une foule hostile, Il n’était pas plus libre que nous maintenant, c’est pourquoi Il comprend si bien notre situation. Et, sur la croix, Lui, le Créateur était cloué. Il avait renoncé à toute Sa liberté, afin de nous rendre libres, nous, Ses enfants ! Lui, le Créateur, à qui la terre entière appartient, Lui, le Fils de Dieu, si aimant, si miséricordieux, a été vendu au prix d’un esclave.
– Il n’y a pas un deuxième amour comme celui-là, oui, c’est le plus grand amour du monde, acquiesça Laurent pensivement.
– Tu as raison Laurent. La rançon, c’est la somme que l’on verse pour la délivrance de quelqu’un, et si la rançon n’est pas donnée par un parent milliardaire, par exemple, il arrive que l’on tue l’otage. Notre Seigneur a été Lui-même la rançon parce que personne ne pouvait payer le prix de nos âmes. Il a payé de Sa vie, pour que toi et moi nous soyons libres. Il S’est fait de son plein gré le prisonnier et l’esclave des hommes. Il S’est livré aux hommes qui Lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu, afin de les affranchir. N’est-ce pas extraordinaire ?
– Oui Madou.
Il sait tout de nous en ce moment. Rien ne lui échappe, et même nous nous trouvons exactement au centre de son amour.
Tandis que Laurent réfléchissait intensément et que les pensées dansaient la sarabande dans sa tête, il s’écria soudain :
– Oh ! Madou, la résurrection !
– Quoi, la résurrection, mon chéri ?
– Mais, c’est là que le Prisonnier Jésus a été libéré ! Oui, libéré !
– En effet, Laurent, je n’aurais pas pu trouver de meilleure réponse. Elle ajouta :
– Les ennemis de Jésus n’ont jamais pu retrouver le corps de notre Seigneur. La puissance de Dieu a triomphé de la mort.
– Oh, quelle joie ! pas vrai, Madou l Il est maintenant le chef de tous les libérés, notre Sauveur ressuscité.
Ils entendirent l’escalier craquer. Jane – ils avaient appris le nom de la femme brune – entra avec le petit déjeuner, suivie de Jo, que Madou et Laurent saluèrent amicalement. Ce dernier ne put rester parce que la femme le congédia immédiatement.

Elle déposa le plateau sur la table, avec un regard chargé d’hostilité mêlée d’une certaine crainte, parce que Madou l’inquiétait. Elle se préparait à partir sans commentaires, lorsque cette dernière l’interpella :
– Voulez-vous avoir l’amabilité de m’envoyer Bernard, votre chef ?
– Oh ! mais si vous croyez qu’on le dérange comme ça !
– Il va bien falloir, parce que c’est très important.
– S’rait-y pas un d’vos tours… Faites gaffe, y s’laisse pas embobiner facilement. C’est un coriace, le chef !
– Je n’ai pas l’intention de le tromper en quoi que ce soit.
– Et à moi, vous pouvez pas me dire ?
– Je le pourrais, mais c’est avec le responsable du gang que je désire m’entretenir.
La femme dut être impressionnée .par le langage de Madou. Elle se retira en disant :
– Bon. J’vas lui dire, seulement, ça va le mettre en colère.
– Colère ou pas, il doit venir. Je vous le répète, c’est très important.
Après son départ, Laurent s’inquiéta :
– Qu’est-ce que tu vas lui dire ?
– Je vais lui parler de mon diabète, tu es au courant n’est-ce pas ?
– Oui Madou. Je sais que tu dois manger souvent et c’est pour ça que tu fais des petites réserves. Je sais aussi qu’il te faut ton médicament, mais tu m’as dit hier soir que tu en avais.
– Laurent, tu es un assez grand garçon pour supporter la vérité, et nous ne pouvons rien nous cacher puisque nous vivons ensemble minute après minute: il ne me reste qu’une seule piqûre.
– Oh ! Madou…
– Mon chéri, j’aurais voulu t’éviter ça. Est-ce que je peux te demander de te montrer courageux ?
– Oui, tu le peux, fit-il, avec un sanglot stoppé quelque part dans sa poitrine.
– En un sens, je suis fière de toi, affirma Madou. Beaucoup de garçons, à ta place auraient déjà craqué, mais notre Seigneur est le Dieu Tout-Puissant, et Il t’a magnifiquement soutenu.
Le moral de Laurent remonta d’un cran. Il s’enquit :
– Combien de temps vas-tu tenir ?
– Je me suis fait une piqûre tout à l’heure. Si tout va bien, je me ferai la dernière le plus tard possible, vers cinq ou six heures.
– Et après ?
– Après… Il peut arriver des tas de choses aujourd’hui. Premièrement, est-ce que tu te figures que le Ciel va rester muet ? Je suis sûre que des prières sont montées de partout vers notre grand Dieu. Nous avons des amis loin à la ronde, ils se seront passé le mot. Deuxièmement, est-ce que tu crois que la police reste les bras croisés ?
– Ça non !
– Alors courage, fiston ! Quand Bernard sera là, mon plan est de lui faire peur. Mais toi, tu ne t’inquiètes de rien, d’accord ?
– D’accord.
Bien qu’il fît preuve de courage, Madou sentait que son jeune compagnon perdait pied ; elle le devinait dans la lueur du regard, dans l’intonation de la voix et même dans ses silences.
Bernard fit irruption brutalement, le revolver sanglé au niveau de l’aisselle, comme dans les films policiers. Il voulait impressionner, inspirer de la frayeur.
– Qu’est-ce que vous me voulez encore ? fit-il, sans ambages.
– Avez-vous entendu parler du coma des diabétiques ?
– Ouais, et alors ?
– Vous voyez ces seringues ? L’une est utilisée, je l’ai gardée pour vous la montrer. Ensuite, je la jetterai. Je vais me faire ma dernière piqûre dans la journée. Si je ne peux plus m’en faire d’autres, c’est le coma.
– Mon œil ! Une mise en scène, tout ça !
– Parce que vous croyez que je me promène avec de l’insuline, sans raison ? D’ailleurs, voici ma carte de diabétique, avec indication du traitement à vie. Tenez, lisez !
Elle lui mit la carte sous les yeux.
– Je l’ai toujours sur moi. Si je tombe dans le coma, hors de ma maison, l’hôpital sait à quoi s’en tenir.
Son regard noir et dur scrutait Madou, mais le grand costaud perdait son assurance. ll garda la carte de Madou, prit la seringue périmée et grogna :
– J’vais m’débrouiller.
– Vous débrouiller ? Sous la menace de votre joujou, ajouta Madou en pointant du doigt le revolver.
– La ferme ! hurla-t-il, en claquant la porte rageusement.
Bien que sa hargne sautât aux yeux et qu’il ne fût pas prudent de l’exciter, Madou le rappela :
– Hé, jeune homme, encore un mot : je me suis permise d’entrouvrir la fenêtre. Il me faut de l’air. Beaucoup d’air. Vous vous en doutez.
– Ouais ! Mais ne vous amusez pas à montrer votre bobine ! C’est compris !
– Entendu. Je joue le jeu.
Elle posa ses mains sur les épaules de Laurent et lui expliqua :
– Tout diabétique court le risque d’un coma, je n’ai pas menti. Mais, je ne lui ai pas dit qu’en huit ans de traitement je n’ai pas eu un seul malaise. Je n’en ai eu qu’une seule fois, avant d’être allée à l’hôpital et d’avoir appris à me soigner moi-même.
– Et maintenant, comment te sens-tu ?
– Bien, mon garçon. En tout cas, s’il avait l’intention de me laisser mourir, il n’aurait pas pris la carte et la seringue pour essayer de se procurer le médicament.
– Oh ! je n’y avais pas pensé ! C’est bon signe, ça !
– Bien sûr ! Et maintenant, déjeunons. Après, nous ressortirons notre liste de cantiques. Nous nous ferons grand bien en lisant un passage tiré des Saintes Écritures. Puis, nous reparlerons avec le Prisonnier retourné au ciel.
– D’accord Madou. Il me semble que j’ai quand même faim.
En vérité, après une si longue nuit sans sommeil, Madou ne se sentait pas très bien. Elle aurait souhaité rester allongée, les yeux fermés, dans le calme et la pénombre, sans être obligée de parler. Mais il fallait soutenir le moral du garçon et elle ne se plaignit de rien.
Au dehors, la nature envahie d’une luminosité nacrée chantait la gloire du Créateur. Une belle prairie d’un vert limpide, comme un velours tout neuf, s’étendait au nord de la maison, tandis que devant, des insectes butinaient dans le millepertuis et qu’un tilleul exhalait son parfum.

Ch. 6. Une camionnette blanche aux rideaux marron

La police était toujours à la recherche d’une camionnette blanche aux rideaux marron. C’était un faible indice et les ravisseurs demeuraient silencieux. Ils ne réclamaient rien. Aucune rançon. Le commissaire, Monsieur Belmont, était convaincu qu’il s’agissait d’une prise d’otages inutile, et que dans peu de temps on allait peut-être retrouver Madou et Laurent quelque part dans la nature.
Claude et Nathalie Baudrimont, après s’être concertés, se sentirent le devoir d’apprendre à Monsieur Belmont que Madou était diabétique. Ils décidèrent de lancer un appel à la télévision, non pas demain, comme cela était prévu à l’origine, mais ce soir même aux informations de vingt heures. Ils savaient que Madou avait toujours sur elle une réserve d’insuline pour une durée de quarante-huit heures, cependant ils préféraient ne plus attendre, pour le cas où elle n’aurait pas été assez prévoyante.
Ce serait Maman qui parlerait devant le petit écran. Papa, Monsieur Belmont et elle allaient rédiger le texte de l’appel.
Maman était redevenue calme. Certes, fatiguée, triste, mais calme ; à cause de sa vie remise en règle avec le Seigneur Jésus. Claude et Nathalie se sentaient à l’unisson. Le pardon de Christ avait rétabli une chaleureuse harmonie entre eux.
Monsieur Belmont se demanda, bien que ce fût peu probable, s’il n’y avait pas un lien entre leur recherche antérieure d’une filière de stupéfiants au lycée et le hold-up à la banque.
Pour l’instant, à l’exception d’un seul qu’on avait gentiment congédié, les journalistes n’avaient pas encore envahi la maison. Dans l’ensemble ils avaient respecté le délai de quarante-huit heures qui avait été demandé la veille.
Vers dix heures trente, Nadège sortit de sa léthargie. Le docteur s’entretint avec elle, seul à seule. Il n’obtint guère de renseignements, sinon la confirmation du fait qu’elle avait fait usage de stupéfiants – du hasch – le jour précédent, et que cette habitude remontait à peu près à deux mois. Il la gronda d’importance :
– En me cachant que tu t’étais shootée (Se shooter : se faire une injection de drogue), j’aurais pu te tuer ! Est-ce que tu te rends compte ?
– Je ne me suis jamais piquée ! Jamais !
– Alors, et la poudre ?
– Je devais la remettre à une fille. On me l’a donnée pour elle.
– Félicitations ! Tu es devenue passeur de drogue, maintenant ! Tes parents n’ont pas assez de souci comme ça avec ce qui arrive à Laurent ?
– Non ! Mais non !
– Comment, non ?
– Je vous en supplie, croyez-moi, c’était la première fois !
– Première fois ou pas, il va falloir que tu me révèles le nom du type qui te l’a passée et celui de ton amie.
– Jamais !
Malgré l’engourdissement du cerveau de Nadège, le docteur se heurta à un silence farouche. Elle ne donna aucun nom. Il lui confirma qu’il restait son ami, puisqu’il l’avait connue depuis son enfance. Mais en fermant la porte, il assura tranquillement : « Sais-tu qu’il est de mon devoir de le signaler à la police. Alors, réfléchis, ma fille ».
Pâle, la bouche entrouverte, les yeux agrandis d’effroi, elle resta sans voix et prête à défaillir. Nadège entendit ses pas décroître dans l’escalier, mais elle ne fit pas un geste pour le rappeler. Elle était pitoyable et l’image même de la détresse. Convaincue que Papa et Maman avaient découvert beaucoup de choses, elle n’osait pas les affronter. Papa monta avec le plateau du petit déjeuner, il l’embrassa comme si rien ne s’était passé.
– Ma chérie, tu vas déjeuner. Il le faut, je te le demande. D’accord ?
Déprimée et abattue, elle n’avait même pas l’énergie de répondre. Elle se contenta d’un signe de tête.
– Quand tu auras terminé, tu prendras une douche, cela te fera grand bien; ensuite tu descendras près de nous. Je crois que nous avons beaucoup de choses à nous dire.
Claude éprouvait une grande compassion envers sa fille qu’il devinait en proie à d’incroyables tourments. Il s’approcha d’elle et affirma d’une façon claire : « Nadège, je n’aime pas ce que tu as fait, mais toi, je t’aime » et il lui ouvrit ses bras. Nadège s’y précipita et pleura comme jamais de sa vie elle ne l’avait fait. Elle versa des larmes à n’en plus finir. Savoir au moins que Papa l’aimait encore, cela faisait partie des choses impossibles à comprendre. Quand elle put recommencer à s’exprimer, et cela prit du temps, elle demanda :
– Comment va Maman ?
– Elle réagit assez bien, étant donné la situation.
– Et pas de nouvelles de Laurent ?
– Aucune, fit-il, en lui caressant les cheveux.
Elle pensa à tout le mal qu’elle avait fait à son frère. Brisée de chagrin, elle soupira :
– Oh, si tu savais…
– Certainement, j’aimerais savoir, même si c’est très dur à dire.
Mais plus tard Papa proposa :
– Tu nous rejoindras quand tu auras déjeuné et pris un bon bain. Pas avant.
Elle murmura avec angoisse :
– J’ai peur.
– Ça se comprend, répliqua Papa en la quittant. Comment Papa pouvait-il comprendre ? Il ne savait pas tout.

La matinée touchait à sa fin. Claudine était venue rendre visite à celle qu’elle considérait toujours comme son amie.
Nadège, gênée, descendit vers le trio. Dans la pièce contiguë, Monsieur Denis assurait sa surveillance, recevait et donnait des coups de téléphone. Nadège pétrifiée, l’inquiétude au fond des yeux, les observa tous. Elle avançait lentement, prudemment, muette, privée de tout élan. Elle ne pleurait pas, mais elle était habitée de honte. Maman avait envie de lui dire une parole quelconque, même ordinaire, mais elle était encore bouleversée par la sombre et récente découverte que Nadège se droguait. Ils étaient là, quatre cœurs malheureux et étreints.
Ce fut Claudine qui dégela la situation en se levant et en passant un bras amical sur l’épaule de Nadège. Elle lui sourit et la pression de sa main lui exprima comme elle l’aimait. Nadège dit enfin :
– Papa, Maman, c’est terrible !
– Oui, beaucoup de choses terribles ont lieu dans cette maison, confirma Nathalie.
– Oh ! Laurent ! Je lui ai fait tellement de mal !
– Tant que ça ! s’étonna Maman qui avait vécu en dehors des tracasseries que Nadège avait infligées à son frère.
– Je croyais que vous alliez constamment me le citer en exemple parce qu’il s’était converti, et ça me mettait en colère. Alors, je lui en ai fait voir !
– Vraiment Nadège, avons-nous agi de cette manière-là ? As-tu découvert la moindre différence dans notre attitude entre ton frère et toi ? s’enquit Papa.
Elle gémit un « non » désespéré.
Claudine intervint :
– Il donnait une explication à cela. Il nous a dit : « A travers moi, Nadège voit le Seigneur Jésus, et ça l’agace. Mais Madou m’a conseillé de supporter ». Laurent est en souci pour toi, Nadège.
– Ah ! je croyais que c’était de moi qu’il se souciait ! s’exclama Maman.
– En réalité, c’était de vous deux. Comme il ne voulait pas accabler Monsieur Baudrimont, il est venu prier chez nous.
– Est-ce qu’il y a longtemps qu’il t’a parlé ? s’alarma Nadège.
– Avant-hier, quand il revenait de son entraînement de foot.
Les deux amies se fixèrent, et Nadège sut immédiatement ce qui avait accablé son frère.
Monsieur Denis frappa et entra :
– Nous avons un autre renseignement sur la camionnette blanche aux rideaux marron, lança-t-il à la ronde.
Elle est immatriculée dans le Loiret. Quelqu’un a retenu seulement la fin du numéro.
– Quelqu’un ? s’étonna Papa.
– Oui, l’un des deux retraités qui se trouvaient à la terrasse du bar.
– Pourquoi ne l’a-t-il pas dit plus tôt ?
– Premièrement, nous avons eu de la peine à le retrouver. Deuxièmement, c’est un homme âgé, il ne pensait pas que c’était important. Mais vous, ici, ça ne vous dit rien? insista-t-il.
– Non, répondit Claude.
– Et vous, Mademoiselle ? fit-il, en regardant Nadège.
– Non.
– Nous ne connaissons personne dans le Loiret, ajouta Maman, et peut-être qu’il s’agit d’un faux numéro.
Monsieur Denis se retira sans remarquer que Claudine avait pâli. Comme elle était une amie en visite, il ne l’avait pas interrogée.
Nadège ne s’était pas assise. Appuyée debout contre la crédence, elle ne se décidait pas à s’asseoir en leur compagnie. Elle se sentait « en dehors » d’eux.
Ils devinrent tous silencieux. Chacun avec « son silence à soi ». Maman, c’était le silence d’un abattement raisonnable. Papa, le silence de la foi et de la compassion. Nadège, le silence de l’angoisse. Claudine, le silence « d’une tempête sous un crâne». Cette dernière ne s’adonna pas à une longue réflexion. Elle sut qu’elle devait parler.
– Il se pourrait que je sois au courant de quelque chose, articula-t-elle avec précaution. Il me semble que je ne dois pas rester la bouche fermée.
– Oui Claudine, acquiesça Maman, il vaut mieux que tu dises ce que tu sais.
– Qu’est-ce que tu peux donc savoir ? marmonna Nadège incrédule.
– Peut-être qu’il n’existe qu’une chance sur cent pour qu’il s’agisse de la même voiture, mais je connais une camionnette blanche aux rideaux marron, et immatriculée dans le Loiret.
– Non ! s’exclama Nadège.
– Oh ! c’est vrai ! Vous avez une maisonnette là-bas, à Chevillenay, enchaîna Papa.
– Exactement. J’ai parfois vu la camionnette en question chez une personne de ce village, à cinq cents mètres de notre habitation. Elle s’appelle Raymonde Laire. Mais ces derniers temps, c’est son frère que j’ai rencontré par ici, dans notre contrée, au volant de la camionnette.
Nadège suivait les explications de Claudine, anéantie par ses propres soucis, mais intéressée parce qu’elle souhaitait tellement qu’on retrouve son frère, ce frère qu’elle avait tourmenté. Les détails que Claudine donnait ne semblaient pas la concerner.
– Nadège, pardonne-moi, annonça Claudine gravement, mes paroles vont te faire mal. Mais le frère de Raymonde s’appelle Marcel Lemercier !
Nadège, livide, émit une clameur déchirante, presque inhumaine. Elle tourna le dos à sa famille, posa violemment son coude gauche sur le meuble contre lequel elle était appuyée précédemment. Elle enfouit sa tête dans le pli de son coude, et de sa main droite, elle donna de grands coups de poing sur le meuble. D’une voix rauque et désespérée elle hurla : « Il s’est vengé ! Il s’est vengé ! » Puis de profonds sanglots commencèrent à secouer son corps. Dans le silence du salon, seul le tic-tac d’une horloge accompagna les pleurs de l’adolescente. Claude, Nathalie, Claudine, personne ne chercha pendant un long moment, à essayer d’enrayer cette débâcle de larmes. Puis, papa proposa :
– Viens près de nous, Nadège, ta place est avec nous.
– J’ai trop honte pour vous regarder.
Maman l’encouragea :
– Ma chérie, même si tu es allée très loin dans ce que tu as fait, maintenant, il faut réparer les dégâts. Le mieux serait de tout partager ensemble pour que nous trouvions la réponse.
Nadège alors se retourna vivement et hoqueta :
– Quelle réponse ! Vous ne comprenez donc pas ! Madou, Laurent, c’est moi qui les ai livrés à ces… ces truands !
– Quoi qu’il en soit, tu es des nôtres, et nous allons porter la peine avec toi, affirma papa.
Maman se leva avec tendresse et décision. Elle mit une main sur l’épaule de sa fille et la dirigea fermement vers un fauteuil. Cette initiative irrita Nadège. Elle cria :
– D’abord, toi, tu n’étais jamais là quand on avait besoin de toi ! Entre ton ordinateur et ton boulot, il n’y avait personne !
– Je sais Nadège, c’est un problème que j’ai mis en règle avec le Seigneur. Maintenant, je te le promets, les choses vont changer.
– Oh ! tu dis ça parce qu’on est tous dans le pétrin (Pétrin : malheur) !
Papa intervint :
– S’il te plaît, Nadège, crois-tu que ce soit le moment d’accabler ta maman ? Ne crois-tu pas que notre chagrin est de taille ? N’y ajoute rien.
Elle s’énerva de nouveau :
– Oh ! je ne sais plus ce que je dis !
– Et tu as peur, ma chérie. Je vois de la peur dans tes yeux, ajouta Nathalie.
– Oui Nadège, maman a raison. Ce terrible danger que tu redoutes, chez toi, cela se transforme en cris, ou bien, tu accables les autres de tes reproches. Ce n’est pas la meilleure solution.
Nadège leur inspirait une grande compassion à tous les trois. Claudine assura :
– L’important, c’est Madou et Laurent. Laissons les autres choses de côté, même nos peurs.
– Tout à fait. Voilà ce que je propose, enchaîna Nathalie. En premier, toi Claudine, tu vas continuer l’explication que nous avons interrompue, au sujet de la camionnette. Ensuite, Nadège, si tu veux bien nous faire confiance, parle-nous encore de toi.
Claude était encouragé de voir sa femme orienter les événements. « Elle redevient comme autrefois », pensa-t-il.
Nadège se contenta d’un signe de tête.
– Il me semble que je n’ai pas grand-chose à ajouter, dit Claudine, sinon que Marcel Lemercier est le cousin d’Étienne Jonquière, un gars de notre lycée.
– Ce Marcel Lemercier, est-ce qu’il te connaît ? Est-ce qu’il t’a remarquée à Chevillenay ? demanda Claude.
– Cela m’étonnerait. Il ne vient que quand sa sœur l’invite, ou bien, il passe à l’improviste, je suppose. Moi, je l’ai remarqué à cause d’Étienne, mais lui n’avait aucune raison de s’intéresser à moi.
– Malheureusement, c’est à moi qu’il s’intéresse, gémit Nadège.
– Peut-être que tu dois commencer par le commencement, l’encouragea Claudine.
– J’ai fumé du hasch, dit Nadège, mais ça s’est arrêté là. Papa, maman, je ne me suis jamais piquée, et je n’ai jamais touché à une drogue dure, je vous le promets.
– Et ce qu’on a trouvé dans ton sac ? s’enquit papa avec sérieux.
– O.K. Claudine a raison, il faut commencer par le commencement.
– Courage, ma vieille, approuva Claudine, en lui tendant quelques « kleenex », parce que les larmes et les explications s’intercalaient.
– Cet hiver, j’ai commencé à sortir avec Étienne. C’était sans gravité, bien que cet Étienne fournisse du haschisch à quelques-uns au lycée. Je ne le savais pas et je ne me méfiais pas. Très vite il m’a présentée à son cousin… Claudine, s’il-te-plait, décris-leur Marcel Lemercier, balbutia-t-elle.
– Il s’agit d’un jeune homme de vingt-cinq ans, à peu près. C’est un beau garçon, très sûr de lui. Je suis certaine qu’il t’a impressionnée, Nadège.
– Oui, c’est ça, il a su me parler. Mais en même temps, dès le début, j’en ai eu un peu peur.
– Nadège, fit remarquer papa, en essayant de ne pas heurter sa fille, à quel moment donc avaient lieu vos rencontres ? Tu n’es jamais rentrée en retard. Le mardi, tu as ta leçon de piano. Le mercredi, le G.B.L. Ta vie semble bien réglée ?
– Je vous ai menti, murmura-t-elle lamentablement. Le G.B.L., je n’y vais plus.
– Depuis quand ?
– Depuis la rentrée.
– Depuis si longtemps ! s’exclama papa, et toi Claudine, tu ne nous as rien dit !
– C’était délicat, Monsieur Baudrimont, Nadège est mon amie. Je me suis souvent tourmentée à ce sujet.
– Et vous ne vous rencontriez qu’à l’heure du G.B.L., ce Marcel et toi ?
– Non, je séchais des cours… S’il-vous-plaît, ne me questionnez plus. Je vais tout vous dire.
Elle recommença à verser des larmes. Papa lui prit une main et ne la lâcha plus.
– Je l’aimais et je l’aime encore beaucoup. Pourtant, il ne faut plus, ça m’apprendra.
Papa pressa plus fortement sa main. Cette pression signifiait : « Continue, va, même si c’est difficile ».
– Nous nous rencontrions au café d’Allorne avec toute une bande. J’ai pris l’habitude de fumer des cigarettes ordinaires, puis, pour s’amuser, à mon insu, un jour ils m’ont fait fumer du hasch. Ils disaient que c’était pour rire.
Claudine l’interrompit :
– Savais-tu que je connaissais Marcel, et que sa réputation à Chevillenay est déplorable ?
– Non, je l’ignorais totalement.
– Sa sœur a honte de lui. Elle a commis l’erreur de l’inviter plusieurs fois et maintenant elle le regrette. Il s’est fait évacuer de l’unique café du village.
– Cet hiver je lui ai parlé de ma famille, reprit Nadège. Je pensais que je pouvais peut-être vous le présenter. Il disait que j’étais trop jeune, que c’était mieux d’attendre. Puis, avec le temps, j’ai compris qu’il vous détestait parce qu’il déteste les riches et les gens bien.
– Ah s’exclama maman, il nous classe parmi les riches ?
– Oui. Il paraît. Au cours de nos rencontres je lui ai parlé de Laurent et de Madou… aussi des mercredis à la banque. Il me faisait parler. Je disais n’importe quoi. Tout cela me semblait sans importance, et pourtant c’était grave.
Nadège regarda ses parents, elle refoula quelques sanglots et demanda :
– Papa, tu as dit que tu n’aimais pas ce que j’avais fait, mais que tu continuais de m’aimer, moi ?
– Oui, rien n’est changé, assura papa.
– C’est tout à fait ma manière de voir les choses, ajouta maman.
– Vous êtes chics, tous les deux.
– Alors, maintenant, je suis sûre qu’il y a une relation entre la prise d’otages et Marcel Lemercier, affirma Claudine.
– Maman, c’est une vengeance ! Il faut faire vite, très vite !

– Une vengeance, répéta maman. C’est pour cela qu’ils gardent les otages.
– Une vengeance contre la société, contre les riches, dit papa, mais ce qu’il ignore totalement, c’est que le Seigneur Jésus veille sur les nôtres, Il en prend soin comme de la prunelle de Son œil.
– Je vais continuer, dit Nadège, même si j’ai peur pour nous tous. Lundi, j’ai retrouvé Marcel au café d’Allorne. Il m’a confié deux sachets de drogue afin que je les remette à une certaine Martine Derain, dont il m’a donné l’adresse. D’abord, j’ai refusé. J’ai repoussé les sachets, mais il les a mis de force dans mon sac. Il m’a menacée. Il m’a dit : « Si tu ne les remets pas demain soir au plus tard à Martine, je le saurai. Elle m’avertit toujours en moins d’une heure. Il y a un code entre nous ».
– Cette Martine, tu la connais ? s’enquit maman.
– Mais non, pas du tout ! De plus elle habite à l’autre bout de Lucène. Mardi après-midi, donc avant-hier, il y a eu la fameuse scène à la terrasse du café d’Allorne. C’est là que notre Laurent m’a vue. Ce jour-là, je n’ai pas rencontré Marcel, mais son cousin Étienne était là. Il m’a demandé :
– As-tu toujours la camelote ?
Je lui ai répondu :
– Oui, je vais la porter ce soir. Il a ajouté :
– Fais gaffe, Le Marcel ne plaisante pas sur ce sujet-là. Il est du genre pointilleux. Moi, c’est fini le lycée. Je ne reviens plus en septembre. Je vais monter une affaire avec lui.
Nadège observa encore ses parents. Elle avait l’air si misérable.
– Papa, maman, j’ai peur pour moi, et j’ai peur pour vous qui n’avez rien fait, parce que votre nom va être mêlé à une sale histoire.
– Ça se pourrait, murmura maman lentement ; oui, c’est même probable. Nous voulons nous en tenir à ce que nous t’avons promis, c’est-à-dire de continuer à t’aimer malgré tout.
– Merci, balbutia Nadège.
– Et je n’ai pas été un vrai soutien pour toi. Je te demande pardon, Nadège. J’aimerais tant que nous nous serrions les coudes à l’avenir.
Papa, qui profitait toujours des circonstances pour diriger les pensées de chacun vers le ciel, affirma :
– Quand le Seigneur Jésus s’est livré volontairement, sur la Croix, Il est devenu péché pour nous. Le Fils de Dieu, Lui, le Juste, a été couvert de toutes mes fautes, il a payé pour moi. Sa mort a apaisé la colère de Dieu et cela me suffit. Quelqu’un a dit : « Si le sang de Christ suffit pour Dieu, il suffit pour moi ». Toi et moi, nous étions dans le même bateau au sujet du péché. Nadège ! je t’aime. Pas aussi bien que Notre Père céleste, parce que Son amour a Lui est parfait et que Sa bonté est incompréhensible. Depuis que, petit bébé, tu as poussé ton premier cri, il ne s’est pas passé un seul jour sans que je prie pour toi. Ce n’est pas aujourd’hui que nous allons te laisser tomber, même si notre nom est sali par toute cette affaire.
Les larmes vinrent aux yeux de Claudine. Quels parents super ! pensa-t-elle. Puis, elle murmura :
– Comment pouvez-vous nous encourager pareillement, alors que vous ne savez rien de votre cher Laurent ?
– Claudine, il n’y a aucune ressource en moi. La force me vient de plus haut.
Nadège était résolue à poursuivre.
– Je continue, fit-elle encore une fois. Avant-hier soir, je suis allée chez Martine Derain. J’ai sonné, appelé, il n’y avait personne. Alors, j’ai frappé à la porte de la voisine.
Elle m’a dit : « Mademoiselle Derain vient d’être transportée d’urgence à l’hôpital pour une crise d’appendicite. A l’heure qu’il est, elle est sans doute en salle d’opération ».
Nadège sortit un papier froissé qu’elle tendit à ses parents.
– Vous voyez, ça, c’est l’adresse de la personne en question. Je ne vous mens pas.
– On te croit, Nadège, assura Maman.
– Ensuite, avant-hier soir, j’ai essayé de téléphoner à Marcel et à Étienne. Personne !
– Ce Marcel ne sait sans doute pas que Martine a été opérée, réfléchit Claudine, elle ne l’a pas contacté, donc, il a supposé que tu n’avais pas remis la marchandise.
– Comment aurait-elle pu le contacter, puisqu’il n’était pas là ?
– Oh, elle a sans doute un autre numéro de téléphone. Souviens-toi, il a parlé d’un code entre eux.
Nadège pâlit davantage.
– C’est vrai ! Je n’y avais pas songé. Hier matin j’ai recommencé à appeler Marcel et Étienne. Personne ! C’était comme s’ils s’étaient volatilisés dans la nature. Et puis, hier après-midi, le hold-up. Voilà…
– Eh bien, le bilan n’est pas gai, mais les choses deviennent plus claires, dit Papa.
Claudine remarqua :
– Nadège, je crois qu’on a voulu te mettre dans une situation terrible.
– Oui, j’en suis sûre. Et mon frère, est-ce que ce n’est pas plus terrible pour lui ?
– Pas de doute, soupira Maman, mais maintenant, quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas garder pour nous ce que nous savons.
– Je suis prête à parler avec le commissaire, acquiesça Nadège courageusement.
Puis elle regarda son père, et demanda avec une certaine crainte :
– Papa, où sont les sachets ?
– Le docteur les a emportés. Je vais lui téléphoner. Serais-tu d’accord, Nadège, qu’il assiste à notre entretien avec le commissaire ? Il aide le directeur du lycée à remonter une filière probable de la drogue.
– Oui, et c’est un ami. La preuve, il m’a passé un « bon savon ».
Papa trouva le moyen de plaisanter.
– Ah ! c’est à cela que tu reconnais tes amis ?
– J’ai le visage et le front brûlants, et j’ai tellement mal à la tête.
– Ce n’est pas étonnant, admit Maman. Est-ce que tu veux un comprimé d’aspirine ?
– Oui, merci.
Nadège s’en fut à la salle de bains, tandis que Papa alla téléphoner. Nathalie en profita pour dire à Claudine :
– Merci de ton message de la nuit dernière, Claudine. Tu diras aux amis que je suis d’accord avec « la joie du salut ».
Claudine l’embrassa spontanément.
– J’ai eu la tête et le cœur si durs, Claudine. Il nous faut ce grand malheur pour que je comprenne à quel point j’ai aimé faire ma volonté plutôt que celle du Seigneur.
Lorsqu’ils furent réunis, ils demandèrent au commissaire de les rejoindre au salon.

Chapitre 7. Une évasion téméraire

L’annonce de la maladie de Madou avait provoqué un mouvement de panique parmi les complices du rez-de-chaussée.
Laurent et son amie, occupés par le petit déjeuner ne prêtèrent aucune attention à leurs débats bruyants. Laurent fit remarquer :
– J’entends une moto qui démarre.
Il se précipita vers la fenêtre et regarda derrière le rideau.
– C’est le Marcel qui part.
– Il va peut-être à la pharmacie, mais on ne lui délivrera pas le médicament.
– Qu’est-ce que tu vas devenir, alors ?
– Fiston, as-tu oublié notre grand Gardien ? Il est le Tout-Puissant !
– Heureusement que tu me le rappelles constamment.
– Je suis là pour ça, mon garçon.
Il approfondit cette remarque :
– Ben oui… s’ils m’avaient enlevé tout seul, tu te rends compte…
Le silence retomba entre eux. Laurent reprit :
– Madou, on a l’impression que Bernard, avec sa grosse voix et son allure costaud est le plus terrible de tous, mais Marcel me fait plus peur que les autres. Il m’a bousculé méchamment dans la camionnette. Et puis, son expression « en-dessous » est pleine de colère.
– Moi aussi je l’ai remarqué. Ne regarde pas à eux, regarde plus haut, mon chéri. Te souviens-tu du récit de l’apôtre Pierre, lorsqu’il voulut marcher sur les eaux ?
– Oui, je m’en souviens.
– Sais-tu à quel moment il s’est enfoncé dans l’eau ?
– Non ?
– Quand il n’a plus regardé à Jésus. Il n’a vu que les vagues menaçantes. Chaque fois que tu regardes à notre situation, aux hommes qui nous retiennent prisonniers, c’est comme si tu te laissais engloutir par les vagues. Fixe le Seigneur Jésus, mon garçon. Fixe-le à tout prix et nous ne coulerons pas.
Il murmura :
– Merci Madou. Il l’entoura de ses bras, en quête d’affection.
Madou se sentait lasse et nauséeuse. D’habitude, sa nourriture était légère et adaptée à sa maladie. Il n’était pas question de quémander un régime alimentaire à ses gardiens, ils avaient prouvé qu’ils étaient des brutes sans cœur. Les émotions, la fatigue commençaient à user sa résistance. Cependant, les otages eurent un agréable moment de lecture biblique, de prière et de chant de cantiques, à la grande stupéfaction de leurs ravisseurs qui en entendirent les échos.
Marcel revint et remonta à l’étage sans enthousiasme.
– Vous n’auriez pas une vieille ordonnance, des fois ? demanda-t-il, maussade.
– Si. Par précaution, j’en ai toujours une dans mon sac. Si je dois être hospitalisée brusquement, l’hôpital est tout de suite informé des dosages.
Madou lui tendit l’acte médical. Il grogna :
– Bon, ça va, merci. Et il repartit. Mais, lorsqu’il fut sur le palier, il lança à l’intention de Laurent :
– Et toi, tu te tiens tranquille, sale fils de bourgeois !
Puis, il claqua la porte violemment.
Madou et Laurent s’observèrent ébahis.
– Les vagues, Laurent, ne regarde pas les vagues, fixe Jésus.
– Ça, il faut, sinon…
– Écoute Laurent, avant de t’installer à dessiner ou à lire, pour t’occuper, je t’autorise à « explorer » l’endroit où nous sommes. Tu pourrais peut-être découvrir des choses intéressantes.
– Bonne idée.
– Surtout, prends ton temps. Hier, nous étions sous le choc, nous ne pensions pas à bouger. Aujourd’hui, il faut avoir l’esprit inventif. Si tu trouvais un scrabble, par exemple, nous pourrions y jouer.

Madou avait observé qu’ils étaient les hôtes forcés d’une assez belle demeure. Ils occupaient une grande chambre communiquant avec une petite pièce dont la fenêtre donnait sur l’arrière de la maison. Ils disposaient en outre, d’une grande salle de bains, de W.C. et d’un cabinet de débarras. Étant enfermés à clef, ils ignoraient si leur étage comprenait d’autres chambres.
La pièce contiguë intriguait le garçon. Elle était cependant très ordinaire. Il y avait un lit d’une personne, un bureau, une chaise et une petite armoire. Il ouvrit l’armoire qui était garnie de linge de maison et de vêtements d’été. La pile de draps lui suggéra une idée folle : celle d’en nouer quelques-uns et de se sauver par la fenêtre arrière. Il se pencha par ladite fenêtre et observa qu’il y avait peu d’ouvertures de ce côté-là de la maison ; donc, s’il décidait de s’enfuir, on ne le verrait pas. L’arrière de la maison donnait sur des champs, des taillis et un bois. En courant vite, il se dissimulerait dans la verdure, et plus loin, il trouverait sûrement des habitations. A l’école, en athlétisme, il était agile comme un écureuil et grimpait à la corde avec une souplesse inouïe. Ici, en y regardant bien, le sol herbeux ne paraissait pas si loin. Il fallait surtout faire des nœuds très solides.
– Que fais-tu Laurent ? Je ne t’entends plus, demanda Madou.
– Je viens d’avoir une idée, répondit-il, très excité.
– Ah ! une bonne, j’espère ?
– Eh bien, il y a des draps dans une armoire, ici.
– Ce n’est pas extraordinaire. Les draps, ça se range dans une armoire.
Avec précipitation, les mots se bousculant à un rythme accéléré, Laurent expliqua :
– Madou, à l’école, je suis l’un des meilleurs en sport. Je grimpe à la corde lisse ou à nœuds comme un chimpanzé. On pourrait nouer des draps et je pourrais me sauver par la fenêtre de derrière. Je courrai à travers les champs et puis j’irai à la police.
Il se préparait à entendre une exclamation d’horreur de Madou, une interdiction formelle de sa part. Au lieu de cela, elle le fixa avec bonté, et lui, la bouche entrouverte, les yeux agrandis d’une interrogation anxieuse, attendait la réplique de son amie. Il se demanda ce qu’elle pensait.
Il savait que les grand-mamans ne s’associent pas nécessairement aux imaginations des enfants.
– Ce serait une chose à envisager lorsque tout sera perdu, assura-t-elle lentement, quand il ne nous restera plus que cela pour sauver ta vie.
Étonné, il s’exclama :
– Alors, tu n’es pas contre ?
– Je ne suis pas vraiment « pour ». Seulement, il se pourrait qu’à un moment donné, ce soit la bonne solution, on ne sait jamais. D’abord, laisse-moi aller voir cette fenêtre.
Sans bruit, Madou suivit Laurent.
– Effectivement, ce n’est pas trop haut.
– Et ils sont toujours occupés par ce qui se passe devant la maison.
– Tu as raison, dit Madou. On a l’impression qu’ils guettent l’arrivée de quelqu’un.
– Oh ! de la police.
– Tiens ! affirma Laurent d’un air entendu.
– Écoute-moi bien, Laurent, je te parle comme une mamie un peu folle, mais je vais t’aider à nouer des draps ensemble. Je vais les choisir et m’assurer que les nœuds sont solides. J’ai vu que la barre d’appui de la fenêtre était résistante.
– Tu sais que tu es plutôt une mamie super…
– Laisse-moi finir de t’expliquer. On va donc préparer les draps, puis on les dissimulera derrière une pile de linge.
– Et si quelqu’un monte à l’improviste pendant qu’on noue les draps ?
– On les cache en vitesse sous notre grand lit. Personne n’y verra rien. Mais Laurent, promets-moi que tu ne vas pas t’affoler ! Nous ne ferons cela que si nous y sommes réduits. Le Seigneur ne permettra pas que nous soyons imprudents.
– Non Madou, je te le promets.
Marcel n’était pas revenu. Madou se demanda pourquoi il était si long, et quelle sorte d’histoire il était contraint de raconter à un pharmacien inconnu, afin de lui extirper de l’insuline, à l’aide d’une ordonnance périmée.
Comme deux complices, l’un faisant le guet, l’autre s’acharnant à serrer des nœuds, ils s’adonnèrent à leur mystérieuse besogne.
Après ce travail, Madou sentit de nouveau « la tête lui tourner », et une grande fatigue s’emparer d’elle. Si elle était sûre que Laurent soit raisonnable, elle s’allongerait sur le lit. Dans un suprême effort de volonté elle décida d’attendre et se contenta du fauteuil. Elle ferma les yeux. Elle se demanda : « Que se passe-t-il, là-bas, à Lucène ? » Laurent roulait dans sa tête des pensées d’évasion, lorsque tout à coup, il s’écria :
– Non, Madou ! Je ne peux pas faire ça ! Si je me sauve et qu’ils te retrouvent toute seule, ils vont te tuer ! C’est sûr, ils vont te tuer !
– Et pourquoi sont-ils à la recherche d’un médicament qui m’aide à vivre ?
– Oh ! tout ça c’est compliqué, répliqua-t-il, songeur. Oui, d’un côté, ils cherchent ton médicament. D’un autre côté, si je me sauve, ça va les mettre dans une colère folle. Des gens furieux, avec un revolver, qu’est-ce qu’ils font ?
– Restons calmes, mon chéri. Pour l’instant, attendons. Il va sans doute se passer des événements dans les heures qui suivent.
– Ça se pourrait. Il y a les prières ! Et puis la police, ça fonctionne.
– Alors, bientôt, cette chambre sera vide de nous deux. Ils entendirent la grosse moto de Marcel. Furibond, il s’adressa à ses congénères.
– Vous vous rendez compte ! J’ai failli m’faire prendre comme un débutant !
Madou et Laurent tendirent l’oreille.
– Comment ça ? demanda Jane.
– J’avais raconté à la pharmacienne que Madame Tessier était en vacances et arrivait à la fin de son insuline. Quand je lui ai tendu l’ordonnance, elle a fait des façons. Une bourrique cette bonne femme-là ! Alors, elle a dit : « Je vais téléphoner au docteur … » J’l’ai pas laissée continuer. Je lui ai arraché l’ordonnance des mains.
– Toi, Bernard, le cerveau du groupe, tu n’as rien dit quand tu as vu l’ordonnance, hasarda Jo.
Il grommela :
– Hé, les gars, j’suis pas Napoléon Bonaparte pour penser à tout !
– Est-ce qu’elle a eu le temps de retenir le nom du docteur ?
– J’crois pas, à la vitesse où j’lui ai enlevé ça des mains !
– Espérons, ajouta Jo.
– Tu sais, la vieille là-haut, faudrait pl-être …
Marcel n’acheva pas sa phrase. Un voisin, un homme d’âge mûr arriva au beau milieu de la discussion. Ils ne l’avaient pas entendu.
– Salut Marcel ! J’ai aperçu votre moto, je me suis dit que la famille venait pour quelques jours ici.
– Non… non… répliqua Marcel précipitamment. Je suis simplement de passage avec des amis.
Madou se demanda si le chef avait eu le temps de dissimuler son revolver. L’homme insista :
– Votre sœur, Madame Raymonde n’est pas là ?
– Non, elle est en vacances en Espagne. Elle nous a prêté sa maison.
Marcel, lorsqu’il s’en donnait la peine, savait être aimable et courtois. C’était ce contrôle de lui-même et cette courtoisie qui avaient subjugué Nadège Baudrimont.
– Est-ce qu’il y a un service que je peux vous rendre, demanda-t-il poliment.
– D’habitude, votre sœur me prête sa tondeuse à gazon en fin de semaine. Mais comme l’herbe a poussé dru ces derniers jours, si vous me l’aviez prêtée aujourd’hui, j’en aurais été bien aise.
– Pas de problème, Monsieur. Savez-vous où ma sœur la range ?
– Oui, sous le hangar.
– Alors, je vous y accompagne.
Lorsqu’ils furent partis, Jane la brune, s’exclama soulagée :
– Ouf ! on l’a échappé belle !
Puis, ils pénétrèrent à l’intérieur de la maison et leurs conversations devinrent indistinctes. Laurent dit à Madou :
– Si la pharmacienne avait tout de même téléphoné au docteur ?
– Oui. Ils apprendraient où nous sommes.
Madou dit à Laurent :
– J’aimerais m’étendre sur le lit.
– Tu n’es pas trop mal, Madou ?

– Seulement fatiguée. Si je veux tenir le coup, il est raisonnable que je prenne du repos de temps en temps.
Comme le mot coma avait vivement impressionné Laurent, il pensa : « Elle a un malaise et elle ne veut pas me le dire pour que je ne me tracasse pas ». Il craignait la perspective de sentir Madou couchée, il aurait une impression d’affreuse solitude si elle cessait de se tenir vaillamment à ses côtés. Madou proposa :
– Pendant que je me reposerai, tu pourrais faire un dessin avec les couleurs qu’on nous a apportées. Je te propose aussi de lire le livre d’Esther.
– En entier ?
– Oui. Il n’est pas tellement long, et cela te passionnera dès le début. Tu réfléchiras à la raison pour laquelle Esther est devenue reine, à ce qu’elle a fait pour son peuple et à ce que Mardochée représentait pour elle. Je te poserai quelques questions et nous en parlerons ensemble. Si tu fais tout cela sans bruit, tu me rendras un grand service.
Laurent, malgré ses craintes au sujet de sa grande amie, joua le jeu et déclara presque gaiement :
– Oui, Madou. Je sens que ça va me plaire.
Cependant, deux choses accaparaient son esprit: la possibilité d’un coma et celle d’une fuite.
Laurent, alarmé, arrêta sa lecture et s’accroupit contre la fenêtre entrouverte. Il lui sembla important de ne rien perdre de leur conversation. Marcel demanda :
– La vieille, elle va tenir le coup combien de temps ?
Il entendit le téléphone. Bernard répondait, mais il ne pouvait rien saisir de la conversation. Peu lui importait. Il s’appliquait à lire ce que son amie lui avait indiqué, et Madou, la tête posée sur l’oreiller, fermait les yeux.
Au-dehors, l’été chantait sa chanson. La nature luxuriante et belle semblait inviter les humains à une harmonieuse allégresse.
Il s’écoula une vingtaine de minutes avant que Marcel ne revienne. Par courtoisie, et afin de continuer à effacer le moindre soupçon dans l’esprit du voisin, il avait accepté d’aller « boire un verre » chez lui. Madou s’était profondément endormie. Laurent l’observa avec une pointe d’inquiétude. Était-ce vraiment du sommeil ? Et si c’était le coma ?

– Tu en as mis du temps ! grogna Bernard lorsque Marcel fut de retour.
– Je n’ai pas pu m’en débarrasser facilement. J’aurais voulu t’y voir !
– Qu’est-ce qu’on en sait ! répliqua Jane. Il était neuf heures quarante-cinq. Bernard dit :
– On a eu un coup de fil. Étienne va quitter Lucène en moto dans une heure. A Étampes, il va récupérer la camionnette. Il sera ici vers onze heures trente. A ce moment-là, on décidera.
– Il faudrait plutôt décider maintenant, répliqua Marcel méchamment. Moi, j’ai une idée. Quand la camionnette arrive, on bande les yeux à la vieille, on la met dedans, et on la largue à cinquante kilomètres d’ici, devant une cabine téléphonique. Après, elle se débrouillera.
– Et pourquoi pas les deux ? protesta Jo. D’ailleurs, je me demande pourquoi on ne les libère pas ? Ils ne nous servent à rien ! A rien du tout ! Qu’on les dépose tous les deux devant une cabine téléphonique. Pas l’un sans l’autre.
– Il a raison, approuva Jane la brune.
– Rien à faire ! Le gamin, j’me le garde ! hurla Marcel. Vengeance personnelle ! Nadège n’a pas été régulière, elle n’a pas refilé la marchandise, et ça peut nous coûter cher ! J’vais la dresser, celle-là !
Laurent perdit pied ; Lucène… Étienne … Nadège … Mais alors, ils se connaissaient donc ! Mais alors, la prise d’otages, ce n’était pas le hasard ! Mais alors, on lui voulait du mal ! Une grande frayeur s’empara de lui. Il entendit encore Marcel déclarer :
– Le môme va payer pour sa sœur, que ça vous plaise ou non !
Ensuite, il y eut des éclats de voix, le brouhaha d’une dispute qui se prolongeait et qu’il ne chercha plus à comprendre, cela devenait trop compliqué pour lui.
Il regarda Madou. Ses yeux étaient fermés, ses paupières ne bougeaient plus, son doux visage transparent paraissait sans vie. Il ne vérifia pas si elle respirait normalement. Il pensa seulement : Le coma ! Les draps noués !
Se sauver ! Se sauver à tout prix ! Les idées s’entrechoquaient dans sa tête à une vitesse vertigineuse. Malgré son jeune âge, il était pleinement conscient du fait qu’il ne devait commettre aucune erreur. Ce qu’il entreprenait, il devait le faire sans hésiter. Il n’avait plus rien à perdre, puisque de toute façon, le beau Marcel voulait le faire souffrir. Il prit une feuille de papier et griffonna dessus : « Madou, ils veulent te libérer et pas moi, alors, je me sauve ».
Il n’était pas encore dix heures. Bernard avait dit qu’Étienne serait là vers onze heures trente. Il calcula que cela lui laissait assez de temps pour fuir. Au moins une heure et demie devant lui.
« Pourvu que personne ne monte à la chambre… », pensa-t-il. Puis, il songea à ses parents. « Papa dit toujours dans les moments difficiles : « Le Seigneur est au courant. Oh ! Seigneur, tu es au courant que je vais me sauver. Protège-moi, et garde Madou. Si je t’oublie pendant que je m’évade, s’il te plaît, ne m’oublie pas ». Puis, les événements se déroulèrent selon l’ordre qu’il avait imaginé. Après avoir solidement attaché les draps à la barre d’appui et s’être retrouvé sur l’herbe émeraude, il courut… courut… courut… jusqu’à ce que sa respiration lui arrache la poitrine. Il lui sembla que les champs n’en finissaient plus. Il aborda un ruisseau frais, limpide, au délicat murmure chantant. Laurent s’y désaltéra, puis le traversa. L’eau l’ayant revigoré, il continua sa marche esseulée. Quand donc allait-il trouver un village ? Il ne connaissait pas cette forêt, et peut-être tournait-il en rond ? Après presque une heure de sa folle randonnée, au moins, il était sûr d’une chose : Il se trouvait maintenant loin de ses ravisseurs.
Laurent découvrit une jolie clairière, avec des bourdonnements d’insectes, des jeux de lumière sur la mousse et le sol mordoré. Il entendit des froissements d’ailes et des trilles dans les buissons. Il était si fatigué et rompu par les émotions… « Je vais m’allonger seulement dix minutes, pensa-t-il, après, je trouverai un village et… ». Oh ! il était trop épuisé pour réfléchir raisonnablement. Depuis son lever, son cerveau et son cœur avaient presque trop travaillé. Il s’allongea sur le ventre, mit sa tête dans ses bras, puis, brusquement se ressaisit : « Si je reste là, j’ai peur de m’endormir. Fatigué ou pas, il faut encore marcher. Lève-toi Laurent, repars, une route ne doit pas être bien loin. Je demanderai où se trouve le commissariat de police. Papa m’a souvent répété que lorsqu’on n’avait rien fait de mal on pouvait aller à la police. Les agents, c’est leur truc de nous protéger. Ils me donneront la permission de téléphoner à mes parents ». Il reprit sa marche titubante et se rappela encore une fois la phrase qui lui remettait du baume au cœur : « Le Seigneur est au courant ».

Madou se réveilla, elle avait simplement été terrassée par une immense fatigue. Elle n’avait pas pu résister à l’assaut du sommeil. Elle avait perdu la notion du temps et se demanda si elle avait dormi longtemps ou non. Elle appela doucement :
– Laurent ?
Pas de réponse.
Elle récidiva :
– Laurent, que fais-tu ?
Toujours le silence. Elle se leva lentement et inspecta la chambre du regard. Puis, elle se dirigea vers la salle de bains et les toilettes. Elle revint dans la chambre et découvrit le papier griffonné. « Madou, ils veulent te libérer et pas moi, alors, je me sauve ». « Pauvre petit », soupira-t-elle, en se dirigeant vers la chambre contiguë.
Les draps étaient suspendus à la fenêtre. Laurent avait réussi. Madou ramena à elle la corde improvisée, la détacha et la remit derrière la belle pile de linge. Dans l’immédiat, il valait mieux la dissimuler. Plus tard, elle verrait.
Elle éprouva un soulagement certain, comme si la fuite du garçon le mettait à l’abri du danger. Il était dix heures quinze. Madou calcula qu’elle n’avait dû s’assoupir que vingt-cinq à trente minutes. Maintenant, il ne lui restait plus qu’à attendre, en espérant que ses gardiens monteraient le plus tard possible. Elle se demanda : «Comment a-t-il pu savoir qu’on allait me libérer et qu’on allait le garder ? Il a dû entendre une conversation pendant que je dormais… ». Elle vérifia si Laurent avait pris de l’argent, mais rien n’avait été touché.

Elle regretta qu’il n’en ait pas eu l’idée. Elle l’imagina voulant téléphoner sans un centime en poche. « Madeleine Tessier, il n’y a plus de souci à te faire maintenant, se dit-elle. Celui qui habille les lis des champs va prendre soin de ton petit protégé ». Elle s’allongea de nouveau et reprit la lecture de sa Bible. Au rez-de-chaussée, on parlait souvent assez fort. On échangeait des propos moroses et ordinaires. Plusieurs appels téléphoniques eurent lieu au fil du temps. A onze heures trente, Jane la brune monta et apporta d’autres livres. Madou resta sur le lit et s’appuya sur son coude.
– C’est pour le petit, dit Jane, en les jetant sur la table.
– Merci bien.
Elle demanda :
– Au fait, où il est le gamin ?
Lentement, avec un sourire sous-entendu, Madou répliqua :
– Il se trouve dans un certain endroit.
– Ah d’accord…
Elle se retira sans chercher à savoir de quel endroit il s’agissait. Elle crut qu’il était à côté, à cause d’une nécessité très naturelle.
Après cet incident, Madou se leva. Elle vit Jane s’en aller. Vraisemblablement, elle partait faire des achats.
Plus tard, Madou entendit de nouveau les escaliers craquer. Elle consulta sa montre. « Midi ! pensa-t-elle, voilà plus de deux heures que ce cher Laurent est parti. Il doit être loin maintenant ».
Jo entra.
– Madame, dit-il à la hâte, je viens vous faire savoir qu’il y aura du retard pour le repas de midi. Quelqu’un devait nous apporter de la nourriture à onze heures et demie et la personne n’est pas venue.
– Entendu, je vais attendre. Au fait, Jo, que fais-tu là avec ces hommes ? Tu as l’air si différent d’eux.
– Ils me font peur, dit-il, d’une voix sourde. Je me suis trouvé mêlé à une mauvaise histoire, et ils le savent.
– Ça ne m’étonne pas, mais on peut toujours repartir de zéro.
Jo soupira et regarda autour de lui avec angoisse.
– Je vais t’aider mon gars, le Dieu de la Bible est aussi pour toi.
– Merci Madame.
Jo était sur le qui-vive. Il se dirigea vers la porte.
– Je dois redescendre, fit-il brièvement.
Marcel cria d’en bas.
– Qu’est-ce que tu fabriques là-haut ?
– Attends une minute, répliqua Jo.
– Voudrais-tu leur annoncer que Laurent s’est enfui ? dit Madou.
Les yeux de Jo devinrent arrondis d’un inexprimable étonnement, il se rapprocha du lit et s’exclama :
– Il a bien fait ! Mais comment est-ce qu’il s’y est pris ?
– Des draps noués, la petite fenêtre derrière.
– Oh ! là, là, ça va barder !
– Sans doute.
Cette grand-mère ne semblait pas effrayée et elle continuait de surprendre le jeune homme. Madou extirpa de sous son oreiller le message laissé par Laurent. Après l’avoir lu, Jo dit :
– C’est ça ! C’est bien ça ! Marcel voulait vous déposer les yeux bandés devant une cabine téléphonique et garder le petit. La camionnette qu’on attendait n’est pas arrivée. Il y a quelque chose qui n’a pas fonctionné dans leurs plans.
« Tant mieux », pensa Madou.
Marcel et le chef s’énervaient. Jo leur cria :
– Écoutez les gars, il y a un pépin par ici. Venez voir ! En un clin d’œil, les deux hommes envahirent la chambre de leur présence malgracieuse.
– Le garçon s’est enfui, annonça Jo.
Marcel et Bernard se mirent dans une indescriptible colère. Les jurons dont ils se servirent ne peuvent être mentionnés dans ces pages. Quand ils eurent exhalé le condensé de leur mécontentement et fouillé la chambre comme des fous, le chef demanda :
– Enfin, il ne peut pas s’être sauvé sans qu’on le voie !
– Si ! Par la fenêtre à l’arrière de la maison, il a noué des draps de lit, dit Jo.
– Et vous, la mémé, vous ne pouviez pas l’empêcher ! reprocha Marcel furibond.
– Je n’ai rien entendu ! Rien du tout ! J’ai dû dormir, ou bien …
– Vous avez tourné de l’œil ? interrogea le chef.
Marcel ne laissa pas à Madou le temps de répondre. Il demanda :
– Ça fait combien de temps qu’il est parti ?
– Au moins deux heures.
Là encore, les jurons déferlèrent comme un torrent en période de crue.
– Alors, les gars ! Les flics vont pas tarder à rappliquer ! cria le chef.
– Tu penses ! Il a eu largement le temps d’avertir la police ! dit Jo.
– Écoutez ! On se barre ! Marcel et moi, on prend la moto. Toi Jo, tu files vers les bois ! Chacun pour soi ! Vous la vieille, pour avoir été de connivence avec le gosse, on vous enferme. Adieu !
Ils se retirèrent bruyamment. Marcel vérifia si Jo refermait la porte à clef. Madou, qui n’était pas au mieux de sa forme, mais qui tenait le coup tout de même, entendit la grosse moto s’éloigner. Elle se dirigea immédiatement vers la fenêtre arrière de la petite chambre contiguë, et adressa un signe d’adieu à Jo.

Ch. 8. Je peux t’aider à prendre un nouveau départ…

A Lucène, après les déclarations détaillées et douloureuses de Nadège, le commissaire envoya son adjoint enquêter dans la famille d’Étienne Jonquière. Madame Jonquière avoua qu’elle était en souci, parce que son fils n’était pas rentré à la maison depuis deux jours.
– Est-ce que c’est dans ses habitudes de s’absenter ? demanda Monsieur Denis.
– Ces derniers temps cela arrive de plus en plus fréquemment. Vous comprenez Monsieur, il à dix-huit ans, il dit qu’il est majeur. Il devient méchant avec nous tous, et ça nous donne bien du souci. Est-ce qu’il a fait quelque chose de très grave, Monsieur le commissaire ?
– Nous ne savons pas encore, Madame, nous cherchons.
Madame Jonquière était une femme d’aspect frêle, au visage encore jeune et délicat, avec une expression douce. Le commissaire hésitait à la tourmenter sans raison.
– Et votre mari, que dit-il de la situation ?
– Il laisse toute la responsabilité sur moi. Ce n’est pas juste, Monsieur le commissaire, je n’ai pas la force, moi toute seule de lutter avec mon fils.
– Bien sûr ! S’il-vous-plaît, j’aimerais voir sa chambre.
Madame Jonquière ouvrit la porte. C’était une chambre en ordre, parce que la vigilance maternelle en assurait la propreté. Après avoir ouvert quelques tiroirs, il découvrit ce qu’il cherchait.
– Saviez-vous que votre fils fumait du haschich ?
– Oh ! non !
Madame Jonquière effondrée éclata en sanglots. Le commissaire essaya de la calmer en insinuant que ce n’était peut-être pas trop grave, s’il s’était contenté du hasch. Il ajouta :
– Parlez-moi de votre neveu, Marcel Lemercier ?
La douce femme explosa :
– Oh ! celui-là ! c’est la honte de la famille ! Lui et Bernard, son acolyte, ça m’affole quand je les vois.
– Est-ce qu’il exerce une influence sur votre fils ?
– Plutôt, oui ! c’est son mauvais génie !

Et ce Bernard, connaissez-vous son nom de famille ?
– Oui, Bernard Lebaudy. Il habite vers Étampes.
Monsieur Denis posa d’autres questions et prit des notes. Il termina en demandant :
– Une camionnette blanche avec des rideaux marron, ça vous dit quelque chose ?
– Bien sûr, c’est celle de ma nièce, Raymonde, la sœur de Marcel.
De plus en plus inquiète, la pauvre femme s’alarma :
– Mais enfin, Monsieur le commissaire, qu’est-ce que ça signifie toutes ces questions ? J’ai peur, vous comprenez. Il se passe tellement de choses actuellement.
Monsieur Denis répondit :
– Nous essayons de stopper une filière de drogue qui est en train de s’installer dans le lycée. Votre fils est peut-être impliqué là-dedans, mais il n’est qu’un petit maillon de la chaîne.
– Que Dieu vous entende, Monsieur le commissaire ! fit-elle, selon une expression populaire irréfléchie. Et puis, je suis moins à plaindre que les Baudrimont. Est-ce que l’on a des nouvelles de Laurent et de Madou ?
– Non, aucune Madame.
Après avoir essayé de prononcer quelques mots de réconfort, Monsieur Denis quitta Madame Jonquière. Monsieur Belmont attendait son adjoint pour se rendre au village de Chevillenay. Ayant pris contact avec le commissariat de l’endroit, à leur arrivée, ils décideraient de la stratégie à adopter. Nathalie demanda :
– Est-ce que je peux vous accompagner ? Je vous suivrai avec.ma voiture. Si vous retrouvez mon petit garçon, je veux être la première à le serrer dans mes bras.
– Oui, bien sûr.
– Est-ce que je peux accompagner Maman ? supplia Nadège. Je voudrais tellement revoir Laurent.
Papa fut très ferme.
– Je te l’interdis formellement ! dit-il. Tu cours le risque de te trouver face à face avec un Marcel armé et furieux contre toi !
Nadège pâlit et comprit que Papa avait raison.
Il fut donc convenu que Maman partirait seule. Cette dernière possédait un double des clefs de la maison de Madou. Elle s’arrêta à la demeure de son amie, et elle emporta les médicaments nécessaires à la « survie » de Madame Tessier.
Sur la table il y avait un dessin de Laurent. Encore une fois les larmes lui embuèrent les yeux, mais Maman était devenue plus vaillante depuis que Christ était redevenu le premier dans sa vie. C’était cela qu’elle allait dire à son fils.

Madou ouvrit toute grande la fenêtre et respira profondément. Elle n’avait plus qu’un bout de pain sec à grignoter. Elle sentait que pour éviter un malaise, elle devait se nourrir dans un délai assez proche, et elle était enfermée à clef. Elle se souvint alors du verset qui disait : « L’Éternel… a brisé les portes d’airain, et a mis en pièce les barres de fer » (Ps. 107. 16). Sa confiance en Jésus Christ était illimitée. « Soit le secours va venir très vite, soit le Seigneur va me garder en bonne santé » se dit-elle. A un certain moment, elle se demanda : « Est-ce que j’ai bien fait d’être complice de l’évasion de mon petit Laurent ? Si seulement il avait pris un peu d’argent pour téléphoner quelque part… Mais, nous lui avons appris à ne pas voler.
Bien sûr, il ne lui est pas venu à l’idée de se servir dans mon porte-monnaie. Au moins, sa fuite a provoqué le départ rapide des bandits, c’est cela de gagné. Dommage que je n’aie plus vingt ans, parce que moi aussi, je me serais servie des draps noués. Oh ! Madou tu es folle ! Tu déraisonnes complètement… »
Puis elle se mit à penser à Jo et elle pria pour lui. Mais elle n’eut pas à prier longtemps. Elle entendit une galopade effrénée, un craquement dans les escaliers, un bruit de clefs dans la serrure, et Jo se retrouva là, devant elle. Un Jo essoufflé, en nage, effondré.
– Voilà ! J’ai voulu revenir. Vous êtes libre Madame.
Madou le considéra presque sans étonnement et avec bonté.
– Je savais qu’on pouvait compter sur toi. Merci, Jo. Reprenant sa respiration, il dit :
– Pardon pour tout. Je voulais beaucoup d’argent, ce n’était pas la bonne façon de l’obtenir.
– Quelle est ton intention maintenant ? Tu peux encore te sauver.
Mais Jo poursuivait une autre idée.
– Vous avez dit qu’on pouvait repartir de zéro. Ma mère est veuve. Elle lit la Bible et elle prie comme vous le faites. J’avais douze ans quand mon père est mort. Lui aussi, il a prié pour moi jusqu’à la fin. Quand je vous ai entendue chanter avec Laurent, ces cantiques que je chantais dans mon enfance, quand j’ai vu la Bible ouverte sur le lit, vous ne pouvez pas savoir ce que ça m’a fait ! Ça m’a retourné le cœur.
Je me suis souvenu des jours heureux et de ma mère qui riait si souvent autrefois. Je me suis dit : « Jo, il faut que tu changes… Il faut que tu changes… Que tu reviennes au Dieu de ton père. Ma part de fric, je n’en veux pas. Je l’ai rapportée. Et puis, je vais attendre la police ici. Il faut que je vous explique comment j’en suis arrivé là.
Jo – dont le véritable nom était Georges – avait pris son élan pour parler, parler sans discontinuer. Une idée fixe le hantait, il avait besoin d’une oreille attentive. Madou lui tapota l’épaule :
– Stop, mon gars ! Tu me raconteras tout cela plus tard. Je voudrais téléphoner aux parents de Laurent. Comprends-tu qu’à Lucène il y a des parents qui s’inquiètent, ils ne savent pas si leur fils est mort ou vivant.
– Oh ! c’est vrai ! Je ne pense qu’à moi… Vous comprenez, j’voudrais vider mon sac.
– Oui, ça soulage, acquiesça Madou. Je vais seulement te poser une question, ajouta-t-elle, en descendant l’escalier : As-tu déjà fait de la prison ?
– Non, jamais ! Cette fois, je ne vais pas y échapper.
– Ne t’affole pas. Je pourrai témoigner du fait que tu m’as libérée.
– Vous ferez ça ?
– Assurément. Je peux même t’aider à reprendre un autre départ si tu consens à venir à la croix.
– Pour vous, ça doit être difficile de le croire, vu que je fais partie d’une sale bande. Mais je voudrais marcher avec le Seigneur Jésus.
– J’ai vu d’autres miracles dans ma vie, assura-t-elle.
– Merci, Madame.
– Est-ce que vous vous occuperez de ma mère quand on m’aura mis à l’ombre ? Ça va être dur pour elle.
– Certainement. Mes amis et moi, nous ferons de notre mieux.
– Merci ! merci ! Il faut que je vous explique…
L’une des qualités de Madou, c’était de savoir écouter. Elle avait souvent entendu de tristes confidences, mais à cause de sa communion avec son Père céleste, et à cause de la prière, elle avait rendu l’espoir à des cœurs abattus. Cette fois, elle dit fermement :
– Plus tard, jeune homme, plus tard. Quand ce sera le moment, je prendrai tout mon temps pour t’écouter et t’aider. Pendant que je téléphone, veux-tu me rendre un grand service ?
– Oui, Madame.
– Prépare-moi un petit repas. Cherche s’il y a des réserves dans le réfrigérateur. Tu ne tiens pas à ce que j’aie un malaise, n’est-ce pas ?
– Oh, non ! Qu’est-ce que nous deviendrions ?
– Et par la même occasion, prends un peu de nourriture.
– Je ne le pourrai pas, j’ai l’estomac trop serré.
– Oui, il me semble que je comprends.
Madou prenait le récepteur lorsqu’elle aperçut Jane la brune qui ouvrait la barrière.
– Regarde donc qui nous rend visite ?
– Oh ! celle-là, je l’avais oubliée !
– Vite, monte te cacher là-haut, je vais m’occuper d’elle.
Jo ne se fit pas prier. En un clin d’œil il grimpa les escaliers et se cacha dans la petite chambre. Madou avait encore le récepteur en main lorsque Jane entra.
– Bé ! qu’est-ce que vous faites là, vous ? Où sont les autres ?
Ses yeux flambèrent de haine et d’affolement. Elle posa à terre les sacs chargés de provisions.
– Partis, chère Madame ! La poudre d’escampette !
– Et ils vous ont libérée ?
– Je suis libre, en effet, ce qui n’est pas votre cas.
Il était difficile de dire ce qui était le plus fort dans le cœur de Jane la brune : sa haine ou sa peur ? Quand elle vit que Madou avait le récepteur en main, ce fut la haine qui l’emporta sur la peur. Elle se précipita sur le téléphone et avec une force décuplée, elle arracha les fils électriques.
Elle hurla :
– Au moins, vous n’avertirez pas les flics !
– Trop tard, chère Madame, ils doivent être en route.
Jane tremblait de rage et de crainte.
– Et le gamin ! Ah oui ? Le Marcel s’est vengé ! Il vous l’a emmené vot’ petit chéri, et vous, vous restez là, toute seule. Bien fait pour vous ! Au moins, vous n’aurez pas gagné sur toute la ligne !
Elle disait n’importe quoi, n’étant pas au courant de ce qui s’était passé en son absence. Madou, qui ne connaissait rien des intentions de Marcel Lemercier, s’interrogea sur ce qu’elle racontait. Cependant, elle ne demanda aucun éclaircissement.
– Vous faites erreur, Madame, assura-t-elle, au sujet de Laurent. Il n’est pas avec Marcel. Il est déjà loin maintenant ; quant à moi, c’est une simple question d’heures, peut-être de minutes. Je vous avais dit que mon Grand Chef était tout-puissant.
– Oh ! là, là, vous remettez ça !

– Et les autres, ils ont filé sans rien dire ?
– Le chef et Marcel sont partis en moto. Ils ont dit : chacun pour soi !
– Et vous n’avez pas vu de camionnette ?
– Non, pas de camionnette.
Madou se rendait compte que son interlocutrice tremblait parce que les circonstances la dépassaient. Il y avait une faille quelque part dans le plan de ses compagnons et elle le supportait mal. En outre, son habitude de l’alcool amoindrissait ses capacités de réflexion. Madou murmura :
– Malgré les misères que vous nous avez faites, j’ai pitié de vous, et si je peux vous venir en aide ?
– Ah non ! pas de baratin ! D’abord, j’ai intérêt à filer.
Elle ramassa sa veste et son sac à main, et s’éloigna aussi vite que le permettait sa démarche.
Jo redescendit.
– Nous sommes coupés du monde, jeune homme, dit Madou, en faisant l’inventaire des provisions. Elle a arraché les fils du téléphone.
Ce détail ne sembla pas inquiéter à l’excès son compagnon. Il voulait surtout que Madou prenne un peu de nourriture. Cette dernière les avait tous plus ou moins effrayés avec les risques du diabète, et le jeune homme aurait été embarrassé de la voir perdre connaissance.
– Après votre repas, dit Jo, j’irai chez le voisin qui a emprunté la tondeuse, et s’il a le téléphone…
– Dans ce cas, je t’accompagne, proposa Madou. Il faut que j’appelle les parents de Laurent.
– Si vous voulez.
Quand le commissaire et Nathalie arrivèrent, suivis de policiers dissimulés à quelques pas d’eux, au lieu de se trouver face à face avec des truands sur la défensive, dans une maison barricadée, ils virent un jeune homme aux traits tirés par l’angoisse, qui venait au-devant d’eux les bras levés en signe de reddition. A l’intérieur, ils découvrirent le paisible spectacle d’une aïeule qui se restaurait.
– Madou ! Oh ! Madou ! s’écria Nathalie en s’élançant vers elle.
– Nathalie… Vous êtes là !
Monsieur Belmont demanda immédiatement des nouvelles des ravisseurs et ce fut Madou, qui, en quelques phrases expliqua qu’ils avaient pris la fuite. Elle demanda sans attendre que Jo soit traité différemment des autres.
– Est-ce que Laurent se repose ? s’étonna Maman en ne voyant pas son fils.
– Comment ! Vous n’avez pas de nouvelles ? s’exclama Madou. Il n’a pas téléphoné ?
– Mais, où est-il ? insista Maman anxieuse.
– Je n’avais pas dormi cette nuit, je me suis assoupie dans la matinée et il s’est sauvé pendant ce temps-là.
Jo intervint :
– Je crois qu’il a pris peur, Madame. Il a entendu que l’un des hommes voulait libérer Madame Tessier, mais pas lui.
– Oh ! pourquoi ?
– Une vengeance.
– Marcel Lemercier, n’est-ce-pas ? insinua le commissaire.
– Oh ! je comprends, murmura Nathalie. Où peut-il être, maintenant ?
– Il a fui derrière, vers les bois, dit Madou.
– Vous êtes sûrs que les bandits ne l’ont pas retrouvé ? s’inquiéta Maman.
– Ça m’étonnerait, murmura Jo, il avait au moins deux heures d’avance sur eux, et il est parti dans la direction opposée.
Cependant, après avoir dit cela, il se demanda : « Pourvu qu’ils ne l’aient pas rejoint sur la route nationale. Ce serait vraiment jouer de malchance ».
– Madame, demanda le commissaire, racontez-nous les événements dans leur ordre chronologique depuis ce matin.
Pendant que Madou parlait, Maman priait en silence. Elle ne pouvait pas serrer son cher Laurent dans ses bras, mais s’en remettait à Dieu pour qui rien n’est impossible.
Quand Madou eut terminé, Nathalie proposa :
– Téléphonons à la maison, Claude aura sans doute des nouvelles.
– Impossible ! répliqua Madou, ils ont arraché le téléphone !
– Mais j’ai le téléphone dans ma voiture, précisa le commissaire.
Maman se précipita vers le véhicule et appela :
– Allo, Claude, c’est Nathalie. Est-ce que Laurent a téléphoné ?
– Non ; ma chérie, pourquoi aurait-il appelé ?
– Nous n’avons retrouvé que Madou. Laurent a réussi à fausser compagnie aux ravisseurs, ce matin, pendant que Madou dormait.
Maman entendit le cri désespéré de Nadège qui se tenait près de Papa.
Malgré l’épreuve, Papa demanda :
– Comment va Madou ?
– Aussi bien que possible. Elle a été merveilleusement gardée.
– Alors, il en est de même pour notre fils, quel que soit l’endroit où il se trouve.

Laurent avait donc repris sa marche titubante, mais en se relevant, il se trompa, changea de direction et s’enfonça de nouveau dans la forêt. Il erra encore longtemps, s’acharnant à retrouver son chemin. Enfin, il distingua au loin, vers un point de l’horizon, le ciel à travers la futaie. Plus il avançait, plus il voyait de bleu. « Je dois approcher, se dit-il, la forêt devient moins épaisse ». Les forces lui manquaient, cependant il se mit à courir.
Lorsqu’on est à l’extrême limite de la fatigue, on ne réfléchit plus raisonnablement, et les réactions brisées par l’effort ne suivent pas nécessairement la logique. Il aurait été préférable qu’il ne décide pas de courir, son état d’épuisement ne le lui permettait pas. Mais il sentait la délivrance à portée de sa main.
Il aperçut enfin la route, et une maison très proche, juste à sa droite. Pour les atteindre, il fallait escalader un dernier talus. Dans sa hâte, il ne remarqua pas une solide liane longeant le fossé, juste au bas du remblai. Son pied droit s’y accrocha. Il tomba de tout son long, le corps en avant, et sa tête alla heurter contre une énorme pierre. Laurent ne se releva pas. Il perdit connaissance, le visage dans la verdure, le sang coulant de son front blessé. Il n’était plus qu’une petite chose inerte et sans vie apparente.
Heureusement, Dieu n’abandonne pas Ses enfants, et les plus petits sont les trésors dont il prend particulièrement soin.
Le chien de la première maison à droite se mit à aboyer comme un forcené dans la direction du talus. Son maître sortit.
– Eh bien, Filou, qu’est-ce qui t’arrive ? Tout doux, calme-toi.
Mais Filou ne se calma pas. Il exécuta de grands bonds contre la clôture tout en continuant ses aboiements intempestifs.
– Bon ! Je sens que tu ne vas pas me laisser la paix aussi longtemps que je ne serai pas allé voir ce qui te tracasse, marmonna son maître.
A travers la clôture, il aperçut le corps d’un enfant, allongé sur le talus. Il s’exclama : « Oh ! mais, c’est un gamin ! On dirait qu’il est évanoui ! »
L’homme sortit et regarda le corps inanimé de Laurent. Il n’osa pas le toucher, étant impressionné par la vue du sang. Il ne pensa pas à avertir la police, mais parce que son fils était pompier, sa première réaction fut d’avertir son fils. En quelques minutes, la voiture des pompiers fut sur les lieux. Avec les précautions d’usage, ils installèrent le jeune garçon sur un brancard, et l’emportèrent au service des urgences de l’hôpital d’Orléans.
Laurent avait été accidenté à Saint-Jean-de-Livet, un village situé à six kilomètres de Chevillenay.

Après l’avoir ranimé, radiographié, pansé, soigné en bonne et due forme, l’interne de garde et l’infirmière essayèrent de le faire parler. Mais Laurent était en état de choc, il avait perdu le contact avec la réalité. Il dormait, gémissait, prononçait des phrases incohérentes dans son demi sommeil.
– On ne sait même pas d’où il vient, c’est tout de même étrange, dit l’infirmière.
– Il semble être inconnu à Saint-Jean-de-Livet, ajouta l’interne.
Deux heures plus tard, l’aide-soignante lui parla. Quand elle vit que le jeune garçon commençait à se demander pourquoi il se trouvait dans une chambre d’hôpital, elle appela l’interne et l’infirmière de service.
– Comment t’appelles-tu, mon garçon ? demanda gentiment l’interne.
– Laurent.
– D’où viens-tu ?
– De Lucène. Mais je voudrais qu’on délivre Madou. Il faut faire vite…
Laurent avait de la peine à s’exprimer. Il parlait d’une voix pâteuse. L’aimable aide-soignante assistait à l’entretien. Elle était jeune dans la profession, et ses réparties faisaient parfois les délices du service dans lequel elle était affectée.
– D’où viens-tu, mon garçon ? De quel village ? insista l’interne.
– J’sais pas.
– On t’a retrouvé à Saint-Jean-de-Livet.
– P’t’être bien. J’me sauvais. J’avais couru dans la forêt.
– Tu te sauvais ? Tu faisais une fugue ?
Il répéta, parce que le mot était trop compliqué pour un cerveau malmené :
– Une fugue ?
– Tu fuyais tes parents ?
– Oh ! non ! C’est le contraire.
– Tu les cherches, alors ?
– Ça oui ! Il est quelle heure ?
– Seize heures.
– Quel jour ?
– Jeudi.
– Qu’est-ce que ça peut faire qu’on soit Jeudi, puisque je ne sais plus trop ce qui m’arrive.
– Qu’est-ce que tu as fait avant de tomber dans le fossé ? Laurent fit un effort pour se souvenir.
– J’ai couru, couru dans la forêt. C’était pas rigolo. J’avais noué des draps pour me sauver par la fenêtre. Le Marcel voulait se venger sur moi des bêtises de ma sœur… Alors, fallait mieux filer, pas vrai ?
Il est drôlement choqué, murmura l’infirmière, entre haut et bas. Il divague complètement.
De sa voix endormie, Laurent continua :
– Heureusement que les nœuds étaient solides.
– Pourquoi as-tu fait cela ? demanda l’interne.
– J’étais pris en otage.
– Oh ! là, là, ça ne tourne pas rond dans sa tête, dit à mi-voix l’aide-soignante. Ce serait mieux de le laisser dormir encore.
Laurent toucha son pansement:
– Ne t’inquiète pas, Laurent, tu n’as rien de grave, ajouta-t-elle, en lui caressant la main.
Laurent entrouvrit davantage les paupières et distingua l’aide-soignante.
– Tu es belle comme ma maman.
– Merci mon petit. Et cette belle maman, où est-elle ?
– Chez nous… Comment tu t’appelles ?
– Aude.
– C’est un joli nom.
Après cet effort il ferma de nouveau les yeux.
L’interne était perplexe. Aucune fugue, aucune disparition n’avaient été signalées à la police d’Orléans, ni à celle de Saint-Jean-de-Livet. Par erreur ou par manque d’idées, l’hôpital ne consulta pas les autres villages environnants. L’infirmière avait fait remarquer que l’enfant était propre, avec des ongles nets et des vêtements de bonne qualité, il n’était donc pas un garçon livré à lui-même.
Aude lui tendit un verre d’eau d’Évian, fraîche et désaltérante. Il but l’agréable liquide avec avidité.
– C’est bon, dit-il avec conviction. Quand la reine Esther a donné un festin pour Assuérus et Haman, elle ne connaissait pas l’eau d’Évian. Dommage…
Les adultes se regardèrent avec une expression d’incrédulité impuissante et amusée.
– Dis-moi, reprit l’interne, tu dois bien te souvenir du village d’où tu viens ?
– Mais non ! Puisque je vous dis que j’étais enfermé quelque part. Ils m’avaient pris en otage. Ils avaient même des revolvers.
– Tu regardes trop la télévision, jeune homme, dit l’infirmière sèchement, ça te tourne la tête.
– Vous ne voulez pas me croire, hein ? Personne ne veut me croire… Ça ne fait rien, le Seigneur est au courant. De grosses larmes perlèrent à ses yeux.
– Le Seigneur ? Quel Seigneur ? insista tout de même le docteur.
– Le Seigneur Jésus, bien sûr ! C’est à Lui que je regarde. Pas aux vagues, non ! Pas aux vagues. On enfonce quand on regarde aux vagues.
– Qu’est-ce qu’il raconte ? s’étonna encore l’infirmière.
Oh ! vous ne pouvez pas comprendre. Vous ne lisez pas la Bible, vous…
– Je vois, ajouta l’infirmière, d’une voix qu’elle croyait être basse, mais qui ne l’était pas, il doit être entre les mains d’une secte. Vous voyez ce que ça donne.
Laurent s’insurgea :
– Mais non ! C’est pas vrai ! J’ai pas le cerveau dérangé ! Et puis, j’veux plus parler à personne, sauf à Aude.
L’interne et l’infirmière se glissèrent un regard d’intelligence, et décidèrent de le laisser seul avec l’aide-soignante. Aude lui prit la main et le rassura :
– Est-ce que tu veux te reposer encore un peu ? Je te tiendrai la main pendant que tu sommeilles.
-. D’accord, je vais t’obéir. Mais avant je voudrais téléphoner à mes parents. Ils te rembourseront la communication.
– Oh ! bien sûr ! s’exclama-t-elle, c’est par là que nous aurions dû commencer ! Nous avons été stupides !
Aude nota le numéro avec son stylo bille sur le revers de sa main. Elle rappela de nouveau l’interne. Quand elle eut composé le numéro, elle tendit le téléphone à Laurent. L’interne et Aude assistèrent au dialogue.
– Allo, Papa ! C’est moi, Laurent !
– Oh ! Laurent, mon chéri ! Dieu soit loué ! Te voilà enfin ! Quel bonheur !
– Oh ! là, là, si tu savais ! moi aussi, j’suis content !
Nadège arracha presque le récepteur des mains de son père.
– Laurent, pardon pour tout le mal que je t’ai fait.
– C’est pas grave. Tu vois, j’ai tenu le coup !
Laurent comprit que Nadège pleurait.
– Pleure pas, va… on va être bien ensemble, maintenant.
– Oui, j’te ferai plus de misères. J’avais tellement peur de ne pas te revoir vivant !
– Ben dis-donc, t’as vraiment dû te faire de la bile ! Est-ce que Maman est là ?
Laurent redevenait communicatif comme si son cerveau émergeait de l’engourdissement d’une maladie.
Papa reprit gentiment le récepteur des mains de Nadège.
– Maman a retrouvé Madou.
– Là-bas ! Elle est avec les gangsters ?
– Ne t’inquiète pas, ils ont pris la fuite.
L’interne et Aude se regardèrent, de plus en plus ahuris.
– Ils ont compris que tu allais alerter la police, alors ils se sont sauvés.
– Ça, c’est une bonne nouvelle ! Oui, c’est une bonne nouvelle ! Est-ce que Madou est toujours dans le coma ?
– Elle ne l’a jamais été, mon chéri. Elle était simplement assoupie. Mais dis-moi, où es-tu ? De quel endroit me téléphones-tu ?
– De l’hôpital.
– De l’hôpital ! Tu es à l’hôpital ? Tu es donc malade ou blessé ?
– Oui, je me suis évanoui. Je me suis blessé au front en sortant des bois. Ensuite, quelqu’un a dû m’amener ici.
– Dans quel hôpital es-tu ?
– On est où, ici, Monsieur ? demanda Laurent à l’interne.
– A l’hôpital d’Orléans. Voudrais-tu me passer ton papa ?
– J’ai entendu, affirma papa, tu es à l’hôpital d’Orléans.
– Oui. Écoute ! je voudrais te dire… J’ai été gardé du mal à cause de ta phrase.
– Quelle phrase, mon chéri ?
– Tu dis souvent que le Seigneur est au courant. Quand je n’en pouvais plus dans la forêt, ça me réconfortait très fort.
L’interne faisait des signes à Laurent.
– Attends, dit-il, le docteur voudrait te parler.
– D’accord. Je vais téléphoner à Maman afin qu’elle te rejoigne au plus vite. Elle va bondir de joie !
– Et moi aussi, tu penses…
L’interne rassura le père en lui affirmant que son fils était hors de danger et qu’il pourrait quitter l’hôpital le jour même. Il leur faudrait seulement régler la note. Puis, lorsque Claude lui raconta en détail le hold-up et la prise d’otages, il fut bien obligé de reconnaître que le jeune Laurent ne leur avait pas menti.
– Il divaguait singulièrement à son réveil. Il nous a parlé de la reine Esther et d’une histoire de vagues dans lesquelles on enfonce, ajouta-t-il, mais c’est sans importance.
– L’important, c’est de l’avoir retrouvé et de l’avoir retrouvé en vie, assura Claude.

 

Ch. 9. Une semaine mémorable

En attendant la visite de Maman, l’interne décida que Laurent devait prendre du repos. Mais le jeune garçon ne l’entendit pas avec plaisir, car personne n’avait songé à le nourrir et ses tiraillements d’estomac devenaient impératifs. On lui avait appris à ne pas réclamer, mais tout de même, ce jeûne forcé dépassait les limites. Il se tourna vers le docteur et balbutia :
– S’il vous plaît, Monsieur, je veux bien dormir, mais est-ce que l’heure du repas est passée ? J’ai drôlement faim !
– Naturellement ! Depuis quand n’as-tu rien pris ?
– Depuis ce matin.
– Excuse-nous, mon garçon. Ton histoire nous a fait perdre le sens des réalités.
– C’est pas une histoire, c’est du vrai.
– D’accord, c’est du vrai !
– Je vais te préparer un plateau, dit Aude.
La jeune fille revint dix minutes plus tard, avec ce qu’il fallait pour satisfaire son appétit, et même un peu plus.
– Tu es gentille, toi, dit Laurent spontanément, parce que la jeune fille lui plaisait. J’aimerais bien que tu sois chrétienne. Interloquée, Aude l’observa. Elle mit un certain temps à répondre :
– Ben… je le suis, je vais à l’église.
– Ça ne veut rien dire ! fit-il sur un ton convaincu, alors qu’il s’attaquait avec plaisir à une cuisse de poulet.
– Ah oui ! pourquoi ?
– Les églises sont remplies de gens qui n’ont pas envie d’aller au ciel.
– Peut-être.
C’est quand on a accepté Jésus dans son cœur qu’on est chrétien. Quand on est sûr qu’il nous a pardonné tous nos péchés. Ça s’appelle la repentance.
– Dis-donc, tu en sais des choses pour un garçon de ton âge !
– Je le sais parce que je suis sauvé.
– Sauvé ? Sauvé de quoi ?
A ce moment précis, « la surveillante chef » apparut et rappela sévèrement à Aude qu’elle n’était pas là pour bavarder avec les malades.
Après s’être régalé d’une agréable manière, Laurent eut l’occasion de dire un mot à Aude lorsqu’elle vint reprendre le plateau.
– Voudrais-tu m’inscrire ton adresse sur un papier ? demanda-t-il. Si tu pouvais parler avec ma maman quand elle viendra, elle t’expliquerait ces choses-là mieux que moi.
– Je crois que je ne le pourrai pas, Laurent, j’ai du travail. Mais je vais t’apporter ma carte de visite avec mon adresse et mon numéro de téléphone.
– O.K. merci.
– Maintenant, repose-toi.
Il essaya de s’endormir. Cependant, avec les chocs émotionnels accumulés depuis la veille, les nerfs avaient pris le dessus et le sommeil le fuyait. Maman arriva. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Nathalie sanglota comme jamais elle ne l’avait fait en présence de son cher garçon. Laurent se demanda un court instant s’il était un fils normal, parce qu’il éprouvait une sorte de joie à constater que Maman versait des larmes pour lui. Rien que pour lui. C’était le signe qu’elle l’aimait profondément. «C’est drôle, pensa-t-il, je devrais pleurer et je n’y arrive pas. Je suis si content que Maman soit là, et je suis content qu’elle pleure… Oh ! là, là, j’voudrais pas qu’elle devine mes pensées… »
– Laurent, le Seigneur Jésus est redevenu le premier dans ma vie. Vraiment le premier.
– Oh ! Maman !
Il n’ajouta rien, les mots étaient superflus.
Elle le berça tendrement. Puis, après ces douces effusions, il s’éloigna des bras maternels et annonça :
– Le docteur a dit que je pouvais m’en aller d’ici.
– Il a sans doute établi une ordonnance et indiqué dans combien de temps il faudra changer le pansement, répondit-elle. Je vais demander à lui parler. Tu restes tranquille en attendant.
Le docteur rassura Nathalie. La mère et le fils se rendirent à Chevillenay, où ils rejoignirent Madou, Jo et le commissaire.
Maman avait oublié de dire à Laurent que Jo était revenu délivrer Madou, cette dernière ayant été enfermée à clef par les bandits.
– Il a été gentil avec moi, dit Laurent, sans lui, les autres m’auraient emmené.
– Je prends note de tout cela, répliqua le commissaire, et nous verrons comment agir à l’égard de Jo.
Nathalie murmura à l’oreille de son fils :
– Sa maman est chrétienne. Elle lit la Bible et elle prie depuis longtemps pour Jo.
– Ben alors, elle va en avoir du chagrin si Jo va en prison, répondit-il mélancolique.
– Laurent, rappelle-toi que le Seigneur est au courant. Avec son aide nous pourrons peut-être leur être utile. Nous irons les voir de temps en temps.
– Vrai ! Tu vas faire ça !
Laurent exulta. Tant de sujets de joie l’envahissaient maintenant. Le Seigneur n’avait-il pas opéré un véritable bouleversement dans le cœur de sa maman ?
Les deux voitures, celle du commissaire et celle de Nathalie prirent le chemin du retour. Il y eut de joyeuses retrouvailles à Lucène. Mais Laurent, commotionné par son accident, et Madou, anéantie de fatigue, durent aller se coucher avant le crépuscule.
Maman reconduisit Madou jusqu’à sa maison. Elle lui proposa : « Puisque j’ai votre clef, plus tard, dans la soirée, je passerai chez vous. Je m’assurerai que vous avez trouvé le sommeil et que tout va bien. C’est la moindre des choses que je puisse faire pour vous ».
Madou répondit à peine. Cela ne lui ressemblait pas. « Il faudra veiller sur elle, se dit Nathalie. Elle subit sans doute les conséquences de cette terrible séquestration ».
Le téléphone sonna. C’était Marianne, la fille de Madou Tessier qui appelait. Nathalie entendit les premières répliques, puis, elle s’esquiva discrètement en murmurant : « A plus tard ».
Jo passa la nuit au poste de police. Claude et Nathalie s’entretinrent longuement au téléphone avec la maman de Jo qui versa d’abondantes larmes. Ils l’apaisèrent en lui rappelant, malgré tout, les promesses de la Bible, et au bout du fil, Papa prit même le temps de prier avec elle. Il ajouta : « Je crois que durant ces derniers jours votre fils a pris la meilleure décision de sa vie. Il vous en parlera lui-même ». Et le cœur de cette mère fut réchauffé d’une douce chaleur, la consolation divine coula en elle comme un baume qui guérit.
Maman et Nadège se glissèrent ensemble dans la chambre de Laurent, avant qu’il ne s’endorme. Chacune lui prit une main et lui manifesta une tendresse inaccoutumée.
Nadège resta un instant de plus que Maman et murmura encore :
– Pardon pour tout, Laurent. Je ne voudrais pas avoir un autre frère que toi.
– Oh… ça va… articula Laurent d’une voix déjà ensommeillée.
Si Nadège avait mis en ordre ses culpabilités douloureuses vis-à-vis de son frère, son attitude relevait d’un pardon conforme au devoir, un pardon sans humilité. C’était dans l’ordre des choses de s’excuser, mais au fond d’elle-même stagnait une profonde misère : celle de n’avoir rien réglé à la croix. Nadège n’avait pas levé les yeux vers le Père céleste. Tout abandonner entre les mains de Christ lui semblait être un prix trop dur à payer. Elle continuait de lutter contre le « Venez à moi » si doux et si purificateur du Sauveur. La prisonnière actuellement, c’était elle.
Nadège était hantée par une autre peur : Marcel et Bernard n’avaient pas été arrêtés, ils restaient dangereux. Qui sait s’ils ne viendraient pas rôder cette nuit autour de la maison ? Qui sait si leur haine des bourgeois, si leur colère contre le fait que la filière de la drogue risquait d’être démantelée, ne se transformerait pas en une attaque brutale et sans merci contre la famille Baudrimont ? Dans son extrême anxiété, elle oubliait que la police continuait d’exercer sa surveillance.
Papa et Maman vinrent lui dire bonsoir. Elle avoua sa crainte.
– Les deux autres n’ont pas été arrêtés ! Ils sont dangereux, je les connais.
– Nous avons eu la preuve pendant ces deux jours que notre Dieu est un Dieu de délivrance, répliqua Maman.
– Peux-tu t’endormir en te déchargeant sur Lui de ton inquiétude ? demanda Papa.
En dépit de sa détresse, elle lança une réplique cinglante :
– Non ! ce n’est pas possible ! Et ne me demandez pas pourquoi !
Papa et Maman se regardèrent. Ils étaient venus avec un cœur bienveillant, tandis que le cœur de Nadège exhalait une inexplicable animosité. Maman reprit doucement :
– Tu nous parles comme si tu nous en voulais.
– Pas à Papa ! Et puis, laissez-moi tranquille !
– Oui, nous allons te laisser tranquille, si toutefois la tranquillité peut être ta compagne en ce moment. Demain, nous y verrons plus clair.
La réflexion de Papa la laissa muette. Elle se faisait mal et elle rendait son entourage malheureux.
Claude et Nathalie se retirèrent silencieux.
– Elle me hait, soupira tristement Maman.
– Depuis hier elle n’a rien fumé, peut-être qu’elle est en manque, il se peut que cela la rende irritable, suggéra Papa.
– Peut-être, murmura Nathalie sans conviction.

Baudrimont encouragea sa femme :

– Chérie, nos bien-aimés sont vivants et de retour. Il nous faut exprimer à Christ notre reconnaissance. Demain lui appartient. C’est aujourd’hui qui est important aux yeux du Seigneur. Oui, remercions-le pour aujourd’hui.

Il y avait longtemps que Papa et Maman n’avaient prié ensemble avec une telle ferveur.

Fidèle à sa parole, avant de s’endormir, Nathalie se rendit chez Madou. Étant en possession des clefs, elle pouvait aller et venir à son gré dans la maison de leur gentille amie. Elle la trouva excessivement fatiguée, mais détendue et sereine.

– J’ai parlé à Marianne, dit Madou. Tout le monde est rassuré là-bas.

– Je le suppose, fit Nathalie, mais Madou, je ne vous trouve pas très bien ; c’est sans doute normal après une telle épreuve. Si demain vous n’allez pas mieux j’appellerai le médecin.

– Si vous voulez, acquiesça Madou, mais attendez d’abord que le sommeil réparateur m’ait remise sur pied.

– En tout cas, c’est à mon tour de prendre soin de vous qui avez si bien veillé sur Laurent. Il m’a parlé de vos conversations sur le Prisonnier venu du ciel.

– Votre fils s’est montré très courageux, et nous avons trouvé une ressemblance entre notre situation effrayante et celle du Seigneur Jésus livré aux mains des hommes.

– Merci, Madou, d’avoir su le rassurer.

Avant de partir, Nathalie approcha le téléphone du lit de Madou afin qu’elle puisse appeler à n’importe quelle heure.

Que de choses faites de travers dans ma vie ! songea Maman sur le chemin du retour. Un garçon qui a souffert de mon éloignement du Seigneur, et une fille qui semble me détester… Que c’est terrible !

De plus, Nathalie était exténuée. Depuis quarante-huit heures elle ne cessait de s’interroger sur tout ce qu’il fallait remettre en ordre avec son Sauveur, afin que la moindre faute du passé soit entièrement pardonnée. Elle désirait repartir du bon pied sur une route harmonieuse, avec l’assurance de l’approbation du Seigneur. Sa pensée se reporta quelques années en arrière. Elle revécut le moment où elle avait annoncé à son mari qu’elle voulait travailler. Claude avait émis des objections. Est-ce que la Bible n’enseignait pas que la femme devait être soumise à son mari en toute circonstance ? Pendant ces années où son cœur s’était lentement refroidi, n’avait-elle pas mis de côté certaines indications précieuses des Saintes Écritures ? Oh ! malgré sa fatigue sans nom, il fallait qu’elle le sache. Elle ne s’endormirait pas avant. Nathalie était loyale dans ses réactions. Si elle marchait de nouveau sur les traces du Seigneur, ce serait sans réserve. Elle désirait que son parcours soit inondé de lumière, sans zones d’ombre, ainsi, par la grâce de Dieu, elle ne trébucherait plus une autre fois.

Elle entra et chercha dans sa Bible. Où donc se trouvait ce passage où les Écritures donnaient des indications remarquables sur la vie de famille ?

D’abord, elle feuilleta longuement le Saint Livre sans trouver ce qu’elle cherchait. «Voilà ce que c’est, pensa-t-elle, j’ai perdu l’habitude de lire fidèlement ma Bible, je me contentais d’un verset par-ci, par-là, et maintenant, j’ai du mal à m’y reconnaître».

Elle persévéra et lut dans Éphésiens 5. 24 et 25 : « Mais comme l’Église est soumise au Christ, ainsi que les femmes le soient aussi à leurs maris en toutes choses. Maris, aimez vos propres femmes, comme aussi le Christ a aimé l’Église et s’est livré lui-même pour elle… » Nathalie se dit que sa nature indépendante ne la portait pas à s’incliner facilement devant les décisions de quelqu’un d’autre, même si ce quelqu’un d’autre était son mari. Mais avec la fin du verset 25, une onde de joie la traversa. Si les maris aimaient leur femme comme le Seigneur Jésus avait aimé l’Église, ce serait merveilleux. Car Christ était mort pour sauver ceux qui formeraient l’Église.

Elle savait que Claude éprouvait envers elle des sentiments très forts et qu’il respectait chaque verset de la Bible. Donc, elle n’avait rien à craindre de son mari, dont les décisions étaient toujours si sages. N’essayait-il pas constamment de la comprendre ? Seulement, qu’avait-elle fait pour ses enfants ? Elle n’avait pas vraiment profité de leur présence. Elle n’avait pas perdu le contact avec eux, mais leurs petits secrets, leurs chagrins, leurs fous-rires, et même leurs bagarres, et d’autres valeurs si précieuses de l’enfance, tout cela lui avait échappé. Elle s’en voulait maintenant. Et le gâchis dans la vie de Nadège, comment y porter remède ?

Toutefois, elle releva la tête. Le Seigneur, dans Sa grâce, venait de pardonner tous ses péchés ; Il ne l’accusait plus de rien. Elle lut encore quelques versets qui la réconfortèrent. C’était comme si Christ lui murmurait dans la douceur tranquille de cette nuit d’été : « J’ai aussi payé pour les années que tu regrettes. Cela a été effacé à la croix. Tu as voulu t’éloigner un moment, mais je t’aimais quand même. N’ai-je pas le pouvoir de transformer le mal en bien ? Mets en Moi ta confiance et je te répondrai ».

Nathalie se dirigea vers sa chambre et s’en fut dormir d’un sommeil aussi confiant que celui de Nadège était agité. Cette dernière garda les yeux grand ouverts pendant de longues heures. Le moindre froissement dans la feuillée, le moindre claquement lointain, le moindre bruit de moto dans les rues du vieux village, le moindre hululement, tout la terrifiait. Il lui semblait que la silhouette de Marcel hantait le voisinage et qu’elle allait le voir surgir de l’obscurité. Se décharger sur le Seigneur de sa profonde angoisse ne lui vint pas à l’idée. Ainsi, l’aube de ce clair matin de juillet s’insinua dans la campagne sans qu’aucune douceur n’ait consolé la jeune fille tourmentée.

Au commissariat, on ne garda Jo qu’une seule nuit. Après des aveux et une déposition écrite, il fut clair qu’il n’avait joué qu’un rôle secondaire dans le hold-up. S’il avait spontanément rendu son arme et sa part de butin, on lui fit comprendre qu’on ne le considérait toutefois pas comme innocent. Plus tard, un jugement serait rendu. Il mit un point d’honneur à ne pas « charger » ses comparses, ni à indiquer leur domicile. « Monsieur le commissaire, trouvez-les vous-même, dit-il, avec respect. D’ailleurs, vous savez déjà leurs noms. Je ne suis pas un dénonciateur ». Afin d’épargner du chagrin à sa mère, il demanda qu’on ne publie pas sa photo.

– On verra, on verra, bougonna le commissaire. Et qu’est-ce que tu vas faire en rentrant ?

– Trouver un travail, et voir vers quel métier je peux m’orienter. Madou, je veux dire Madame Tessier, m’a dit que quelqu’un m’aiderait.

– Si tu t’en tires de cette manière, entendu. Mais attention, on garde l’œil sur toi. A la moindre incartade, plus de clémence.

Jo ne parla pas de son nouveau départ avec Dieu, ni de l’influence que Madou avait exercée sur sa décision. Bien que résolu, il était encore trop faible dans sa foi pour exprimer de telles certitudes. Il se dit que les policiers auraient cru à une « crise de religion » provoquée par la peur.

Dès qu’il fut à l’air libre, Jo téléphona à sa mère pour lui annoncer qu’il rentrait à la maison, et pour lui dire combien il regrettait tout le mal qu’il lui avait fait. Il lui parla de sa rencontre providentielle avec Madou et de son retour à Dieu. Alors, il comprit qu’on versait des larmes, là-bas, au bout du fil, mais que c’étaient des larmes de joie. « Maman, ne te mets plus en souci, j’arrive ! » dit-il en raccrochant.

Il emprunta le R.E.R. pour retourner à Paris. Certes, il devrait encore rendre des comptes à la justice, mais il ne se remettrait plus jamais sous le joug de malfaiteurs. N’était-il pas devenu libre, d’une double liberté ? Celle des hommes, mais aussi celle que Jésus donne au cœur repentant.

Georges Luban – dit Jo – était un jeune homme brun aux allures nonchalantes, sous lesquelles il cachait une bonne dose de volonté. Son regard attentif, mais rieur, se posait sur les gens avec une pointe de gaieté et d’assurance. Il aimait rire, mais il pouvait être très sérieux.

Parce qu’il s’était écarté de la foi de son adolescence, il s’était laissé entraîner par les combines douteuses d’hommes peu recommandables. Dans un moment d’égarement, il avait voulu posséder un argent facilement obtenu. Il s’était retrouvé en compagnie d’un Marcel et d’un Bernard. Heureusement pour lui, il n’avait jamais touché à la drogue.

Et voilà qu’à l’heure de son premier exploit avec les truands, quelqu’un s’était mis à lui annoncer librement et sereinement l’Évangile qu’il avait voulu fuir. Ce fut un véritable choc.

Le Seigneur Jésus lui donnait encore une occasion en se manifestant à lui dans l’endroit où il s’y attendait le moins. Il n’avait pas pu résister à cet ultime appel d’un Dieu qui l’arrêtait encore une fois au moment où il allait s’égarer plus loin dans le mal. Il se découvrit une reconnaissance particulière envers la charmante aïeule dont il n’avait pu lier les mains, pendant cet infâme trajet. Il admirait encore le calme et l’inaltérable confiance de Madou. A aucun moment elle n’avait paru terrorisée par sa captivité.

Jane la Brune n’avait pas apprécié du tout d’avoir été abandonnée dans la nature comme une quantité négligeable par ses comparses. C’était une inqualifiable injure qu’elle ne leur pardonnerait à aucun prix. A cause de sa forte corpulence, avancer péniblement sous le soleil agressif de juillet exigeait un effort qui entamait sérieusement son moral. L’avoir plaquée là, sans instructions, quelle honte ! Tandis que ses jambes alourdies ralentissaient sa marche, en son cœur la colère montait, montait…

Épuisée, esseulée, elle essaya de régler un premier problème : celui de son retour en faisant de l’auto-stop. Après une demi-heure d’attente, une conductrice serviable l’invita à monter dans sa voiture, et la déposa à trois kilomètres de son domicile. Ces trois kilomètres furent amers, mais il fallait bien, bon gré, mal gré, rentrer chez soi. Quant au deuxième problème, il correspondait à son désir de vengeance. « Oh ! ils vont voir ce que ça va leur coûter de m’avoir possédée ! Je ne vais pas leur faire de cadeau ! Il va leur en cuire ! »

Seulement, Jane était alcoolique, et lorsque son besoin de boire lui ôtait toute jugeote, elle perdait le fil de ses idées; son cerveau ressemblait alors à une fabrique de brouillard. Elle était rentrée de Chevillenay en nage, assoiffée, exténuée et en colère ! Après avoir ingurgité trois verres de vin – ce qui ne l’avait pas désaltérée – les effets de l’alcool et de sa longue marche s’allièrent ensemble pour la plonger dans une irrésistible somnolence. Son corps et ses cellules grises perdirent leurs réactions. Elle s’allongea sur son canapé. Quelques minutes après, un ronflement sonore signalait que Jane avait momentanément coupé le contact avec la réalité. Sa volonté de vengeance fut reportée à plus tard, c’est-à-dire, au moment de son réveil, lequel se produisit vers une heure du matin.

Ni le vin, ni la lourdeur d’un sommeil de plomb n’avaient atténué son désir de représailles. Elle se leva pesamment, marmonna de vilaines paroles et composa un numéro au téléphone. Elle indiqua à la police le repaire habituel du chef et de sa bande. Lorsque le commissaire voulut connaître son nom, elle raccrocha.

Monsieur Belmont n’appréciait pas du tout les coups de téléphone anonymes, mais comme la personne lui avait donné des précisions intéressantes et quelques détails respirant la vérité, il décida d’en tenir compte. Au matin, lui-même avec quelques policiers tombèrent facilement sur les malfaiteurs qui, surpris dans leur sommeil, ne les attendaient pas. Ils avaient compté sans la vengeance d’une femme. Quant à Étienne Jonquière, il avait disparu.

Ce vendredi matin, Laurent se leva le premier. En dépit de son pansement, il trouva la vie belle et la liberté l’un des plus beaux cadeaux de Dieu. Encore imprégné des propos échangés avec Madou pendant leur séquestration, tandis qu’il s’étirait allègrement, il pensa que le Seigneur avait dépassé les limites du plus grand amour connu en se livrant aux hommes comme un prisonnier volontaire, alors que le ciel entier lui appartenait. Madou avait dit une fois : « Il a renoncé à sa gloire pour nous». Sa gloire ! Quelle était la signification de ce mot ? Les adultes ont leur vocabulaire à eux, avec des expressions qu’il devinait très belles, mais parfois incompréhensibles. « Je demanderai à Maman, se dit-il, maintenant on peut lui poser des questions ».

Un joyeux murmure parcourait la campagne environnante. La terre semblait renaître et les arbres ruisselaient de fraîcheur sous la lumière de l’été. Il regarda par la fenêtre. Les roses du jardin lui parurent plus délicates et les coquelicots plus vermeils. Et tout ce soleil en réserve pour la journée, là, sous ses yeux, un soleil dont il pouvait profiter, n’était-ce pas merveilleux ?

En vérité, rien ne pouvait assombrir son contentement. Hier, il était prisonnier. Aujourd’hui, il était libre comme la brise qui courbait l’herbe en vagues harmonieuses.

Il pensa : « Je vais vite descendre et demander à Maman la permission d’aller voir Madou. Il y a un pacte entre nous deux. On a tenu le coup ensemble ».

Nadège arriva discrètement près de lui.

– Oh ! Laurent, j’ai peur ! gémit-elle.

– Peur ? mais peur de quoi ? s’étonna-t-il.

– Eh bien, Marcel peut se venger à tout moment. Il est encore dans la nature, lui ! Cette nuit, je n’ai pas fermé l’œil, il me semblait qu’il rôdait autour de la maison.

Incrédule, Laurent répliqua vivement :

– Oh ! dis, ça ne va pas dans ta tête. Si quelqu’un a peur en ce moment, c’est bien Marcel ! La police va le retrouver.

– Je voudrais que tu dises vrai.

– Et puis, as-tu oublié ? Le Seigneur nous a tellement gardés. Est-ce que tu crois qu’Il va cesser de le faire ?

Nadège observa le silence. Son cœur baignait encore dans l’incrédulité. Elle avait mis le doigt dans tant de situations culpabilisantes ! L’idée du pardon ne l’effleurait pas. Elle paraissait aussi misérable que Laurent n’était joyeux et satisfait. Cette dernière année, les gestes d’amitié n’avaient pas abondé entre le frère et la sœur. Maladroitement, Laurent appuya le revers de sa main contre la joue de Nadège. « Faut pas t’en faire, dit-il, en cherchant ses mots. Même si on a péché très fort, le Seigneur Jésus nous aime plus fort que notre péché. C’est pour ça qu’il est mort ».

Des larmes perlèrent aux yeux de Nadège.

Le téléphone sonna. Ils se précipitèrent au rez-de-chaussée. Maman répondit.

– Allo ! Oui, ici Madame Baudrimont.

– Oh ! Monsieur le commissaire ! C’est une très bonne nouvelle ! Arrêtés ! Dieu soit loué ! Je vais prévenir toute la famille. Merci. A plus tard, Monsieur le commissaire.

Les deux enfants avaient entendu.

– Est-ce qu’ils sont vraiment arrêtés tous les deux ? demanda Nadège anxieuse.

– Oui.

– Et Étienne ?

– Disparu.

– Disparu ?

– Ne t’inquiète pas, Nadège, sans les autres, il ne peut pas faire grand-chose.

Dans un élan de compassion, Nadège murmura :

– Je pense à sa mère.

– Moi aussi, Nadège. C’est une bonne mère, un peu trop douce, et ce garçon la domine. J’essaierai d’aller la voir.

Papa descendit à son tour. On lui annonça la bonne nouvelle. Ce fut un extrême soulagement pour toute la maisonnée. Dans une courte prière il remercia le Seigneur de cette délivrance.

 

Épilogue

C’est de nouveau à moi, Laurent, de vous raconter la fin de notre histoire, comme au commencement.

Huit mois ont passé depuis le début des événements : vous vous souvenez, le hold-up ?

Nadège est toute changée. Un soir, au salon, elle nous a dit qu’elle avait tout mis en ordre avec le Seigneur et qu’Il lui avait tout pardonné. Elle nous a aussi demandé pardon à nous. Depuis, on voit bien qu’elle cherche à vivre pour le Seigneur. Elle n’a plus jamais son air fâché contre tout le monde. Même mes camarades l’ont remarqué et je suis vraiment fier de ma grande sœur. Claudine et elle, comme autrefois, ne se séparent plus.

Madou vient d’être très malade. J’avais décidé, au milieu d’une belle matinée ensoleillée de la fin du mois d’août, de laisser Papa travailler seul jusqu’à midi et de passer un moment en compagnie de Madou. En sifflotant, j’enfourchai mon vélo et pris le raccourci du chemin de terre longeant le canal aux eaux tranquilles. J’étais presque sûr de trouver mon amie en train de jardiner ou de lire dans sa chaise longue, contre le hallier de troènes, son recoin préféré. Par beau temps, elle aimait mieux rester dehors qu’enfermée dans la maison. « L’hiver est assez long, me disait-elle souvent, il faut profiter des heures lumineuses de l’été pendant qu’elles sont là ». Mais je suis resté pétrifié devant la maison de Madou dont tous les volets étaient fermés, ce qui n’était pas du tout normal à cette heure-là. Madou devait être malade, peut-être paralysée dans son lit… Mon cœur battait très fort quand je me suis glissé dans la maison par un soupirail. J’ai gravi l’escalier quatre à quatre jusqu’à sa chambre. Je l’ai trouvée dans son lit, toute pâle et faible. Elle a tout de même trouvé la force de me sourire. J’ai compris qu’il fallait vite téléphoner à Maman. Maman et le médecin sont arrivés presque aussitôt, puis l’ambulance a emmené notre Madou. J’ai entendu parler de crise cardiaque. J’ai cru que le Seigneur allait la prendre dans Son ciel et je L’ai supplié de bien vouloir nous la laisser encore un peu. Quelques jours plus tard elle était hors de danger, m’a dit Maman.

Au bout de quelques semaines, Marianne, la fille de Madou et son mari, sont venus parler à Papa et Maman. Ils voulaient installer Madou dans une maison de retraite, mais mes parents – qui ont toujours des idées formidables, ont proposé que Madou vienne habiter le Chalet. Vous savez, le Chalet c’est la petite maison que Papa a aménagée au fond de notre jardin près du petit bois. Comme ça nous pouvons veiller nous-mêmes sur notre Madou.

Madou habite donc au Chalet depuis le début d’octobre. Elle a emménagé avec une partie de ses meubles et de ses bibelots préférés, vous savez, ceux que l’on aime bien et qui nous ont suivis depuis que l’on est petit, comme moi, ma mappemonde lumineuse.

Maman dit que si Madou continue à vivre raisonnablement, « au ralenti », elle peut tenir le coup encore longtemps. Mais, quand même, c’est le Seigneur Jésus qui décide tout seul du jour où Il nous invite dans Sa belle Maison du Ciel. Ça, j’aime mieux ne pas y penser. Pourtant, Papa m’en touche un mot de temps en temps. Il veut préparer mon cœur au départ de Madou.

Papa a donné à Madou un petit coin de jardin. Elle aime toucher la terre, c’est son plaisir. Mais mon père a dû sacrifier son talus, il était trop proche du Chalet. Il s’est retrouvé un « sanctuaire » (c’est son mot) dans le bois, au fond de notre terrain. C’est juste à l’endroit d’une minuscule clairière, avec le soleil qui dessine de beaux reflets sur les troncs blancs des bouleaux. Il y a installé un vieux banc de pierre et il s’est refait un refuge à lui, pour rencontrer le Seigneur. Il s’y rend souvent quand il a un problème, et la plupart du temps c’est à cause de nous, parce que nous ne sommes pas toujours obéissants ni aimables. Je le regrette. Il va aussi dans la clairière quand il n’y a pas de problèmes, simplement pour être avec le Seigneur Jésus, lui dire sa joie et son amour. Parfois, Maman le rejoint.

Ah ! j’oublie de vous expliquer que nous avons installé, Papa et moi, une petite barrière du côté de Madou. Comme ça, elle a son entrée particulière et elle se sent vraiment chez elle. Madou peut recevoir ses amis comme elle veut. Avec le printemps qui a pointé le bout de son nez, elle a déjà fait des plantations devant l’entrée du Chalet.

Ce qui m’a fait le plus de peine, c’est d’avoir vu un jour la pancarte « À vendre » sur la clôture de son ancienne chère maison, celle où je suis allé si souvent… Au début, j’évitais de passer par là, tellement j’avais de chagrin. Mes parents en ont parlé entre eux, ils n’ont pas su que j’écoutais et que j’avais « pigé ». J’ai compris que cette maison n’appartenait pas à Madou mais à ses enfants. Alors, si je ne suis pas trop stupide, je me dis qu’ils voulaient se débarrasser de leur mère pour récupérer l’argent.

Madou sait que ses enfants sont rebelles, mais elle ne se décourage pas, à cause du verset qui dit : « Crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé, toi et ta maison » (Act. 16. 31).

De temps à autre Marie Luban, la maman de Jo, vient passer le week-end avec Madou. Ces deux-là s’entendent mieux que des sœurs. Il faut les voir pour le comprendre.

Un petit secret : Quand Jo vient chez nous je crois qu’il aime bien parler avec Nadège ; elle en a l’air enchantée d’ailleurs. Moi, je vous dis que ça va finir par un mariage, mais mon père me dit de m’occuper de ce qui me regarde.

Je vais terminer par un beau verset, même si vous trouvez bizarre qu’un garçon de mon âge ait choisi celui-là : « L’homme libre qui a été appelé est l’esclave de Christ » (1 Cor. 7. 22). Je vais vous l’expliquer à ma manière : Puisque Jésus, venu du ciel, m’a rendu libre en me pardonnant à la croix, je veux rester Son joyeux et fidèle serviteur, toujours et toujours.

D’après le Bonne Nouvelle 1995 et 1996

Andrée Dufour

 

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