C’ÉTAIT BIEN VOUS, MONSIEUR ?
Un soir d’hiver. La lune brille dans toute sa clarté. Un bateau remonte lentement le Potomac, au nord de l’Amérique. L’air est calme, pas le moindre souffle de vent.
Sur le pont de cet élégant bateau, plusieurs personnes enveloppées de leurs manteaux de fourrure sont confortablement installées sur des chaises longues et causent ensemble.
– Chantez-nous quelque chose ! Demande une dame au célèbre Sankey dont la voix était bien connue en Amérique et en Europe.
– Chanter ? Répond Sankey en regardant tout étonné son élégante interlocutrice, je ne chante que des chants chrétiens.
– Eh bien ! Qu’importe ! Chantez-nous un de vos chants, répond la voyageuse.
Tous les passagers appuient la demande et Sankey se lève. Il se découvre, reste quelques moments calme et immobile à la clarté de la lune, puis il se met à chanter. Sa voix résonne dans l’espace, pure et saisissante :
« Jésus, Ami de mon âme,
Je viens me cacher en Toi …
Dans mon cœur je veux attendre
Que la tempête ait passé,
Parle-moi, Ta voix est tendre,
C’est un baume au cœur brisé. »
Ils écoutent tous dans le plus grand silence … Quand, tout à coup, on voit s’élancer vers Sankey un homme encore jeune, qui vient lui aussi d’écouter le chant par une ouverture à l’autre bout du pont.
– Avez-vous servi dans l’armée du Nord ? demande-t-il agité.
– Oui, répond Sankey.
– Étiez-vous dans tel régiment … dans tel bataillon … ?
– Oui, répond une seconde fois Sankey. Mais pourquoi toutes ces questions ?
– Attendez ! N’étiez-vous pas à l’avant-poste une certaine nuit de mai ? Cherchez à vous rappeler ! C’était bien vous, Monsieur ?
– Oui, répond Sankey pour la troisième fois. Je m’en souviens très bien.
– Moi aussi, dit l’homme d’une voix étouffée, car ce fut la nuit la plus importante et la plus remarquable de ma vie et … de la vôtre ! J’ai comme vous combattu dans cette guerre, mais dans les troupes du sud, dans les rangs ennemis. J’étais aussi, comme vous, à l’avant-poste et, de loin, à la lumière brillante de la lune, je vis un homme debout, un de ces adversaires maudits.
– Ah! Ah! Mon vieux, me dis-je, tu ne m’échapperas pas. Ce sera toujours un de moins. Ne sens-tu pas que tu n’as que quelques secondes à vivre, pauvre type !
Et je pointais mon arme sur lui. Sa tête était en pleine lumière, moi, j’étais dans l’ombre. Mon doigt pressait sur la détente. Soudain l’homme fit un mouvement. Il leva les yeux vers une étoile et se mit à chanter. Hé ! Chacun a ses faiblesses ! … La mienne c’est la musique. Je posais avec précaution mon arme sur le sol.
-Ce gaillard-là a une fameuse voix ! Pensai-je. Je lui accorde trois minutes de plus. Il faut que je l’écoute.
Ce qu’il chanta, c’était le chant de tout à l’heure. A ces paroles : « Parle-moi, Ta voix est tendre, c’est un baume au cœur brisé », je sentis une étreinte, je ne savais pas ce que c’était, mais je n’avais jamais ressenti quelque chose de semblable. Il faut que je vous dise qu’autrefois – il y a bien des années de cela, combien d’horreurs j’ai vues depuis ! – ma mère me chantait ce même chant, dans notre petite maison, quelque part dans les grandes forêts de l’Ouest. Elle est morte si jeune, ma mère, et je l’ai toujours pleurée … Eh bien, Monsieur, juste à cette minute-là, je sentis son baiser ici sur mon front, très distinctement, comme autrefois, lorsque j’étais encore un heureux et innocent enfant. Cela me transperça. Cela m’a empêché de tuer ce fils d’une autre mère.
Lorsque je vous ai vu tout à l’heure, exactement comme l’autre fois, la tête découverte à la clarté de la lune, et que je vous ai entendu chanter le même cantique – mon cœur s’est brisé complètement. La première fois, ce ne fut qu’une étreinte, mais aujourd’hui je me sens perdu, perdu ! Voulez-vous m’aider, Monsieur, à trouver ce Christ si puissant qui, pour la seconde fois, s’adresse à moi pour me ramener sur le bon chemin ?
Sankey ne répondit rien, mais il ouvrit ses bras et serra le pauvre étranger sur son cœur. Et dans cette belle nuit, un pécheur commença une vie nouvelle avec Dieu.
