LE VOYAGE DU PÈLERIN
Table historique des chapitres
Chapitre 1 – Conversion de Chrétien – Facile et Obstiné
Chapitre 2 – Le Bourbier du Découragement
Chapitre 3 – Sage mondain – La Loi
Chapitre 4 – Sinaï – Évangéliste
Chapitre 5 – La porte étroite – Interprète
Chapitre 6 – Continuation – Passion et patience – Un héros Chrétien – etc.
Chapitre 7 – Le fardeau tombe – Les trois hommes endormis – Le coteau des difficultés – etc.
Chapitre 8 – Sommeil – Timide et Méfiant – Le palais plein de beauté
Chapitre 9 – Agréable réception de Chrétien dans ce palais
Chapitre 10 – Suite – Entretien religieux
Chapitre 11 – Suite – Curiosités du lieu – Départ
Chapitre 12 – Combat avec Apollyon dans la vallée d’Humilité – Victoire
Chapitre 13 – La vallée de l’ombre de la mort
Chapitre 14 – Fidèle
Chapitre 15 – Son histoire – Volupté – Le premier Adam – Moïse
Chapitre 16 – Suite du récit de Fidèle – La Honte
Chapitre 17 – Chrétien de paroles
Chapitre 18 – Suite – Entretien sur l’œuvre de la grâce dans le cœur de l’homme
Chapitre 19 – Nouvelle rencontre avec Évangéliste – Encouragements et prédictions
Chapitre 20 – La Foire de la vanité
Chapitre 21 – Suite – Procès et heureuse fin du Fidèle
Chapitre 22 – Espérant – Intérêt personnel
Chapitre 23 – Ami du monde, Ami de l’argent et Rapace
Chapitre 24 – Le coteau du Gain – Démas – Beau paysage
Chapitre 25 – Le château du Doute et le géant Désespoir
Chapitre 26 – Continuation – Heureuse délivrance
Chapitre 27 – Les aimables collines – Aveugles – Enfer – Illumination
Chapitre 28 – Ignorant – Un apostat – Faible en la foi
Chapitre 29 – Continuation
Chapitre 30 – Un Maure vêtu de blanc – Athée – Le terroir enchanté
Chapitre 31 – Histoire de la conversion de Espérant
Chapitre 32 – Continuation – Autre entretien avec Ignorant – Justification par la foi en Jésus
Chapitre 33 – Conversation sur la crainte de Dieu et ceux qui abandonnent la foi
Chapitre 34 – Belle contrée, avant-goûts du ciel – Passage du grand fleuve
Chapitre 35 – Entrée dans les cieux
Conclusion – Ignorant manque son salut – Avertissement au lecteur
1er samedi
Chapitre 1
Conversion d’une âme vraiment réveillée.
Fausse conversion d’une âme qui ne se repose pas solidement sur Christ.
Comme je voyageais par le désert, j’arrivai dans un lieu où il y avait une caverne. Je m’y couchai pour prendre un peu de repos et, m’étant endormi, je vis en songe un homme vêtu d’habits sales et déchirés (És. 64. 6). Il était debout (tout prêt à agir, sorti du sommeil de la sécurité] et tournant le dos à sa propre maison (Luc 9. 62 ; 14. 26 et 27). Il avait un livre à la main, et il était chargé d’un pesant fardeau (Ps. 38. 6). Je vis ensuite qu’il ouvrit le livre et qu’il y lisait.
Bientôt il se mit à pleurer et à trembler, de sorte qu’étant tout effrayé, il s’écria d’un ton triste et plaintif. « Que faut-il que je fasse ? » (Act. 16. 30).
Dans cet état, il retourna chez lui et se contraignit, aussi longtemps qu’il lui fut possible, devant sa femme et ses enfants, de peur qu’ils ne s’aperçussent de son angoisse. Mais comme sa tristesse augmentait de plus en plus (2 Cor. 7. 10). Il ne put se contenir longtemps ; ainsi il leur découvrit bientôt ce qu’il avait sur le cœur et leur dit :
– Ma chère femme, et vous, mes chers enfants, que je suis misérable et que je suis à plaindre ! Je suis perdu, et le pesant fardeau qui m’accable est la cause de ma perte. J’ai d’ailleurs un avertissement certain que cette ville où nous habitons va être embrasée par le feu du ciel (2 Pier. 3. 7,10 et 11) ; et que les uns et les autres, moi, et vous, ma chère femme, et vous, mes chers enfants, nous serons misérablement enveloppés tous ensemble dans cet épouvantable embrasement, si nous ne trouvons un refuge pour nous mettre à couvert ; or, jusqu’ici je n’en vois aucun.
Ce discours surprit au dernier point toute sa famille (1 Cor. 2. 14) ; non pas qu’elle y ait ajouté foi, mais parce qu’on s’imagina que cet homme avait le cerveau troublé, et qu’il s’était mis de folles pensées dans l’esprit. Toutefois, dans l’espérance que son cerveau pourrait se remettre par le repos, parce que la nuit approchait, ils se hâtèrent de le mettre au lit.
Mais, au lieu de dormir, il ne fit, presque toute la nuit, que soupirer et verser des larmes. Quand le matin fut venu, ils voulurent savoir comment il se portait. Il leur dit que son état allait de mal en pis, et leur réitéra encore ce qu’il avait dit la première fois. Mais, bien loin de faire quelque impression sur eux, cela ne servit qu’à les irriter. Ils s’imaginèrent même qu’ils pourraient le faire changer en usant de sévérité ; de sorte qu’ils commencèrent à le mépriser et à le quereller ; puis ils l’abandonnèrent à lui-même sans se mettre plus en peine de lui (Mat. 10. 34 à 39).
Aussi s’enferma-t-il dans sa chambre afin de prier pour eux, comme aussi pour déplorer sa propre misère. Quelquefois il allait se promener seul dans la campagne, tantôt lisant, tantôt priant, et c’est ainsi qu’il passait la plus grande partie de son temps.
Il arrivait aussi qu’en allant par la campagne, les yeux fixés, selon sa coutume, sur son livre, il était extrêmement en peine, et j’entendis qu’en lisant il s’écria tout haut comme auparavant : « Que faut-il que je fasse pour être sauvé ? » (Act. 16. 30)
Je remarquai d’ailleurs qu’il tournait les yeux, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme un homme qui cherche à s’enfuir ; cependant il restait immobile, parce qu’apparemment il ne savait où aller.
A ce moment-là, je vis un homme, dont le nom était Évangéliste, qui s’approcha de lui et qui lui demanda pourquoi il poussait des cris si lamentables.
– Monsieur, lui répondit-il, je vois par le livre que j’ai entre les mains que je suis condamné à mort, et qu’ensuite je dois comparaître en jugement (Héb. 9. 27). Je ne saurais me résoudre à accepter la première menace, et ne suis nullement préparé à la dernière (Éz. 22. 14).
Évangéliste – Comment ne pouvez-vous pas vous résoudre à la mort, puisque cette vie est mêlée de tant de maux ?
Chrétien – C’est que je crains que le fardeau que je porte ne me fasse enfoncer plus bas que la tombe, et ne me précipite jusqu’au fond des enfers. Or, Monsieur, si je ne suis pas seulement en état de souffrir la prison, combien moins pourrais-je soutenir le jugement et en subir l’exécution ? Voilà ce qui me fait pousser tant de gémissements.
Évangéliste – Si tel est votre état, pourquoi en demeurez-vous là ?
– Hélas ! répondit Chrétien, je ne sais où aller.
Là-dessus, Évangéliste lui donna un rouleau de parchemin où étaient écrites ces paroles : « Fuyez la colère qui vient » (Mat. 3. 7). Chrétien lut ce rouleau, et aussitôt il demanda à Évangéliste, en le regardant tristement : – Où est-ce donc qu’il faut fuir ?
Alors Évangéliste étendant la main, lui dit : – Voyez-vous, de ce côté-là, une petite porte étroite ? (Mat. 7. 13).
Cet homme lui répondit : – Non.
Évangéliste lui dit : – Ne voyez-vous pas, du moins, une lumière brillante au milieu de l’obscurité ?
– Il me semble, répliqua-t-il, que je la vois.
– Eh bien ! dit Évangéliste, attachez uniquement les yeux sur cette lumière (Ps. 119. 105), marchez droit vers elle, et alors vous verrez bientôt la porte étroite. Quand vous heurterez, on vous dira ce que vous aurez à faire.
Alors Chrétien se mit à courir. Mais il n’était pas encore très loin de sa maison, que sa femme et ses enfants lui crièrent de revenir sur ses pas. Mais lui, sans se retourner, se boucha aussitôt les oreilles en s’écriant : La vie, la vie, la vie éternelle ! (Mat. 16. 26). Et sans se retourner, il se hâtait de traverser la plaine.
Ses voisins étant sortis pour les voir, les uns se moquaient de lui, les autres le menaçaient ; quelques-uns lui criaient de rebrousser chemin. Il y en eut même deux qui entreprirent de le poursuivre et de le ramener de force dans sa maison. Le premier se nommait Obstiné, et l’autre Facile ; et bien que cet homme eût beaucoup d’avance sur eux, ils ne renoncèrent pas et finirent par le rejoindre.
Alors il leur dit : – Mes chers voisins, pourquoi me poursuivez-vous ?
– C’est, répondirent-ils, pour vous persuader de revenir sur vos pas avec nous.
– Mais, répliqua le voyageur, c’est impossible. Vous demeurez dans le ville de Corruption, où je suis né aussi bien que vous (Rom. 5. 12 et 18), et si vous y mourez, vous serez tôt ou tard précipités plus bas que le tombeau, dans un étang brûlant de feu et de soufre. Prenez donc courage, mes chers voisins, et faites plutôt le voyage avec moi.
Obstiné – Comment ! avec vous ? Abandonner tous nos amis et renoncer à tous nos plaisirs ?
Chrétien – Oui, sans doute, parce que rien de ce que vous laisserez n’est à comparer à la moindre partie de ce que je cherche, et si vous voulez venir avec moi et m’accompagner jusqu’au bout, vous aurez les même avantages, car le pays où je vais est un pays de richesse et d’abondance. Dépêchez-vous donc, et vous éprouverez la vérité de ce que je vous dis.
Obstiné – Qu’est-ce donc que vous cherchez, et qui vous oblige à renoncer à tout pour l’obtenir ?
Chrétien – Je cherche un héritage qui ne peut ni se corrompre, ni se souiller, ni s’altérer, et qui est dans les cieux pour ceux qui le recherchent avec soin et avec persévérance. Lisez, si vous voulez, toutes ces choses dans mon livre.
Obstiné – Aucun intérêt ! Voulez-vous rebrousser chemin avec nous ou ne le voulez-vous pas ?
Chrétien – Non, non ; je n’en ferai rien. J’ai mis une fois la main à la charrue. Malheur à moi si je regarde en arrière !
Obstiné – Venez donc, mon voisin Facile ; retournons-nous-en et laissons-le aller. Il y a certaines têtes qui se croient plus sages que les autres, et qui, ayant une fois conçu quelque chose dans leur imagination, suivent opiniâtrement leur idée et s’imaginent être infaillibles.
Facile – Ne regardez pas ces choses avec tant d’indifférence ; car si ce que Chrétien nous dit est véritable, les choses qu’ils cherchent sont préférables à celles auxquelles nous nous attachons, et j’éprouve quelque tendance à le suivre.
Obstiné – Quoi ! encore d’autres fous ! Croyez-moi, retournons-nous-en. Tout ceci n’est point sage, et les lumières d’une saine raison doivent nous conduire à tout autre chose. Qui sait où cet écervelé pourra vous mener ? Rebroussez, rebroussez chemin, et soyez sage une bonne fois.
Chrétien – Joignez-vous plutôt à moi, voisin Facile ; car tous les biens dont je vous ai parlé nous attendent, et d’autres plus excellents encore. Si vous ne voulez pas me croire, lisez ce livre et vous connaîtrez la vérité. Tout ce qui y est contenu est confirmé et scellé avec le sang de Celui qui l’a écrit (Héb. 9. 17 et 21).
Facile – Eh bien ! voisin Obstiné, je suis résolu à m’en aller avec Chrétien et à éprouver le même sort que lui.
Obstiné – Mais, mon cher ami, connaissez-vous bien le chemin de ce lieu tant désiré ?
Chrétien – Un nommé Évangéliste m’a ordonné de gagner une petite porte qui est là devant nous, où l’on nous enseignera le chemin qui doit nous conduire plus loin.
Facile – Allons donc, mon cher compagnon, allons !
C’est ainsi qu’ils continuèrent ensemble leur chemin.
– Pour moi, dit Obstiné, je retourne dans ma maison, et je ne veux point être le compagnon de semblables visionnaires.
2ème samedi
Chapitre 2
Craintes qui viennent assiéger l’âme quand elle n’en est encore qu’au sentiment de ses péchés. Celui qui n’a eu qu’un commencement de conversion ne sait se délivrer de ces craintes qu’en retournant à sa façon de vivre précédente.
Obstiné s’étant donc retiré, je vis Chrétien et son compagnon Facile qui marchaient dans cette vaste plaine, et j’entendis qu’ils s’entretenaient de cette manière.
– Eh bien ! voisin Facile, dit Chrétien, comment vous trouvez-vous ? Je me réjouis de ce que vous êtes disposé à venir avec moi. Si Obstiné avait senti la valeur de l’invisible et l’effroi qu’inspire l’inconnu, il ne nous aurait pas aussi facilement tourné le dos.
Facile – Mais, mon cher voisin, puisque nous sommes seuls ici, expliquez-moi davantage, je vous prie, quelles sont les choses que nous cherchons, et comment nous pouvons en être rendus participants.
Chrétien – Je les comprends bien mieux que je ne puis les exprimer ; toutefois, puisque vous le souhaitez, je vous en lirai quelque chose.
Facile – Croyez-vous donc que les paroles contenues dans votre livre soient des vérités certaines ?
Chrétien – Oui, sans doute, car tout nous dit qu’il a été fait par Celui qui ne peut mentir (Tite 1. 2).
Facile – Voilà qui est bien ; mais quelles sont ces choses ?
Chrétien – C’est un héritage incorruptible, un royaume éternel, pour la jouissance duquel une vie éternelle nous est donnée (Jean 10. 28 et 29).
Facile – Oh ! quelle bonheur !
Chrétien – Il y a des couronnes de gloire (2 Tim. 4. 8) et des vêtements resplendissants comme le soleil dans le ciel (Apoc. 4. 4).
Facile – Ah ! que cela est merveilleux ! Continuez.
Chrétien – Dans ce lieu-là, il n’y a aucune tristesse (És. 35. 10), ni cri, ni deuil, car Celui qui y règne essuiera toutes larmes de nos yeux (Apoc. 7. 16 et 17).
Facile – Nous nous trouverons sans doute dans une société bien belle et bien heureuse !
Chrétien – Nous y serons avec les Chérubins et les Séraphins, qui sont des créatures si glorieuses que nos yeux en seront éblouis. Nous y rencontrerons des milliers de personnes qui y sont entrées avant nous, dont chacune est revêtue d’une sainteté parfaite et remplie d’un amour ardent pour ses frères. Chacun de ces êtres se tient sans cesse dans la présence du Seigneur, plein de joie. Il nous est parlé d’Anciens couronnés, que nous y verrons (Apoc. 4. 4), d’hommes qui ont été sciés, brûlés, déchirés par les bêtes féroces (Héb. 11. 37), et noyés dans la mer pour l’amour du Seigneur, tous bienheureux et revêtus d’immortalité.
Facile – L’éclat de cette gloire est suffisant pour ravir les cœurs. Mais comment faut-il s’y prendre pour l’obtenir ?
Chrétien – Le Souverain l’a déclaré dans ce livre, où il est dit que si quelqu’un désire avec sincérité les avoir, Il les lui donnera certainement.
Facile – Que je suis ravi, mon cher compagnon, d’entendre ces choses ! Hâtons-nous. Un tel bonheur mérite bien que nous redoublions nos efforts.
Chrétien – Le fardeau dont je suis chargé ne me permet pas de me hâter autant que je le désirerais.
Ici je vis dans mon songe qu’aussitôt qu’ils eurent cessé de parler, ils tombèrent tous deux dans un bourbier fangeux qui était au milieu de la plaine. Ils ne s’étaient pas assez tenus sur leurs gardes. Le nom de ce bourbier est « le bourbier du Découragement ». Ils y demeurèrent enfoncés pendant quelque temps et furent très gênés de cette boue. Chrétien surtout, à cause du pesant fardeau dont il était chargé, faillit y être étouffé.
– Ah ! voisin Chrétien, s’écria alors Facile, où êtes-vous ?
– Hélas ! répondit Chrétien, je n’en sais rien en réalité.
Facile commença alors à s’inquiéter, à se chagriner et à s’emporter . – Est-ce là, disait-il à son compagnon, le bonheur dont vous venez de me dire tant de merveilles ? Si, dès le commencement de notre voyage, nous faisons une si mauvaise rencontre, que n’avons-nous pas à attendre dans la suite, avant que nous soyons parvenus à la fin de notre pèlerinage ? Ah ! si seulement je puis sauver ma vie d’ici, je vous laisserai bien ce bel héritage à vous seul…
Là-dessus il se débattit deux ou trois fois avec de grands efforts, se tira ainsi à grand-peine du bourbier et sortit du côté qui regardait sa maison, vers laquelle il se mit aussitôt à courir, de sorte que Chrétien ne le revit plus, et se trouva seul dans le bourbier du Découragement. Il s’y débattait de toutes ses forces et tâchait d’en sortir du côté opposé à sa maison ; mais il n’en pouvait venir à bout à cause de son pesant fardeau.
Alors je vis un homme dont le nom est Secours qui s’approcha de lui et lui demanda ce qu’il faisait là.
Chrétien – Une personne qui se nomme Évangéliste m’avait ordonné de suivre ce chemin pour arriver à la porte qui est là devant nous, afin de fuir la colère à venir. Et comme je m’y dirigeais, je suis tombé ici, comme vous voyez.
Secours – Pourquoi ne regardiez-vous pas aux traces des promesses ?
(Et en effet, je vis des traces qui menaient tout droit, sans le moindre obstacle, au but proposé).
Chrétien – La crainte me pressait si fort que j’ai perdu de vue le bon chemin. C’est ainsi que je suis tombé dans ce bourbier.
– Donnez-moi la main, lui dit Secours.
Et ayant pris Chrétien par la main, il le tira dehors et le mit sur un terrain ferme et solide, en lui commandant de poursuivre son voyage.
Alors Chrétien s’approcha de son libérateur et lui dit. – Seigneur, puisqu’en sortant de la ville de Corruption il faut passer par ce chemin pour venir à cette porte étroite qui est si éloignée, pourquoi ne comble-t-on pas cette fosse, afin que les pauvres voyageurs puissent passer plus sûrement ?
– Ce chemin boueux, répondit Secours, est un endroit qu’on ne peut réparer, parce que c’est l’égout où s’écoulent continuellement l’écume et l’ordure que jette la conviction du péché. C’est pour cela qu’il est nommé le bourbier du Découragement, car lorsque le pécheur se réveille à la vue de son état de perdition, il est presque impossible qu’il ne s’élève dans son âme une nuée de frayeurs et de doutes qui lui livrent mille assauts. Ils lui font perdre courage, et, s’unissant tous ensemble, ils viennent tomber dans ce lieu-ci.
Cependant, ce n’est pas l’intention du roi que ce passage demeure si mauvais. Ses ouvriers travaillent déjà depuis plus de 20 siècles à le réparer et à le rendre praticable. On a déjà employé des millions d’exhortations et d’instructions en tous temps et en tous lieux pour y faire une digue ; et ce sont là les matériaux les plus propres à cette réparation. Avec tout cela le bourbier du Découragement subsiste et subsistera toujours, quelque précaution qu’on y apporte.
Il est vrai que, par les soins du Souverain, on y a mis des matières solides pour que le chemin fût ferme sous les pas des voyageurs. Mais il y a certains temps où ce lieu jette ses impuretés avec plus d’abondance, ce qui arrive ordinairement lorsque le temps change. Et alors, les traces de ce chemin sont fort difficiles à découvrir ; ou, si on les découvre, la tête tourne aux voyageurs et cela leur fait manquer le chemin, de sorte qu’ils tombent dans la boue malgré ces traces. Mais le terrain est ferme dès qu’on a franchi la porte.
Je vis aussi que lorsque Facile fut de retour dans sa maison, ses voisins vinrent lui rendre visite. Quelques-uns d’entre eux disaient qu’il avait été un homme sage d’être ainsi revenu. Mais il y en avait d’autres qui disaient qu’il avait été bien fou de se hasarder à se mettre en chemin avec Chrétien. Il y en avait même quelques-uns qui se moquaient de lui (Luc 14. 29 et 30), et qui déclaraient qu’il était un grand peureux. « Oh ! » disaient-ils, «puisque vous aviez si bien commencé, il ne fallait pas vous décourager pour si peu de chose. Si j’avais été à votre place, j’aurais continué mon chemin ».
Ainsi le pauvre Facile était tout honteux parmi eux. Enfin, pourtant, il reprit courage. Il se mit au-dessus de leurs railleries, et les moqueurs le laissèrent en repos tandis qu’ils dirigèrent leurs moqueries à l’égard du pauvre Chrétien.
3ème samedi
Chapitre 3
L’âme effrayée du sentiment de ses péchés veut presque toujours, au premier abord, essayer de se sauver par son obéissance à la loi de Dieu ; mais quand elle vient à l’essayer sérieusement, elle en découvre l’effrayante impossibilité.
Cependant Chrétien poursuivait son chemin et il rencontra en marchant un homme qui venait au-devant de lui, de sorte qu’ils se trouvèrent en face l’un de l’autre dans le même chemin. C’était un gentilhomme, nommé Sage-Mondain, qui faisait sa demeure dans une ville appelée Sagesse Charnelle, grande ville voisine de celle où Chrétien habitait auparavant.
Cet homme, ayant rencontré Chrétien dont il avait entendu parler (car sa sortie hors de la ville de Corruption avait fait du bruit de toutes parts), et ayant reconnu, à sa démarche triste, à ses soupirs et à ses gémissements, ce qui se passait en lui, commença à lui parler en ces termes.
– Qu’est ceci, mon cher ami ? Où pensez-vous aller avec un si pesant fardeau ?
Chrétien – Hélas ! que vous avez raison de dire que mon fardeau est pesant ! Jamais personne n’en a porté un plus accablant. Si vous me demandez encore où je vais, je vous dirai que je m’achemine vers la porte étroite qui est là devant moi, et où, selon que j’en ai été informé, on doit m’enseigner le chemin que je dois suivre pour être déchargé de ce même fardeau.
Sage-Mondain – Avez-vous une femme et des enfants ?
Chrétien – Oui, mais je suis tellement accablé sous mon fardeau que je ne puis plus y prendre plaisir. Il me semble que j’ai une femme comme si je n’en n’avais point (1 Cor. 7. 29).
Sage-Mondain – Voulez-vous me croire ? Je vous donnerai un bon conseil.
Chrétien – S’il est bon, je le veux bien, car j’ai maintenant très-grand besoin d’un bon conseil.
Sage-Mondain – Le conseil que j’ai à vous donner est de vous décharger vous-même sans délai de ce fardeau, car sans cela vous n’aurez jamais aucun repos dans votre âme et vous n’obtiendrez jamais la bénédiction de Dieu.
Chrétien – C’est à cela même que j’aspire. Je cherche à être délivré de ce fardeau accablant. Mais, hélas ! je ne puis le faire moi-même. Il n’y a personne dans nos contrées qui puisse m’en décharger, et c’est pour cela que je me suis mis en chemin. Mais il me semble apercevoir que vous-même, malgré les conseils que vous me donnez, vous êtes aussi chargé d’un énorme fardeau semblable au mien. Il est vrai que vous le portez avec aisance, et que vous ne paraissez même pas vous en apercevoir.
Sage-Mondain – Que me dites-vous là ? Je n’ai point de fardeau, moi ! D’ailleurs, c’est de vous que nous parlons. Dites-moi qui vous a conseillé de prendre ce chemin pour être délivré de ce poids accablant ?
Chrétien – C’est un homme fort vénérable qu’on nomme Évangéliste.
Sage-Mondain – C’est un très-mauvais conseiller. Il n’y a point de chemin si dangereux et si fâcheux dans le monde que celui qu’il vous a montré, comme vous l’éprouverez bientôt si vous suivez son conseil. Au reste, il vous est déjà arrivé, à ce que je vois, divers malheurs. Je remarque la boue du bourbier du Découragement attachée à votre corps. Or, ce bourbier n’est encore que le commencement des incommodités qu’ont à essuyer ceux qui suivent cette route. Croyez-moi, je suis plus âgé que vous. Vous trouverez dans ce chemin des douleurs, des fatigues, la faim, le péril, la nudité, l’épée, les lions, les ténèbres, enfin la mort même et une infinité d’autres maux encore. C’est là la pure vérité confirmée par beaucoup de témoignages. A quoi bon, pour obéir à autrui, se jeter soi-même inconsciemment dans un labyrinthe de maux ?
Chrétien – Comment, monsieur ? Ce fardeau que j’ai sur le dos me cause bien plus de frayeurs que toutes les choses que vous venez de nommer. Et quelles que soient les disgrâces qui puissent m’arriver, elles me seront peu de chose pourvu que je puisse obtenir le soulagement que je désire.
Sage-Mondain – Comment avez-vous commencé à sentir ce fardeau ?
Chrétien – Par la lecture de ce livre que j’ai entre les mains.
Sage-Mondain – Je le crois bien. Il vous est arrivé comme à plusieurs autres esprits faibles qui, ayant voulu trop approfondir les choses, sont tombés subitement dans le trouble dont vous êtes agité. Et cette manie rend non seulement les hommes inhumains et associables, comme je m’aperçois qu’il vous arrive, mais elle leur fait entreprendre des choses impossibles, dans l’espérance d’obtenir je ne sais quoi.
Chrétien – Pour moi, ce que je prétends obtenir, c’est le soulagement de mon fardeau.
Sage-Mondain – Quel soulagement voulez-vous chercher dans cette route où vous n’avez à attendre que mille dangers ? Alors que je puis vous instruire, si vous voulez m’écouter patiemment, d’un moyen sûr pour obtenir ce que vous désirez avec tant d’ardeur, sans encourir aucun des dangers qui vous menacent dans le chemin où vous êtes. Oui, ce moyen est entre vos mains. Ajoutez à cela qu’à la place de ces incommodités auxquelles vous vous exposez, vous y trouverez beaucoup de douceur et de contentement.
Chrétien – Je vous prie, Monsieur, apprenez-moi donc ce secret.
Sage-Mondain – Je le veux bien. Dans un bourg nommé le bourg de la Morale habite un homme très vertueux dont le nom est Loi, et qui a la réputation de pouvoir délivrer les hommes du fardeau qui les presse. Je sais qu’il a fait beaucoup de bien à cet égard. Il a même la capacité de guérir ceux à qui ce fardeau à causé quelque renversement d’esprit. C’est pourquoi je vous conseille d’aller tout droit à lui, et vous trouverez bientôt du soulagement. Sa maison n’est pas éloignée. Si vous ne le trouvez pas lui-même chez lui, il a un fils nommé Honnêteté qui est un charmant jeune homme. Celui-ci peut vous aider autant que le vieux gentilhomme. C’est là que vous trouverez le soulagement de votre fardeau. Et si vous n’avez pas le projet de retourner chez vous – comme aussi je ne vous le conseille pas – vous pouvez faire venir votre femme et vos enfants auprès de vous dans le bourg, où il y a maintenant assez de maisons vacantes et où vous pourrez en avoir une à un prix raisonnable. Les vivres sont aussi fort bons et à bon compte. Et ce qui rendra votre vie encore plus heureuse, c’est que vous y jouirez de beaucoup d’estime et de crédit parmi vos bons voisins.
Chrétien, s’étant arrêté un moment pour délibérer sur tous ces avantages si précieux, prit tout à coup la résolution de s’y rendre. « S’il en est ainsi », disait-il en lui-même, « comme ce gentilhomme l’assure, je ne saurais mieux faire que de suivre son conseil ». A cet instant, il lui demanda le chemin qui conduisait à la maison de ce vieux gentilhomme.
– Voyez-vous, dit Sage-Mondain, cette haute montagne ?
– Oui, très bien, répondit Chrétien.
– C’est à cette montagne que vous devez aller, lui dit Sage-Mondain ; et la première maison que vous trouverez est la sienne.
4ème samedi
Chapitre 4
L’âme, effrayée par la pensée de la sainteté de la loi de Dieu, apprend que cette loi, par cela même qu’elle est sainte, bien loin de nous sauver, ne fait que nous condamner ; et elle trouve le secours dans l’Évangile de la grâce.
Ainsi Chrétien continua son chemin vers la maison du seigneur Loi, espérant y trouver le secours dont il avait besoin. Mais comme il approchait de la montagne, elle lui parut si haute et si escarpée, et le côté qui le regardait penchait tellement sur lui, qu’il crut qu’elle allait fondre sur sa tête. Ainsi, il s’arrêta tout court, n’osant avancer davantage, et son fardeau lui parut plus pesant et plus insupportable (Gal. 3. 10) que quand il était dans son chemin.
Il sortait aussi de la montagne des éclairs et des flammes si épouvantables qu’il craignait d’en être dévoré.
Toutes ces choses ensemble faisaient sur lui une si forte impression qu’il tremblait, s’affligeant amèrement d’avoir suivi le conseil de Sage-Mondain.
Dans cette perplexité, il vit venir à lui Évangéliste ; à son approche, la rougeur lui monta au visage. Évangéliste, s’étant approché, et le regardant avec indignation, lui dit d’un ton sévère :
– Que faites-vous ici, Chrétien ?
A cette parole, Chrétien eut la bouche fermée, ne sachant que lui répondre.
Évangéliste continuant, lui dit encore :
– N’est-ce pas vous que j’ai rencontré, il y a déjà quelque temps, devant les murailles de la ville de Corruption, si affligé et si éploré ?
Chrétien, après avoir hésité quelque temps à cause du trouble de son âme, répondit enfin.
– Oui, monseigneur, c’est moi-même.
Évangéliste – Ne vous ai-je pas dirigé vers le chemin qui conduit à la porte étroite ?
Chrétien – Oui, monseigneur.
Évangéliste – Cependant vous n’y êtes plus ; comment donc vous en êtes-vous détourné ?
Chrétien – Aussitôt après être sorti du bourbier du Découragement, j’ai rencontré un gentilhomme qui m’a engagé à passer dans le bourg que nous voyons devant nous, m’assurant que j’y trouverais quelqu’un qui me délivrerait de mon fardeau.
Évangéliste – Qui était cet homme ?
Chrétien – Il paraissait être un homme de considération, et il m’a dit tant de choses qu’il m’a enfin persuadé de venir jusqu’ici. Mais lorsque j’ai considéré la pente affreuse de cette montagne, je me suis arrêté tout court, de peur qu’elle ne me tombât sur la tête.
Évangéliste – Que vous disait donc ce gentilhomme ?
Chrétien raconta alors tout, à propos de la conversation qu’il avait eue avec Sage-Mondain, l’égarement où il était ensuite tombé, et toutes ses suites fâcheuses.
Évangéliste lui dit d’un ton grave.
– Arrêtez-vous un peu, jusqu’à ce que je vous aie mis sous les yeux la Parole de Dieu.
Chrétien se tint là devant lui tout tremblant. Évangéliste, continuant, lui dit :
– Prenez garde de ne pas refuser celui qui parle : car s’ils n’ont pas échappé, ceux qui avaient refusé celui qui parlait en oracles sur la terre, combien moins échapperons-nous, si nous nous détournons de celui qui parle ainsi des cieux (Héb. 12. 25). Or le juste vivra de foi ; et : Si quelqu’un se retire, mon âme ne prend pas plaisir en lui (Héb. 10. 38).
Il lui fit ensuite l’application de ces paroles, disant :
– C’est là le malheur où vous êtes tombé. Vous avez commencé à mépriser le conseil du Très-Haut, et à retirer vos pieds du sentier de la paix, et cela au péril de votre âme. Comment échapperez-vous, si vous négligez le grand salut qui vous est offert ?
A ces mots, Chrétien tomba comme mort au pied d’Évangéliste, en s’écriant :
– Malheur à moi, je suis perdu !
Mais Évangéliste, le voyant dans cet état, le prit par la main droite et lui dit :
– Tous les péchés et les blasphèmes seront pardonnés aux hommes. Ne soyez pas incrédule, mais fidèle.
Ces paroles donnèrent un peu de courage à Chrétien, qui se releva tout tremblant et se tint debout comme auparavant en la présence d’Évangéliste, qui continua à lui parler ainsi.
– Prenez désormais plus soigneusement garde aux paroles que je viens de vous dire. Souvenez-vous que Sage-Mondain est ainsi nommé parce qu’il ne suit que les maximes du monde et la doctrine qui peut le mettre à couvert de la croix, et qu’il est affectionné aux choses de la terre. De là vient qu’il cherche à renverser mes voies, quelque bonnes qu’elles soient. Quant au conseil qu’il vous a donné, il y a trois choses dangereuses que vous devez rejeter.
Premièrement, vous devez fuir le conseil qu’il vous a donné de vous détourner du chemin où vous étiez. Vous devez même détester l’accord que vous y avez donné, parce que c’est rejeter le conseil de Dieu pour complaire à un sage selon le monde. Le Seigneur dit : « Lutez pour entrer par la porte étroite ( Luc 13. 24) – c’est à dire par la porte à laquelle je vous ai adressé – car étroite est la porte, et resserré le chemin qui mène à la vie, et peu nombreux sont ceux qui le trouvent » (Mat. 7. 14) C’est de cette porte et du chemin qui y conduit que ce méchant homme a voulu vous détourner, tellement qu’il s’en est fallu de peu qu’il ne vous ait jeté dans la perdition. Détestez donc sa séduction, et ayez honte d’avoir été capable de suivre son conseil.
Deuxièmement, vous devez aussi rejeter son conseil parce qu’il a voulu vous éloigner de la croix et qu’il a essayé de vous la faire paraître désagréable et insupportable, alors que vous devez la préférer à tous les trésors. Le Roi de gloire a déclaré que « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra » (Luc 9. 24), et que « Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple » (Luc 14. 26). De sorte que, si quelqu’un veut vous persuader que vous trouverez la mort là où vraiment vous trouverez la vie éternelle, vous devez rejeter une telle doctrine.
Troisièmement, vous devez détester la faute que vous avez commise de mettre le pied dans le chemin qui conduit à la servitude et à la mort (car tel est le chemin des œuvres quand on prétend avoir le salut par elles). À cet égard, vous devez considérer qui est celui à qui Sage-Mondain vous a adressé et combien il était incapable de vous décharger de votre fardeau ; car celui à qui il vous a envoyé pour en recevoir du soulagement est un homme qui se nomme Docteur de la Loi, un fils de la servante ou de l’esclave, laquelle est dans l’esclavage avec ses enfants (Gal. 4. 21 à 31) – ce qui nous est mystérieusement représenté par la montagne de Sinaï dont vous avez eu tant de frayeur. Or, si la Loi est esclave, elle et tous ses enfants, c’est-à-dire tous ceux qui veulent encore vivre sous son règne, comment pourrait-elle vous affranchir ? La Loi est incapable de vous délivrer de votre fardeau. Nul homme n’a jamais été soulagé par elle et jamais cela n’arrivera. « Par la Loi, personne n’est justifié devant Dieu » (Gal. 3. 11). Au contraire, elle provoque la colère (Rom. 4. 15), et elle ne donne à l’homme que la connaissance et le sentiment de son mal (Rom. 3. 20), sans y remédier et sans lui donner les forces pour faire mieux.
C’est pourquoi Sage-Mondain est le plus grand des trompeurs. Ce Docteur de la Loi n’enseigne qu’une doctrine morte, et son fils Honnêteté, quoiqu’il paraisse homme de bien, n’est qu’un hypocrite qui ne peut aucunement vous servir. Croyez-moi, tous trois ensemble, ils sont incapables de vous conduire au salut. Mais, si vous suivez constamment mes instructions, vous parviendrez infailliblement au port heureux de l’éternité.
Évangéliste, ayant dit ces choses, éleva la voix et prit le ciel à témoin pour confirmation de ce qu’il venait de dire. Et soudain une voix se fit entendre de la montagne au pied de laquelle Chrétien se trouvait. Il sortit une flamme de feu qui lui fit hérisser les cheveux, et cette voix tonnante fit retentir ces paroles à ses oreilles. « Tous ceux qui sont sur la base des œuvres de la Loi sont sous malédiction ; il est écrit, en effet : Maudit est quiconque ne persévère pas dans tout ce qui est écrit dans le livre de la Loi pour la faire ! » (Gal. 3. 10).
Ici Chrétien n’attendait pas autre chose que la mort, et il commença à gémir pitoyablement, maudissant l’heure dans laquelle il avait rencontré Sage-Mondain, en se traitant mille fois de fou et d’insensé pour avoir prêté l’oreille à ses conseils. Il était aussi très gêné, quand il fut revenu à lui-même, de ce que les raisons de cet homme, qui néanmoins ne procédaient que de la chair et du sang, aient eu assez d’ascendant sur lui pour lui faire quitter le bon chemin.
Après cela, il se tourna de nouveau du côté d’Évangéliste et lui dit :
– Mon seigneur, que vous en semble ? Y a-t-il encore quelque espérance pour moi ? Puis-je encore retourner sur mes pas et marcher vers la porte étroite ? Ne serai-je pas rejeté honteusement pour cette faute ? Je suis en grande perplexité là-dessus. Ah ! ce péché me sera-t-il pardonné ?
Évangéliste répondit :
– Vos péchés sont très-grands, car vous avez fait deux maux. Vous avez abandonné le bon chemin, et cela pour entrer dans une voie défendue. Cependant, prenez courage. L’homme que vous trouverez à la porte vous recevra encore volontiers, car il a beaucoup de compassion envers les hommes. Mais, ajouta-t-il, prenez garde que vous ne vous détourniez plus ni à droite ni à gauche, de peur que vous ne périssiez dans le chemin quand la colère de Dieu s’embrasera.
Sur cela, Chrétien se disposa à retourner sur ses pas, et Évangéliste, après l’avoir embrassé et lui avoir montré un visage souriant, lui souhaita un heureux voyage.
Ainsi, Chrétien se mit à courir très rapidement, sans s’amuser à dire un seul mot à ceux qu’il rencontrait, et marcha comme un homme qui se trouve sur une terre défendue, ne se croyant point en sûreté avant d’être rentré dans le chemin qu’il avait quitté pour suivre le conseil de Sage-Mondain.
5ème samedi
Chapitre 5
L’âme arrive à la porte étroite qui s’ouvre sur le chemin qui conduit à la vie éternelle.
Au bout de quelque temps, Chrétien arriva à la porte sur laquelle était cette inscription : « Frappez, et il vous sera ouvert » (Mat. 7. 7). Il frappa donc à diverses reprises, disant en lui-même : – Ah ! si je puis entrer ici, quel bienfait pour un méchant et un rebelle qui n’a mérité que l’enfer ! Même si je devais y être accablé de peines, je célébrerai à jamais la gloire du Souverain de Sion, et je lui en témoignerai une reconnaissance éternelle.
Enfin, un homme bien honnête, nommé Bon-Vouloir, se présenta à la porte et demanda à Chrétien qui il était, d’où il venait et ce qu’il voulait.
Chrétien – C’est un pauvre pécheur travaillé et chargé qui vient de la ville de Corruption, et qui voyage vers la montagne de Sion pour éviter la colère à venir. C’est pourquoi je vous conjure de bien vouloir m’accorder l’entrée de cette porte, puisqu’on m’a assuré que c’est le chemin où il faut nécessairement passer.
Bon-Vouloir – Je le veux de tout mon cœur.
Et, en même temps, il ouvrit la porte. Mais comme Chrétien voulait y entrer, il le tira par la manche. Là-dessus Chrétien lui demanda ce qu’il avait à lui dire. – Regardez, dit-il. Il y a là un château très-fort dont Béelzébul est le maître. C’est de là qu’il décoche, avec ses compères, ses flèches enflammées sur ceux qui se dirigent vers cette porte pour tâcher de les tuer, s’il était possible, avant qu’ils y soient entrés.
– Je me réjouis, dit Chrétien, et en même temps, je tremble.
Quand il fut entré par la porte, le portier lui demanda qui l’y avait adressé.
Chrétien – C’est Évangéliste qui m’a commandé de heurter ici et, en même temps, il m’a assuré que vous voudriez bien me dire ce que je dois faire ensuite.
Bon-Vouloir – Voilà devant vous une porte ouverte que nul ne peut fermer.
Chrétien – Maintenant je commence à moissonner le fruit de mes peines passées.
Bon-Vouloir – Mais d’où vient que vous venez ainsi seul ?
Chrétien – Parce qu’aucun de mes voisins n’a vu, comme moi, le danger auquel ils sont exposés.
Bon-Vouloir – Quelques-uns ont-ils su que vous vouliez faire ce voyage ?
Chrétien – Oui. Ma femme et mes enfants ont été les premiers qui m’ont vu partir.
Et là-dessus il raconta au portier tout ce qui lui était arrivé, comment ses voisins l’avaient poursuivi, sa rencontre avec Sage-Mondain, la frayeur qu’il avait eue du mont Sinaï et la manière dont Évangéliste l’avait redressé. – Maintenant, ajouta-t-il, me voici, par la bonté de Dieu. Mais, hélas ! plus digne encore d’être écrasé par cette même montagne que de m’entretenir avec vous. Quel bonheur pour moi d’être parvenu jusqu’ici !
Bon-Vouloir – Nous ne faisons aucune différence entre les hommes. Aussi méchants soient-ils et quelques crimes qu’ils aient commis avant de venir ici, on ne rejette personne. C’est pourquoi, cher Chrétien, entretenons-nous encore un peu ensemble et je vous instruirai du chemin que vous devrez ensuite prendre. Regardez devant vous ; voilà votre chemin. Il est frayé par les patriarches, par les prophètes, par Jésus Christ et ses apôtres. Il est aussi droit que s’il était tiré au cordeau. Voilà la route que vous devez suivre sans y chercher aucun détour.
Chrétien – Mais ce chemin est-il bien sûr et n’est-il pas possible de s’égarer ?
Bon-Vouloir – Oui, vraiment, il y a des sentiers détournés ; mais ils sont encore plus bas. Ils sont tortus et larges, et c’est à cause de cela que vous devez bien prendre garde pour discerner le bon chemin du mauvais. Je vous le répète, le bon chemin est toujours droit au cordeau et étroit.
Je remarquai aussi que Chrétien lui demanda s’il ne pourrait pas le délivrer de son fardeau, car jusque-là il n’avait jamais pu s’en décharger malgré tous ses efforts.
– Quant à votre fardeau, lui répondit Bon-Vouloir, portez-le jusqu’à ce que vous soyez arrivé au lieu de la Délivrance ; alors il tombera de lui-même de dessus votre dos.
Là-dessus, Chrétien se disposa à continuer son voyage. Il prit congé de Bon-Vouloir. Celui-ci lui recommanda, quand il aurait fait un bout de chemin, de frapper à la porte d’une maison qu’il trouverait sur sa route, et lui dit qu’il verrait là des choses merveilleuses. Chrétien prit congé de son ami, qui lui souhaita un bon voyage, et, continuant son chemin, il arriva à la maison d’Interprète. Il heurta plusieurs fois à la porte jusqu’à ce que quelqu’un vienne répondre et lui demander qui il était.
– Je suis, dit Chrétien, un pauvre voyageur. Je cherche des instructions pour mon voyage. J’ai été envoyé ici par une personne qui connaît le maître de la maison.
Celui qui avait répondu à la porte appela alors le maître qui vint recevoir Chrétien en lui demandant ce qu’il souhaitait.
– Monseigneur, dit Chrétien, je viens de la ville de Corruption et je vais à la montagne de Sion. Celui qui se tient à la porte, sur le chemin, m’a dit que si je venais ici, vous me feriez voir des choses merveilleuses qui me seraient très utiles pour mon voyage.
– Entrez, lui dit Interprète, je veux vous montrer ce que vous demandez.
Après avoir commandé à son serviteur d’allumer une chandelle, il ordonna à Chrétien de le suivre, et le mena dans un appartement particulier. Chrétien y découvrit d’abord un portrait admirable. C’était un homme dont les yeux étaient élevés vers le ciel, qui avait en sa main l’Écriture Sainte et la loi de vérité sur ses lèvres ; le monde était derrière lui. Il semblait, à son attitude, qu’il plaidait avec les hommes et une couronne d’or était suspendue sur sa tête.
Chrétien demanda de qui était ce portrait.
– Cet homme, répondit Interprète, est un entre mille. Il peut engendrer des enfants, être en travail pour les enfanter (Gal. 4. 19), et il les nourrit lui-même après les avoir mis au monde (1 Thess. 2. 7). Quant au fait qu’il ait les yeux élevés vers le ciel, l’Écriture en sa main, la loi de vérité sur les lèvres et plaidant avec les hommes, c’est pour signifier que son œuvre ne consiste pas seulement à connaître les choses cachées, mais aussi à les exposer aux pécheurs. Le monde derrière lui et une couronne suspendue sur sa tête vous montrent qu’il méprise les choses présentes pour servir uniquement son Seigneur, assuré d’avoir la gloire du siècle à venir pour récompense.
J’ai voulu vous faire voir ce tableau avant toutes choses, parce que celui qu’il représente est le seul à qui le Seigneur de la cité céleste ait donné le pouvoir d’être votre escorte dans tous les endroits périlleux que vous aurez à traverser. C’est pourquoi prenez bien garde à ce que je viens de vous montrer, et conservez fidèlement dans votre mémoire ce que vous avez vu, de peur que dans votre voyage vous ne tombiez entre les mains de certaines gens qui se vanteront peut-être de bien vous conduire, mais dont les sentiers mènent à la mort.
6ème samedi
Chapitre 6
L’âme convertie découvre une multitude d’idées nouvelles et salutaires.
Interprète prit ensuite Chrétien par la main et le mena dans un grand cabinet tout rempli de poussière, qui n’avait jamais été balayé. Et après que Chrétien l’eut un peu parcouru des yeux, Interprète appela un homme pour le nettoyer. Mais dès les premiers coups de balai, il s’éleva de toutes parts une telle quantité de poussière que Chrétien en fut presque étouffé. Ce qu’Interprète ayant remarqué, il ordonna à une jeune fille qui se trouvait là d’apporter de l’eau et d’en arroser la chambre, qui fut ainsi nettoyée rapidement et facilement. Chrétien demanda ce que cela signifiait.
– Ce cabinet, dit Interprète, représente le cœur d’un homme qui n’a encore jamais été sanctifié par la grâce de l’Évangile. La poussière, c’est le péché naturellement attaché à sa nature, qui souille l’homme tout entier depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête. Celui qui a balayé le premier, c’est la Loi, mais la personne qui a apporté de l’eau et qui a arrosé le cabinet représente la grâce de l’Évangile. Vous avez vu que, quand l’homme a commencé à balayer, la poussière s’est élevée de tous côtés sans que la place ait pu être nettoyée, et que la poussière a failli vous étouffer. Ceci nous montre que la Loi, bien loin de purifier le cœur de l’homme, ne fait que rendre le péché plus vivant et plus actif (Rom. 7. 13) ; de sorte que, plus elle le découvre et le lui défend, plus elle l’augmente en réalité ; car elle ne donne pas les forces pour le surmonter.
Cette jeune personne qui est venue arroser et qui, par ce moyen, a réussi à nettoyer complètement la chambre, vous offre une image de l’Évangile, qui répand ses douces influences dans le cœur. Sous son action, le vice est abattu et surmonté (comme la poussière l’a été par l’eau dont on a arrosé la chambre). Par la foi en l’Évangile, le cœur est purifié et mis en état d’hériter le royaume des cieux.
Je vis ensuite qu’Interprète prit Chrétien par la main et le mena dans une petite chambre, où il y avait deux jeunes enfants : l’aîné se nommait Passion, et l’autre Patience. Les traits de Passion portaient l’empreinte du mécontentement, mais Patience offrait l’image de la paix.
Chrétien demanda ce qui donnait à Passion l’air qu’il avait.
Interprète lui répondit : – C’est que le Maître veut qu’il attende les meilleures choses jusqu’à l’année prochaine, et que lui, il veut les avoir tout de suite, tandis que Patience veut bien attendre.
Alors je vis que quelqu’un s’approcha de Passion avec un sac rempli de choses précieuses qu’il vida à ses pieds. Il les ramassa d’abord avec un extrême plaisir, et commença à mépriser Patience et à le railler. Mais je remarquai qu’en peu de temps il eut dissipé tout cela au point qu’il ne lui en resta presque plus rien.
– Ah ! je vous prie, dit Chrétien à Interprète, expliquez-moi ces choses encore un peu plus.
Interprète lui répondit. – Passion est l’image des hommes de ce siècle, et Patience est la figure des hommes qui vivent dans la foi et dans l’attente du monde à venir. Comme vous avez vu que Passion veut tout avoir cette année, c’est-à-dire dans ce monde, il en est de même de tous les mondains. Ils veulent jouir de tous les biens dans cette vie ; ils ne peuvent pas attendre jusqu’à l’année prochaine, c’est-à-dire jusqu’au siècle à venir, pour y recevoir de Dieu leur portion. Ce proverbe commun : « Un oiseau dans la main vaut mieux que deux dans le bocage » , leur tient plus à cœur que tous les témoignages que Dieu nous as donnés sur la certitude des biens à venir. Vous avez vu Passion consumer tout en peu de temps, sans qu’il lui en soit resté autre chose que quelques mauvais restes. C’est pour montrer ce qui arrivera à tous les hommes à la fin de ce monde.
Chrétien – Je vois maintenant que Patience est incomparablement plus sage que l’autre, et cela pour deux raisons. Premièrement, parce qu’il regarde à des biens infiniment meilleurs. Deuxièmement, parce qu’il ne restera à l’autre que la honte et la confusion.
Interprète – Votre réflexion est très juste ; mais vous pouvez encore ajouter à cela que la gloire du siècle à venir ne se flétrira jamais, tandis que tout le reste passe dans un instant. C’est pourquoi Passion n’a pas autant de sujets de se moquer de Patience que celui-ci en aurait de se moquer de lui ; car Passion a ses biens le premier, au lieu que Patience profitera des siens à la fin. Le premier fait place au dernier, parce que le dernier a son temps qui est à venir, tandis que le premier ne laisse personne qui puisse le suivre. Suivant cela, il faut que celui qui doit, le premier, bénéficier de sa portion, ait un certain temps limité pour le dépenser, mais celui qui obtient sa part le dernier la gardera le dernier. C’est ainsi qu’il fut dit au mauvais riche : « Tu as reçu tes biens pendant cette vie, et Lazare pareillement les maux ; mais maintenant lui est consolé ici, et toi tu es tourmenté» (Luc 16. 25).
– Je comprends, en effet, s’écria Chrétien, que le meilleur n’est pas de profiter des choses présentes, mais d’attendre et de fixer sa vue sur les choses à venir.
– Vous dites la vérité, répondit Interprète ; « car les choses qui se voient sont pour un temps, mais celles qui ne se voient pas sont éternelles » (2 Cor. 4. 18). Toutefois, bien que la chose soit telle, les choses présentes et nos inclinations charnelles sont si étroitement liées, et les choses invisibles ont si peu de rapport avec nos inclinations naturelles, que nous nous attachons très facilement aux premières, et que nous avons toujours de l’éloignement pour celles-là.
Je vis après cela qu’Interprète prit Chrétien par la main et qu’il le mena dans un lieu où il y avait du feu allumé contre un mur, et quelqu’un qui y versait continuellement de l’eau pour l’éteindre ; cependant le feu s’allumait toujours davantage et poussait encore plus haut ses flammes.
– Que signifie cela ? dit Chrétien.
– Ce feu, répondit Interprète, est l’œuvre de la grâce dans le cœur de l’homme. Celui qui y verse continuellement de l’eau pour tâcher de l’éteindre, c’est le diable. Cependant il arrive, comme vous le voyez, que le feu s’allume toujours davantage et devient plus ardent ; vous allez en voir la cause.
Là-dessus, il le fit se retourner et le mena de l’autre côté du mur, où il vit quelqu’un qui tenait un récipient plein d’huile à la main, et qui en versait secrètement et sans discontinuer dans le feu.
– Que signifie encore cela ? dit Chrétien.
– C’est Christ, répondit Interprète, qui répand sans cesse l’huile de Sa grâce dans le cœur pour entretenir l’œuvre qu’Il y a déjà commencée. Voilà ce qui fait que les âmes qu’Il s’est acquises montrent toujours en elles l’œuvre de la grâce, malgré tout ce que le diable peut entreprendre pour l’empêcher. S’Il se tient derrière le mur pour entretenir ce feu, c’est pour enseigner que, dans les grandes tentations, on a souvent beaucoup de peine à voir comment l’œuvre de la grâce est entretenue dans une âme.
Ensuite Interprète prit Chrétien par la main et le conduisit dans un lieu de plaisance où il y avait un palais magnifique et fort agréable à voir. Je vis aussi quelques personnes qui marchaient tout en haut du palais, vêtues d’habillements d’or.
Chrétien demanda à Interprète s’il lui serait permis aussi d’y entrer. Et je vis à cette porte une grande multitude de gens qui paraissaient en avoir un grand désir ; mais ils n’osaient pas s’avancer. Il y avait également un homme assis derrière une table placée un peu à côté de la porte, ayant devant lui une écritoire et un livre pour inscrire tous ceux qui devaient y entrer. Je vis encore que devant la porte il y avait plusieurs hommes armés, avec l’intention de tuer ceux qui tenteraient de forcer le passage.
En voyant cela, Chrétien parut tout consterné. Mais comme presque tous reculaient par la crainte de ces gens armés, je vis un homme, qui paraissait d’une valeur extraordinaire, monter vers celui qui était assis à cette table, et lui dire. « Écris mon nom ». Cela accompli, il ceignit une épée et mit un casque sur sa tête, se tourna droit vers la porte, en se jetant avec un courage intrépide sur les hommes armés, qui, de leur côté, le reçurent avec une fureur sans égale. Mais cet homme, sans perdre courage, fendit la foule de ses ennemis en frappant à droite et à gauche ; de sorte qu’après avoir reçu plusieurs blessures, et après avoir, de son côté, blessé ses ennemis, il passa au milieu d’eux et pénétra jusque dans le palais. A l’instant on entendit un cantique qu’entonnèrent ceux qui se promenaient en haut du palais, et dont voici les paroles.
Courage ! entrez dans ce palais de gloire !
C’est ici le séjour de l’immortalité,
Où vous allez jouir du fruit de la victoire
Pendant toute l’éternité.
Dès que cet homme fut entré, il fut vêtu d’un habit magnifique comme tous les autres. Et Chrétien commença un peu à sourire, disant : – Il me semble que je pourrais dire sans me tromper, ce que cela signifie. Laissez-moi aller là-dedans.
– Non, dit Interprète, attendez un peu jusqu’à ce que je vous aie montré d’autres choses ; après quoi, vous pourrez continuer votre voyage.
Ayant dit cela il le mena dans une grotte de fer obscure, où était assis un homme qui paraissait très triste. Il avait les yeux baissés vers la terre et les mains jointes, soupirant si amèrement qu’il semblait que son cœur allait se briser.
– Qu’est-ce que cela ? dit Chrétien.
– Demandez-le à cet homme lui-même, répondit Interprète.
Chrétien lui demanda donc qui il était.
– Je suis, répondit-il… ce que je n’étais pas auparavant.
– Et qui étiez-vous donc auparavant ? dit Chrétien.
– J’étais, répliqua cet homme, un professeur de belle apparence à mes yeux et à ceux des autres. Je m’imaginais être assez bien disposé pour le royaume céleste, et je me réjouissais à la pensée d’y entrer.
– Mais, dit Chrétien, qui êtes-vous maintenant ?
– Je suis, répondit-il, un misérable désespéré, enfermé pour toujours dans cette grotte de fer, sans pouvoir en sortir. Ah ! je ne peux plus en sortir.
Chrétien lui dit : – Comment donc êtes-vous tombé dans ce misérable état ?
– J’ai cessé, répondit-il, de veiller et d’être sobre ; j’ai préféré mes convoitises à la vertu ; j’ai péché contre la lumière de la Parole de Dieu ; j’ai méprisé son support ; j’ai attristé le Saint Esprit et Il s’est retiré de moi ; j’ai donné occasion au diable qui s’est rendu maître de moi ; j’ai provoqué la colère de Dieu ; j’ai endurci mon cœur.
Chrétien se tourna du côté d’Interprète, et lui dit. – Comment ? N’y a-t-il donc plus d’espérance pour cet homme ? (Héb. 6. 4 à 6)
– Demandez-le-lui, répondit Interprète.
Chrétien se tourna encore vers cet homme. – Hé quoi ! lui dit-il, n’y a-t-il donc plus d’espérance pour vous ? Faut-il que vous demeuriez éternellement dans cette caverne de désespoir ?
– Je ne sais pas, répondit cet homme.
– Pourquoi ? dit Chrétien. Le Fils unique du Père n’est-il pas miséricordieux ?
– Oui, je l’avoue, répondit ce malheureux.
Chrétien lui demanda encore pourquoi il s’était jeté lui-même dans ce misérable état.
– Cela m’est arrivé, répondit-il, par suite de l’amour des plaisirs et des avantages du monde, dans la jouissance desquels je me promettais beaucoup de satisfactions et de commodités. Mais maintenant il arrive, par un juste jugement, que chacune de ces choses me dévore comme un ver rongeur.
Chrétien lui dit. – Ne pouvez-vous pas en avoir contrition et vous convertir ?
– Dieu, répondit-il, me refuse la conversion ; Sa Parole n’a plus d’effet sur moi, et Lui-même m’a enserré dans une grotte de fer, sans qu’aucun homme ne puisse m’en délivrer. O éternité ! éternité ! Quels sont les tourments que tu me réserves, et que j’aurai à endurer éternellement !
Alors Interprète dit à Chrétien : – N’oubliez jamais l’état funeste de cet homme, et qu’il soit pour vous un éternel avertissement.
– Ah ! dit Chrétien, que cela est effroyable ! Dieu me fasse la grâce de veiller, d’être sobre, et de prier sans cesse afin que je puisse éviter le malheur de cet homme ! Mais n’est-il pas temps de continuer mon voyage ?
– Attendez encore un peu, dit Interprète, je n’ai plus qu’une chose à vous faire voir ; après cela, vous pourrez poursuivre votre route.
Là-dessus, il prit encore Chrétien par la main, et le conduisit dans une grande chambre où était quelqu’un qui sortait du lit, et qui s’habillait tout tremblant et extrêmement effrayé.
– Pourquoi, dit Chrétien, cet homme est-il si effrayé et si tremblant ?
– Demandez-lui-en la raison, dit Interprète.
Ce qu’ayant fait, Chrétien en reçut cette réponse.
– J’ai vu cette nuit, en songe, pendant mon sommeil, le ciel fort obscur, sillonné par des éclairs et retentissant de tonnerres épouvantables, ce qui m’a causé d’abord une angoisse et une consternation terribles. Ensuite j’ai vu, dans mon songe, des nuées qui paraissaient d’une forme tout extraordinaire, et j’ai entendu un grand bruit de trompettes. Alors un homme tout rayonnant de gloire a paru dans le ciel, et s’est assis sur des nuages, environné de plusieurs milliers d’habitants des cieux. Cependant tout était en feu ; les cieux mêmes étaient embrasés, et à l’instant j’ai entendu une voix qui criait : « Morts, levez-vous, et venez en jugement ! ». En un instant j’ai vu les rochers se fendre, les sépulcres s’ouvrir et les morts en sortir. Quelques-uns d’entre eux étaient remplis de joie et levaient la tête ; les autres tâchaient de se cacher sous les montagnes. L’homme qui était assis sur les nues ouvrit un livre et commanda que tout le monde comparaisse devant lui. Toutefois, à cause d’une flamme dévorante qui marchait devant lui, il y avait une distance entre les autres et lui, comme entre un juge et des prisonniers. J’entendis aussi crier à ceux qui servaient celui qui était assis sur les nuages : « Assemblez l’ivraie, la paille et le chaume, et les jetez au feu qui ne s’éteint pas (Mat. 3. 12). À ces mots, l’abîme s’ouvrit subitement dans l’endroit où j’étais, et il sortit de son ouverture beaucoup de fumées et de charbons ardents avec un bruit épouvantable. Il fut dit aussi à ceux qui servaient Dieu : « Assemblez le froment dans mon grenier » (Luc 3. 17). Et, sur-le-champ, plusieurs furent enlevés et portés dans le ciel ; mais je fus laissé en arrière. Je cherchais aussi à me cacher, mais tous mes efforts furent inutiles ; car Celui qui était assis dans le ciel avait toujours les yeux fixés sur moi. Mes péchés se présentèrent aussi devant moi ; ma conscience m’accusait de toutes parts, et à ce moment-là je me suis réveillé.
– Mais qu’y a-t-il dans ce songe qui vous cause tant d’angoisse ? répliqua Chrétien.
– Comment ! répondit cet homme. Je croyais que le jour du jugement était arrivé, et je n’étais pas prêt pour y comparaître. Mais ce qui m’a le plus effrayé, c’est que les anges assemblèrent un grand nombre de personnes et qu’ils me laissèrent. L’enfer aussi ouvrit sa gueule précisément à l’endroit où j’étais. Avec tout cela, ma conscience me condamnait, et je remarquai que le juge avait toujours les yeux attachés sur moi, de sorte que je pouvais découvrir sur son visage sa colère enflammée contre moi.
Alors Interprète dit à Chrétien. – Avez-vous bien remarqué toutes ces choses ?
– Oui, répondit-il, elles me donnent à la fois de la crainte et de l’espérance.
– Eh bien ! ajouta Interprète, conservez-les soigneusement dans votre cœur afin qu’elles puissent vous servir d’aiguillon pour continuer votre voyage.
Alors Chrétien ceignit sa ceinture et se disposa à suivre sa route.
interprète le salua en lui disant : – Que la consolation soit toujours avec vous, fidèle Chrétien, et vous accompagne tout le long du chemin qui conduit à la sainte cité !
Ainsi Chrétien poursuivit son voyage en chantant ce qui suit.
Que de choses surprenantes
Se présentent à mes yeux !
Et qu’on trouve dans ces lieux
De merveilles ravissantes !
Que de tristesse et d’horreur,
Que de bonheur et de joie,
Pour empêcher le pécheur
De s’endormir dans sa voie.
Grâce à ce digne Interprète
Qui m’instruit si sagement
Que ne puis-je dignement
D’une faveur si parfaite,
Reconnaître le bienfait,
Et plutôt que par science
En acquérir par effet
La sublime connaissance !
7ème samedi
Chapitre 7
Dès les premiers pas que l’âme fait dans le chemin de l’Évangile, elle se sent absolument déchargée de ses péchés. Différentes manières dont on peut périr dans la voie du salut.
Je vis aussi que le chemin élevé où Chrétien marchait était bordé, d’un côté et de l’autre, d’une muraille qui se nomme le Salut. Et continuant à courir, Chrétien courait toujours, non sans beaucoup de peine, à cause du fardeau dont il était chargé. Cependant il avançait de plus en plus, jusqu’à ce qu’il arriva dans un endroit un peu plus élevé, où se trouvait une croix et un peu au-dessous d’elle un tombeau. Au moment où Chrétien approcha de la croix, je vis que son fardeau tomba de dessus son dos et disparut dans un gouffre profond, de sorte que Chrétien ne le revit plus jamais.
Ce fut alors qu’il ressentit une véritable joie, et qu’il commença à s’écrier, plein d’allégresse. « Il m’a donné le repos par sa tristesse, et la vie par sa mort ».
Chrétien s’arrêta là quelques temps, très étonné de ce que la seule vue de la croix l’eût ainsi déchargé de son fardeau ; et il ne cessait de la contempler en versant un torrent de larmes.
Pendant qu’il était ainsi arrêté à contempler cette croix et à fondre en larmes, il aperçut trois personnages qui jetèrent les yeux sur lui et qui le saluèrent en ces termes. « Paix vous soit ». Le premier ajouta encore ces mots. « Vos péchés sont pardonnés » (Marc 2. 5). L’autre le dépouilla de ses vieux haillons sales, et le revêtit d’habits splendides (Zach. 3. 4 et 5). Le troisième lui mit une marque sur le front, et lui donna aussi un mémoire marqué d’un sceau (Éph. 1. 13) ; il lui recommanda de le considérer toujours bien attentivement pendant sa course et de le remettre ensuite à la porte céleste, ajoutant qu’il ne serait point reçu sans ce sceau. Ensuite Chrétien poursuivit sa course en sautant de joie, et chantant ce cantique (Rom. 8. 15 à 17).
Chargé du faix insupportable
Du péché, je n’avais ni trêve ni repos ;
Mais enfin en ce lieu, ô bonheur ineffable !
Je trouve un terme à tous mes maux.
Quelle vertu, quelle efficace,
Se déploie en ce lieu sur les pauvres pécheurs !
Qu’ils sentent sur-le-champ, ô indicible grâce !
D’un tel poids soulager leurs cœurs.
Ici, je sens finir les peines
Que ce pesant fardeau m’a fait longtemps souffrir.
Ici, dans un instant, je vois tomber mes chaînes !
Dois-je encor craindre de mourir ?
Béni soit ce bois salutaire.
Bénie soit cette mort qui nous rend le repos !
Mais béni soit surtout le Sauveur débonnaire
Qui pour nous souffrit tant de maux !
Comme il continuait ainsi sa course, il arriva dans une vallée où il entrevit, un peu à côté du chemin, trois hommes qui dormaient profondément, et qui avaient les jambes liées de chaînes. L’un se nommait Inconscient, l’autre Paresseux, et le troisième Téméraire.
Chrétien, les voyant dans cet état, s’approcha d’eux d’un peu plus près, pour essayer de les réveiller, et il leur cria :
– Vous faites comme ceux qui dorment au sein d’une mer orageuse, sur le mât d’un navire. C’est pourquoi, réveillez-vous, secouez vos chaînes ; souffrez du moins qu’on vous délie ; je veux vous aider en cela autant qu’il en est en mon pouvoir. Ah ! si celui qui rôde autour de vous comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer (1 Pier. 5. 8), tombe sur vous, vous serez la proie de sa fureur. Hélas ! je vois qu’il s’est déjà préparé une victoire presque infaillible, en vous liant les pieds pour vous rendre la fuite impossible.
Pendant qu’il les regardait et qu’il leur parlait ainsi, Inconscient dit : « Je ne vois pas de danger ». Paresseux dit : « Encore un peu de sommeil ». Et Téméraire dit : « Il se peut bien qu’il y ait quelque peu de danger, mais je me tirerai d’affaire également ». Ainsi ils se couchèrent de nouveau pour se rendormir, et Chrétien continua son chemin.
Il était cependant navré de douleur quand il réfléchissait sur le danger que couraient ces malheureux, et sur le refus qu’ils avaient fait du secours qu’il aurait pu leur donner, soit par ses vives exhortations, soit par ses conseils. Pendant qu’il déplorait ainsi leur sort, il aperçut, du côté gauche du chemin, deux hommes qui passaient par-dessus le mur pour marcher avec lui dans le chemin étroit. L’un se nommait Formaliste (qui s’attache aux formes de la piété) et l’autre Hypocrite.
Ces deux personnes s’étant jointes à Chrétien, il leur parla de cette manière :
– D’où venez-vous, messieurs, et où voulez-vous aller ?
Ils répondirent :
– Nous sommes nés dans le pays de la Vaine gloire, et nous allons à la montagne de Sion pour acquérir des louanges.
– Pourquoi, dit Chrétien, ne venez-vous pas par la porte qui est à l’entrée de ce chemin ? Ne savez-vous pas qu’il est écrit. « que celui qui n’entre pas par la porte… mais qui l’escalade par un autre endroit, celui-là est un voleur et un brigand» (Jean 10. 1) ?
Ils répondirent d’un commun accord que tous leurs compatriotes estimaient qu’il fallait faire un trop long détour pour arriver précisément par cette porte dans cette voie. Et qu’ainsi, pour abréger le chemin, c’était leur coutume de passer par un sentier à côté, et de sauter par-dessus le mur comme ils venaient de le faire.
– Mais, répliqua Chrétien, cela ne doit-il pas être regardé comme une transgression de l’ordre du Seigneur de cette cité où vous prétendez aller ; et, par conséquent, n’est-ce pas se moquer de sa volonté révélée ?
Ils lui répondirent qu’ils n’avaient que faire de se préoccuper de telles choses ; que ce qu’ils faisaient était selon l’ancienne coutume, et que, s’il était nécessaire, ils prouveraient par des témoignages authentiques, que la chose avait été ainsi pratiquée depuis près de 2000 ans.
Chrétien – Mais pensez-vous que votre manière d’agir puisse soutenir l’épreuve de la Loi ?
Ils répondirent là-dessus qu’une coutume d’une telle ancienneté serait, sans doute, reçue par tout juge impartial comme très légitime. – De plus, ajoutèrent-ils, pourvu que nous parcourions le chemin, qu’importe de quelle manière nous y serons entrés ? N’y sommes-nous pas également ? Quant à vous, nous remarquons bien que vous êtes passé par la porte, et cependant vous n’êtes encore que sur la route, et pas plus avancé que nous qui avons passé par-dessus le mur. En quoi donc votre condition est-elle meilleure que la nôtre ?
– Je marche, dit Chrétien, selon la règle de mon Maître ; mais vous, vous ne marchez que selon les mouvements profanes de votre fantaisie. Déjà le Seigneur de la voie vous regarde comme des voleurs ; ainsi il est fort à craindre que vous ne soyez traités comme des serviteurs infidèles, lorsque vous serez au bout de la course. Vous y entrez de vous-mêmes, sans la conduite du Maître ; il faudra que vous en sortiez, si Sa miséricorde ne se déploie sur vous et ne vous fait grâce.
Ces hommes n’eurent pas grand-chose à répliquer. Ils se contentèrent de dire à Chrétien qu’il n’avait qu’à prendre garde à lui-même. Et ils poursuivirent leur chemin chacun de son côté, sans parler plus longtemps ensemble. Ils ajoutèrent seulement que, quant à ce qui concerne la loi et les commandements, ils ne doutaient point qu’ils ne les observent aussi fidèlement que lui, et qu’ils ne voyaient pas en quoi il se distinguait d’eux, si ce n’est par le manteau dont il était couvert et qui, ajoutaient-ils, lui avait été donné par quelque ami pour couvrir sa honte et sa nudité.
– Mais, leur répondit Chrétien, au sujet de votre première observation, vous ne serez pas sauvés par la loi et par la pratique des commandements de Dieu (Gal. 3. 10 à 12) puisque, ayant manqué en tous points à Ses commandements, c’est cette loi qui vous condamnerait. Vous n’entrez donc pas par la véritable porte, en voulant être sauvés de cette manière. Quant à ces habits dont je suis vêtu, je les ai reçus du Seigneur du lieu où je vais ; et, en effet, comme vous le dites fort bien, pour couvrir la honte de ma nudité, ce qui est le plus éclatant témoignage que le Seigneur ait pu me donner de Sa bienveillance ; car, alors qu’auparavant je n’avais sur moi que quelques restes de vieux lambeaux, maintenant Il m’a donné ce vêtement pour me consoler et m’encourager dans le voyage. Et je m’assure que, lorsque je serai arrivé à la porte de la cité, le Seigneur qui y règne me reconnaîtra pour Sien, puisqu’il m’a revêtu Lui-même de Ses propres habits, par un effet de Sa pure grâce. Outre cela, j’ai encore sur le front une marque à laquelle vous n’avez peut-être pas pris garde, et qu’une personne très particulièrement connue de mon Seigneur y a imprimée, au jour où mon fardeau tomba de dessus mes épaules. Je puis bien encore vous dire que, pour me consoler pendant mon voyage, Il m’a donné un mémoire scellé de Son sceau, avec ordre de le remettre à la porte du ciel pour pouvoir y entrer. Or, je doute que vous ayez aucune de ces choses ; non, vous ne les avez pas, puisque vous n’êtes pas entrés par la porte.
A toutes ces choses, ces deux hommes ne donnèrent aucune réponse ; mais ils se regardèrent l’un l’autre et sourirent.
Cependant, ils continuèrent tous trois leur chemin. Mais Chrétien marchait toujours devant, ne s’entretenant plus avec personne qu’avec lui-même, tantôt soupirant, tantôt tressaillant de joie. Il lisait très souvent dans le mémoire que l’un des Rayonnants lui avait donné, et qui servait puissamment à son encouragement.
Je les vis marcher ensemble jusqu’au moment où ils arrivèrent au pied d’un coteau, nommé le Coteau des difficultés, au pied duquel coulait une fontaine. En cet endroit, à côté du chemin qui vient directement de la porte, il y avait deux sentiers : l’un tirant à droite et l’autre à gauche. Mais le chemin étroit, qui était aussi le droit chemin, tendait directement à la colline, dont la montée est nommée Pénible. Chrétien alla premièrement à la fontaine pour s’y rafraîchir un peu. Ensuite, il se mit à monter le coteau en chantant.
De ce mont la pente rapide
Semble impossible à surmonter ;
J’entreprends pourtant d’y monter
Avec un courage intrépide.
On ne craint nullement la peine
Lorsqu’on a devant les yeux
Le prix céleste et glorieux
D’une félicité certaine.
Mieux vaux suivre la droite voie,
Parmi les soupirs et les pleurs,
Que de suivre un chemin de fleurs
Pour être de la mort la proie.
Les deux autres marchèrent aussi jusqu’au pied du coteau. Mais lorsqu’ils virent comme il était haut et rapide, et qu’ils aperçurent deux autres chemins à côté plus commodes, ils s’imaginèrent que ces deux chemins pourraient bien se rencontrer ensuite et aboutir à celui que suivait Chrétien. Ainsi, ils résolurent d’entrer dans ces chemins, dont l’un se nomme Danger et l’autre Anéantissement. L’un d’eux prit le chemin du Danger qui le mena dans une grande forêt, et l’autre le chemin de l’Anéantissement qui le conduisit dans une grande campagne remplie de profondes crevasses, où il trébucha et fit chutes sur chutes, jusqu’à ce qu’enfin on ne le revit plus jamais.
8ème samedi
Chapitre 8
L’âme qui s’endort perd le témoignage intérieur de Dieu et se trouve assaillie.
par de nouveaux sentiments de timidité et de méfiance. Douleurs qu’elle en éprouve.
Alors je suivis Chrétien du regard pour découvrir ce qui lui arriverait sur son coteau, et je remarquai qu’au lieu de courir comme auparavant, il fut obligé de ralentir le pas, et ensuite de grimper sur les genoux et sur les mains, à cause de la rudesse de la montée, qui était fort escarpée. Il y avait vers le milieu de la colline une cabane agréable, que le Seigneur du Ciel y avait fait mettre pour procurer quelque repos aux voyageurs. Chrétien y entra, et s’assit pour s’y reposer un moment. Pour se fortifier contre son abattement, il tira son mémoire de son sein, et se mit à considérer de nouveau les habits dont il avait été revêtu près de la croix (le pardon de ses péchés et l’imputation qui lui était faite des mérites de Jésus Christ). L’une et l’autre de ces choses lui donna une véritable joie, qui dura assez longtemps.
Enfin, il tomba insensiblement dans l’assoupissement, et ensuite dans un profond sommeil, ce qui fut cause qu’il s’arrêta dans cet endroit presque jusqu’à la nuit, et que son mémoire lui tomba des mains. Dans le plus fort de son sommeil, il vint quelqu’un qui le poussa rudement et le réveilla en lui criant. « Va vers la fourmi, paresseux ; regarde ses voies, et sois sage » (Prov. 6. 6).
A cette voix, il se leva en sursaut, et se mit à doubler le pas pour gagner du chemin, jusqu’à ce qu’enfin il arrive au sommet de la colline, où il rencontra deux hommes qui couraient droit vers lui. L’un se nommait Timide et l’autre Méfiant.
– Comment, messieurs !, leur cria-t-il, d’où vient que vous rebroussiez ainsi chemin ?
Timide répondit qu’il s’était mis en chemin pour la cité de Sion, et que dans ce dessein il avait tenté d’escalader ce coteau.
– Mais, ajouta-t-il, comme à mesure que nous avancions nous rencontrions de nouveaux périls, nous avons pris le parti de rebrousser chemin.
– C’est vrai, dit Méfiant ; tout à l’heure même nous avons trouvé deux lions devant nous ; nous ne savions s’ils dormaient ou non ; mais il est sûr que s’ils nous avaient attaqués, nous n’avions autre chose à attendre que d’en être dévorés.
– Vous m’épouvantez, leur dit alors Chrétien. Mais où fuirai-je pour être en sûreté ? Faut-il que je rebrousse chemin, et que je retourne dans mon pays ? Mais si je retourne, ma perte est assurée ; car que puis-je attendre d’autre que la mort, dans un lieu qui doit être consumé par le feu du ciel ? Alors que si j’atteins la cité céleste, j’y serai en pleine sécurité, et j’y jouirai d’une vie éternelle. C’est pourquoi je suis résolu à poursuivre mon chemin. – En disant cela, il commença à marcher courageusement ; mais Timide et Méfiant descendirent la colline en courant.
Chrétien, cependant, ne put s’empêcher de réfléchir sur ce que ces deux hommes lui avaient dit. Et comme il voulut tirer son mémoire pour le lire et se fortifier contre les dangers dont il était menacé, il ne le trouva pas ; ce qui l’étonna beaucoup et lui causa une grande peine.
C’était là toute sa consolation et son soutien dans les épreuves ; c’était le passeport au moyen duquel il devait être reçu et introduit dans la cité céleste. Jugez, après cela, quelle dut être sa consternation et le trouble de son âme, lorsqu’il se vit privé d’un si grand avantage. Dans cette profonde tristesse, il se souvint enfin qu’il s’était endormi dans la cabane. Il se jeta alors à genoux devant Dieu et lui demanda pardon de cette faute si grande ; après quoi il rebroussa chemin pour aller chercher son mémoire.
Mais qui pourrait décrire les regrets et la douleur qu’il ressentit tout au long du chemin ? Tantôt il poussait des soupirs ; tantôt il lui prenait envie de se maudire lui-même pour s’être ainsi endormi dans un lieu qui n’était destiné qu’à prendre un peu de repos. Il revenait ainsi sur ses pas en cherchant son mémoire avec beaucoup d’inquiétude, en regardant de tous côtés s’il ne le retrouverait pas.
Enfin, il découvrit la cabane où il s’était arrêté. Mais cette vue ne fit que raviver sa plaie, en lui rappelant le souvenir de sa faute ; de sorte qu’il se mit à déplorer amèrement son sommeil insensé. « Ah ! », s’écriait-il, « misérable que je suis de m’être ainsi abandonné au sommeil pendant le jour et au milieu de tant de dangers ! Que je suis malheureux d’avoir ainsi accompli le désir de ma chair, par l’abus du repos que le Seigneur du Ciel n’a ordonné que pour le rafraîchissement du pèlerin spirituel, et non pour la satisfaction et la commodité de la chair ! Combien de pas inutiles n’ai-je pas faits ! Je me vois maintenant obligé de faire le chemin par trois fois, alors qu’une seule fois aurait suffi si j’avais été sage. C’est ainsi qu’il arriva aux enfants d’Israël qui, à cause de leurs péchés, furent renvoyés vers la mer Rouge (Nomb. 14. 25). Et encore faut-il que je fasse ce chemin avec tristesse et amertume, alors que j’aurais pu le faire commodément et à la clarté du soleil. A présent, la nuit va me surprendre. Ah ! déplorable sommeil, que tu me causes de peines ! »
En faisant ces tristes lamentations il arriva à la cabane, où, abattu par la fatigue, il avait été obligé de s’asseoir, et là s’abandonna de nouveau à des regrets et à des larmes amères. Mais enfin, comme il regardait tristement vers la place où il était assis, il découvrit son mémoire. Aussitôt il le ramassa en tremblant, et le cacha dans son sein avec des transports de joie et avec des sentiments d’une vive reconnaissance envers le Seigneur qui l’avait si bien dirigé.
Ainsi, il se remit en chemin en versant des larmes de joie. Mais quoiqu’il fît une extrême diligence pour gagner le haut de la colline, le soleil se coucha sur lui avant qu’il fût arrivé au sommet ; ce qui lui renouvela le souvenir de son dangereux sommeil, et lui fit pousser de nouvelles plaintes.
Il se souvenait aussi du récit que Timide et Méfiant lui avaient fait de tant de difficultés, et en particulier des lions qu’ils disaient avoir rencontrés en chemin. « Si c’est bien vrai », se disait-il en lui-même, « c’est la nuit que ces animaux vont chercher leur proie ; et si je viens à les rencontrer dans ces ténèbres, comment éviterai-je de tomber entre leurs griffes et d’être mis en pièces par eux ? »
Mais comme il continuait son chemin avec ces tristes pensées, il leva les yeux et découvrit devant lui, à côté du chemin, un magnifique palais dont le nom est Plein de Beauté ; et je remarquai qu’il se hâtait pour y aller loger cette nuit-là. Cependant il arriva dans un passage fort étroit, distant d’environ un kilomètre et demi de la porte du palais. Et comme il regardait avec beaucoup d’attention devant lui, il aperçut les deux lions dans le chemin.
« Je vois maintenant », dit-il, « le danger qui a fait retourner en arrière Timide et Méfiant ». Or les lions étaient enchaînés. Mais il ne voyait pas leurs chaînes ; ce qui fit qu’il fut saisi d’une si grande frayeur qu’il commença à délibérer en lui-même s’il ne retournerait pas en arrière pour suivre les autres, car il n’attendait que la mort. Mais le portier de ce palais, nommé Vigilant, remarquant de sa demeure que Chrétien s’arrêtait tout court et qu’il paraissait disposé à rebrousser chemin, lui cria :
– Avez-vous si peu de courage ? N’ayez point peur de ces lions, car ils sont enchaînés. Ils ne sont là que pour éprouver la foi des voyageurs, et manifester qui sont ceux qui n’en ont pas. Marchez seulement toujours par le milieu du chemin (ne pas s’écarter ni à droite ni à gauche du bon chemin), et il ne vous arrivera aucun mal.
9ème samedi
Chapitre 9
Doux repos de l’âme après ses épreuves dans la méditation des choses célestes.
Alors je le vis avancer, quoiqu’en tremblant à la vue des lions, prenant soigneusement garde à l’avertissement que le portier Vigilant lui avait donné. Il entendit bien rugir ces animaux furieux, mais ils ne lui firent aucun mal. Ainsi il passa outre en frappant des mains, pour marquer la joie qu’il ressentait d’avoir aussi heureusement échappé ; et il arriva de cette manière auprès du portier, à qui il demanda quelle était cette maison.
– Pourrai-je, ajouta-t-il, y loger cette nuit ?
Portier – Cette maison a été bâtie par le Seigneur de la colline pour la commodité et la sûreté des voyageurs. – En même temps, il lui demanda d’où il venait et où il allait.
Chrétien – Je viens de la ville de Corruption, et je vais à la montagne de Sion. Mais, puisque le soleil est couché, je souhaiterais, s’il était possible, passer ici la nuit.
Portier lui demanda comment il s’appelait.
– Mon nom, lui répondit Chrétien, mon nom est désormais Chrétien ; auparavant je m’appelais Privé de grâce (Éph. 2. 1 à 3 ; Col. 1. 21 ; Rom. 5. 12 à 21). Je suis de la race de Japhet, que l’Éternel a fait habiter dans les tentes de Sem (Gen. 9. 27).
Portier – Comment se fait-il que vous arriviez si tard ! Le soleil est déjà couché.
Chrétien – Je serais bien arrivé plus tôt ; mais, hélas ! je me suis endormi dans la cabane qui est de l’autre côté de la colline. Et ce qui m’a bien retardé encore, c’est que mon passeport étant tombé de mes mains lorsque je dormais, j’ai été obligé de revenir sur mes pas pour le rechercher à l’endroit où je m’étais endormi, et où je l’ai heureusement retrouvé. C’est la raison pour laquelle je n’ai pu arriver ici que fort tard.
Portier – Eh bien, je vais appeler une des personnes de cet endroit qui vous introduira, si votre conversation lui plaît, auprès des autres habitants de ce palais, selon la coutume qui y est observée.
Là-dessus, Vigilant tira la cloche, au son de laquelle on vit descendre une jeune personne fort modeste et gracieuse, nommée Discrétion, qui demanda au portier pourquoi il avait sonné. Vigilant répondit qu’il y avait là un homme qui, venant de la ville de Corruption, voyageait vers la montagne de Sion, et que, se trouvant fatigué et surpris par la nuit, il demandait s’il pourrait passer cette nuit dans le palais. La jeune demoiselle, après avoir posé quelques questions à Chrétien, commença à sourire ; ensuite les larmes lui vinrent aux yeux ; et après un moment de silence de part et d’autre, elle lui dit qu’elle allait appeler deux ou trois de ses compagnes. En effet, on vit bientôt paraître Prudence, Crainte de Dieu et Charité, qui introduisirent Chrétien dans le palais. D’abord plusieurs autres domestiques survinrent, qui lui souhaitèrent la bienvenue sur le seuil de la porte, en lui disant :
– Entrez, béni de l’Éternel ! C’est pour de tels voyageurs (Mat. 25. 34) que cette maison a été bâtie par le Seigneur de la colline.
Chrétien les suivit, et après qu’il se fut assis, ils lui donnèrent à boire d’une excellente boisson. Ensuite les maîtresses du lieu convinrent qu’en attendant le repas, et pour mettre le temps à profit, quelques-unes d’entre elles s’entretiendraient avec Chrétien. Celles qui furent choisies pour cela étaient Prudence, Crainte de Dieu et Charité. Elles commencèrent ainsi.
– Venez, fidèle Chrétien, dit Crainte de Dieu ; entretenons-nous de toutes les choses qui vous sont arrivées dans votre voyage. Peut-être pourrons-nous en tirer quelque profit pour notre avancement et pour notre édification mutuelle.
Chrétien – Très volontiers ; je suis ravi de vous trouver dans cette disposition.
Crainte de Dieu lui demanda comment il s’était déterminé à faire ce voyage, qui l’avait si heureusement dirigé, s’il n’était pas passé chez Interprète, etc.
Chrétien la satisfit par un récit fidèle de tout ce qui lui était arrivé en chemin. Il lui dit que l’horreur qu’il avait conçue de son état et de celui de sa ville natale l’avait d’abord obligé d’en sortir ; qu’Évangéliste l’avait adressé à la porte étroite, et lui avait donné toutes les instructions nécessaires pour sa route ; qu’il était passé chez Interprète, où il avait vu plusieurs choses très remarquables, entre autres :
1° Comment Jésus entretient l’œuvre de sa grâce dans le cœur de ses élus, malgré Satan ;
2° Comment un homme se prive, par ses péchés, de toute espérance en la miséricorde de Dieu ;
3° Le songe d’un homme qui croyait voir, pendant son sommeil, le jugement dernier ;
4° Enfin, le courage héroïque d’un soldat du Christ qui pénétra dans le palais de gloire malgré les efforts de ses ennemis, et qui ravit ainsi par la violence le royaume de Dieu.
Chrétien ayant ajouté que ces choses avaient fait sur lui une très vive impression, continua son histoire en disant qu’après avoir été déchargé de son fardeau à la seule vue d’un homme crucifié (Jésus notre Sauveur), il avait trouvé trois personnages qui lui avaient donné des habits neufs, lui avaient annoncé le pardon de ses péchés, et remis un mémoire scellé.
Il rappela la rencontre d’Inconscient, de Paresseux et de Téméraire, qu’il avait trouvés plongés dans le sommeil et chargés de chaînes ; celle de Formaliste et d’Hypocrite, qui prétendaient arriver à Sion en passant par-dessus la muraille.
Enfin, il raconta la peine extraordinaire qu’il avait eue à gravir ce coteau ; la frayeur que la vue des lions lui avait inspirée, et le soin que le portier avait eu de le rassurer et de l’encourager. Chrétien finit par remercier les jeunes filles de leur bon accueil.
Prudence prit ensuite la parole, et trouva bon de lui poser aussi quelques questions.
– Ne pensez-vous pas, lui dit-elle, encore quelquefois à vos compatriotes et n’avez-vous pas de regret de les avoir quittés ?
Chrétien – J’y pense bien encore, mais c’est avec beaucoup de confusion et d’horreur. Et vraiment, si j’avais conservé le désir de la patrie d’où je suis sorti, j’aurais bien pu y retourner ; mais j’en désire une meilleure, c’est-à-dire une céleste (Héb. 11. 15 et 16).
Prudence – Ne portez-vous plus rien avec vous des choses qui vous y tenaient attaché ?
Chrétien – Hélas ! je n’en porte que trop ; mais c’est bien malgré moi ; particulièrement les mouvements et les convoitises intérieures de la chair, auxquelles les gens de ce pays-là sont fort attachés, comme je l’ai été aussi. Mais maintenant, toutes ces choses sont pour moi des sujets de tristesse et d’amertume ; et si je pouvais choisir, je voudrais les plonger dans l’abîme de l’oubli ; mais lorsque je veux pratiquer le bien, le mal est attaché là, avec moi (Rom. 7. 21).
Prudence – Ne vous semble-t-il pas quelquefois que vous avez déjà surmonté ces mouvements qui, dans d’autres moments, vous causent beaucoup de peine et de trouble ?
Chrétien – Oui, mais cela n’arrive que rarement, et alors ce sont pour moi des moments très précieux.
Prudence – Pouvez-vous comprendre comment il arrive que vous trouviez parfois ces mouvements du péché si affaiblis, qu’il vous semble que vous les ayez entièrement vaincus ?
Chrétien – Cela arrive quand je médite ce que j’ai vu sur la croix, ou lorsque je jette les yeux sur le superbe vêtement que j’ai reçu, ou que je lis dans le mémoire que je porte sur mon cœur, ou enfin, lorsque ma méditation s’échauffe au-dedans de moi, en considérant le lieu où je vais. Tout cela affaiblit beaucoup les inclinations de ma nature corrompue.
Prudence – Mais qu’est-ce qui vous fait principalement soupirer après la montagne de Sion ?
Chrétien – Comment me faites-vous cette demande ! C’est là qu’il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni tristesse, ni mort ; c’est là que j’habiterai avec une compagnie bienheureuse, et que je jouirai d’un bonheur indicible. C’est là que je verrai vivant Celui que j’ai vu cloué sur la croix ; Je l’aime, ce bon Seigneur, parce que c’est par Lui que j’ai été délivré de mon fardeau. C’est là que je serai pleinement affranchi de toutes ces faiblesses qui m’ont causé tant de peines. Je suis las de ma maladie intérieure, et je soupire ardemment après le bienheureux séjour de l’immortalité, et après cette société sainte qui chante sans cesse devant le trône de gloire. « Saint, Saint, Saint, est l’Éternel des armées ! » (Es. 6. 3) et qui publie sans interruption « les vertus de celui qui les a appelés des ténèbres au royaume de sa merveilleuse lumière » (1 Pi. 2. 9).
10ème samedi
Chapitre 10
Suite du même sujet.
Ici Charité prit la parole et lui demanda s’il avait une famille. – Êtes-vous, lui dit-elle, engagé dans le mariage ?
Chrétien – Oui, j’ai une femme et quatre petits enfants.
Charité – Pourquoi ne les avez-vous pas amenés avec vous ?
Chrétien se mit à pleurer et dit : – Avec quel plaisir ne les aurais-je pas amenés, s’ils avaient voulu répondre à mes invitations ! Mais aucun d’eux n’a voulu me suivre.
Charité – Vous deviez faire votre possible pour leur montrer à quel danger ils s’exposaient s’ils demeuraient en arrière.
Chrétien – C’est ce que j’ai fait ; et j’ai encore essayé de leur faire voir ce que Dieu m’avait donné à connaître de la destruction de notre ville ; mais ils traitaient tout cela de folie, et ils n’ont pas voulu me croire.
Charité – Mais n’avez-vous pas demandé à Dieu qu’il bénisse le conseil que vous leur aviez donné ?
Chrétien – Certainement, et même avec toute l’ardeur dont j’étais capable ; car vous ne devez pas douter que ma femme et mes enfants ne me soient fort chers.
Charité – Vous deviez leur représenter la grandeur de votre tristesse et la crainte où vous étiez de cet embrasement ; car, selon moi, la destruction prochaine de votre ville est assez évidente.
Chrétien – C’est ce que j’ai fait plus d’une fois ; et ils l’ont vu assez clairement par l’état dans lequel je me trouvais, par mes larmes et par le tremblement que cette frayeur excitait en moi. Mais rien de tout cela n’a été capable de les convaincre de me suivre.
Charité – Qu’avaient-ils donc à alléguer pour justifier leur refus ?
Chrétien – Que vous dirai-je ? Ma femme craignait de quitter le monde, et mes enfants étaient accoutumés, dès leur jeune âge, à de vains divertissements. Ils alléguaient tantôt ceci tantôt cela. En un mot, ils ont usé de tant de prétextes, qu’ils m’ont laissé partir seul, comme vous le voyez.
Charité – Mais ne démentiez-vous point vos paroles et vos exhortations par une vie relâchée ?
Chrétien – Pour dire la vérité, je ne peux pas me louer en ce qui concerne ma vie, car je suis convaincu de bien des manquements à cet égard. Je sais aussi qu’un homme peut être très facilement une pierre d’achoppement aux autres, et détruire, par l’exemple de sa conduite, ce qu’il tâche de leur inspirer par des raisonnements solides et touchants. Toutefois, je peux bien dire que je me gardais très soigneusement de commettre quelque mauvaise action, et de leur fournir par là un prétexte pour rejeter mes exhortations. Ils m’accusaient même, à cause de cela, d’une trop grande rigidité, et ils me reprochaient d’avoir la conscience trop scrupuleuse. En effet, je m’abstenais de beaucoup de choses pour eux (1 Cor. 8. 9), dans la crainte qu’ils ne voient en moi quelque chose qui les scandalise.
Charité – Il est vrai que Caïn haïssait son frère parce que ses œuvres étaient mauvaises et que celles de son frère étaient justes (1 Jean 3. 12). Et si votre femme et vos enfants ont mal interprété les vôtres, ils se sont amassés par là des charbons de feu sur la tête. Je n’ai plus rien à ajouter.
C’est au milieu d’entretiens pareils que se passa la soirée jusqu’à ce que le souper soit prêt. Alors ils se mirent à table, et les mets furent, selon les expressions d’un prophète, des mets délicieux (És. 25. 6), des moelles et des viandes grasses, des vins exquis et purifiés. Tous les entretiens qu’ils eurent à table roulèrent sur le Seigneur du lieu, sur Ses actions admirables, et sur la fin généreuse et charitable qu’Il s’était proposée dans toute Sa conduite. On comprenait bien, à leurs discours, qu’ils estimaient ce Seigneur comme un héros qui avait combattu contre celui qui avait le pouvoir de la mort (Héb. 2. 14), et l’avait vaincu, non pas cependant sans avoir été Lui-même en butte aux plus grands dangers.
– C’est pour cela, disait Chrétien, que je L’aime encore davantage ; car j’ai ouï dire qu’Il a exposé Sa vie et versé Son sang pour vaincre nos cruels ennemis ; Mais ce qui relève infiniment cette grâce, c’est qu’Il a fait toutes ces choses par un pur amour pour les Siens. Quelques-uns des serviteurs assuraient qu’ils avaient été avec Lui lorsqu’Il mourut sur la croix ; qu’ensuite, ils Lui avaient encore parlé ; qu’ils avaient même entendu de Sa propre bouche qu’Il avait un si grand amour pour les pauvres voyageurs, qu’on ne saurait trouver un pareil exemple dans tout le monde. Et pour confirmer ce qu’ils disaient, ils rappelèrent qu’Il s’était dépouillé de toutes Ses richesses (2 Cor. 8. 9) et de toute Sa gloire pour amener cet ouvrage à sa perfection en faveur des pauvres pécheurs. Ils ajoutèrent qu’ils L’avaient entendu dire qu’Il ne voulait pas habiter seul sur la montagne de Sion, mais qu’Il voulait partager Sa gloire avec les Siens ; pour cela, Il les avait élevés à la dignité de princes (1 Pier. 2. 9), bien qu’ils soient nés dans la plus basse condition et que, à leur origine, ils n’aient été que poussière et cendre (1 Sam. 2. 8 ; Ps. 103. 14).
C’est ainsi qu’ils parlèrent les uns avec les autres jusque bien avant dans la nuit. Ensuite les maîtresses du château remirent Chrétien à la protection du Seigneur et allèrent prendre leur repos, après l’avoir conduit dans une chambre haute et fort spacieuse, nommée la Paix, dont les fenêtres regardaient au levant, et où il dormit jusqu’à ce que le jour parût. Alors il s’éveilla en chantant.
Ô grâce précieuse et sainte
Que notre bon Sauveur veuille donner son corps,
Son sang, tous ses divers trésors,
A tous ceux qui marchent sans feinte
Dans le chemin semé de croix,
Et qui suivent ses saintes lois !
Je sens une secrète joie
Que mon sacré dépôt excite dans mon cœur.
C’est lui qui guérit ma langueur
Par l’efficace qu’il déploie,
Et maintenant j’habite en paix
Aux portes du divin palais.
11ème samedi
Chapitre 11
Dès que chacun fut levé dans la maison, les mêmes personnes que la veille se rendirent dans la chambre et dirent à Chrétien qu’elles ne voulaient pas le laisser partir avant de lui avoir montré les curiosités de ce lieu. Ainsi, elles le menèrent d’abord dans leur bureau, et lui montrèrent des registres de la plus merveilleuse antiquité. En premier lieu, elles lui firent voir la généalogie du Seigneur de la colline, qui montrait qu’il était issu de l’Ancien des jours par une génération éternelle (Michée 5. 2). Là, les faits historiques de Sa vie étaient racontés ainsi que les noms de plusieurs milliers d’hommes qu’Il avait pris à Son service, et dont Il avait récompensé la fidélité en les introduisant dans le palais majestueux qui ne peut être détruit par le temps.
Elles lui lurent quelques traits d’histoire concernant certaines actions mémorables de quelques-uns de ses serviteurs ; comment ils soumirent des royaumes, accomplirent la justice, obtinrent ce qui était promis, fermèrent la gueule des lions, éteignirent la force du feu, échappèrent au tranchant de l’épée, de faibles qu’ils étaient furent rendus forts, devinrent vaillants au combat, repoussèrent des armées étrangères (Héb. 11. 33 et 34).
Elles lurent dans une autre partie de ce registre que le Seigneur était disposé à recevoir chacun en grâce, quelques injustices qu’il ait commises dans le passé, tant contre Sa Personne que contre les Siens.
Chrétien lut encore dans ces mémoires divers événements singuliers, comme aussi des prophéties et des menaces qui doivent avoir leur accomplissement certain, et qui ont été consignées dans ces livres, tant pour inspirer de l’effroi aux ennemis que pour donner de la consolation et du courage aux voyageurs.
Le lendemain, elles le menèrent dans leur arsenal, où elles lui montrèrent toutes sortes d’armes dont le Seigneur du lieu a l’habitude de pourvoir les voyageurs, telles que l’épée, le bouclier, le casque, la cuirasse (Éph. 6. 13 à 17 ; 1 Thess. 5. 8). Il y en avait un si grand amas qu’on en aurait pu armer autant de gens qu’il y a d’étoiles au firmament.
Elles lui montrèrent aussi certains instruments à l’aide desquels quelques-uns de Ses serviteurs avaient fait des exploits miraculeux. Le bâton de Moïse, les trompettes et les flambeaux avec lesquels le peuple d’Israël mit en déroute les Madianites, le marteau et le pieu dont se servit Jaël pour tuer Sisera, la fronde de David et la pierre avec laquelle il abattit le géant Goliath ; enfin l’épée avec laquelle le Seigneur frappera les nations dans le jour encore futur du jugement. (Apoc. 19. 15)
Elles lui firent encore voir plusieurs choses merveilleuses dont Chrétien fut fort réjoui ; après quoi chacun retourna en son repos.
Le lendemain, je vis qu’il se leva de bon matin pour continuer son voyage, mais les personnes du château le sollicitèrent de s’arrêter encore jusqu’au jour suivant ; car, dirent-elles, nous voulons vous montrer, si le temps est serein, où sont situées les aimables collines qui doivent encore beaucoup plus contribuer à votre consolation que ce palais, parce qu’elles sont beaucoup plus proches du port désiré. Il y consentit et s’arrêta encore ce jour-là. Elles le menèrent donc le lendemain sur le toit de la maison, et lui dirent de regarder du côté du midi ; ce qu’il fit. Aussitôt il découvrit au loin une contrée fort vallonnée, ornée de bocages, de vignobles, avec toute sorte de fruits et de fleurs, de ruisseaux et de cascades, ce qui était fort agréable à voir.
Chrétien demanda comment se nommait ce pays ; on lui répondit qu’il se nommait le pays d’Emmanuel. – il est, ajoutèrent-elles, à l’usage des pèlerins et des voyageurs, de même que cette colline-ci. Lorsque vous y serez arrivé, vous découvrirez de là la porte de la cité céleste, comme vous l’apprendront les bergers qui habitent ce pays.
Là-dessus, Chrétien prit la résolution de continuer son voyage, ce à quoi ses hôtesses consentirent sans peine. – Toutefois, dirent-elles, entrons dans l’arsenal. Là, elles le couvrirent de pied en cap d’armes à toute épreuve, au cas où il serait exposé à quelque assaut dans la suite de son voyage.
Ainsi armé, il marcha avec ses bonnes amies du côté de la porte, où il demanda à Portier s’il n’avait point vu passer de Pèlerin.
– Oui, répondit Portier.
– Ah ! mon cher ami, dit Chrétien, lui avez-vous demandé qui il était ?
Portier répondit. – Je lui ai demandé son nom ; il m’a répondu qu’il se nommait Fidèle.
– Oh ! dit Chrétien, il vient aussi du pays de ma naissance ; c’est mon compatriote et mon plus proche voisin. Croyez-vous qu’il soit déjà bien loin ?
Portier – Il est au bas du coteau.
Chrétien – Eh bien, mon cher ami, le Seigneur soit avec vous et vous bénisse de toutes ses bénédictions pour le bien que vous m’avez fait.
Ainsi Chrétien se mit en chemin, accompagné de Discrétion, de Crainte de Dieu, de Charité et de Prudence, qui voulurent lui faire compagnie, en réitérant leurs premiers entretiens, jusqu’au pied de la colline.
– Comme la colline est très pénible à la montée, dit Chrétien, elle est aussi, à mon avis, très difficile et dangereuse à la descente.
– C’est vrai, dit Prudence ; c’est une chose difficile que de marcher dans la vallée d’Humilité, où vous êtes maintenant, sans faire quelque chute ou du moins sans broncher.
Chrétien, voulant profiter de cet avis, marcha en descendant avec beaucoup de précaution, ce qui n’empêcha pas qu’il ne chancelât une ou deux fois.
Dès qu’il fut arrivé au bas de la colline, la compagnie prit congé de lui en lui donnant un pain, une provision de vin et quelques autres aliments, après quoi il continua son chemin.
12ème samedi
Chapitre 12
Quand l’âme passe par de grandes humiliations au-dehors comme au-dedans, l’ennemi renouvelle ses plus furieuses tentatives pour la détourner de la foi ; mais l’âme qui reste fidèle remporte la victoire.
Quand Chrétien fut venu jusqu’à la vallée de l’Humilité, il s’y trouva dans de grandes détresses ; car à peine y était-il arrivé, qu’il aperçut de loin le plus grand ennemi des âmes, nommé Apollyon, (c’est-à-dire Destructeur), qui venait fondre sur lui.
Chrétien, à son approche, se trouva saisi d’une si grande frayeur, qu’il se demanda s’il devait s’enfuir ou résister ; mais ayant réfléchi qu’il n’était pas armé par derrière, il pensa que ce serait donner un grand avantage à son ennemi que de lui tourner le dos ; parce que, de cette manière, il pourrait aisément être percé de ses flèches enflammées. C’est pourquoi il prit la résolution de l’attendre de pied ferme ; car, se disait-il en lui-même, il s’agit de ma vie ; ainsi le meilleur est d’aller en avant et de combattre courageusement.
Il avança donc et bientôt Apollyon le rejoignit. C’était un monstre épouvantable, couvert d’écailles brillantes, ce qui désigne son orgueil. Il avait les ailes d’un dragon et les pieds d’un ours. De son ventre il sortait du feu et de la fumée, et sa gueule était semblable à celle d’un lion.
D’abord ce monstre jeta sur Chrétien des regards furieux, et lui demanda d’un ton menaçant d’où il venait, et où il se disposait à aller ?
– Je viens, dit Chrétien, de la ville de Corruption, et je m’en vais à la Cité de Sion.
Apollyon – Cela seul me prouve que tu es de mes anciens sujets, car tout ce pays-là m’appartient, et j’en suis le prince et le dieu. D’où vient que tu t’es oublié jusqu’à ce point, que de te soustraire à l’obéissance de ton roi légitime ? Si je n’attendais encore de toi quelque service, je te terrasserais d’un souffle de ma bouche.
Chrétien – Il est vrai que je suis né sous ton empire, mais ta domination m’était insupportable, et le salaire que tu donnes à tes serviteurs est si petit qu’il est impossible qu’un homme en puisse vivre, car le salaire du péché, c’est la mort (Rom. 6. 23). C’est pourquoi, j’ai sérieusement pensé à secouer ton joug par une sincère repentance, suivant en cela l’exemple de bien d’autres personnes sages et sensées.
Apollyon – Il n’est aucun prince ni seigneur qui puisse supporter que ses sujets se révoltent de cette manière. Et quant à moi, je ne te laisserai pas t’échapper si facilement. Quant aux plaintes que tu exprimes sur la dureté de mon service et sur la pauvreté du salaire, sois tranquille quant à cela. Si tu veux rentrer à mon service, je te promets de te donner tout ce que tu voudras dans ce monde.
Chrétien – Je me suis déjà engagé envers un autre souverain, savoir au Roi des rois. Ainsi n’espère plus que je veuille jamais rentrer sous ton affreuse domination.
Apollyon – Tu as fait ce que dit le proverbe : tu as passé d’un mauvais maître à un plus rigoureux. Aussi arrive-t-il souvent que ceux qui se disent Ses serviteurs lui tournent le dos au bout de peu de temps et reviennent à moi. Fais-en de même et tu t’en trouveras bien.
Chrétien – Arrière de moi ! Je me suis donné à ce bon Maître, et je lui ai prêté serment de fidélité. Si, après un engagement aussi sacré, je lui étais infidèle, je mériterais de périr comme un traître.
Apollyon – Tu m’as bien joué le même tour, je suis prêt à l’oublier si tu reviens à moi pour de bon et tout de suite.
Chrétien – Ce que je t’ai promis alors, je le fis par ignorance et parce que tu me trompais. Non seulement je sais que le Roi sous lequel je me suis enrôlé est assez bon pour me pardonner tous les péchés que j’ai commis contre Lui, et même le crime détestable de m’être donné à toi ; sache, ô Destructeur, qu’à dire franchement la vérité, Sa domination, Sa solde, Sa récompense, Son service, Ses serviteurs et Sa compagnie valent incomparablement mieux que tout ce que tu peux m’offrir. C’est pourquoi, encore une fois, cesse de me tenter plus longtemps. Je suis Son serviteur, et je veux m’attacher à Lui, avec une fidélité inviolable.
Apollyon – Penses-y encore une fois, et considère surtout le peu de fruit que tu peux espérer de ton voyage. La plupart de ceux qui m’abandonnent font une fin malheureuse. Tu vantes tant l’excellence de ce Maître… mais est-il jamais sorti de son lieu pour délivrer ses serviteurs des mains de leurs ennemis ? Alors que je suis toujours prompt à secourir ceux qui me servent, ou à les délivrer, soit par la ruse, soit par la force. Et je promets que je ne te ferai pas défaut à l’occasion.
Chrétien – Retire-toi, te dis-je.
Apollyon – Mais réponds à ce que je viens de te dire.
Chrétien – Le Seigneur suspend quelquefois son secours, mais ce n’est que pour éprouver l’amour et la fidélité des Siens. Et ce que tu appelles une fin malheureuse où ils tombent parfois, c’est ce qu’ils regardent comme la mort la plus glorieuse qui puisse terminer leurs jours ; car ils ne se mettent pas en peine d’une délivrance temporelle, ils ont devant les yeux la gloire qui leur est destinée, quand le Seigneur viendra sur les nuées de l’air avec les anges de Sa puissance.
Apollyon – Tu as déjà été infidèle à son service. Comment oses-tu te flatter de recevoir de lui quelque récompense ?
Chrétien – En quoi, Destructeur, lui ai-je été infidèle ?
Apollyon – Dès le commencement du voyage tu t’es fatigué et tu es tombé dans le bourbier du Découragement, où tu as manqué d’être étouffé. Tu t’es ensuite engagé dans un chemin écarté pour être déchargé de ton fardeau, alors que tu aurais dû justement attendre que ton prince t’en décharge lui-même. Tu as dormi du sommeil du péché, et dans cet état tu avais perdu ce que tu devais regarder comme le plus précieux. Tu as eu la pensée de rebrousser chemin lorsque tu as vu des lions. Enfin, dans tous tes discours et dans toutes tes actions, tu aspires secrètement à ta propre gloire. Est-ce là Lui être fidèle ?
Chrétien – Tout ce que tu dis est vrai, et il y a bien d’autres choses encore que tu ne dis pas. J’avoue que j’avais tous ces défauts pendant que j’étais sous ta puissance et dans ton pays ; mais j’en ai gémi en la présence de mon Seigneur, qui m’en a miséricordieusement accordé le pardon.
A ces mots, Destructeur entra en grande fureur et s’écria d’un ton effroyable. – Je suis l’ennemi de ton prince, de ses lois et de son peuple, et je suis venu contre toi avec l’intention de te combattre.
– Encore une fois, s’écria Chrétien, arrière de moi ! Je suis dans la voie du Roi, et tu ne peux m’attaquer sans lui faire outrage.
Cependant Apollyon se mit en travers du chemin et dit : – J’ai secoué toute crainte ; c’est pourquoi prépare-toi à la mort, car je te le jure, par mon abîme éternel, que tu n’iras pas plus loin; c’est ici qu’il faut que tu meures.
En même temps, il lança une flèche enflammée qui vint, sifflant, droit contre la poitrine de Chrétien. Mais celui-ci la repoussa avec le bouclier qu’il avait en sa main. Ainsi il évita le danger, mais il vit aussi qu’il était temps de se mettre en défense et de se préparer à combattre pour de bon, car Apollyon lançait ses flèches sur lui avec une extrême violence, et elles volaient à l’entour de sa tête comme une grêle ; de sorte que, malgré sa résistance, il en fut finalement blessé de toutes parts : la tête, le cœur, les pieds furent atteints, ce qui le fit un peu reculer. Apollyon ne manqua pas d’en profiter et de poursuivre ses assauts. De son côté, Chrétien s’arma de tout le courage qui lui fut possible, ce qui rendait ce terrible combat plus acharné et plus long.
Chrétien se trouva bientôt extrêmement las, et à cause de ses plaies il s’affaiblissait de plus en plus.
Apollyon, sans perdre de temps, et profitant de son avantage, s’approcha de Chrétien de plus près dans l’intention de le terrasser ; et on peut dire que, s’il ne lui donna pas le coup de mort, il l’ébranla si rudement qu’il fit une terrible chute et que son épée lui tomba des mains. Peu s’en fallut même qu’Apollyon ne l’étouffât, en l’insultant en ces termes. «Maintenant je te tiens en ma puissance, maintenant je triomphe de toi ».
Chrétien commença à perdre toute espérance de conserver sa vie.
Mais comme Apollyon allait faire ses derniers efforts pour achever son ennemi, Chrétien, fortifié d’une manière toute particulière par son Dieu, étendit promptement la main pour saisir son épée, ce qui lui réussit heureusement. En même temps, il s’écria : « Ne te réjouis pas sur moi, mon ennemi ! Si je tombe, je me relèverai » (Michée 7. 8) ; et en disant cela, il frappa Apollyon d’une plaie terrible qui le fit reculer comme un homme blessé à mort. Il étendit ses ailes de dragon, et s’envola de devant ses yeux de sorte que Chrétien ne le revit plus. Alors, voyant qu’il avait triomphé de son ennemi, il dit : «dans toutes ces circonstances, nous sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés « (Rom. 8. 37).
Oh ! qui pourrait se représenter les cris et les rugissements dont Apollyon faisait retentir l’air pendant tout le combat, et de l’autre côté quels soupirs et quels gémissements Chrétien poussait du fond de son cœur ! Je ne pus remarquer pendant ce temps-là un seul rayon de joie sur son visage, jusqu’à ce qu’il s’aperçut qu’Apollyon avait été blessé de son épée à deux tranchants. C’est alors qu’il commença à faire éclater sa joie, en élevant les yeux au ciel pour marquer sa reconnaissance, et en chantant le cantique suivant :
Béelzébul, ce roi de la troupe infernale,
Avait lâché sur moi un de ses chefs ardents ;
Ce dragon, animé de fureur sans égale,
Venait fondre sur moi sans perdre point de temps.
En vain par ses discours il tenta ma constance ;
Dans un pareil combat il faut vaincre ou mourir.
Mais j’allais succomber, malgré ma résistance,
Si mon Roi n’eût été prompt à me secourir.
Oui, l’archange Michel, veillant pour ma défense,
D’un glaive à deux tranchants arma ma faible main.
Par son puissant secours j’obtins ma délivrance.
Je blessai le dragon, qui s’envola soudain.
Béni soit à jamais l’auteur de ma victoire,
Mon cher Emmanuel, mon divin protecteur !
Donne-moi désormais de vivre pour ta gloire,
Toi qui dans ce combat fus mon libérateur.
Alors j’aperçus une main qui donna à Chrétien quelques feuilles de l’arbre de vie pour les appliquer sur ses plaies, et elles furent aussitôt guéries. Alors il s’assit un moment pour prendre quelque nourriture (celle qu’il avait reçue au palais Plein de Beauté) ; et ayant ainsi un peu repris ses forces, il se remit en chemin, tenant continuellement son épée en sa main ; car, disait-il, je ne sais quel ennemi je puis encore rencontrer. Il passa cependant tranquillement dans la vallée sans plus recevoir aucune attaque, ni d’Apollyon ni d’aucun autre ennemi.
13ème samedi
Chapitre 13
Autres grandes épreuves.
État de l’âme où elle se sent comme abandonnée et rejetée de Dieu, où toute lumière lui manque.
Au bout de cette vallée, il y en avait encore une autre, nommée la Vallée de l’ombre de la mort (Ps. 23. 4), ou la Vallée obscure, au travers de laquelle il fallait que Chrétien passe nécessairement, car le chemin de la cité céleste passe juste au milieu. Cette vallée est un lieu fort solitaire, et le prophète Jérémie la dépeint comme un lieu désert, un pays de landes et montagneux, un pays sec, dans l’ombre de la mort (Jér. 2. 6).
A l’entrée de cette vallée, il rencontra deux hommes, enfants de ceux qui décrièrent autrefois le bon pays de Canaan (Nomb. 13. 32 et 34), et qui retournaient en grande hâte sur leur pas.
– Où allez-vous ? leur dit Chrétien.
– Retournez, répondirent-ils, si vous avez encore quelque souci de votre vie.
– Pourquoi cela ? répondit Chrétien. Qu’est-ce qui se passe ?
– Ce qui se passe ? répondirent-ils. Nous sommes allés aussi loin qu’il est possible dans le chemin où vous voulez entrer ; mais nous avons manqué d’y laisser la vie.
– Qu’est-ce donc qui vous est arrivé ? demanda Chrétien ; qu’avez-vous vu ?
– La vallée obscure elle-même, dirent-ils ; n’est-ce pas assez ? D’épaisses ténèbres y règnent de toutes parts ; on n’y aperçoit que des lutins, des dragons sortis de l’abîme ; on y entend sans cesse des gémissements et des hurlements, comme des gens accablés sous de pesantes chaînes. En un mot, c’est un lieu dangereux et horrible.
– Je ne peux encore voir autre chose en tout ceci, dit Chrétien, sinon que c’est le chemin par lequel je dois passer pour parvenir au terme de mon voyage.
– Si c’est là votre chemin, dirent-ils, nous ne voulons pas vous suivre… En même temps, ils se séparèrent de Chrétien, qui continua son chemin, tenant toujours son épée à la main, de peur d’être surpris.
Je vis aussi qu’au côté droit de la vallée il y avait tout le long du chemin un profond fossé (où sont tombés, de tout temps, les aveugles qui conduisent d’autres aveugles, et où ils ont misérablement péri). Sur la gauche, il y avait un marais tellement rempli de boue, que lorsqu’un voyageur vient à y tomber, son pied ne trouve pas de fond. C’est celui où le roi David tomba une fois (Ps. 69. 2), et où il aurait misérablement péri si le Tout-Puissant ne l’en avait pas retiré. Le sentier était aussi extrêmement étroit, et c’est ce qui augmentait le péril ; car, comme Chrétien marchait dans l’obscurité, il s’exposait à tomber dans le marais lorsqu’il voulait éviter le fossé ; et au contraire, il s’exposait à tomber dans celui-ci quand il voulait éviter le marais ; de sorte qu’il marchait avec beaucoup d’inquiétude et de peine.
Au milieu de cette vallée, assez près du chemin, il y avait un des gouffres qui conduisent à l’enfer. Le feu, la fumée et les cris effroyables qui sortaient de cet abîme épouvantèrent tellement Chrétien, lorsqu’il y fut arrivé, qu’il s’arrêta brusquement en se disant : « Hélas ! que faut-il que je fasse ? ». Et comme son épée lui était alors inutile, il fut contraint de la remettre dans le fourreau et de recourir à d’autres armes, savoir à la prière continuelle (Ps. 116. 2).
Je l’entendais crier : « Délivre mon âme, ô Éternel ! ». Et comme il continuait d’avancer, le feu l’approcha de si près, il entendit des cris si épouvantables et de tels éclats, qu’il craignit souvent d’être mis en pièces et foulé comme la boue des rues. Il entendit ces cris affreux et vit ces objets d’horreur pendant quelques heures en chemin. Et comme il lui semblait entendre le bruit d’une troupe d’ennemis qui étaient en bataille, il s’arrêta quelque temps pour délibérer sur ce qu’il devait faire.
Il lui prenait quelquefois l’envie de rebrousser chemin, mais réfléchissant ensuite qu’il avait bien passé la moitié de la vallée et qu’il avait déjà surmonté tant de dangers, il comprit qu’il y aurait encore plus de péril à rebrousser chemin qu’à poursuivre son voyage. Et il prit la résolution de passer outre.
Cependant, il lui semblait quelquefois que les ennemis approchaient toujours davantage et qu’il allait les avoir sur les bras, ce qui fit qu’il s’écria, comme pour s’encourager lui-même. « Je veux avancer en la force du Seigneur des seigneurs ». Là-dessus, ils prirent tous la fuite et ne parurent plus.
Il y a encore une chose que je ne dois pas oublier ici. C’est que ce pauvre Chrétien était si étonné, qu’il ne reconnaissait plus sa propre voix. Et je m’aperçus que, vis-à-vis de l’abîme, un de ces méchants vint par derrière, et s’approchant de lui doucement, lui soufflait fort bas et fort vite dans les oreilles plusieurs affreux blasphèmes, qu’il croyait sortir de son propre cœur – ce qui lui causait plus d’inquiétude que tout ce qui lui était arrivé précédemment, puisqu’il ne pouvait comprendre comment il se faisait qu’il vomît maintenant des blasphèmes contre Celui qu’il avait jusqu’alors tant aimé. Mais ce qui augmentait sa douleur, c’était de voir qu’il ne pouvait dissiper ces blasphèmes, quelque effort qu’il fasse pour cela.
Il marcha pendant quelque temps dans ce triste état, et, chemin faisant, il lui sembla entendre un peu devant lui la voix d’un homme qui disait : « Même quand je marcherais par la vallée de l’ombre de la mort, je ne craindrai aucun mal, car tu es avec moi » (Ps. 23. 4). Chrétien fut ravi de cette rencontre, pour bien des raisons.
Premièrement, parce qu’il venait d’entendre des paroles lui rappelant que Dieu était avec lui, bien qu’il soit dans un état si triste et si accablant.
Deuxièmement, parce qu’il en tirait cette conclusion, qu’il y avait des personnes dans cette vallée qui craignaient le Seigneur aussi bien que lui.
Troisièmement, parce qu’il espéra qu’en se dépêchant un peu il pourrait atteindre celui qui marchait devant lui, et qu’ainsi il aurait bientôt une bonne compagnie.
Aussi, ayant pris courage, il doubla le pas. Et quand il se crut assez près de celui qui marchait devant lui, il l’appela à haute voix. Mais il fut bien surpris d’entendre qu’on lui demandait pourquoi il était ainsi seul. Cependant le jour vint aussitôt à paraître, ce qui lui fit dire : « Il change les ténèbres en l’aube du jour ».
La lumière du jour étant ainsi éclose, il essaya de regarder une fois derrière lui, non qu’il eût quelque penchant à retourner en arrière, mais pour voir quels dangers il avait courus dans les ténèbres. C’est alors qu’il vit distinctement le fossé d’un côté et le marais de l’autre. Il s’aperçut en même temps comme est étroit le sentier par lequel il avait été obligé de marcher. Et quoique les lutins, les dragons et les sauterelles de l’abîme aient été assez loin, ne s’étant pas approchés dès que le jour eut paru, il les aperçut assez distinctement, selon qu’il est écrit : « Il révèle du sein des ténèbres les choses profondes et fait sortir à la lumière l’ombre de la mort » (Job 12. 22).
14ème samedi
Chapitre 14
L’âme retrouve la lumière et rencontre une autre âme animée des mêmes sentiments.
Chrétien fut particulièrement touché de la délivrance qu’il avait obtenue de tous les dangers auxquels il avait été exposé dans cette triste voie, dangers qu’il vit alors encore plus clairement, le soleil étant levé. C’était pour lui un très grand avantage, car il faut savoir que, quoique la première partie de la vallée ait été très périlleuse, celle qui restait à passer l’était encore davantage, parce que, depuis l’endroit où il se trouvait alors jusqu’au bout de la vallée, le chemin était si rempli de pièces d’artillerie, de filets, de creux et de fossés, que s’il avait fait aussi obscur qu’auparavant, il y aurait perdu mille vies, s’il les avait eues. Mais comme je l’ai dit, le soleil était levé sur lui. C’est pourquoi, il dit : « Son flambeau brille sur ma tête, et avec sa lumière je marche à travers les ténèbres ».
A la faveur de cette lumière, il arriva au bout de la vallée, et vint dans un endroit où il y avait quantité de sang, d’os et de cendres placés pêle-mêle, comme aussi plusieurs cadavres de pèlerins qui avaient autrefois marché dans cette voie.
Et comme j’étais en peine de ce que cela pouvait signifier, je remarquai un peu devant lui une caverne où avaient habité autrefois deux géants qui, par leur puissance tyrannique, avaient mis à mort ces malheureux hommes.
Chrétien passa à travers tous ces objets sans beaucoup de dangers, ce qui m’étonna d’abord. Mais ensuite j’appris qu’un de ces géants était mort il y a déjà plusieurs années, et que, quoique l’autre fût encore en vie, il était tellement perclus et si affaibli par la vieillesse, qu’il n’avait plus la force de faire beaucoup de mal, mais seulement de se tenir à l’entrée de sa caverne, d’où il ne témoignait plus guère sa rage contre les voyageurs que par des gestes horribles, se rongeant les ongles de dépit, sans plus pouvoir exercer ses brigandages précédents.
Chrétien passa donc son chemin, ne sachant néanmoins que penser de ce vieillard qu’il voyait assis dans cette caverne, surtout lorsqu’il l’entendit crier : « Va, va, je ne te traiterai pas plus doucement que les autres, et j’en ferai brûler encore plus d’un ».
Mais Chrétien, sans dire mot, continua sa route en toute sûreté, et avec un visage content il se mit à chanter ce qui suit.
Que de surprenantes merveilles
Ta sagesse infinie a fait voir à mes yeux !
Mon Dieu, que ne puis-je en tous lieux
Célébrer hautement tes bontés sans pareilles !
Mon âme était environnée
De pièges et d’écueils, de ténèbres, d’horreurs,
De la mort et de ses frayeurs ;
Mais ta puissante main, Seigneur, l’a délivrée.
A travers d’affreux précipices,
Malgré mes ennemis, l’enfer et ses suppôts,
Tu m’as conduit vers ton repos,
Et tu veux me combler d’immortelles délices.
C’est là que, rempli d’allégresse,
Sauvé par ton secours, comblé de tes bienfaits,
Je veux célébrer à jamais
De tes faits glorieux la profonde sagesse.
Ainsi il arriva à une hauteur qui était élevée exprès, afin que les voyageurs qui passent par là puissent voir devant eux où ils doivent marcher. Il y monta légèrement, et, regardant de tous côtés, il découvrit devant lui Fidèle, qui suivait le même chemin.
– Écoutez, écoutez, lui cria-t-il, attendez-moi. Je veux aller avec vous !
Fidèle regarda autour de lui, ne sachant qui Chrétien appelait. Mais celui-ci continua à lui crier qu’il veuille bien l’attendre.
– Je crains le vengeur du sang, lui répondit l’autre ; ma vie dépend de cela.
Chrétien fut un peu blessé de cette réponse. Cependant il rassembla toutes ses forces, et non seulement il atteignit Fidèle, mais il le devança de sorte que le dernier fut le premier, et que Chrétien commença à rire d’un rire moqueur de ce qu’il avait ainsi devancé son frère. Mais, parce qu’il ne prenait pas garde à ses pieds, il broncha lourdement et tomba par terre sans pouvoir se relever jusqu’à ce que Fidèle vint à son secours.
Après cela, ils continuèrent ensemble leur chemin de bonne amitié, et j’entendis qu’ils s’entretenaient agréablement sur ce qui leur était arrivé dans leur voyage. Chrétien commença de cette manière :
– Mon très-honoré et bien-aimé frère, j’ai beaucoup de joie de vous avoir atteint et de ce que, par la grâce de Dieu, nous sommes en état de faire ensemble un voyage aussi beau que celui-ci.
Fidèle – Je croyais, mon cher ami, que j’aurais le bonheur de votre compagnie depuis mon départ de votre ville, mais vous aviez déjà beaucoup d’avance sur moi, et j’ai été obligé de faire tout seul ce long chemin.
Chrétien – Combien de temps avez-vous encore demeuré dans notre ville depuis mon départ ?
Fidèle – Aussi longtemps que j’osai y rester, car d’abord, après votre départ, il courut un bruit que notre ville allait être sous peu réduite en cendres par le feu et le soufre du ciel.
Chrétien – Ces discours furent-ils répandus parmi nos voisins ?
Fidèle – Oui, certainement. On n’entendait pas parler d’autre chose pendant quelque temps.
Chrétien – Est-ce vrai ? Mais ne s’est-il trouvé personne qui ait voulu faire quelque effort pour éviter ce danger ?
Fidèle – A la vérité, on en parlait beaucoup, comme je vous l’ai dit, mais je ne crois pas qu’ils en aient été fortement persuadés ; car, dans leurs entretiens les plus sérieux, ils riaient souvent de vous et de votre voyage désespéré (c’est ainsi qu’il nommait votre pèlerinage). Mais, quant à moi, j’ai bien cru et je crois encore toujours que notre ville doit prendre fin par le feu et le soufre. C’est pourquoi je m’en suis retiré.
Chrétien – N’avez-vous pas entendu parler de notre voisin Facile ?
Fidèle – Oui, Chrétien ; j’appris qu’il vous avait accompagné jusqu’au Bourbier du Découragement, où quelques-uns disaient qu’il était tombé, quoi qu’il n’ait pas voulu l’avouer. Toutefois je n’en ai point douté, puisqu’il était encore couvert de boue.
Chrétien – Et que disaient ses voisins ?
Fidèle – Il était généralement méprisé de tous ; quelques-uns se moquaient de lui et lui riaient au nez ; d’autres refusaient de lui donner du travail ; lui-même, il est maintenant sept fois pire qu’il n’était avant de sortir de la ville (Mat. 12. 43 à 45 ; 2 Pier. 2. 20 à 22).
Chrétien – Mais comme ils n’avaient que de la haine et du mépris pour ceux qui entreprenaient ce voyage, il semble que Facile, abandonnant cette entreprise pour rentrer en relation avec eux, en devrait être bien reçu plutôt que maltraité.
Fidèle – Oh ! disaient-ils, c’est une girouette ; il faudrait pendre ces gens qui sont si légers et si infidèles dans leur conduite. Je crois que Dieu avait suscité ces ennemis pour le punir par un juste jugement de ce qu’il avait ainsi abandonné Ses voies.
Chrétien – N’avez-vous jamais eu d’entretien avec lui avant votre départ ?
Fidèle – Je l’ai rencontré une fois dans la rue, mais il passa de l’autre côté sans me dire mot, comme un homme qui a honte de ses actions ; et ainsi je n’ai pas pu lui parler.
Chrétien – J’avais d’abord eu bonne opinion de cet homme, mais il est à craindre maintenant qu’il ne soit pris dans la destruction de la ville, car il lui est arrivé ce qu’on dit par un proverbe très véritable. « Le chien est retourné à ce qu’il avait vomi lui-même ; la truie lavée va se vautrer dans son bourbier » (2 Pier. 2. 22).
Fidèle – C’est aussi ce que je crains, mais qu’y faire, quand on le veut ainsi ?
Chrétien – C’est pourquoi, mon cher Fidèle, laissons-le, et parlons des choses qui nous touchent de plus près. Apprenez-moi, je vous prie, tout ce qui vous est arrivé sur votre route, car je ne doute pas qu’il ne vous soit arrivé de grandes choses, ou ce serait fort extraordinaire.
15ème samedi
Chapitre 15
Expérience d’une autre âme principalement assaillie par les convoitises de la chair.
Différence du système de la loi et de celui de la grâce.
Fidèle – J’ai passé sans accident le Bourbier du Découragement, où, comme je crois m’en apercevoir, vous êtes tombé. Je suis arrivé fort heureusement, et sans aucun danger, à la porte étroite. Je rencontrai seulement une personne qui se nommait Volupté et qui, selon les apparences, aurait pu me faire bien du mal.
Chrétien – Quel bonheur que vous ayez échappé à ses filets ! Joseph en fut aussi un jour fortement attaqué, mais il lui échappa comme vous (Gen. 39. 6 à 12). Que vous disait-elle, je vous prie ?
Fidèle – Vous pouvez bien vous l’imaginer ; car vous n’ignorez pas comme elle est flatteuse et engageante. Elle me pressa fort de marcher à ses côtés, me promettant toute sorte de plaisirs.
Chrétien – Oui, mais elle ne vous promettait sûrement pas le contentement d’une bonne conscience.
Fidèle – Vous pensez bien que c’étaient toutes sortes de plaisirs charnels et vicieux.
Chrétien – Béni soit Dieu que vous en soyez sorti ! Celui que l’Éternel rejette y tombera.
Fidèle – C’est vrai, mais je n’ose me vanter d’en être entièrement délivré.
Chrétien – Pourquoi non ? J’ose m’assurer que vous n’avez pas accompli ses désirs.
Fidèle – Je m’en suis bien gardé de peur de me souiller ; car je me suis souvenu d’un ancien écrit que j’avais lu autrefois, et qui dit : « Ses pieds descendent à la mort » (Prov. 5. 5). C’est pourquoi je fis un accord avec mes yeux, de peur d’être enchaîné par la magie de ses regards attrayants. Quand elle me vit dans ces dispositions, elle se moqua de moi, et je passai mon chemin.
Chrétien – Vous n’avez point eu d’autres attaques sur votre route ?
Fidèle – Lorsque j’arrivai au Coteau des Difficultés, je rencontrai un vieillard décrépit, qui me demanda qui j’étais et où j’allais. Je répondis à ses questions. Alors il me dit : «Écoutez, vous me paraissez un bon garçon. Si vous voulez vous arranger avec moi et rester dans ma compagnie, je vous donnerai un bon salaire ». Quand je lui demandai son nom, il me répondit qu’il se nommait le premier Adam et qu’il demeurait dans la ville de Séduction (Éph. 4. 22). Je lui demandai quel était son métier et quel salaire il voulait me donner. Il me répondit que son métier était fort agréable, et que j’aurais son héritage pour salaire (Rom. 6. 23). Je lui demandai ensuite s’il avait une nombreuse famille. Il me dit alors que tous ceux de sa maison étaient bien à leur aise, que chacun pouvait y goûter toute sorte de divertissements mondains, et que ses serviteurs étaient ses propres descendants, et qu’il avait surtout trois filles distinguées : Convoitise de la chair, Convoitise des yeux et Orgueil de la vie (1 Jean 2. 6), et que, si je voulais, il m’unirait à l’une d’entre elles. Je lui demandai aussi pour combien de temps il voulait m’avoir à son service. – Toute ta vie, me répondit-il.
Chrétien – Et comment vous êtes-vous tiré d’affaire avec lui ?
Fidèle – D’abord j’étais bien tenté de le suivre, et je fus sur le point de me laisser séduire par ses fausses douceurs. Mais au moment où je m’entretenais avec lui, je jetai les yeux sur son front et j’y vis écrit ces mots : « Rejetez le vieil homme qui se corrompt selon les convoitises trompeuses » (Éph. 4. 22). Dès ce moment je me sentis fort ému, et je ne doutai plus, malgré ses paroles attrayantes et ses flatteries, que son dessein ne fût de me vendre comme esclave. C’est pourquoi je lui dis qu’il devait se taire et que je ne voulais même pas approcher de la porte de sa maison. Alors il me couvrit de mépris et me dit qu’il me ferait suivre par l’un de ses serviteurs, qui ne cesserait de me harceler et de me chagriner pendant tout le chemin. Lorsque je voulus le quitter, je sentis qu’il serrait ma chair de fort près, et en même temps il me donna un coup si affreux qu’il me sembla qu’il emportait avec lui une partie de moi-même ; ce qui me fit crier : « Ah ! malheureux que je suis ! ». Ainsi, je me mis à monter la colline. Comme j’avais fait à peu près la moitié du chemin, j’aperçus, derrière moi, quelqu’un qui venait droit vers moi. Il était aussi léger que le vent, et il m’atteignit précisément à l’endroit où est le lieu de repos.
Chrétien – C’est dans ce même endroit que je fus surpris par le sommeil, et que je perdis mon mémoire.
Fidèle – Cet homme ne m’eut pas plutôt atteint, qu’il me renversa par terre d’un coup de bâton, et je restai comme mort. Cependant, après être un peu revenu à moi, je lui demandai pourquoi il me traitait de la sorte. Il me répondit que c’était parce que j’avais encore une secrète inclination pour le premier Adam, et en même temps il me frappa d’un autre coup mortel à la poitrine, de sorte que je tombai de nouveau à la renverse et que je demeurai étendu à ses pieds comme si j’avais été mort. Mais ayant repris un peu de forces, je m’écriai : « Ayez un peu de miséricorde ! ». – Je ne sais, répondit-il, ce que c’est que la miséricorde ; et il me terrassa une nouvelle fois. Sans doute qu’il aurait achevé de me tuer si quelqu’un n’était arrivé, qui lui commanda de me laisser.
Chrétien – Qui était-ce donc que celui-là ?
Fidèle – Je ne le reconnus pas tout de suite, mais je remarquai ensuite qu’il avait les mains et le côté percés, ce qui me fit penser que c’était notre Seigneur ; et ainsi j’achevai de monter la colline.
Chrétien – Cet homme qui fondit ainsi sur vous, c’était Moïse.
Fidèle – Je le sais très bien, car ce n’était pas la première fois que je l’avais rencontré. C’est encore lui qui vint une fois chez moi, dans le temps où j’étais tranquille dans ma maison, me menaçant de brûler ma maison sur ma tête si j’y restais encore tant soit peu de temps.
Chrétien – Mais n’avez-vous pas vu, au même endroit où Moïse vous rencontra, la maison qui est sur le côté de la colline ?
Fidèle – Oui, et même avant d’y arriver j’ai aussi rencontré les lions ; mais je crois qu’ils dormaient tous alors. Et comme il était environ midi, et que j’avais du jour de reste, je passai devant le portier sans m’arrêter, et je descendis.
Chrétien – En effet, le portier m’a dit qu’il vous avait vu passer. J’aurais souhaité que vous vous soyez arrêté dans cette maison. Vous y auriez vu plusieurs choses rares et remarquables qui seraient difficilement sorties de votre esprit pendant toute votre vie. Mais dites-moi, mon cher ami, n’avez-vous rencontré personne dans la vallée de l’Humilité ?
Fidèle – Pardonnez-moi, je rencontrai un homme nommé Mécontent, qui fit des efforts pour me faire rebrousser chemin, sous prétexte qu’il n’y avait pas d’honneur dans toute cette vallée, et que j’offenserais extrêmement tous mes amis, Orgueil, Fierté, Tromperie de soi-même, Honneur mondain, et plusieurs autres qu’il se vantait de connaître particulièrement.
Chrétien – Que lui avez-vous répondu ?
Fidèle – Je lui dis en vérité tous ces gens-là qu’il venait de me nommer étaient de ma parenté (puisqu’en effet ils étaient mes parents selon la chair), mais que, depuis que je m’étais mis en voyage, ils avaient renoncé à cette parenté, de même que je l’avais fait aussi de mon côté, et que je les regardais désormais comme si je ne les avais jamais connus. J’ajoutai encore ces paroles de Salomon : « L’orgueil va devant la ruine et l’esprit hautain devant la chute » (Prov. 16. 18). Et je lui dis que j’aimais mieux, selon la pratique des plus sages, parvenir à la gloire par cette vallée, que de conserver cet honneur qu’il trouvait si digne de son attachement. Là-dessus, nous nous quittâmes.
16ème samedi
Chapitre 16
Obstacle que la fausse honte met aux progrès de l’âme chrétienne.
Chrétien – N’y avez-vous rencontré personne d’autre ?
Fidèle – J’y rencontrai encore Honte, qui est celui de tous ceux que j’ai trouvés sur ma route à qui le nom qu’il porte convient le moins ; car les autres souffraient encore que je leur résiste ou que je leur réponde quelque chose. Mais pour cet orgueilleux visage de Honte, on ne peut rien trouver qui le réduise au silence.
Chrétien – Que vous a-t-il donc dit ?
Fidèle – Il me fit mille objections contre la religion. C’était, disait-il, une chose vile et méprisable que de se montrer si attaché à l’idée de servir Dieu ; une chose indigne d’une âme éclairée que d’avoir la conscience si délicate. C’était s’exposer à l’opprobre du monde que de veiller si soigneusement sur ses discours et sur ses actions, et de se priver de la noble liberté dont les beaux esprits de notre temps ont l’habitude d’user. Il prétendait aussi qu’il y avait peu de riches, de puissants et de gens comme il faut qui puissent entrer dans mes sentiments, et qui soient ainsi disposés à quitter tout pour un je ne sais quoi. Il parlait avec beaucoup de mépris de l’état de faiblesse de ceux qui, en leur temps, avaient été les plus fameux pèlerins, comme aussi de leur ignorance et du peu d’intelligence qu’ils ont eue dans toutes les sciences (1 Cor. 1. 26 et 2. 4). En un mot, il m’objecta beaucoup d’autres choses que je ne saurais toutes rapporter. Il disait, par exemple, que c’était une honte, lorsqu’on était à un sermon, d’y soupirer et d’y gémir ; que c’était une honte de se lamenter et de pleurer dans sa maison ; que c’était une honte de demander pardon à son prochain pour quelque légère offense, et de lui faire restitution quand on lui avait causé quelque dommage – que c’était une honte de fréquenter des personnes du bas peuple, des personnes parmi les pauvres, aussi honnêtes qu’elles puissent être ; de renoncer aux relations avec les grands de ce monde pour quelque faiblesse (c’est le nom adouci qu’il donnait aux vices les plus graves). Bref, il me tint beaucoup de discours que je ne saurais vous rapporter.
Chrétien – Que lui avez-vous dit là-dessus ?
Fidèle – Au commencement, je ne savais pas que lui répliquer. Il me pressait si fort que j’étais prêt à me laisser gagner, et le sang me montait déjà au visage. Mais enfin je me dis que tout ce qui est grand devant les hommes est une abomination devant Dieu (Luc 16. 15). Puis je pensai que Honte ne faisait mention que des hommes, et ne disait pas un seul mot de Dieu ni de Sa Parole. Je me dis aussi qu’au dernier jour nous serons destinés à la vie ou à la mort, non pas selon les esprits sublimes de ce monde, mais selon la Sagesse et la loi du Très-Haut. C’est pourquoi, je conclus qu’il était plus sûr de se conformer à la Parole de Dieu qu’au jugement trompeur de tous les hommes du monde.
Puis donc que Dieu élève Son service au-dessus de tout, puisqu’Il fait cas d’une conscience délicate, puisque ceux qui sont rendus fous (1 Cor. 3. 18) pour le royaume des cieux sont les plus sages, et qu’un pauvre qui aime Jésus Christ est plus riche que le plus grand du monde qui ne L’aime pas – « Arrière de moi ! », m’écriai-je, Honte, ennemi de mon bonheur. Quoi ! faudrait-il que je te reçoive et que je me fie à toi au préjudice de mon Souverain ? Comment oserais-je le regarder à Sa venue, si j’avais honte maintenant de Ses voies et de Ses serviteurs ? (Marc 8. 38). Et comment pourrais-je espérer mon salut ?
Mais cet homme, Honte, n’était, au fond, qu’un misérable orgueilleux, et j’eus bien de la peine à m’en défaire, car il voulait à toute force m’accompagner, me soufflant tantôt ceci, tantôt cela, et me faisant, au sujet de la piété, tantôt un reproche, tantôt un autre. Mais enfin je lui dis qu’il perdait son temps à me parler davantage, puisque c’était précisément dans ces choses qu’il méprisait si fort que je plaçais ma plus grande gloire. Par là je fus délivré de cet hôte importun, et, après m’en être débarrassé, je m’assis et me mis à chanter :
Qu’une âme qui ne soupire
Qu’après les solides biens
Ressent un cruel martyre
Du monde et de ses liens !
Si parfois elle se flatte
D’avoir surmonté la chair
Un nouveau danger éclate
Un nouvel assaut la perd.
Sa subtile tromperie
Ses aiguillons, ses attraits,
Rendent amère la vie
A tous les enfants de paix.
Celui donc qui sera sage
Et qui veut heureusement
Finir son pèlerinage
Qu’il se porte vaillamment.
Qu’il se prescrive une tâche,
Sans plus jamais se lasser ;
Qu’il combatte sans relâche
Tout ce qui peut le blesser.
Que jour et nuit il se garde
De ses propres mouvements,
Des appas de la paillarde
Et de ses enchantements.
Car celui qui se rengage,
Étant sorti de ses lacs,
S’expose à faire un naufrage
Dont il ne reviendra pas.
Chrétien – Je suis ravi, mon frère, que vous ayez résisté si courageusement à ce vaurien (car on ne peut lui donner d’autre nom, et, comme vous dites, il porte un nom qui ne lui convient nullement). Il se nomme Honte, et c’est l’homme le plus effronté, qui cherche à nous couvrir de confusion devant tout le monde, et qui voudrait nous forcer à rougir de ce qui est véritablement bon et louable. Ce en quoi il fait voir qu’il a lui-même rejeté toute pudeur. C’est pourquoi résistons-lui vigoureusement, si nous sommes sages, car il n’y a que les fous qui s’y laissent prendre.
Fidèle – Je crois que contre cet ennemi, Honte, nous devons appeler à notre secours les règles, l’exemple et les promesses de Celui qui est venu pour nous faire triompher sur terre dans la vérité.
Chrétien – Vous dites vrai. Mais n’avez-vous pas eu d’autre rencontre dans cette vallée ?
Fidèle – Aucune, car le soleil m’a éclairé pendant tout le chemin, et même dans la vallée de l’Ombre de la mort.
Chrétien – Cela a été un grand bonheur pour vous. Quant à moi, je puis bien vous dire que je n’ai pas été aussi heureux.
Là-dessus Chrétien raconta à son compagnon son combat avec Destructeur, le danger qu’il y avait couru, sa merveilleuse délivrance et le chemin périlleux de la Vallée obscure, où, ajouta-t-il, je n’ai pas vu un seul rayon de lumière pendant presque la moitié du chemin, de sorte que deux ou trois fois je crus que j’allais périr. Mais enfin le jour parut, et, le soleil étant levé, je continuai mon chemin plus à mon aise.
17ème samedi
Chapitre 17
Triste tableau d’un homme qui n’est chrétien que des lèvres.
Fidèle s’étant alors retourné, vit au loin un homme qui se nommait Chrétien de paroles. C’était un homme gros et grand, mais qui cependant paraissait plus impressionnant de loin que de près. Fidèle s’approcha de lui et lui dit : – Mon ami, venez-vous aussi à la Patrie céleste ?
Chrétien de paroles – Oui, c’est mon dessein.
Fidèle – Voilà qui est bien, et j’espère, si c’est là votre intention, que nous nous tiendrons bonne compagnie.
Chrétien de paroles – Je m’en ferai un plaisir.
Fidèle – Cheminons donc ensemble, et, pour ne pas nous ennuyer en chemin, entretenons-nous de quelques sujets édifiants.
Chrétien de paroles – C’est là mon plaisir, de parler de bonnes choses, soit avec vous, soit avec d’autres, et je suis ravi d’avoir trouvé un homme de votre trempe. Car, pour dire la vérité, il y en a peu qui cherchent à employer ainsi leur temps dans le voyage. Ils aiment mieux parler de choses inutiles. C’est ce que j’ai souvent remarqué avec regret.
Fidèle – Cela est tout à fait déplorable. Qu’y a-t-il, en effet, de plus digne de nos entretiens sur la terre, que les choses qui concernent Dieu et notre bonheur céleste !
Chrétien de paroles – On ne peut rien dire de mieux. Il n’y a donc rien dont on puisse s’entretenir avec plus d’agrément et d’utilité tout ensemble, que de choses divines. Chacun a là de quoi satisfaire son penchant particulier, autant celui qui se plaît dans la recherche des vertus secrètes de la nature, que celui qui aime les choses surnaturelles, soit qu’on veuille pénétrer dans l’avenir, où qu’on s’attache à l’histoire ; car on trouve dans l’Écriture les choses les plus curieuses sur toutes ces matières.
Fidèle – Cela est vrai ; mais il me semble que le but de notre entretien doit être l’édification et l’amendement de notre vie.
Chrétien de paroles – C’est ce que je dis aussi, et c’est dans ce but qu’une conversation chrétienne est surtout utile. Un homme peut acquérir par ce moyen beaucoup de connaissances, telles que celles de la vanité des choses d’ici-bas, et du prix des choses célestes. Par ce moyen encore, on apprend à comprendre l’œuvre de la régénération, l’imperfection de nos œuvres, la nécessité de la justice de Christ et autres choses semblables. Par ce moyen, on peut aussi apprendre ce que c’est que de se convertir, de croire, de prier, de souffrir. On peut apprendre quelles sont les promesses et les consolations de l’Évangile capables de nous fortifier. En un mot, on peut apprendre à réfuter la fausse doctrine, à défendre la vérité et à instruire les ignorants.
Fidèle – Tout cela est vrai, et je me réjouis de vous entendre si bien parler de ces choses.
Chrétien de paroles – Hélas ! le mal est qu’il y en ait si peu qui comprennent la nécessité de la foi et de l’opération de la grâce dans l’âme pour obtenir la vie éternelle. La plupart vivent, avec cette ignorance, dans les œuvres de la loi, par lesquelles néanmoins nul ne peut obtenir la vie.
Fidèle – Avec votre permission, la connaissance de ces choses est un don de Dieu, et nul ne peut les acquérir par aucun effort de l’esprit humain, ni même en parler pertinemment.
Chrétien de paroles – Je sais très bien tout cela. Nul ne peut avoir quoi que ce soit, s’il ne lui est donné d’en-haut ; tout est par grâce, et rien par des œuvres. Je pourrais bien vous citer cent passages de l’Écriture pour prouver cette vérité.
Fidèle – Quel sera donc le sujet de notre entretien à cette heure ?
Chrétien de paroles – Ce qu’il vous plaira. Je vous parlerai des choses terrestres ou des célestes ; des choses qui appartiennent à la Loi ou de celles qui concernent l’Évangile ; des choses passées ou de celles qui sont à venir ; des choses saintes ou des profanes ; des choses qui sont essentielles ou de celles qui ne sont que secondaires ; en un mot, de tout ce qui nous est utile ou nécessaire.
Ici, Fidèle s’arrêta comme ravi d’admiration et, s’approchant de Chrétien qui, pendant tout ce temps-là, avait marché seul sans rien dire et recueilli en lui-même, lui dit à l’oreille : – Quel excellent compagnon de voyage nous avons trouvé là ! En vérité cet homme doit être un excellent pèlerin.
Chrétien répondit avec un sourire modeste : – Ah ! cet homme qui vous semble tellement admirable en trompera bien d’autres avec ses beaux discours ! Il faut le connaître pour ne pas s’y méprendre.
Fidèle – Le connaissez-vous donc bien ?
Chrétien – Si je le connais ? Oui, vraiment, je le connais, et mieux qu’il ne se connaît lui-même.
Fidèle – Dites-moi donc, je vous prie, quel est cet homme !
Chrétien – Je m’étonne que vous ne le connaissiez pas ; car il demeure dans notre ville, à la rue du Babil, et il est le fils de Beau parleur. Chacun le connaît par son nom de Chrétien de paroles. Il a un langage attrayant, mais c’est un méchant personnage.
Fidèle – On le dirait pourtant un très honnête homme ?
Chrétien – Oui, à ceux qui ne le connaissent pas, ou qui ne l’examinent que superficiellement, il est semblable à ces tableaux qui paraissent assez beaux de loin, mais qui sont fort laids quand on les regarde de près.
Fidèle – Vous me feriez bientôt croire que vous vous moquez, et il me semble que je vous ai vu sourire.
Chrétien – Bien que j’aie souri, je suis cependant très éloigné de plaisanter d’une chose de cette nature, ou d’imputer faussement à cet homme la moindre chose. Mais pour vous le faire connaître plus à fond, je vous dirai que cet homme-là s’accommode de toutes les compagnies, et qu’il ira s’entretenir dans tous les cabarets de la même manière qu’il vient de le faire avec vous ; et plus il a de vin dans la tête, plus il est éloquent sur ces matières. La crainte de Dieu n’a aucune place dans son cœur ; on n’en voit aucune trace, ni dans sa maison ni dans sa vie. Tout ce qu’il a, c’est une grande facilité à parler des choses divines. En un mot, toute sa religion se borne à du babil.
Fidèle – S’il en est ainsi, cet homme me trompe extrêmement.
Chrétien – Oui, sans doute, vous en êtes la dupe, soyez-en assuré. Souvenez-vous seulement de cette parole : « Ils disent et ne font pas » (Mat. 23. 3) ; et de cette autre : « Le royaume de Dieu n’est pas en paroles mais en puissance » (1 Cor. 4. 20). Il parle de la prière, de la foi, de la conversion, de la régénération, mais il ne sait qu’en parler. J’ai été chez lui. J’ai beaucoup observé sa conduite, tant dans sa maison que dehors, et je sais que ce que je dis de lui est la vérité. Sa maison est sans dévotion, comme le blanc d’œuf est sans goût ; on n’y aperçoit ni exercices de piété, ni aucune marque de repentance. Oui, une bête brute sert Dieu à sa manière mieux que lui. Certainement c’est une tache et un opprobre à la religion. A cause de lui, la piété est décriée, car on calomnie plusieurs autres par ce qu’on remarque dans sa conduite. Le commun peuple, qui le connaît, en fait un proverbe qui dit : « Un diable dans sa maison, un saint dehors ». Sa pauvre famille l’éprouve bien aussi ; c’est un homme si dur et si hargneux, ses paroles sont si aigres et si mordantes, et il est si déraisonnable envers toute sa maison, qu’on ne sait comment s’y prendre avec lui. Il ne cherche qu’à s’élever au-dessus des autres et à tromper tout le monde ; et, ce qui est pis, c’est qu’ il élève ses enfants sur cette base et d’après ce modèle. Lorsqu’il remarque en eux quelque étincelle de bonne conscience et de sincérité en religion, il les traite de niais, de stupides et de fous ; il se joue de la conscience. Je suis persuadé qu’il est une occasion de scandale et de chute à plusieurs par sa mauvaise vie, et je crains, si Dieu ne le détourne, qu’il n’en entraîne un grand nombre dans la perdition.
Fidèle – Eh bien ! mon frère, je suis obligé de vous croire, non seulement parce que vous dites que vous le connaissez, mais aussi parce que vous en parlez dans l’esprit du christianisme ; car je m’assure que votre cœur est plein de charité pour lui, et que ce n’est que la force de la vérité qui vous oblige à en parler de cette manière.
Chrétien – Si je ne l’avais pas mieux connu que vous, j’en aurais peut-être parlé comme vous le faisiez d’abord. Si, d’un autre côté, je n’en avais de témoignage que de la part des ennemis de la piété, j’aurais regardé tout cela comme une de ces calomnies dont de pareilles gens ont coutume de noircir la réputation des gens de bien ; mais je puis le convaincre de tout ce que j’en dis, et d’autres choses aussi condamnables. Avec cela, les gens de bien ne s’entendent pas avec lui, et ils en ont honte. Ils ne peuvent l’appeler ni frère ni ennemi. Lorsqu’ils l’entendent seulement nommer, ils rougissent de confusion.
Fidèle – Il est vrai que parler et faire sont des choses très différentes. Désormais, je me rappellerai mieux cette distinction.
Chrétien – Ce sont, en effet, des choses très différentes, et aussi distinctes entre elles que l’âme et le corps ; car comme le corps sans âme est un tronc mort, les paroles aussi sont mortes. L’âme de la piété consiste dans la pratique. La religion pure et sans tache devant Dieu, notre Père, est de visiter les veuves et les orphelins dans leurs afflictions, et de se garder des souillures de ce monde (Jac. 1. 27). Ce n’est pas là la religion du Chrétien de paroles. Il s’abuse misérablement en croyant être chrétien, par cette seule raison qu’il s’entretient et qu’il parle volontiers des choses spirituelles. Dieu veut des fruits réels. Or l’ouïe n’est que la réception de la semence, et les paroles ne sont que des fleurs de belle apparence. Au dernier jour, tout sera manifesté. La fin du monde est comparée à la moisson où l’on ne cherche que du fruit. Ce n’est pas qu’une œuvre puisse être agréable à Dieu sans la foi, mais je veux simplement montrer combien la déclaration d’un Chrétien de paroles sera inutile dans ce jour-là.
Fidèle – Cela me fait souvenir de ce que j’ai lu dans les livres de Moïse, touchant les animaux souillés. Je cherche, à l’exemple de notre Sauveur, des apôtres et de tous les écrivains chrétiens, à démêler un sens spirituel sous le sens premier et littéral des événements ou des préceptes de l’ancienne alliance. Ainsi, par exemple, je trouverais à appliquer au cas présent ce que Moïse dit des animaux impurs, en qualifiant d’impurs ceux qui n’ont point le pied fendu et qui ne ruminent point (Lév. 11. 3). Moïse ne dit pas simplement qu’ils n’ont pas le pied fendu, ou bien qu’ils ne ruminent point. Le lièvre, par exemple, rumine bien, mais cela ne l’empêche pas d’être souillé parce qu’il n’a pas le pied divisé. C’est là l’image du Chrétien de paroles. Il aspire après la connaissance, et il rumine la Parole, mais il ne s’écarte pas de la voie des pécheurs ; il n’est pas séparé du monde et du péché.
Chrétien – Je pense que vous avez rencontré le vrai sens évangélique de ce passage. Ces grands parleurs sont des cymbales qui retentissent, un airain qui résonne, des objets qui rendent un son, mais qui sont sans âme, c’est-à-dire sans la vraie foi et sans la grâce évangélique. C’est pourquoi de tels gens ne seront jamais introduits dans le royaume des cieux avec les enfants de la vie, quand même leur langage ressemblerait à celui des anges.
Fidèle – Au commencement, je ne sentais aucune répugnance pour sa compagnie, mais je sens maintenant qu’elle me serait extrêmement à charge. Comment pourrions-nous nous en défaire ?
Chrétien – Si vous voulez suivre mon conseil, je vous dirai ce que je pense.
Fidèle – Et quoi ?
Chrétien – Rejoignez-le et entrez avec lui dans une sérieuse conversation sur la force de la piété. Après qu’il sera engagé dans cette matière (ce qu’il fera très volontiers), demandez-lui s’il en a le cœur rempli, s’il sent tout ce qu’il dit, et s’il le met en pratique.
18ème samedi
Chapitre 18
Là-dessus Fidèle rejoignit Chrétien de paroles et lui dit : – Comment allez-vous maintenant ? Comment vous trouvez-vous ?
Chrétien de paroles – Je ne vais pas mal, mais je croyais que nous allions avoir plusieurs entretiens ensemble ?
Fidèle – Si vous êtes d’accord, je le veux bien. Et puisque vous m’avez laissé le choix du sujet de notre entretien, examinons, je vous prie, cette question : Comment l’œuvre de la grâce se manifeste-t-elle dans le cœur de l’homme ?
Chrétien de paroles – Je comprends que nos discours doivent être maintenant sur l’efficace de la grâce. C’est là un excellent sujet, et je consens volontiers à en faire la matière de notre conversation. Pour cet effet, je vais le traiter en peu de mots. Premièrement, lorsque la grâce de Dieu se déploie dans le cœur, elle fait que l’homme se dresse vivement contre le péché. En second lieu…
Fidèle – Arrêtez-vous un peu là, et examinons de plus près ce premier point. Il me semble que vous devriez dire que cette grâce se manifeste en ce qu’elle dispose l’âme à détester le péché.
Chrétien de paroles – Eh bien! quelle si grande différence entre se dresser contre le péché et détester le péché ?
Fidèle – Oh ! très grande ! On peut se récrier beaucoup contre le péché par une certaine coutume, sans pourtant le détester encore réellement. Détester le péché, c’est avoir contre lui une antipathie, une haine et une horreur extrêmes. J’ai vu plusieurs individus crier et se dresser contre le péché, tout comme s’ils avaient été en chaire, quoiqu’ils ne se donnaient aucune peine pour ne pas le souffrir dans leur cœur et dans leur maison. La femme du maître de Joseph se récria hautement contre le péché de l’impureté, comme si elle eût été la femme la plus sainte du monde, et cependant elle ne cherchait qu’à satisfaire avec lui son amour dissolu. Plus d’une mère crie contre son enfant que cependant elle allaite, et elle le nomme souvent un méchant enfant, un enfant pervers, tout en le pressant contre elle et en l’embrassant.
Chrétien de paroles – Je remarque que vous avez l’intention de m’embarrasser.
Fidèle – Nullement ; je veux simplement préciser la question et la mettre dans son véritable jour. Mais quel est votre second caractère qui démontre l’œuvre de la grâce ?
Chrétien de paroles – C’est une grande connaissance du mystère de l’Évangile.
Fidèle – Ce caractère me paraît devoir être le premier. Mais, soit qu’il précède ou qu’il suive, c’est là une marque fort équivoque, car une personne peut avoir une connaissance fort étendue de l’Évangile, et avec cela ne pas avoir reçu l’œuvre de la grâce dans son cœur. Quand un homme aurait toute la science, sans l’amour, il ne serait qu’un esclave du démon,. Lorsque Jésus Christ demanda à Ses disciples s’ils savaient toutes ces choses, et qu’ils eurent répondu que oui, Il ajouta : « Si vous savez ces choses, vous êtes bienheureux si vous les faites » (Jean 13. 17). Il n’attache pas le salut à la connaissance ni au savoir, mais à l’œuvre ; car il existe une connaissance dissociée de la mise en pratique; et il y en a qui savent la volonté du Maître, mais qui ne la font pas. C’est pourquoi cette marque n’est pas suffisante. Les hommes vains se félicitent orgueilleusement de leur connaissance, mais ce qui est agréable à Dieu, c’est l’obéissance – non que le cœur puisse être bon sans la connaissance (car le manque de connaissance dans une âme n’est pas une bonne chose – Prov. 19. 2), mais il y a une connaissance qui ne consiste que dans une simple spéculation, et une autre connaissance accompagnée de grâce, de foi, d’amour, et qui apprend à l’homme à faire la volonté de Dieu. Un véritable chrétien n’existe jamais sans celle-ci, et sa prière, c’est : « Donne-moi de l’intelligence, et j’observerai ta loi et je la garderai de tout mon cœur » (Ps. 119. 34).
Chrétien de paroles – Je vois de plus en plus que vous cherchez à me surprendre. Cela n’est pas bien.
Fidèle – Proposez donc, s’il vous plaît, une autre marque de la manifestation de la grâce dans le cœur de l’homme.
Chrétien de paroles – Non, car je vois bien que nous ne serons pas mieux d’accord que précédemment.
Fidèle – Si vous ne voulez pas le faire, me permettez-vous de le faire ?
Chrétien de paroles – Cela dépend de vous.
Fidèle – L’œuvre de la grâce se manifeste à celui qui l’a et aux autres qui le fréquentent. A celui qui l’a, elle se manifeste de cette manière : elle le convainc de péché, en particulier de la corruption de sa nature (Rom. 7. 24) et du péché de l’incrédulité, ce qui lui fait sentir, avec certitude, qu’il sera condamné s’il ne reçoit pas la grâce en Jésus Christ (Marc 16. 16).
Cette vue réveille en lui, à cause du péché, une tristesse et une honte salutaires. Il trouve ensuite le Sauveur du monde qui Se manifeste à lui, et il voit la nécessité absolue d’être uni à ce Sauveur, et de recevoir de Lui la vie.
Enfin, la grâce produit un désir ardent d’en être participant, et excite dans son âme cette faim et cette soif de la justice (Mat. 5. 6), auxquelles sont attachées les promesses. Et, selon que cette foi est forte ou faible, Chrétien sent augmenter ou diminuer sa joie, sa paix, son amour pour la sainteté et son désir de croître dans la connaissance de Jésus Christ.
Mais, quoique j’aie dit que c’est de cette manière que l’œuvre de la grâce peut nous être manifestée à nous-mêmes, l’homme se trouve cependant rarement en état de conclure, lorsqu’il sent quelque chose de pareil dans son cœur.
Que ce soit là encore la véritable œuvre de la grâce, parce que sa corruption naturelle et les illusions de son esprit peuvent facilement le jeter dans l’erreur à cet égard. C’est pourquoi il ne suffit pas d’avoir ces caractères en soi-même, il faut, de plus, avoir beaucoup de discernement pour en conclure que c’est l’œuvre de la grâce, et pour s’affermir dans cette assurance. J’ai dit aussi que l’existence de la grâce dans le cœur d’un homme se manifestait aux autres.
Et cela, premièrement par une confession sincère de sa foi en Jésus Christ (Romains 10. 9 et 10). Deuxièmement, par une vie sainte sur la terre, par la sainteté du cœur, par celle de notre conduite dans l’intérieur de nos maisons, et de notre conversation dans le monde.
Un fidèle déteste généralement le péché au fond de son cœur, et même il se hait soi-même à cause du péché. Il travaille à former les siens à la sainteté et à avancer dans la piété parmi ce monde.
C’est de cette manière qu’un enfant de Dieu fait connaître aux autres la grâce qu’il a reçue d’en haut, et non uniquement par de vains discours, comme le font les chrétiens de paroles et les hypocrites. Si vous avez quelque chose à objecter contre cela, dites-le ; sinon, permettez que je passe à une seconde question.
Chrétien de paroles – Non, je ne veux rien dire présentement contre ce que vous venez d’avancer. Vous pouvez ainsi librement proposer votre question.
Fidèle – Ma question est celle-ci. Sentez-vous dans votre cœur cet amour ardent pour la sainteté qui caractérise tout homme converti ? Votre piété paraît-elle dans toute votre conduite ? La mettez-vous en pratique, ou vous contentez-vous d’en parler ? Si vous avez l’intention de me répondre, je vous prie de faire appel à votre conscience, et de juger de votre état, non seulement selon votre imagination trompeuse, ou sur les illusions de votre cœur, mais selon le jugement qu’en fera un jour le Dieu du ciel ; car ce n’est pas celui qui se loue lui-même, dit un apôtre, mais celui que Dieu approuve, qui sera justifié (2 Cor. 10. 18). Et c’est une grande impiété que de dire : « Je suis ceci ou cela » lorsque nos actions, ou ceux qui nous connaissent, peuvent nous démentir.
Chrétien de paroles, entendant ce discours, en fut d’abord couvert de confusion ; mais après s’être un peu rassuré, il répondit : – Vous en venez maintenant au sentiment, et vous en appelez à la conscience et à Dieu. Je ne m’attendais pas à cette espèce d’entretien, et je n’ai pas l’intention de répondre à de pareilles questions, ne croyant pas y être obligé en aucune manière, à moins que vous ne vouliez vous ériger à mon égard en guide spirituel ; et même dans ce cas, je ne vous reconnais pas pour mon juge. Mais, je vous prie, pourquoi me faites-vous de pareilles questions ?
Fidèle – Parce que j’ai cru remarquer, et que j’ai entendu dire, que votre piété ne consistait qu’en paroles, et que votre vie et vos actions ne répondaient pas à vos discours. On dit que vous êtes une tache parmi les chrétiens et que la piété est discréditée à cause de vous, que votre conduite en a déjà détourné plusieurs du bon chemin, et qu’un grand nombre sont encore exposés à périr par votre exemple. Vous alliez, dit-on, la piété avec l’avarice, l’impureté, les jurements, le mensonge, l’ivrognerie et la fréquentation des mauvaises compagnies.
Chrétien de paroles, ne pouvant plus soutenir ces reproches : – Vous êtes, dit-il, bien crédule et bien prompt à juger autrui. En vérité, je ne puis porter sur vous d’autre jugement, sinon que vous êtes un esprit pessimiste et opiniâtre avec qui on ne saurait raisonner. C’est pourquoi portez-vous bien, adieu !
Alors Chrétien, s’approchant de son compagnon, lui tint ce langage : – Je vous ai bien dit que cela arriverait. Vos discours n’étaient pas ce qu’il cherchait. Il a mieux aimé quitter votre compagnie que sa mauvaise conduite. Le voilà maintenant qui se retire ; laissons-le courir. Il nous a épargné de nous séparer de lui, car s’il demeure tel qu’il est, c’est un de ces hommes dont les apôtres nous recommandent de nous séparer (2 Cor. 6. 17). Il ne peut attribuer sa perte qu’à lui-même.
– Je suis ravi, dit Fidèle, que nous ayons eu ce petit entretien avec lui. Peut-être y pensera-t-il encore une fois ? Mais dans tous les cas, je lui ai parlé clairement, et s’il périt, je serai net de son sang.
Chrétien – Vous avez fort bien fait de lui parler ainsi. Il est rare aujourd’hui qu’on use de cette sincérité les uns envers les autres. Cela vient de ce que la piété est aujourd’hui si odieuse aux hommes. Ces chrétiens de paroles, dont la piété trompeuse ne consiste que dans les discours, sont si vicieux et si corrompus dans leurs actions, qu’ils s’insinuent néanmoins souvent dans la compagnie de véritables gens de bien. Ils sont ceux qui causent le plus de troubles dans le monde. Ils souillent si fort le christianisme, et affligent si sensiblement les vrais enfants de Dieu. Je souhaiterais que chacun use, envers de telles gens, de la même fidélité dont vous avez usé envers celui-ci. Il arriverait, ou qu’ils s’adonneraient plus sérieusement à la piété, ou que la compagnie des fidèles leur deviendrait tellement à charge qu’ils ne pourraient plus la supporter.
Là-dessus, et pour terminer sur ce sujet, ils se mirent à chanter ce qui suit :
Un faux chrétien, qui dans l’école
Du Saint Esprit ne fut jamais instruit,
Se vante et fait beaucoup de bruit ;
De son savoir de lettre il se fait une idole.
Mais en vain à sa langue il donne un libre cours ;
Il n’est qu’une peste publique
Qui détruit plus par sa pratique
Qu’il ne bâtit par ses discours.
En vain il couvre sa malice
De son savoir sans force et sans vertu.
Il s’enfuit honteux et battu
Dès qu’il voit un rayon du soleil de justice.
S’il est couvert de honte et de confusion
Devant un homme, poussière et cendre,
Quel désespoir doit-il attendre
Devant le juge de Sion !
19ème samedi
Chapitre 19
L’âme qui doit bientôt soutenir de terribles combats contre le monde est fortifiée à l’avance par les leçons de l’Évangile.
Après avoir chanté leur cantique, nos pèlerins continuèrent leur voyage en s’entretenant toujours des choses qui leur étaient arrivées dans le chemin ; ce qui leur était un grand soulagement à cette époque de leur voyage, qui aurait pu leur être fort ennuyeux sans cela, car ils avaient alors un désert à traverser.
Chrétien et Fidèle avaient presque achevé de passer ce désert lorsqu’ils aperçurent derrière eux quelqu’un qui les suivait de fort près.
– Ah ! dit Chrétien, qui le reconnut d’abord, c’est Évangéliste, mon bon ami !
– Et le mien aussi, dit Fidèle, car c’est lui qui m’a dirigé dans le chemin de la porte.
Bientôt Évangéliste se trouva tout près d’eux et les salua en disant : – Paix vous soit, et à tous ceux qui sont avec vous !
Chrétien – Bienvenue, bienvenue, mon cher Évangéliste ! Votre présence réveille en moi le souvenir de notre ancienne amitié et des soins infatigables que vous avez pris pour mon salut éternel.
– Bienvenue mille et mille fois ! dit Fidèle, que votre compagnie est agréable à de pauvres pèlerins comme nous !
– Et comment vous êtes-vous portés, dit Évangéliste, depuis que nous nous sommes quittés ? Quelles rencontres avez-vous faites ? Et comment vous y êtes-vous conduits ?
Chrétien et Fidèle lui ayant raconté tout ce qui leur était arrivé, et avec combien de peines et d’incommodités ils étaient parvenus jusque-là, Évangéliste leur dit :
– J’ai bien de la joie, non de ce que vous ayez enduré tant de peines, mais de ce que vous les avez surmontées, et que, malgré toutes vos faiblesses, vous avez persévéré constamment jusqu’à ce jour. Je vous assure que j’en ai une véritable joie, pour moi et pour vous. J’ai semé, vous avez moissonné, et le temps vient où l’un et l’autre, et celui qui sème et celui qui moissonne, auront ensemble de la joie ; en sorte que si vous persévérez jusqu’à la fin, vous moissonnerez en son temps, si vous ne défaillez pas (Gal. 6. 9).
La couronne qui vous est proposée est une couronne incorruptible (1 Cor. 9. 24). C’est pourquoi courez de telle manière que vous remportiez le prix. Plusieurs font semblant de courir pour cette couronne, mais quand ils auront couru un peu de temps, un autre vient qui emporte le prix. Tenez donc ferme ce que vous avez, afin que personne ne prenne votre couronne (Apoc. 3. 11).
Vous n’êtes pas encore à l’abri des flèches de Satan. Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang en combattant contre le péché (Héb. 12. 4).
Que le royaume des cieux soit continuellement devant vos yeux, et croyez fermement les choses qui vous sont encore invisibles. Ne permettez qu’aucune des choses présentes n’occupe vos cœurs et vos esprits ; en toutes choses, veillez soigneusement sur votre propre cœur, car il est trompeur par-dessus tout, et désespérément malin.
Fortifiez-vous donc et vous affermissez afin que vous soyez inébranlables ; toutes les forces du ciel et de la terre sont pour vous.
Chrétien le remercia de son exhortation. Puis il lui dit qu’il souhaiterait bien qu’il veuille continuer de s’entretenir avec eux, et les aider à avancer dans le reste du chemin, d’autant plus qu’ils savaient qu’il pourrait leur prédire ce qui devait encore leur arriver, et leur apprendre en même temps de quelle manière ils auraient à se conduire pour pouvoir tout surmonter. Fidèle lui ayant témoigné le même empressement, Évangéliste continua à leur parler en ces termes :
– Mes enfants ! vous connaissez cette parole de l’Évangile, à savoir que c’est par beaucoup d’afflictions qu’il vous faut entrer au royaume de Dieu (Act. 14. 22), et que des liens et des afflictions vous attendent de ville en ville. C’est pourquoi vous ne devez pas vous imaginer que vous puissiez guère aller beaucoup plus loin dans votre pèlerinage sans éprouver ces choses d’une façon ou d’une autre.
Vous en avez déjà fait quelque expérience, car vous arrivez maintenant, comme vous le voyez, au bout de cet affreux désert ; après quoi vous viendrez dans une ville que vous pourrez bientôt découvrir devant vous. C’est là que vous serez assiégés par un grand nombre d’ennemis qui se déchaîneront contre vous avec fureur, et qui tâcheront même de vous faire mourir. Et soyez assurés que l’un de vous scellera de son sang le témoignage que vous portez.
Mais soyez fidèles jusqu’à la mort, et le roi vous donnera la couronne de vie (Apoc. 2. 10). Celui qui mourra dans cette occasion, quoique d’une mort violente et cruelle, sera néanmoins plus heureux que son compagnon, non seulement parce qu’il arrivera le premier à la cité céleste, mais aussi parce qu’il sera exempt de plusieurs misères que l’autre aura encore à rencontrer dans le reste de son voyage.
Cependant, dès que vous serez arrivés dans cette ville, et que vous éprouverez l’accomplissement de ce que je vous ai prédit, pensez à votre ami et soyez pleins de courage, en recommandant vos âmes au fidèle Créateur, en faisant le bien (1 Pier. 4. 19).
20ème samedi
Chapitre 20
L’enfant de Dieu au milieu du monde.
Alors je remarquai qu’en sortant du désert, ils découvrirent une ville nommée la Ville de la Vanité, où se tient une foire qui dure toute l’année, et qu’on nomme aussi la Foire de la Vanité, parce que la ville où on la tient est de moindre valeur que la vanité même, et que tout ce qu’on y apporte et qu’on y vend n’est que vanité, selon la parole du sage : « Tout est vanité » (Éccl. 1. 2). Ce n’est pas depuis peu que cette foire est établie. Elle est fort ancienne, et il ne sera pas hors de propos d’en dire quelques particularités.
Il y a quelque mille ans que des pèlerins voyageaient vers la cité céleste comme ces deux dignes personnages, Chrétien et Fidèle. Mais Béelzébul, Apollyon et Légion s’étant mis dans leur compagnie, et ayant remarqué qu’ils devaient passer par la ville de la Vanité, ils trouvèrent bon d’y établir une foire où toutes sortes de vanités seraient exposées pour la vente. On y trouve des maisons, des jardins, des héritages, des charges, des dignités, des titres, des seigneuries, des royaumes, des voluptés, et toutes sortes de divertissements ; des impuretés, des malices, des hommes, des femmes, des enfants, des maîtres, des serviteurs, du sang, des âmes, de l’or, de l’argent, des pierreries, et je ne sais combien d’autres choses encore.
On peut encore voir, en tout temps, des tours de passe-passe, des tromperies, des spectacles, des danses, des réjouissances, des fous, des bouffons, des singes et autres choses de cette nature. On y trouve aussi des vauriens, des voleurs, des meurtriers, des adultères, des parjures de toute sorte, et tout cela sans qu’il en coûte rien.
Et comme dans les foires les moins renommées il y a divers quartiers qui portent chacun leur propre nom, et dans lesquels sont exposées certaines marchandises particulières, cela a aussi lieu dans cette foire. Ici c’est la cour d’Angleterre, ici la cour de France, ici celle d’Italie, et ailleurs celle d’Espagne, d’Allemagne, etc. Dans chacune d’elles, on peut trouver quelques vanités particulières.
Or, le chemin de la cité céleste passe, comme je l’ai dit, par la ville où se tient cette foire ; celui qui entreprendrait de voyager vers la patrie céleste sans passer par cette ville serait obligé de sortir du monde (1 Cor. 5. 10). Le Roi des rois Lui-même, lorsqu’Il était sur la terre et qu’Il voyageait pour retourner vers Son propre pays, fut obligé de passer par cette ville et de voir toutes ces vanités.
Quelqu’un même, je pense que ce fut Béelzébul, le plus puissant marchand de la foire, le sollicita d’acheter de ces vanités, lui offrant de le rendre maître de toutes les foires s’il voulait lui rendre hommage. En considération de Sa dignité, Béelzébul Le mena de cour en cour, et Lui montra, en un moment, tous les royaumes du monde, pour obliger, s’il eut été possible, ce Sauveur béni à acheter quelqu’une de ses vanités (Luc 4. 5 à 8). Mais ces marchandises n’excitèrent pas chez Lui la moindre envie ; c’est pourquoi Il abandonna la ville et n’employa pas la valeur d’un denier (petite pièce d’argent) à l’achat de quelque vanité que ce fût.
Vous voyez par tout cela que cette foire est extrêmement ancienne et fort grande.
Il fallut donc nécessairement que nos pèlerins passent à travers la foire ; Mais à peine y eurent-ils mis le pied qu’il se fit un grand tumulte dans la foire, et que toute la ville, d’un bout à l’autre, fut dans le trouble. On peut attribuer ces changements à plusieurs causes.
Premièrement, ces pèlerins étaient vêtus d’habits fort différents de ceux des gens de la foire ; C’est pourquoi ils attirèrent les regards de tout le monde : « Ce sont », disaient quelques-uns, « des fous, des gens hors de sens », tandis que d’autres disaient : « Ce sont des étrangers ».
Deuxièmement, si l’on était étonné de la singularité de leurs habits, on n’était pas moins surpris de leur langage, car il y en avait très peu qui le comprenaient, parce que le langage de ces voyageurs était celui de Canaan, tandis que les autres parlaient le langage du monde. Bref, ces pèlerins étaient considérés comme des barbares par tous ceux de la foire.
Troisièmement, ce qui contribua, toutefois, le plus à exciter le trouble parmi les gens de la foire, ce fut le peu de cas que ces pèlerins faisaient de toutes ces vanités, car ils ne les estimaient pas même dignes de leurs regards. Et comme on leur criait d’acheter quelque chose, ils se mirent les doigts dans les oreilles et s’écrièrent : « Détourne mes yeux, qu’ils ne regardent pas à la vanité », et aussi : « Si donc vous avez été ressuscités avec le Christ… pensez aux choses qui sont en haut et non à celles qui sont de cette terre » (Col. 3. 1 et 2). En même temps, ils levèrent les yeux en haut, par où ils faisaient connaître que leur cité était celle des citoyens des cieux.
Il y eut un homme de la foire, entre autres, qui, les ayant observés, se tourna de leur côté et leur dit d’un ton moqueur : – Que voulez-vous acheter, vous autres !
Mais eux, le regardant d’un air fort sérieux et avec beaucoup d’assurance, lui répondirent : – Nous achetons la vérité (Prov. 23. 23).
Ce qui donna occasion de les mépriser de nouveau.
Quelques-uns se moquaient d’eux, d’autres les injuriaient, et d’autres n’en parlaient qu’avec beaucoup de mépris; Il y en eut qui en vinrent jusqu’à inciter les autres à les maltraiter. Enfin, il s’éleva un tel tumulte dans la foire que tout y était dans le désordre et dans la confusion. On le rapporta aussitôt au grand maître de la foire, qui se dépêcha d’envoyer quelques-uns de ses agents, avec ordre d’examiner ces deux hommes et de trouver la source d’un si grand désordre.
Là-dessus, ils furent amenés par leurs examinateurs, qui leur demandèrent d’où ils venaient, où ils allaient, et ce qu’ils étaient venus faire là dans un accoutrement si extraordinaire. Ils répondirent qu’ils étaient des pèlerins étrangers, qu’ils allaient à leur patrie, la Jérusalem céleste, et qu’ils n’avaient donné aucune occasion, ni aux bourgeois de la ville ni à aucun des marchands, pour qu’ils agissent si mal à leur égard, en les arrêtant dans leur voyage, à moins qu’on ne voulût s’en prendre à eux parce qu’ils avaient répondu. « Nous achetons la vérité », à quelqu’un qui leur avait demandé ce qu’ils voulaient acheter.
Mais leurs examinateurs ne purent s’imaginer autre chose, sinon que c’était des fous, ou qu’ils étaient venus là exprès pour causer du désordre. C’est pourquoi on les fit enchaîner et mener en spectacle par toute la foire, où ils furent exposés pendant quelque temps, pour être livrés devant tout le monde à l’opprobre et à toutes sortes de méchancetés et de violences. Enfin, ils furent couverts de boue ; et le grand maître de la foire, qui était aussi présent, ne faisait qu’en rire. Quant à eux, ils supportèrent tout avec patience, ne rendant pas mal pour mal, ni outrages pour outrages, mais au contraire bénissant (1 Pier. 3. 9). Ils rendaient de bonnes paroles pour des injures, et témoignaient de l’amitié à ceux qui leur faisaient tort.
Quelques-uns de ceux qui étaient à la foire, et qui étaient plus réfléchis que les autres, considérant la chose de plus près, commencèrent à s’opposer aux plus animés, et à les reprendre. Mais ceux-ci, ne pouvant supporter leurs remontrances, entrèrent aussi en fureur contre eux, et les saisirent en leur disant qu’ils étaient aussi méchants que les deux pèlerins qui étaient aux fers, qu’ils avaient bien l’air d’être des leurs mais étaient de leurs partisans, et qu’ils auraient sans doute le même sort. Les autres répondirent que, quant à eux, ils ne pouvaient reconnaître ces deux hommes que pour des hommes vertueux, fort paisibles, qui n’avaient fait de mal à personne, et qu’il y en avait dans cette foire un grand nombre qui auraient mieux mérité d’être mis aux fers et même à la torture que ceux qu’on traitait de manière si inhumaine.
Après beaucoup de paroles de part et d’autre, les deux voyageurs demeurant toujours dans la modération et dans la Sagesse, on en vint finalement aux coups.
Alors les deux pauvres voyageurs furent ramenés devant leurs inquisiteurs et accusés d’avoir causé cette dernière émeute. Et après qu’ils eurent été battus impitoyablement et remis aux fers, on leur fit traîner leurs chaînes tout le long de la ville pour que tous craignent, et pour empêcher que personne n’aie la hardiesse d’intercéder pour eux ou de rejoindre leur parti. Cependant Chrétien et Fidèle se conduisirent avec tant de sagesse, et reçurent tous ces mauvais traitements avec tant de douceur et de patience, que plusieurs, quoique en petit nombre en comparaison de la multitude des gens de la foire, eurent de l’estime pour eux et se joignirent à eux – ce qui augmenta la fureur de leurs ennemis, de sorte qu’ils résolurent de les faire mourir. C’est ce qui fut rapporté à nos deux voyageurs.
21ème samedi
Chapitre 21
Le monde condamne les disciples de Jésus.
Alors ils se souvinrent de ce qu’ils avaient entendu dire par leur fidèle ami Évangéliste, ce qui les affermit davantage dans leur voie, et dans les souffrances qui leur survenaient, parce qu’ils considéraient qu’elles leur avaient été prédites. Ils se consolaient mutuellement par l’assurance que celui sur qui tomberait le sort en serait d’autant plus heureux, et chacun en secret souhaitait ce bonheur. Toutefois, ils se remettaient à la sage disposition de Celui qui conduit toutes choses, toujours tranquilles et contents de demeurer dans l’état où ils étaient jusqu’à ce qu’Il lui plaise d’y apporter du changement. Peu de temps après, ils furent ramenés devant le tribunal pour y recevoir leur jugement.
Leurs ennemis et leurs accusateurs comparurent avec eux en présence du juge qui se nommait l’Ennemi de la vertu. Les dépositions revenaient au fond à une même chose et ne différaient que dans quelques circonstances ; les principaux chefs d’accusation étaient qu’ils étaient des ennemis de l’État, que par là ils avaient déjà causé des séditions et des émeutes dans la ville, qu’il s’y était même formé un parti, ayant séduit et entraîné quelques individus dans leurs dangereuses opinions.
Sur cela, Fidèle répondit qu’ils ne s’étaient opposés à rien qu’à ce qui était contraire à la volonté du Roi des rois.
– Quant à l’émeute dont vous nous accusez, ajouta-t-il, ce n’est pas moi qui l’ai excitée, car je suis un homme de paix. Ceux qui ont parlé en notre faveur y ont été poussés par l’évidence de notre innocence ; c’est par là qu’ils se sont détournés d’un mauvais chemin pour entrer dans celui qui conduit à la vie. Pour ce qui est du prince dont vous parlez, c’est Béelzébul, l’ennemi de notre Seigneur, c’est le prince de ce monde que je déteste avec tous ses anges.
Alors on publia que tous ceux qui auraient quelque chose à avancer contre les deux prévenus se présentent et produisent leurs preuves contre eux ; sur quoi trois témoins se présentèrent, à savoir : Envie, Superstition et Flatteur. On leur demanda s’ils connaissaient les prisonniers qui étaient devant le siège de la justice et ce qu’ils avaient à dire contre eux et en faveur de leur propre maître.
Envie, qui eut ordre de parler avant les autres, fit ainsi sa déposition : – Monseigneur, il y a longtemps que je connais cet homme ; ainsi, je puis rendre témoignage sur son compte. Et, afin que ce témoignage ne soit pas suspect, je parlerai volontiers en présence de cette honorable compagnie, me souvenant de mon serment.
Après avoir prêté serment, il continua de cette manière : – Cet homme, quoiqu’il porte un si beau nom, est l’un des plus méchants de notre pays. Il ne se soucie ni du prince, ni du peuple, ni de la loi, ni de la coutume ; mais il fait ce qu’il peut pour imprimer dans l’esprit de chacun des opinions erronées, qu’il nomme les règles fondamentales de la foi et de la sainteté. En particulier, je l’ai entendu dire une fois que la sainteté et les coutumes de notre ville de Vanité sont des choses diamétralement opposées, qu’il est impossible de les concilier. Ainsi, il condamne non seulement notre louable commerce, mais aussi nous tous qui l’exerçons.
Le juge lui demanda s’il avait encore quelque chose à dire. – Oui, monseigneur, répondit-il, j’aurais encore beaucoup d’autres choses à dire, mais je ne veux pas importuner la Cour. Toutefois, après que ces honnêtes gens auront déposé, je suis encore prêt à étendre davantage mes accusations contre ces malheureux, plutôt que de souffrir qu’il manque quelque chose à leur procès.
Ensuite on appela Superstition, à qui le juge commanda de faire sa déposition, et qui, en conséquence de cet ordre, ayant prêté le serment selon les lois, commença ainsi :
– Monseigneur, je ne connais guère cet homme et je n’ai jamais souhaité avoir de relation avec lui. Je sais cependant, par un entretien que j’ai eu récemment avec lui, que cet homme est une peste publique, car il m’a soutenu que ce n’était pas notre culte qui pouvait nous rendre Dieu propice, ni en général aucune de nos pratiques extérieures. Or, s’il en est ainsi, nous sommes encore dans nos péchés ; c’est en vain que nous servons Dieu ! Tout cela ne nous empêchera pas de périr : ce qui renverse notre religion de fond en comble. Voilà ce que j’ai à dire contre lui.
Alors on appela Flatteur, et, après qu’il eut prêté serment, il eut ordre de dire ce qu’il savait en faveur de son seigneur et contre les accusés.
– Monseigneur, dit-il, et vous tous, nobles assistants, il y a longtemps que je connais ce malheureux et que je l’ai entendu proférer beaucoup de discours indignes et choquants, car il a méprisé notre grand prince Béelzébul, et il a parlé en des termes fort offensants de ses meilleurs amis : Vieil Homme, Divertissement charnel, Impudicité et Avarice, en un mot, ceux que nous respections le plus. Qui plus est, il a dit que si on voulait l’en croire et si tous nos habitants étaient de son sentiment, aucun de ces personnages ne ferait un long séjour dans la ville. Il ne vous a même pas épargné, vous, monseigneur, qui êtes maintenant son juge, et il a porté le mépris et l’insolence jusqu’au dernier degré, vous nommant un scélérat et un impie et vous chargeant d’autres noms exécrables. En un mot, il a fait tout ce qu’il a pu pour rendre odieuse la plus grande partie de notre noblesse.
Flatteur n’eut pas plutôt fini son discours que le juge s’adressa aux prisonniers et leur dit : – Vagabonds, traîtres, hérétiques, avez-vous bien entendu ce que ces personnes respectables viennent de déposer contre vous ? Et pouvez-vous alléguer quelque chose pour votre défense ?
– S’il m’est permis, dit Fidèle, de me défendre, en peu de mots…
– A bas ! à bas ! s’écria le juge, vous n’êtes pas digne de vivre plus longtemps… Cependant, ajouta-t-il, afin que chacun voie la bonté et la droiture avec lesquelles nous voulons agir envers vous, écoutons ce que ce misérable scélérat aura encore à dire.
– Voici, dit Fidèle, ce que j’ai à avancer pour ma défense. Premièrement, pour ce qui concerne la déposition d’Envie, je n’ai jamais dit autre chose, sinon que toutes les coutumes, les lois, les ordonnances et tous les peuples qui s’opposent à la Loi de Dieu sont directement contraires au vrai christianisme. Si en cela j’ai mal parlé, qu’on me montre mon erreur et je suis prêt à me rétracter.
Quant au témoignage de Superstition, je n’ai pas autre chose à dire sinon que le vrai service divin exige nécessairement une foi divine qui ne peut exister chez un homme sans une révélation expresse de la volonté de Dieu. C’est pourquoi tout ce qui se pratique dans le culte, qui ne s’accorde pas avec cette révélation ne peut, en aucune manière, être fondé sur une foi divine, mais simplement sur une foi vaine qui ne peut servir pour la vie éternelle.
A la déposition de Flatteur, je réponds simplement (sans m’arrêter aux dures expressions par lesquelles il m’accuse d’user de mépris et de blasphèmes) que le chef de cette ville, avec tous ses sujets et tous ses adhérents, sont plus dignes du séjour de l’enfer que celui de cette ville ou de ce pays. Et sur cela, j’implore la grâce de mon Dieu !
A ces mots, le juge prit la parole et dit aux jurés qui avaient assisté à toute cette procédure : – Nobles assesseurs de la justice, vous voyez devant vous cet homme qui a causé un si grand tumulte dans la ville. Vous avez aussi entendu ce que des personnes respectables ont déposé contre lui et ce que lui-même a répondu. Il dépend maintenant de vous, ou de le condamner à mort, ou de lui conserver la vie. Cependant, pour éviter toute précipitation dans ce jugement, il me semble qu’il est à propos de vous remettre nos lois devant les yeux.
Au temps de Pharaon, ce grand serviteur de notre prince, on publia un édit au sujet du trop grand accroissement de ceux qui pratiquaient un autre culte que celui du pays, pour empêcher qu’ils ne deviennent trop puissants. Il stipulait qu’on devait noyer tous leurs enfants mâles.
Du temps du grand Nébucadnetsar, autre serviteur célèbre de notre prince, il fut arrêté que tous ceux qui ne se prosterneraient pas devant la statue d’or devaient être jetés dans une fournaise ardente.
De même aussi, du temps de Darius, on publia un édit qui portait que si, pendant un certain temps, quelqu’un invoquait un autre Dieu que le roi, il serait jeté dans la fosse aux lions.
Or, ce rebelle a violé l’essentiel du contenu de nos lois, non seulement par ses pensées, ce qu’il ne faudrait pas même supporter, mais aussi par ses paroles et ses actions qui sont absolument insoutenables. Fidèle mérite donc infiniment plus l’application de la loi que ne le mériteraient ceux dont il s’agit dans les décrets précédents. En conséquence, je conclus pour la peine de mort.
Alors les jurés se levèrent. Leurs noms étaient Aveugle, Perfide, Voluptueux, Méchant, Mort-vivant, Homme insoumis, Orgueilleux, Haineux, Menteur, Cruel, Ennemi de la lumière et Irréconciliable. Et après avoir prononcé leur jugement, chacun à part, contre Fidèle, ils conclurent unanimement de le déclarer coupable en la présence du juge.
Aveugle, en qualité de président, parla ainsi : – Je vois clairement que cet homme est un hérétique.
Perfide dit : – Qu’on ôte cet homme de dessus la terre !
– Oui, s’écria Méchant, car je ne puis plus le voir.
Voluptueux s’écria qu’il n’avait jamais pu le souffrir.
– Ni moi, répondit Mort-vivant, car il a toujours condamné toutes mes actions.
– Qu’on le pende ! s’écria Homme de cou raide.
– C’est un homme plein d’orgueil, ajouta Orgueilleux.
– Mon cœur s’aigrit quand je le vois, dit Haineux.
Menteur se mit à crier : – Qu’on se défasse de ce vaurien !
Cruel dit : – Le gibet est un supplice trop doux pour lui.
– Qu’on l’ôte d’ici ! ajouta Ennemi de la lumière, on ne peut attendre.
Et Irréconciliable dit : – Quand on me donnerait le monde entier, je ne pourrais jamais me réconcilier avec lui.
Ainsi, ils le déclarèrent unanimement digne de mort et le condamnèrent sur-le-champ à être traîné jusqu’au lieu de supplice. Là on lui fit souffrir la mort la plus cruelle. Telle fut la fin de Fidèle.
Mais j’observai qu’il y avait derrière la foule du peuple un char attelé de chevaux qui l’attendait ; ce char l’enleva aussitôt et l’emporta au ciel à travers les nuages et au bruit des trompettes qui retentissaient de tous côtés.
On ramena cependant Chrétien en prison, où il demeura quelque temps. Mais Celui qui est le gouverneur de l’univers et qui tient en Ses mains les clés de la vie et de la mort disposa les choses de telle manière qu’il échappa, et qu’ainsi il continua son voyage en chantant ce couplet en chemin.
Un chrétien doit être fidèle,
Dans les tourments jusqu’à la mort,
A notre roi qui nous appelle
Par l’orage à chercher le port.
Souffre sans murmure
La croix la plus dure.
C’est le seul chemin
Qu’il fraye lui-même
Au bonheur suprême,
Au bonheur sans fin.
22ème samedi
Chapitre 22
Hideuse peinture des hommes qui cherchent à allier le monde avec Dieu.
Cependant Chrétien trouva bientôt un compagnon nommé Espérant, qui s’était joint à lui après avoir entendu les discours des deux amis, et avoir été le témoin de leurs souffrances. Aussi se lia-t-il d’une étroite amitié avec Chrétien, et lui témoigna-t-il qu’il voulait désormais l’accompagner dans son voyage. Ainsi, des cendres de celui qui était mort pour le témoignage de la vérité, il sortit un pèlerin qui accompagna Chrétien jusqu’à la fin de son voyage. Espérant l’assura de plus qu’il y avait plusieurs autres personnes dans la foire qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour les suivre.
A peine étaient-ils sortis de la foire qu’ils rencontrèrent un homme nommé Intérêt personnel, auquel ils demandèrent d’où il venait et jusqu’où il prétendait aller par ce chemin.
– Je viens, répondit-il, sans dire son nom, de la ville d’Éloquence, et je m’en vais à la cité céleste.
– Eh ! dit Chrétien, êtes-vous de la ville d’Éloquence ? Y a-t-il aussi là quelques gens de bien ?
Intérêt personnel – Oui, je crois qu’il y en a quelques-uns.
Chrétien – Mon ami, quel est votre nom, s’il vous plaît ?
Intérêt personnel – Vous ne me connaissez pas, et je ne vous connais pas non plus ; si vous êtes d’accord pour que nous fassions chemin ensemble, j’en serai très content ; sinon j’en prendrai mon parti.
Chrétien – J’ai souvent entendu parler de la ville d’Éloquence ; et, si je ne me trompe, j’ai entendu dire que c’était un lieu où on connaît une grande prospérité.
Intérêt personnel – Oui, je vous l’assure ; j’y ai plusieurs riches amis.
Chrétien – Dites-moi, je vous prie, quels sont les amis que vous y avez, si je ne suis pas trop hardi de vous le demander.
Intérêt personnel – Presque toute la ville, particulièrement Tourne autour, Esclave des circonstances, Beau parleur (dont les ancêtres ont donné le nom à la ville), Légaliste, Celui qui va par deux chemins, Ami de chacun, et le docteur de notre quartier, Monsieur Langue double, qui est mon proche parent. Et, à vrai dire, quoique je sois un homme qualifié, mon père était cependant un batelier qui regardait toujours d’un autre côté que son but lorsqu’il était à la rame, et j’ai gagné la plus grande partie de ce que je possède à ce métier.
Chrétien – Êtes-vous marié ?
Intérêt personnel – Oui, vraiment, j’ai une femme très vertueuse qui est fille de Madame Dissimulation, femme d’un très grand mérite et d’une haute naissance. Elle sait s’entretenir avec toute sorte de personnes, avec les grands et les gens du peuple, avec les hommes pieux et les impies. Il est vrai qu’à l’égard de la religion il y a une différence entre nous et ceux qui vont par le chemin le plus court ; mais ce n’est qu’en deux points de peu d’importance. Le premier est que nous ne voulons jamais aller contre le vent ni contre le courant de l’eau. Le second, que nous sommes toujours les plus zélés, lorsque la religion est en estime et que la piété est applaudie.
Ici Chrétien se mis un peu à l’écart avec son compagnon Espérant, et lui dit. – Il me vient maintenant dans la pensée que cet homme pourrait bien être Intérêt personnel, de la ville d’Éloquence. Si c’est bien lui, nous avons en notre compagnie l’un des plus grands escrocs qu’il y ait dans ces contrées.
Espérant lui dit : – Demandez-lui encore une fois son nom. Peut-être n’en aura-t-il pas honte ?
Là-dessus Chrétien se rapprocha d’Intérêt personnel et lui dit : – Vous parlez comme si vous étiez l’homme le plus sage du monde ; et, si je ne me trompe, il me semble que je vous connais. Ne vous appelez-vous pas Intérêt personnel de la ville d’Éloquence ?
Intérêt personnel – Nullement ; ce n’est point là mon nom, mais c’est un sobriquet que m’ont donné certaines gens qui ne peuvent me souffrir. Il faut cependant que je m’en console en le souffrant comme un opprobre, à l’exemple de plusieurs gens de bien qui ont vécu avant moi.
Chrétien – Mais n’avez-vous jamais donné à ces personnes l’occasion de vous imposer ce sobriquet ?
Intérêt personnel – Jamais de ma vie. Le plus grand mal que j’aie jamais fait, et d’où l’on pourrait avoir pris occasion de me donner ce nom, c’est que j’ai toujours eu le bonheur de régler mes sentiments et ma conduite selon le cours de ce monde, de quelque manière que les choses aillent. Et par le moyen de cette souplesse, j’ai bien avancé mes affaires, et je me suis tiré des plus fâcheuses rencontres. Mais, pour cela, ces malheureux n’ont aucune raison de me mépriser.
Chrétien – J’ai tout de suite pensé que vous étiez celui-là même de qui j’ai beaucoup entendu parler. Et s’il m’est permis de dire ce que je pense, je trouve que votre nom vous convient mieux que vous ne voulez l’avouer.
Intérêt personnel – Si c’est ce que vous imaginez, je ne saurais vous en empêcher. Mais vous trouverez que je suis un camarade agréable, si vous voulez me recevoir en votre compagnie.
Chrétien – Si vous voulez venir avec nous, il faut que vous marchiez contre vents et marées. Et, si je ne me trompe, ce n’est pas là votre inclination. Cependant nous devons nous tenir attachés à la religion, aussi bien lorsqu’elle marche avec des habits déchirés que lorsqu’elle est revêtue de riches vêtements, lorsqu’elle est dans les fers comme lorsqu’elle est élevée sur le trône.
Intérêt personnel – Vous ne devez pas opprimer ma conscience. Laissez-moi la liberté et permettez que je marche avec vous à ma manière.
Chrétien – Pas même un pas de plus, à moins que vous ne vouliez faire ce que je viens de vous proposer.
– Je ne quitte pas mes principes, répliqua Intérêt personnel, puisqu’ils sont commodes et avantageux. Si je ne puis avoir votre compagnie, je ferai ce que j’ai fait jusqu’ici. Je marcherai doucement tout seul jusqu’à ce que je trouve quelque autre compagnie qui s’accommode de moi.
23ème samedi
Chapitre 23
Faux raisonnements du monde au sujet des concessions qu’on peut faire aux hommes ; abomination de ces calculs.
Ici je vis que Chrétien et Espérant le laissèrent et commencèrent à aller de l’avant, assez loin de lui. Toutefois, comme l’un d’eux se retourna, il aperçut trois hommes qui suivaient Intérêt personnel. Lorsqu’ils furent assez près de lui, il se baissa avec beaucoup de respect pour les saluer, et eux aussi le complimentèrent à leur tour. Les noms de ces personnes étaient Ami du monde, Ami de l’argent et Rapace, tous trois fort connus d’Intérêt personnel, parce qu’ils avaient été camarades d’école dès leur jeunesse, sous un maître nommé Avide, au pays de l’Avarice. Ce maître d’école leur avait enseigné l’art de s’approprier une infinité de choses, ou par force, ou par flatterie, ou par ruse, ou par mensonge, ou même enfin sous l’apparence de la piété. Et ces quatre camarades d’école avaient si bien profité dans cet art par les soins de leur maître, que chacun d’eux était capable de l’enseigner aussi bien que lui.
Après donc qu’ils se furent salués réciproquement, Ami de l’argent dit aux autres : – Qui sont ces hommes là devant nous ? (car Chrétien et Espérant n’étaient pas encore si loin qu’on ne puisse les voir).
Intérêt personnel – Ce sont deux hommes d’un même pays qui marchent à leur manière.
Ami de l’argent – Ah ! pourquoi ne nous attendent-ils pas, afin que nous puissions aussi jouir de leur bonne compagnie ? Car je pense qu’eux et nous, et vous aussi, Monsieur, nous avons le même but.
Intérêt personnel – C’est vrai, mais ces hommes qui marchent devant nous sont si rigides, si attachés à leurs sentiments, et ils ont tant de mépris pour ceux des autres que, quelque piété qu’ait un homme, s’il ne se conforme pas en tous points à leurs principes, ils rompent d’abord toute communication avec lui.
Rapace – Cela ne vaut rien. Ce sont ces sortes de gens qui veulent être trop justes. Leur humeur sévère fait qu’ils jugent et qu’ils condamnent tout ce qu’ils ne font pas eux-mêmes. Mais, je vous prie, en quoi et en combien de points différiez-vous ?
Intérêt personnel – Ils veulent, selon leur obstination, qu’il soit notre devoir de poursuivre notre voyage en toute saison et quelque temps qu’il fasse ; et moi j’attends toujours le temps propre et le vent favorable. Ils risquent pour Dieu tout ce qu’ils ont à la fois ; moi j’use de prudence et je mets tant que je peux mes biens et ma vie en sûreté. Ils sont inébranlables dans leurs sentiments, lors même que tout le monde serait contre eux ; quant à moi, je m’adapte dans les affaires de religion, selon que le temps et mon avantage le requièrent. Ils s’appliquent à la piété, lors même qu’elle est exposée à l’opprobre et au mépris ; moi, je ne m’y attache que lorsqu’elle est en honneur.
Ami du monde – Tenez-vous ferme à ces principes, mon cher ami Intérêt personnel ; car, pour moi, je considère comme fous ceux qui, ayant la liberté de conserver leurs biens et leur commodité, sont assez dépourvus de sens pour vouloir tout perdre. Soyons prudents comme des serpents.
Le meilleur est d’amasser pendant l’été. S’ils veulent être assez fous pour voyager sous la pluie, laissons-les faire. Pour nous, attendons le beau temps.
Lorsqu’on peut accorder la religion avec la conservation des biens que Dieu nous donne dans sa bonté, c’est alors qu’elle me convient le mieux, et c’est ainsi qu’il faut prendre la chose ; car lorsque Dieu nous a départi des biens de cette vie, il veut aussi que nous les conservions pour l’amour de Lui. Job dit que les gens de bien donnent l’or pour de la terre (ou qu’ils amassent l’or comme la poussière, Job 22. 24). Il ne faut donc pas être comme ces gens qui sont là devant nous, s’ils sont tels que vous les dépeignez.
Rapace – Je pense que nous sommes tous d’un même sentiment à ce sujet, et il est inutile d’en parler davantage.
Ami de l’argent – Vous avez raison ; car celui qui ne veut suivre à cet égard ni l’Écriture ni la droite raison (qui, comme vous voyez, sont pour nous), ne mérite pas seulement d’être écouté.
Intérêt personnel – Mes frères, nous voici tous réunis. Permettez-moi, pour notre édification mutuelle, de proposer cette question. Lorsqu’un homme, soit pasteur ou autre, trouve quelque occasion de faire un profit quelconque, en sorte cependant qu’il ne peut l’obtenir que par une belle apparence de piété, ou en faisant paraître plus de zèle qu’à son ordinaire pour quelque partie du service divin, je demande si un tel homme ne peut pas employer ces moyens pour parvenir à son but, et être avec cela un homme de bien ?
Ami de l’argent – Je connais cette question à fond, et je veux, avec votre permission, essayer d’y répondre exactement. Premièrement, je la considérerai par rapport à un pasteur. Supposez un pasteur vénérable qui a peu de revenus, à qui il se présente une place ou un bénéfice plus avantageux, et qu’il ait moyen de l’obtenir, mais à condition d’étudier davantage, de prêcher plus fréquemment et peut-être même de renoncer à l’un ou l’autre des principes de la foi, parce que l’état de son troupeau l’exige ainsi, je ne vois aucune raison qui puisse l’empêcher d’accepter la place qui se présente à lui. Et je ne crois pas qu’en cela il fasse la moindre brèche à sa conscience ; car :
– premièrement, s’il est naturel d’améliorer sa position (comme il l’est sans contredit), dès lors, la chose est permise et le pasteur peut accepter le nouvel emploi sans consulter sa conscience ;
– deuxièmement, le désir qu’il a d’arriver à une meilleure position l’oblige à prêcher, à étudier davantage et avec plus d’ardeur, et ainsi le rend plus homme de bien ; par là-même, il développe mieux ses talents, ce qui est agréable à Dieu ;
– troisièmement, en changeant quelque chose à ses principes pour s’accommoder à son peuple, il fait voir trois choses ; qu’il sait renoncer à lui-même et à sa propre volonté, qu’il sait exercer son habileté pour en gagner quelques-uns et se faire à tous, selon le précepte même d’un apôtre, enfin qu’il est par conséquent des plus aptes à exercer son emploi.
D’où je conclus qu’on ne doit pas condamner un pasteur qui change un bénéfice plus maigre pour un plus avantageux, ni conclure de là qu’il soit avare ou autre chose semblable. Mais plutôt, en tant qu’il a par là occasion d’exercer ses dons et sa science, on doit le regarder comme un homme qui suit sa vocation, et qui se prévaut sagement de l’occasion que Dieu lui met en main.
Pour ce qui concerne un artisan, supposez que ce soit un homme qui a peu de biens dans ce monde, mais qui peut, en faisant paraître de la piété, rendre son état plus heureux : épouser, par exemple, une femme riche, ou attirer plus de clients à sa boutique. Je ne vois aucune raison pour laquelle cela ne puisse se pratiquer légitimement ; car :
– premièrement, c’est une vertu d’être pieux, quel que soit le moyen qui y conduit un homme ;
– deuxièmement, il n’est pas non plus défendu de s’enrichir, d’épouser par exemple une femme riche, ou d’attirer à soi beaucoup de clients ;
– troisièmement, l’homme qui obtient ces choses par sa piété obtient un bien par un autre ; ainsi, il y aura dans le cas supposé, des richesses, des bons clients, une femme riche, toutes choses excellentes par elles-mêmes, et acquises par la piété, qui est aussi excellente.
Par conséquent, il est permis d’adopter la piété en vue d’obtenir ces avantages.
Cette décision de Ami de l’argent, sur la question proposée par Intérêt personnel, fut très applaudie de tous. C’est pourquoi ils conclurent qu’il fallait y adhérer. Et comme ils s’imaginaient que personne ne pourrait la réfuter, et qu’ils remarquèrent que Chrétien et Espérant n’étaient pas si loin qu’on ne puisse les atteindre, ils résolurent unanimement de les attaquer avec cette question, d’autant plus que ces deux voyageurs avaient repoussé rudement Intérêt personnel. Alors ils les rappelèrent, et eux, les ayant entendus, s’arrêtèrent un moment pour les attendre.
Cependant il fut résolu que ce ne serait pas Intérêt personnel, mais Ami du monde, qui leur poserait la question, se flattant que la réponse ne serait pas si dure que celle qui avait été faite à Intérêt personnel.
S’étant donc approchés, après les civilités d’usage, Ami du monde posa la question à Chrétien et à son compagnon, les priant d’y répondre s’ils le pouvaient.
– Certainement, dit Chrétien. Le moindre enfant, en matière de religion, pourrait sans peine répondre à cette question et à dix mille semblables ; car :
– premièrement, on ne doit pas suivre Christ pour avoir du pain, comme il est dit dans Jean 6 verset 26 ; combien plus donc est-ce une chose abominable de Le suivre pour s’avancer par ce moyen dans le monde !
– deuxièmement, nous ne trouvons dans l’Écriture personne qui ait suivi vos principes, si ce n’est des païens, des hypocrites, un magicien et un diable.
– Des païens, car c’est ainsi que Hamor et Sichem, ayant formé des projets sur la fille de Jacob et sur son bétail, et voyant qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’y réussir que d’adhérer, du moins extérieurement, à la religion des Hébreux, dirent à leurs concitoyens : «Si vous recevez la circoncision, leurs biens, leur bétail et tout ce qu’ils possèdent nous appartiendra ». Ainsi la fille et les richesses de Jacob étaient ce qu’ils avaient en vue, et la religion n’était qu’un prétexte pour les obtenir. Lisez cette histoire dans le chapitre 34 du livre de la Genèse.
– Des hypocrites, car voyez les pharisiens. Ils dévoraient les maisons des veuves sous le prétexte de faire de longues prières ; et c’est ce qui aggravait leur condamnation devant Dieu (Luc 20. 46 et 47).
– Simon le magicien était aussi de ce caractère, car il désirait avoir le Saint Esprit pour gagner de l’argent ; Mais le jugement qu’il entendit de la bouche de Pierre fut : « Que ton argent périsse avec toi » (Act. 8. 20 et 22).
J’ai dit en quatrième lieu, un diable, car Judas, qui en était un, suivait les mêmes principes. Il avait l’apparence de la piété, il suivait Jésus Christ et témoignait de la charité pour les pauvres. Mais c’était à cause de la bourse et pour avoir ce qui était dedans car, au fond, c’était un réprouvé, un fils de perdition.
Il est facile de voir que ceux qui deviennent pieux par amour pour le monde seront toujours disposés à renoncer à la piété, pour le même motif ; car il est aussi certain que Judas regardait au monde dans ses pratiques de piété, qu’il est certain que ce fut pour le monde qu’il vendit sa piété et son Seigneur Lui-même. C’est donc un sentiment païen, pharisaïque et diabolique, que l’affirmative de votre question, laquelle néanmoins je constate que vous avez choisie. Mais votre salaire sera selon vos œuvres.
A ces mots, ces hommes se mirent à se regarder fixement les uns les autres, sans pouvoir répondre un seul mot, parce qu’ils étaient convaincus de la vérité des choses que Chrétien venait d’avancer. Il se fit donc un grand silence. Intérêt personnel et ses compagnons s’arrêtèrent tout court et restèrent en arrière, tandis que Chrétien et Espérant continuèrent leur chemin et les devancèrent d’assez loin, ce qui donna lieu à Chrétien de dire à son ami :
– Si ces gens ne peuvent pas supporter le jugement d’un homme, comment pourront-ils subsister devant le jugement de Dieu ? S’ils demeurent ainsi muets lorsqu’ils n’ont affaire qu’à des vases de terre, quelle sera leur confusion lorsqu’ils se verront exposés aux reproches que leur fera le Dieu des vengeances devant les saints et tous les anges !
24ème samedi
Chapitre 24
L’amour du monde et des richesses est la mort de l’âme.
Jouissances spirituelles d’un enfant de Dieu.
Chrétien et Espérant furent bientôt hors de leur vue et arrivèrent dans un endroit très heureux nommé Lieu agréable, où ils marchaient avec une grande satisfaction. Mais ce lieu était de petite étendue, et ils l’eurent bientôt passé. De l’autre côté de cette plaine était situé un coteau qu’on nomme le Gain, où il y a des mines d’argent qui, par leur attrait, avaient autrefois détourné plusieurs voyageurs du droit chemin ; et comme ils s’étaient trop approchés, le terrain s’était éboulé sous leurs pieds (car il est fort trompeur), et ils y avaient péri misérablement. Cet incident se renouvelle encore tous les jours. D’autres y sont devenus tout à fait infirmes sans pouvoir se remuer pour le reste de leur vie.
Alors je vis aussi, du côté droit, un peu au-dessus de la mine, un homme nommé Démas (2 Tim. 4. 10), homme de distinction, qui criait aux passants de monter par là, et d’examiner un peu l’endroit. – Holà ! holà ! cria-t-il à Chrétien et à Espérant, venez ici, je vous montrerai des choses qui vous feront plaisir.
Chrétien – Quelles sont ces choses, pour mériter que nous nous détournions de notre route ?
Démas – C’est une mine d’or et d’argent. Si vous voulez passer ici, vous pourrez vous enrichir sans beaucoup de peine.
Espérant – Hé ! mon ami Chrétien, allons-y un peu.
Chrétien – Je n’en ferai rien. J’ai entendu dire beaucoup de choses sur ce lieu-là. On dit qu’un grand nombre de gens y ont péri. Les richesses sont des pièges pour ceux qui les recherchent. Elles sont un obstacle dans le voyage.
Alors Chrétien cria à Démas : – Ce lieu n’est-il pas dangereux, et n’a-t-il pas détourné plusieurs pèlerins de leur voyage ?
Démas – Pas du tout, sinon quelques étourdis (et en disant cela, il rougissait de honte).
Chrétien – Frère Espérant ! croyez-moi, ne nous détournons pas d’un pas, mais suivons droitement notre sentier.
Espérant – J’ose bien affirmer que si Intérêt personnel passe par ici, et qu’il soit sollicité comme nous, il ira voir ce qu’il en est.
Chrétien – Cela ne serait pas surprenant, et il ne ferait que suivre ses principes. Mais il y a toutes les probabilités qu’il y ferait une chute mortelle.
Démas – Mais, encore une fois, ne voulez-vous pas venir ici ?
Chrétien – Vous êtes, pour vous le dire franchement, un ennemi des voies du Seigneur, et vous avez déjà été jugé par un des juges de sa Majesté à cause de votre révolte. Pourquoi tentez-vous de nous attirer dans la même condamnation ? Ah ! si nous nous retirions des voies de notre Roi, Il le saurait bientôt, et nous confondrait en un moment. Nous voulons Lui conserver nos cœurs libres et constants.
Démas – Je suis aussi de votre société, et si vous voulez seulement attendre un peu ici, jusqu’à ce que j’aie amassé quelques pièces de cette mine, j’irai avec vous.
Chrétien – Quel est votre nom ? Ne vous appelez-vous pas comme je viens de vous nommer ?
Démas – Oui, mon nom est Démas. Je suis enfant d’Abraham.
Chrétien – Vous êtes enfant de Judas, et vous marchez sur ses traces. Votre père a été pendu comme un traître et vous n’avez pas mérité un moindre supplice. Soyez assuré que nous rapporterons tout fidèlement à notre Roi, lorsque nous serons en Sa présence.
C’est ainsi qu’ils passèrent leur chemin. Cependant ils virent derrière eux Intérêt personnel et ses compagnons qui, au premier appel de Démas, s’en allèrent tout droit à lui. Je ne saurais dire s’ils trébuchèrent dans la fosse, ou s’ils descendirent pour travailler à la mine, ou enfin s’ils y furent étouffés par les vapeurs qui s’en élèvent continuellement ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils ne reparurent plus dans tout le reste du chemin.
Tout ceci donna lieu à Chrétien et à Espérant de chanter ce cantique :
Un jour l’exécrable Démas
Vint au-devant d’un homme peu fidèle.
A peine paraît-il avec ses faux appâts
Que ce malavisé court où Démas l’appelle.
Séduit par l’éclat des faux biens,
Il quitte Dieu pour des idoles vaines.
Et son âme se livre aux funestes liens
Du tyran infernal qui l’accable de chaînes.
Funeste exemple du courroux
Qu’exercera le monarque suprême
Sur ceux qui n’ont suivi Jésus, ce chef si doux,
Que pour des biens trompeurs et non pas pour lui-même !
Or nos pèlerins, ayant suivi leur route sans se détourner, arrivèrent dans un lieu où se trouvait un ancien monument fort près du grand chemin, et qui leur causa à l’un et à l’autre une grande surprise. Il ressemblait à une femme changée en colonne. Les deux amis s’y arrêtèrent longtemps pour l’examiner de tous côtés, ne sachant ce que cela pouvait être. Enfin Espérant aperçut sur le front de cette espèce de statue une inscription en caractères fort antiques et très usés. Comme il n’était pas lettré, il appela Chrétien, qui avait plus de connaissances que lui, pour essayer de déchiffrer cette inscription et d’en comprendre le sens. Celui-ci, après en avoir rassemblé les lettres, lut ces mots : « Souvenez-vous de la femme de Lot » (Luc 17. 32). Ce qui leur fit conclure que c’était là la statue de sel en laquelle cette femme fut changée lorsqu’elle se retourna du côté de Sodome, où elle avait laissé son cœur (Gen. 19. 26). Ce spectacle effrayant amena la conversation suivante :
Chrétien – Ah ! mon frère, que ce spectacle nous est bien présenté à propos ! Après avoir été sollicité par Démas à visiter le coteau du Gain, si nous étions allés comme vous le désiriez, je crois bien que nous y aurions connu le même sort que cette femme, pour servir d’exemple à ceux qui viendraient après nous.
Espérant – J’ai bien du regret d’avoir été si insensé, et je suis surpris moi-même de ce que je n’ai pas eu le même sort que cette femme; car quelle différence y a-t-il entre elle et moi ? Elle se retourna, et moi je désirais aller. Ah ! que ne puis-je recourir à la grâce de Dieu avec une profonde confusion, après avoir été capable de concevoir une telle pensée dans mon cœur !
Chrétien – Remarquons bien ce que vous venons de voir, afin que cela nous serve pour l’avenir. Cette femme avait échappé à un grand malheur, et elle tomba dans un autre. Elle n’était pas morte avec Sodome, mais elle périt par un autre accident.
Espérant – Il est vrai qu’elle nous sert d’avertissement et d’exemple : d’avertissement, afin que nous évitions de tomber dans le même péché ; d’exemple, pour nous apprendre quelle condamnation nous avons à attendre si nous n’en profitons pas. C’est ainsi que Coré, Dathan et Abiram, avec les 250 hommes qui périrent avec eux, furent en avertissement et en exemple (Nomb. 16). Mais je m’étonne d’une chose : – Comment Démas et ses compagnons peuvent-ils être si hardis en recherchant ainsi les trésors de ce siècle, ayant devant les yeux, sans qu’ils puissent presque éviter de le voir, l’exemple de cette femme, qui ne fit que de se tourner du côté de ces faux dieux ? ; car nous ne lisons pas qu’elle avait encore fait un seul pas pour aller les chercher, et cependant elle a subi un jugement si sévère !
Chrétien – C’est en effet une chose bien surprenante, et qui fait bien voir que ce sont des gens désespérément méchants. Je ne sais à qui je pourrais mieux les comparer qu’à ces voleurs qui prennent la bourse des autres en la présence du juge et jusque sous le gibet. Il est dit des hommes de Sodome qu’ils étaient méchants et grands pécheurs (Gen. 13. 13), parce qu’ils avaient péché en la présence du Seigneur et malgré les bienfaits qu’Il avait répandus sur eux (car le pays de Sodome était comme un jardin délicieux). C’est ce qui réveilla Sa jalousie et qui attira sur eux le feu de Sa colère. D’où l’on peut conclure avec une entière certitude que ceux qui pécheront de même à la vue et au mépris de tous les exemples, pareils à ceux qui leur sont mis continuellement devant les yeux pour leur servir d’avertissement, auront à endurer tôt ou tard les jugements les plus terribles.
Espérant – Toutes ces choses sont la vérité même ; il n’y a là-dessus aucun doute. Et quelle grâce que ni vous ni moi n’ayons servi d’un pareil exemple aux autres ! Cela doit bien nous engager à louer Dieu et à Le craindre sans cesse, nous souvenant toujours de la femme de Lot.
Comme ils s’entretenaient ainsi, ils arrivèrent près d’un agréable ruisseau que David appelle « le ruisseau de Dieu » (Ps. 65. 9), Et Jean « les fontaines des eaux de la vie » (Apoc. 7. 17). Comme leur chemin les conduisait tout droit le long des bords de ce ruisseau, ils marchaient avec un grand plaisir. Ils burent aussi de l’eau du ruisseau, qui les fortifia merveilleusement et ranima leurs esprits abattus. De l’autre côté du ruisseau, il y avait, assez près du bord, toutes sortes d’arbres verdoyants dont les feuilles sont propres à nourrir et à rafraîchir les voyageurs lorsque leur sang est échauffé par la fatigue. Elles sont bonnes dans tous les cas. Auprès du ruisseau il y avait encore une prairie très agréable, semée de lis d’une beauté ravissante, et qui conservaient leur verdure toute l’année. Ils s’y couchèrent et s’y endormirent, car ils pouvaient s’y reposer en toute sûreté. A leur réveil, ils amassèrent et mangèrent encore quelques fruits de ces arbres, et burent de l’eau rafraîchissante du ruisseau. C’est ainsi que nos voyageurs se reposèrent et se délassèrent agréablement pendant plusieurs jours, chantant ensemble ce qui suit.
Heureux séjour, charmantes rives,
Sources d’eaux brillantes et vives,
Arbres féconds, chargés de fruits dont les vertus
Restaurent l’âme languissante,
Et dont l’efficace puissante
Ranime les sens abattus !
Aimables lieux ! qui peut décrire
Les charmes qu’en vous on admire !
Heureux qui peut jouir de vos divins attraits !
Heureux qui, fuyant tous les vices,
Dans ce paradis de délices
Boivent les plaisirs à longs traits !
Et quand ils furent prêts à continuer leur voyage (car ils ne l’avaient pas encore fini), ils mangèrent et burent encore avant de partir ; après quoi ils quittèrent ce lieu délicieux.
25ème samedi
Chapitre 25
L’âme chrétienne qui s’écarte du chemin du salut tombe dans les doutes, et ceux-ci la conduisent au désespoir.
Ils n’en étaient pas fort éloignés lorsque le chemin commença à s’écarter un peu du ruisseau, ce qui les consterna beaucoup. Ils n’osèrent cependant pas sortir du chemin, quoiqu’il ait été en cet endroit extrêmement dur et inégal, et que la plante de leurs pieds soit devenue fort tendre et délicate par la longueur du voyage. Mais leurs âmes, ennuyées du chemin, comme les Israélites (Nomb. 21. 5), en désiraient un meilleur. Au côté gauche du chemin, ils aperçurent une prairie nommée Détour et une planche pour y passer. Là-dessus Chrétien dit à son compagnon : – Si cette prairie ne nous détourne pas de notre chemin, passons-y.
En même temps, il passa la planche pour inspecter les lieux, et il y trouva qu’en effet il y avait un sentier le long du chemin. – Ah ! s’écria-t-il, voilà justement ce que je souhaitais ; l’on peut marcher par ici très commodément. Venez, mon cher Espérant, entrons dans ce chemin.
– Mais, dit Espérant, si ce chemin nous détournait, que ferions-nous ?
– Cela ne se peut, répondit Chrétien ; voyez, ce sentier ne va-t-il pas tout du long de la route ?
Ainsi, Espérant se laissa gagner par son compagnon et le suivit par-dessus la planche. Hélas ! que de maux ils s’attirèrent par cette seule faute ! Tout de suite après avoir passé sur cette planche, ils trouvèrent le terrain mou sous leurs pieds. Cependant, comme ils virent quelqu’un qui allait devant eux, nommé Vaine Confiance, ils l’appelèrent et lui demandèrent où ce chemin conduisait.
Il répondit : – A la porte du ciel.
– Eh bien ! dit Chrétien, vous voyez que je ne me suis pas trompé et que ce chemin est bon.
En disant cela, ils continuèrent à suivre cet homme, qui les engagea dans un labyrinthe de maux d’où ils eurent mille peines à se retirer ; car ils furent d’abord surpris par une nuit si obscure que le dernier ne pouvait plus voir celui qui marchait devant lui. Le ciel se couvrait d’épais nuages.
Or, parce que Vaine confiance ne voyait pas lui-même le chemin devant ses pieds, il tomba dans une fosse profonde qui avait été creusée par le prince du pays pour y précipiter les hommes vains et orgueilleux, et il se brisa les os.
Les deux voyageurs furent vivement étonnés lorsqu’ils entendirent le bruit qu’il fit en tombant. Mais leur frayeur redoubla quand, après avoir demandé à haute voix ce que c’était, ils n’entendirent pour toute réponse que quelques soupirs d’un agonisant, et qu’en même temps la pluie, les tonnerres et des éclairs épouvantables commencèrent à gronder de toute part.
Alors Espérant dit à son compagnon : – Hé ! où en sommes-nous, mon pauvre ami ?
Chrétien, qui avait le cœur rempli de douleur pour s’être ainsi malheureusement égaré, ne répondit rien dans un premier temps, mais il donnait assez à connaître les tristes pensées qui remplissaient son âme par les soupirs et les gémissements qu’il poussait de temps à autre.
– Ah ! disait-il, que n’ai-je suivi mon chemin ! Qui aurait cru que ce sentier nous ait ainsi écartés de la bonne route ?
Espérant – C’est ce que je craignais dès le commencement. J’ai pensé vous en avertir discrètement. Il est vrai que j’aurais dû parler d’une manière plus forte ; mais je respectais votre âge, car vous êtes mon aîné.
Chrétien – Mon cher frère, ne vous impatientez pas. J’avoue avec confusion que je suis la cause de tout le malheur qui nous arrive. Je ne saurais vous exprimer la douleur qui me pénètre et les regrets que j’éprouve, de vous avoir exposé à un si grand danger. Je vous prie, mon frère, pardonnez-moi ; je ne l’ai pas fait dans une mauvaise intention.
Espérant – Que dites-vous là, mon frère ? Je vous pardonne de tout mon cœur. Prenez seulement courage ; j’espère que tout ceci contribuera à notre bien.
Chrétien – Quelle consolation dans mon malheur, et quel bonheur pour moi d’avoir rencontré un ami si doux et si charitable ! Mais, sans nous arrêter ici, rebroussons chemin à l’instant.
Espérant – Permettez que je passe devant vous.
Chrétien – Non, s’il vous plaît. C’est moi qui dois passer le premier, afin que, s’il y a quelque péril à craindre, j’y sois le premier exposé, puisque c’est moi qui vous ai fait vous fourvoyer.
Espérant – Non, vous ne le ferez pas, car votre esprit étant agité comme il l’est, vous pourriez encore manquer le chemin.
En même temps, ils entendirent une voix d’exhortation qui leur dit : « Dresse-toi des signaux, place-toi des poteaux, mets ton cœur au chemin battu, au chemin par lequel tu es venue » (Jér. 31. 21). Ils prirent donc la résolution de retourner en arrière. Mais il faisait si obscur et la pluie était tellement forte qu’ils furent plusieurs fois en danger de périr. Ils ne purent pas même, de toute la nuit, malgré d’intenses recherches, retrouver la planche sur laquelle ils avaient passé ; de sorte qu’ils furent obligés de se mettre à l’abri dans une petite caverne, où ils s’assirent jusqu’à ce que le jour commence à paraître et, parce qu’ils étaient fatigués, ils s’endormirent. Ces pauvres voyageurs éprouvèrent alors qu’il était bien plus aisé de sortir du chemin quand on y est que d’y rentrer lorsqu’on en est une fois sorti.
A quelque distance de cette caverne, il y avait un château, nommé le Doute, occupé par un géant nommé Désespoir qui, s’étant levé de bon matin et se promenant dans la campagne, trouva Chrétien et Espérant dormant sur ses terres. Il leur cria avec fureur et d’un ton menaçant de s’éveiller. Ensuite il leur demanda qui ils étaient et ce qu’ils faisaient sur ses terres.
– Nous sommes, dirent-ils, des voyageurs qui ont manqué le chemin.
– Mais d’où vient, leur dit-il brusquement, que vous avez eu l’audace de vous coucher sur mes terres ? Suivez-moi sans délai, et vous saurez à qui vous avez à faire.
Ils n’osèrent refuser ; car, outre que le sentiment de leur faute les rendait timides, ils craignaient de l’irriter davantage, parce qu’il était beaucoup plus fort qu’eux. Après les avoir ainsi traînés dans son château, il les jeta dans un cachot obscur et puant, où ils furent enfermés depuis le mercredi matin jusqu’au samedi soir. Il est aisé de juger ce que leur condition avait de lamentable ; car, enfin, les voilà destitués de toute espérance, privés de tout secours humain, sans parents, sans amis, tyrannisés par le Désespoir, dans des ténèbres affreuses, n’ayant pas même un seul morceau de pain ni une petite goutte d’eau pour apaiser la faim et la soif qui les tourmentaient ; de sorte qu’ils ne voyaient que les affreuses images de la mort qui se présentaient à eux de toute part. Mais ce qui faisait surtout le supplice de Chrétien, c’était d’avoir causé, par ses avis imprudents, le malheur de son fidèle ami.
26ème samedi
Chapitre 26
L’âme qui ne sait plus espérer en Dieu pour son salut éternel se voit en proie au désespoir ; mais la confiance aux promesses de Jésus nous fait retrouver la liberté et le chemin du ciel.
Le géant Désespoir étant seul avec sa femme Incrédulité, il lui raconta comment il avait jeté deux prisonniers dans le cachot pour les avoir trouvés sur ses terres, et lui demanda ce qu’elle trouverait le plus à propos de faire d’eux. Elle lui demanda quelles étaient ces personnes. Il lui raconta tout, et là-dessus elle lui conseilla de les battre le lendemain matin sans aucune miséricorde.
Le géant ne fut pas plutôt levé qu’il se mit en état d’exécuter le conseil que sa femme lui avait donné. Pour cela, il se saisit d’un énorme bâton, et s’étant jeté sur eux, avec une fureur inexprimable, quoiqu’ils ne lui dirent pas une mauvaise parole, il les battit si rudement qu’ils demeurèrent par terre sans pouvoir se relever. Après quoi il s’en alla, et les laissa sur le carreau, où ils eurent tout le temps de déplorer leur malheur.
Pendant que les deux pauvres pèlerins s’abandonnaient à des regrets et à des soupirs continuels dans leur cachot ténébreux, le géant Désespoir ne pensait qu’aux moyens de les faire périr ; c’est de quoi il s’entretint encore la nuit suivante avec sa femme Incrédulité qui, ayant appris qu’ils étaient encore en vie, lui conseilla de les faire mourir. Ainsi, dès l’aube du jour, il se rendit auprès d’eux, et les sollicita fortement de se donner la mort. Mais comme ils hésitaient à suivre ses suggestions, il se jeta de nouveau sur eux avec fureur, et aurait infailliblement achevé par les tuer, s’il n’avait été surpris lui-même par une maladie à laquelle il était sujet lorsqu’il aperçoit les rayons et la lumière du soleil. Il fut hors d’état de se servir de ses mains pendant ce temps-là. Ainsi il les laissa dans leur état, et se retira en méditant sur ce qu’il aurait à faire ultérieurement. Cependant les prisonniers se consultaient de leur côté sur le parti qui leur serait le plus avantageux.
– Que ferons-nous, mon frère ? dit Chrétien. Que notre sort est à plaindre et notre vie misérable ! Quant à moi, je ne sais ce qui me serait le meilleur : ou de traîner une vie aussi triste, ou de mourir sur-le-champ. Je préférerais mourir de la plus cruelle mort (Job 7. 15), et le sépulcre me serait plus agréable que cette fosse. Quoi ! faut-il que nous nous laissions ainsi tyranniser par ce géant ?
Espérant – J’avoue que notre état présent est fort déplorable, et la mort me serait aussi plus douce que la vie. Mais souvenons-nous que le Seigneur, vers qui nous tendons, nous a dit : « Tu ne tueras point » (Ex. 20. 13). Que si nous ne devons pas tuer les autres, beaucoup moins devons-nous être les meurtriers de nous-mêmes, puisque celui qui tue son prochain ne détruit que son corps, mais celui qui se tue lui-même détruit son corps et son âme. Vous parlez de trouver dans la mort la délivrance de vos maux… mais avez-vous oublié l’enfer, mon frère, où les meurtriers sont infailliblement précipités ? Car les meurtriers n’hériteront pas du royaume des cieux. Souvenons-nous aussi que le géant Désespoir n’a pas toute puissance en main ; et j’ai entendu dire que plusieurs qui, comme nous, avaient été pris sur ses terres, s’étaient cependant heureusement échappés. Qui sait si Dieu, le Maître de la vie et de la mort, ne fera pas mourir le géant Désespoir lui-même ? Ou ne pourrait-il pas arriver qu’il oublie une fois de fermer le château ? Ou qu’il soit encore violemment surpris de cette maladie qui lui ôte tout l’usage de ses membres ? Quoi qu’il arrive, je suis résolu à prendre courage et à attendre la dernière extrémité, ou à tenter si nous ne pourrions pas nous échapper de ses mains. J’ai été mal avisé de ne pas l’avoir tenté plus tôt. Cependant, mon frère, ayons patience, et ne perdons pas courage dans nos maux. Qui sait si nous ne sommes pas à la veille d’obtenir une heureuse délivrance ? Prenons seulement garde de ne pas être les meurtriers de nous-mêmes.
Ces paroles rendirent un peu de courage à Chrétien, de sorte que le géant, étant revenu sur le soir dans la fosse pour voir si les prisonniers avaient suivi son conseil, fut extrêmement surpris de les voir plus dispos et plus heureux qu’auparavant. C’est alors que, les regardant de travers, il leur dit d’un ton menaçant qu’ils se repentiraient de ne pas avoir suivi son conseil, et qu’il leur arriverait tant de maux qu’ils maudiraient le jour de leur naissance.
Ces menaces les firent trembler. Chrétien surtout en fut si effrayé qu’il s’évanouit. Mais, après qu’il fut un peu revenu à lui-même, les deux amis renouèrent conversation et délibérèrent sur le parti qu’ils devaient prendre, car Chrétien inclinait à suivre le conseil de Désespoir, mais Espérant s’y opposa vivement.
– Mon frère, disait-il, ne vous souvient-il plus de la fermeté que vous avez fait paraître jusqu’ici ? Rien n’a pu vous ébranler. La fureur d’Apollyon, le fardeau accablant que vous portiez, les affreux objets que vous avez vus dans la Vallée obscure, les cris lugubres que vous y avez entendus, en un mot mille accidents qui vous sont arrivés dans votre route… rien n’a été capable de vous faire perdre courage, et maintenant vous êtes la faiblesse même ! Quant à moi, j’espère un sort plus favorable, quoique ma condition présente ne diffère en rien de la vôtre, que je sois assujetti aux mêmes maux et que j’aie beaucoup moins de force et d’expérience que vous.
Prenez donc patience avec moi, mon cher ami. Rappelez dans votre souvenir la force que vous avez toujours fait paraître, et, en particulier, le courage invincible avec lequel vous avez affronté, dans la Foire de la Vanité, les chaînes, les prisons, le carcan et la mort même dont vous étiez continuellement menacé. Et si cela ne suffit pas, que du moins la considération du blasphème auquel le christianisme est exposé quand on se soustrait aux souffrances, nous porte à tout souffrir avec patience jusqu’à l’éternité.
C’est ainsi que les deux pèlerins passèrent le reste de la nuit suivante. Mais à peine le jour commençait à paraître que le géant les traîna dans la cour, suivant le conseil de sa femme, et leur montra des os qui y étaient semés de toutes parts.
– Ceux-ci, leur dit-il, étaient aussi des voyageurs comme vous. Ils vinrent sur mes terres comme vous l’avez fait, et je les ai punis de leur témérité. Je les ai mis en pièces. Et avant que deux jours soient passés vous pouvez compter que vous subirez la même peine. Retournez dans votre cachot.
En même temps il les chassa devant lui jusqu’à la prison, où ils demeurèrent jusqu’au samedi dans un état très pitoyable.
La nuit étant revenue, comme Incrédulité et Désespoir s’entretenaient encore de l’état des prisonniers, le vieux géant témoignait à sa femme l’extrême surprise qu’il avait de ne pouvoir venir à bout, ni par ses coups, ni par ses suggestions, de les pousser à se donner la mort.
– Je crois, dit sa femme, qu’ils vivent encore dans l’espérance que quelqu’un viendra les délivrer, ou qu’ils trouveront quelque trou souterrain pour s’enfuir.
– Croyez-vous cela ? dit le géant. Il faut donc que demain je les soumette encore à une nouvelle épreuve.
Cependant les prisonniers s’étaient mis à prier dès le milieu de la nuit du samedi, et jusqu’au point du jour. Enfin, Chrétien, un peu avant que le jour parût, s’écria : – Que je suis insensé de demeurer couché dans cette fosse puante, au lieu de me mettre en liberté ! N’ai-je pas en mon sein une clé nommée Promesse qui doit ouvrir sûrement toutes les serrures de ce château du Doute ?
– Quelle bonne nouvelle, mon cher frère ! dit Espérant. Sortez-la, je vous prie, et essayons si elle pourra ouvrir.
Chrétien se hâta donc de sortir cette clé et commença par l’essayer à la porte de la prison. La chose réussit parfaitement, car il ne l’eut pas plus tôt tournée une fois que la porte s’ouvrit largement, de sorte qu’ils sortirent tous deux. Ils allèrent ensuite à une porte de fer qui donne sur la basse-cour du château, qu’ils ouvrirent également sans peine par le moyen de cette clé. Ils trouvèrent ensuite une autre porte de fer qui était très difficile à ouvrir ; cependant cette clé l’ouvrit avec la même facilité.
Enfin, ils se hasardèrent à ouvrir les grandes portes pour être en état de poursuivre et de hâter leur voyage. Elles s’ouvrirent en effet, mais elles firent un si grand bruit en s’ouvrant que le géant en fut éveillé. Il soupçonna d’abord ce que c’était, et il voulut se lever en hâte, dans le dessein de poursuivre ses prisonniers ; mais sa maladie le saisit avec tant de violence qu’il n’eut pas la liberté de se servir de ses membres, de sorte que les voyageurs eurent tout le temps de s’enfuir. Ainsi ils se hâtèrent de se rendre au chemin royal où, n’étant plus sur les terres du géant, ils se retrouvèrent en parfaite sûreté.
Après avoir repassé la planche, ils cherchèrent quel serait le signal le plus convenable qu’ils pourraient y mettre pour empêcher ceux qui viendraient après eux de tomber en la puissance du géant Désespoir. Et ils trouvèrent bon d’y placer une colonne avec cette inscription : « Au-delà de cette planche est le chemin qui conduit au château du Doute, possédé par le géant Désespoir qui méprise le Roi de la Cité céleste et qui cherche à faire périr les saints voyageurs ». Cette inscription a été dès lors fort utile à plusieurs voyageurs qui, par ce moyen, ont évité le péril. Après cela nos pèlerins élevèrent leurs voix pour chanter ce cantique.
O sécurité flatteuse !
Que tu nous causes de maux,
Et qu’une âme est malheureuse
Qui cherche en toi son repos !
Tu nous promets des délices.
Mais tout ce que tu promets
Se termine à des supplices
Qui ne finiront jamais.
Par certaine voie unie
Couverte de faux appas,
Du droit chemin de la vie
Tu sais détourner nos pas.
L’orgueil que tu nous suggères
Avec tes illusions,
Cache à nos yeux nos misères,
Nos vices, nos passions.
Tu nous enivres sans cesse
Du doux et subtil poison
De l’aise et de la paresse
Qui fait tarir l’oraison.
Tu nous conduis dans la voie
Où, sans s’en apercevoir,
On devient enfin la proie
Du doute et du désespoir.
O Sécurité trompeuse,
Qui nous causes tant de maux !
Et qu’une âme est malheureuse
Qui cherche en toi son repos !
Plutôt, âmes désireuses
Des biens de l’éternité,
Fuyez donc ces voies flatteuses,
Fuyez la sécurité.
Veillez ! Ne cessez de suivre
Le chemin semé de croix.
Lui seul peut nous introduire
Au palais du Roi des rois.
27ème samedi
Chapitre 27
Heureux repos de l’âme.
Différentes manières de faire naufrage quant à la foi, et triste sort de ceux qui ont ce terrible malheur. Avant-goûts du ciel.

Un avis sur « LE VOYAGE DU PÈLERIN »
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