UN CHEF D’ŒUVRE

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 UN CHEF-D’ŒUVRE

Comment Georges-Frédéric Haendel composa, son chef-d’œuvre, Le Messie, en vingt-quatre jours, à l’âge de cinquante-six ans, est l’une des histoires les plus merveilleuses de la science musicale.

Le 13 avril 1737, Haendel, alors âgé de cinquante-deux ans, écrivait fiévreusement à son pupitre, dans son appartement de célibataire à Londres. Son valet de chambre à l’étage inférieur, entendant un bruit sourd, accourut en même temps que le secrétaire du maître, qui descendait du troisième étage. Tous deux trouvèrent le compositeur frappé d’une attaque d’apoplexie qui paralysait le côté droit. Tandis que le docteur lui faisait une saignée, le malade murmura : « J’ai fini – pas de force – je ne désire pas – vivre – sans force ». Haendel étant incapable de marcher ou d’écrire une note, on gardait peu d’espoir de le sauver.

Mais le musicien s’en alla à Aix-la-Chapelle prendre les bains chauds. Quand le spécialiste lui dit que son cœur ne supporterait pas une fatigue de plus de deux ou trois heures à la fois dans l’eau, il y resta neuf heures. En une semaine, il put marcher ; la suivante, il pouvait lever un bras. Avant de retourner en Angleterre, il voulut s’arrêter à la cathédrale pour témoigner sa reconnaissance en improvisant sur l’orgue avec sa main gauche. Puis, doucement, il essaya la main droite, qui, finalement, joua également ! « Je reviens du hadès ! » murmura-t-il.

Durant les quatre années qui suivirent, il composa neuf opéras ; il recommençait à être comblé d’honneurs. Alors survint un hiver particulièrement rigoureux durant lequel on supprima les concerts faute de moyen de chauffage ; la reine Caroline, sa protectrice, mourut. Ses revenus diminuèrent ; il s’endetta et erra par les rues de Londres, désespéré et incapable de travailler. « Pourquoi, s’écriait-il, Dieu a-t-il permis ma résurrection simplement pour que les hommes m’enterrent de nouveau ? » Pendant quarante ans, il avait écrit de la musique pour l’aristocratie anglaise, et maintenant il se sentait devenir vieux et inutile.

Complètement découragé, il rentrait un soir chez lui ; c’était tard, tout dormait, et il gravissait péniblement son escalier. Un volumineux paquet était posé sur son pupitre ; il l’ouvrit en hâte et trouva un libretto : « Un oratorio sacré », pour lequel Charles Jennens désirait qu’il composât la musique. Mais Haendel ne voulait pas d’un sujet religieux ! Il souffla sa bougie et se mit au lit. Incapable de dormir, il regarda encore une fois le manuscrit : Le Messie.

Les premiers mots : « Consolez-vous ! » attirèrent son attention. Il tourna les pages. « Le peuple qui marchait dans les ténèbres… Son nom sera appelé Admirable, Conseiller, le Dieu Puissant ». Les harmonies commençaient à s’élever en lui. Il continua à lire. « Gloire à Dieu dans les lieux très hauts… les yeux des aveugles seront ouverts… vous trouverez le repos de vos âmes… Il fut méprisé et rejeté des hommes… Il chercha quelqu’un qui eût compassion de lui, mais il n’y a eu personne ». Humilié, le musicien baissa la tête, puis tourna la page. « Levez vos têtes… Le Seigneur donna la parole… Je sais que mon rédempteur est vivant… Réjouissez-vous ». Mélangeant l’encre à ses larmes, il jeta rapidement quelques notes sur le papier ; les mélodies le remplissaient tout entier ; la force lui revenait, si bien que sa plume ne pouvait suivre les flots de son imagination. Dans une activité surhumaine, il couvrit de notes des pages et des pages de façon si fébrile que l’encre des premières lignes n’était pas encore sèche qu’il terminait déjà un feuillet.

Quand son valet de chambre apporta le plateau du déjeuner le lendemain matin, il trouva son maître encore penché sur son travail. À midi, la nourriture n’avait pas été touchée. Pendant trois semaines, Haendel mangea et dormit à peine. Il écrivait comme s’il était ivre, se levant précipitamment, se ruant sur son clavecin, chantant aussi haut que sa voix le lui permettait, avec des larmes roulant le long de ses joues : « Alléluia ! Alléluia ! »

« Je croyais voir le ciel devant moi, et Dieu lui-même dans toute sa majesté ! » expliqua-t-il plus tard. Le temps et l’espace n’existaient plus quand il composait dans une pareille frénésie. Le Messie fut achevé le 14 septembre 1741 ; le compositeur ne vit et n’entendit plus rien, il tomba sur son lit épuisé. Il dormit dix-sept heures ; son domestique, qui n’avait reçu que de vagues réponses ou des regards vides, pensa qu’il allait mourir et appela le docteur, qui profitait de faire une partie de pêche. Mais Haendel s’était levé avant qu’il n’arrive, réclamant à manger et riant bruyamment.

– Vous êtes bizarre, dit le docteur.

– Je crois plutôt que Dieu m’a visité, répondit le musicien.

Le Messie est une œuvre remarquable par son unité. La première partie dépeint la longue attente du Messie et l’annonce de sa naissance ; la deuxième, la mort et la résurrection de Christ, tout en célébrant le triomphe de l’évangile par les chœurs, tandis que la troisième partie proclame la foi en Dieu et l’assurance de l’immortalité.

L’œuvre eut un immense succès en Angleterre, comme en Irlande. Lorsque Haendel, devenu aveugle à la fin de sa vie, dirigeait son oratorio le 6 avril 1759, au moment où le chœur chantait : « La trompette sonnera », son visage se crispa et le vieux compositeur s’effondra. « Je voudrais mourir un vendredi saint », avait-il une fois murmuré : son vœu fut exaucé.

D’après L’Almanach Évangélique 1955