LA COURONNE D’ÉPINES

 

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LA COURONNE D’ÉPINES

Une jeune femme pâle et frêle, tenant par la main une fillette âgée d’environ sept ans, s’était arrêtée devant la vitrine d’un grand magasin de tableaux. Elle regardait attentivement une peinture à l’huile représentant le Sauveur couronné d’épines. L’enfant, elle aussi, contemplait gravement le tableau. Tout à coup, de sa voix claire, elle demanda :
– Dis, maman, pourquoi le Seigneur Jésus a-t-il dû porter une couronne d’épines ?
Au moment où la fillette prononçait ces paroles, un monsieur, très bien mis, passa rapidement à côté d’elle sur le trottoir. Il entendit la question et même un observateur superficiel n’aurait pas eu de peine à remarquer que la question de l’enfant ne le laissait pas indifférent. Il était trop pressé, il est vrai, pour entendre la réponse de la mère, mais les paroles enfantines le poursuivaient et sans cesse résonnait à son oreille la question naïve :
– Dis, maman, pourquoi le Seigneur Jésus a-t-il dû porter une couronne d’épines ?
De toutes ses forces il chercha à échapper à l’impression qu’il avait reçue. Que lui importait donc la question d’une enfant ? C’était un médecin renommé, ayant une nombreuse clientèle, et son esprit était occupé de trop de choses importantes pour qu’il pût s’arrêter à de semblables pensées.
Il fit ses visites habituelles ; partout il rencontrait la douleur et la tristesse, parfois aussi des murmures et la rébellion contre Dieu. Pourquoi tant de souffrances, pourquoi aussi tant de méchanceté ? Les pensées du médecin se reportèrent vers le passé. II y a toujours eu de la souffrance et les hommes ont toujours été méchants. L’histoire de l’humanité ne parle guère d’autre chose. Au milieu de ce sombre chaos, une seule exception surgit : Jésus de Nazareth, le grand prophète, l’homme de bien, et Lui, qu’en a-t-on fait ? On L’a cloué à la croix et on L’a couronné d’épines. Mais pourquoi a-t-Il dû porter cette couronne sanglante ? Cette question résonnait toujours à nouveau dans le cœur du médecin, malgré tous ses efforts pour l’oublier.
Le jour suivant, il dut repasser devant le magasin de tableaux. Cette fois, il s’arrêta lui-même pour examiner la devanture. Qu’est-ce qui avait pu, dans cette peinture, attirer à tel point l’attention de la femme et de l’enfant ? Des personnes aussi simples ne pouvaient juger de la valeur artistique de l’œuvre. Les regards de l’homme s’arrêtèrent longuement sur la couronne, et il lui semblait peu à peu que chaque épine se changeait en un point d’interrogation. Il se passa la main sur le front comme pour en chasser une idée obsédante, rebroussa brusquement chemin et regagna son logis. Non, il ne voulait plus penser à ces choses.
Mais les pensées ne se laissent pas si facilement étouffer. Dès qu’il se trouvait seul, le Dr Henning voyait se dresser devant lui une figure enfantine aux grands yeux bleus, et il entendait à nouveau la question si simple. De quel accent convaincu la petite avait parlé du « Seigneur Jésus », comme s’il s’agissait de quelqu’un qu’elles connaissaient toutes deux personnellement. Pourrait-il en dire autant ? Non, certainement pas. Il ne doutait pas que Jésus de Nazareth n’eût réellement existé. Mais pour lui, il n’était qu’un grand homme, un modèle remarquable à suivre. Il avait souvent admiré l’amour du Sauveur pour les pauvres et les malades, mais il estimait que les miracles dont parle la Bible ne sont qu’une invention forgée par l’imagination des écrivains sacrés. Mais pourquoi donc cet homme si noble et si bon avait-il dû porter la couronne d’épines ? Pourquoi avait-il expiré dans des circonstances si étranges ! Oui, pourquoi ?
Le docteur regrettait maintenant de n’avoir pas écouté la réponse de la mère. Naturellement, le point de vue d’une femme sans éducation ne pouvait avoir d’importance pour lui, un homme cultivé, mais cela l’aurait tout de même intéressé de le connaître. Involontairement, chaque fois qu’il sortait, il cherchait l’enfant du regard ; il était sûr de reconnaître entre des centaines de visages les beaux yeux bleus de la petite. Mais il ne la rencontra plus.
Une épidémie de scarlatine éclata. Les médecins ne savaient où donner de la tête pour combattre la maladie et en empêcher l’extension.
La soirée était avancée. Fatigué de ses nombreuses visites aux malades, le Dr Henning, rentré chez lui, s’apprêtait justement à aller se coucher, lorsque retentit la sonnette de nuit. Il ouvrit la fenêtre. Une femme était dehors et, d’une voix tremblante, lui cria :
– Ah ! monsieur le docteur, je vous en prie, ne voulez-vous pas venir encore auprès de ma fillette malade ? Ce n’est pas loin d’ici. Venez ! Moi-même je dois m’en retourner très vite, car elle est toute seule.
– Bien, je viendrai, répondit le médecin, après s’être informé de la rue et du numéro de la maison. Puis, en soupirant profondément, il referma la fenêtre et se mit en devoir de sortir. Cela ne cesserait-il donc jamais ?
Le docteur dut gravir quatre étages. Il entra dans une pièce simple, mais accueillante. La mère le reçut et le conduisit au lit de son enfant.
– C’est venu si subitement, dit-elle. Hier, Dora était encore en bonne santé.
Puis, elle se mit de côté et attendit le verdict du médecin.
D’un coup d’œil il se rendit compte de la situation.
Puis il considéra attentivement la femme et il lui sembla l’avoir déjà vue quelque part. Puis il regarda la petite fille, qui justement soulevait ses lourdes paupières, et il reconnut les yeux bleus. La petite les fixait en haut comme si elle y voyait quelque chose, puis elle tendit ses petits bras. Mais cela ne dura qu’un instant. Les bras retombèrent inertes et, à bout de forces, elle ferma les yeux avec un heureux sourire, comme si elle avait entrevu quelque chose de merveilleux. Puis, doucement, elle s’endormit.
Profondément ému de tout ce qu’il voyait, le médecin se tourna de nouveau vers la mère pour lui donner quelques directives pour la nuit. Il reviendrait le lendemain matin. Pensif, il retourna lentement chez lui. Que n’avait-il pas su plus tôt que la petite demeurait dans son voisinage ? Elle était à même de répondre, et mieux qu’il ne l’avait pensé, à tout ce qui troublait son cœur. Ses mouvements, toute l’expression de son visage, disaient qu’elle était en étroite relation avec un monde au-dessus de la terre. Jusqu’à présent il n’avait pas voulu croire à l’existence de cet au-delà. Mais cet autre monde devait exister. L’enfant le savait sûrement. Elle avait vu un spectacle merveilleux dont lui, l’homme savant et cultivé, n’avait aucune idée. Non, avec la mort, tout n’était pas terminé, il en avait de plus en plus le sentiment. Pourquoi ses aspirations après quelque chose de plus élevé ? Pourquoi les soupirs de la création tout entière après la délivrance ? N’y avait-il pas de réponse à ces questions ? Et de nouveau, l’image de l’homme avec la couronne d’épines passa devant ses yeux. De nouveau la voix de sa conscience : « Pourquoi Christ dut-il porter la couronne d’épines ? pourquoi dut-il mourir à la croix ?
Cette nuit-là, le Dr Henning ne trouva pas de repos. Son désir ardent de connaître la solution du grand mystère de la vie devint de plus en plus intense. En même temps, il lui vint à l’idée que la petite fille, qui connaissait la solution, pouvait la lui expliquer. Il ne se reconnaissait plus. N’y avait-il pas assez de gens qui pourraient mieux le satisfaire à cet égard qu’une jeune enfant ? Mais une pensée unique le dominait complètement : elle, et personne d’autre, tenait dans ses petites mains la clef qui pouvait lui ouvrir l’entrée dans le royaume des choses célestes. Profondément troublé, l’homme qui, jusque-là, ne s’était appuyé que sur sa science et son intelligence, joignit les mains et s’écria, dans l’angoisse de son âme : « O Dieu qui es au ciel, permets que demain je puisse interroger cet enfant sur les choses qui te concernent ! » Alors seulement il se tranquillisa un peu et s’endormit.
Le lendemain, il fut plus occupé que jamais. Sa salle d’attente ne se vidait pas. Toujours de nouveaux malades se présentaient pour la consultation. Le médecin avait peine à être tout à son affaire. Ses pensées étaient auprès de l’enfant. Enfin le dernier malade partit. Il put s’en aller à son tour. Comment trouverait-il l’enfant ?
De nouveau il gravit les quatre étages et ouvrit la porte en hésitant. Son premier regard tomba sur la couchette et s’arrêta devant deux beaux yeux bleus. Il s’approcha du lit. Dora n’avait plus de fièvre. Les taches rouges avaient disparu. Durant sa longue pratique, le médecin n’avait jamais vu cela. Une puissance plus haute était intervenue. Il s’assit près du lit et tâta le pouls ; qu’il était faible !
Dora jouissait de toute sa connaissance, de sorte qu’elle pouvait répondre à ses questions. Il l’examina d’abord et s’étonna de nouveau de la disparition soudaine et inexplicable de la maladie.
– Comment te sens-tu maintenant, mon enfant ? N’as-tu pas de douleurs ? interrogea-t-il.
Dora secoua la tête et répondit en souriant :
– Je me sens si légère, que je pourrais m’envoler au ciel.
– Aimerais-tu donc aller au ciel ?
Étonnée de cette question, elle répondit :
– Au ciel, il fait bien beau, dit-elle d’un ton solennel. Là demeure le Seigneur Jésus qui aime tellement les enfants.
– « Laissez venir à moi les petits enfants », murmura à part lui le docteur. Puis, se penchant sur la petite malade, il demanda doucement : D’où sais-tu que Jésus t’aime tant ?
– C’est dans la Bible, répondit-elle toute surprise. Là nous lisons que le Seigneur Jésus nous aime tellement qu’Il est mort sur la croix pour nos péchés.
Le docteur avait maintenant la réponse simple et explicite à sa question. Pour nos péchés, Jésus est mort sur la croix. Le docteur se passa la main sur les yeux. C’était comme si un voile lui avait été enlevé. Voilà pourquoi Jésus était venu dans le monde et pourquoi il avait porté la couronne d’épines : c’était afin de pouvoir appeler grands et petits, vieux et jeunes, et leur dire : Venez à moi ! Il était mort pour délivrer les hommes de leurs péchés.
– Mais Dora, demanda-t-il presque timide, tu n’as pourtant jamais péché ?
– Mais si, répliqua-t-elle franchement, en soupirant profondément. Je suis quelquefois volontaire et désobéissante ; je fais souvent de la peine à maman et aussi au Seigneur Jésus. Mais le bon Sauveur m’a tout pardonné et m’a donné un cœur nouveau. Je pourrai aller auprès de Lui au ciel parce qu’il m’a rendue pure.
– Le sais-tu sûrement ?
– Oh ! oui, c’est aussi dans la Bible. Puis joignant les mains, elle dit d’un ton solennel : « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en Lui ne périsse pas mais qu’il ait la vie éternelle ».
De nouveau une parole claire et facile à comprendre : « Quiconque croit en Lui ». Pourquoi n’avait-il pas compris cela auparavant ? Il connaissait pourtant la Bible. Et voilà qu’une autre parole du Seigneur lui revint : « Si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». C’était la raison. Pour bien comprendre ces choses, il devait devenir comme un enfant, croire comme un enfant. Et pour lui, l’homme savant, cela était si difficile. Pour l’instruire, Dieu avait dû employer une petite fille. Prenant la main de Dora dans la sienne, il demanda avec émotion :
– Comment puis-je trouver le Seigneur Jésus ?
Elle dit alors :
– Je veux prier le Seigneur Jésus afin que je puisse parler de Lui à Monsieur le docteur.
Puis elle ferma les yeux et le médecin vit que ses lèvres remuaient. Il se leva et quitta la chambre pour ne pas déranger l’enfant dans sa prière. La mère l’accompagna à la porte. Il lui serra la main et lui dit, très ému :
– Vous avez un précieux joyau dans la maison, Madame !
Ce jour-là, le docteur Henning avait été convaincu qu’il existait un Dieu vivant qui, dans Sa sagesse et Son amour, dirige la destinée des Siens. Aujourd’hui, il avait vu que la foi est une réalité. Ah ! s’il pouvait pourtant acquérir cette foi qui rend si riche et si belle la vie du plus simple mortel. Du fond du cœur il s’écria :
– Aide-moi à Te trouver !
La prière du médecin fut exaucée.
Un jour, le médecin arriva avec un projet. Caressant les joues de Dora, il lui dit :
– Ma chère enfant, l’air de la ville ne vaut rien pour toi. N’aimerais-tu pas faire avec moi un voyage dans les montagnes ? Là-haut nous nous reposerons bien, car moi aussi je suis fatigué. Nous serions quatre semaines ensemble, entends-tu ? Alors tu pourras me parler du Seigneur Jésus. Ma femme viendra aussi, ajouta-t-il, en se tournant vers la mère. Vous pouvez donc être tout à fait tranquille, Dora ne manquera de rien.
La mère ne put que bégayer quelques mots de remerciements. Comme le Seigneur avait de nouveau accordé son secours ! D’abord Dora n’articula pas un mot. Enfin, elle s’écria :
– Qu’il est bon pourtant, mon Sauveur !
Peu de jours après, Dora et ses amis s’installaient dans les montagnes, au milieu des sapins et parmi les sources jaillissantes. L’illustre médecin était devenu comme un enfant. Dans la tranquillité de la grande nature, il prêtait attention à la voix de Dieu, et sa jeune institutrice l’y guidait. L’enfant entretenait avec son Sauveur une communion si intime que sa foi se reflétait, à son insu, dans son langage et sa manière d’être. Le docteur essayait de l’imiter, mais inutilement. Il devait faire l’expérience que sa propre nature formait un obstacle. Et ceci l’amena à reconnaître ce qu’il était : un pauvre pécheur perdu, incapable d’aucun bien. Il arriva là où il devait arriver. Le dessein de la grâce de Dieu envers lui l’atteignit. Pour sa conversion, il n’y avait plus qu’un pas à franchir. Dora lui vint en aide. Il agissait comme elle le lui disait. Il confessa ses péchés à Dieu, implora Son pardon, apprit à comprendre que Dieu justifie l’impie. Il rentra chez lui, un homme né de nouveau.

D’après Almanach Évangélique 1915