AU BORD DE L’ABÎME

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AU BORD DE L’ABÎME

Fils et petit-fils d’officier, je fus destiné dès ma naissance à la carrière des armes.
Tant que je restai sous le toit familial, grandissant dans la crainte de Dieu, comblé de chaude affection, je coulais les jours les plus heureux. Au petit lycée de M… j’étais noté comme l’un des meilleurs élèves de ma classe.
Malheureusement, ma mère fut ravie à mon affection, et mon père, dans l’impossibilité de surveiller mon éducation, me plaça interne, alors que j’avais à peine onze ans, dans un établissement militaire.
Ce fut ma perte.
Une grande sévérité était la règle de l’École, et cette sévérité s’aggravait d’un manque total de la plus élémentaire psychologie.
De plus, l’établissement était fort éloigné de la maison paternelle, et je ne m’en échappais qu’aux grandes vacances.
Cette discipline rigoureuse, s’imposant par des punitions cruelles ou absurdes, au moindre manquement, me meurtrit profondément et finit par me révolter. En sorte que, le contact de camarades vicieux aidant, toutes les bonnes influences dont avait été bénie mon enfance disparurent.
C’est ainsi que je ne tardai pas à perdre toute crainte de Dieu, en même temps que tout goût pour l’étude ; j’en arrivai même à me faire une gloire d’être des premiers parmi ceux qui raillaient les choses de la religion et d’avoir la réputation d’être l’un des plus indisciplinés de l’École.
Dans ma soif de liberté, dans ma hâte de fuir un lieu que j’avais en horreur, je partis dès que mon âge le permit, tronquant mes études malgré les supplications de mon père, et m’engageai comme volontaire de l’armée d’Afrique.
La passion que j’avais pour le cheval, la vie active du régiment, la liberté relative dont on y jouissait, déterminèrent au début un heureux changement en moi. Une réaction salutaire se produisit : elle ne fut malheureusement pas de longue durée.
La mutilation de mon être moral, produite par l’abandon de toute piété et la perte du plus nécessaire contrôle spirituel sur ma nature impulsive et orgueilleuse, n’allait pas tarder à produire ses funestes conséquences.
Ce fut d’abord une terrible vague de pessimisme qui déferla sur moi ; ensuite le relâchement des mœurs.
Que peut, en effet, une conscience mal instruite, que peut un cœur jeune et passionné, pour repousser les assauts des tentations les plus violentes, sans l’appui de Dieu ?
J’en fis l’humiliante expérience, et mon désaxement intellectuel, moral et spirituel, ne fit qu’empirer au cours de ces cinq années, malgré l’apparence respectable que gardait la façade.
Je n’incriminerai personne. La cause de mon mal n’était-elle pas en moi ? N’était-elle pas moi-même ? Ne se rattachait-elle pas à ma rupture avec les lois fondamentales de la vie ? L’homme, séparé de Dieu, est incapable de tout véritable bien ; il ne peut connaître de véritable paix, de véritable bonheur.
Mais comment aurais-je compris cela ? Seule, la connaissance de l’Évangile révèle à l’homme sa misère native, et cet Évangile m’était à peu près inconnu. A vingt ans passés, je ne l’avais encore jamais ouvert !
Pour tout bagage religieux, je ne possédais que la vague instruction que reçoit en vue de sa première communion, un enfant de onze ans, et je ne connaissais des Écritures Saintes que quelques bribes…
« De quel droit, au reste, me disais-je, jugerais-je les autres, moi qui ne suis pas meilleur qu’eux ? N’étais-je pas obligé de constater mon impuissance à maîtriser mes instincts et mes colères, rouge de honte quand je me retrouvais, de sang-froid en tête-à-tête intime avec le meilleur de moi-même ?
D’autre part, et bien que n’eusse jamais eu à en pâtir personnellement, l’injustice, l’égoïsme cruel, sur quoi ce monde est bâti m’oppressaient. Cette absurdité, cette contradiction sans nom, d’un Dieu bon jetant l’humanité sur la terre dans des conditions où il lui est impossible de vivre heureuse, m’exaspéraient.
Que ne l’avait-il laissée dans le néant !
« Seul un Dieu incohérent peut présider à l’incohérence qui est la règle suprême de cet univers. Et je voyais là l’irréfutable preuve de l’inexistence d’un Dieu juste et sage, du moins du Dieu des chrétiens.
Telle était mon ignorance des choses de l’Esprit.
« Et si, dans l’armée, me disais-je, je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, que sera-ce dans la vie civile ?… »
« Alors, à quoi bon vivre pour se plaindre sans cesse, pour mépriser les autres et se mépriser soi-même ? Ne vaut-il pas mieux en finir tout de suite ?
La mort, je n’en avais pas peur : je le croyais du moins. Je l’avais déjà vue de si près : duel, sévères chutes de cheval, etc.
A vingt ans, je la saluais comme l’unique espérance, à vingt ans… !
Mes cinq années de service terminées, je quittai donc le régiment, refusant de contracter un engagement de sous-officier et mon projet de suicide s’affermissant de plus en plus, je vins à Paris.
Mais au souffle de la vie intense et fiévreuse de la capitale, j’eus un nouveau sursaut de courage et voulus tenter encore une chance de vivre.
Muni de certificats militaires, de lettres de recommandation de mon ancien colonel, d’amis de mon père, je posai ma candidature à un emploi dans les Grandes Compagnies d’Assurances et de Chemins de fer, où de formelles promesses me furent faites. Et, en attendant qu’une place se présentât, je passais mes longues journées à la bibliothèque Sainte Geneviève, recherchant naturellement, les auteurs philosophes dont les écrits correspondaient à mon état d’âme.
La tristesse que suscite le philosophe d’en bas est génératrice de désespoir. C’est la « tristesse du monde » qui, dit l’apôtre Paul, « mène à la mort ».
Mais l’autre tristesse, celle qui, trouvant sa première expression dans l’Ecclésiaste se change dans l’Évangile de Jean en « joie, pleurs de joie », la tristesse qui est selon Dieu, est une tristesse qui mène à la vie. J’allais bientôt la connaître.
En attendant, pour moi, le suicide devenait de plus en plus mon idée raisonnée, que je caressais, comme une pensée chère.
Je m’en irai à l’étranger, à Bruxelles. Personne ne m’y reconnaîtra ; il ne faut pas de scandale, à cause de ma famille.
Je pris alors mes dernières dispositions. J’eus même la cruelle inconscience de prévenir par lettre mon pauvre père, et quelques autres parents, de ma fatale résolution.
Je m’étais si bien persuadé que la vie ne vaut point le prix que tant de personnes y attachent que je m’efforçais, dans les lettres où j’annonçais ma détermination, de démontrer que mon acte était pleinement logique, qu’il n’y avait vraiment aucune raison de s’en affliger. Telle était mon aberration.
Quant à Dieu, à supposer qu’il existe, il est bien trop étranger à tout ce qui se passe sur la terre pour que je me soucie de sa permission…
Peut-être aussi, en écrivant ces lettres, obéissais-je inconsciemment au secret mobile de couper les ponts derrière moi, car je détruisis également d’importants papiers, mon livret militaire, entre autres.
Ah ! Malgré plus de cinquante années de recul, quand je me revois en cette matinée, exceptionnellement belle et radieuse de soleil et de vie, comme si la nature elle-même conspirait à me représenter ma folie, quand je me revois prenant mon billet à la gare du Nord, perdu dans la foule des voyageurs affairés, et débarquant à la tombée de la nuit à Bruxelles, dans cette ville étrangère et inconnue, une intense émotion m’étreint encore le cœur.
Un souvenir, entre autres, de ce lugubre voyage, demeure particulièrement vivant en ma mémoire.
Dans mon compartiment avait pris place une jeune femme tenant un bébé dans les bras. Je regardais l’enfant avec une intense compassion et je me disais : « Pauvre petit, que vient-il faire dans ce monde ! Quel avenir l’attend ! » Et j’éprouvais un profond soulagement de ne laisser au moins aucun enfant derrière moi… !
Le courage et la force d’aller jusqu’au bout de la mortelle aventure, je les puisais dans ma hâte d’en finir.
Je n’avais sur moi, outre la seringue achetée à Paris, place Saint-Michel, que mon inséparable livre, un livre d’un philosophe comme Évangile, ma montre et quelque argent.
Ma chambre retenue à l’hôtel, j’entrai dans un restaurant. Peu d’instants après, survinrent deux jeunes gens, porteurs de journaux et habillés d’une façon un peu étrange. Ils firent le tour de la salle, offrant leur journal sans aucun succès.
Ma curiosité avait été éveillée et je demandai à mon voisin :
« Qui sont ces gens-là ? » « Oh ! C’est l’Armée du Salut » me dit-il en ricanant. J’oubliai bientôt l’incident.
Le lendemain, tout bien réglé, j’entrai dans l’établissement de bains du boulevard Anspach, non loin de la Bourse.
« Me voilà enfin au bout de mon voyage… »
Mais lorsque, la seringue à la main, je m’apprêtais à me piquer, soudain une horreur indicible de ce que j’allais faire envahit mon être, brisant toute volonté en moi. Ma fameuse philosophie en laquelle j’avais tant de confiance, la conviction qu’après cette vie tout était fini et bien fini, que c’était l’éternel silence, brusquement tout cela tomba. Une angoisse intraduisible me saisit et je restai un long moment immobile, le corps inerte, mais l’esprit passant par toutes les transes de l’agonie.
D’instinct, j’ouvris le robinet d’eau froide et en approchai la tête pour me ranimer.
Puis je pensais : peut-être n’étais-je pas athée, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’étais pas un croyant, et cela depuis longtemps, treize ans au moins.
J’étais donc un lâche ? Vraiment, je ne pense pas avoir cédé à pareil sentiment. La mort, je l’avais froidement, et à trop de reprises défiée, au cours de mes années de service, pour pouvoir être accusé ici de lâcheté.
Analysant aujourd’hui, avec la sérénité que permettent plus de soixante années d’âge, tous les détails de ces événements, sur des notes prises il y a cinquante ans, j’attribue l’impossibilité où je fus de consommer mon acte à deux causes : d’abord la révolte physique de mes vingt-trois ans pleins de santé et de force, alors qu’aucun aiguillon d’ordre matériel, ou passionnel, ne m’acculait au suicide ; ensuite, et surtout, l’intuition mystérieuse de l’irréparable qui allait se produire, et que mettait à mon insu en moi Celui qui connaissait mieux que moi mon cœur, qui savait que j’étais sincère, et qui, malgré mes blasphèmes, voulait me tendre encore une planche de salut.
Comme un automate, je me rhabillai ; mais une fois dans la rue, une grande honte me prit de ce que je considérais uniquement à cet instant, comme une lâcheté, et la question aussitôt brutalement se posa : « être ou ne pas être ».
Être ? Mes papiers détruits, mes lettres écrites… Je serais couvert de ridicule. Non, ce n’est plus possible. Je n’ai plus le droit de vivre.
Suivant le boulevard qui mène à la gare du Nord, sans savoir où me portaient mes pas, je traversai une avenue plantée d’arbres quand mes regards furent attirés par une grande enseigne fixée à un balcon et portant ces mots : « Armée du Salut ».
Alors seulement, je me rappelai les deux jeunes gens de la veille. Je m’approchai, voulant me rendre compte de ce que pouvait bien être cette Armée du Salut qui par deux fois traversait ma route.
Aux fenêtres du rez-de-chaussée, des journaux, des traités, des photographies, exposés en vitrine. Un coup d’œil sur les écrits m’apprit que j’étais en présence d’une affaire religieuse. Une pancarte annonçait une réunion pour le soir.
« Irai-je à cette réunion ? A quoi bon ? Ne savais-je pas à satiété que toutes les religions se ressemblent, qu’elles ne tendent qu’à exploiter la crédulité du monde ? »
Et, tournant le dos, je repris ma triste promenade, déambulant dans les rues comme une hallucination, et repris par la hantise du suicide.
La demie de sept heures sonna, me rappelant avec une force étrange la réunion du soir. Une voix secrète m’y appelait. J’étais assez loin du boulevard Baudoin : après un moment d’hésitation, je m’y dirigeai à grands pas. A ma surprise, je trouvai la porte du local fermée.
J’avais pourtant bien cru entendre sonner huit heures, et ma montre indiquait huit heures passées.
Contrarié, d’autant plus qu’il faisait froid et que je ne me souciais pas d’attendre dehors, je fis demi-tour, décidé à passer ma dernière soirée à l’Alhambra.
Je n’avais pas fait cent pas que, levant les yeux, j’aperçus au coin du boulevard une horloge qui marquait huit heures et deux minutes. Je m’arrêtai net et la réflexion me vint : « Si cette porte était fermée c’est que huit heures n’avaient pas encore sonné ». Une force mystérieuse me ramenait devant la salle. Elle était maintenant ouverte. J’entrai.
Auditoire ouvrier, d’une vingtaine de personnes, dont quelques jeunes gens forts grossiers et turbulents.
Aux murs blancs, quelques écriteaux religieux : « Dieu est amour. Cesse de faire le mal. Dieu te cherche ».
« Dieu, Dieu, il y a longtemps moi aussi que je le cherche, mais je n’ai jamais pu le trouver… » Et m’appuyant au dossier du banc en face de moi, je pris mon front dans les mains. La réunion commençait. Ce furent d’abord des chants dont les paroles avaient pour moi un sens très obscur.
L’entrain des cantiques, la joie avec laquelle on les chantait, le bruit des tambourins, tout cela, m’impressionnait défavorablement.
« Si ces gens avaient la moindre idée de la souffrance qu’il y a dans le monde seraient-ils joyeux ?… »
Cependant, l’un des officiers qui présidaient se leva et se mit à lire l’Évangile. C’était la parabole de l’enfant prodigue. Les premiers mots me firent l’effet d’un coup de massue.
« Un homme avait deux fils ; et le plus jeune d’entre eux dit à son père : Père, donne-moi la part du bien qui me revient… (il) s’en alla dehors en un pays éloigné… »
Quelle évocation de mon histoire !
Une émotion intense, impossible à maîtriser, s’empara de moi. Pour cacher mes larmes, j’enfouis ma tête dans mes bras.
Et les paroles de l’immortelle parabole martelaient le cœur, le broyaient.
« Étant revenu à lui-même… je lui dirai : Père, j’ai péché… son père le vit et fut ému de compassion… »
Point de belles phrases, dans le commentaire qui suivit, point de ce parler affecté qui marque les habituels sermons religieux. Heureusement, car un tel langage eût, de toute certitude, réveillé mes instincts de sceptique et de raisonneur. Pour la première fois de ma vie, j’entendais le simple Évangile, je l’entendais commenter dans la langue des humbles, en termes et avec un accent qui, par leur naïveté même, désarmaient mon esprit et m’allaient droit au cœur.
« Et au lieu de punir son fils coupable, disait en terminant l’évangéliste, le père fut si heureux du retour de l’enfant perdu qu’il fit une grande fête dans sa maison.
« Nous avons au ciel un Père, qui aime d’un amour infini et pardonne, sans faire aucun reproche, ses enfants égarés si seulement ils veulent revenir à lui.
« N’y aurait-il pas ce soir quelqu’un dans cette salle qui voudrait, comme l’enfant prodigue, revenir à la maison paternelle ? »
Je n’osais plus lever la tête de peur de rencontrer les regards de cet homme qui connaissait si bien mon histoire. Et puis, je n’aurais pas voulu que l’on vît mes larmes, ces larmes de remords.
L’allocution terminée, l’auditoire fut invité à se mettre en prière. Courbé par une main invisible, je me mis aussi à genoux. Je pouvais ainsi pleurer plus à mon aise. Prier ? Je n’en étais pas encore là. Assurément, mes yeux commençaient à s’ouvrir sur un monde nouveau, la conviction de mes fautes m’accablait. Mais vis-à-vis de qui étais-je coupable, vis-à-vis de mon père ou de Dieu ?
« La réunion est terminée » fut-il annoncé. Et l’auditoire commença à se disperser. Mais je ne me relevai pas. Je me sentais cloué sur ce banc.
J’entendis que l’on s’approchait. On me toucha l’épaule. Soulevant un peu la tête, je me vis entouré d’hommes et de femmes à genoux.
« Qu’avez-vous, cher camarade ? » me demanda-t-on. Ces simples mots de « cher camarade » prononcés avec une évidente sympathie, trouvèrent un écho dans mon cœur. On aimait donc ici les gens sans les connaître ?
« Ne sentez-vous pas que vous devez vous mettre en règle avec Dieu ? Il vous cherche, ce soir »
« Je ne crois pas en Dieu ».
« Il n’est alors pas surprenant, me répondit-on, que vous soyez malheureux. Revenez à ce Dieu qui vous cherche, dont vous avez entendu l’appel ce soir ».
« Je le veux bien » fis-je, prenant brusquement ma détermination.
« Alors, dites-le lui, simplement et prions ensemble ».
Pour toute réponse je tirai de ma poche le volume de philosophie et ma seringue, et tendis à mes nouveaux amis ces deux objets. Puis, comme on insistait affectueusement, je racontai en quelques mots ma triste histoire. On comprend quel besoin j’avais ainsi de dégonfler un peu mon cœur.
Cependant, une angoisse continuait à peser sur moi. L’abandon du livre et de la seringue m’avait un peu soulagé. Mais il me manquait encore quelque chose. Quoi ? Je n’aurais su le dire.
Frappé de mon émotion comme de mon réel repentir, l’officier expérimenté qui me parlait comprit que le moment était venu pour moi de saisir par la foi le pardon de Jésus-Christ.
« Nous allons prier », dit-il.
Dans mon absolue ignorance de la véritable prière, je me mis en devoir de réciter les prières toutes faites dont je pouvais me souvenir encore.
« Non, ce n’est pas avec des prières récitées que l’on peut se faire écouter de Dieu. Parlez à Dieu comme vous feriez à votre père, s’il était présent, et que vous lui demandiez pardon ».
Alors montèrent, accompagnées de sanglots, les paroles de repentir et d’humiliation dont mon cœur débordait. Et l’on me pressa aussitôt de croire sans crainte au pardon de Dieu, de croire que le sang du Christ, répandu au Calvaire, purifiait mon cœur de tous ses péchés, le rendait, malgré sa souillure, blanc comme neige.
Mais croire, croire, comment croire en une chose que je m’étais si bien démontrée absurde, impossible ? Croire au sacrifice de Jésus pour la rédemption du monde, pour le salut de mon âme, croire même que j’avais une âme, alors que mon raisonnement, que ma philosophie, que toutes mes objections, souvenirs et autres, venaient livrer à mon esprit hésitant un suprême assaut ? C’était au-dessus de mes forces. Je ne le pourrais jamais.
Il y avait, me semblait-il, me barrant la route, une énorme porte massive, aux multiples barres d’acier, défiant tous mes efforts, une puissance fatale qui anéantissait ma volonté.
Cette puissance, je ne la comprenais que trop, c’était le doute, c’était mon incrédulité.
Et si l’on m’avait laissé partir avec ce vide effroyable au cœur, c’était fini. Abandonné au désespoir, j’étais perdu. Oui, si à ce moment l’on se fût lassé – depuis plus d’une heure et demie, on luttait pour moi, on intercédait à genoux – si l’on m’eut renvoyé à moi-même, seul avec mon affreux cauchemar, c’en était fait de moi.
A cet instant précis, je compris clairement que l’obstacle était au fond de moi-même : je n’avais pas absolument répudié l’idée du suicide – tant sont impénétrables et tortueux les replis du cœur humain. Je faisais encore la secrète réserve : Si cela ne doit pas réussir de croire, il me reste toujours la porte dérobée. Tel était le dernier bastion de mon cœur incrédule.
Et je vis que je n’étais pas absolument loyal envers ce Dieu que je prétendais chercher sincèrement. Je devais accepter la condition qu’il mettait à se révéler à moi : me soumettre, m’abandonner à sa volonté, sans réserve, sans ombre d’arrière-pensée, briser définitivement avec l’idole secrète. Dans un dernier sursaut d’énergie, je repoussai enfin la pensée sinistre, je me remis de toutes mes forces à vouloir croire…
Et je crus !
Et ce qui se passa fut aussi soudain, aussi éblouissant qu’un éclair. Une vision rapide, mais qui a plus de cinquante ans de distance m’apparaît toujours aussi précise, aussi vivante, me fit contempler mon Sauveur sur la croix, me jetant un regard d’amour. Ce fut comme un trait d’éclatante lumière pénétrant jusqu’au plus profond repli de mon cœur ; ce fut la joie éclatante, le ravissement inexprimable…
Ce fut le « Joie, joie, pleurs de joie », que connut Pascal quand il reçut le baiser du pardon divin. Mes larmes de remords, de repentir, de désespoir, s’étaient instantanément, miraculeusement – et quel miracle est plus grand que la conversion d’une âme ? – transformées en larmes de bonheur et de reconnaissance.
J’étais sauvé.
Oh ! Quel sens inouï, dont les mots sont impuissants à rendre la poignante réalité, ce mot « sauvé » prenait pour mon âme : plus de condamnation intérieure, plus de doutes. La certitude absolue du pardon de Dieu.
La morbide et mortelle hantise du suicide faisait place à la joie de vivre, au repos d’esprit parfait.
Je savais, je sentais véritablement que mon cœur était devenu plus pur, plus blanc que la neige. Ces amis inconnus ne m’avaient pas trompé.

Apprenant que j’avais annoncé ma mort à mon père, on s’émut :
« Écrivez-lui immédiatement que vous êtes sauvé ».
Mais une meilleure idée suivit : Non, un télégramme, il peut encore arriver à temps. En effet, de télégramme : Suis sauvé, lettre suit, que je courus porter à la grande poste, qui ne fermait qu’à minuit, devança de deux heures la lettre jetée à la frontière belge.
Il était onze heures et demie du soir.
En chemin vers mon hôtel, levant les yeux, je vis le ciel magnifique, resplendissant d’étoiles, et le ciel me parut tout près, tout près à toucher…
C’est que j’y avais maintenant la meilleure partie de moi-même, j’y avais mon trésor. Ce ciel où je venais d’être introduit, ce salut que Dieu venait de m’accorder, m’apparaissaient de moment en moment plus sublimes, plus merveilleux.
En me disant au revoir, mes amis m’avaient remis une Bible. Une Bible. Comme à peu près tous les jeunes gens de mon âge, je n’en avais jamais ouvert une. J’en feuilletai le soir même les premières pages. Ces mots, répétés après chacune des différentes phases de la création, au premier chapitre de la Genèse, « Et Dieu vit que cela était bon » me frappèrent plus particulièrement.
La veille, ils eussent provoqué une révolte de tout mon être.
Bonne, la création ? Mais tout n’était-il pas mauvais, injuste, abominable, marqué du plus effroyable égoïsme, sur cette malheureuse Terre ? Le néant n’eût-il pas été infiniment préférable ?
Bien au contraire, je découvrais, par ma propre expérience, que le désordre, l’injustice, la souffrance d’ici-bas, dans le monde physique aussi bien que dans le monde animal et chez l’homme, ne pouvaient être imputés à Dieu ; que, conséquence de la révolte de l’homme contre son Créateur, ils étaient le fruit direct du péché.
Ces choses, je ne les comprenais encore que confusément, sans doute ; mais enfin le voile affreux de mes ténèbres se déchirait. J’étais comme un aveugle-né dont les yeux se seraient subitement ouverts et qui partirait à la découverte d’un monde jusqu’alors inconnu. Né d’En-Haut depuis quelques heures à peine, ce monde nouveau où je faisais mes premiers pas était le monde de l’Esprit. Et comme un écho aux paroles du Saint-Livre, mes lèvres murmuraient : « Oui, mon Dieu, tout ce que tu as fait, tout ce que tu fais, toi, est bon, est parfaitement bon ».
J’aurais voulu ne pas m’endormir, craignant de ne point retrouver à mon réveil une aussi grande joie…
Mais mon réveil se fit dans le même élan de bonheur : je retrouvai le même sourire de mon Dieu.

Quelles résolutions furent prises cette nuit-là, quels engagements, quels vœux ! Et lorsque je me reporte à cette nuit, la plus belle de ma vie, et que je me rappelle toutes les promesses que m’y fit mon Dieu Rédempteur, je puis proclamer à Sa gloire qu’au cours de tant d’années, passées au travers de bien des luttes, de bien des épreuves, de deuils déchirants, et malgré mes inconséquences et mes infidélités, toutes ces promesses de mon Père céleste se sont fidèlement, merveilleusement, accomplies.

La santé de mon père gravement ébranlée par toutes ces secousses – mon télégramme n’avait pu amortir qu’en partie le choc causé par l’affreuse lettre – réclamait ma présence immédiate à la maison. Mon repentir n’eût d’ailleurs pas été complet si, à la confession que j’avais faite à Dieu, ne se fût ajoutée mon humiliation aux genoux de mon père et devant les autres membres de ma famille si gravement offensés.
Le pardon de mon père fut aussi généreux qu’était son grand et noble cœur. Comme le père de la parabole, il ne vit qu’une chose : son fils perdu était retrouvé.
Mes autres parents, au contraire, ne voulaient voir dans tous ces événements qu’une seule chose : j’avais une religion ! Et ils m’en faisaient les plus amers reproches. Pourtant, ils le savaient bien, depuis longtemps j’avais rejeté toute croyance.
En second lieu, ce n’était pas ma religion, c’était bien plutôt moi-même qui avait changé. La transformation radicale de mes habitudes, de mes goûts, de mon caractère, au lieu de l’attribuer à la grâce divine, ils la mettaient sur le compte d’influences diaboliques, prenant inconsciemment la même attitude que les pharisiens vis-à-vis des miracles du Sauveur.
« Par le chef des démons, Il chasse les démons… » (Marc 3. 22) disaient-ils.
On contesta la validité religieuse de cette inexplicable autant qu’indéniable métamorphose. On refusa d’y voir la main, la grâce de Dieu.
Comme on l’a vu, je n’avais jamais de ma vie ouvert un Évangile en sorte que j’étais désarmé pour tenir tête à ce flot de controverse.
Mais la promesse du Sauveur à ses disciples s’accomplit pour moi : « Ne soyez pas à l’avance en souci, avait-il dit, de ce que vous direz, et ne méditez pas votre discours ; mais tout ce qui vous sera donné à cette heure-là, dites-le ; car ce n’est pas vous qui parlez, mais l’Esprit Saint » (Marc 13. 11).
De même que l’aveugle-né de l’Évangile guéri par le Sauveur, je ne pouvais opposer que cette simple réponse : « Je sais une chose, c’est que j’étais aveugle, et que maintenant je vois ». (Jean 9. 25).
Et comme, parfois, on me répliquait : « Nous ne savons vraiment d’où elle vient cette grâce qui vous a touché » c’était encore le naïf miraculé de l’Évangile qui me fournissait la réponse :
« En ceci pourtant il y a une chose étrange, que vous ne sachiez pas d’où il est, et il a ouvert mes yeux. Or nous savons que Dieu n’écoute pas les pécheurs ; mais si quelqu’un est pieux envers Dieu et fait sa volonté, celui-là il l’écoute » (Jean 9. 30 et 31).
Éloigné de tout foyer spirituel, je lisais ardemment les Saintes Écritures y trouvant en abondance les lumières et les forces dont j’avais besoin.

L’appel d’En-Haut, le soir de ma conversion, avait été trop pressant et trop clair pour que j’eusse le moindre doute sur la volonté du Sauveur à mon égard.
Le « Vends tout ce que tu as…et viens, suis-moi » (Marc 10. 21) de l’Évangile, je l’avais entendu. Ma vie ne m’appartenait plus. Je la mis au service de Celui qui m’avait tant aimé.
Pas un seul jour, au cours de ces longues années je n’ai regretté de l’avoir fait.
Mon père était trop loyal pour contester mon droit, comme aussi mon devoir, de me consacrer au salut des âmes.
S’il avait encore un fils, ce fils qu’il avait cru perdu, n’était-ce pas à Dieu qu’il le devait ? Aussi, ne refusa-t-il pas son consentement à mon départ. Peut-être plus pour moi, il fut en butte aux critiques et aux reproches de la famille et des…amis. Mais il ne fit pas la moindre tentative pour me retenir.
Durant plus d’une année, je priai journellement Dieu d’accomplir pour lui la magnifique promesse : « Crois au seigneur Jésus, et tu seras sauvé, toi et ta maison » (Actes 16. 31), et j’eus l’immense joie de le voir venir l’année suivante à la source de la Vie et de l’éternel bonheur.
Ses dernières paroles, quand il échangea cette terre pour les parvis éternels, furent : Mes enfants, je vous attends dans le ciel.

Ce témoignage est l’expression bien simple de ma reconnaissance envers Dieu. Il est écrit pour Sa gloire.
On sait qu’il est pénible de livrer au public ses intimes pensées et l’on comprendra combien il a pu m’en coûter de revenir sur tous ces détails dont beaucoup sont aussi douloureux qu’humiliants pour moi.
L’amour du Christ m’a pressé de le faire comme aussi l’appel angoissant de ces multitudes d’âmes, âmes lassées, découragées ou révoltées, que l’incrédulité, ou les vicissitudes de la vie ont poussées, comme je fus poussé moi-même, au bord de l’abîme.
On voit au musée Wirtz, à Bruxelles, un tableau d’un réalisme cruel représentant un jeune homme se donnant la mort.
Tandis qu’il presse sur la détente du révolver, on voit à gauche du malheureux la figure sinistre du démon grimaçant à son adresse un hideux sourire. A sa droite, se tient un ange dont la figure émue marque la douleur de n’avoir pu empêcher l’acte horrible.
Puisse mon témoignage, ami qui lisez ces lignes, être plus persuasif que l’ange du tableau et vous convaincre que le suicide, cette porte dérobée sur les malheurs de la vie, comme on l’a appelé, s’ouvre non pas sur un néant de silence et de repos, mais sur un abîme de désespoir et de remords. La mort ne termine rien. Et le néant n’existe pas, ou il n’existe que dans les raisonnements de mensonge, les raisonnements démoniaques de malheureux qui auraient intérêt à ce que fussent consistantes leurs théories néfastes.
Je vous affirme qu’il y a un ciel et, dans ce ciel, un Dieu qui vous aime, vous cherche, et veut faire de vous son enfant heureux et privilégié.

Son nom est AMOUR.

Allez à lui franchement, loyalement, confiez-lui sans arrière-pensée votre peine, implorez son pardon pour tout votre lourd passé et croyez au sacrifice rédempteur de Jésus-Christ pour l’expiation de vos fautes. Et aussitôt luira sur votre route le rayon de l’espérance bienheureuse et éternelle.
Si ceci, en tombant sous vos yeux, éveille en vous le désir de conversion, si vous avez soif de vérité et faim de pardon, et que vous soyez désireux d’avoir d’autres paroles encore, contactez-moi sans crainte aucune.
Je serai trop heureux, moi qui fus aussi désespéré que vous pouvez l’être, de vous répondre et de vous aider, et je vous tends la main de tout cœur comme me la tendirent autrefois ces amis inconnus.

Votre compagnon de route.

D’après A. Antomarchi.