JOE-LE-CURIEUX

 JOE-LE-CURIEUX

1. Une bonne surprise

Joe-le-curieux était bien le fils de son père ! Il n’y a rien d’étrange. C’est le sort de la plupart des jeunes garçons, mais cela lui avait valu son surnom. Car Joe n’était pas seulement le portrait de son père lorsque j’avais connu celui-ci au même âge, mais comme lui, plus que lui-même, il avait besoin de savoir un tas de choses, et de poser une foule de questions. Il était plein de curiosité pour tout. Il est possible que le lieu de sa naissance y ait contribué : Joe était né dans une hutte de terre au milieu d’un village indigène, loin de toute civilisation, au cœur même de l’Afrique noire. C’est là qu’il avait passé les huit premières années de sa vie, ne voyant guère d’autres blancs que son père et sa mère, tous deux missionnaires, et de temps à autre un voyageur occasionnel. Des garçons et des fillettes noirs étaient ses seuls camarades de jeux et il parlait leur langage presque aussi couramment que sa langue maternelle.
Mais au bout d’un certain temps il fallut l’envoyer pour son éducation en Angleterre et, un beau jour, je vis arriver chez moi un petit bout d’homme brun, maigre, agile comme un singe, sans aucune timidité, et plein de curiosité pour tout ce qu’il voyait.
C’est pour cela que nous l’avons appelé : « Joe-le-curieux » et le nom lui resta.
Son père est cet intrépide jeune pionnier missionnaire que j’ai connu jadis si intimement sous le nom de Jack Wantoknow (en anglais « je voudrais savoir ») et dont j’ai suivi si affectueusement la carrière dès son enfance. Maintenant il confiait à mes soins son fils unique et ainsi, durant six années, Joe Wantoknow fut un membre de notre cercle de famille, un rappel constant, parfois bien amusant du Jack Wantoknow de jadis, et posant inlassablement des questions.
Au début de son séjour, ce fut un vrai déluge de questions et nous en étions harcelés nuit et jour. Par exemple : « D’où vient l’eau du bain, et où va-t-elle quand on le vide ? » « Qui allume la lumière électrique et pourquoi ne peut-on pas la souffler comme les lampes qu’il y avait à la maison ? » « Pourquoi la neige tombe-t-elle du ciel et qu’est-ce qui la rend si froide ? Et où s’en va-t-elle ? »
Un jour je trouvai mon appareil de radio en morceaux ; Joe-le-curieux l’avait cassé pour voir l’homme qui parlait à l’intérieur !
Toutefois il s’habitua vite à ses nouvelles conditions d’existence et, comme il avait l’intelligence vive, il n’était pas nécessaire de lui donner deux fois la même explication. Il était très populaire à l’école, car ses camarades n’étaient jamais lassés d’écouter ses histoires de sorciers, de serpents, de crocodiles, de lions et de léopards. Joe revenait tous les soirs à la maison débordant de questions nouvelles, et parfois mon savoir et mon ingéniosité étaient soumis à une rude épreuve pour que mes réponses puissent le satisfaire.
Deux ou trois ans s’écoulèrent ainsi.
– Oncle Salomon, me dit-il un soir, comme nous étions assis devant le feu, après avoir pris le thé, l’Angleterre est-elle un pays chrétien ?
Il faut dire que le père de Joe, alors qu’il était un gamin, m’avait baptisé : « Salomon » parce que, comme la reine de Sheba, il me posait des questions difficiles à résoudre ; Joe avait continué à m’appeler ainsi et avait ajouté l’« oncle » par-dessus le marché.
– Pourquoi me demandes-tu ça ? Dis-je en mettant mon journal de côté.
– Oh ! pour savoir, répondit-il.
– Eh bien, qu’en dis-tu toi-même ? Fis-je pour gagner du temps.
– Dans tous les cas les garçons à l’école ne sont pas des chrétiens !
– Que sont-ils donc, Joe ? Des païens ?
– Enfin, bien sûr, ils sont plus ou moins civilisés, tu comprends ; ils ont des vêtements convenables, ils se tiennent bien à table et tout le reste, et ils n’adorent pas des fétiches comme les païens en Afrique, mais…
– Donc ils doivent être des chrétiens, n’est-ce pas ? Dis-je avec un sourire.
– Mais oncle Salomon, ils n’adorent rien du tout ! Ils se moquent de la prière qu’on fait en classe, ils prétendent qu’ils ne vont jamais à l’église à moins qu’on ne les y oblige de temps à autre. Quelques-uns disent qu’ils ne croient pas à la religion et que personne n’y croit plus.
– Et que leur réponds-tu ?
– Eh bien ! Tu sais que je suis moniteur cette année dans la dernière classe, alors cela me donne le droit de leur dire quelque chose ! Nous avons eu une fameuse discussion aujourd’hui et je leur ai dit qu’ils ne valaient pas mieux que les Africains, à part leur couleur.
– Par exemple, mon garçon, ça c’était un coup droit.
– Oui, mais ce qui m’intrigue, oncle Salomon, si c’est la même chose partout, comment l’Angleterre est-elle un pays chrétien ?
– Je ne suis pas certain du tout qu’elle le soit, répondis-je gravement. Et au fait, je ne vois pas trop comment il peut y avoir un pays chrétien. Je peux comprendre ce qu’est un garçon chrétien, un homme chrétien, une église chrétienne, mais non pas une nation chrétienne dans le vrai sens de ce mot. Car aucune nation n’est composée que de chrétiens ni, je le crains bien fort, ne le sera jamais.
– Mais alors il faudrait qu’il y ait des missionnaires pour l’Angleterre tout comme pour l’Afrique ! dit Joe.
– Certainement, et tout de suite même, répondis-je. Pourquoi ne commencerais-tu pas avec les païens de ton école, mon ami ?
Joe prit une mine assez embarrassée et au bout d’un moment dit :
– J’aimerais bien, mais je ne saurais pas que leur dire, ils me trouveraient un drôle de garçon si j’essayais !
– D’ailleurs, ajoutais-je, il n’y a pas beaucoup de temps pour essayer, car tu vas partir au milieu du semestre.
Joe sauta en l’air :
– Partir, oncle Salomon ?
– Eh bien ! Après l’été tu entreras dans une autre école, et d’ici là il se passera quelque chose.
– Que va-t-il arriver, oncle Salomon ? dit Joe au comble de l’excitation.
– Nous allons partir ensemble pour aller faire une visite à ton père dans les solitudes de l’Afrique centrale, dis-je tranquillement.
– Oh ! Hourrah ! cria Joe.

2. Sur l’Océan

A l’école, Joe devint une sorte de héros. Le jour qui suivit l’annonce de la grande nouvelle, il informa ses camarades d’un air important qu’il allait partir en voyage dans une ou deux semaines.
– Où vas-tu donc ? lui demandèrent-ils.
– Oh ! En Afrique, avec mon oncle !
– Tu vas chasser du gros gibier, dit l’un.
– Nous enverrons quelques coups de feu, bien sûr, car, lorsqu’on voyage dans la brousse, il faut être prêt à tirer ; on ne sait jamais, dans ces hautes herbes, ce qui va vous sauter dessus, des lions, des léopards ou des serpents et toutes sortes de bêtes, dit Joe, tandis que les plus petits garçons ouvraient de grands yeux.
Les questions pleuvaient.
– Ton fusil est-il prêt ? Monteras-tu sur un chameau ? Ou sur un éléphant ? Est-ce que tu camperas dehors près d’un feu pour éloigner les bêtes féroces ?

– Envoie-nous des timbres de là-bas, dis, Joe !
– Tu as rudement de la chance ! – était le commentaire général et Joe en était bien persuadé.
Le soir, il restait éveillé, pensant à toutes les aventures à venir, et lorsqu’il s’endormit, c’était pour en rêver encore. Joe était vraiment un heureux garçon, car ce n’est pas chaque gamin de quatorze ans qui a une pareille occasion de parcourir le monde et j’étais moi-même enchanté de l’avoir pour compagnon de voyage ; car il était grand pour son âge, débrouillard, observateur, s’intéressant à tout et, comme je l’ai déjà dit, plein de curiosité. Je pensais bien que je ne m’ennuierais pas en sa compagnie.
A la fin, le jour si désiré arriva. Nos malles étaient bouclées, nos places retenues, nos passeports en ordre, il ne manquait rien à nos appareils photographiques, bien importants eux aussi. Puis après avoir fait nos adieux nous gagnâmes le port où nous devions nous embarquer pour l’Afrique du Sud.
Le bateau qui allait nous emmener était vraiment énorme. Il était là, le long du quai de Southampton, et les remorqueurs qui s’agitaient tout autour ressemblaient à de tout petits chiens jouant autour d’un grand dogue endormi. Les hommes de l’équipage, faisant sur le navire les derniers préparatifs du départ, paraissaient des fourmis courant ici et là. Joe-le-curieux était dans son élément et j’avais bien à faire à répondre à ses questions continuelles. Il voulait tout savoir à la fois, et je dus lui rappeler que l’Afrique était bien loin encore et que nous aurions tout le temps d’explorer le bateau qui devait être notre demeure pendant plus de quinze jours. Comme nous descendions le « Solent », les grands faisceaux lumineux des phares et des bateaux-phares éclairaient notre marche le long du canal. Enfin les rivages de la vieille Europe disparurent dans les brouillards du soir, et nous étions en route pour nos aventures. Joe lui-même était silencieux à mes côtés, alors que nous restions sur le pont au crépuscule ; il glissa sa main dans la mienne, comme pour se rassurer et cela signifiait : « Nous voilà en route pour l’inconnu, oncle Salomon et moi ! », puis il alla gagner sa couchette et, tandis que le grand bateau continuait sa marche, Joe glissa dans le pays des rêves.
Le Golfe de Gascogne ne nous fut pas favorable. Une grosse tempête y fit rage et Joe n’avait pas encore le pied marin. A vrai dire, ce ne fut pas ses pieds ou ses jambes qui le dérangèrent – il fut très malade du mal de mer ! Mais nous nous dirigions vers le sud, vers le soleil et au bout de quelques jours, la mer redevint calme, le soleil brillait, on put faire des jeux sur le pont et se baigner dans la grande piscine. Joe était aussi heureux que possible. Bien entendu il voulait tout voir, et sa joie fut extrême lorsque le commandant, à la table duquel nous prenions nos repas et qui s’était pris d’amitié pour lui – comme chacun du reste – nous invita à monter sur sa passerelle. C’était une faveur exceptionnelle, et Joe qui avait déjà commencé à écrire son journal, prenait activement des notes sur tout ce qu’il voyait. Le commandant n’était pas seulement un bon marin, mais un vrai chrétien, aussi je ne fus pas surpris lorsque nous pénétrâmes dans la cabine du commandant de l’entendre dire à mon jeune compagnon :
– C’est ici que nous gardons la Bible du bateau, aimerais-tu la voir ?
– Oh oui ! S’il vous plaît, dit Joe, qui s’attendait à voir un gros volume, relié en cuir, dans le genre d’une Bible de famille. Mais au lieu d’un livre il vit une carte étalée sur un grand pupitre et toute couverte de traits et de signes mystérieux.
– Voilà, dit le commandant, voilà ce qui permet à notre navire de marcher droit, c’est la carte qui nous indique la route à suivre. Si nous ne la consultions pas plusieurs fois par jour, nous nous égarerions et nous pourrions bien faire naufrage. Tu vois que cette carte fait pour le navire ce que la Bible doit faire pour toi et pour moi. Et voici ce que j’appelle la Prière du bateau.
– La prière, monsieur ? – dit Joe en regardant un étrange instrument que l’officier avait pris en main.
– Eh bien ! Le vaisseau prie par là, – répondit-il en souriant de la surprise de Joe. On appelle cet instrument un sextant et on l’emploie pour regarder le soleil.
– Mais vous pouvez bien voir le soleil sans lui, s’écria Joe tout amusé.
– Certainement, mais sans savoir ce que le soleil peut nous enseigner ; voilà à quoi sert cet appareil. Il nous indique exactement où nous nous trouvons, et si nous nous sommes écartés de la route, il nous y remet en accord avec la carte. Tu vois combien il est important de regarder à la fois en haut et sur la carte. Tu ne peux pas te perdre si tu consultes constamment l’un et l’autre.
– Et qu’est-ce que ce curieux instrument, s’il vous plaît, dit Joe qui examinait une machine ressemblant à une cloche.
– Oh ! Celui-ci est très important, dit le capitaine. Ce n’est rien moins que la conscience du vaisseau.
– Je ne savais pas qu’un navire eût une conscience, dit le jeune garçon plus intrigué que jamais.
– Eh ! Sans doute, sans cela qui l’avertirait lorsqu’un danger est proche ? Il y a tant de rochers, de bancs de sable, de périls de tous genres sous la surface de la mer, que, sans cet instrument avertisseur, le navire pourrait s’échouer vingt fois. Beaucoup de bateaux périssent de cette manière. Mais cet appareil nous avertit à temps du danger et nous pouvons l’éviter si nous prenons la peine de le consulter. Une conscience humaine elle-même ne sert à rien si on n’écoute pas sa voix.
– Mais comment cela fonctionne-t-il ? demanda Joe.
– C’est un instrument extraordinaire, dit le capitaine, il a remplacé l’ancienne sonde à plomb, c’est par le son qu’il nous renseigne.
– Par le son ?
– Oui, par le son. C’est une machine qui transmet les sons comme un gramophone, voici comment il fonctionne. Au fond du navire il y a un marteau qui tape sans cesse contre la grille. Chaque coup est renvoyé du fond de la mer comme un écho, et le temps que met le son pour aller et revenir est consigné sur ce disque. Vois-tu sur le papier cette ligne sinueuse ? Elle nous montre exactement le profil du fond de la mer au-dessus duquel nous naviguons. Comme le son voyage à travers l’eau à une vitesse fixe et déterminée, la ligne indiquée par l’écho donne les variations exactes de la profondeur de la mer. Si un récif est dans notre voisinage, le navire le sait à temps et peut l’éviter.
– C’est merveilleux ! dit Joe qui ouvrait de grands yeux, et j’étais bien de son avis, moi aussi.
– Et çà c’est le gouvernail du bateau, n’est-ce pas ? demanda-t-il encore en voyant le timonier à son poste.
– Oui, dit le capitaine, seulement je l’appelle la volonté du navire.
– Oh ! Je vois, dit Joe, c’est lui qui donne la direction ; c’est par le gouvernail que vous faites marcher le bateau où vous voulez aller, c’est bien ça, n’est-ce pas ?
– Parfaitement, mon ami, et il est de toute importance que le gouvernail soit entre les mains de quelqu’un qui connaît la route. Lorsque nous approchons d’un port, nous faisons toujours monter à bord un pilote éprouvé et nous lui confions le gouvernail.
– Je vois, dit Joe sérieusement. Mais savez-vous, capitaine, je crois que vous auriez fait un bon prédicateur !
– Une espèce de pilote pour le ciel, hein ! répliqua le capitaine en riant de bon cœur, qui sait, mon garçon !… tu y arriveras peut-être un jour toi-même.
Là-dessus, l’officier nous conduisit aux machines.
Ce que Joe vit dans la chambre des machines révolutionna ses idées sur les moteurs. Jusqu’alors son expérience s’était limitée à une auto six cylindres, de seize chevaux, et pour un garçon de son âge, il était assez au courant de son fonctionnement. Mais ici il se trouvait en face d’un mécanisme de proportions gigantesques, car notre navire possédait des moteurs de dix-huit cylindres qui donnaient une force de onze mille chevaux, et ces énormes machines marchaient silencieusement, sans un à-coup et tout était si propre, si bien tenu, qu’on pouvait se promener là en bas en pantalon blanc, sans risquer une seule tache.
L’ascenseur qui nous descendit jusque dans la cale à vingt-quatre mètres de profondeur émerveilla Joe ; là se trouvaient les tuyaux qui actionnaient les deux hélices à dix mètres sous la surface de la mer. C’était vraiment le cœur du grand navire, le secret de sa puissance, la force motrice qui l’emmenait à sa destination sans qu’il eût à compter avec le vent, les marées ou les courants contraires.
Si par accident les machines venaient à s’arrêter, le bateau flotterait sans direction, sans espoir, à la merci des vents et des vagues.
Comme nous remontions sur le pont, je dis à mon petit compagnon :
– Dans tout ceci je vois le sujet d’une parabole.
– Attends ; oncle, dit Joe ; je veux le deviner. J’y suis ! C’est quelque chose qu’on a en soi et qui vous fait avancer, c’est bien çà ?
– Oui, à peu près, répondis-je. Tiens, regarde là-bas ces poissons volants, ce sont les premiers que je vois depuis notre départ.
– Où donc, où donc, oncle ? cria Joe tout excité. Oh ! Je les vois ; ils sont magnifiques. Qu’est-ce qui les fait voler ainsi, dis-moi ?
– Le même principe, Joe : la puissance intérieure. La puissance de la vie, c’est ce qui nous rend capable de marcher contre le courant et de ne pas aller à la dérive. C’est une force aussi tranquille, aussi cachée, aussi discrète que celle des machines du vaisseau ou de l’élan des poissons. C’est la puissance intérieure, la puissance d’une nouvelle vie. C’est une chose formidable que de la posséder, Joe, ne penses-tu pas ? Et maintenant allons faire une partie de palet ; après une matinée si instructive, un peu d’exercice sera le bienvenu.

 

3. L’arbre malheureux

Nous voici enfin au Cap ! Et voici la montagne de la Table avec sa nappe, comme on appelle l’étrange nuage bleu, si souvent visible le matin, recouvrant le sommet tout plat de la montagne.
– Voici la tête du Lion, Joe !
– Eh ! Oncle, un lion, déjà ? Où est-il ?
– Non, pas un lion vivant, mais cette montagne à droite de la montagne de la Table. A cause de sa forme on l’appelle « La Tête du Lion » ; vue d’un certain côté, elle a l’air d’un énorme lion. Et maintenant, allons à terre !
Pendant les quelques jours que nous avons passés à la Ville du Cap, les sujets d’émerveillement et des questions ne manquèrent pas pour Joe, et je fus fort occupé pour y satisfaire. Le monument élevé à la mémoire de Cecil Rhodes (Cecil Rhodes, explorateur et colonisateur anglais, 1853-1902) le remplit d’admiration, et il ne se lassait pas de contempler la grande statue de bronze du fameux colonisateur qui, du haut de son cheval, regardait vers le nord, vers ces immenses solitudes de la Rhodésie, qu’il avait acquises à son pays.
– Quel homme extraordinaire, oncle Salomon ! Penser qu’un écolier quelconque peut devenir si célèbre ! Comme c’est magnifique de donner son nom à un grand morceau de continent, – et Joe regardait sur la carte qu’il tenait à la main, le mot « Rhodesia », s’étalant au sud de l’Afrique. Ne crois-tu pas qu’il a été un homme très heureux ?
– Figure-toi que quelqu’un lui a posé un jour cette question.
– Et qu’a-t-il répondu ?
– Tu vas trouver sa réponse assez surprenante : « Heureux ! Non certes ! Je donnerais tout ce que je possède pour croire ce que croit ce vieillard ! » Et il montrait un vieux monsieur qui se tenait à côté de lui.
– Qui était-ce, oncle Salomon ?
– C’était le général Booth, un pionnier de l’Armée du Salut.
– Mais pourquoi n’était-il pas heureux ? Il avait un tas d’argent et une masse d’amis, et de la gloire, qu’est-ce qu’il voulait encore ?
– C’est curieux qu’aucune de ces choses – et même toutes ces choses réunies – n’aient jamais pu satisfaire personne, et si l’on n’est pas complètement satisfait, on n’est pas complètement heureux. En fait, les humains sont les seules créatures insatisfaites et par conséquent malheureuses de ce monde.
– Je me demande d’où cela vient, dit Joe tout rêveur. Tous les animaux semblent parfaitement satisfaits – et il me montrait des moutons et des bœufs qui paissaient tranquillement dans les champs de l’autre côté de la vallée. A la maison notre chien Jack est aussi content que possible, et moi je suis très heureux… pas toujours… non, je ne crois pas que je sois réellement heureux tout le temps, bien que j’aie tant de chance et que tu sois si bon avec moi, n’est-ce pas drôle ? Je me demande pourquoi ?
– Eh ! Mon ami, il y a des gens qui sont profondément heureux tout le temps, jusqu’au fond d’eux-mêmes !
– Ils n’ont alors rien qui les chagrine ?
– Au contraire, certains d’entre eux ont beaucoup de chagrins, beaucoup d’épreuves, mais cela semble troubler seulement leur surface, comme le vent effleure l’eau. Au-dessous leur paix est « comme un fleuve », calme et tranquille et profonde malgré tout.
– Cela doit être beau d’être ainsi, fit Joe, qui était dans un de ses moments sérieux, puis il dit joyeusement :
– Allons, adieu, pauvre vieux Rhodes ! Où allons-nous maintenant ?
Nous remontâmes dans notre taxi et rentrâmes au Cap.
– Tiens, Joe, il y a ici quelque chose d’intéressant, dis-je comme nous passions sur une place devant une grande église hollandaise.
– Quoi ? Cette vieille souche d’arbre ? Que fait-elle ici ?
– Lis l’inscription qui y est fixée, – et Joe lut l’histoire du vieux tronc.
– Je crois que c’était l’arbre le plus triste du monde, dis-je, car sous ses branches de pauvres africains furent vendus et achetés pendant plus de cent ans. On les amenait de cette ancienne maison, là au coin de la place, et sous cet arbre on les offrait aux acheteurs comme du bétail. Parfois des maris et des femmes étaient vendus à des maîtres différents et ne se revoyaient plus jamais.
– Et leurs enfants, où allaient-ils ?
– On les arrachait à leurs mères, et on les vendait.
– Oh ! C’est horrible et méchant, qui faisait cela ?
– Les Hollandais qui allaient prier Dieu dans cette grande église au-delà de l’arbre. Ils priaient à l’intérieur et en sortant ils vendaient des esclaves.
– Quels affreux hypocr… ! cria Joe, mais je l’interrompis.
– Pas du tout, Joe. Ils étaient sincères, et beaucoup d’entre eux étaient des hommes bons et honnêtes aimant leurs femmes et leurs enfants, et qui auraient pleuré s’ils les avaient perdus.
– Mais alors pourquoi traitaient-ils les autres d’une manière si affreuse et cruelle ?
– Je pense qu’ils avaient oublié la Règle d’or : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu’on vous fasse à vous-mêmes ». La plupart des choses mauvaises qui se passent dans ce monde arrivent parce que les hommes ne sont pas attachés à la Bible. Et prier dans une église ne sert à rien si hors de l’église on ne met pas sa foi en pratique.
– Tous ces africains que nous voyons-là autour de nous sont-ils donc des esclaves ?
– Non, Joe, grâce à Dieu, il n’y en a plus un seul. L’esclavage a été définitivement aboli il y a une centaine d’années, et ce malheureux arbre a disparu avec lui. Le tronc seul est resté avec cette inscription pour qu’on se souvienne et peut-être aussi comme avertissement. Et maintenant allons acheter notre auto.
– Quelle auto, oncle ? Allons-nous vraiment faire le voyage en auto ?
– Oui, jusqu’au cœur de l’Afrique noire, pendant des milliers de kilomètres, à travers la brousse, et les hautes herbes et la jungle, toi et moi, avec nos bagages, et nous frayant le chemin jusqu’au « bout du bout » ! As-tu peur, Joe, ou es-tu prêt à tenter l’aventure ?
– Je n’ai pas peur avec toi, oncle, dit Joe en se serrant contre moi ; mais est-ce que ce ne sera pas très dangereux ?
– Pas extrêmement, et tu sais, après tout nous ne serons pas vraiment seuls. Il sera avec nous tout le long de la route.
– Mais tu viens de dire : toi et moi ! Quelqu’un d’autre vient-il aussi ?
– Quelqu’un d’autre, très certainement, mon garçon ! D’ailleurs il me serait impossible de partir sans Lui, tu sais.
– Oh ! Je comprends, dit Joe ; puis il ajouta d’un ton grave : oui, oncle, j’en suis certain, moi aussi.
Puis nous allâmes acheter notre auto.

4. Mines d’or

– Oncle, est-ce vraiment la Cité de l’Or ? Cela a plutôt l’air d’une ville de boue.
C’était Joe qui faisait cette remarque comme nous approchions de Johannesburg à la fin d’une journée où la pluie n’avait cessé de tomber. Certes il n’y avait rien d’attrayant dans ces abords de la grande ville ; des montagnes de scories s’élevaient à côté des puits de mines, dominant les échafaudages, les bâtiments, les quartiers indigènes qui formaient les faubourgs de l’immense cité.
– Oui, nous sommes dans le fameux « Jo’bourg » ; il sera moins laid lorsque nous le verrons demain par le soleil.
– Mais l’or, oncle ? Où est l’or ? demanda Joe d’une voix déçue.
Tout le long de la route – et du Cap jusqu’à Johannesburg, nous avions parcouru des centaines de kilomètres. Joe n’avait fait que parler des mines d’or. Sa curiosité avait été insatiable et il m’avait accablé de questions. Je lui avais raconté comment, il y a environ une cinquantaine d’années, sur cette immense plaine dénudée, située à mille six cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer, quelques prospecteurs avaient trouvé par hasard de la terre pleine d’or qui affleurait le sol ; à la suite de cette découverte une ruée folle avait eu lieu pour jalonner le terrain et se le partager. Ainsi Johannesburg avait surgi presque d’un jour à l’autre, et en un demi-siècle était devenue une très grande ville, avec près de deux mille kilomètres de rues, abritant une population immense.
C’est une des villes les plus peuplées de l’hémisphère sud. Je lui avais raconté encore que plus de la moitié de l’or est extrait de ses mines, et que sous ce rapport Johannesburg est sans doute la contrée la plus riche de l’univers. Je ne sais si Joe s’était attendu à voir les rues pavées d’or, mais il était manifestement désappointé et en regardant autour de lui il me demanda :
– Mais, oncle Salomon, où est l’or ?
– Il y en a pour une valeur de milliards, juste sous nos pieds, répondis-je.
Instinctivement Joe regarda le sol, puis leva les yeux vers moi.
– Non, pas ici, mon garçon ; mais à un millier de mètres de profondeur, au cœur de la terre, est la chambre au trésor du monde. Aimerais-tu la visiter ?

– Oh ! oncle, c’est vrai ? Nous pourrons y aller ? On nous le permettra ? Oh ! C’est trop beau !
Et mon petit compagnon sautait de joie dans l’auto de telle façon que j’avais de la peine à garder ma direction.
– Un peu de calme, je t’en prie, ou tu passeras par-dessus bord, et alors tu verrais plutôt un hôpital qu’une mine d’or !
Ainsi nous sommes arrivés sans encombre à notre hôtel.
Le matin suivant, vêtus de vieux vêtements qu’on nous avait prêtés, qui nous donnaient l’allure de deux voleurs, nous descendîmes dans les entrailles de la terre. Pour commencer nous sommes entrés dans une petite cage de fer – sorte d’ascenseur – qui nous déposa en trois ou quatre minutes au fond du puits de mine à 1500m sous le sol.
Nous nous trouvâmes alors dans un étroit couloir obscur, et nous vîmes des mineurs à l’ouvrage, creusant, creusant pour trouver de l’or. C’était des hommes à demi-nus, noirs, transpirant à cause de la terrible chaleur qui régnait là au fond. Avec de grandes perforatrices pneumatiques, ils attaquaient la roche, y faisant les trous où ensuite on place la charge de dynamite. Ces machines accomplissaient en quelques minutes ce que représentait jadis le travail d’un homme en une demi-journée.
– Mais où est l’or ? demanda encore Joe en regardant de tous côtés sans voir traces du précieux métal.
– Le voilà, mon ami, dis-je en lui montrant sur la paroi du couloir une veine qui s’enfonçait en diagonale dans le sol. La composition de la roche était bizarre ; certes elle n’avait rien qui rappelât de l’or, et lorsque j’en donnai un fragment à Joe pour l’examiner, il dit en riant :
– Oh ! Par exemple, cela a l’air d’un morceau de nougat !
– Exactement, et c’est de là qu’il tire son nom hollandais : « Banket ». Vois-tu ces sortes de petits cailloux qui ressemblent à des noix encastrées dans la roche ? Ce sont des cailloux de quartz et l’or y adhère comme la pelure des noisettes adhère à l’amande dans le nougat. Tu peux garder ce morceau de « Banket », et le montrer à tes camarades ; il contient vraiment de l’or, mais très peu !
Joe le fourra dans sa poche et se sentit soudain presque riche.
– La mine est-elle vraiment très productive ? Cela n’a pas l’air immense…
– Ce n’est qu’une mine étroite, mais elle s’étend sur des kilomètres et des kilomètres et s’enfonce toujours plus profondément. On peut en suivre la trace sur le sol d’après les quarante ou cinquante installations, avec leurs monceaux de scories, qui s’échelonnent à travers le «Rand ». Les puits sont de plus en plus profonds à mesure que la veine s’abaisse. Les mines du « Raid » sont les plus profondes du monde. Mais allons retrouver la lumière du soleil !
En un quart d’heure, notre cage-ascenseur nous ramena à la surface, où un bain chaud et une grande tasse de cacao nous attendaient.
– Mais, oncle Salomon, comment peut-on extraire l’or s’il est incrusté dans la roche, cela doit être très difficile ?
– Viens, et tu vas voir comment cela se pratique, – et nous nous dirigeâmes vers de grands bâtiments près de l’orifice du puits. – Je t’avertis qu’il sera inutile de me questionner, là-dedans, car nous ne pourrons pas nous entendre parler.
En effet, le vacarme était intense, chacune des deux cents broyeuses laissait tomber quatre-vingt-quinze fois par minute un poids de deux mille deux cents livres. Là le banket était réduit en poudre, mais toujours pas d’or visible !… Cette poudre passait ensuite par plusieurs manipulations jusqu’à ce qu’enfin elle sortît comme une masse liquide et gluante, aussi noire que de la suie !
– Voilà ce qui est presque de l’or pur, dis-je.
– Impossible, – répondit Joe, mettant ses mains dans le liquide et le remuant ; – il n’y a pas un brin d’or là-dedans !
– Nous allons bien voir, mais auparavant il faut te laver les mains, on ne te laisserait pas sortir de cette salle sans cela ; – ayant enlevé de nos mains la moindre parcelle de la précieuse bouillie, nous allâmes assister à la suprême opération. Enfin Joe vit de l’or – un ruisseau d’or liquide s’échappant des cornues et remplissant les moules pour être converti en barres d’or.
– Voilà de l’or, tiens, prends et pèse-le ; – et Joe saisit une brique jaune et brillante d’or solide.
– Oh ! C’est aussi lourd que du plomb.
– Oui, l’or est un des métaux les plus lourds comme il en est un des plus précieux. Maintenant nous irons à la raffinerie.
C’était une faveur toute spéciale qu’on nous accordait de pouvoir visiter la raffinerie, où tout l’or du « Rand » est amené avant d’être mis en circulation.
Inutile de dire que ce bâtiment est sévèrement gardé ; il a autant de serrures et de clés qu’une prison ; il est beaucoup plus difficile d’y pénétrer que dans une geôle et presque aussi difficile d’en sortir ! A l’entrée il y avait un baril plein de « banket », et à côté la quantité d’or qu’on en avait extrait : un petit lingot d’or gros comme un bouton de faux-col !
– Toute cette quantité de matières, qu’on a cherchée si loin, là-dessous, qu’on a écrasée, purifiée pour produire si peu ! Qu’en penses-tu, Joe, trouves-tu que cela vaut la peine ?
– Mais c’est de l’or, tu comprends.
– Oui, c’est de l’or, bien que ce matin tu aies cru que c’était de la suie. Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent, vois-tu.
Plus loin encore c’était passionnant de regarder les cornues pleines d’or liquide et de voir les chlorures d’argent et de cuivre monter à la surface, pour être soigneusement enlevés, jusqu’à ce que tout corps étranger fût éliminé et qu’il ne restât plus que de l’or pur. Alors, et seulement alors, le visage du raffineur put se refléter sur la surface comme dans un miroir, le travail était achevé, l’or était parfait et n’avait plus qu’à être estampillé de la marque officielle.
Comme nous rentrions à la maison, Joe me dit :
– Je n’oublierai jamais cette journée. Je ne pourrai plus jamais voir une pièce d’or sans penser à son long voyage et à toutes les épreuves qu’elle doit traverser pour devenir si magnifique, si pure.
– Oui, on peut faire bien des réflexions, d’une manière ou d’une autre, dans une mine d’or, dis-je avec gravité. Allons jusqu’à cette grille et je te montrerai une autre espèce de mine d’or ; – et je me dirigeai vers l’entrée d’un quartier indigène.
– Qu’est-ce ce que c’est que ça, oncle ? demanda Joe.
– C’est là que vivent les Africains qui travaillent aux mines, dis-je en traversant une foule d’hommes et de femmes entassés pêle-mêle derrière les hauts murs et les palissades barbelées de leur quartier spécial.
– Je vois que tu n’apprécies pas cette mine d’or autant que l’autre, dis-je tranquillement.
– Une mine d’or ? Je ne vois rien qu’une foule de Noirs.
– Un peu comme de la suie, dis-moi ? Comme la suie que nous avons vue ce matin ?
– Oui, mais après tout, oncle, c’était bien de l’or, n’est-ce pas ?
– Oui, Joe, c’était de l’or – et je regardai mon petit compagnon bien en face – et ces hommes, eux aussi, sont de l’or, du vrai or, de l’or infiniment précieux !
Joe eut l’air très impressionné par mon sérieux.
– Écoute, mon ami, cette mine d’or-là est mille fois plus précieuse que toutes les mines du « Rand ». C’est pour chercher cet or que ton père est venu dans l’Afrique Centrale et qu’il y reste. Il est certain que ces pauvres gens ne ressemblent pas plus à de l’or que le « banket » ne ressemble à un beau lingot. Il est certain qu’il y a ici aussi beaucoup d’immondices, beaucoup de scories qui cachent le pur métal, mais le Grand Chercheur des âmes a trouvé cette mine et l’a achetée à un prix plus grand que « celui de l’or qui périt »… (1 Pierre 1. 7). Penses-y Joe – Christ est mort pour ceux que tu vois autour de toi. Et maintenant ses serviteurs travaillent pour les arracher à leurs ténèbres, et Lui, le merveilleux Ouvrier, purifie cet or jusqu’à ce qu’il reflète Son image. Et Il agit, Joe ; j’ai vu cela sur bien des visages noirs.
Joe passa son bras sous le mien et marcha un moment en silence ; je voyais qu’il réfléchissait. A la fin il dit :
– Oncle, maintenant, quand je verrai un africain, je penserai à de l’or !
Après un silence plus long encore, il dit :
– Oncle, crois-tu que Jésus peut voir un peu d’or en moi ? – à quoi je répondis :
Mon cher enfant, Il t’a aimé et s’est livré Lui-même pour toi.

5. L’arc-en-ciel lunaire

Par un beau matin de mai nous quittions Johannesburg pour notre longue randonnée jusque dans l’Afrique Centrale. La curiosité de Joe était en éveil tout le long de la route vers le nord, dans notre bonne auto chargée des objets les plus divers et les plus hétéroclites. Ce n’était pas un voyage ordinaire qui commençait pour nous, et il avait fallu songer à toutes les choses extraordinaires qui pouvaient nous arriver. Si notre voiture avait un accroc, pas moyen de téléphoner à un garage de venir nous secourir, et cela pour deux bonnes raisons : nous ne devions plus rencontrer de téléphone ou de garage sur notre chemin ! Aussi fallait-il être prêt à tout. D’ailleurs cela ne faisait qu’accroître l’excitation de Joe. A Johannesburg, il avait passé des heures dans un garage, questionnant les mécaniciens, et avait récolté une foule d’informations utiles. Puis il s’était occupé du bagage, des provisions, comme un vrai courrier. Il s’était vraiment montré réfléchi au-delà de son âge et avait été jusqu’ici un charmant compagnon, m’amusant par ses observations et ses remarques sur tout ce que nous rencontrions.
La route était naturellement peu fréquentée. Aucun trafic n’y passait, et nous pouvions rouler pendant des kilomètres sans rencontrer un véhicule quelconque. Après la région de collines du Transvaal la route escalade les montagnes de Salt-Pan et entre dans la Rhodésie (Aujourd’hui la Rhodésie est devenue indépendante, sous le nom de Zambie pour le Nord et de Zimbabwe pour le Sud).

Nous suivions la grande route qui relie le Sud au Nord de l’Afrique, mais son importance stratégique nous touchait peu lorsque nous étions cahotés sur l’étroite piste serpentant à travers la prairie, dont l’herbe était si haute qu’elle dépassait notre auto. Notre vaillante voiture allait à travers trous et ornières, passait par-dessus les pierres, tanguait et plongeait comme un bateau sur la mer. Puis ce furent des étendues de sable où nous n’avancions qu’avec peine, l’auto labourant péniblement le sol trop mou. Enfin une sorte d’abri se dressa devant nous, où nous pûmes dormir ; c’était une hutte ronde couverte de chaume ; en tout semblable aux huttes indigènes qu’on nomme « rondavel ». Au lever du soleil nous étions de nouveau en route à travers les grandes plaines sablonneuses jusqu’aux montagnes appelées Mica Hills. En gravissant la côte notre auto faisait des embardées, sautait, bondissait, puis après un col, descendait pour recommencer encore ; vraiment notre voiture fit des prouesses extraordinaires qu’on n’est guère en droit d’exiger d’un véhicule quelconque, et elle nous emmenait de plus en plus loin vers le cœur de l’Afrique. Pas une âme, pendant des centaines de kilomètres excepté de temps à autre un Noir avec sa lance à la main.
Le soir, nous allumions un feu – par mesure de précaution – nous nous blottissions dans nos sacs de couchage et après nous être recommandés aux soins de notre Père céleste, nous nous endormions profondément sous un ciel étoilé où brillait la magnifique Croix du Sud.
Un jour Joe qui fixait l’horizon s’écria :
– Oh ! Oncle, regarde ce drôle de nuage blanc qui monte tout droit du sol ? Qu’est-ce que cela peut bien être ?
– C’est exactement ce que David Livingstone (David Livingstone, explorateur et missionnaire anglais, 1813-1873) s’est demandé lorsqu’il a vu ce nuage pour la première fois. Des kilomètres et des kilomètres nous en séparent encore, mais, comme nous allons de ce côté, tu verras bientôt ce que c’est. Écoute : entends-tu quelque chose ?
Le grondement sourd parvenait à nos oreilles.
– Les indigènes appellent cela : « La fumée qui résonne ».
– Et quel nom lui donnons-nous ?
– Livingstone l’a baptisée : « Les chutes Victoria » (Les chutes Victoria sont situées sur le fleuve Zambèze).
– Oh ! Mais alors c’est comme le Niagara, n’est-ce pas ? s’écria Joe hors de lui.
– Elles sont beaucoup plus importantes que le Niagara, et celui-ci paraît insignifiant à côté d’elles. Mais nous allons y arriver et tu jugeras par toi-même.
Nous nous arrêtâmes sur le pont jeté au travers du gouffre où le puissant fleuve se précipite avec un fracas de tonnerre.
Comme nous nous penchions au-dessus du parapet, je sentis la main de Joe trembler dans la mienne.
– Voilà une chute de cent trente mètres environ à côté de laquelle les cinquante mètres du Niagara sont peu de chose, dis-je. Et en largeur elle a presque deux kilomètres. Lorsque le Zambèze est en crue, quatre cent cinquante millions de litres d’eau se précipitent d’un coup toutes les minutes. Regarde ! Il y a un arc-en-ciel au-dessus de la chute. C’est le soleil qui éclaire la vapeur d’eau. J’aime cet arc-en-ciel, et toi ? Il est si rassurant au milieu de ce paysage terrible et grandiose. Cela nous rappelle le premier arc-en-ciel, n’est-ce pas ?
– Quand était-ce, oncle Salomon ?
– Je ne te donne pas un bon point pour cette question, dis-je en riant.
– Oh ! Attends, attends, bien sûr je me le rappelle, c’était au Déluge.
– En effet, c’est bien cela et l’arc-en-ciel enseigna à Noé à porter ses regards en-haut au lieu de les arrêter sur la désolation qui l’entourait de tous côtés. Regarde là, en bas, Joe, dans le précipice, et tu trembleras – (une dame y est tombée il y a quelques années), mais regarde en-haut et tu auras confiance. Car le Dieu qui a fait les abîmes a aussi fait l’arc-en-ciel qui les franchit.
– C’est merveilleux ! dit Joe en contemplant ce spectacle unique ; mais d’où viennent ces couleurs ?
– D’un rayon de lumière blanche. Les sept couleurs de l’arc-en-ciel mélangées donnent la couleur blanche, et lorsque la lumière blanche traverse la vapeur d’eau projetée en l’air par la cataracte, elle révèle toute sa beauté en formant l’arc-en-ciel.
– Oncle Salomon, je ne savais pas que la lumière était si magnifique. Est-ce bien ce que la Bible veut dire lorsque nous lisons : « Dieu est lumière » ? Est-ce parce qu’Il est Admirable ?
– Une bonne note pour toi, Joe. C’est tout à fait juste ce que tu dis là. Vois-tu, comme la lumière est faite de toutes les couleurs parfaitement mélangées, ainsi Dieu est sainteté, beauté, grâce, vérité, toutes ces choses réunies en une Personne merveilleuse. Un jour la Lumière descendit sur notre terre bouleversée et Jésus fut comme un arc-en-ciel de toute beauté. Si quelqu’un désire savoir ce qu’est Dieu, il n’a qu’à regarder Jésus, et il verra toute la gloire, la beauté et la perfection divines déployées en Lui. Les sept couleurs de l’arc-en-ciel sont comme les sept « Je suis » qui nous montrent Jésus. Cherche ces passages dans l’évangile de Jean et tu verras Dieu reflété dans le Seigneur Jésus.
– Et qu’est-ce que la couleur noire alors ? demanda Joe.
– Le noir n’est rien du tout ! Le blanc est la combinaison de toutes les couleurs et le noir est l’absence de toutes ces couleurs. L’une d’elle manquant, la lumière est obscurcie, si toutes font défaut, c’est l’obscurité complète. C’est une chose affreuse de vivre dans les ténèbres, car nous ne voyons pas sur quoi nous pouvons trébucher. C’est une vie lamentable « sans Dieu et sans espérance dans ce monde ». Mais c’est une chose plus terrible encore de mourir dans les ténèbres, car cela signifie « l’obscurité des ténèbres pour toujours ».
Le jour suivant était un dimanche et ce soir-là, il faisait un magnifique clair de lune. Il ne fallait pas manquer une occasion pareille, et de l’Hôtel Livingstone où nous étions descendus, nous retournâmes à la chute pour la voir éclairée par la lune. C’était un spectacle inoubliable ; l’énorme chute d’eau brillait non seulement d’un éclat argenté féérique, mais un arc-en-ciel lunaire, formant une arche hardie et parfaite encadrait le paysage, ses deux extrémités s’appuyant au fond du gouffre au pied de la chute.
Comme nous regardions, absolument extasiés, nous vîmes un second arc-en-ciel formé au-dessus de l’abîme où se précipitaient les eaux grondantes.
– Regarde, oh ! Regarde, oncle ! Il y en a un autre ! C’est comme une boucle immense qui remplit tout l’espace depuis le fleuve jusqu’au bord du rocher ! Oh ! C’est trop merveilleux, – et Joe battit des mains dans son enthousiasme.
Comme nous rentrions un peu plus tard, il me dit :
– Je ne savais pas qu’il pouvait y avoir un arc-en-ciel sans le soleil.
– Et c’est bien vrai : sans le soleil et sans la buée, aucun arc-en-ciel est possible.
– Mais alors, n’était-ce pas la lune pourtant qui a fait ces arcs-en-ciel ?
– Oui, certainement, mais le soleil en était pourtant la cause !
– Mais il n’y avait pas de soleil du tout !
– Tu veux dire qu’on ne le voyait pas ? Il était là quand même. Il est toujours au firmament. S’il n’avait pas été présent, il n’y aurait pas eu d’arc-en-ciel et de plus pas de clair de lune.
– Oncle Salomon, tu plaisantes, il me semble.
– Au contraire, mon garçon, c’est la vérité pure et solennelle, une vérité qui contient tout un sermon. Puisque c’est un dimanche soir, es-tu prêt à écouter une courte prédication ? Elle peut se diviser en quatre parties : d’abord le Soleil, puis la Lune, ensuite la Buée, et enfin l’Arc-en-ciel. Le soleil débute, la lune suit, la buée joue un rôle important et le magnifique résultat c’est l’arc-en-ciel.
– Mais le soleil… comment a-t-il commencé ?
– En éclairant la lune naturellement. La pauvre lune ne peut pas s’enorgueillir d’un seul rayon de lumière qui lui soit propre. Tout y serait froid, sombre et affreux sans le soleil ; mais lorsque celui-ci l’éclaire, elle est changée en un admirable globe de lumière ; nous l’avons vu tout à l’heure.
– Oncle Salomon, tu me fais là un de tes sermons-paraboles, n’est-ce pas ?
– Oui, mais dis-moi, trouves-tu la parabole ?
Joe réfléchit, puis dit :
– Il me semble que je comprends un peu. Jésus n’est-il pas le Soleil, dans ta parabole ?
– Oui, vraiment, la Bible lui donne un nom magnifique : « Soleil de justice ». Et ensuite ?
– Est-ce qu’Il nous éclaire comme le soleil éclaire la lune ?
Si nous sommes dans une juste relation avec Lui, Il le fait et nous transforme et nous donne de luire, mais c’est Sa lumière d’un bout à l’autre.
– Et l’arc-en-ciel, oncle, que fait-il ?
– C’est là que le troisième élément de ma parabole arrive : la Buée. Il faut la buée produite par la cascade qui se précipite, ou par la pluie d’une grosse nuée d’orage pour qu’on voie un arc-en-ciel. Ce sont ces choses agitées qui font apparaître les douces couleurs contenues dans la lumière et qui révèlent leur beauté aux yeux des hommes.
– Je vois, dit Joe, après un silence. Lorsque les choses vont de travers, c’est alors que les chrétiens doivent se montrer à leur avantage, n’est-ce pas ?
– Oui, mais ce n’est pas leur mérite, ni leur lumière ; ils l’ont du soleil. As-tu remarqué que les arcs-en-ciel lunaires ont les mêmes couleurs que les solaires ?
– Oui, mais ils ne sont pas si brillants.
– C’est cela ; les mêmes couleurs, mais pas aussi parfaites. Et je crains bien qu’elles ne le soient jamais, car nous ne sommes après tout que de bien pauvres réflecteurs.
– Tu sais, oncle, dit Joe en baissant la tête, je crois que je ne suis pas du tout un réflecteur, alors même que je désire en être un !
– Mon cher ami, tout dépend de notre position à l’égard du Soleil.
– Ah ! Je vois que je commence à comprendre, mais cela va très lentement – et le jeune garçon poussa un soupir.
– Lentement et sûrement, Joe, lentement et sûrement. J’espère que tu y arriveras un jour, et ce sera peut-être bientôt.

 

6. Aventure avec un lion

Notre route devenait de plus en plus difficile et les pistes toujours plus primitives à mesure que nous avancions vers le nord. Nous étions maintenant dans le Congo belge. Les indigènes que nous rencontrions de temps à autre étaient armés et cela nous fit soupçonner quelque danger. Ils marchaient par petites bandes, chaque homme portant sa lance, quelques-uns même armés d’un arc et de flèches et ils ne flânaient pas en chemin. Joe-le-curieux avait découvert avec grande satisfaction que le Banto, qu’il avait parlé dans sa petite enfance, lui revenait peu à peu à la mémoire, et bien que les dialectes fussent un peu différents selon les régions traversées, il pouvait se faire comprendre presque partout. Cela nous était fort utile et le devint encore davantage plus tard.
Un petit groupe d’africains se trouva sur notre chemin et Joe leur demanda pourquoi ils étaient armés et quel danger ils craignaient. La réponse qu’ils lui firent en deux mots le fit tressaillir des pieds à la tête ; ces mots étaient : Les lions !
Jusqu’ici, nous n’avions rencontré aucune bête dangereuse, bien que Joe eût reconnu et m’eût montré des empreintes qu’il avait appris à identifier dans son enfance. Les léopards, les lions, les cheetahs ou les éléphants laissent naturellement des traces sur le sol où ils passent, et Joe avait été habile à les reconnaître, mais pas un seul de ces animaux ne nous était apparu. Les hautes herbes de la brousse forment un écran parfait, au travers duquel les fauves peuvent voir sans être vus. Une fois, comme nous pique-niquions, nous avons entendu remuer tout près de nous et avions senti une violente odeur de fauve, Joe avait murmuré :
– Un léopard, oncle Salomon ! Et nous avions décampé en vitesse et regagné l’auto ; mais nous n’avions rien vu.
Un jour notre route devint presque impraticable. La piste était envahie par de grandes herbes, hautes de deux à trois mètres, à travers lesquelles nous avancions comme à travers des tas de foin. Nous protégeâmes notre radiateur avec de la gaze, mais les petites semences pénétraient dans les trous, les obstruaient presque complètement. Plus tard nous avons appris que depuis trois mois notre route n’avait plus été utilisée, un pont de bois auquel elle aboutissait ayant été détruit. Ce pont venait seulement d’être réparé et cela nous fit comprendre l’état déplorable de cette voie.
– Il est heureux que ce ne soit pas la saison des pluies, dit Joe, sans cela nous ne pourrions guère avancer.
– En effet, mais je n’aime pas trop l’aspect du ciel là vers l’ouest ; je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi menaçant.
Au même moment nous vîmes un gros nuage d’orage, tout noir, monter à l’horizon, et obscurcir tout le ciel.
L’après-midi était déjà avancée, et nous avions encore à parcourir plusieurs kilomètres avant d’arriver à la station missionnaire où nous devions passer la nuit. Si l’orage allait nous surprendre, et nous obliger à camper dans la brousse ! Je gardai mes craintes pour moi et poussai mon moteur autant que possible, à travers l’enchevêtrement des herbes.
Soudain un éclair éblouissant, suivi immédiatement d’un coup de tonnerre qui fit trembler le sol, sembla tomber sur nos têtes. Le pauvre Joe sauta en l’air et sa main saisit mon bras. Encore un éclair, puis un autre!
L’orage tropical était déchaîné, et la pluie tombait en trombes violentes. Impossible de nous abriter quelque part ; il fallait avancer coûte que coûte, mais la piste fut vite changée en rivière et l’eau giclait sous les roues. Il faisait de plus en plus sombre, puis avec la soudaineté habituelle aux tropiques, la nuit tomba, nous laissant dans une obscurité profonde traversée de temps en temps par la clarté aveuglante des éclairs.
Notre auto était secouée, cahotée, à droite et à gauche ; nos phares ne faisaient qu’accentuer les ténèbres environnantes. Une embardée d’un côté, une autre dans la terre détrempée, une autre encore le long d’un talus en pente et nous voilà dans un fossé rempli d’eau ! Les roues tournèrent en vain, la voiture se pencha sur le côté et s’immobilisa à demi-enfoncée dans la boue ! Quelle situation critique ! A des kilomètres de toute aide et de tout abri, dans la solitude de la brousse, sous des averses tropicales et avec le danger possible des animaux sauvages de la forêt.
Nous sortîmes de l’auto, avec nos imperméables tout ruisselants de pluie. Joe était visiblement effrayé, mais s’efforçait de faire bonne contenance.
– Qu’allons-nous faire maintenant ? me demanda-t-il en me regardant anxieusement.
– Eh bien ! Dis-je avec un sourire (ceci pour le rassurer !) je crois que la première chose à faire est de prier, qu’en penses-tu ? – et l’un à côté de l’autre, nous avons demandé du secours, là où le secours est toujours assuré.
– Et maintenant, que faisons-nous ?
– Je crois que ce serait une bonne chose d’avoir notre fusil sous la main ; prends-le et charge-le s’il te plaît.
Joe, content de faire quelque chose, eut bientôt préparé l’arme ; cela sembla lui redonner du courage et, se tournant vers moi, il me dit :
– Quelle aventure j’aurai à raconter à l’école !
Il avait à peine prononcé ces mots que j’entendis les herbes s’agiter tout près de nous ; je me tournai du côté d’où venait ce bruit et essayai de percer l’obscurité ; la lumière de nos phares me montra alors un spectacle qui figea mon sang dans mes veines : un énorme lion fauve était aplati dans les herbes, prêt à bondir sur mon petit compagnon qui lui tournait le dos.
– Joe, criai-je, Joe, vite le fusil !
L’angoisse de mon cri alarma Joe qui fit demi-tour, mais à ce moment le lion s’élança, le pauvre enfant tomba, lâcha son arme, et la bête féroce s’abattit sur lui. Je me précipitai sur le fusil avec la terreur d’arriver trop tard, mais juste à cet instant un autre acteur, sortant des hautes herbes, entra en scène : un indigène se jeta sur le lion et le saisit par la queue ! Il la tira de toutes ses forces sans crainte du danger qu’il courait lui-même, et n’ayant en vue que de dégager l’enfant couché à terre. Avec un rugissement furieux le lion lâcha le pauvre Joe et se tourna vers son nouvel adversaire. Tout cela ne dura qu’un instant, mais ce fut le répit dont j’avais besoin et une seconde plus tard le lion était étendu sans vie sur le sol avec une balle dans la tête.
Je me jetai à genoux à côté de Joe. L’orage avait cessé aussi brusquement qu’il avait commencé, et la lune paraissait entre deux nuages. Elle éclairait le pâle visage du jeune garçon, ses yeux clos, ses vêtements couverts de sang, et le roi du désert gisant, mort à côté de lui. Je mis ma main sur le cœur de Joe ; il battait encore, et je poussai un soupir de soulagement. Il vivait et pouvait être sauvé ; mais une blessure béante à l’épaule, une déchirure profonde dans la cuisse témoignaient des crocs et des griffes de la terrible bête. Dans l’auto, j’avais tout ce qu’il fallait pour appliquer un premier pansement. Au bout d’un instant les plaies étaient bandées et le sang ne coulait plus. Tout en m’occupant du blessé, je me tournai vers l’africain qui me regardait faire avec un large sourire.
– Qui a bien pu t’amener ainsi à notre secours juste au bon moment, mon brave ? Lui dis-je.
J’avais naturellement parlé en anglais et ne m’attendais guère à une réponse ; aussi vous comprenez ma surprise lorsque je l’entendis me dire :
– Jésus, c’est Jésus ! Il dit : va vite ! Et moi aller. Jésus dit : tire la queue ! Et moi la tire très fort. Et maintenant Jésus dit : partir, et moi partir.
Et avec la même rapidité avec laquelle il était apparu, l’africain disparut, nous laissant seuls dans la nuit. Était-ce une vision ? Comme je l’appelais en vain pour le faire revenir, je me demandais si je n’étais pas victime d’une hallucination.
Et maintenant, que pouvais-je faire et où chercher du secours ?
Le danger était grand encore. La lionne pouvait surgir à la recherche de son compagnon. Comment pourrais-je quitter Joe pour aller trouver de l’aide ? Pourquoi cet africain n’était-il pas resté ? Que pouvais-je faire abandonné ainsi ? Une seule chose ! Assis sur le sol, avec la tête du pauvre Joe sur mes genoux, je la fis de tout mon cœur. Combien j’ai prié pour avoir du secours, pendant cette longue nuit ! Lorsque les premières lueurs de l’aube se montrèrent au ciel, j’entendis un bruit indistinct. Je saisis mon fusil, bandai mes nerfs et écoutai… du bruit encore – mais quel soulagement ! C’était une voix humaine ! J’appelai, criai, et au bout d’un moment je vis réapparaître le brave africain accompagné d’une demi-douzaine d’hommes dont un blanc ! C’était le missionnaire chez lequel nous aurions dû arriver le soir précédent.
Nous nous serrâmes les mains avec effusion. Il me dit :
– Vous pouvez remercier Danieli ! Il a couru toute la nuit pour nous avertir de votre malheur et pour nous conduire ici. Mais ce n’est pas le moment de bavarder ; mon auto est là-bas sur la route et il nous faut, sans tarder, y porter ce pauvre garçon.
Doucement des mains attentives transportèrent le blessé, toujours sans connaissance, et comme le soleil se levait, nous nous mîmes en route pour la station missionnaire.
– Danieli, dis-je, tu as sauvé mon cher Joe !
C’est Jésus qui a tout fait. Il a dit : aller, Danieli ; moi aller et moi voir lion. Il dit : Danieli, tirer queue !
Il dit à moi : Courir chercher aide ! Et moi ramener missionnaire.
Et son honnête figure noire était rayonnante comme le radieux soleil.

 

7. L’histoire du sorcier

Le missionnaire chez lequel nous étions enfin arrivés était – bonheur inespéré ! – un excellent chirurgien. Joe n’eût pas pu se trouver en de meilleures mains. Mais l’état du pauvre enfant était très grave. Il avait une fièvre ardente, et pendant une quinzaine de jours il fut entre la vie et la mort. Dans son délire il poussait des cris de terreur, appelait au secours, s’imaginait toujours que le lion lui sautait dessus. Ses blessures étaient profondes et pendant quelque temps on craignit qu’il ne perdît son bras droit. Mais le Seigneur répondît à nos prières. L’habileté du docteur et nos soins assidus prévalurent, et un matin Joe se réveilla d’un profond sommeil, bien faible et fragile encore, mais tout à fait conscient et lucide. J’étais allé prendre quelques moments de repos, après mes veillées constantes à son chevet, mais rien n’avait pu décider Danieli à quitter un seul instant son poste auprès du petit malade. Quand Joe ouvrit les yeux et regarda autour de lui, la première chose qui frappa ses regards fut la bonne figure rayonnante de Danieli qui le contemplait en souriant.
– Qui es-tu ? Et où suis-je ? Où est oncle Salomon ? Qu’est-il arrivé ? – demanda le jeune garçon d’une voix faible, si différente de sa voix ordinaire !
– Tout bien et heureux ici, maître Jo-Jo, répondit Danieli. Plus lion, plus avoir peur !
– Ah ! Je me souviens du lion, dit Joe. Raconte-moi comment je ne suis pas mort.
– Grand maître tuer gros lion avec fusil, plus lion, plus peur, maître Jo-Jo, répétait Danieli en arrangeant les oreillers. Il ne voulut pas dire un mot de plus, et Joe dut se contenter de cela pour le moment. Quelle fut ma joie un moment plus tard de le retrouver avec son gai sourire d’autrefois !
Il fallut attendre plusieurs jours encore qu’il eût repris des forces avant de lui faire le récit de cette nuit terrible. Je ne sais alors ce qui fut le plus touchant : la reconnaissance de Joe lorsqu’il saisit la main noire de Danieli et la baisa, ou le sourire timide et modeste du brave africain.
Une amitié intime et profonde se noua bientôt entre eux deux, et lorsque Danieli s’aperçut que maître Jo-Jo, – comme il persistait à appeler le jeune garçon – pouvait parler son langage, sa joie ne connut plus de bornes ! Il bavardait pendant des heures, auprès du lit du blessé, ou plus tard installé près de son fauteuil dans le jardin de la mission. Joe recouvrait peu à peu des forces. Danieli était à la fois son infirmier et son compagnon, et son dévouement pour l’enfant qu’il avait sauvé d’une mort affreuse, ne se relâchait pas un instant.
Un jour que, bien installés dans un coin ombragé du jardin, ils causaient comme d’habitude, Joe dit soudain :
– Danieli, as-tu toujours été un chrétien comme tu l’es aujourd’hui ?
– Moi, toujours chrétien ! Oh ! Non, maître Jo-Jo. Une fois mon cœur était plus noir que ma figure. J’étais le sorcier de ma tribu, et j’ai commis beaucoup de mauvaises actions, j’ai dit d’affreux mensonges, j’ai gagné beaucoup d’argent. Tous me craignaient terriblement et j’ai tué des hommes et des femmes par mes sorcelleries. J’avais un fils, un petit garçon que j’aimais tendrement et lorsqu’un missionnaire arriva dans notre village, je laissai mon enfant aller à l’école des blancs, pour apprendre à lire leurs livres et devenir savant. Mon petit garçon était éveillé et apprenait vite et il m’enseignait à son tour les lettres, en les traçant sur le sable. Un jour que nous étions occupés de la sorte, il me dit :
– Père, le missionnaire dit que les hommes méchants vont en enfer après leur mort. Es-tu un méchant homme, père ?
– Oh ! Danieli, dit Joe, vivement intéressé, qu’as-tu répondu ?
– Je me mis à rire, et assurai que le missionnaire disait des mensonges. Qu’en sait-il après tout ? Personne n’était revenu de ce pays-là pour nous le raconter, mais mon fils secoua la tête et dit :
– Mon père, le missionnaire est un homme bon et juste, il ne ment pas. Père, es-tu un homme méchant ?
– Maître Jo-Jo, je savais bien que j’étais un homme très, très mauvais, mais je n’avais pas envie que mon fils le sache. Je me fâchai et lui dis : « N’écoute pas le missionnaire. A l’école tu n’as qu’à apprendre à lire, à écrire et à compter, et rien d’autre ».
Mais mon petit garçon écoutait quand même et un jour en rentrant, il me dit :
– Père, le missionnaire nous a dit aujourd’hui que son Dieu aime les hommes méchants, et ne veut pas qu’ils aillent en enfer quand ils meurent ! Et père, il a dit encore que son Dieu avait un Fils unique et qu’Il l’aimait beaucoup.
Cela commençait à m’intéresser, car moi j’aimais mon fils plus que n’importe qui au monde.
– Eh bien ! le missionnaire a-t-il encore dit autre chose ?
– Oui, père ; il a dit que son Dieu a donné son Fils pour qu’il meure pour des hommes méchants, et qu’Il porte la punition à leur place, afin que les mauvais n’aillent pas en enfer après leur mort.
– Cela ne peut pas être vrai, ai-je répondu. Personne ne ferait une chose pareille. Ne m’en parle plus, et reprenons notre leçon.
– Danieli, demanda Joe, as-tu alors oublié ce que ton fils t’avait dit ?
– J’essayai de ne plus y penser, mais chaque nuit je restais éveillé, pensant à toutes mes vilaines actions et à l’enfer, et j’espérais que ce n’était pas vrai.
– Oh ! Danieli, qu’est-il arrivé ensuite ? dit Joe de plus en plus captivé par le récit de son ami.
– Eh bien ! Je ne voulais pas aller à la mission parce que j’avais peur ; et je ne voulais pas cesser d’être sorcier parce que cela me rapportait beaucoup d’argent. Toutefois je continuais à apprendre à lire et un jour mon fils revînt de l’école avec un cadeau comme récompense.
– Qu’était ce cadeau, Danieli ?
– Un évangile. C’était le premier livre que je voyais et je pouvais le lire. Chaque jour j’allais dans la brousse pendant des heures et là je lisais page après page ; je découvris bien vite que le récit du missionnaire n’était que trop vrai ! J’étais trop terrifié pour pouvoir dormir la nuit ; je n’osais plus pratiquer la sorcellerie, mais je lisais, je lisais jusqu’à ce que j’arrive au récit de Jésus mourant sur la croix pour les pécheurs. Et cela arrangea tout !
– Comment donc, Danieli ?
– Vois-tu, maître Jo-Jo, j’ai vu que c’était pour moi qu’Il était mort. J’étais un pécheur, tout noir ; Il était le Sauveur. J’étais tout seul dans la brousse, il n’y avait pas de missionnaire pour me dire ce qu’il fallait faire, mais je parlai à Jésus dans mon cœur, et Son sang lava mon cœur noir et le rendit plus blanc que la neige. Oh ! Comme j’étais heureux ! Je dansais et sautais de joie là dans la brousse, tout seul, puis je rentrai à la maison, pris tous mes instruments de sorcier et les jetai dans la rivière.
– Et alors ?
– Alors le même après-midi, mon petit garçon rentra de l’école et me dit : « Père, ne sois pas fâché ! Mais je suis chrétien ! » « Et moi aussi, mon fils », répondis-je, et nous allâmes ensemble chez le missionnaire lui dire ces bonnes nouvelles. Voilà comment cela m’est arrivé, maître Jo-Jo ; et maintenant dis-moi aussi comment cela s’est passé pour toi !
Dans son fauteuil, Joe était tout tranquille, il tenait les yeux baissés et avait l’air triste. Soudain il dit :
– Danieli, je crains bien que cela ne se soit jamais produit pour moi ! Et une grosse larme roula sur sa joue. J’ai peur en pensant à ce qui me serait arrivé, si tu ne m’avais pas sauvé du lion, car je vois bien que je ne suis pas prêt à mourir !
Danieli tourna vers le jeune garçon en pleurs son regard affectueux. « Si Jésus a pu sauver un grand pécheur noir, Il peut aussi en sauver un petit blanc », dit-il.
Et le brave vieil africain, s’agenouilla tout simplement auprès de son petit ami et répandit son âme en une ardente prière pour l’enfant qu’il aimait si fort. Joe priait, lui aussi, et comme son cœur se tournait vers Jésus, la lumière se fit dans son esprit et une joie nouvelle éclaira son visage.
– Danieli, Danieli, tout va bien, tu peux cesser de prier, moi aussi je suis venu à Lui !
Et Danieli avec un visage rayonnant s’écria :
– Seigneur, sois loué et béni !

8. La forêt en flammes

Quelques heures plus tard, en rentrant d’une excursion faite avec le missionnaire, je trouvai Joe bien mieux qu’il n’avait été depuis son accident. Il était debout et vint à ma rencontre avec des joues roses, une joyeuse lumière dans ses yeux.
– Eh ! Joe, qui t’a donné un remède magique pour te remettre ainsi d’aplomb ?
– Danieli, oncle Salomon ! C’est le meilleur remède du monde !
Et Joe me raconta la merveilleuse histoire. Ce soir fut le plus heureux de ma vie ; il se termina par une petite réunion de prières, à laquelle tous les membres de la mission prirent part, pour rendre grâces à Dieu d’avoir guéri notre cher Joe et d’avoir sauvé son âme. Quant à Danieli, il rayonnait positivement.
– Maintenant, Joe, lui dis-je le jour suivant, il va falloir continuer notre voyage. L’auto n’a pas souffert de notre aventure et nous emportons la peau du lion comme trophée. Tu sais que ce vieux mangeur d’hommes terrorisait tout le pays depuis des mois et avait fait plusieurs victimes, avant de terminer sa vie en voulant te dévorer.
– Oncle, est-ce encore loin jusqu’à la station de papa ?
– Trois ou quatre jours, si tout va bien. J’ai essayé de lui faire parvenir un message, mais on ne l’a pas trouvé chez lui, il était en tournée ; cela arrive souvent à un missionnaire ; il est difficile de le rencontrer.
– J’espère qu’il sera de retour quand nous arriverons, oncle !
– Si ce n’est pas le cas, nous nous installerons à la mission et l’attendrons, mais on me dit qu’il doit revenir d’un jour à l’autre.
Il fallut dire adieu à tous nos nouveaux amis ; le départ de Joe suscitait des regrets unanimes, le jeune garçon était devenu le favori général. Quant à Danieli, il était inconsolable et pleurait sans se cacher. Je m’étais entendu avec le missionnaire pour que notre vieil ami pût être désormais à l’abri de tout besoin, et mener une vie paisible et douce, mais perdre Joe était presque au-delà de ses forces. Joe lui-même était bien ému et promit d’écrire souvent – promesse qu’il tint fidèlement, je suis heureux de le dire.
Nous voici de nouveau sur la piste, cahotés, secoués à qui mieux mieux. A mesure que la distance diminuait entre son père et nous, Joe était de plus en plus excité, et la perspective de revoir mon cher Jack me remplissait aussi de joie. Que devait-il ressentir lui-même ? Sa vie avait été bien solitaire, car il avait perdu sa femme peu après la naissance de leur seul enfant. Comme il lui en avait coûté de se séparer de son fils ! Maintenant il allait enfin le retrouver, et le retrouver tel qu’il pouvait le souhaiter à tous égards.

Nous avancions pleins de joyeuses perspectives, et mon compagnon se montrait plus bavard et questionneur que jamais.
Trois jours après notre départ, comme nous approchions d’une chaîne de collines, je fus frappé de l’étrange aspect du ciel devant nous ; l’horizon avait une teinte extraordinaire, que je ne m’expliquais pas.
– Oncle, ce n’est pas un nouvel orage ? demanda Joe avec une certaine angoisse.
– Non, ce ne sont pas des nuages de tempête ; je n’y comprends rien, jamais je n’ai vu un ciel semblable.
Un peu plus loin, une brise légère nous parvint, chargée d’étranges odeurs, et lorsque je vis notre auto se couvrir de suie, de cendres, comme échappées d’une énorme cheminée, je réalisai en un éclair ce qui se passait.
La brousse était en feu !
J’arrêtai la voiture, hésitant sur le parti à prendre ; aucun doute n’était plus possible : tout l’horizon n’était qu’une ligne de flammes et de fumée.
– Voilà qui n’est pas rassurant, mon ami, il n’y a pas un instant à perdre ! Et je tournai vivement l’auto pour filer dans la direction d’où nous venions.
Les flammes avançaient comme une armée menaçante ; nous battions en retraite à toute allure devant elles. Nous grimpions maintenant sur les collines dépassées tout à l’heure ; au sommet, une large plateforme rocheuse tout à fait aride nous offrit un refuge.
Quel spectacle, de là-haut ! Tout le pays était en feu. Fuyant l’incendie qui avançait rapidement, des hordes de bêtes sauvages galopaient éperdues à travers la plaine ; toute la faune de la brousse défilait affolée sous nos yeux : des troupeaux de buffles, des gazelles, des girafes, des zèbres, des autruches, sans parler de bien d’autres espèces inconnues. Au loin, un troupeau d’éléphants fuyait à toute vitesse, et des carnassiers, lions et léopards, qui n’étaient plus en quête d’une proie mais d’un abri, bondissaient dans toutes les directions. Nous pouvions voir aussi des reptiles, des serpents de toutes grosseurs, et des vols d’oiseaux au-dessus de la prairie. Nous regardions ce spectacle avec stupeur ; l’air devenait de plus en plus brûlant, et à mesure que l’incendie se rapprochait, nous étions plus épouvantés. Les arbres flambaient comme des torches, rien ne pouvait subsister dans cette fournaise ; nous étions heureux encore d’avoir pu atteindre le rocher dénudé où nous nous trouvions, mais ce refuge était bien précaire lui aussi. Enfin l’incendie atteignit la chaîne – barrière – de rochers. Nous étions couchés par terre tandis qu’alentour des langues de flammes cherchaient une pâture. Notre voiture était en danger ; si l’essence prenait feu, que deviendrions-nous ? Que faire ? Rester tranquille, prier et espérer. Les pierres sur lesquelles nous étions étendus devenaient brûlantes, mais nous ne pouvions changer de place. Après des heures d’angoisse, le vent tourna ; à notre inexprimable soulagement, les flammes s’éloignèrent peu à peu, laissant toute la contrée désolée.
Assis sur nos rochers, nous nous regardâmes, moi avec un cœur plein de reconnaissance, Joe tout vibrant de ce que nous venions de vivre.
– Oncle Salomon, quelle histoire à raconter à mes camarades d’école ! On aurait dit tout un jardin zoologique décampant en vitesse. Et quel feu ! Parlez-moi d’un incendie après ça !
– Mais Joe, dis-moi, n’as-tu pas eu peur ?
– Un tout petit peu, c’est vrai ; mais je n’ai plus peur comme autrefois, tu comprends, – et il me sourit d’un air entendu.
– Oui, mon garçon ; « nous savons que toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu », n’est-ce pas ?
Mais il n’est pas facile de décider ce que nous allons faire maintenant. De toute manière, nous allons passer la nuit ici. Il nous faut dresser notre tente pour attendre le jour.
Je n’avais rien dit de mes craintes pour ne pas alarmer Joe, mais cette nuit-là, je ne pouvais dormir, plein d’appréhension au sujet de la station missionnaire de Jack Wantoknow. Nous n’en étions plus guère éloignés que de quatre-vingt kilomètres ; s’était-elle trouvée sur la ligne du feu ? Peut-être avait-elle été épargnée ? Ces incendies de brousse suivent des parcours bizarres, et changent parfois soudain de direction. Je sentais qu’il nous fallait continuer notre voyage sans tarder, et de grand matin nous descendions de notre colline, comme le soleil se levait sur un paysage d’une infinie désolation. La contrée était dévastée. Nous rencontrions ici et là les corps à demi calcinés d’animaux et de reptiles qui avaient péri dans les flammes ; mais le plus triste spectacle fut celui d’un grand village indigène. Les murs de boue des huttes restaient debout, mais les toits de chaume avaient tous disparu ; aucun signe de vie nulle part, mais des cadavres noircis d’hommes, de femmes, de petits enfants, témoignaient de la soudaineté et de la violence du fléau. Plus j’avançais et plus j’avais des craintes pour Jack Wantoknow. Sa mission n’était plus qu’à quarante kilomètres maintenant. Que lui était-il arrivé ? Il fallait avancer, vite, vite. Joe était étrangement silencieux et j’avais si peur des questions qu’il pourrait me poser, que je ne parlais pas non plus.
L’incendie couvait encore ici et là ; une ou deux fois il nous fallut descendre de voiture, éteindre l’herbe enflammée en battant le sol, et écarter les cendres brûlantes qui recouvraient la route. Partout un silence terrible sur cette scène de mort et d’horreur. Pas un oiseau, sinon parfois un vautour qui, à notre passage, s’envolait lourdement d’une carcasse.
– Oncle Salomon, y sommes-nous bientôt ? demanda Joe, comme nous avions roulé une heure.
Il parlait bas et sa voix tremblait légèrement, mais il regardait droit devant lui d’un air résolu.
– Nous sommes tout près maintenant ! Veux-tu rester ici et m’attendre pendant que j’irai jusqu’au village ?
Je n’osais penser à ce que la prochaine vallée – le but de notre destination – allait nous révéler.
– Non, oh ! Non ; je veux être avec toi, quoi qu’il arrive ; ne me laisse pas en arrière !
Et nous poursuivîmes notre route.
Hélas ! Hélas ! Toutes mes craintes se trouvaient réalisées. Au sommet de la dernière colline, un regard dans la vallée au-dessous de nous nous révéla toute l’affreuse, la cruelle vérité. La mission n’existait plus ! Rien que des ruines noircies et fumantes. La petite chapelle, que Jack nous avait décrite avec tant de joie, n’était plus que quatre murs croulants ; son bungalow s’était effondré, l’école était en ruines et toutes les huttes des indigènes étaient incendiées.
Pas un être humain, aucun signe de vie nulle part. C’était la vallée de la mort. Joe se couvrit la figure de ses mains et éclata en sanglots ; j’avais bien peine à retenir mes larmes.
N’avions-nous voyagé à travers les mers et les continents pendant près de vingt mille kilomètres que pour aboutir à cette catastrophe ? Nous avions tant rêvé et parlé du revoir, nous nous étions si bien imaginé cette scène heureuse, et maintenant toutes nos espérances étaient anéanties ? Oh ! C’était trop affreux, presque au-delà de mes forces, et cela dépassait certainement celles de mon petit compagnon. Que pouvais-je faire pour le consoler ? Pas grand-chose, et je restai silencieux à côté de lui, tandis qu’il sanglotait.
Mais il me fallait tâcher d’avoir quelques précisions sur les gens de la mission et surtout sur Jack. S’ils étaient tous en vie, le reste avait peu d’importance, mais je devais faire seul mon enquête, impossible que Joe soit témoin du pire, si vraiment le malheur suprême était arrivé.
– Écoute-moi, Joe, lui dis-je. Tout ce que nous avons vu est certes bien triste, mais si ton père est sain et sauf, quelle ne sera pas notre reconnaissance ! Et j’ai confiance, sais-tu ? Rappelle-toi qu’il était en tournée loin du village, la dernière fois que nous avons eu de ses nouvelles. Reste ici, et attends que je revienne.
Le laissant dans l’auto, je descendis tristement dans la vallée. Quel spectacle lamentable lorsque je franchis le mur qui entourait la station missionnaire ! Tout était brûlé, et personne pour m’accueillir ! Je cherchai, je fouillai de tous côtés : pas une âme vivante. Qu’allais-je encore découvrir ? A chaque pas, je tremblais de trouver ce qui m’aurait laissé inconsolable. Mais aucun cadavre, rien que les restes calcinés de quelques chèvres et de quelques poules ; mais partout des signes évidents de fuite précipitée. Tout semblait sens dessus dessous et je me représentais un départ affolé pour fuir l’incendie approchant.
Ce fut avec un soupir de soulagement que je revins près de Joe ; il pouvait aller visiter les lieux-mêmes maintenant et nous les parcourûmes ensemble bien tristement.
– Oncle Salomon, que crois-tu qu’il soit arrivé à père ?
– Je n’en sais rien, mon ami. Il ne pouvait pas rester ici sans nourriture et il doit s’être réfugié avec les indigènes, en quête de secours. Mais où ? Qui peut le dire ?

9. Seul dans la brousse

– Qu’allons-nous faire maintenant, oncle Salomon ? demanda Joe en me regardant avec anxiété.
Il était bien difficile de lui répondre, nous nous trouvions dans une situation des plus graves. Je savais qu’une distance de quatre cents kilomètres nous séparait de l’endroit civilisé le plus proche. Nous avions encore peut-être assez d’essence pour nous y conduire, mais nous n’avions aucune provision, car nous avions compté trouver tout le nécessaire chez Jack. Le pauvre Joe avait déjà assez de chagrin, sans que je lui fasse part de mes inquiétudes. Aussi, m’efforçant de paraître calme et confiant, je lui dis :
– Il nous faut tâcher de gagner les bords du lac Victoria le plus vite possible, Joe. C’est là que nous pourrons avoir des nouvelles de ton père. Il faut regarder les malheurs en face, et non pas s’en effrayer ainsi, mon garçon, du courage et en route !
Je dois dire que Joe fit un effort magnifique pour se montrer à la hauteur de la situation ; je voyais bien qu’il faisait cela pour moi, et bientôt son énergie jointe à son optimisme naturel lui redonnèrent son entrain accoutumé. De mon côté, je m’efforçai de le distraire et cela nous fit du bien à tous deux. Je disposai le carburateur afin d’économiser l’essence le plus possible et nous partîmes voulant tout espérer pour le mieux. Avant la nuit nous avions dépassé la région incendiée et nous nous décidâmes à camper au bord d’un ruisseau, afin d’avoir un bon repos avant d’affronter les inconnues du lendemain.
– Rations réduites ce soir, dis-je en brandissant notre seule miche de pain et notre dernière boîte de sardines.
Joe ne savait pas à quel point notre garde-manger était dégarni, et il mangea sa part de bon appétit ; quant à moi je ne touchai pas à la mienne, sous un prétexte quelconque, ne sachant pas ce que le jour suivant nous réservait, et j’essayai d’oublier la faim en dormant.
Au point du jour, nous étions de nouveau en route. Ce jour-là était le jour critique, deux cent cinquante kilomètres jusqu’au lac Victoria-Nyanza et pas assez d’essence pour ce parcours. Nos provisions étaient presque épuisées. On dit qu’une miche vaut mieux que point de pain du tout, mais c’est une maigre ration pour soutenir la vie de deux personnes ! Il y avait la chance de rencontrer un village, mais elle était bien peu sûre.
– Un morceau de pain et un verre d’eau font un assez bon déjeuner, étant donné nos circonstances. Qu’en penses-tu, Joe ?
– Oui, assez… – mais le regard affamé de mon compagnon contredisait ses paroles.
Il n’est pas facile d’être très loquace, lorsque l’estomac est vide, et nous continuâmes notre course en silence. Je ne quittai pas des yeux l’indicateur de ma réserve d’essence, et je la voyais baisser rapidement.
– Voilà, dis-je comme l’auto venait de s’arrêter, nous ne pouvons pas aller plus loin ce soir. La nuit va tomber, et cet endroit serait très favorable pour y planter notre tente. Dépêche-toi ; nous allons faire un bon feu et nous serons très bien ici. Ce ruisseau est commode aussi ; dans tous les cas nous ne mourrons pas de soif !
– Non, bien sûr, mais mourir de faim ne doit pas non plus être drôle, dit Joe, qui avait l’air sombre.
– Oui, sans doute et nous serions mal en point sans ces bananes. Quel bonheur que le seul indigène que nous ayons rencontré aujourd’hui en ait eu avec lui et ait bien voulu nous en vendre. Tu vois que nous n’avons pas à craindre la famine.
Je n’avais pas envie de dire à Joe ce que nous avions à redouter, et pourquoi j’avais choisi cet endroit pour y passer la nuit. A vrai dire, je n’avais pas à choisir : l’auto s’était arrêtée faute d’essence !
Nous nous trouvions dans une contrée absolument déserte, à quatre-vingt-dix kilomètres d’une station d’Européens, sans provisions – sauf quelques bananes – et privés de tout moyen de transport. La situation semblait désespérée. Que pouvions-nous faire ? Dans tous les cas mon pauvre Joe devait avoir encore une nuit tranquille et n’apprendre les nouvelles que le lendemain.
J’assumai un air gai, et nous nous installâmes confortablement près du feu, comme la nuit tombait, très froide.
Tout en mangeant notre maigre souper de bananes, nous nous amusions à imaginer quel repas nous commanderions si nous pouvions avoir ce que nous voulions. Joe était pour des saucisses et de la purée de pommes de terre, une tarte aux prunes, et un verre de bière pour arroser le tout ! Mon menu était autre, mais tout aussi appétissant !
Comme la nuit était venue, que les étoiles apparaissaient l’une après l’autre, je dis à Joe :
– Lorsque nous étions bien tranquilles et à l’abri à la maison, nous nous sommes bien souvent recommandés à notre Père céleste. Crois-tu, mon ami, que tu pourrais être aussi confiant ici, dans cette brousse perdue ?
Je crois que maintenant j’aurai confiance en Lui n’importe où et pour n’importe quoi, oncle Salomon, dit Joe en appuyant sur le mot : maintenant.
– Même si demain ta foi en Lui était durement mise à l’épreuve, mon cher enfant ?
Je ne crois pas que je pourrais jamais douter de Lui, oncle, quoi qu’il arrive. Tu comprends, Il est mon Sauveur à présent comme Il est Celui de père, de Danieli et le tien. Et je suis sûr qu’Il a pris soin de père et l’a mis en sécurité, quelque part ; ne le crois-tu pas aussi ?
– Certes, Joe, j’en suis assuré. Veux-tu que nous priions pour ton père, pour nous-mêmes, avant de dormir ?
Tout simplement et naturellement Joe se mit à prier, bien que ce fût la première fois qu’il le fît à haute voix. Il ne se douta pas combien sa foi inébranlable fortifia la mienne ce soir-là, et m’aida à prendre une grave résolution. Je m’étais décidé à aller chercher du secours, et à partir seul. C’était dur de laisser Joe en arrière dans la brousse, et le danger était grand, mais sans lui je pouvais marcher plus vite. C’était le seul moyen qui me parut possible et il me fallait le tenter. Dès que Joe fut profondément endormi sous notre tente, je pris un feuillet de mon agenda et écrivis les lignes suivantes à ce cher enfant :
« Mon cher Joe,
Nous n’avons plus d’essence et je vais chercher de l’aide. Reste ici jusqu’à ce que je revienne. Il n’y a pas grand-chose à craindre et tu as le fusil. Réfugie-toi dans l’auto s’il le faut. Économise tes bananes ; c’est tout ce qui te reste.
Adieu mon cher garçon. N’oublie pas ce que tu m’as dit ce soir. Le temps de l’épreuve est venu.
Ton affectionné,

Oncle Salomon »

Me penchant sur l’enfant endormi, je l’embrassai. Puis je mis le billet à côté de son oreiller, jetai quelques bûches sur le feu, et m’enfonçai dans la nuit. J’emportai quelques bananes et j’avais rempli ma gourde de l’eau du ruisseau ; j’avais aussi un révolver et une lampe électrique. J’espérais par une marche forcée toute la nuit, atteindre du secours avant vingt-quatre heures au plus.
J’ouvris le petit résumé de textes bibliques que je portais toujours sur moi, je cherchai le verset pour ce soir-là et voici ce que je lus :
« En toutes tes voies connais-Le. Il dirigera tes sentiers », et je demandai dans une ardente prière que moi-même, Son enfant par grâce, je puisse trouver mes pas dirigés et affermis.

10. Secours du ciel

Il y avait clair de lune, et la piste était assez bonne, de sorte que pendant quelques heures – quatre environ je marchai d’un bon pas et me sentis plein d’espoir à mesure que j’avançais. Mais la lune se coucha, la nuit se fit très sombre, si sombre que ma lampe m’était indispensable pour suivre le chemin recouvert d’herbe et mal tracé. Mais j’allais toujours, perdant parfois ma route, me retrouvant à la lueur de ma petite lanterne, jusqu’à ce que soudain, à ma consternation, la lumière s’éteignît : la pile était à bout et je me trouvais dans l’obscurité absolue !
Mais il fallait avancer, chaque heure était précieuse. Impossible de laisser Joe mourir de faim tout seul dans la brousse, et il n’avait de vivres que pour un jour. Priant Dieu de m’envoyer de l’aide, j’avançais à tâtons, mais me rendis bientôt compte que je m’étais égaré ! Ma boussole lumineuse m’indiquait bien la direction du nord, mais ce n’était qu’une donnée incertaine et lorsque le jour parut après une longue nuit de marche, je dus m’avouer que j’étais perdu dans la brousse.
Dans ma hâte j’avais commis une grave erreur : j’aurais dû rester sur place après avoir perdu la piste, jusqu’à ce que la lumière me permît de la retrouver. Maintenant je ne pouvais m’avancer avec certitude, ni retourner vers Joe. Qu’allais-je faire ? J’étais vraiment dans une situation désespérée. Sans nouvelles de Joe, le sachant seul et affamé, moi-même dans un terrible embarras… était-ce ainsi que Dieu avait « dirigé » mes pas ?
Ma foi était à une dure épreuve, et des doutes m’assaillaient, mais la simple prière que Joe avait faite le soir précédent me revint à la mémoire, ainsi que les mots tracés dans mon billet. Le temps de l’épreuve était venu pour nous deux. Ma confiance allait-elle défaillir ? Non, cela ne devait pas être et, tout en avançant à l’aide de ma boussole, je me mis à chanter un cantique de tout mon cœur :

Simple confiance, jour après jour,
Confiance lorsque la route est sombre,
Même lorsque la foi chancelle.
Confiance en Jésus, c’est tout ce qu’il faut.

Et alors il me sembla entendre un appel ! Mon cœur sauta dans ma poitrine ; je m’arrêtai pour écouter.
M’étais-je trompé ? Je criai de toutes mes forces : Holà ! Et immédiatement je reçus une réponse : « Holà, ici ! »

Et je vis alors que Dieu avait bien dirigé mes pas. En me guidant par des appels et des réponses j’arrivai à la fin dans une clairière où je vis un spectacle qui me remplit à la fois de surprise et de joie : deux aviateurs anglais affairés autour d’un avion qui avait atterri.
Nous eûmes vite fait d’échanger saluts et explications ; j’appris que le jour précédent une panne les avait obligés à descendre dans la forêt, mais la réparation nécessaire était presque achevée et les deux pilotes comptaient repartir le matin même.
– Ce vieux cantique que vous chantiez, je l’avais appris à l’école du dimanche, là-bas, au pays, lorsque j’étais petit, me dit l’un des mécaniciens. Je me demande un peu ce qui vous faisait chanter ! Si j’avais été perdu comme vous je n’aurais pas eu grande envie de chanter, hein, camarade ? ajouta-t-il en s’adressant à son compagnon.
– Pas de risque, répondit celui-ci, plutôt envie de jurer !
– Eh bien ! Dis-je, le chant a produit ce que des jurons n’auraient pu accomplir, et je leur racontai mon texte et comment il avait été réalisé. C’est plus qu’une coïncidence ! Qu’en pensez-vous ? Et c’est bien d’avoir Quelqu’un qui dirige vos pas lorsque vous êtes perdu. Maintenant je me demande comment je vais retrouver mon garçon et l’auto ?
– Je crois que nous pouvons arranger cela, dit le pilote. Lorsque notre machine sera prête, nous verrons ce que nous pourrons faire. En attendant, si nous déjeunions ?
A ma grande satisfaction je fus invité à partager le repas des deux hommes ; après avoir vécu deux jours d’une demi-douzaine de bananes, j’avoue que je l’appréciai beaucoup.
– Et maintenant à l’appareil, dit un des pilotes.
Après quelques essais infructueux, l’hélice commença soudain à tourner, nous sautâmes dans l’avion qui, après avoir effleuré la cime des arbres, s’éleva fièrement dans les airs.
Nous tournions en rond, décrivant de grands cercles, regardant de tous côtés, mais rien n’apparaissait. Après une heure de vaines recherches nous commençâmes à devenir inquiets. Que faire si nous n’arrivions pas à repérer mon auto ? La brousse était épaisse à certains endroits et, bien que la piste fût assez visible, nous la suivîmes au nord, et au sud, sans résultat.
– Rien à faire, déclara le pilote. Allons à Kisuma organiser une équipe de recherche. Ce n’est pas loin ; vous voyez d’ici le lac Victoria qui brille là-bas à l’horizon.
Mais j’hésitai à abandonner la lutte et nous volâmes encore, aussi bas que possible, espérant contre toute espérance apercevoir quelque trace de celui que nous cherchions. De guerre lasse nous allions quitter les lieux, lorsque j’entendis un coup de fusil, un autre encore…
– Regardez, regardez, criai-je, voilà de la fumée là-bas, près de la rivière, et voilà l’auto, je l’aperçois à travers les arbres !
Notre avion descendit encore, et bientôt nous vîmes distinctement la voiture sur la piste herbeuse, la petite tente tout à côté et puis Joe lui-même, dans l’auto, fusil en main, nous faisant signe par la fenêtre. Par bonheur il y avait tout près de là une clairière où l’on pouvait essayer d’atterrir, ce qui fut fait sans accident, puis nous courûmes vers l’auto.
– Oh ! Oncle Salomon, cria Joe ; vous arrivez du ciel ! Et juste à temps ; j’ai tiré ma dernière cartouche. Dieu fait des choses merveilleuses !
L’histoire que Joe nous raconta était émouvante. A l’aube, après qu’il avait lu mon billet, il avait entendu du bruit dans la brousse et, à sa terreur, avait vu toutes sortes de bêtes se dirigeant vers la rivière où était évidemment leur abreuvoir habituel. Le pauvre Joe s’était réfugié dans l’auto, d’où il avait surveillé allées et venues des léopards, des jaguars et des lions qui allaient boire à quelques deux cents mètres. Il était resté tapi dans la voiture toute la matinée, n’osant pas bouger, et de sa prison avait bien vu l’avion qui tournait au-dessus de lui, mais sans se douter que c’était lui-même qu’on cherchait ! Un léopard, intrigué par l’auto, s’était approché et avait sauté sur le capot. Joe avait tiré et manqué, tiré encore et touché l’animal, et tiré encore comme la bête féroce s’éloignait, et c’est cette salve de coups de feu qui avait été son salut en nous indiquant où il se trouvait.
L’un et l’autre nous avions été merveilleusement sauvés, gardés et dirigés, et du ciel vraiment nous était venu tout le secours nécessaire.
Dieu, qui avait nourri le prophète Élie par le moyen des corbeaux, nous avait sauvés par le moyen d’un aéroplane !

11. A la maison

Ce fut le cœur bien lourd que je pris la résolution de repartir pour l’Angleterre avec Joe. Nous étions enfin arrivés sans encombre sur les bords du lac Victoria, et nos aventures personnelles étaient terminées. Mais qu’était-il arrivé à Jack Wantoknow ? Qui le savait ? Nous n’avions eu aucune nouvelle de lui dans les villages que nous avions traversés, et encore aucune nouvelle à Kisuma où nous nous étions arrêtés. Laissant Joe à Kisuma, je partis pour Nairobi, la capitale du Kenya où je passai plusieurs jours, faisant toutes sortes de recherches et d’enquêtes auprès des autorités, de la police, et des différents postes missionnaires. Tout cela sans aucun résultat : Jack avait disparu aussi complètement que son village, et je dus m’avouer qu’il n’y avait plus rien à faire qu’à rentrer en Angleterre le plus vite possible.
Joe attendait mon retour avec une anxiété extrême. J’essayai de sourire et d’avoir l’air rassuré, mais le pauvre garçon ne fut pas trompé par l’apparence et se détourna pour cacher son chagrin et sa déception. Mais c’était un cœur brave, et au bout d’un moment il vint vers moi, mit sa main dans la mienne et me dit simplement :
– Et maintenant, oncle Salomon ?
– Maintenant, Joe ? En route pour l’Angleterre et aussi vite que l’avion nous y emmènera.
– En avion ? Oncle ? Et malgré sa peine, je vis que ses yeux brillaient. Veux-tu dire que nous allons vraiment voler pour le retour ?
– Oui, vraiment, mon ami, jusqu’à la maison ; et qui sait quelles nouvelles nous y trouverons ? Ton père m’y aura fait savoir quelque chose s’il n’est… je veux dire que tôt ou tard nous entendrons parler de lui, et si nous sommes là-bas, nous saurons mieux comment lui venir en aide. Ainsi, bon courage, Joe, et espérons tout pour le mieux.
Il était impossible à Joe de ne pas être enchanté de la nouvelle expérience qu’il allait faire. En vérité c’était en grande partie pour le distraire de son chagrin accablant, que je m’étais décidé à revenir par la voie des airs, et mon plan avait parfaitement réussi. Durant mon absence, Joe avait vu le grand avion du Sud de l’Afrique atterrir et repartir, et il avait assailli le pilote de tant de questions que celui-ci l’avait appelé « le petit curieux », sans savoir que Joe portait ce titre depuis longtemps.
– Regarde, oncle, voilà l’hydravion qui nous emmènera en Angleterre demain matin à six heures. Il est là sur l’eau près du quai. N’est-il pas magnifique ? Et aussi grand qu’un bateau ! Il a vingt-sept mètres de long, et il pèse vingt tonnes. N’est-ce pas incroyable qu’il puisse s’élever dans les airs ! Et son moteur est de trois mille chevaux !
Et pour un moment Joe redevint l’heureux garçon de jadis, avec la perspective de ce long voyage aérien de neuf mille kilomètres.
Le lendemain à l’aube nous survolions le lac Victoria, pendant neuf cents kilomètres, puis les vastes plaines de l’Uganda avec le Nil Blanc qui déroulait au-dessous de nous son long cours sinueux. Soudain nous commençâmes à descendre et Joe me jeta un regard inquiet.
– Rien à craindre, mon garçon, regarde là en bas ! Et nous vîmes d’énormes bêtes qui pataugeaient dans l’eau du fleuve. L’avion était descendu pour nous permettre de mieux les voir.
– Qu’est-ce que c’est, oncle Salomon ?
– Des hippopotames, et ils sont affolés en voyant notre avion au-dessus d’eux.
Plus tard dans la journée nous nous rapprochâmes de nouveau de terre pour considérer un autre spectacle.
– Des éléphants ! cria Joe, des éléphants, il y en a mille peut-être !
– Non pas mille, mais deux cents au moins qui fuient éperdument au bruit de nos moteurs.
Nous voici au-dessus du Soudan, et nous allons arriver à Khartoum, où le général Gordon (Gordon, explorateur et officier anglais, 1833-1885) mourut pour son pays. Nous allons y passer la nuit, et nous verrons la magnifique statue de Gordon. Quelle délicieuse fraîcheur nous avons ici à trois mille mètres au-dessus des sables brûlants du désert ! Voici de nouveau le Nil, et voici Khartoum.
– Oncle Salomon, qu’est-ce que ces drôles de construction dans le sable, là au-dessous de nous, me demanda Joe le jour suivant.
– Ce sont les monuments les plus étranges et les plus mystérieux du monde, et parmi les plus anciens aussi. Moïse les a vus il y a quatre mille ans. Ce sont les Pyramides ; d’ici en haut elles ont l’air petites et basses, mais en réalité elles sont énormes et l’on se demande comment les Égyptiens ont pu les construire. Et voici Le Caire que le Nil traverse ; le Nil est large et puissant ici ; nous allons arriver à Alexandrie sur les bords de la Méditerranée.
– Je vois la mer maintenant, oncle, et un grand port, et des navires de guerre, et nous descendons vers eux ! Est-ce Alexandrie ?
– Oui, et ces bateaux font partie de la flotte britannique. Quels merveilleux spectacles vu de cette hauteur !
Décrivant une courbe gracieuse, notre grand hydravion vint se poser à côté d’un croiseur anglais, notre traversée de l’Afrique était finie.

12. Le retour.

« Nous voici sur la Méditerranée, Joe, à environ mille kilomètres d’Athènes. Adieu l’Égypte, et saluons l’Europe ! »
Nous volions au-dessus de la mer bleue et les grands vaisseaux avaient l’air de jouets au-dessous de nous.
– Voici l’île de Crète, avec le Mont Cnossos, dont le sommet émerge des nuages floconneux qui l’entourent. Et cela est la petite île rocheuse de Milos, avec son port et sa ville charmante. Et voici enfin Athènes où se trouvait l’aréopage, dans lequel l’apôtre Paul prêcha Christ aux sages de son temps. Hélas ! Ils se moquèrent de lui, comme les sages de ce monde l’ont toujours fait depuis.
– Vois-tu le canal de Corinthe creusé à travers l’isthme et aussi droit qu’une règle ?
Voici Corinthe ! C’est ici que Paul passa plusieurs années. Il écrivit deux lettres aux Corinthiens, t’en souviens-tu ?
– Oui, oncle Salomon, et je sais par cœur le chapitre 13 de la première épître. Il y parle de l’amour. Et au bout d’un instant Joe ajouta :
– C’est vraiment merveilleux !
– Qu’est-ce qui est merveilleux, Joe, le paysage ?
– Oui, bien sûr, oncle, mais je pensais à ce chapitre 13 ; je crois que l’apôtre Paul n’a jamais rien écrit d’aussi beau !

– Voilà Corfou, Joe ; c’est ici le palais qui appartint jadis à l’empereur d’Allemagne. Quel endroit ravissant ! Maintenant nous allons tout droit à Brindisi en Italie ; au talon de la botte !
Nous volions vers le nord, suivant la ligne des Apennins, vers Rome. Joe avait lu bien des choses sur les empereurs romains, le Colisée où les chrétiens devaient combattre contre les bêtes fauves, le Forum, place des assemblées populaires, et les sept collines sur lesquelles est bâtie la Ville Éternelle. Nous survolions tout cela et à l’horizon s’élevait le Dôme majestueux de St-Pierre, tout éclairé par le soleil couchant.
Après avoir passé la nuit à Rome, nous pûmes visiter rapidement la ville avant de reprendre notre voyage le lendemain à l’aube.
– Quand serons-nous en Angleterre, oncle Salomon ?
– A quinze heures trente environ, nous devons débarquer à Southampton, si notre voyage continue à bien se passer, et alors… à la maison !
– Oui, à la maison, répéta Joe, avec un soupir étouffé. Oncle, crois-tu… y a-t-il quelque chance pour nous d’avoir quelque nouvelle ? Et mon jeune ami me regardait anxieusement.
– Joe, je n’ai jamais cessé d’espérer, et je continuerai encore. Mais sais-tu quels mots le chrétien emploie à la place du mot : désappointement ?
– Non, lesquels ?
– Il dira : « C’est Sa volonté ! » N’oublie pas cela, mon garçon, si en arrivant tu es désappointé.
– J’essayerai de toutes mes forces, oncle, mais tu sais, oh ! Tu sais j’espère quand même…
– Moi aussi, Joe, j’espèrerai jusqu’à la fin. Nous y voici, Joe ! Voilà les blanches falaises de l’Angleterre, et l’île du Wight, nous survolons Southampton ; là c’est l’énorme paquebot, « Queens Mary », et nous voilà déposés sains et saufs sur la mer à ses côtés. Voilà la vedette qui va nous emmener à quai. Il y a une foule de gens qui nous font des signes, qui nous souhaitent la bienvenue. Et là… oh ! Joe ! Regarde – est-ce bien vrai ? Mais regarde donc, – là-bas !
Le pauvre Joe regardait de tous ses yeux et devint soudain tout pâle. Je crus qu’il allait s’évanouir et étendis mon bras pour le soutenir. Mais il poussa un cri : « Père ! » et éclata en sanglots.
Oui, c’était bien vrai ; Jack Wantoknow était là, en chair et en os, nous faisant des signes, nous appelant, sans plus se soucier de la foule qui l’entourait comme si elle n’existait pas. Il criait à tue-tête : « Joe ! Mon cher petit Joe ! »
L’instant d’après ils étaient dans les bras l’un de l’autre.
– Oh ! Père, père, comme Dieu est bon. Il a répondu à mes prières, Il a exaucé chaque mot !
– Et les miennes aussi, dit Jack qui, se tournant vers moi, me saisit et me serra les mains avec force.

13. Épilogue

Il est impossible de laisser nos lecteurs dans l’ignorance de ce qui était arrivé à Jack Wantoknow, et il faut leur dire pourquoi il était sur le quai de Southampton au lieu de se trouver au centre de l’Afrique. L’histoire est bientôt contée.
Lors de l’incendie de la brousse, Jack était absent, à plusieurs kilomètres des lieux du sinistre. En revenant chez lui, il ne trouva que des ruines, la désolation et pas une âme. Nous ne pouvons raconter en détail comment il finit par arriver sur les bords du lac Victoria, misérable, affamé, et sans un sou. Il dit que c’est la main de son Père auquel il se confiait à chaque pas, qui l’a conduit, guidé, et certes il a bien raison. Il nous raconta qu’il avait été gardé « dans une paix parfaite », bien qu’il eût mille sujets d’inquiétude. Il s’était décidé à regagner l’Angleterre si c’était possible ; car il savait que là seulement il pourrait avoir de nos nouvelles, bonnes ou mauvaises. Mais l’Angleterre était à douze mille kilomètres et il était seul, sans argent et inconnu. Et pourtant non ! Pas seul et pas inconnu, car Celui qui le connaissait, qui se tenait à ses côtés, était puissant en ressources diverses et Jack s’attendait patiemment à Lui.
Le jour même où il arriva à Kisuma, il rencontra un touriste anglais auquel il raconta son histoire.
– Mon ami, dit cet étranger, vous allez venir avec moi, et sans plus d’embarras, Jack se trouva embarqué dans l’avion qui précéda immédiatement celui qui nous emporta, Joe et moi. En Angleterre il eut de nos nouvelles ; c’est ainsi que nous avons pu nous retrouver, ce qui mit une fin heureuse à toutes nos aventures.
Le soir de notre retour, nous étions réunis à la maison autour de la cheminée lorsque Joe dit tout d’un coup :
– Père, il m’a fallu aller jusqu’en Afrique pour trouver le Seigneur Jésus, et revenir jusqu’ici pour te retrouver. Cela a été un voyage merveilleux, tant à l’aller qu’au retour ! Puis, se tournant vers moi, il ajouta :
– Oncle Salomon, je n’ai pas eu le moindre désappointement à l’arrivée !
– Non, mon ami, car d’un bout à l’autre de notre voyage nous avons été conduits par Sa volonté.

D’après la Bonne Nouvelle 1994.