TED ET SA LAMPE

TED ET SA LAMPE

Avant-propos

Les épisodes du récit que vous allez lire se sont déroulés à la fin du 18ème siècle. C’est ce qui explique que vous verrez Ted porter un chapeau et un col blanc rigide pour aller à l’école ou se rendre à un puits pour puiser de l’eau. Ces coutumes, aujourd’hui, portent le cachet d’un temps révolu.

Il n’en demeure pas moins que les expériences de Ted sont utiles à connaître en tout temps. A plus d’une reprise nous allons nous retrouver nous-mêmes en notre nouvel ami.

1. « Jette ton pain sur la surface des eaux » Eccl. 11. 1

C’était un beau matin de juillet. La salle d’école du dimanche paraissait plus pleine et plus animée encore qu’à l’ordinaire. Des enfants de tout âge, garçons et filles, les uns encore tout jeunes, les autres presque des hommes et des femmes, en occupaient tous les sièges. Les élèves venaient d’achever leur cantique préféré :
«Il est un pays magnifique…»
Le directeur parcourait lentement les couloirs, prenant note de deux ou trois groupes sans moniteurs, y pourvoyant au moyen de visiteurs assis sur la galerie.
A l’entrée de la salle, un long banc occupé par une demi-douzaine de garçons malpropres, déguenillés, pieds nus, attiraient l’attention. Le siège du moniteur était libre, et l’expression de chacun des élèves révélait l’intention bien arrêtée de s’amuser autant que possible ce jour-là.
Étaient-ils vifs, malicieux, plein d’entrain, les visages de ce petit cercle d’auditeurs ! A leurs vestes déchirées, leurs cheveux ébouriffés et leurs mines rieuses, on reconnaissait bien vite le « groupe des vagabonds ». Certes, il était bien nommé. On ne pouvait s’empêcher de se demander comment il avait pris place dans cette salle où les rayons du soleil n’éclairaient, en général, que des petites filles bien vêtues ou des garçons dont le col éblouissant de blancheur et le nœud de cravate coquet trahissaient les soins de la main maternelle.
L’humeur la plus gaie régnait dans ce groupe. On riait, on sifflait, on se tirait les cheveux, et un mouvement perpétuel agitait la rangée de pieds nus.
Arrivé devant cet essaim bruyant, le directeur s’arrêta :
– Bonjour ! mes amis. Je suis bien aise de vous voir aussi nombreux aujourd’hui. Où est votre monitrice ?
– Nous n’en avons point, dit l’un.
– Partie pour la Californie, ricana un autre.
– Elle a eu peur de nous, s’exclama un troisième.
– Pas étonnant ! Dimanche dernier, Ted a mis le pied dans un des volants de sa robe. C’est qu’il ne vaut pas grand-chose ce compagnon-là, monsieur !
Un bruyant éclat de rire accueillit cette remarque, et les garçons du groupe voisin se retournèrent pour voir ce qui arrivait. Ted, les doigts passés dans ses cheveux, partageait la gaieté générale.
– Eh bien ! dit le directeur, je vais vous amener une monitrice que vous aimerez, j’en suis sûr ; mais je compte sur vous pour que vous soyez polis avec elle.
Il ne restait plus qu’une seule personne sur le banc des visiteurs. C’était une toute jeune fille, à l’air doux et timide.
– Oh ! M. Parker, s’écria-t-elle, lorsque le directeur lui eut adressé sa demande, je vous assure que je ne puis pas me charger de ce groupe, je n’ai jamais enseigné dans une école du dimanche. Puis, j’ai observé ces garçons dès mon arrivée dans la salle, ils n’ont cessé de rire et de plaisanter et ils paraissent décidés à s’amuser jusqu’au bout.
– C’est précisément pour les empêcher de s’amuser plus longtemps que je viens vous prier de bien vouloir leur parler.
– Oh ! mais je suis sûre que… il leur faudrait une monitrice plus expérimentée que moi, quelqu’un qui fût capable de les intéresser.
– Nous n’avons pas le choix, Mlle Perry, et si vous ne prenez pas la direction de ce groupe, il restera sans monitrice.
L’hésitation se lisait encore sur les traits de Mlle Perry. M. Parker se pencha à son oreille : « Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits, murmura-t-il, c’est à Moi que vous lez avez faites ».
Mlle Perry se leva. Toute hésitation avait disparu.
– J’irai, dit-elle, j’irai puisque vous dites qu’il n’y a personne pour s’en charger.
Conduite par M. Parker, elle descendit le couloir, dépassa une rangée de groupes attentifs et recueillis, et se dirigea vers le banc, près de l’entrée.
– Eh bien ! mes garçons, dit le directeur, je vous présente Mlle Perry. Je pense que vous allez agir en jeunes gens bien élevés à son égard, n’est-ce pas ?
Mlle Perry s’assit, tout en demandant à Dieu de la secourir dans ce premier essai de travail pour Lui. Mais il était temps de commencer, car six paires d’yeux étincelants, débordant de malice et de gaieté, étaient fixés sur elle dans une muette attente.
– Avez-vous un verset à me réciter ? demanda-t-elle doucement.
– Pas aujourd’hui ! répondit Bob Turner, qui parlait toujours le premier.
– Nous n’avons pas l’habitude d’apprendre des versets, ajouta son voisin, nous ne venons ici que quand il fait trop chaud pour aller pêcher ou cueillir des noisettes.
– Quant à Ted, continua un troisième, s’il est entré ici, c’est tout simplement qu’il était trop paresseux pour aller plus loin.
– Pas vrai ! cria Ted. Je suis venu parce qu’il fait si chaud qu’on ne peut plus tenir à la maison.
A cette dernière remarque, tout le monde éclata de rire.
– Eh bien ! peu importe, mes garçons, dit-elle, je pense que vous aimez les histoires, n’est-ce pas ? Voulez-vous que je vous en raconte une ?
Le bruyant petit auditoire donna son consentement.
– Je vous raconterai ce qui est arrivé à un monsieur de ma connaissance, lorsqu’il n’était qu’un garçon de treize ans. Il s’appelle Henri, et je vous dirai tout de suite que l’histoire est vraie, car je la tiens de lui-même.
Un jour il descendait lentement la rue principale du village où il demeurait…
– Où était-ce donc ? interrompit vivement Bob Turner.
– C’était dans un village à plusieurs kilomètres d’ici, répondit Mlle Perry.
Ce jour-là, ce garçon se sentait malheureux et de mauvaise humeur. Il n’avait rien à faire et ne savait où aller. Tout en marchant, il arriva à un endroit où le chemin arrivait à un croisement. « Voyons, se dit-il paresseusement, faut-il tourner à gauche et rentrer à la maison pour m’ennuyer jusqu’au moment de me coucher, ou faut-il prendre à droite et me promener le long de la rivière ? » Les tristes pensées d’Henri n’avaient rien de surprenant, car son habitation était une sombre demeure. Sa mère était morte et son père était un ivrogne. Tandis qu’il méditait, immobile sur la route poudreuse, un de ses camarades passa.
– Que fais-tu là, Henri ? cria-t-il. Vas-tu à la maison ?
– Sais pas ! marmonna Henri, je m’ennuie !
– Viens avec moi, nous jouerons au ballon, reprit son camarade.
Mais Henri ne bougeait pas. En général, il jouait bien volontiers au ballon et préférait aussi la compagnie à la solitude, mais ce jour-là, quelque chose d’inexplicable l’attirait irrésistiblement vers le sentier tranquille, le long de la rivière. Il entendait comme une voix intérieure qui lui disait : « Tourne à droite, descends au bord de l’eau ! » Enfin il se décida.
– Non, j’ai envie de me promener, dit-il, et il quitta brusquement son camarade.
– Mais qu’a fait son ami ? demanda Bob.
– Oh ! d’autres garçons passèrent à ce moment-là, et il se joignit à leur compagnie, répondit Mlle Perry. Quant à Henri, il se dirigea au bord de la rivière, sous un vieux saule dont les longues branches touchaient le courant. Ce soir-là, un monsieur inconnu était assis sous son ombre, appuyé contre le vieux tronc, un livre à moitié fermé à la main. Il admirait le coucher du soleil.
– Bonsoir ! dit-il à Henri qui s’approchait, veux-tu t’asseoir un moment ?
Henri accepta la place qu’il lui offrait et s’assit à ses côtés sur l’herbe.
– Je viens d’entendre un garçon crier : Vas-tu à la maison ? Était-ce toi qui parlais ? demanda le monsieur.
– Non, dit Henri, c’est Émile Carter qui me l’a crié en passant.
– Alors c’est à toi qu’il s’adressait, je pense ? Et bien, je te poserai la même question : « Vas-tu à la maison ? »
– Mais non, j’en viens, bougonna Henri.
– Oui, mais vas-tu là-haut ? continua le monsieur, indiquant du doigt le ciel bleu. C’est de cette demeure-là que je parle. Sais-tu qu’il nous est dit qu’il s’y trouve une mer semblable à du cristal, et cette rivière m’y faisait justement penser. Puis il nous est dit aussi que ses portes sont des perles, que ses rues sont d’or, que ceux qui l’habitent sont vêtus de robes blanches et portent des couronnes. Mais ce qui me réjouit le plus, après cette chaude journée, c’est de penser que là « le soleil ne nous frappera plus, ni aucune chaleur ». Dis-moi, mon garçon, n’aimerais-tu pas te diriger vers cette demeure ?
– Je ne sais pas, répondit Henri, surpris et embarrassé.
A cet instant, la sonnette du directeur de l’école du dimanche vint interrompre Mlle Perry, qui dut se hâter de terminer son récit.
– Malheureusement, mes amis, je ne puis entrer dans beaucoup de détails et vous répéter tout ce que ce monsieur dit encore à Henri. Je vous dirai seulement que, depuis ce jour, ce jeune garçon se mit à penser beaucoup à ce que lui avait dit son nouvel ami, et bientôt il fut poussé à lire la Bible et prier. Il y a cinquante ans de cela, et maintenant c’est un pasteur âgé. Je l’entends souvent prêcher. Il m’a dit une fois qu’il était convaincu que c’était le soir de sa rencontre avec ce monsieur que Dieu lui avait mis au cœur d’entrer résolument dans le bon chemin, dans celui qui mène à la vie éternelle.
Un « aïe » prolongé de Ted rompit le silence qui régnait alors dans le groupe.
– C’est Joseph qui m’a pincé, dit-il, comme pour expliquer son exclamation.
La jeune monitrice était désappointée et troublée. Pendant toute la durée de son récit, ses élèves ne lui avaient guère prêté une oreille attentive. Ils n’avaient cessé de s’agiter, de se tirer les cheveux, de se chatouiller, de se faire des farces. De temps en temps cependant, l’un ou l’autre avait paru écouter quelques mots, et, ne sachant quel parti prendre, Mlle Perry avait poursuivi son histoire jusqu’au bout.
– Oh ! M. Parker, dit-elle, lorsque les enfants libérés eurent quitté la salle tumultueusement, les uns par la porte, les autres par la fenêtre, vraiment ce groupe devrait être confié à une monitrice plus capable que moi. J’ai fait mon possible, mais je ne leur ai fait aucun bien, j’en suis sûre.
– Vous avez fait ce que vous avez pu, répondit le directeur avec bonté. Dieu ne vous demande rien de plus.
Elle oubliait, cette monitrice découragée, que « celui qui va en pleurant, portant la semence qu’il répand… revient avec chant de joie, portant ses gerbes ».

2. « D’autres grains tombèrent sur une bonne terre et produisirent du fruit » Matt. 13. 8

C’était lundi matin. Le soleil était déjà haut quand Ted Levis ouvrit les yeux et s’étira :
« Est-ce ennuyeux ! bâilla-t-il à la vue du soleil qui inondait sa chambre, est-ce ennuyeux d’avoir à se lever tous les jours !… Quel plaisir y a-t-il à se coucher le soir, s’il faut absolument se lever le matin ? »
Ce disant, il s’étira encore une fois et se laissa paresseusement glisser hors du lit. Quelques minutes plus tard, il était habillé, et vous auriez alors reconnu le Ted à la tête bouclée et aux pieds nus, qui avait excité tant de rires le jour précédent dans le groupe de Mlle Perry. Pour ce qui concernait l’ordre et la propreté, le lit que Ted venait de quitter ressemblait singulièrement à son propriétaire ; le reste de la chambre d’ailleurs était en harmonie avec le lit, et la poussière, le désordre, la misère semblaient régner dans ce petit réduit.
Ted passa la main dans ses cheveux, c’était sa manière de se peigner ; puis il descendit l’escalier raide et inégal qui conduisait à la cuisine. La seule vue de cette pièce aurait suffi à vous mettre de mauvaise humeur. Dans un coin, la table appuyée contre le mur reposait tant bien que mal sur trois jambes. La serviette qui la couvrait avait dû être blanche une fois, mais son aspect graisseux permettait alors de douter de sa couleur primitive. Sur cette table, Ted n’apercevait encore qu’un pain et une assiette contenant une substance peu appétissante que sa mère appelait du beurre. Un véritable essaim de mouches couvrait l’assiette et semblait vouloir enlever le pain d’assaut. Ajoutez à cela les rayons ardents d’un soleil de juillet, tombant obliquement sur la table, et vous aurez une idée du spectacle qui attendait Ted à son entrée à la cuisine.
Il commença par trébucher sur les souliers de son père, puis se dirigea vers le fourneau où sa mère faisait frire un petit morceau de lard.
– Eh bien ! dit celle-ci, te voilà enfin, ce n’est pas trop tôt ! Un grand garçon comme toi devrait avoir honte de rester au lit si tard, et de laisser sa mère fendre le bois et apporter l’eau toute seule pour faire son déjeuner.
– Tu en as bien fait un peu pour toi aussi, n’est-ce pas ? rétorqua Ted malicieusement. Où est le père ?
– Il est où tu as été jusqu’à présent, répondit Mme Levis, et il dort. Non, vraiment, je suis fatiguée de la vie et de vous tous !
Puis, s’éloignant du fourneau brûlant, elle s’essuya le front et commença à s’éventer avec le coin de son grand tablier.
La pauvre femme avait l’air épuisée et de mauvaise humeur. Cependant elle n’était pas aussi mal disposée qu’elle le paraissait ! Ah ! si Ted avait su combien le cœur de sa mère était lourd ce matin-là ! Au fond elle ne blâmait pas son mari de dormir encore à cette heure tardive ; au contraire, elle n’était que trop heureuse de voir son corps brisé trouver enfin quelques heures de repos après une longue nuit de souffrances. Dès les premières lueurs du jour, elle avait été sur pied, lui humectant le front, secouant ses oreillers, promenant et berçant dans ses bras son dernier enfant qui pleurait, afin que le malade pût avoir un peu de tranquillité. Non, certes, Mme Levis n’était ni une mauvaise femme, ni une mauvaise mère, mais ce matin-là, la vie lui paraissait une croix insupportable. Elle pensait à son garçon turbulent et paresseux, à sa petite fille indolente et revêche, à son bébé fort et bien portant, il est vrai, mais qui absorbait tout son temps, enfin à son mari qui déclinait rapidement, elle en avait la certitude, quoiqu’il n’en parlât jamais. Et c’étaient les bras fatigués de la mère de famille qui devaient subvenir seuls aux besoins de tout ce monde. Personne vers qui chercher du secours ; tout était sombre et triste autour d’elle. Quoi d’étonnant si sa voix résonnait un peu aigre et ses paroles injustes ! Mme Levis cherchait à porter son fardeau toute seule. Elle n’avait pas appris à se décharger sur Celui qui a dit : « Venez à moi, vous tous qui vous fatiguez et qui êtes chargés ».
En cet instant, les cris de l’enfant dans la chambre voisine interrompirent soudain ses réflexions. Cette misérable petite pièce à côté de celle du malade, la triste cuisine que nous connaissons et le réduit de Ted constituaient tout l’appartement. Les yeux de Mme Levis se tournèrent vivement du côté de la chambre de son mari ; la porte en était fermée.
– Marie, s’écria-t-elle alors, ne peux-tu pas endormir cet enfant ?
– Oui, grommela la fillette, c’est facile à dire, mais je voudrais bien t’y voir !
Comme pour confirmer ce défi, les pleurs de Petit-Jean redoublèrent. Puis, voyant que ses lamentations passaient inaperçues, il se mit à crier de toute la force de ses poumons et réussit enfin à faire accourir sa maman.
– Tu n’es qu’une méchante fille, dit celle-ci en soulevant le petit hors de sa corbeille. Pourquoi ne berces-tu pas l’enfant ? Ton père s’est endormi, il n’y a qu’un instant, après une nuit affreuse ; mais cela t’est bien égal, à toi, qu’il soit réveillé ou non.
– Je l’ai bien bercé, répliqua Marie avec humeur, mais je te dis qu’il n’y a pas moyen de lui fermer les yeux ce matin.
La chute bruyante d’un objet à la cuisine vint couper court à la discussion. Mme Levis accourut avec l’enfant dans ses bras pour affronter la nouvelle contrariété qui l’attendait. Pendant son absence, Ted n’avait pas perdu son temps. La faim commençant à se faire sentir, il s’était coupé une tranche de pain, mais en étendant le bras pour se servir de beurre, il avait renversé la cruche d’eau posée sur le bord de la table et, naturellement, la cruche s’était cassée. C’en était vraiment trop pour la pauvre mère à bout de patience. Saisissant la tranche de pain, elle la lança à Ted :
– Tiens, attrape ça et va-t’en ! cria-t-elle, je ne veux pas te revoir de la journée. Hors d’ici tout de suite ou c’est moi qui te chasserai !
Au milieu de la confusion générale, tandis que sa mère se précipitait vers le fourneau pour sauver, si possible, le petit morceau de lard qui avait profité de cette occasion pour brûler, Ted trouva moyen de beurrer son pain, de saisir son chapeau et de prendre sa course au plus vite.
Ted avait une heure avant l’ouverture de l’école. Il pouvait d’ailleurs disposer de la journée entière aussi bien que de cette heure-là, car il avait l’habitude d’aller à l’école ou pas suivant sa fantaisie. Il se dirigea tout droit vers sa retraite favorite, un étang profond aux abords de la petite ville, et s’étendit confortablement sur le terrain moussu, suivant des yeux les poissons qui frétillaient à ses pieds.
« Ont-ils l’air heureux ! se disait-il. C’est qu’il doit faire bon là au fond ; ils ne sentent pas le soleil, les bienheureux ! Si seulement j’avais ma canne à pêche, je m’accorderais un de ces beaux messieurs pour mon dîner. Mais non, après tout, il fait trop chaud même pour pêcher ; d’ailleurs je n’aurais pas le cœur de l’arracher à ce paradis pour le faire griller au soleil. Ce n’est pas moi qui obligerais quelqu’un à sortir de l’eau aujourd’hui s’il peut y rester ! »
De tous les élèves qui avaient formé le groupe de Mlle Perry le jour précédent, celui que nous trouvons ce matin étendu de tout son long au bord de l’étang, était certainement celui qui avait paru prêter le moins d’attention à ses paroles. Cependant Ted n’avait pas perdu un mot de l’histoire et, tandis que son regard plongeait dans l’eau tranquille à l’ombre des vieux arbres, il lui semblait entendre encore résonner à ses oreilles la douce musique de ce verset : « Le soleil ne nous frappera plus, ni aucune chaleur ».
« Tiens ! mais il me semble que cela m’irait, se dit-il. Après tout, elle était jolie l’histoire de ce garçon… et pourtant je pense qu’il n’avait pas plus de bonheur qu’un autre puisque son père était un ivrogne. Je voudrais bien savoir quelle espèce de garçon c’était… C’est qu’il s’est retourné carrément celui-là, après que ce monsieur lui a parlé. Et maintenant, il paraît que c’est un pasteur… sans doute que tout le monde l’aime… Voilà qui doit être agréable ! Je voudrais bien aussi devenir quelqu’un comme lui… Cela me ferait plaisir d’entendre tout le monde dire : « Voilà Ted Levis. C’est le meilleur garçon de la ville ! » Tout de même, cela serait drôle ! Je ne crois pas que cela arrive jamais. On a tellement pris l’habitude de dire que je suis le plus mauvais garçon du pays qu’on ne changerait pas de sitôt… Et pourtant, j’ai envie de me réformer, oui, je crois vraiment que je veux essayer ».
Là-dessus, Ted se renversa sur le gazon et se mit à méditer en regardant le ciel bleu. Elles étaient assez sérieuses les pensées qui le préoccupaient en ce moment, et c’était la première fois de sa vie que Ted s’y arrêtait. Quand enfin il se leva et tourna lentement le dos à ses amis, les poissons, pour se diriger vers le bâtiment de l’école, il avait le vague sentiment que ce jour-là il entrait dans une voie nouvelle. Qu’allait-il se passer ? Que devrait-il faire par la suite ? Il n’en savait rien, mais l’histoire qu’il avait paru ne pas écouter le jour précédent était restée gravée dans son cœur et avait commencé à y travailler. Ses impressions, il est vrai, étaient faibles, vagues, incohérentes, mais la semence jetée la veille avait germé.

3. « En tant que vous l’avez fait à l’un des plus petits de ceux-ci… vous me l’avez fait à Moi » Matthieu 25. 40

Tout au haut de la rue où Ted demeurait, s’étalait une grande maison blanche qui passait pour la plus belle de la ville. Ted partageait l’admiration générale pour cette maison, et s’arrêtait souvent devant la grille pour en admirer la pelouse soignée et le gracieux jet d’eau. Malgré sa nature turbulente et intraitable, Ted avait tout au fond de son cœur un grand amour pour tout ce qui était beau ; aussi que n’aurait-il pas donné pour voir une bonne fois, de près, ce jet d’eau qui si souvent avait charmé ses regards à distance ?
C’était le 4 juillet, fête patriotique dans tout le pays. Levé dès trois heures du matin pour ne pas perdre un instant des réjouissances générales, Ted avait eu le bonheur de tenir pendant quelques minutes, par la bride, un cheval effrayé par le bruit des pétards.

Les dix centimes remis pour sa peine avaient été aussitôt dépensés pour se procurer d’autres pétards destinés à effrayer le prochain cheval qui passerait. Lorsqu’un peu plus tard le premier coup de canon partit, Ted réussit naturellement à se faufiler parmi les plus proches spectateurs et à se rendre aussi dérangeant que possible. Quand ensuite la grosse cloche de l’église commença à sonner, Ted se retrouva au milieu de la foule compacte de garçons qui se pressaient devant l’église, et joignit sa voix au tapage général. Partout où régnait le désordre et le bruit, ce jour-là comme de coutume, Ted occupait le premier rang et cherchait à tirer le meilleur parti des circonstances.
A dix heures du matin, il avait goûté de tous les plaisirs de la journée. Tous ses sous étaient dépensés et il n’entrevoyait aucun moyen de s’en procurer d’autres. De plus, il n’avait rien mangé ce matin-là et savait bien, qu’alors même qu’il rentrerait chez lui à cette heure, il ne trouverait plus de déjeuner. Pour comble de malheur, il avait perdu ses camarades dans la foule, aussi la mauvaise humeur le gagnait-elle peu à peu. Il se trouvait volé de tout le plaisir qu’il s’était promis pour ce jour-là, et après tout cette fête n’avait pas la moitié du charme auquel il s’attendait. Assis sur un vieux tonneau, il retournait tristement toutes ces pensées. Toutefois, cet état de choses ne pouvait durer indéfiniment. Il finit par se lever, fourra ses mains dans ses poches et, tout en sifflotant, se mit en quête de quelque nouvel amusement. A cet instant, il aperçu M. Minturne, le propriétaire de la belle maison, descendant la rue rapidement, les mains chargés de petits paquets. A la grande surprise de Ted, M. Minturne s’arrêta et le regardant attentivement :
– Comment s’appelle ton père ? lui demanda-t-il.
– John Levis.
– Où demeures-tu ?
– De l’autre côté de l’étang, près du moulin.
– Ah ! ton père est le charpentier. Je me le rappelle maintenant. Et toi, comment t’appelles-tu ?
– Ted.
– Ted ! Quel drôle de nom. N’en as-tu pas d’autre ?
– Peut-être bien, dit Ted. Il paraîtrait qu’on m’a baptisé Édouard, mais personne ne me connaît sous ce nom-là, moi pas plus que les autres.
– Eh bien, Ted (je t’appellerai ainsi, car je tiens à ce que tu te reconnaisses ce soir), que comptes-tu faire de ta soirée ?
– De ma soirée ? Je n’en sais rien, je me promènerai par là, je tâcherai de m’amuser un peu si possible.
– Tu ne craindrais pas un petit plaisir, n’est-ce pas ? Eh bien, écoute, je t’invite à venir ce soir dans mon jardin, dès qu’il fera nuit. Il y aura des feux d’artifice, de beaux chants et autre chose encore. D’ailleurs viens et tu verras !
Ted n’était pas un garçon timide. En général, il fallait beaucoup pour lui couper la parole, mais lorsqu’il reçut cette invitation, son cœur cessa presque de battre. Avait-il bien compris ? M. Minturne l’invitait réellement à se rendre chez lui, à s’approcher en personne du merveilleux jet d’eau jusqu’à en sentir la fraîcheur sur son visage ? Il aurait pu danser de joie, mais quand M. Minturne ajouta : « Eh bien ! te décides-tu ? » pour la première fois peut-être de sa vie, Ted se prit à hésiter et à bégayer :
– Je… je… je ne sais pas… je n’ai point de vêtements.
– Et qu’as-tu donc sur le dos, mon garçon ?
– Ca, j’appelle ça des guenilles, Monsieur, dit Ted, retrouvant soudain toute son assurance, les yeux brillant de malice.
M. Minturne rit et jeta un regard attentif sur la tenue débraillée de Ted.
– Ce n’est pas trop mal nommé après tout, dit-il, mais tu as de l’eau à la maison, n’est-ce pas ?
– Oh ! tant qu’on en veut.
– Eh bien, tu te plongeras la tête dans un grand baquet d’eau. De cette façon, tu m’apporteras au moins un visage propre, et je puis te promettre que tu trouveras chez moi, ce soir, un peu de ce plaisir dont tu es si grand amateur.
A ces paroles, M. Minturne, aux yeux duquel une minute était précieuse, s’éloigna rapidement, ne se retournant que pour crier :
– Si tu connais des garçons comme toi, amène-les, amène tous les garçons et toutes les filles qui n’ont pas de fête ce soir.
« Oh ! oh ! se dit Ted, lentement, j’appelle ça avoir du bonheur. Des feux d’artifice, dans le jardin de M. Minturne, au bord du jet d’eau ! Ce n’est pas moi qui me ferai prier pour y aller. Et il a dit que je pourrai y amener qui je voudrai… Tiens ! une idée ! Je m’en vais chercher Bob Turner, sa veste a au moins autant de trous que la mienne, il me tiendra compagnie… En voilà une chance ! »
Et Ted, frappant des mains, lança un grand coup de sifflet et un « hourra ! » formidable.
Ce soir-là, le beau parc de M. Minturne vit un groupe de promeneurs venus de tous les coins de la ville et d’un genre tout différent de ceux qui le fréquentaient habituellement. Dans le nombre des invités, il y avait des riches et des pauvres, mais tous étaient parfaitement heureux, car ils se sentaient frères et sœurs. Comme on riait, comme on criait, comme on dansait de joie autour du jet d’eau ! Des feux d’artifice, des projectiles lumineux de tous genres partaient de tous côtés ; par moments, une véritable pluie d’étoiles semblait arroser la bande joyeuse. C’était un ravissement perpétuel, une admiration qui ne connaissait plus de bornes !
Mais, comme toutes les belles choses, cette soirée eut une fin. Une dernière et magnifique fusée termina glorieusement la série des divertissements, et M. Minturne, réunissant ses hôtes autour du perron, leur dit :
– Eh bien ! chers enfants, M. Holbrand a encore quelques mots à vous dire, après quoi nous chanterons un cantique et il sera temps de rentrer chez vous.
M. Holbrand était pasteur. La plupart des enfants le connaissaient bien, aussi étaient-ils tous disposés à l’écouter. Une sympathie réciproque unissait M. Holbrand et la jeunesse pour qui c’était partie de la fête que d’entendre le son de sa voix. Ted cependant n’éprouvait pas les mêmes sentiments. Du regard, il suivait avec regret les dernières étincelles de la fusée. « On se passerait bien du sermon », grommela-t-il entre ses dents. Les enfants entouraient M. Holbrand debout sur les marches du perron.
– Eh bien ! Vous êtes-vous bien amusés, mes enfants ? demanda-t-il.
Un formidable « oui monsieur ! » sortant de toutes les bouches à la fois, répondit à cette question.
– C’était bien aussi mon impression, ajouta M. Holbrand. Et maintenant, après une journée aussi remplie pour vous que celle d’aujourd’hui, je ne veux pas vous demander d’écouter un long discours. Je me contenterai de vous dire en deux mots ce à quoi j’ai pensé depuis que je suis ici. Je vous regardais tout à l’heure, courant, riant, folâtrant autour du jet d’eau, cela me faisait si plaisir de vous voir tous si heureux, si joyeux, et je n’ai pas pu m’empêcher de me poser la question : « Manquera-t-il un seul de ces jeunes garçons, une seule de ces jeunes filles, au grand rendez-vous autour de la fontaine d’eau vive, devant le trône de Dieu ? » Oh ! mes enfants, je demande à Dieu que chacun, oui chacun d’entre vous réponde à son appel ce jour-là.
Ce fut tout. Il était bien court, bien simple, ce petit discours. Parmi les invités, le plus jeune eût pu le répéter mot pour mot, mais comme c’était sérieux !
Selon son habitude, Ted, jouant des coudes, avait réussi à se frayer un chemin à travers la foule serrée qui se pressait autour de M. Holbrand, et à prendre place au premier rang.
Il y avait quelque chose de grave, de réfléchi dans son regard. Peut-être restait-il dans cette tête légère quelque souvenir de ses méditations de la veille au bord de l’étang ? Ce 4 juillet, avec ses réjouissances, ses jeux, ses tirs, ses manèges, ses feux d’artifice, avait d’abord complètement chassé de son esprit tout reste de pensées sérieuses. Mais les paroles de M. Holbrand réveillèrent soudain, d’une façon inattendue, certains vagues désirs qui y avaient dormi pendant la journée. Oui, Ted était décidé à changer et il se disait, ce soir-là, que si seulement il savait comment s’y prendre, il commencerait tout de suite. Ce sentiment prit une forme de plus en plus définie quand les enfants entonnèrent, au milieu du calme de ce beau soir d’été, les paroles bien connues :

Il est un pays magnifique,
Sans péché, douleur, ni chagrin,
Où des élus le saint cantique
Vers Jésus montera sans fin.

Ah ! si seulement ce soir-là quelqu’un avait pu lire dans le cœur de Ted tandis qu’il écoutait ce beau cantique d’école du dimanche ! Si seulement quelqu’un s’était penché à son oreille et lui avait dit quelques mots afin de lui indiquer l’entrée du chemin étroit, quel bonheur c’eût été pour lui à ce moment ! Mais personne ne le fit. D’ailleurs, qu’importait ? Dieu ne savait-il pas tout ce qui se passait dans le cœur de Ted, et ne pouvait-il pas le diriger Lui-même ?

4. « Ceux qui me recherchent me trouveront » Prov. 8. 17

Bien des jours s’étaient écoulés. Par grande exception, la cuisine de Mme Levis avait réellement une apparence d’ordre et de propreté. Elle avait été soigneusement balayée et époussetée et la cheminée débarrassée des mille objets qui l’encombraient généralement. On avait laissé tomber le vieux petit rideau vert de la fenêtre de façon à diminuer la lumière ; aussi la maison produisait-elle vraiment ce jour-là une impression de recueillement.
Marie se tenait assise sur le pas de la porte. Par grande exception aussi, sa figure et ses mains étaient propres, ses cheveux en ordre, sa robe raccommodée. Son expression sérieuse n’empêchait pas les mouches de s’agiter autour d’elle, mais la trouvant indifférente, elles ne reconnaissaient plus l’étourdie qui leur livrait, en général, une guerre si acharnée.
Dans la cuisine, sur le seul siège un peu confortable, un vieux fauteuil à l’ancienne mode, attendait tristement le père de Marie. L’abattement, la souffrance morale et physique, une tristesse qui ressemblait presque au désespoir, se lisaient sur ses traits. On ne voyait dans l’appartement ni Ted ni sa mère, mais plusieurs voisines allaient et venaient tout doucement d’une pièce à l’autre, transportant des chaises et s’occupant à divers petits préparatifs.
Qu’allait-il donc se passer ? Pourquoi la cuisine était-elle si propre, si bien arrangée ? Pourquoi chacun restait-il tranquille et si triste ? Ah ! c’est que sur la table se trouvait un cercueil d’enfant, et dans ce cercueil reposait Petit-Jean, ses boucles brunes entourant son joli front, ses mains mignonnes croisées sur sa poitrine. Quelqu’un avait glissé entre ses doigts un frais bouton de rose et, à le voir étendu paisible sur son étroite couchette, on eût dit un chérubin endormi. Pauvre Petit-Jean ! Il n’avait jamais connu les douceurs qui entourent généralement un berceau. Sa sœur ne lui prodiguait ni soins ni caresses, et il ne connaissait guère les sourires maternels, car Mme Levis avait dû, bien à contrecœur, le négliger des journées entières afin de gagner le pain de la famille. Mais tout était fini maintenant. Les cris de Petit-Jean ne dérangeraient plus personne. Il reposait doucement dans son cercueil ; le Sauveur l’avait recueilli comme un de ses agneaux.
Ted sortit de la chambre voisine et s’approcha lentement de la table. Ses vêtements et ses cheveux se faisaient remarquer par une légère transformation. A la vue de l’enfant, son cœur se gonfla, ses yeux se remplirent de larmes.
C’est que Ted avait aimé son petit frère bien qu’il n’eût jamais fait grand-chose pour lui. Cependant il pouvait se rendre le témoignage que Petit-Jean n’avait reçu de lui que caresses et bonnes paroles.
Hélas ! Marie n’aurait pu en dire autant. Assise sur le seuil de la porte, repliée sur elle-même, la pauvre enfant voyait se dresser devant elle toutes les occasions où elle avait fait la sourde oreille aux appels plaintifs de Petit-Jean, où elle l’avait secoué et rudoyé au lieu de le calmer et de le consoler. Ah ! si seulement le petit frère pouvait lui être rendu, Marie le tiendrait volontiers dans ses bras toute la nuit et pas une plainte ne sortirait de sa bouche !
Les voisins entraient silencieusement, un à un, et la petite cuisine commençait à se remplir. Mme Levis sortit de la chambre à coucher et vint s’asseoir près du fauteuil de son mari, heureuse de cacher son visage gonflé par les larmes, dans l’angle le plus obscur de la chambre. La cuisine était pleine, le petit auditoire silencieux et recueilli. M. Holbrand, assis près du cercueil, se leva.
Dès que Ted eut entendu le son de sa voix, il leva vivement la tête et écouta avec attention. M. Holbrand lisait : « Venez à Moi, a dit Jésus, vous tous qui vous fatiguez et qui êtes chargés, et Moi, je vous donnerai du repos. Je suis le chemin et la vérité, et la vie ». Ces paroles pleines de paix pénétraient dans le cœur de Ted et déjà lui faisait désirer en entendre davantage, lorsque M. Holbrand ajouta après une pause : « Pour nous délivrer de nos péchés, Jésus est mort sur la croix. Allons à Lui et confessons ce que nous sommes par nature : des pécheurs morts dans nos fautes et dans nos péchés. Par sa mort, nous avons la vie, la vie éternelle ».
Ces dernières paroles étaient nouvelles pour Ted et il avait besoin d’y réfléchir. D’une voix grave, M. Holbrand reprit sa lecture : « Et je vis les morts, les grands et les petits, se tenant devant le trône ». Il lut tout le passage solennel concernant le grand jour, et termina par ces mots : « La mort ne sera plus ; il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni peine, car les premières choses sont passées ».
Ted n’avait jamais rien écouté de sa vie avec une pareille attention. D’ailleurs les paroles que M. Holbrand ajouta encore étaient si simples que toute l’assistance put les comprendre. De plus, elles se rapportaient au ciel, à cette belle demeure dont Ted avait entendu parler dernièrement, et à laquelle il avait plus souvent pensé durant ces quelques semaines que durant sa vie entière.
Depuis ce certain dimanche où Ted avait été à l’école du dimanche, Satan lui avait livré une guerre acharnée, lui répétant sans cesse qu’il n’était après tout qu’un pauvre garçon des rues, un être ignorant, incapable de devenir meilleur. Il cherchait à le persuader qu’il ferait aussi bien d’abandonner la partie tout de suite. Ted ne savait pas que ces insinuations lui venaient de Satan. Il ne savait pas non plus que c’était son Sauveur qui lui parlait, quand une autre voix se faisant entendre dans son cœur et lui disait : « Courage ! d’autres garçons aussi pauvres, aussi ignorants que toi sont venus à Moi pour être sauvés. Rappelle-toi l’histoire d’Henri ! Rappelle-toi la belle demeure et ses rues d’or ! Si tu ne veux pas venir à moi, tu ne la verras jamais ! »
M. Holbrand termina en parlant du Seigneur Jésus qui avait recueilli Petit-Jean et qui aujourd’hui portait ses regards d’amour sur la famille en pleurs, l’invitant à venir à Lui, afin de rejoindre un jour leur enfant dans le ciel. Ted écoutait tout cela, les yeux remplis de larmes, tandis que le faible désir, né dans son cœur quelques semaines auparavant, prenait une forme plus précise. « J’aimerais, oui j’aimerais changer, se disait-il, et je commencerai aujourd’hui même ».
M. Holbrand acheva le service funèbre par la prière, puis Ted s’approcha de la table pour dire un dernier adieu au visage enfantin qu’il avait tant aimé. On ferma le cercueil, un homme entra, le prit sous le bras, et alla le placer dans le corbillard. Le modeste cortège descendit tristement la rue et se dirigea vers le cimetière. Petit-Jean fut déposé sous un vieil ormeau. Pendant la cérémonie, les grandes herbes se balançaient doucement et les oiseaux remplissaient l’air de leurs chants mélodieux. Sans doute, les anges chantaient-ils aussi dans le ciel et se réjouissaient-ils de ce que Petit-Jean était du nombre de ceux qui sont « devant le trône » !
Les assistants se dispersèrent peu à peu. Ted, lui, ne pouvait se séparer encore de Petit-Jean. Que n’aurait-il pas donné pour le suivre, mais comment ? M. Holbrand l’aperçut à l’écart et se dirigea vers lui, posant la main affectueusement sur son épaule.
– Tu pourras revoir un jour ton petit frère si tu le veux, mon garçon, lui dit-il.
Ted leva vivement les yeux et les baissa aussitôt. Une question lui brûlait les lèvres : « Que faire pour rejoindre Petit-Jean ? » mais sa voix était étouffée, il ne pouvait articuler un son.
– Que Dieu te bénisse, mon garçon et qu’il t’attire à Lui ! ajouta M. Holbrand en s’éloignant.
Ted alla errer quelques instants dans le bois voisin. Quand il revint, la tombe était fermée et recouverte de terre fraîchement remuée. Tout le monde était parti, laissant Petit-Jean reposer tout seul sous l’ormeau. Ted se promena autour de la tombe, cherchant tantôt à se représenter que Petit-Jean était réellement là, sous terre, et qu’il ne le reverrait plus, tantôt qu’au contraire il n’était pas là, mais dans ce beau pays dont M. Holbrand avait parlé. Un désir intense remplissait alors son cœur : « Oh ! si je pouvais le rejoindre ! » se répétait-il sans cesse.
Durant sa courte vie, Ted avait entendu prier plus d’une fois. Il avait été assez souvent à l’école du dimanche pour en retenir, en partie du moins, l’oraison dominicale. Il en savait assez long aussi sur Dieu pour croire qu’Il entendait la prière, et que son secours était nécessaire à celui qui voulait aller au ciel. Dans cet instant toutes ces pensées le préoccupaient étrangement. Pouvait-il prier, lui, Ted Levis ? Dieu l’entendrait-il ? Il hésita un moment et jeta un regard furtif autour de lui. Il n’y avait personne dans les environs, personne, si ce n’était Petit-Jean couché sous le monticule de terre, et Dieu qui le regardait des cieux. Alors Ted s’agenouilla près de l’humble tombe et commença d’une voix tremblante :
« Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne… » Ici Ted s’arrêta. Que voulaient dire ces paroles ? Il ne les comprenait guère et elles ne semblaient pas répondre tout à fait à ses besoins actuels. Après un instant de silence, Ted reprit :
« Oh ! Jésus, je voudrais… » Une nouvelle pause. Comment exprimer ses désirs ? « Je voudrais être meilleur… je suis un mauvais garçon, mais je voudrais tant rejoindre Petit-Jean quand je mourrai… Montre-moi comment. »
Ted se releva. Sans qu’il pût s’en expliquer la cause, les choses lui paraissaient différentes maintenant. Quoi d’étonnant ? Le Sauveur avait entendu sa première prière. Dès ce jour, Il prit sa main dans la Sienne afin de le guider sûrement jusqu’à la demeure éternelle où, Ted en était sûr, Petit-Jean l’attendait.

5. « Ta parole est une lampe à mon pied » Psaume 119. 105

Le dimanche matin, Ted se réveilla après une nuit d’un lourd sommeil, et avec un vague sentiment qu’il n’était pas tout à fait le même qu’auparavant. Que s’était-il passé la veille ? Les choses avaient-elles changé ? Les évènements lui revenaient lentement à l’esprit. Ted se rendait compte qu’il n’était plus simplement Ted Levis, le garçon déguenillé, l’enfant des rues, mais qu’il venait d’entrer dans une vie nouvelle. Il savait maintenant que le Seigneur Jésus était mort pour ses péchés et que désormais, lui, Ted, était sauvé. Un jour, il en était sûr, il reverrait son petit frère.
Ce matin-là, Ted avait l’intention d’aller à l’école du dimanche. Il n’y était pas retourné depuis ce certain jour où Mlle Perry avait raconté l’histoire qui avait été la cause première du grand changement en voie de s’opérer chez lui. Trois semaines s’étaient écoulées depuis lors. Le mauvais esprit avait fait son possible pour éloigner Ted de l’école du dimanche et il y avait réussi. Mais, ce matin-là, Ted était résolu à y aller. Un secret espoir de revoir Mlle Perry l’encourageait dans sa décision, car il ne se doutait pas qu’elle était étrangère et n’avait été sa monitrice qu’accidentellement.
Par le soleil déjà haut dans le ciel, Ted jugeait qu’il devait être tard, et cependant il n’avançait que bien lentement dans sa toilette. Assis au pied de son lit, il contemplait tristement sa veste. Peut-être gagnerait-elle à être mise à l’envers ? Ted essaya l’effet de cette transformation. Non, décidément cela ne pouvait aller. Il secoua la tête et se hâta de la retourner. Si seulement il pouvait avoir un col blanc comme les autres garçons, un col bien blanc ! Comme cela irait bien, cela changerait l’allure même de sa veste ! Mais il fallait y renoncer aussi, car Ted n’avait jamais de sa vie possédé un col. Avec un soupir, il mit donc la vieille veste fanée et trouée.

A leur tour, les pauvres souliers percés passèrent à l’inspection. Ted considérait avec embarras le bout de ses pieds qui sortaient librement à l’extrémité de ses chaussures. Peut-être, après tout, vaudrait-il mieux aller nu-pieds ? Une heureuse idée lui traversa l’esprit : si ses pieds étaient bien propres, bien blancs, ils auraient pourtant meilleure façon. En deux enjambées, Ted se trouva dans la cour et se mit à pomper énergiquement l’eau du puits. La tête, les mains, les pieds passèrent tour à tour dans l’eau fraîche. Puis Ted remonta dans sa chambre et, d’une main peu expérimentée, se mit à manœuvre le vieux peigne. Jamais Ted n’avait passé un temps pareil à sa toilette ; mais ce matin-là, il ne savait pas trop pourquoi, il avait un désir intense de se donner au moins une certaine apparence d’ordre et de propreté. Une figure bien lavée et des cheveux en ordre constituèrent donc toute sa toilette ; cela suffisait pour le rendre presque méconnaissable.
Il y avait une certaine ombre de timidité sur le visage de Ted lorsqu’il se dirigea vers le groupe dont il avait l’habitude de faire partie quelques semaines auparavant. Que diraient les autres garçons à la vue de sa transformation ? Ted fut bientôt soulagé à cet égard. Personne ne rit, personne ne plaisanta, car plusieurs de ses camarades avaient assisté au dernier adieu de Ted à son petit frère couché dans son cercueil, et ils avaient remarqué la profonde tristesse de son expression.
L’école commença. Point de Mlle Perry. Il faisait chaud ce jour-là, et on commençait à s’agiter et à se demander dans le groupe de Ted si aucune monitrice ne se présenterait.
Soudain un frémissement parcourut le groupe. On chuchotait, on se donnait des coups de coude : « C’est le pasteur ! Sauvons-nous ! Nous ne pourrons pas nous amuser aujourd’hui ». M. Holbrand s’arrêta devant le groupe. Ted seul parut content.
– Bonjour, mes garçons, dit-il, puis se tournant vers Ted : Bonjour, Édouard, je suis bien content de te voir aujourd’hui, et il lui tendit la main.
Contrairement à tout le monde, M. Holbrand ne l’appelait jamais Ted. Il lui avait demandé un jour son véritable nom et, depuis lors, ne lui en avait jamais donné d’autre.
M. Holbrand commença son enseignement, mais que de mouvement, que d’agitation parmi ses élèves ! Toutefois, ce dimanche-là, les choses allèrent mieux qu’à l’ordinaire. Était-ce grâce à la présence imposante du pasteur ? Peut-être, mais c’était sans doute aussi parce que Ted, qui était le boute-en-train du groupe, ne détourna pas une fois les yeux du visage de M. Holbrand qui, de son côté, se sentait soutenu par ce regard attentif. La leçon terminée, les élèves turbulents se levèrent et défilèrent devant leur moniteur. Ted vint en dernier lieu. M. Holbrand mit la main sur son épaule.
– Tu as bien écouté aujourd’hui, Édouard, lui dit-il. As-tu compris ce que j’ai raconté à propos de ce garçon qui partit pour la terre sainte ?
– Je crois que oui, répondit Ted. C’est pour le ciel qu’il partait, je pense.
– En effet, je vois que tu as bien compris. Et toi, n’aimerais-tu pas à partir pour le même voyage ?
– J’en ai l’intention, Monsieur.
– Alors es-tu parti, mon garçon ? demanda-t-il avec sérieux.
– Oui, Monsieur, j’ai essayé de le faire. Je l’ai dit hier soir à Dieu, mais je ne sais pas bien comment m’y prendre.
– Je crois que tu aurais besoin d’une lampe, mon garçon, ne crois-tu pas ?
– De quoi, Monsieur ?
– D’une lampe. N’as-tu pas remarqué dans l’histoire que je vous ai racontée, que ce jeune garçon arrivait constamment dans des endroits obscurs ? Il se serait perdu s’il n’avait fait usage de sa lampe dans ces moments-là. Ne penses-tu pas que c’est ce qui te manque à toi ?
Une prière silencieuse s’éleva du cœur de M. Holbrand. « Seigneur, aide-moi dans mon incrédulité », demandait-il. Que de fois il avait espéré et prié pour ce groupe de garçons ! Que de fois, en particulier depuis la veille, il avait présenté Ted au Seigneur ! Et cependant, à l’ouïe de la réponse si décidée de Ted, il avait eu un instant d’étonnement, bientôt suivi d’une joie profonde en se voyant si promptement exaucé.
– J’ai besoin de quelque chose pour m’aider, mais je ne sais pas bien à quoi me servirait une lampe.
– La lampe dont je te parle te serait d’un grand secours si tu veux bien t’en servir.
M. Holbrand tira de sa poche un petit livre relié en noir et le montra à Ted :
– Connais-tu ce livre ?
– C’est une Bible, je pense.
– Oui, en effet. Et l’as-tu jamais lue, la Bible ?
– Quelquefois à l’école.
– Alors tu sais sans doute que c’est Dieu qui a inspiré chaque parole de cette Bible aux hommes qui l’ont écrite. Voilà pourquoi nous l’appelons quelquefois la Parole de Dieu. Et maintenant, je vais te montrer quelque chose.
M. Holbrand feuilleta rapidement le petit volume et indiqua du doigt un passage. Ted lut à haute voix : « Ta Parole est une lampe à mon pied ».
– Ah ! je comprends, c’est de cette lampe que vous parlez, n’est-ce pas ?
– Oui, en effet, mon garçon, et j’aimerais à te voir commencer à en faire usage tout de suite. Il n’y a pas dans ta vie de passage si sombre que cette lampe ne puisse éclairer. D’ailleurs, s’il t’arrivait de ne pas comprendre ce livre, demande à Dieu de t’en donner l’intelligence.
Là-dessus, M. Holbrand tira un crayon de sa poche et écrivit en caractères bien lisibles : « Édouard Levis ». Puis, remettant le volume à Ted avec un sourire amical, il s’éloigna rapidement.
Ted quitta la salle et descendit la rue, serrant son trésor sous le bras. Il lui semblait marcher comme dans un rêve. Sa vie allait-elle réellement être transformée ? Il paraîtrait que oui, car le pasteur lui avait parlé, il lui avait serré la main, il lui avait donné une Bible. Et de plus, n’était-ce pas lui, Ted Levis, qui revenait maintenant tranquillement et convenablement de l’école du dimanche, au lieu de marcher à la tête d’une bande désordonnée et bruyante comme il en avait eu l’habitude jusqu’ici ?
« Oh ! Ted Levis ! se disait-il à lui-même, je crois vraiment que tu deviendras quelque chose de bon, après tout… J’espère au moins que tu es décidé à faire tout ton possible, n’est-ce pas ?… D’ailleurs tout ira bien maintenant que tu as une lampe pour te diriger. »

6. « Je t’instruirai, et je t’enseignerai le chemin où tu dois marcher ; je te conseillerai ayant mon œil sur toi » Psaume 32. 8

Ted, assis au pied de son lit, feuilletait sa Bible lorsque ses yeux tombèrent sur ces paroles : « Je t’instruirai, et je t’enseignerai le chemin où tu dois marcher… » – « Tiens ! mais c’est justement ce qu’il me faut… Maintenant que j’appartiens au Seigneur Jésus, je suis décidé à être si différent que personne ne puisse me reconnaître… Je pense que j’y parviendrai, pourvu qu’Il m’aide… Si j’apprenais ce verset ! »
Ted dut répéter le passage bien des fois avant de le savoir, car il n’avait guère l’habitude d’apprendre par cœur.
« Si je demandais à Dieu de m’aider », se dit-il, et s’agenouillant auprès du lit, il exposa ses besoins à Dieu avec simplicité. Ainsi préparé à la lutte de la journée, il quitta sa chambre et descendit à la cuisine. Marie était levée et tisonnait le feu avec impatience.
– Mais que t’arrive-t-il, Marie ? demanda Ted à la vue de l’expression irritée de sa sœur ?
– Qu’est-ce que cela te fait ? rétorqua-t-elle. Tiens ! c’est du nouveau de te voir levé à ces heures !
Point de réponse à ces paroles peu aimables. Marie, étonnée, leva la tête.
– Je ne sais pas pourquoi ces copeaux ne veulent pas flamber, continua-t-elle. Le bois est humide. C’est inutile, je ne parviendrai jamais à allumer ce feu. Par-dessus le marché, ne voilà-t-il pas que maman est malade ! Elle dit qu’elle ne peut pas se lever et que je dois faire une tasse de thé pour le père. Enfin, si les choses continuent comme elles ont commencé, l’eau bouillira seulement la semaine prochaine.
Marie n’avait pas douze ans. Mais, comme il arrive souvent aux enfants livrés de bonne heure à eux-mêmes, elle était vieille à bien des égards avant l’âge. Disputer, gronder, tempêter lui était chose habituelle, et on le devinait aisément à l’entendre ce matin.
Ted écoutait sa sœur avec une certaine angoisse. « Est-ce que je pourrai jamais commencer une nouvelle vie dans un endroit comme celui-ci ? » se demandait-il avec un soupir. Mais le moment d’agir était venu, il s’approcha résolument de Marie.
– Laisse-moi faire, Marie, veux-tu ? Fais attention de ne pas éveiller le père. Tu vas voir comme je sais allumer le feu avec rien. Mets l’eau dans la bouilloire, laisse-moi me tirer d’affaire, tu verras si je ne te sers pas une tasse de thé en dix minutes.
Marie regardait son frère, muette d’étonnement. Il commença par retirer le bois vert qu’elle avait entassé dans le fourneau, puis, choisissant ses morceaux de papier et quelques morceaux de bois sec, il les superposa soigneusement et y mit le feu. En un instant, le tout flamba et le ronflement sonore du fourneau annonça bientôt que le déjeuner était enfin en bonne voie de préparation.
Marie n’en croyait pas ses yeux ni ses oreilles. Ces bouts de papier et de bois avaient-ils réellement suffi pour allumer le feu qu’elle entendait pétiller bruyamment ? Et était-ce bien Ted, si paresseux, si peu coopérant à l’ordinaire, qui venait de lui rendre si adroitement ce service ?
A vrai dire, Ted se reconnaissait à peine lui-même. Il éprouvait un sentiment nouveau et étrange ce matin-là, car sa vie avait été jusqu’alors si parfaitement égoïste que c’était la première fois qu’il se voyait rendre volontiers un service à sa sœur. Ce premier pas lui donna du courage.
– Voyons ! dit-il avec entrain, voilà le feu allumé ! A l’ouvrage maintenant et le déjeuner du père et de la mère sera bientôt prêt. Dis donc, Marie, sais-tu faire griller du pain ? Je crois bien… Écoute, j’ai une idée ! Faisons-en griller une tranche pour le père et une pour la mère et préparons deux tasses de thé. Sais-tu, il me semble que nous ne faisons pas de trop mauvais cuisiniers à nous deux.
– Surtout toi ! fit Marie, d’un ton supérieur.
Pauvre Marie ! la bonne humeur lui était chose si inconnue qu’il lui arrivait rarement de répondre autrement que d’une façon piquante ou désagréable. Cependant à la vue de l’activité prodigieuse de Ted, occupé à chauffer la vieille petite théière ébréchée, elle se mit à couper soigneusement deux tranches de pain qu’elle plaça ensuite sur une assiette pour les griller dès que les charbons seraient ardents.
Pendant ce temps, Ted faisait une revue dans l’armoire de la cuisine, véritable chaos dans lequel il n’était pas facile de mettre la main sur deux tasses et deux soucoupes propres.
– Mais, on dirait que tu as une véritable rage de propreté ce matin, remarqua Marie, qui le contemplait ironiquement essuyant avec soin les assiettes au moyen d’une vieille serviette trouvée dans un tiroir.
– Eh oui ! déclara Ted avec bonne humeur, j’ai envie d’essayer pendant quelque temps de ce charme inconnu ; je suis curieux de voir quel air cela aurait si c’était propre.
Enfin les préparatifs furent terminés. Et il faut l’avouer, à la vue du petit déjeuner si joliment servi, Ted et sa sœur éprouvaient une étrange sensation de nouveauté. Ce n’était pas sans un certain orgueil qu’ils contemplaient les belles tranches de pain rôti posées sur deux assiettes à côté des tasses de thé fumant. Tout doucement et sur la pointe des pieds, les enfants s’approchèrent de la porte de la chambre à coucher. On entendait la voix faible du père :
– Pourquoi te lèves-tu, puisque tu as si mal à la tête ?
– Pourquoi je me lève ? Comment veux-tu que je reste au lit ? Les enfants sont levés et, si je trouve le toit encore sur la maison, je puis m’estimer heureuse. Je ne les ai jamais vus rester cinq minutes ensemble sans se battre.
Dans toute autre occasion, à l’écoute de ces paroles, Marie se fût mise en colère. Mais ce matin-là, préoccupée par l’unique pensée de ne pas renverser le thé sur le pain grillé, elle n’y fit pas même attention.
Ted dirigeait fièrement la marche. Marie suivait.
– Ne bouge pas, mère. Nous t’apportons le petit déjeuner, et ça te guérira.
Mme Levis se souleva sur le coude, aperçut les belles tranches dorées, sentit le délicieux parfum du thé, puis ouvrant de grands yeux, elle demanda tout bas :
– Dis-moi, Ted, qui est là ?
– Marie et moi, répondit Ted radieux.
N’était-ce pas un sourire qui se dessinait sur le visage fatigué et soucieux de Mme Levis ? Cela y ressemblait singulièrement.
– Eh bien ! par exemple, s’écria-t-elle, voilà bien la dernière chose que j’aurais attendue de vous !
Les enfants retournèrent à la cuisine. Mais qu’est-ce qui possédait donc Ted ce matin ? C’est ce que Marie se demandait sans cesse, sans arriver à résoudre ce problème. Leur déjeuner terminé, il se mit en quête de la vieille hache et attaqua vigoureusement quelques branches noueuses entassées derrière le fourneau. La caisse à bois fut bientôt remplie d’une pile de bûches bien rangées. Sous l’influence de la conduite étrange de son frère, Marie, de son côté, s’était mise à laver la vaisselle. Cette tâche terminée, elle tenta même de donner un petit coup de balai à la cuisine.
Cette matinée de travail, Ted s’en souvint jusqu’à son dernier jour, car elle marqua son entrée dans la vie nouvelle. Est-ce à dire que la lutte fût alors terminée et que tout fût désormais facile pour Ted ? Oh ! non. Il le crut un instant, mais l’illusion se dissipa vite, car Ted découvrit bientôt que Satan ne se déclarait pas si facilement vaincu, et qu’il n’abandonnerait pas la partie dès la première ou la seconde défaite.

7. « Ne crains point, car je t’ai racheté » Ésaïe 43. 1

Huit heures allaient sonner. Les élèves, réunis autour de la porte de l’école, attendaient le premier coup de cloche pour entrer en classe.
« Il faut qu’il y ait eu quelque catastrophe chez les Levis ce matin ! » annonça soudain Edgar Minturne. « Voilà Ted qui apparaît déjà sur le sentier, et la première cloche n’a pas encore sonné ! »
C’était bien, en effet, Ted qui gravissait la colline d’un pas ferme et résolu. Les vacances d’été étaient terminées et le semestre d’hiver commençait ce matin-là. A cette occasion, Ted avait pris une grande résolution, à savoir de suivre l’école régulièrement et d’y arriver tous les matins à l’heure, habitude qui lui avait été jusqu’ici absolument étrangère. L’école publique qu’il fréquentait se trouvant être la seule de la petite ville, il en résultait que Ted avait parmi ses camarades quelques-uns des meilleurs garçons de l’endroit, aussi bien que quelques-uns des plus mauvais.
– Eh ! te voilà, mon vieux ! Comment cela va-t-il ? lança Bob Turner en descendant quelques pas à sa rencontre.
Bob avait été absent pendant les vacances et ne savait rien du changement survenu chez Ted. En entendant cette salutation cordiale, Ted éprouva comme un petit frémissement d’angoisse. Serait-il assez fort pour résister aux tentations auxquelles l’exposait toujours l’amitié de Bob ? Jusqu’ici Bob et Ted avaient été inséparables et la plus étroite sympathie les avait toujours unis lorsqu’il s’était agi de s’amuser ou de faire quelque folie. Mais durant les dernières semaines, Ted avait vaguement senti qu’un abîme les séparait.
La cloche sonna, et la bande joyeuse se précipita en se bousculant dans la classe.
Selon son habitude, Bob vint s’asseoir à côté de Ted. Ted le considéra d’abord avec une secrète inquiétude. Mais après tout, pensa-t-il, Bob venait si rarement à l’école qu’il y aurait peut-être moyen de frayer avec lui sans se laisser entraîner.
La lecture de la Bible commença. Ted eut un moment d’hésitation et rougit : sortirait-il sa Bible de sa poche ? Autrefois, il n’en possédait même pas. Maintenant les circonstances avaient changé. Que penseraient les garçons à la vue de cette Bible ? Que diraient-ils ? Et que leur répondrait-il, lui, Ted Levis ?
Un instant la pensée lui vint d’attendre au lendemain pour montrer sa Bible. Allait-il cacher ses couleurs dès son premier jour d’école ? Non ! il s’y refusait. Et Ted tira résolument sa Bible de sa poche et se mit à la feuilleter fiévreusement.
Bob avait entendu un petit bruit de pages tournées rapidement. Il lança un coup d’œil du côté de Ted et, reconnaissant le livre entre les mains de son camarade, ses lèvres se plissèrent lentement comme pour siffler et l’ébahissement le plus complet se répandit graduellement sur son visage. Arrachant brusquement le volume, il lut le nom qu’y avait inscrit M. Holbrand.
– Allons donc, qu’est-ce que cela veut dire, chuchota-t-il. Serais-tu par hasard devenu croyant ?
Pour toute réponse, Ted rougit un peu plus et reprit sa Bible. L’heure de la tentation était venue. Succomberait-il ? Il avait trouvé le passage indiqué par le maître ; il s’agissait maintenant de le lire et de joindre bravement sa voix aux quarante autres voix. Il lui semblait que, malgré le nombre, la sienne dominait toutes les autres, aussi dut-il tousser bien des fois et faire plus d’une tentative infructueuse avant de réussir à produire un son. Enfin il y parvint, et les paroles sortirent de sa bouche : « Ils le couvrirent d’un manteau d’écarlate et tressèrent une couronne d’épines qu’ils posèrent sur sa tête ».
A ses côtés, Bob avait entonné à mi-voix une chanson comique qui dura aussi longtemps que la lecture de ce magnifique chapitre. Il va sans dire que la chanson était destinée à Ted qui n’en perdait pas un mot quoiqu’il fît des efforts héroïques pour s’isoler et ne pas entendre.
Malgré cette lutte intérieure, le cœur de Ted débordait de reconnaissance et s’ouvrait avec joie aux belles paroles qu’il lisait. Il savait que la tête sacrée, qui avait été jadis couronnée d’épines, était maintenant couronnée de gloire. Il savait aussi que c’était pour lui que son Sauveur avait passé par la souffrance et par la mort. Aussi ce fut du fond du cœur qu’il se joignit à la prière de M. Barroud. Sa tête demeura inclinée et son esprit recueilli, malgré les attaques réitérées de Bob qui, tantôt lui marchait sur les pieds, tantôt le chatouillait, tantôt lui tirait les cheveux.
Ted n’oublia jamais cette première journée d’école avec ses épreuves et ses tentations. Selon son habitude, Bob était sans cesse aux aguets, cherchant toutes les occasions de s’amuser et de jouer quelque bon tour. Désappointé de ne pas retrouver l’ancien camarade, qui ordinairement partageait avec lui les risques et périls de chacune de ses entreprises, il s’en dédommageait en faisant de lui le point de mire de toutes ses plaisanteries. De peu d’importance, elles n’en étaient pas moins agaçantes par leur niaiserie et leur enfantillage. Une fois, par exemple, Ted venait péniblement d’additionner une longue colonne de chiffres qu’il avait copiée avec soin, quand le doigt humide de Bob se glissa furtivement entre lui et son ardoise, et en une seconde le résultat de l’addition, fruit de tant de travail, disparut comme par enchantement.
Ce ne fut pas tout. Ce matin-là, Ted eut un rude combat à soutenir contre son propre cœur. Les anciennes habitudes étaient fortement ancrées et, après avoir si souvent chuchoté avec son voisin, mangé des pommes derrière son pupitre ou épinglé des caricatures au dos de ses camarades, il n’était pas facile de se tenir parfaitement immobile et surtout d’étudier avec sérieux.

Et quel labeur que l’étude ! Ted n’en avait pas eu la moindre idée jusqu’à ce jour. L’orthographe surtout lui paraissait d’une difficulté absolument insurmontable. Il lui semblait que plus il travaillait, plus il répétait, moins il gagnait de terrain. Deux mots colline et colonne paraissaient s’être ligués contre lui pour le mettre au désespoir. Ces l et ces n dansaient devant ses yeux et semblaient le narguer sans qu’il pût en devenir maître. Ted les répéta jusqu’à en perdre la tête et, malgré tout, il lui arrivait encore d’échanger les lettres respectives des deux mots. Découragé, impatienté, il aurait volontiers pleuré si Bob n’eût été à ses côtés, prêt à rire et à plaisanter à la vue de ses larmes.
Enfin Ted n’y tint plus. C’était la troisième fois que Bob l’interrompait en jetant son pauvre vieux vocabulaire par terre. Il se retourna hors de lui :
– Écoute, si ça t’arrive encore une fois, je fais passer ton sac par la fenêtre, et un peu vite. Comprends-tu ?
– Édouard Levis, vous avez une mauvaise note pour babil, dit M. Barroud. Je m’aperçois, Édouard, que vous commencez le semestre avec les mêmes dispositions que par le passé. Vous avez la première mauvaise note de la classe.
Ted devint cramoisi. Ce reproche était vraiment trop injuste. N’était-il pas loin d’être dans les mêmes dispositions que par le passé ? Oui, mais Dieu seul le savait. Et dire, qu’après tous ses efforts, il avait échoué ! A cette pensée, sa vue devint trouble, il fut saisi de vertige et, profondément découragé, il se prit la tête dans les mains et s’absorba dans son chagrin. Aussitôt Bob se pencha malicieusement vers lui et lui glissa à l’oreille :

Malborough s’en va-t-en guerre,
Mironton, mironton, mirontaine…

Que de fois Ted avait trouvé ces plaisanteries amusantes et s’y était joint ! Mais en ce moment-là comme elles lui paraissaient niaises, et plus que niaises, cruelles ! Le découragement le gagnait et il lui semblait qu’il n’avait plus de force. Ah ! Satan tenait bon ce matin-là, il n’était pas disposé à abandonner sa proie. Quant à Ted, il récoltait douloureusement ce qu’il avait semé dans les années précédentes.
Il leva la tête et regarda derrière lui. Ses yeux tombèrent sur Edgar Minturne et Eli Holbrand, tous deux plongés dans leur leçon d’algèbre, et que personne ne songeait à déranger. A leur vue, il ne put retenir un soupir. Si seulement il avait su comme eux gagner une bonne place dans la classe, combien son travail aurait été facilité ! Ces deux élèves n’étaient guère plus âgés que Ted, mais tandis que lui se morfondait sur une addition qu’il n’arrivait pas à trouver juste, eux en étaient déjà à l’algèbre. Que n’aurait-il pas donné pour pouvoir les rattraper et marcher de front avec eux ! C’était là un rêve irréalisable, se disait Ted et, à cette pensée, le vocabulaire lui paraissait plus difficile, plus ardu encore qu’auparavant.

Quand le moment vint de réciter, Ted prit sa place habituelle à la queue de la classe, et tant était grand son abattement que, lorsque vint son tour d’épeler et que les mots de colonne et colline lui tombèrent en partage, il mit un l à colline et deux l à colonne. A cause de cette erreur, il garda la dernière place.
Personne d’ailleurs n’en fut surpris, car personne ne savait combien il s’était donné de la peine.
Cette longue matinée, toute remplie pour Ted de tentations et de découragements, se termina enfin. A midi il se retira, s’efforçant de tout son cœur de ressaisir par la pensée quelques-unes des belles promesses qui, le matin même, le remplissaient de joie.
Une épreuve nouvelle l’attendait encore l’après-midi. Le temps paraissait long à Bob et, pour le faire passer agréablement, il avait imaginé de bombarder ses camarades de petites boules de papier. Dès que M. Barroud tournait le dos, une boulette traversait la salle. Plusieurs des plus jeunes se mirent bientôt de la partie et ce fut un assaut général dans toute la classe. Finalement quelques élèves s’étant plaints, M. Barroud fit de sérieuses observations aux délinquants inconnus.
Une agitation extraordinaire continuait néanmoins à régner. M. Barroud se leva :
– Si je surprends l’un de vous à lancer quoi que ce soit, dit-il, qu’il s’attende à être sévèrement puni.
Cinq minutes s’étaient à peine écoulées que M. Barroud, penché sur son pupitre, entendit un nouveau projectile siffler à son oreille. En même temps, la plus belle boule de la journée, lancée par une main maladroite, arrivait triomphalement sur sa tête. Un fou rire secoua toute la classe, mêlé cependant à une certaine crainte, car chacun savait que M. Barroud était homme à tenir rigoureusement sa parole.
Il leva la tête avec calme :
– Quelqu’un sait-il qui a lancé cette boule ? demanda-t-il froidement.
Point de réponse. Le silence le plus absolu régnait dans les bancs.
– Eli Holbrand, savez-vous qui a lancé cette boule ? continua M. Barroud.
– Oui, Monsieur.
– Eh bien ! j’exige que vous me le disiez.
– C’est Ted Levis qui l’a lancée.
Cette fois, c’en était trop pour Ted. Être accusé injustement, et cela le seul jour de sa vie d’écolier où il n’avait pas lancé de boule ! En un instant, il fut sur ses pieds et cria, les yeux étincelants :
– Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! Il ment et il le sait bien.
– Asseyez-vous, dit M. Barroud. Eli, l’avez-vous vu lancer la boule ?
– Oui, Monsieur.
– Édouard, venez ici, ordonna M. Barroud en se tournant vers Ted.
Ted était encore debout et immobile.
Bob se pencha vers lui.
– Dis que tu ne bougeras pas, lui souffla-t-il. Je pense que tu ne vas pas lui obéir comme une petite fille. Laisse-le seulement venir et nous verrons qui sera le plus fort.
M. Barroud répéta son ordre. Ted se dirigea vers le pupitre et regarda M. Barroud en face.
– Monsieur, aussi vrai que je me tiens devant vous en ce moment, ce n’est pas moi qui ai lancé cette boulette de papier.
Pauvre Ted ! il parlait avec fermeté, mais il savait qu’on ne le croirait pas. N’avait-il pas maintes et maintes fois affirmé, devant ce même pupitre, des choses que lui, aussi bien que tout le monde, savait être entièrement fausses ?
A l’école, ainsi que partout ailleurs, on n’attachait pas le moindre prix à la parole de Ted. Sa conduite passée lui avait valu sa mauvaise réputation. Il le savait et ne pouvait s’étonner s’il en souffrait maintenant. Immobile, et se raidissant contre la souffrance, il reçut les coups de règle qui tombaient fermes et serrés sur sa main tendue. Pas une larme, pas une parole ne lui échappèrent. Quant à M. Barroud, il ne douta pas un instant que Ted ne fût le coupable. Eli Holbrand ne l’avait-il pas dit ? et personne ne mettait jamais en doute la parole d’Eli Holbrand. Aux yeux de M. Barroud, le fait que Ted niait la chose ne voulait rien dire, car Ted n’avouait jamais une faute que quand il y était forcé par les punitions.
Cette fois cependant, Ted refusa absolument de se reconnaître coupable, et il retourna à son pupitre, souffrant davantage des reproches injustes de son maître que des coups de règle dont sa main rougie portait les traces.
Il sortit de la classe ce jour-là le cœur gros et rempli d’amertume. Il lui semblait presque qu’il haïssait tous les élèves. Ce qu’il y avait de sûr, en tout cas, c’est qu’il haïssait Eli Holbrand et de tout son cœur.
A son passage, M. Barroud remarqua son expression sombre.
– Je crois vraiment que ce garçon devient maussade, fit-il observer à un maître avec lequel il parlait. Sa bonne humeur était sa seule qualité et je crois qu’il est en train de la perdre.
Ted entendit cette remarque et sentit qu’elle était fondée. Jusqu’à présent les punitions avaient été son pain quotidien et il les avait toujours supportées avec la plus parfaite bonne humeur. Mais les choses étaient différentes ce jour-là. Pour la première fois de sa vie, il avait été puni injustement, et cela, alors qu’il s’efforçait de tout son cœur de bien se conduire.
– Pourquoi t’es-tu laissé faire, grand nigaud ? fut la première question de Bob. Il faut avouer que tu es naïf, toi, de te laisser battre comme un petit enfant.
– Et toi, pourquoi n’as-tu pas dit que c’était toi qui avais lancé cette maudite boule, au lieu de me laisser recevoir les coups à ta place comme un lâche que tu es ? répondit Ted hors de lui.
– Eh bien ! par exemple ! Est-ce que tu prétends par hasard que ce n’est pas toi qui as lancé cette boulette ? J’en lançais une au même moment à la tête d’Eli Holbrand et je n’ai pas vu ce qui se passait derrière moi.
– Mais voyons, parole d’honneur, ce n’est pas toi qui l’as lancée ?
– Non, ce n’est pas moi, et si tu le répètes, c’est toi que je lancerai par terre !
Ted s’éloigna brusquement. Satan le tenait de près cependant et ne lâchait pas encore sa proie.
« Je te dis que c’est peine perdue, abandonne la partie tout de suite. Le maître et les élèves pensent que tu n’es qu’un vaurien et tu ne seras jamais rien de mieux. Voilà quatre semaines que tu tâches de te persuader que tu as un grand Ami capable de te tirer de toutes tes difficultés. Si c’est vrai, pourquoi ne t’a-t-il pas aidé aujourd’hui ? Il sait très bien que tu as fait de ton mieux tout le jour, et pourtant tu n’as jamais eu une journée pareille. Tu t’imagines qu’il t’aime ! S’il t’aimait, il te l’aurait montré. Tu lui avais pourtant demandé son secours… »
Ted s’assit sur un tronc au bord de la route et s’abandonna quelque temps à cet entretien avec Satan. La voix perfide continua :
« Tu vois bien que tu as été trompé. Voilà un mois que tu essaies de changer et personne ne l’a remarqué, personne ne te montre plus d’amitié qu’auparavant. Chez toi, tout est aussi triste que par le passé. Ta mère continue à gronder constamment, Marie est toujours aussi détestable, et tous les garçons bien élevés persistent à te tourner le dos. Allons, laisse-moi toutes ces bêtises et accorde-toi un peu de bon temps ! »
A côté de cette voix diabolique, Ted en distinguait une autre dans son cœur, bien douce, presque étouffée, qui voulait à tout prix se faire entendre.
« Mais après toujours, qu’importe ? disait cette voix. Alors même que personne ne t’aimerait, que personne ne t’aiderait, ne sais-tu pas que Jésus est mort pour toi et que Lui demeure ton Ami ? Ce ne sont pas des bêtises cela, et tu sais très bien aussi que maintes fois Il t’a répondu quand tu l’as prié, et t’a aidé… Et puis tu sais, le ciel, ce beau pays, Il t’a promis de t’y recevoir un jour, toi, Ted Levis… Rappelle-toi quel mauvais garçon tu as été. Il ne te faut pas te plaindre si les gens ont peine à croire que tu aies réellement changé. D’ailleurs le Seigneur Jésus te voit, Lui, est-ce que cela ne te suffit pas ? Ne te décourage pas, persévère, on ne tardera pas à s’apercevoir que tu sers le divin Maître… Et ta lampe, la lampe que Dieu t’a donnée, pourquoi ne t’en es-tu pas servi aujourd’hui ? »
« Non, non, soupirait Ted, c’est inutile, je ne puis être chrétien. J’ai eu une quantité de mauvaises pensées et d’horribles sentiments. Je crois vraiment que je déteste M. Barroud et tous les autres garçons aussi. Oh ! je ne sais plus que devenir ! »
« Allons ! rentre chez toi, reprit Satan, et ne t’inquiète plus de ta lampe et de toutes ces histoires. Comment veux-tu, je t’en prie, que Jésus s’occupe de toi qui n’as jamais rien fait de bon dans ta vie ? »
Mais la main de Ted était dans sa poche. Elle reposait sur sa lampe, comme il avait pris l’habitude de l’appeler. La même petite voix persévérante qui s’était fait entendre tout à l’heure, le pressait de s’en servir. Il prit en effet le Livre et le feuilleta jusqu’à ce que son fidèle Ami eût arrêté ses regards sur cette parole : « Ne crains rien, car je t’ai racheté, je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi ».
Les yeux de Ted se remplirent de larmes, larmes de repentir et de reconnaissance. Oh ! les douces paroles, comme elles pénétraient dans ce pauvre cœur blessé ! Était-ce bien possible que Christ, le grand Rédempteur, le réclamât, lui, Ted Levis, comme sien et l’appelât par son nom ? C’en était assez pour Ted, il resterait au service de ce Maître divin, il y resterait coûte que coûte, avec Son secours, jusqu’à la fin.
Ted jeta un coup d’œil autour de lui, il n’y avait personne là. Lui-même se trouvait dans un repli de terrain, au pied de la colline, sous un grand arbre dont les branches pendaient jusqu’à terre. Se voyant seul, Ted s’agenouilla alors pour prier, et Satan se retira, car ce lieu de prière était trop saint pour lui. L’ennemi était en fuite, Ted avait la victoire.

8. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » Matthieu 10. 8

Que Ted s’en doutât ou non, les choses avaient changé chez lui. Mme Levis, quoique toujours soucieuse et de mauvaise humeur, ne l’était toutefois pas autant que par le passé.
La maison, d’ailleurs, était plus tranquille. Il n’y avait plus d’enfant à bercer, plus de petits pieds à suivre partout, aussi Mme Levis disposait-elle de plus de temps pour coudre. C’était un avantage, il est vrai. En revanche, combien les petits bras caressants lui manquaient, et que de fois son pauvre cœur de mère se déversait en paroles vives ou amères !
Quant à Ted, il était incontestable que sa conduite étonnait tout le monde à la maison où personne ne parvenait à s’expliquer la transformation survenue dans son caractère. Chaque matin, en entrant dans la cuisine, la mère fatiguée trouvait le feu allumé, la cruche pleine d’eau et une provision de bois coupé. Quelle surprise aussi pour le père quand Ted s’arrêtait un instant près de son lit et essayait avec un peu de maladresse d’arranger ses coussins ! Le pauvre malade, autrefois si négligé par son fils, recevait ces petites marques d’affection avec bonheur, et sa pensée y revenait parfois avec surprise pendant la journée.
Après tout, c’était à la maison que la lutte paraissait le moins difficile à Ted. N’y étant pas souvent, il n’y rencontrait pas autant de tentations qu’ailleurs, et de plus il avait toujours été si volontaire et si intraitable que ses parents avaient pris l’habitude de le laisser passablement à lui-même. Marie, de son côté, remarquait le changement survenu chez Ted, et cela plus que personne, car auparavant le plus grand bonheur de son frère consistait à la taquiner du matin au soir.
Ted était devenu pour elle un sujet d’étonnement perpétuel. Il y avait du reste de quoi s’étonner, à voir Ted rassembler ses livres et partir régulièrement chaque matin à l’école au premier coup de cloche. Il y avait de quoi être surpris aussi de le voir, dès son retour, faire assidûment ses devoirs, puis s’occuper du jardinet et de mille choses auxquelles il n’aurait pas songé autrefois. Elle se mit à l’observer de près afin de découvrir la cause de ce changement. Fallait-il l’attribuer au fait que Ted se rendait maintenant chaque semaine à l’école du dimanche ? Peut-être bien. Arrivée à cette conclusion, Marie résolut d’y aller elle-même dès le dimanche suivant afin de résoudre si possible le problème qui la préoccupait. Que de fois des personnes bienveillantes et amicales l’avaient invitée à y venir !
Ce samedi soir, après de longues et profondes réflexions à la fenêtre, elle se retourna soudain :
– Mère ! je voudrais une aiguille et du fil.
– Que veux-tu faire avec une aiguille et du fil ? demanda Mme Levis tout occupée à remuer sa soupe.
– Je veux raccommoder ma robe. Elle est toute déchirée, c’est une vraie guenille. Il me faut du fil violet de la couleur de cette raie.
Pour un instant, Mme Levis oublia sa soupe et, muette, regarda sa fille.
– Je me demande ce qui va nous arriver, fit-elle, si tu te mets à raccommoder ta robe sans que je te l’aie répété une douzaine de fois.
– Qu’y a-t-il de si étonnant ? Je ne veux pas ressembler à une chiffonnière. Je vais aussi laver et repasser la garniture de mon chapeau. J’ai envie d’aller demain à l’école du dimanche. Il y a au moins un demi-siècle que je n’ai entendu chanter.
La soupe commençait à sentir le brûlé, Mme Levis y revint en hâte. Elle paraissait perplexe. Il y avait eu un temps où Marie n’avait pas besoin de raccommoder sa robe pour cela, car sa mère veillait elle-même à ce qu’elle fût toujours propre et joliment vêtue.
Mettant sa soupe de côté, elle se dirigea vers sa corbeille à ouvrage.
– Tiens, prends cette aiguille et ce fil, dit-elle, tirant de sa boîte une bobine de fil violet, raccommode ta robe si tu veux, et je laverai la garniture de ton chapeau ce soir quand j’aurai reprisé cette veste.
Ce fut au tour de Marie de s’étonner cette fois. Elle ne s’attendait pas à voir sa mère lui venir en aide dans l’accomplissement de son projet.
Le dimanche matin était venu et Ted errait dans la cuisine. Il était propre, ses vêtements étaient en ordre et il portait une chemise que sa mère avait repassée bien tard dans la nuit. Quoique tout prêt, il attendait encore. Dans un coin, Marie lavait bruyamment les tasses qui avaient servi au déjeuner.
Ted la suivait du regard. Évidemment, c’était à elle qu’il pensait.
Ah ! c’est que sa lampe lui avait enseigné une nouvelle leçon ce matin-là. Il y avait lu : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ». Après avoir rencontré cette parole, il s’était arrêté, se demandant ce qu’elle pouvait bien signifier. Elle s’adressait à ceux qui avaient reçu, et lui, il était certainement de ce nombre, car que de choses Dieu lui avaient données durant les dernières semaines, sans compter le bonheur du ciel qu’il avait en perspective ! C’était donc à lui que s’adressaient ces paroles : « donnez gratuitement ». Mais que pouvait-il donner ? et à qui ? Était-ce à Dieu ? Oh ! non, Ted ne pouvait lui donner absolument qu’une chose, son cœur, et il l’avait déjà fait, il en était sûr.
Mais alors à qui pouvait-il donner quelque chose ? Appuyé sur le bord de la fenêtre, il était resté un certain temps absorbé par cette pensée. A ce moment, Marie remplissait sa cruche à la fontaine et avait attiré ses regards. Ne pourrait-il pas donner quelque chose à Marie ? Mais non, il ne possédait rien qui pût lui faire plaisir. Pourtant s’il pouvait l’aider à se procurer ce qui la rendrait aussi heureuse que lui, cela ne reviendrait-il pas au même que de lui offrir un cadeau ? Si, par exemple, il la conduisait à l’école du dimanche ? Qui sait, peut-être l’école du dimanche ferait pour elle les mêmes merveilles que pour lui ?
Ici Satan s’interposa : « Tu veux mener Marie à l’école du dimanche ! Te représentes-tu la triste figure qu’elle y fera ? Elle ne possède pas un seul vêtement convenable, et tout le monde rira d’elle et de toi par-dessus le marché. D’ailleurs elle ne consentirait jamais à t’accompagner, ainsi tu peux t’épargner la peine de le lui proposer ».
« Oh ! Ted Levis, reprit alors sa conscience, tu n’es qu’un lâche. Comment, après tout ce que ton Dieu t’a donné, tu hésites à conduire Marie à l’école du dimanche, par crainte d’un peu de moquerie ! »
« Je le ferai ! » s’était écrié Ted quittant précipitamment sa chambrette.
Et voilà pourquoi Ted tardait à partir ce matin-là, se demandant comment il pourrait entrer en matière. Sans le savoir, Marie lui vint en aide.
– Ted, fit-elle, je pense qu’on chante à ton école du dimanche, n’est-ce pas ?
– Je crois bien, dit Ted, les yeux brillant de joie. C’est très beau, je t’assure, quand nous chantons parce que nous sommes très nombreux. Et l’on joue de l’harmonium. Si tu venais avec moi aujourd’hui ?
– Après tout, je pourrais peut-être y aller, je ne m’ennuierai pas plus qu’ici, je suis dégoûtée de la vie à la maison. Je crois bien que, si je connaissais le chemin, j’irais voir un peu ce qu’on y fait.
– Mais tu pourrais venir avec moi, s’écria Ted vivement.
Il éprouvait le désir de faire sa proposition au plus vite, avant que son courage ne lui manquât.
Marie partit donc en compagnie de Ted, vêtue de sa robe d’indienne violette et de son chapeau garni de bleu. Elle fut placée dans un groupe où les jolies toilettes des petites filles lui donnèrent tout d’abord un peu de malaise. Dès qu’elle fut installée, M. Holbrand appela Ted auprès de lui.
– Tu as l’intention de venir régulièrement, n’est-ce pas, Édouard ? demanda-t-il.
– Oui, Monsieur.
– Dans ce cas, tu pourras quitter le groupe où tu as été jusqu’à présent et laisser ta place aux garçons qui ne viennent que de temps à autre. Toi, tu entreras aujourd’hui dans ma classe.
Sans doute, Ted n’eut jamais de sa vie un moment de félicité pareille à celle qu’il ressentit en suivant M. Holbrand le long du couloir, et en prenant place dans le groupe du pasteur. Cependant, à la vue de tous ces garçons, il ne put s’empêcher de rougir. N’était-ce pas Eli Holbrand qu’il voyait à l’extrémité du banc ? Eli Holbrand, le fils du pasteur, qui, à ce qu’il croyait, avait dit sur son compte un affreux mensonge quelques jours auparavant et lui avait ainsi attiré une punition imméritée. Il semblait à Ted qu’il ne pourrait jamais s’asseoir à côté de lui, même à l’école du dimanche.
M. Holbrand attendait debout que son nouvel élève eût pris place. Il fallait s’exécuter et Ted s’assit à côté d’Eli qui se garda bien de le déranger par un regard ou une parole pendant toute la durée de la leçon. Au commencement, le cœur de Ted était si rempli d’amertume qu’il ne pouvait trouver aucun intérêt à l’enseignement de M. Holbrand ; mais bientôt, tandis que celui-ci dépeignait les souffrances de Christ sur la croix, ses pensées de rancune se dissipèrent peu à peu. L’histoire était trop belle, trop touchante aussi, pour que Ted n’en fût pas profondément impressionné.
Dès que les élèves eurent été congédiés, M. Holbrand se tourna vers Ted :
– Qu’as-tu aujourd’hui, mon garçon ?
Ted rougit.
– Moi, Monsieur… mais rien… du moins pas grand-chose.
– As-tu eu quelque difficulté avec Eli à l’école ?
– Oui, Monsieur, répondit Ted hardiment, se voyant deviné.
M. Holbrand s’assit :
– Raconte-moi ce qui s’est passé, Édouard.
– Il a dit que j’avais lancé des boules de papier quand ce n’était pas vrai, et il m’a fait punir.
– Tu es sûr que tu n’avais rien lancé ?
– Oui, Monsieur.
– Et tu l’as dit au moment même ?
– Je l’ai dit et je l’ai répété, mais il a prétendu qu’il m’avait vu le faire.
– Édouard, as-tu toujours dit la vérité ? Peut-on compter sur ta parole ?
Ted baissa les yeux, sa lèvre trembla. Il y eut une pause.
– J’ai bien souvent dit des mensonges, confessa-t-il enfin tristement, mais cette fois-ci j’avais dit la vérité. Je cherche à dire toujours la vérité maintenant, Monsieur, Dieu le sait.
– Et moi, je le sais aussi, répondit M. Holbrand avec bonté, presque avec tendresse, et je crois qu’Eli s’est trompé l’autre jour. Mais dis-moi, tu es en colère contre lui, il me semble. Ne peux-tu pas vaincre ce mauvais sentiment ?
Ted secoua la tête :
– Il m’a fait punir, Monsieur, et je ne le méritais pas.
– Mais à supposer, Édouard, que Christ suivît la même règle de conduite que toi et qu’il ne pardonnât qu’à ceux qui l’ont bien traité, crois-tu qu’il t’aurait pardonné ?
Ted se tut, il n’avait jamais pensé à ce côté-là de la question. M. Holbrand prit la petite Bible qu’il tenait à la main :
– Je veux te montrer ce que ta lampe dit à ce sujet.
Ted lut le passage que lui indiquait M. Holbrand : « Si vous ne pardonnez pas aux hommes leurs fautes, votre Père ne vous pardonnera pas non plus vos fautes ».
– Vos fautes, c’est-à-dire vos péchés, expliqua M. Holbrand, et il s’éloigna.
Pendant cet entretien, Marie s’était tenue seule, à l’écart. Ce n’était pas son frère qu’elle attendait toutefois, mais de crainte qu’on se moquât de sa toilette, elle avait résolu d’attendre que tous les enfants fussent sortis avant de quitter elle-même la salle.
Marie n’avait pas eu beaucoup de bonheur pour son premier jour à l’école du dimanche. Elle n’avait pas compris grand-chose à l’enseignement de sa monitrice ; quelques-unes de ses compagnes l’avaient regardée de haut et l’avaient mise mal à l’aise. Le chant seul lui avait causé du plaisir. Sans doute Dieu réservait à Ted la plus grande partie de l’œuvre à faire. Il rejoignit sa sœur et tous deux quittèrent l’école. Le petit groupe d’enfants s’était dissipé. Personne ne les regardait. Ils pouvaient donc poursuivre tranquillement leur chemin ensemble.
– Eh bien ! Marie, qu’en dis-tu ? demanda-t-il.
– Je n’ai pas eu trop de plaisir. J’étais assise à côté de la petite fille la plus laide de la ville, et elle s’est moquée tout le temps de ma robe et de mon chapeau. Je la déteste, cette fille !
Ted réalisait vaguement à ce moment que Marie avait aussi grand besoin du verset que lui avait indiqué M. Holbrand, mais une autre pensée le préoccupait. Ce n’était pas tout que d’avoir amené Marie à l’école du dimanche, le travail était à peine commencé, il fallait le poursuivre. Comme c’était difficile de parler à Marie ! Il ne savait vraiment pas que lui dire. Et cependant, cette parole ne cessait de résonner à ses oreilles : Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ».
– Marie, fit-il soudain, n’aimerais-tu pas à devenir chrétienne ?
– Je ne sais pas ce que tu veux dire…
– Eh bien ! ne voudrais-tu pas aimer Jésus ? En d’autres mots, voilà ce que cela veut dire.
– Qu’est-ce que j’en sais ? répondit Marie brusquement. Je ne sais rien du tout de Jésus.
– Mais n’as-tu pas entendu aujourd’hui tout ce qu’on nous a dit de Lui, comme Il aime tout le monde et veut aussi que chacun l’aime ? C’est pour cela qu’Il est mort pour nous.
– Je ne sais rien de ce qu’on a dit. Je me suis amusée à compter les boutons de la robe de notre maîtresse pour passer le temps. En avait-elle des boutons ! Il y en avait des rangées devant, de côté, partout !
– Oh ! Marie, tu as pourtant entendu ce cantique :

Jésus t’aime, Jésus t’aime,
Jésus t’aime aujourd’hui !

– Oui, c’est vrai, admit Marie, ce cantique n’était pas laid, mais personne ne m’a prêté de livre et c’est à peine si j’ai saisi deux ou trois paroles.
La conversation en resta là. Après tout, pensait Ted, il n’avait encore fait aucun bien à sa sœur. Cependant, il reconnaissait que depuis qu’il tentait cet effort en sa faveur, il avait réellement un ardent désir de la voir venir à Christ.
M. Holbrand venait de rentrer de l’église avec sa famille. Se dirigeant vers son cabinet, il appela Eli.
– Eli ! viens ici un moment. Dis-moi, que s’est-il passé à l’école entre toi et Ted Levis ?
– Pas grand-chose, père, si ce n’est que Ted, selon son habitude, a jeté l’autre jour une balle de papier à travers la classe et, comme M. Barroud m’a demandé si je savais qui l’avait fait, j’ai dû dire que c’était Ted. Naturellement il est furieux contre moi. Mais pourquoi me demandes-tu cela, père ? Est-ce que Ted s’est plaint de moi ?
– Eli, as-tu vu Édouard jeter la balle ?
– Oui, père.
– En es-tu tout à fait sûr ?
– Mais… je crois que oui… du moins voici ce qui s’est passé. J’ai levé la tête juste à temps pour voir voler la balle. Elle venait du côté où Ted était assis et sa main était levée. J’en ai conclu que c’était lui qui l’avait lancée. Avant que tu me poses cette question, j’étais convaincu de la chose.
– Mais maintenant tu ne nierais pas absolument qu’un de ses voisins ait pu être le coupable ?
– Enfin… je ne sais pas… je n’y avais pas songé. Après tout, c’est peut-être Alexandre Palmer qui a lancé cette balle. Il était assis près de Ted.
– Eh bien ! Eli, quant à moi, je suis persuadé que tu t’es trompé et qu’Édouard n’a pas menti cette fois. Et sais-tu d’où me vient cette conviction ? Je crois qu’Édouard marche depuis quelque temps dans le chemin étroit qui conduit à la vie. Mais ce n’est pas tout, Eli, il y a une chose à laquelle je voudrais que tu réfléchisses sérieusement : Édouard Levis, qui n’a jamais eu personne chez lui pour l’aider et lui indiquer le bon chemin, a donné son cœur à Christ, tandis que mon fils, pour lequel j’ai prié chaque jour et de toute mon âme depuis le jour de sa naissance, ne l’a pas encore fait.

9. « L’Éternel nous a secourus jusqu’ici » 1 Samuel 7. 12

– Vous pouvez poser vos livres pour une demi-heure, mes amis, j’ai quelque chose à vous dire, annonça M. Barroud un lundi après-midi à ses élèves.
En un instant, les livres furent fermés, puis empilés sur les pupitres, les bras se croisèrent et tous les yeux se fixèrent sur le maître.
M. Barroud écarta un peu sa chaire de son pupitre et commença :
– L’un de vous pourrait-il m’expliquer ce que c’est qu’un acrostiche ?
Plusieurs mains se levèrent.
– Eh bien ! Edgar, donnez-moi votre définition.
– C’est un morceau de poésie dont les premières lettres de chaque ligne forment un mot.
– Voulez-vous dire que la première lettre suffit pour former un mot ?
La classe éclata de dire. Edgar s’expliqua bien vite :
– Non, monsieur, mais les premières lettres de chaque ligne, placées les unes à côté des autres, forment un mot.
– Bien. Un acrostiche doit-il toujours être écrit en vers ?
Cette question suscita des réponses variées. Après avoir passablement discuté le sujet, on arriva à la conclusion qu’un acrostiche peut être écrit en prose aussi bien qu’en vers.
– Combien maintenant parmi vous comprennent clairement ce que c’est qu’un acrostiche ? s’assura encore M. Barroud.
Quelques mains seulement se levèrent. Il fallut recommencer l’explication en se servant cette fois d’une démonstration.
– Edgar ! Allez au tableau et faites-nous un acrostiche sur le mot Rose.
Edgar n’était pas novice dans ce genre d’exercice et se vantait même d’y exceller, aussi ne se fit-il pas prier.
Cinq minutes lui furent accordées pendant lesquelles la classe attentive suivait du regard avec un intérêt palpitant tantôt la marche lente de l’aiguille sur le cadran, tantôt les mouvements un peu agités d’Edgar au tableau noir.
Les cinq minutes n’étaient pas tout à fait écoulées quand Edgar posa la craie et se retourna. M. Barroud lut :

R isquer tout pour toi, patrie,
O h ! j’aspire à ce bonheur !
S acrifier pour toi ma vie,
E st le désir de mon cœur.

Ils étaient peut-être un peu boiteux, ces vers d’écolier, la pensée en était plus patriotique que profonde, mais ils excitèrent l’hilarité et l’approbation générale. Les élèves avaient tous compris.
La main d’Eli Holbrand s’était levée. Mille questions se lisaient dans ses yeux :
– Mais, monsieur, d’où vient ce drôle de nom d’acrostiche ?
M. Barroud, sans paraître étonné de la question, répondit :
– Il faudrait étudier le grec pour le comprendre, Eli. Ce nom nous vient de deux mots grecs : extrémité ou commencement et ordre ou rangée. Comme vous le voyez, l’acrostiche est formé en plaçant les commencements de chaque ligne en ordre, c’est-à-dire à côté les uns des autres. Comprenez-vous ?
– Oui, monsieur.
– Eh bien ! je pense que vous vous demandez maintenant quel est le but de cette longue explication sur le mot acrostiche ? Le voici : je désire que chaque élève m’apporte à la prochaine leçon de composition un acrostiche formé des lettres de son propre nom.
Les récriminations furent nombreuses :
– Je ne saurai jamais faire cela, moi j’en suis sûr… Et moi non plus… Et moi non plus…
Tel était le thème général répété sur tous les tons.
– Vous le pourrez fort bien, dit M. Barroud. Je ne vous donne jamais à faire que des travaux à votre portée. Je vous laisse libres soit de composer, soit de faire des citations, mais je désire que chacun fasse au moins un essai.
Le visage de Johnny Thorpe, le plus jeune élève de la classe, exprimait la désolation. Son petit bras se dressa de toute sa longueur.
– Qu’y a-t-il Johnny ? demanda le maître.
– S’il vous plaît, monsieur, qu’est-ce que c’est que faire des citations ?
M. Barroud sourit.
– C’est vrai, il faut avant tout que je me serve de votre langage si je veux être compris. Cela veut dire que pour faire votre acrostiche je vous permets de puiser dans un livre, même dans plusieurs si cela vous convient, pourvu que vous ne me donniez pas les vers du livre comme vôtres. Vous pouvez écrire en prose ou en vers, toutefois je désire que vous choisissiez votre sujet et que vous vous y teniez. Je sais que cela vous donnera du travail, mais vous y parviendrez, j’en suis sûr, si vous voulez prendre de la peine.
Ted rentra chez lui comme atterré. Qu’allait-il faire ? Il n’avait jamais rien composé de sa vie, ayant eu jusqu’alors l’habitude de faire l’école buissonnière les jours de la leçon de composition. Mais ce temps était passé et il fallait trouver un autre moyen de se tirer de la difficulté présente. Il se sentait incapable d’écrire quoi que ce fût et encore moins de cette étrange façon.
Son souper ne dura pas longtemps ce soir-là, ni ses divers petits travaux de maison. Il lui tardait trop d’aller trouver son coin solitaire sous l’aune au bord de l’étang. Il éprouvait le besoin de penser tranquillement à cette difficulté inattendue, car c’en était une, et une bien réelle. Certes, il avait le désir de faire son devoir, mais serait-ce possible dans ce cas ? « Il n’y a pas dans ta vie de passage si sombre que cette lampe ne puisse éclairer » lui avait dit M. Holbrand, et ces mots lui revenaient maintenant à la mémoire. A plus d’une reprise, Ted avait expérimenté la vérité de cette parole, mais à quoi pouvait lui servir sa Bible dans cette occasion-là ?
Il la tira de sa poche où il la tenait toujours et se mit à la feuilleter lentement. M. Holbrand avait-il raison ? Sa Bible ne pouvait pourtant pas faire sa composition à sa place !
Il en était là de ses réflexions lorsqu’une idée lumineuse lui traversa l’esprit. S’il cherchait son acrostiche dans la Bible ? Au milieu d’un nombre si grand de versets, il trouverait sûrement ce qu’il lui fallait. Mais ne serait-ce pas bien singulier si lui, Ted Levis, copiait quelque chose de sa Bible ? Que penseraient les garçons ? Que dirait Bob Turner ? Et cependant que faire ? Outre sa vieille grammaire et son recueil de problèmes, Ted ne possédait pas d’autre livre que sa Bible.
Après tout, qu’importe ? se dit-il au bout d’un instant, je n’ai pas honte de ma Bible… c’est la seule chose dont je n’aie pas à rougir… Oui, je suis décidé, je le ferai… Il faudra bien que les garçons s’aperçoivent une fois que j’ai changé et plus tôt ils le verront mieux cela vaudra… J’essaierai, et pour sûr, ma lampe me tirera de peine aujourd’hui comme elle l’a déjà fait si souvent.
Là-dessus Ted plongea la main dans sa poche et en tira un vieux bout de crayon. Il fallait encore un morceau de papier ! Ted sonda de nouveau les profondeurs de sa poche : un couteau rouillé, un petit peloton de ficelle, quelques châtaignes en sortirent tour à tour. Enfin, un morceau de papier chiffonné sur lequel Bob avait dessiné ce qu’il appelait un portrait de M. Barroud et qu’il avait donné à Ted en souvenir, parut le dernier. Ted l’étendit soigneusement sur une pierre plate à côté de lui et se mit au travail.
Quelle œuvre de patience et de persévérance ! Que d’heures Ted passa ce jour-là et les suivants plongé dans la lecture de sa Bible qu’il feuilletait lentement, attentivement, ne s’arrêtant de temps en temps que pour écrire quelques mots !
Le dernier soir, il était de nouveau assis au bord de l’étang. Le soleil venait de disparaître à l’horizon, les premières étoiles commençaient à scintiller et les grandes ombres de la nuit s’allongeaient graduellement autour de sa retraite, quand enfin il plia son précieux papier avec un soupir de soulagement. Il le plaça soigneusement entre les feuillets de sa Bible et reprit le chemin de la maison. Son acrostiche était terminé et, tout en y travaillant, son cœur avait été saisi par la beauté de plusieurs de ces paroles qu’il avait lues pour la première fois, et qui lui revinrent plus tard souvent à l’esprit dans des moments de souffrance ou de tristesse.
Le vendredi après-midi, jour de la leçon de composition, était arrivé. On avait baissé les stores pour préserver la classe des rayons ardents du soleil et les quarante élèves se tenaient immobiles à leur place. Tous les acrostiches avaient été déposés sur le pupitre de M. Barroud sans aucune signature, et celui-ci se préparait à les lire à haute voix en laissant aux élèves le plaisir d’épeler eux-mêmes pendant la lecture le nom de l’auteur du travail.
Que de bons éclats de rire résonnèrent dans la classe cet après-midi là ! Les acrostiches étaient de genres très variés. Eli Holbrand et Edgar Minturne en avaient composé de très bons, l’un à l’aide de son Virgile et l’autre tiré d’un livre de poésies trouvé dans la bibliothèque de son père. Ces deux-là furent déclarés excellents à l’unanimité. Vint ensuite le tour de Bob Turner qui avait trouvé la tâche si amusante que, par grande exception, il s’en était acquitté. Il avait eu le bonheur inespéré de réussir à composer trois vers commençant par les trois lettres de son nom, et ce fut au milieu d’un éclat de rire général que la classe épela le nom de Bob, le seul titre dont l’écolier se réclamât jamais.
La feuille qui venait ensuite, Ted la connaissait bien. Son cœur battait si fort lorsque M. Barroud la déplia qu’il lui sembla un moment que tout le monde s’en apercevait.
L’auditoire s’était calmé et le maître commença :

Ce que la Bible dit

A la vue de ce titre, sa voix devint sérieuse et il lut respectivement ce qui suit, tandis que les élèves montraient la plus grande attention.

E ternel, nul n’est semblable à Toi.
D emandez, et il vous sera donné.
O ù est ton trésor, là aussi sera ton cœur.
U sez donc de patience.
A chaque jour suffit sa peine.
R echerchez l’Eternel et sa force.
D ieu est amour.

L ave-moi, et je serai plus blanc que la neige.
E ternel ! tu m’as sondé et tu m’as connu.
V ous êtes la lumière du monde.
I nvoque-moi au jour de la détresse.
S i vous gardez mes commandements,
vous demeurerez dans mon amour.

L’auditoire surpris écoutait cette lecture tout en épelant lentement le nom d’Édouard Levis.
– Édouard ! dit M. Barroud après un moment de silence, qui vous a indiqué ces versets ?
– Je les ai cherchés moi-même dans ma Bible, monsieur, je les ai tous marqués.
Ted parlait avec vivacité, presque avec véhémence, dans son désir de prouver cette fois qu’il avait dit la vérité.
– C’est une magnifique collection de passages de la Bible, reprit M. Barroud avec émotion. Vous avez eu une excellente idée, Édouard. J’en suis surpris, mais très heureux. Je désirerais de tout mon cœur que chacun des élèves ici présents apprît à comprendre toute la signification de ces paroles.
La leçon était terminée. Eli et Edgar sortirent côte à côte de l’école.
– Je ne puis aller avec toi ce soir, disait Eli à son ami qui le pressait de l’accompagner chez lui, je t’assure que je ne puis pas… Eh ! Ted, Ted Levis !… Attends-moi un instant, je vais de ton côté.
Puis se tournant de nouveau vers Edgar :
– Non, je t’assure que je ne puis pas aujourd’hui. A demain matin, j’irai te chercher.
Ted, n’en croyant pas ses oreilles, s’arrêta, se demandant avec étonnement ce que ce garçon qu’il regardait comme son ennemi pouvait bien avoir à lui dire.
Eli avait un caractère droit et résolu. Quand il avait quelque chose à dire, il le disait, quoiqu’il lui en coûtât. Aussi commença-t-il tout de suite.
– Dis donc, Ted, est-ce que je me suis trompé l’autre jour quand j’ai dit à M. Barroud que tu avais lancé la balle ? Je croyais t’avoir vu le faire ?
– Oui, tu t’es trompé, répondit Ted, je n’avais pas lancé de balle ce jour-là.
– Eh bien ! mon père était persuadé que je m’étais trompé et il me l’a dit. Mais je t’assure que je croyais dire la vérité. Je suis fâché de ce qui est arrivé. Si tu veux je dirai aux garçons ainsi qu’à M. Barroud ce qu’il en est, et l’on découvrira bien qui a été assez lâche pour te laisser punir à sa place.
Ted eut un moment d’hésitation et de lutte intérieure.
– Non, dit-il enfin, ce qui est fait est fait et je ne veux pas y revenir.
Eli le regardait avec curiosité.
– Tu es un drôle de garçon, conclut-il après quelques instants d’inspection silencieuse, et je crois que ton acrostiche était le meilleur qu’on pût faire.
Là-dessus, les deux écoliers se séparèrent, et Ted se dirigea du côté de sa demeure plus joyeux qu’il ne l’avait été de longtemps. Ce jour-là, pour la première fois de sa vie, son maître lui avait fait un éloge sérieux et réel. Puis les paroles d’Eli résonnaient encore à ses oreilles : « Mon père était persuadé que je m’étais trompé ». M. Holbrand avait donc cru à la parole de Ted, il avait confiance en lui. Une autre chose réjouissait encore son cœur au-delà de toute expression : lui, Ted Levis, regardé par tout le monde comme un vaurien, avait longé la rue principale de la ville en compagnie d’Eli Holbrand, le fils du pasteur, causant intimement avec lui !

10. « N’entre pas dans le sentier des méchants » Proverbes 4. 14

Marie se balançait sur le petit portail du jardin, suivant d’un œil avide un spectacle délicieux et inhabituel qui avait attroupé les enfants du quartier : le passage d’un théâtre ambulant.
Un haut wagon, verni en rouge, garni d’affiches et conduit par un enfant costumé, marchait en tête. Il avançait lentement, solennellement, comme pour permettre à chacun de lire au passage les inscriptions gigantesques qui s’étalaient sur ses parois : « Ce soir, grande représentation – déchiffra Marie lentement – deux pièces émouvantes et tragiques… La belle au bois dormant et La dame de carreau… Une comédie en un acte : Plus on est de fous, plus on rit… Orchestre de premier ordre ». Venaient ensuite deux larges calèches ornées de reliefs en cuivre, et tirées par des chevaux brillamment harnachés. L’intérieur des voitures, occupé par de beaux messieurs et de belles dames aux toilettes voyantes, attirait tous les regards. Le chariot décoré de l’orchestre, avec ses instruments reluisant comme de l’or et retentissant dans les airs, suivait, et enfin deux lourds véhicules chargés de planches, de toiles et de décors brillants, fermaient la marche.
N’y avait-il pas là de quoi charmer les yeux et les oreilles de Marie ? D’un saut, elle quitta son perchoir et frappant du pied :
– Je veux y aller, oh ! je veux absolument y aller ! s’écria-t-elle. Je n’ai jamais rien tant désiré de ma vie !
– Alors il faudra te contenter de désirer, répondit sa mère qui, appuyée sur le portail, avait aussi suivi le cortège du regard. Quand il faut comme moi gagner chaque morceau de pain à la sueur de son front, on n’a pas le moyen d’aller au concert ou au spectacle.
Marie tremblait d’excitation et de colère.
– Je ne vais jamais nulle part, jamais, jamais ! Je n’ai jamais été au spectacle, et tous les garçons et toutes les filles que je connais y sont allés. Ted y va toujours lui, il trouve chaque fois moyen de s’y glisser… Ted ! Ted ! oh ! écoute…
Elle venait de l’apercevoir sur le chemin et s’était élancée à sa rencontre. Une nouvelle idée l’avait saisie.
– Ne pourrais-tu pas faire quelque chose pour gagner un peu d’argent et me conduire au théâtre ? Oh ! dis, ne le pourrais-tu pas ? J’aimerais tant y aller ! Je ferai tout ce que tu voudras, si seulement tu veux m’y conduire.
Dix minutes plus tard, Ted était seul sur la grande route. Il se dirigeait du côté de la ville et son visage exprimait une vive préoccupation. Qu’avait donc Ted ? Ah ! C’est que Marie venait de lui demander une faveur, et cela d’une façon si caressante, si pressante. Jamais elle ne lui avait parlé ainsi auparavant. De plus, s’il faut tout dire, Ted avait lui-même un vif désir d’assister à la représentation, et chaque fois qu’une bouffée de cette musique délicieuse atteignait son oreille, tout son être frissonnait de plaisir et d’excitation.
Ce n’était pas la première fois que cette troupe faisait cette apparition dans la petite ville que Ted habitait. Elle y revenait presque chaque année et y séjournait, en général, quelques semaines durant lesquelles une grande partie de la population, et tout spécialement les enfants, se portaient en foule au spectacle. Jusqu’à présent Ted n’était pas resté en arrière à cet égard. Comme Marie l’avait dit, il trouvait toujours moyen, le soir venu, de se glisser d’une façon ou d’une autre dans le théâtre, et ce plaisir était bientôt devenu pour lui une véritable passion. Que de fois déjà il s’était mêlé à la foule des enfants pour suivre le cortège d’un œil avide ou pour assister à la construction de la baraque ! Ces journées-là avaient toujours été des journées de délices pour Ted qui stationnait pendant des heures sur la place afin de ne rien perdre des préparatifs de la représentation.
Mais encore, qu’avait donc Ted pour être si soucieux ? Ce qu’il avait réussi à faire tant de fois auparavant, ne trouverait-il pas moyen de le faire de nouveau ? Oui, sans doute ! Mais là n’était pas la question, car le Ted Levis que nous voyons aujourd’hui sur la route n’est plus le Ted d’autrefois. Ne cherchait-il pas actuellement à faire ce qui plaisait à son Sauveur ? Après tout, le théâtre avait-il un rapport quelconque avec cette question ? Peut-être que non. Alors, une fois de plus, pourquoi Ted était-il si préoccupé ? Pourquoi cette petit voix intérieure persévérait-elle à lui répéter qu’il ferait mieux de se priver de ce plaisir ?
En regardant la question de près, Ted vit que sa raison principale pour ne pas assister à la représentation, était qu’Eli Holbrand et Edgar Minturne s’en abstenaient pour se conformer aux désirs de leurs parents. Eli disait que fréquenter ces sortes de divertissement, c’était encourager les acteurs à exercer un triste métier. Jusqu’à présent Ted n’avait jamais fait le moindre cas de ce que pensait Eli Holbrand, mais maintenant n’en était-il pas tout autrement ? Et, de plus, les personnes qu’il connaissait et estimait n’étaient-elles pas généralement d’accord pour blâmer le théâtre et tout spectacle de ce genre ?
Ici, Ted se sentit arrêté dans son raisonnement : M. Bailey n’y avait-il pas conduit l’année dernière tous ses enfants ? Il était cependant un homme honorable, haut placé et qui paraissait jouir de la considération de beaucoup de gens. M. Anderson et M. Stone, et tant d’autres encore parmi les messieurs riches et estimés, n’en faisaient-ils pas autant ? Oui, mais qu’en était-il des personnes chrétiennes telles que M. Holbrand, M. Minturne et M. Barroud ? Ah ! Ted le savait, ces hommes-là blâmaient ouvertement ce divertissement-là et Ted les avait entendus le faire plus d’une fois.
Mais le théâtre, et surtout un théâtre de ce genre, pouvait-il réellement faire du mal ? se demandait encore Ted. Fallait-il vraiment refuser ce plaisir à Marie alors qu’elle y tenait tant ? Ici Satan interrompit le monologue. L’occasion lui paraissait bonne pour dire son mot : « Marie ne t’a jamais rien demandé avant aujourd’hui », glissa-t-il à l’oreille de Ted. « Tu désires la conduire à l’école du dimanche et lui faire lire la Bible. Fais toi-même ce qu’elle te demande, conduis-la au théâtre, et elle fera ensuite ce que tu voudras ».
Cette fois, Satan allait trop loin. Ted, malgré l’intensité de son désir d’assister au spectacle de la soirée, sentait l’absurdité de ses raisonnements. Conduire quelqu’un au théâtre, était-ce là un bon moyen de lui faire aimer le Seigneur ? Non, décidément l’exemple de M. Holbrand devait être le plus sûr à suivre. D’ailleurs Ted pouvait aussi bien renoncer d’emblée à son désir, car il n’avait pas d’argent. Il n’avait jamais possédé un franc de sa vie et, pour se procurer un billet pour Marie et pour lui, il lui fallait cette somme. La question se trouvait donc résolue d’elle-même.
Mais non, elle ne l’était pas encore. Arrivé à la ville, Ted aperçut M. Devey, le marchand le mieux approvisionné de l’endroit, debout sur le seuil de son magasin.
– Eh ! Ted, arrive ici, cria-t-il, tu feras mon affaire. Si tu veux me porter des paquets pendant une heure sans m’en voler un seul, je te donne deux billets pour ce soir.
A ce mot voler, Ted avait senti le rouge lui monter au visage. Son premier mouvement fut de répondre à M. Devey de s’adresser à quelque autre garçon, s’il n’avait pas confiance en lui. Cependant la pensée de la récompense le retint : il accepta. Que dirait Marie, s’il lui apportait les billets tant désirés ? Et le combat intérieur recommença.
Ted avait toute une heure devant lui pour tourner et retourner cette question qui ne lui laissait plus aucun repos. Il allait de rue en rue et de maison en maison, revenant au magasin dès que ses bras étaient vides pour repartir aussitôt. Quand enfin il reçut les beaux billets verts comme paiement de son travail, la question était presque résolue dans son esprit.
En possession de son nouveau trésor, il reprit la route de la maison. Il fallait passer devant l’auberge. Arrivé là, Ted aperçut par la fenêtre quelques-uns des beaux messieurs qui, le matin même, avaient excité chez Marie une si vive admiration. A leurs cheveux frisés, à leurs vêtements prétentieux et râpés, à leur maintien théâtral, Ted reconnut bien vite les artistes de la troupe ambulante. Attablés près de la fenêtre de la salle, ils jouaient bruyamment aux cartes, ne s’interrompant que pour saisir leur verre et y tremper les lèvres. Ted, appuyé contre le mur au bord de la route, plongeait du regard dans l’intérieur de l’auberge. Étaient-ce bien là les mêmes hommes qui avaient procuré, l’année précédente, par leurs paroles sonores, leurs gestes imposants, leurs allures héroïques, des heures d’un bonheur aussi indicible ? Ted avait peine à le croire. Dans son ignorance, il lui semblait étrange que des messieurs respectables pussent assister à des représentations données par ces hommes, et y conduire leurs enfants. D’un autre côté, était-ce possible que ces pères de famille qui étaient si comme il faut, si estimables aux yeux de Ted, puissent se tromper tous ? Et pourtant cela devait être le cas, autrement pourquoi M. Holbrand blâmerait-il le théâtre ? Et lui, Ted, pourquoi aurait-il dans son cœur des sentiments si mélangés et si contradictoires à ce sujet ?
Ted souffrait douloureusement de ce conflit de pensées. Si seulement il pouvait rencontrer quelqu’un capable de lui donner un bon conseil !
Il avait dépassé l’auberge, puis passé le pont, contourné le moulin et se trouvait tout près de sa retraite favorite, le vieil aune au bord de l’étang. Il alla s’y asseoir. Tandis qu’il serrait bien fort les billets verts dans sa main gauche, sa main droite plongea dans sa poche et en retira la petite Bible. Il avait pris l’habitude de recourir à sa lampe dès qu’il se trouvait dans les ténèbres, mais ce jour-là la question lui paraissait très compliquée. Il feuilletait et feuilletait encore sans bien savoir où chercher le secours dont il avait besoin.
« Tiens, se dit-il soudain, quel était ce verset que j’ai appris le jour de la fête de l’école du dimanche ? Il me plaisait. Il me semble qu’il se trouve dans ce livre étrange tout composé de petites phrases courtes. Je le retrouverai bien… ah ! le voici : « L’Eternel sera ta confiance, et Il gardera ton pied d’être pris ».
Ce passage pourtant ne répondait pas encore à la question. Ted continuait à parcourir les pages d’un œil distrait quand tout à coup son visage s’illumina. Il avait trouvé ce qu’il lui fallait. Il lut à haute voix : « N’entre pas dans le sentier des méchants, et ne marche pas dans la voie des iniques. Éloigne-t ’en, n’y passe point ; détourne-t’en et passe outre ».
« Mais c’est d’eux et de moi qu’il s’agit ici ! se dit Ted. Ils sont des hommes mauvais, eux, pour sûr. Ils buvaient, ils jouaient, ils juraient aussi, et il est dit : « Détourne-t’en et passe outre… » Voici ce que je dois faire et je le ferai : aller tout de suite chez M. Devey et lui rendre les billets afin qu’il ne soit plus question de cette affaire ».
En un instant Ted fut sur ses pieds, prit un pas de course en direction de la ville et ne s’arrêta que lorsqu’il fut arrivé hors d’haleine sur la place du marché.
– M. Devey, je vous rapporte vos billets, je ne veux pas aller là-bas, dit-il rapidement, faisant un signe de la tête pour désigner la baraque en construction.
– Eh bien ! que t’est-il arrivé ? demanda M. Devey étonné à la vue du garçon essoufflé, se précipitant dans son magasin. Est-ce que ces billets ne passent pas ?
– Ils ne passeront pas si c’est moi qui dois les faire passer, répondit Ted avec l’à-propos qui le caractérisait toujours. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’irai pas au théâtre, répéta-t-il, comme pour s’affermir dans sa résolution.
– Mais pourquoi pas ?
– J’ai mes raisons.
– Eh bien ! par exemple, Ted, je ne te reconnais pas. Si tu en donnais quelques-unes de tes raisons !
Ted ne savait pas bien que répondre. Il hésita un moment, réfléchit, et finalement prit le meilleur parti, celui de parler hardiment :
– J’ai pris la résolution de ne plus jamais aller à ces spectacles. Je n’y tiens plus comme autrefois.
Non, ce n’était pas cela, Ted le sentait. Il avait eu honte de confesser son Maître. D’ailleurs cette réponse ne satisfaisait pas davantage M. Devey.
– Ted, dis-les moi donc, ces raisons. Il faut que tu aies bien changé !
– Eh bien ! dit Ted, je viens justement de lire quelque chose qui les concerne.
– Qui les concerne ! De qui parles-tu, je te prie ?

– Mais, de ces gens de théâtre. Je viens de les voir à l’auberge. Ils jouent aux cartes, ils boivent, ils se battent, et font je ne sais quoi encore. Mais ce que je sais, c’est qu’ils n’ont pas l’air d’honnêtes gens, et le livre que je lisais dit : « N’entre pas dans le sentier des méchants, détourne-t’en, passe outre ». J’ai l’intention de le faire, voilà tout !
Là-dessus Ted disparut comme l’éclair.
M. Devey leva les épaules.
– Il faut croire que le monde a bien changé, dit-il enfin.
– Qu’est-ce qui vous fait dire que le monde a bien changé, M. Devey ? demanda M. Minturne qui entrait justement. – Je suis mon propre domestique aujourd’hui, et il me faut un morceau de jambon pour mon dîner. – Vous disiez, je crois, que le monde a changé ? Que vous arrive-t-il donc de si singulier ?
– Ne voilà-t-il pas Ted Levis qui prêche contre le théâtre ! Je lui avais donné des billets pour la représentation de ce soir et il vient de me les rapporter, m’annonçant qu’il n’y irait plus, parce que la Bible dit, paraît-il : « N’entre pas dans le sentier des méchants ». Que dites-vous de cette bonne plaisanterie ?
– Ce que j’en dis ? répondit M. Minturne, c’est que la Bible dit aussi : « Si quelqu’un scandalise un de ces petits, il vaudrait mieux pour lui… » mais je préfère ne pas achever ce passage. Cherchez-le, M. Devey. Et maintenant donnez-moi vite mon jambon, s’il vous plaît, car je ne puis m’arrêter pour causer avec vous aujourd’hui.
Pendant ce temps, Ted était rentré à la maison. Marie l’attendait, se balançant encore sur le portail.
– Oh ! Ted, s’écria-t-elle, m’y mèneras-tu ? Oh ! je t’en prie, fais-le. C’est la première fois que je te demande quelque chose.
Ted s’approcha du portail, les mains dans les poches. Une certaine agitation se lisait sur son visage :
– Marie, dit-il enfin, je t’assure que je ne le puis pas. Je pourrais avoir des billets si je le voulais, mais je suis décidé à ne plus aller à ces représentations. Tu sais, je veux essayer de mieux faire et je ne crois pas que le théâtre…
Mais Marie l’interrompit et, arrachant violemment son bras de l’étreinte de son frère qui voulait la retenir :
– Laisse-moi tranquille ! cria-t-elle, tu n’es qu’un méchant et un vilain. C’est bien dommage que tu sois devenu si religieux, si cela t’empêche de me procurer le moindre petit plaisir. Va-t’en, je te dis de me laisser tranquille.
Ted souffrait cruellement, et cependant il y avait dans ces paroles de Marie quelque chose qui le réjouissait. Sa sœur avait remarqué une différence dans sa conduite. A cette pensée, un éclair de joie traversa son cœur.

11. « Éloigne-t ’en, n’y passe point ; détourne-t’en et passe outre » Proverbes 4. 15

Que de fois Ted répéta ce verset. Il lui semblait qu’il se mêlait à toutes ses occupations, à toutes ses pensées. Et malgré cela, le soir venu, il quitta la maison et se dirigea tout droit vers le théâtre qui s’était installé sur la place publique. Il marchait lentement et se parlait à lui-même.
« Cela ne peut pas me faire de mal d’aller écouter la musique… Je n’ai pas l’intention d’y entrer, bien sûr que non. Cela serait trop fort vraiment après ce que j’ai dit à Marie. D’ailleurs je voudrais y aller maintenant que je ne le pourrais pas, puisque je n’ai plus de billet… Mais j’ai envie de voir s’il y va beaucoup de monde et si la musique est jolie ».
«Éloigne-t’en, n’y passe point». Cette petite voix continuait à se faire entendre. « Oh ! oui, je le sais, répondait Ted, et il hâtait le pas, je n’ai pas l’intention d’y aller, d’ailleurs je ne le pourrais pas, même si je le voulais… et je ne le veux pas ».
Ted était arrivé sur la place, il entendait la musique tapageuse qui avait un charme tout particulier pour son oreille un peu formée. Il s’approchait de plus en plus. Bientôt il se trouva, presque sans savoir comment, à la porte même du théâtre, toujours décidé, bien décidé, comme il se le répétait, à ne pas entrer.
La foule se pressait à l’entrée. Dans le nombre, Ted aperçut M. Douglas. Il connaissait bien ce monsieur-là, ou du moins il savait qu’il était aussi généreux que riche. Que de fois Ted avait entendu dire, lorsqu’on avait besoin d’argent pour tel ou tel cas de misère ou de souffrance : « Adressez-vous à M. Douglas, il est toujours prêt à donner ».
Aussi tout le monde aimait M. Douglas. Apercevant Ted :
– Eh bien, mon garçon, tu vas aussi entrer ?
Ted secoua la tête.
– Pourquoi donc ? Point d’argent ?
Puis, se tournant vers la jolie petite fille qu’il tenait par la main :
– C’est bien triste, n’est-ce pas chérie, ne venir si près et de ne pas pouvoir entrer ?
– Oui, répondit l’enfant avec un heureux sourire. Mais papa, pourquoi maman ne vient-elle pas ?
– Oh ! sois tranquille, elle va arriver.
Et s’adressant à celui qui recevait les billets à la porte :
– Laissez entrer ce gamin. Voici cinquante centimes pour lui, dit M. Douglas. Allons, mon garçon, entre et ouvre bien tes yeux et tes oreilles.
Ce fut l’affaire de quelques secondes. Le gardien de la porte s’écarta, et la foule serrée pénétra rapidement par l’étroite ouverture, tandis que l’orchestre remplissait la salle de ses plus brillants accords. Ted se trouva soudain dans le théâtre aux lumières éblouissantes, jetant autour de lui des regards avides et enchantés. Que de choses il y avait à regarder, à commencer par les belles dames et les beaux messieurs que Ted connaissait bien et qui arrivaient en foule, accompagnés de leurs enfants !
La petite voix intérieure essaya de protester, mais, au milieu du bruit, Ted finit par ne plus l’entendre et s’abandonna complètement à la jouissance du moment. De plus, Ted voyait tous les dimanches ce monsieur et cette dame se rendre à l’église. Par conséquent, si eux étaient là, pourquoi lui, Ted, n’y serait-il pas ? C’est ainsi que Ted cherchait à se convaincre, ne se doutant pas qu’à ce raisonnement sa lampe eût pu répondre : « Chacun de nous rendra compte pour lui-même à Dieu ».
Uniquement préoccupé de ce qu’il voyait et entendait, Ted ne se rendait pas compte qu’il gênait l’entrée, jusqu’à ce qu’enfin, rudement poussé par la foule, il alla heurter contre un grand jeune homme en habit noir et en cravate blanche, qui, debout près de la porte, vendait les programmes de la soirée. Ted le reconnut bien vite. Il faisait partie de la bruyante société qu’il avait vue, le matin même, réunie à l’auberge. Avec un regard furieux et prononçant un horrible juron, il repoussa Ted avec rudesse.
Un instant, Ted sentit le cœur lui manquait. « Oh ! Ted, est-ce bien toi qui écoutais, il y a quelques jours, l’histoire du Sauveur mourant ? Est-ce bien toi qui, à l’ouïe de ses souffrances, lui promettais d’un cœur sincère de l’aimer et de le servir toujours ? Est-ce vraiment toi qui assistes à une représentation donnée par des hommes capables de prononcer ce nom sacré d’une façon si profane, si horrible, que toi-même tu en frémis ? »
« Au nom du Sauveur que tu aimes, que fais-tu ici ce soir ? » A ce moment, il semblait à Ted que Christ lui posait réellement cette question. Se retournant soudain et les deux poings sur ses oreilles, il se fit un chemin à travers la foule et se précipita hors de la salle.
Il s’élança sur la place et de là, suivant le chemin qui gravissait la colline, il courut de toutes ses forces, cherchant à étouffer l’écho de l’affreux juron qui résonnait encore à ses oreilles. Oh ! comme il détestait même le son de cette voix qu’il avait entendue blasphémer le nom qui lui était si cher ! Sans reprendre haleine, il courait toujours et ne s’arrêta que pour se laisser tomber près de son vieil ami, l’aune, au bord de l’étang. Alors il se mit à réfléchir. Qu’avait-il fait ? Après avoir été éclairé, averti, il avait succombé à la tentation. Oh ! maintenant que lui importait que des messieurs et des dames respectés et estimés aillent au théâtre ? Dieu ne leur avait peut-être jamais montré leur tort. Ils n’avaient peut-être jamais, comme lui, lu cette parole : «Éloigne-t’en, n’y passe point». Peut-être aussi que tout en allant à l’église, ils ne connaissaient pas le Sauveur. Peut-être… mais qu’importait après tout ? Ted ne voyait plus qu’une chose : il avait eu tort, grand tort, et son cœur était lourd comme du plomb. Et maintenant qu’allait-il faire ? Que dirait Marie, si elle découvrait ce qui s’était passé ? Que diraient M. Devey ou M. Holbrand ? Et par-dessus tout que devait penser Celui qui avait tout vu des cieux ? A cette dernière pensée, les yeux de Ted se remplirent de larmes, larmes salutaires, car elles lui ouvrirent le chemin de la prière.
« Oh ! Seigneur, malgré tout, tu sais que je t’aime, dit-il en s’agenouillant. Je t’en prie, pardonne-moi et remets-moi sur le bon chemin ». Il resta longtemps dans cette posture, cherchant à se rapprocher de son Dieu, et ce ne fut pas en vain. Un passage qu’il répétait encore la veille lui revenait maintenant comme une musique douce et calmante : « Tu es un Dieu de pardon, faisant grâce et miséricordieux, lent à la colère et grand en bonté ».
Dans sa grande angoisse, comme dans tant d’autres occasions, la lampe de Ted l’avait tiré de peine.

12. « Il honore ceux qui craignent l’Éternel » Psaume 15. 4

L’été avait fait place à l’automne et, à mesure qu’on avançait dans l’hiver, Ted occupait une meilleure place à l’école. Il avait aussi gagné l’estime de son maître et de ses camarades. Dans la classe de M. Barroud, dix était le maximum des bonnes notes, X le minimum, et de tout temps Ted avait pris son parti de n’obtenir jamais que des X, assurant que, puisque dans son vocabulaire X signifiait dix, il ne pouvait viser plus haut. Mais maintenant, lorsqu’on demandait à Ted quel chiffre il avait obtenu, et qu’il répondait joyeusement dix, personne ne s’en étonnait.
Ted cependant était encore loin de pouvoir lire couramment. Voyant ses efforts, M. Barroud l’encourageait et lui venait en aide, et ses camarades ne songeaient plus à se moquer de lui, lorsqu’il lui arrivait de commettre quelque erreur.
Autrefois, lorsque Ted était accusé par les autres élèves, il était puni sans un instant d’hésitation. Maintenant M. Barroud avait complètement changé à son égard, et s’il lui arrivait d’avoir à le reprendre, il le faisait toujours avec douceur en lui donnant l’occasion de se justifier, s’il y avait lieu.
Oui, les choses avaient bien changé et elles continuaient à changer de jour en jour. Bob Turner s’en rendait compte aussi bien que les autres. Il commençait à trouver que son ancien camarade était devenu bien ennuyeux, aussi faisait-il l’école buissonnière encore plus souvent que par le passé.
Mais Ted, lui, ne remarquait pas ce changement autant que ses camarades, et le combat lui paraissait parfois bien rude. Satan ne lâche jamais volontiers sa proie et n’était pas disposé à renoncer à Ted. Puis il y avait dans le caractère naturel de Ted une effervescence de malice et de gaieté qu’il n’avait jamais appris à contrôler et qui reparaissait, hélas, trop souvent dans les moments imprévisibles. Il lui arrivait quelquefois d’être pris d’un désir insurmontable de s’accorder, de nouveau, le plaisir d’une bonne farce ou d’un bon tour. Dans ces occasions, la tentation était si grande qu’il se sentait près d’abandonner la bonne voie pour satisfaire cette envie. D’autres fois, au contraire, ayant échoué dans son travail, la mauvaise humeur et le découragement le saisissaient, et Satan cherchait à le persuader alors que la vie nouvelle qu’il croyait en lui n’était, après tout, qu’un fruit de son imagination. Il lui semblait alors que la partie était perdue, qu’il ne pourrait jamais recommencer. Cependant il recommençait et recommençait de tout son cœur.
Dans ses études, le calcul des nombres étaient ce qui lui donnait le plus de peine. Pour cette branche-là, il faisait toujours partie de la classe des arriérés, ainsi nommée parce qu’elle était composée des élèves les plus faibles de toutes les autres divisions et qu’on y faisait des additions du commencement de l’année à la fin.
C’était par une froide matinée de novembre. L’hiver était décidément à la porte, car la neige commençait à tomber et l’air était piquant. A son grand regret, Ted avait dû renoncer à son refuge sous l’aune et prendre l’habitude d’étudier à la maison, ce qui était pour lui une épreuve réelle et une source de nouvelles difficultés. Ce matin-là, la chose lui paraissait plus impraticable encore que de coutume. Le malade avait toussé toute la nuit, aussi la pauvre mère exténuée se montrait-elle irritable, exigeante, et s’agitait dans la cuisine.
Il semblait que Marie profitait de ces occasions pour se rendre aussi désagréable que possible. De plus, une fumée épaisse remplissait la cuisine, déjà si triste même dans ses meilleurs jours, et la rendait presque inhabitable. Telles étaient les conditions dans lesquelles Ted devait travailler. Rien d’étonnant s’il recommençait son problème pour la cinquième fois, quand Marie l’appela :
– Viens fendre ce bois, Ted, je ne puis pas m’en tirer ! Dépêche-toi ! criait-elle d’un ton bien fait pour irriter son frère.
Il se leva de mauvaise grâce et se mit à l’ouvrage presque avec colère.
« C’est inutile, disait-il, tout en brandissant sa petite hache, je ne peux pas faire ce problème et je ne le ferai pas. Je ne sais rien et je ne saurai jamais rien. Je l’ai refait au moins cinquante fois, je l’ai tourné dans tous les sens et je n’en viens pas à bout… D’ailleurs il est stupide, il n’a point de sens : seize de ses moutons ont été évalués à 27 francs chacun. J’aimerais bien savoir ce que cela peut vouloir dire ont été évalués. Il y avait 40 vaches et 25 moutons… mais je ne puis pas le faire ce problème, et voilà tout ! Je donnerais bien quelque chose pour que ces vieux moutons se fussent tous sauvés ou empoisonnés, avant que j’en n’eusse jamais entendu parler. Je m’en vais recommencer encore une fois, mais ce sera la dernière ».
Ted avait repris sa place à la fenêtre de la cuisine, son livre et son ardoise à la main.
« Voyons !… il y avait donc 25 vaches, valant chacune 170 francs… » et Ted se remit fiévreusement à l’œuvre, jusqu’à ce qu’il fût arrêté par le terrible ont été évalués. Si seulement il pouvait découvrir ce que ces mots signifiaient, ou si quelqu’un pouvait l’aider ! Mais il ne connaissait personne qui en fût capable et il ne lui restait guère de temps avant l’heure de l’école.
Soudain, la pensée de son père lui vint à l’esprit. Avant de tomber malade, M. Levis avait été charpentier et Ted se rappelait l’avoir vu quelquefois écrire de longues listes de chiffres sur les planches. Qui sait ?   Peut-être en saurait-il assez pour le tirer de ce mauvais pas ? Ted se leva aussitôt et se dirigea tout droit vers la petite chambre où était le malade.
– Père, dit-il doucement, peux-tu m’expliquer ce que cela veut dire : ont été évalués ?
Le malade se retourna péniblement sur ses coussins et regarda Ted avec étonnement.
– Où trouves-tu ces mots ? demanda-t-il.
– Mais c’est dans mon problème, répondit Ted presque au désespoir. Il y a : 16 de ses moutons ont été évalués à… Et je n’y comprends rien du tout.
M. Levis vit soudain reparaître devant lui l’heureux temps où il faisait, lui aussi, des problèmes.
– Mais, dit-il, c’est bien simple, Ted. Supposons que je veuille réaliser une petite somme au moyen de mon attirail de charpentier. Je ferais venir un marchand d’outils comme expert, et je le prierais de m’indiquer la valeur de chacun des miens. Si cette personne estimait qu’ils représentent une somme de cent francs, je dirais qu’ils ont été évalués à tant, et je pourrais les vendre pour cette somme-là. Comprends-tu ?
La lumière se fit subitement dans l’esprit de Ted.
– Alors, s’écria-t-il, cet homme n’a pas vendu ses seize moutons. Cela veut dire simplement que ses moutons représentent pour lui telle somme. Dans ce cas, je comprends. Je m’en vais vite recommencer.
Et il retourna tout joyeux à son ardoise.
Quelques minutes s’écoulèrent, puis Ted, consultant la page des solutions, poussa un cri de joie : le problème était juste. C’était un bonheur presque inespéré. D’un bond il fut sur ses pieds.
– Père, s’écria-t-il, c’est juste !
Les élèves étaient entrés en classe et la leçon de calcul de nombres avait commencé.
– Thomas, dit M. Barroud à l’élève le plus avancé de la division de Ted, va au tableau et fais-moi le problème 23.
– Peux pas, monsieur.
– Eh bien ! Henri, fais-le.
– Je n’ai pas pu le faire non plus, monsieur, répondit Henri.
M. Barroud continua à interpeller ses élèves l’un après l’autre. Le cœur de Ted commençait à battre bien fort, car le problème 23 était précisément celui qui lui avait coûté tant de travail le matin même, mais qui, grâce à son père, lui était devenu si clair.
– Robert, peux-tu le faire ? demanda M. Barroud en s’adressant à Bob Turner, uniquement pour la forme, car il connaissait d’avance la réponse qu’il recevrait de Bob.
– Moi, monsieur ? oh ! pour sûr que non ! répondit celui-ci avec la bonne humeur qui ne le quittait jamais.
M. Barroud était sur le point d’abandonner le problème, quand il remarqua le visage de Ted. Il y avait dans son expression quelque chose qui l’engagea à lui poser la question.
– Et toi, Édouard, peux-tu faire ce problème ?
– Oui, monsieur, répondit Ted.
Il se dirigea vers le pupitre avec assurance. La classe tout entière avait les regards fixés sur lui et jamais elle ne vit de démonstration plus claire, plus nette, que celle que Ted exécuta fièrement ce jour-là au tableau noir.
Il en était lui-même étonné et ravi. La voix de M. Barroud interrompit cependant ses agréables réflexions :
– Aucun de vous ne sait-il la leçon que j’avais donnée à apprendre ?
– Pas moi, en tout cas, répondit Bob avec un sourire malicieux.
La patience du maître était à bout, car cette scène se répétait chaque jour depuis quelque temps. Reprenant le livre de calcul à la première page :
– Bien ! dit-il, puisque vous n’en savez pas plus long que cela, nous allons tout recommencer. Vous aurez pour demain la première page du chapitre de l’addition.
A ces mots, Ted sentit son courage défaillir. Ces paroles de M. Barroud laissaient ses camarades parfaitement indifférents, mais pouvait-il en être de même pour lui qui avait un si ardent désir d’avancer et qui, grâce à ses vaillants efforts, venait de surmonter ce jour-même une grande difficulté ? Se remettre aux premiers éléments de calcul, et cela juste au moment où il désirait le plus faire des progrès, c’était là une épreuve à laquelle il ne s’attendait pas.
– Quant à toi, Ted, attends un instant, reprit M. Barroud qui promenait son regard tantôt sur lui, tantôt sur la démonstration qu’il venait d’exécuter au tableau – Charles Wilcox, où en êtes-vous dans le livre de calcul ? demanda-t-il à un élève plus avancé.
– Nous allons commencer les multiplications, monsieur, répondit Charles, petit écolier à l’œil intelligent, qui appartenait à une division dont les élèves se distinguaient par leur application.
– Eh bien ! Édouard, tu t’es distingué aujourd’hui, reprit M. Barroud. Tu as fait des progrès ces dernières semaines et je crois que tu as l’intention de travailler. La troisième division commence les multiplications demain, tu pourras t’y joindre et y rester aussi longtemps que tu pourras marcher de front avec elle.
Ted demeurait immobile. On eût dit qu’il venait d’être frappé par la foudre. Jamais dans ses plus beaux rêves, il n’avait songé à une promotion pareille. Bob Turner non plus n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles, et considérait Ted avec un certain étonnement mélangé de respect.
Ted ne pouvait articuler un mot, il n’osait même pas regarder son maître. « Oui, les choses ont changé, elles ont réellement changé », se répétait-il. Quant à M. Barroud, il n’avait aucune idée de tout ce qui se passait dans ce cœur d’écolier, et il était loin de se douter que les quelques paroles d’encouragement qu’il venait de dire à Ted ce jour-là, marqueraient dans sa vie et contribueraient à en faire un homme.
Ce fut en effet ce matin-là, debout devant le tableau, son regard suivant attentivement son pied qui se promenait sur une fente du plancher, que Ted prit la grande résolution d’étudier et de devenir un homme instruit.

13. « Tout ce que vous demanderez en priant, croyez que vous le recevrez, et il vous sera fait » Marc 11. 24

Et Marie ? Ted l’avait-il oubliée ? Non, loin de là. Si jamais Ted priait de tout son cœur, c’était bien qui il priait pour sa sœur, et cependant, jusqu’à présent, il lui semblait que c’était en vain.
Un dimanche matin, M. Holbrand parla de la prière et de son exaucement. Ted écoutait attentivement, mais quelque chose dans son regard indiquait que son esprit n’était pas pleinement satisfait. A la sortie de l’école du dimanche, il s’approcha du pasteur.
– M. Holbrand, dit-il, puis-je vous poser une question ?
– Deux, si tu veux, mon ami.
Et M. Holbrand se rassit.
– Qu’as-tu à me demander ?
– Je voudrais savoir pourquoi Dieu ne répond pas aux prières tout de suite ?
M. Holbrand sourit.
– C’est une question difficile que celle que tu me poses là, Édouard. Nous avons peu de temps pour y répondre aujourd’hui, néanmoins je vais essayer de le faire.
Il arrive quelquefois que Dieu n’exauce pas nos prières tout de suite, afin d’éprouver notre foi. Il veut voir si nous croyons véritablement à ses promesses, si nous persévérons à demander jusqu’à ce que nous obtenions, ou si nous nous lassons de prier. D’autres fois, Dieu ne nous répond pas parce que nous nous contentons de prier sans désirer ou même saisir l’occasion qu’Il nous offre de parler de Lui. D’autres fois encore, c’est tout simplement parce que nous ne nous attendons pas à être exaucés. Comprends-tu ?
– Non, Monsieur, pas du tout, répondit Ted sans hésiter.
– Voyons, il faut que j’essaie de te rendre la chose plus simple. Pour qui pries-tu, Édouard, sans recevoir de réponse ?
– Pour Marie, et voilà longtemps que je le fais, Monsieur. Marie, c’est ma sœur, et je voudrais tant qu’elle aime le Seigneur Jésus. Pourtant on dirait que mes prières sont tout à fait inutiles.
– Il est bien possible que Dieu veuille éprouver ta patience, mais je ne crois pas que ce soit là la seule raison. Il y en a sans doute une autre. Tu me dis que tu pries, mais est-ce que tu recherches l’occasion de parler à Marie ? L’as-tu pressée de venir à Christ ? Lui as-tu dit comment on vient à Lui ?
Une ombre passa sur le visage de Ted.
– Je lui ai bien parlé un peu une fois, dit-il, mais je crois que cela ne lui a point fait de bien du tout, et depuis lors je n’ai plus essayé de le faire.
– Il est question dans la Bible de certaines personnes qui se contentent de dire à leur prochain : « Allez en paix, chauffez-vous et rassasiez-vous » et qui ne font rien de plus. As-tu jamais lu ce passage ?
Ted secoua la tête, et M. Holbrand tendit la main pour prendre la petite Bible.
– Je t’indiquerai où il se trouve et tu le liras à la maison. Tu découvriras peut-être qu’en priant pour Marie sans te donner la peine de lui parler personnellement, tu agis un peu de la même manière. Puis je crois qu’il y a une autre cause qui explique que tes prières ne sont pas exaucées. Est-ce que tu t’attends réellement à recevoir du Seigneur les choses que tu Lui demandes ? Tu Lui dis tous les jours : « Seigneur Jésus, bénis Marie, fais d’elle ta servante », et pourtant ne serais-tu pas très étonné si Marie venait te dire un matin : « J’aimerais devenir une enfant de Dieu » ?
– Oui, c’est vrai, répondit Ted franchement et avec beaucoup de sérieux.
La cloche de l’église commençait à sonner. M. Holbrand se leva :
– Je crois que si, dès aujourd’hui, tu demandes au Seigneur Jésus de te donner le moment propice pour parler à Marie, Il te préparera l’occasion de le faire.
M. Holbrand rassembla ses livres et ses papiers dispersés sur le banc, puis se retournant tout à coup :
– Dis-moi, Ted, pourquoi ne viens-tu pas à nos réunions de prières du jeudi soir ?
Ted leva la tête, étonné.
– Je n’y ai jamais pensé, dit-il. Mais, M. Holbrand, les garçons n’y vont jamais, n’est-ce pas ?
– Non, malheureusement, dit M. Holbrand, et s’ils n’y viennent pas, c’est que je ne connais pas dans la ville de garçons qui aiment le Sauveur, sauf toi. Si tu veux travailler pour Lui, tu vois que le travail ne te manquera pas.
Le cœur plein de toutes ces nouvelles pensées, Ted reprit le chemin de la maison. Arrivé près de l’aune, il s’y arrêta pour relire le verset indiqué par M. Holbrand et y réfléchir à son aise. Ce n’était que trop vrai, il le sentait. Jusqu’ici il avait souvent prié pour Marie, mais avait craint de lui parler ouvertement. De plus, comme M. Holbrand le supposait très justement, rien ne l’aurait plus étonné que d’entendre Marie exprimer spontanément son désir de venir à Jésus. Aussi, avant de quitter le vieil aune, adressa-t-il cette prière instante : « Seigneur Jésus ! aide-moi à compter sur Toi… dans ta bonté, ouvre le cœur de Marie à ton amour… et montre-moi comment je puis l’aider à venir à Toi ».
Dieu répondit à cette supplication, car à partir de ce moment Ted se mit à veiller avec soin, afin de saisir la première bonne occasion de parler à sa sœur. Elle se présenta le jour même. Après le dîner, Marie sortit de la maison, et Ted, qui ne la quittait pas des yeux, remarqua qu’elle se dirigeait lentement du côté du cimetière. Poussé par une impulsion subite, il se leva vivement et la suivit. Son cœur battait bien fort à la pensée de la tâche que le Seigneur mettait devant lui, mais il s’approcha sans hésiter de sa sœur. Elle était assise sur une grosse pierre près de la tombe de Petit-Jean.
– J’aimerais bien savoir pourquoi tu es venu ici ! lui lança-t-elle.
– Je t’ai suivie, expliqua Ted.
– Tu n’as pas besoin de me le dire ! Je sais bien que tu n’es pas venu avant moi.
– Mais je veux dire que je suis venu pour te voir.
– Eh bien ! regarde-moi et va-t’en. Je ne te veux pas ici.
Ted sentait que, s’il voulait dire quelque chose, il fallait le faire tout de suite. Son cœur était si plein que sa voix tremblait un peu.
– Ah ! Marie, dit-il, je suis venu te demander si tu ne voulais pas venir à Jésus. Je l’aimerais tant, vois-tu, il me semble que je ne puis plus l’attendre.
Marie fixa un regard réfléchi sur son frère.
– Qu’est-ce que cela veut dire « venir à Jésus » ? demanda-t-elle enfin.
– Cela veut dire : Aimer Jésus de tout son cœur, car c’est Lui qui nous purifie de nos péchés.
– Pourquoi veux-tu que je l’aime ?
– Mais Marie, on ne peut s’empêcher de l’aimer quand on a découvert ce qu’Il a fait pour nous. Sais-tu qu’Il est mort à cause de toi, et à cause de moi, pour qu’un jour nous puissions entrer dans son beau ciel ?
– Et qu’est-ce qu’Il veut que nous fassions ?
– Il veut que nous venions à Lui en confessant nos péchés. Lui seul peut nous pardonner toutes nos fautes et nous apprendre à faire ce qui Lui plaît.
Un éclair de colère jaillit des yeux de Marie.
– Tu es un méchant, s’écria-t-elle, de venir me dire des choses pareilles, quand tu sais très bien que je ne suis pas heureuse et que je ne puis pas devenir bonne. Maman est toujours de mauvaise humeur, elle me gronde du matin au soir. Je dois toujours travailler, travailler. Je n’ai jamais un plaisir, et cela me met en colère, c’est bien naturel.
– Marie ! interrompit Ted vivement. Tu ne sais pas, tu ne peux pas te représenter combien le Seigneur Jésus nous aide. Quand les choses ne vont pas, quand on est fâché ou de mauvaise humeur, on se met à genoux, on Lui dit tout, et Il vient à notre secours. Et puis, tu sais, au ciel où tu pourras aller quand tu mourras, personne n’est de mauvaise humeur, personne ne gronde. Et c’est très beau là-haut, on chante, on porte des couronnes, il y a des fontaines… Petit-Jean y est, tu sais, et je compte y aller, Marie, et je voudrais tant être sûr que tu y viendras aussi.
A chaque parole de son frère, la figure de Marie devenait plus grave. Quand il s’arrêta, les yeux fixés sur la tombe de son frère, Marie baissa la tête et éclata en pleurs. Ce n’étaient pas des larmes douces et bienfaisantes, c’étaient des sanglots de désespoir qui secouaient son petit être tout entier.
Ted était désolé. Que pouvait-il faire devant ce chagrin ? Il se pencha vers sa sœur et murmura doucement :
– Marie, crois-moi ! Si seulement tu voulais venir à Jésus, tu serais tout à fait heureuse.
– Je le voudrais bien, je t’assure que je le voudrais bien, mais je ne sais pas comment faire, sanglota Marie.
A ces mots, le cœur de Ted bondit de joie. Marie désirait donc devenir chrétienne. Il ne s’était pas attendu à cette réponse.
– C’est facile, Marie, je t’assure. Si tu crois dans ton cœur que Jésus est mort pour tes péchés, tu seras sauvée. Il entend chaque mot que tu dis, mais Il veut que tu lui parles toi-même. Écoute, je vais te laisser toute seule. Je m’éloignerai de manière à ne pas te voir ni t’entendre, et alors tu te mettras à genoux, n’est-ce pas ? Tu Lui diras tout et tu verras, Il t’aidera.
– Oh ! Ted, s’écria Marie, comme son frère se levait pour s’éloigner, attends un instant, je ne sais pas que dire.
– Mais dis-Lui tout simplement ce que tu m’as dit. Le Seigneur connaît tout, mais Il aime que tu Lui racontes les fautes qui pèsent sur ton cœur. Tu comprends, Marie, tu ne peux Le servir s’Il ne t’aide.
Ted s’éloigna et Marie resta seule, seule à la place même où son frère avait trouvé son Sauveur. Laissée à elle-même pour offrir sa première prière, elle éprouvait un sentiment étrange et indéfinissable. Personne ne lui avait jamais enseigné à s’agenouiller, le soir, devant son lit. Tout ce que Ted lui avait dit lui semblait bien nouveau. Tandis qu’elle repassait ces paroles dans son esprit, l’expression de son visage devenait de plus en plus sérieuse. A la fin, elle se laissa tomber sur les genoux et, posant ses petites mains brunes sur la neige durcie qui couvrait la tombe de Petit-Jean : « Jésus, dit-elle, je te demande pardon… Tu es mort à cause de mes fautes, Ted a dit… j’aimerais t’aimer… Aide-moi ! Je crois que personne ne m’aime, mais Ted a dit que tu m’aimais et que tu m’aiderais tout le temps. Fais-le, s’il te plaît ».
Elle prononça ces paroles lentement, distinctement, s’arrêtant entre chaque phrase pour réfléchir. Elle ne pouvait pas encore se lever, elle aurait voulu en dire davantage, et ne sachant comment s’exprimer, elle répéta ce qu’elle avait déjà dit et ajouta : « Ted a dit que je dois Te servir… je ne sais pas comment… j’aimerais te faire plaisir… aide-moi, s’il te plaît ». Longtemps encore, elle resta agenouillée, répétant toujours les mêmes simples paroles, puis elle se releva et s’éloigna.
Pendant ce temps, Ted avait repris le chemin de la maison par un sentier peu fréquenté. Arrivé dans sa chambrette, il s’agenouilla et pria pour Marie, comme ceux-là seuls savent le faire qui unissent l’amour à la prière.
Le soir était venu, et Marie, debout près du fourneau, remuait énergiquement dans une casserole la maigre nourriture qui constituait tout le souper de la famille. Ted s’approcha de sa sœur.
– Laisse-moi faire, dit-il.
Marie lui tendit la cuillère et Ted se mit à remuer. Ni l’un ni l’autre ne parlèrent pendant quelques instants. Puis, comme Marie se penchait sur la casserole pour y jeter du sel, elle rencontra le regard ardent et interrogateur de Ted.
– Je crois qu’Il a entendu, murmura-t-elle doucement.
– Je sais qu’Il a entendu, dit Ted.
Et ses yeux brillaient et son cœur tressaillait de joie. Il n’était pas seul à se réjouir : ce jour-là, on chantait aussi dans le ciel, car une robe blanche y était préparée pour Marie Levis.

14. « Quiconque me confessera devant les hommes, moi aussi je le confesserai devant mon Père qui est dans les cieux » Matthieu 10. 32

Il faisait nuit, la lune commençait à briller, les étoiles apparaissaient une à une, et Ted, debout sur le seuil de la porte, méditait d’un air préoccupé. Il entra dans la cuisine au bout d’un instant, puis, s’approchant de la fenêtre, il plongea un regard interrogateur dans la nuit. Enfin sa résolution était prise. Se tournant subitement vers Marie qui lavait la vaisselle :
– Marie, dit-il, n’aimerais-tu pas aller ce soir à la réunion de prières ?
Dans son étonnement, Marie lâcha la tasse qu’elle lavait, et, regardant son frère avec de grands yeux :
– J’aimerais bien, mais je n’ai pas assez bonne façon. Je n’ai que cette robe et mon vieux chapeau.
– Oh ! quant à cela, peu importe. Moi, je n’ai que cette affreuse vieille veste, et je compte y aller tout de même. Dépêche-toi et nous irons ensemble.
Marie hésitait encore.
– Je veux bien y aller, dit-elle enfin, mais que dira Maman ?
– Je me charge de cela, fit Ted.
Et il entra dans la chambre voisine sur la pointe des pieds.
– Comment cela va-t-il ce soir, père ? demanda-t-il doucement.
– Pas plus mal, merci. Et l’arithmétique, Ted, comment marche-t-elle ?
– Assez bien, père. M. Barroud dit que je serai bientôt le premier. – Mère, est-ce que Marie peut sortir avec moi ce soir ? Je vais à l’église, à la réunion de prières.
Mme Levis cherchait dans sa corbeille à ouvrage un morceau de tissu qu’elle ne parvenait pas à trouver. Elle leva la tête, et jetant sur Ted un regard profondément surpris :
– Cela m’est égal, dit-elle enfin. Marie peut faire ce qu’elle veut, mais je doute qu’elle s’en soucie.
Mme Levis se trompait cependant : Marie consentit à accompagner son frère, et dix minutes après, ils marchaient côte à côte sur la neige durcie du petit chemin. Marie était silencieuse.
– Ted, dit-elle soudain, est-ce qu’il ne t’arrive pas quelquefois d’être de si mauvaise humeur qu’il te semble que si tu ne dis pas des sottises à quelqu’un tu étoufferas ?
Ted réfléchit.
– Non, je ne crois pas que cela m’arrive jamais. Pourtant oui, c’est vrai, quelquefois je suis tellement en colère contre Bob Turner que je le jetterais volontiers par terre, si je le pouvais. Mais cela ne dure pas longtemps.
– Oh ! quand cela m’arrive à moi cela dure longtemps, dit Marie. Cela commence le matin : un rien me met de mauvaise humeur, et les choses vont de plus en plus mal, jusqu’à ce que je devienne presque furieuse. Crois-tu que je resterais toujours comme cela ?
– Non, dit Ted résolument, je ne le crois pas. Continue à essayer, et je t’assure que cela ira toujours mieux ; tes accès de mauvaise humeur deviendront de plus en plus rares. Tu verras si je n’ai pas raison. D’ailleurs, il en a été ainsi pour moi. Quand j’ai commencé à changer de conduite à l’école, tu ne peux pas t’imaginer combien c’était difficile. Quelquefois j’étais fortement tenté de chuchoter et il arrivait constamment des choses qui me donnaient envie de rire ; mais j’ai persévéré, et maintenant je n’ai même plus l’idée de parler à mon voisin. Mais, Marie, est-ce que Maman sait ?
– Non, dit Marie, elle ne sait rien.
– Si j’étais toi, je le lui dirais.
– Impossible, elle me gronde toute la journée ; je ne peux pas lui parler de cela.
– Mais oui, tu le peux, Marie. A ta place, je le ferais. Cela sera beaucoup plus facile si Maman sait tout.
Ils étaient presque à la porte de l’église.
– Marie, dit Ted soudainement, si nous priions pour Papa ce soir ? Voilà longtemps que je le fais tout seul, mais aujourd’hui tu prieras aussi, n’est-ce pas ?
C’est ainsi que petit à petit, Ted avançait dans la voie étroite, et ce jour-même devait marquer encore un pas nouveau. A peine Ted était-il installé dans la petite salle chaude et bien éclairée où se tenait la réunion de prières que M. Holbrand se leva et exhorta chaleureusement chaque chrétien présent à faire, ce soir-là, par la prière, ce qui était en son pouvoir pour le service de Christ. Un rude combat commença aussitôt à se livrer dans le cœur de Ted. Que pouvait-il faire pour Christ ? Tous les assistants prenaient la parole tour à tour pour prier ou pour dire quelques mots ; mais lui, Ted, pouvait-il le faire ? Non, certainement pas. D’ailleurs, quel bien cela ferait-il ? Puis M. Barroud était assis juste en face de lui, et peut-être aurait-il honte d’entendre son élève prier. Mais M. Holbrand avait lu ces mots : « Quiconque me reniera devant les hommes, moi aussi je le renierai devant mon Père ». Il les avait ensuite expliqués, et Ted les avait fort bien compris. N’était-ce pas maintenant un devoir pour lui de confesser son Maître en priant ?
Ted en était là dans ses réflexions, quand il entendit M. Minturne demander dans sa prière que pas une des personnes présentes n’eût honte de son Dieu ce soir-là. A peine avait-il fini de parler que Ted avait pris sa décision et s’était mis à genoux : « Notre Père qui es aux cieux, commença-t-il, que Ton nom soit sanctifié ! Enseigne-moi à prier. Je ne voudrais pas renier Jésus, je désire L’aimer. Permets aussi que les garçons de l’école apprennent à L’aimer, et mon père, et tout le monde. Tu connais mon désir de servir Jésus. Aide-moi tous les jours et pardonne mes manquements. Reçois mes requêtes au nom du Seigneur Jésus ! Amen. »
Ted ne s’était jamais senti si près de son Dieu que lorsqu’il se releva. D’une voix émue, M. Holbrand pria ensuite et recommanda à Dieu le jeune disciple qui se chargeait de bonne heure de sa croix.
Lorsque la réunion fut terminée, le pasteur se fraya un chemin à travers un petit groupe de personnes qui l’attendaient. Il avait l’air pressé.
– Bonsoir à tout le monde, dit-il en passant. Puis, s’adressant à M. Minturne : Excusez-moi ce soir, cher ami, il faut que je parle à quelqu’un qui vient de sortir. Je ne pourrai pas rentrer avec vous.
Il se dirigea rapidement vers la porte, où il rejoignit Ted et sa sœur.
– Bonsoir, Édouard, voilà Marie, je pense ? Cela va bien, fillette ? Édouard, as-tu jamais lu dans la Bible ce verset : « J’aime l’Eternel, car Il a exaucé ma voix et mes supplications » ?
– Non, Monsieur, répondit Ted. Est-ce que ces mots sont dans la Bible ?
– Oui, tu les trouveras dans l’un des Psaumes, je ne me rappelle plus exactement lequel. Ces paroles se sont réalisées pour toi maintenant, n’est-ce pas ? dit M. Holbrand en jetant un regard significatif du côté de Marie.
– Oui, Monsieur, Dieu m’a entendu.
– Eh bien, Marie, as-tu reçu maintenant Jésus dans ton cœur ? demanda M. Holbrand en se tournant vers la petite fille.
Marie éprouvait pour le pasteur un véritable respect, mêlé de crainte.
– Oui, Monsieur, répondit-elle bien timidement.
– Et qu’est-ce qui te le fait croire ?
– Je… je ne sais pas, mais je prie et Il me répond, et… j’aime à prier.
– Alors, Marie, sais-tu ce que Dieu demande de nous, lorsque nous devenons ses enfants ? Il nous demande de travailler pour lui. Il faut regarder autour de nous pour chercher ce que nous pouvons faire. Par où vas-tu commencer, toi, ma petite ?
– Je ne sais pas, Monsieur. Il n’y a rien que je puisse faire.
– Oh ! tu te trompes. Ouvre les yeux, et tu trouveras beaucoup d’ouvrage. Seulement ne va pas chercher trop loin. Ce que Jésus demande de nous, c’est d’accomplir fidèlement les tous petits devoirs qu’Il met sur notre chemin. Quand tu balais la cuisine soigneusement, quand tu te donnes de la peine pour mettre la chambre en ordre, quand tu rends le moindre service à ta mère, tu fais quelque chose pour Lui, tu travailles pour Lui. N’est-ce pas beau de penser qu’Il te voit faire toutes ces petites choses et qu’Il est content, si tu les fais bien ? Connais-tu ce commandement de Dieu : « Honore ton père et ta mère » ?
– Non, répondit Marie à demi-voix.
– Eh bien, il est dans la Bible. Demande à Édouard de le chercher pour toi. Honorer ses parents, c’est plus que leur obéir, c’est chercher à leur faire plaisir jusque dans les moindres détails.
Tout en causant, le pasteur et les enfants étaient arrivés au coin de la rue où ils devaient se séparer. Posant la main sur l’épaule de Ted, M. Holbrand ajouta :
– J’ai un verset pour toi, ce soir, Édouard. Ce sont les paroles mêmes du Sauveur : « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est aux cieux ».
Ted avait compris, et ses yeux brillaient de bonheur. Le frère et la sœur continuèrent leur route quelque temps en silence.
– On voit bien que M. Holbrand ne connaît pas Maman, dit enfin Marie. S’il la connaissait, il ne parlerait pas ainsi…
– Mais tu oublies, Marie, interrompit Ted vivement, que Dieu la connaît parfaitement bien, et c’est Lui qui a dit les paroles que M. Holbrand t’a répétées.
– C’est vrai, dit Marie.
Et elle s’absorba de nouveau dans ses réflexions.

15. « Voici, un petit feu, quelle grande forêt allume-t-il ? » Jacques 3. 5

– Allons donc, Edgar, tu ne me feras jamais croire cela !
Et le regard de Willy Bailey exprimait la plus grande incrédulité.
– Je te répète que je ne plaisante pas, dit Edgar avec sérieux. D’ailleurs tu peux demander à M. Barroud ce qu’il en est.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda Eli Holbrand qui arrivait.
– Edgar me raconte une histoire incroyable. Il prétend que Ted a été hier soir à la réunion, et qu’il a fait une prière.
– Ted Levis !
Et la voix d’Eli Holbrand exprimait le mépris encore plus que l’étonnement.
– Je donnerais bien quelque chose pour l’entendre !
– C’est parfaitement vrai, dit Edgar, mon père nous a raconté ce matin même que Ted a prié d’une manière touchante pour ses camarades et pour son père malade. Il paraît qu’après la réunion, M. Barroud s’est promené avec mon père, et qu’il a dit que Ted était entièrement changé et était devenu un des meilleurs garçons de l’école.
– Si Ted devient un saint, je ne m’étonnerai plus de rien ! s’écria Willy Bailey, mais je ne puis pas encore y croire ; car mon père, lui, prétend que Ted est un si mauvais garçon qu’il faut s’attendre à tout de sa part.
– Allons, allons, dit Eli, à quoi sert de discuter une chose incontestable ? Il faudrait être borné pour ne pas reconnaître que M. Barroud a raison, mais cela n’empêche pas que j’aimais Ted infiniment mieux avant qu’il fût devenu si croyant. Il ne me plaît guère à présent.
– Eh ! Ted ! Arrive ici ! dit Willy Bailey à la récréation ; viens nous rendre compte de ta conduite. Il paraît que tu as fait le pasteur hier soir, est-ce vrai ?
– Non, dit Ted avec bonne humeur, ce n’est pas vrai.
– Mais n’as-tu pas parlé à la réunion ?
Le visage de Ted devint très sérieux.
– J’ai prié, répondit-il tranquillement.
– Ah ! vraiment ? Et qu’as-tu demandé ? Voyons, raconte-nous cela.
– J’ai prié pour toi.
Et Ted parlait avec calme et dignité.
– Allons donc ! je t’en remercie bien, dit Willy, mais il n’ajouta pas un mot.
Jamais réunion ne fit causer autant les élèves de M. Barroud que celle-là. En vérité, la prière de Ted avait été comme un petit feu qui embrase une grande forêt. Ted ne le savait pas, il ne le sut jamais et ne l’apprendra sans doute qu’en recevant sa couronne dans le ciel ; mais son humble prière ne fut pas perdue, car dès ce moment un changement réel commença à se manifester chez plusieurs de ses camarades.
– Eli, si nous allions à la réunion de prières ce soir ? dit Edgar le jeudi suivant. J’ai une fameuse envie d’entendre Ted.
– Vas-y si cela te fait plaisir, répondit Eli, quant à moi, je me passe bien de l’entendre, et d’ailleurs j’ai autre chose à faire.
Mais Edgar était décidé à aller à la réunion et à n’y pas aller seul. Il s’adressa à Willy.
– Willy, que dirais-tu d’aller à la réunion ce soir ? demanda-t-il.
Willy étonné leva la tête.
– Que veux-tu y faire ?
– Je veux entendre Ted.
– Oh ! oh ! dit Willy. D’accord, j’irai. Amenons-en d’autres avec nous, ça l’encouragera…
Et les étourdis se rendirent à la réunion. Marie et Ted y étaient ; et dans l’âme de celui-ci se livra le même combat, mais plus terrible encore que le jeudi précédent. La lâcheté de son cœur naturel cherchait à le persuader qu’il se rendait ridicule en priant de nouveau, et qu’ainsi il ferait plus de mal que de bien. Mais sa conscience répétait bien haut : « Quiconque me reniera devant les hommes, moi aussi je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux ». Ces paroles remportèrent la victoire et finalement Ted s’agenouilla et pria.
Le même soir, M. Minturne s’entretenait de la réunion de prières avec sa femme.
– Quand je pense à l’éducation que ce garçon a reçue, disait-il, ou plutôt à son manque total d’éducation, car il s’est élevé tout seul, quand je l’entends prier et que je le compare à notre fils qui a été entouré de sollicitude et de prières depuis qu’il est au monde, il me semble que je donnerais tout ce que je possède pour voir Edgar au point où Ted en est aujourd’hui.
La porte était entrouverte, et Edgar, assis dans la chambre voisine, entendit ces paroles, d’abord avec surprise, puis avec indignation. Comment ses parents pouvaient-ils le comparer, lui, leur fils, à Ted Levis ! Mais l’indignation fit bientôt place à la tristesse, car il y a avait quelque chose de presque douloureux dans le ton de son père. Oui, la conscience d’Edgar le lui disait, il ne portait pas les fruits que ses parents étaient en droit d’attendre de lui.
Lorsque M. Minturne fit la lecture du soir, Edgar écouta comme il n’avait jamais écouté, et la prière de son père amena des larmes dans ses yeux. Le lendemain il se rendit à l’école ; l’expression de son visage trahissait ses préoccupations, et lorsque pendant la récréation, le sujet de la réunion fut mis sur le tapis, il s’éloigna afin de ne pas prendre part à la conversation.
M. Barroud avait été encouragé et fortifié par la prière de Ted. Il n’était donc pas seul, comme il l’avait cru jusqu’alors, à prier pour ses élèves. Et Dieu qui avait entendu chacune de ses prières voulut bien se servir de lui pour réveiller la conscience d’Edgar. Ce matin même, Edgar cherchait en vain la solution de son problème. L’heure était passée sans qu’il l’eût trouvée, et il resta en classe pendant la récréation afin de poursuivre son travail.
M. Barroud s’approcha de lui.
– Tu ne parviens pas à résoudre ce problème ? demanda-t-il.
– Non, Monsieur.
– Edgar, es-tu tout entier à ton travail ce matin ?
– Non, Monsieur.
Et Edgar rougit.
– Que se passe-t-il, Edgar ?
– Je ne sais pas, Monsieur, pas grand-chose.
– Il me semble que tu n’es pas tout à fait content de toi-même.
– Content de moi-même ?… Mais, Monsieur… je ne sais pas ce que vous voulez dire, je cherche toujours à faire de mon mieux.
– En es-tu bien sûr, Edgar ?
– Oui, Monsieur.
– Étais-tu de cet avis hier soir à la réunion de prières ? Un garçon qui possède des parents aussi pieux que les tiens, peut-il être content de lui-même tant qu’il vole Dieu de ce qui lui appartient ?
Edgar devenait de plus en plus rouge.
– Je ne vous comprends pas, Monsieur, dit-il.
– Vraiment ?
Et la voix de M. Barroud exprimait une vraie bonté.
– Je voudrais que l’Esprit de Dieu t’éclairât lui-même. Tes parents t’ont consacré à Dieu à ta naissance, ils ont promis de t’élever pour lui. Je crois qu’ils ont fait leur devoir à cet égard, n’est-ce pas ? Est-ce leur faute si tu n’es pas devenu un enfant de Dieu ?
– Non, Monsieur.
– C’est donc la tienne. Tu appartiens de droit à Dieu. Il t’a créé. Il a veillé sur toi jusqu’à cette heure, et maintenant Il veut te sauver. Mais tu t’y opposes. Que tu le veuilles ou non, tu es sa propriété ; mais tu peux lui refuser ton amour. Tu peux, si tu le veux, te fermer le ciel à toi-même, et c’est ce que tu fais. Dis-moi, est-ce bien ?
L’orgueil d’Edgar était froissé.
– Je n’éprouve pas le besoin de ces choses, M. Barroud, dit-il froidement.
– Mais à supposer que tu n’en sentes pas le besoin, mon ami, les choses n’en sont pas moins comme je te le dis. Tu es la propriété de Dieu, et tant que tu ne le reconnais pas, tu le frustres de son bien. Et maintenant, je te le demande encore une fois, crois-tu que ce soit bien ?
Edgar, les yeux fixés sur son cahier, restait silencieux.
– Réponds-moi, Edgar, dit M. Barroud doucement, est-ce bien ?
Le silence dura quelque temps, puis Edgar leva sur son maître son regard droit et honnête.
– Non, Monsieur, dit-il fermement.
– Et veux-tu persister à faire ce qui est mal ?
– Non, Monsieur.
– Edgar, ne veux-tu pas faire demi-tour maintenant et entrer dans une voie nouvelle ?
Un autre long silence suivit. Edgar était considéré comme l’un des meilleurs élèves de l’école, mais par ses propres paroles, il venait de se condamner lui-même.
– M. Barroud, je ne puis pas faire de promesse, dit-il enfin.
– Edgar, est-ce là ta réponse ? Jusqu’à présent je n’ai jamais eu qu’à te dire ce qui était bien pour que tu le fasses tout de suite, et maintenant…
– Mais, Monsieur, je ne suis pas sûr de moi-même. Demain je serai peut-être tout autrement disposé qu’aujourd’hui.
– Veux-tu dire, Edgar, qu’aujourd’hui, tu es tout prêt à faire ce que Dieu demande de toi, mais comme tu ne le seras peut-être pas demain, tu préfères renvoyer la décision à ce moment-là ?
La pause qui suivit fut encore plus longue que les précédentes. Enfin, il leva de nouveau la tête et son regard limpide rencontra celui de M. Barroud.
– Monsieur Barroud, j’essaierai, dit-il.
Le jeudi suivant, Edgar était à la réunion de prières, ainsi que plusieurs autres garçons. M. Holbrand demanda, comme il le faisait quelquefois, s’il y avait dans l’assemblée quelque personne qui désirait qu’on priât pour elle. A ce moment l’étonnement le plus profond se peignit sur tous les visages des écoliers présents, car Edgar Minturne venait de se lever. Il était pâle, paraissait résolu, et chacun entendit distinctement les simples mots qui tombèrent de ses lèvres :
– J’aimerais devenir un enfant de Dieu. Je demande qu’on prie pour moi.
Avec quel tressaillement de joie M. Minturne entendit la demande de son fils, et avec quelle ferveur il intercéda pour lui ! Ceux qui entendirent cette prière ne furent pas étonnés lorsque, le jeudi suivant, Edgar rendit grâces avec un véritable élan de joie et de reconnaissance :
– Merci, Seigneur, dit-il, de ce que je suis à toi, maintenant ; je suis si heureux !
Le petit feu commençait à embraser la forêt. Pendant une semaine la salle d’évangélisation et le temple s’ouvrirent et se remplirent chaque soir. Encouragées par l’exemple de Ted et d’Edgar, plusieurs personnes répondirent aux chaleureux appels de leur pasteur, en s’approchant de Dieu pour trouver en Lui la force de commencer une vie nouvelle.
Willy Bailey, lui, paraissait possédé d’un mauvais esprit. Il assistait à chaque réunion, mais pour en faire, dès le lendemain, l’objet de ses plaisanteries au milieu de ses camarades. Une petite bande de garçons cependant priait pour lui avec persévérance, et Dieu cherchait évidemment à l’attirer à Lui.
Un soir, enfin, deux personnes, assises côte à côte, se levèrent pour demander les prières des croyants. L’une était Willy Bailey, le garçon le plus endurci de la classe, au dire de ses camarades ; l’autre, son père, un homme à cheveux blancs, cœur légal et orgueilleux, dont il semblait qu’il n’y eût rien à espérer.
En vérité le petit feu embrasait peu à peu la classe de Ted ; mais il y avait, entre autres, encore deux garçons qui avaient réussi à y échapper, c’était Eli Holbrand et Bob Turner. Par leurs circonstances et leur éducation, un abîme les séparait. L’un occupait la première place à l’école, l’autre la dernière. L’un paraissait irréprochable, l’autre était constamment en faute. Sur un point seulement ils semblaient se rapprocher, c’était pour rejeter Jésus. Ted avait prié pour tous deux, mais il ne voyait pas encore d’exaucement.
La semaine de réunions touchait à sa fin.
– Bob, dit Ted à la sortie de l’école, fais-moi plaisir : viens avec moi à l’église ce soir !
– Pas possible, Ted, pas possible. Et pourtant, en souvenir de l’heureux temps où nous dérobions des pommes ensemble, je ferais tout au monde pour toi. Mais, vois-tu, j’ai un engagement sérieux pour ce soir : je dois aller avec Nick Hunt attacher le chat du vieux Barlow par la queue, au loquet de sa porte et, tu comprends, il faut que la chose se fasse pendant que le vieux est à l’église. Mais, d’ailleurs peu importe après tout que j’aille à la réunion ou non. Tu diras quelques prières pour moi, cela reviendra au même.
« Est-ce possible que celui-là ait été une fois mon meilleur ami ? » se demandait Ted douloureusement. Et il s’éloigna avec un soupir.
Eli Holbrand était dans la cour, assistant en spectateur à une partie de barre. Ted se dirigea vers lui.
– Eli, ne veux-tu pas venir ce soir avec les garçons ? Tu sais, ce sera peut-être la dernière réunion.
Eli se retourna et lui jeta un regard glacial.
– Il me semble que tu prends un grand intérêt à ma personne. Je te suis bien reconnaissant, mais je te prie instamment de ne pas prendre cette peine, et de te mêler de tes propres affaires.
Pauvre Ted, quel verre d’eau froide ! Abattu et découragé, il reprit le chemin de la maison et rejoignit en route M. Holbrand qui allait dans la même direction.
– Édouard, lui demanda celui-ci, pries-tu quelquefois pour mon fils ?
– Oui, Monsieur.
– Veux-tu me promettre de prier pour lui jusqu’à ce qu’il se donne à Jésus ?
– Je vous le promets, Monsieur, répondit Ted avec énergie.

16. « Que ton père et ta mère se réjouissent, que celle qui t’a enfanté soit dans l’allégresse » Proverbes 23. 25

Comment se faisait-il que M. Holbrand ait si bien su ce qu’il fallait à Marie ? La petite fille se l’était demandé bien des fois, tout en repassant dans sa mémoire chacune des paroles qu’il lui avait dites. Avant cet entretien, l’idée ne lui était jamais venue qu’elle eût quelque devoir à remplir à l’égard de sa mère. Et maintenant, assise près du fourneau par une belle journée d’hiver, elle se demandait par où elle pourrait commencer. Elle était seule à la maison, car Mme Stebbens, la voisine, s’était foulé le pied et avait prié Mme Levis d’aller travailler à la journée à sa place. Marie était donc responsable du ménage et des soins à donner à son père.
Tout en méditant, son regard parcourait la cuisine dans tous ses recoins. Comme elle était laide, triste, peu attrayante ! La poussière et les toiles d’araignées se voyaient partout. Sur le plancher, le châle et le chapeau de Marie ; un peu plus loin, sur une chaise, le tablier de Mme Levis ; sur la table, les assiettes et les tasses du déjeuner non lavées ; puis le fourneau taché de graisse, le foyer qui disparaissait presque sous les tas de cendres, le vieux rideau fané de la fenêtre qui ne tenait plus que par un clou, et sur la cheminée, derrière le fourneau, un régiment de pommes à moitié rongées, de boîtes d’allumettes, de fourchettes hors d’usage, de cuillers tordues, de tasses cassées, de chandeliers recouverts de taches de graisse : voilà le spectacle repoussant que rencontra Marie.
N’y avait-il pas là de quoi décourager des bras plus vaillants que les siens ? Tandis que la petite fille promenait son regard sur tous ces détails, un faible sourire se dessina sur ses lèvres à la pensée des paroles de M. Holbrand : « Quand tu balaies la cuisine soigneusement, quand tu te donnes de la peine pour mettre la chambre en ordre… » avait-il dit. « Ah ! M. Holbrand ne sait pas, pensait Marie, combien Maman se soucie peu de tout cela ! Il ne sait pas comment nous vivons. Je me demande si Maman s’en apercevrait si les choses changeaient. Ce serait pourtant curieux si notre cuisine ressemblait à celle des autres gens, si nous aussi nous avions de jolies choses, et si nous en prenions soin… J’ai envie de voir ce que je pourrais faire. Si je nettoyais le fourneau et débarrassais la cheminée !… Je veux essayer ; nous verrons si quelqu’un s’en doutera ».
En un instant Marie est à l’ouvrage et se met avec ardeur à laver les assiettes d’étain, puis à les frotter jusqu’à ce qu’elles soient reluisantes. Mais pouvait-on replacer des assiettes aussi propres dans une armoire aussi sale ? Décidément, il n’y avait qu’une chose à faire, la nettoyer de fond en comble. Aussitôt, Marie grimpe sur une chaise, et en quelques minutes tout le contenu de l’armoire se trouve sur la table : bouteilles, boîtes, cornets de papier en quantité. Puis Marie, armée d’une grosse brosse, attaque vigoureusement ces tablettes qui, depuis tant d’années, ne connaissaient plus guère l’eau et le savon.
– Marie – dit son père qui, de la chambre voisine, entendait un bruit inhabituel de brosse à la cuisine – que fais-tu donc ?
– Je nettoie la maison, répondit Marie sans interrompre son travail.
Et son père, un peu étonné, la laissa faire.
De l’armoire, Marie passa à la cheminée, la débarrassa de tout ce qui l’encombrait, la lava soigneusement et remit toutes les choses en place. Quelle journée ce fut pour elle ! Une transformation en nécessitait une autre, puis une autre. L’intérêt de Marie dans son ouvrage allait croissant. Elle ne s’interrompit qu’un instant, lorsque midi sonna, pour chauffer la soupe de son père.
Ce jour-là était un jour de demi-congé pour Ted, et M. Bailey l’avait engagé pour rentrer son bois. En paiement, Ted devait recevoir son dîner et une grammaire ; aussi, pour l’obtenir, Ted travaillait-il de tout son cœur. La journée se passa donc sans que Marie vît sa mère ou son frère, et le soleil avait disparu à l’horizon depuis plus d’une heure, alors que Ted n’était pas encore rentré. Jetant autour d’elle des regards heureux et satisfaits, la petite fille se demandait si Ted reconnaîtrait la cuisine qu’il avait quittée le matin. Le rideau vert avait été raccommodé et recloué, la housse du vieux fauteuil reprisée et soigneusement attachée ; on ne voyait plus sur la cheminée propre que deux chandeliers brillants et une seule boîte d’allumettes. Quant au plancher, il était aussi blanc que pouvaient le rendre de l’eau chaude, du savon et une vieille brosse ; les châles, les tabliers, les souliers avaient tous disparu, et on ne voyait plus un objet hors de sa place. Sur la table, trois assiettes bien propres avaient été disposées de façon à cacher aussi bien que possible les taches de la nappe, et sur le fourneau l’eau chantait gaiement dans la bouilloire. La joie de Marie était à son comble, quand un bruit de pieds dont on secouait énergiquement la neige lui annonça quelqu’un à la porte ; elle courut ouvrir et se trouva en face d’Edgar Minturne.
– Bonsoir, dit-il ; ma mère vous envoie du lait pour votre souper. Quel froid il fait ce soir ! Où est Ted ? Comme on patinera bien demain !
Ce petit discours fut débité tout d’une haleine.
Marie toute joyeuse se disposa à faire de la soupe, de cette soupe au lait qui était si appréciée de Ted.
Les préparatifs du repas étant terminés, Marie avait placé le vieux fauteuil près du fourneau, afin que sa mère pût s’y asseoir à son arrivée ; elle avait ouvert tout grand la porte de la chambre à coucher, de façon que son père pût suivre du regard ce qui se passait à la cuisine, et remuait la soupe sur le feu, en attendant l’arrivée des absents. Mme Levis arriva la première. Jamais le cœur de Marie n’avait battu si fort en entendant ce pas lourd et fatigué. Sa mère s’apercevrait-elle du grand changement ? Qu’en dirait-elle ? Celle-ci entra, couverte de neige, l’air soucieux, le visage étiré, s’attendant sans doute à trouver la chambre sombre comme à l’ordinaire ; le feu éteint. Mais un coup d’œil lui avait suffi pour voir la transformation qui s’était faite. Elle ferma la porte avec bruit et s’arrêta un moment comme éblouie ; puis, passant la main sur le front, elle jeta autour d’elle, sans dire un mot, un visage stupéfait. Marie s’avança vers elle ; un sentiment vague et tout nouveau se glissait dans son cœur. Elle éprouvait un grand désir de montrer de l’affection à sa mère, de faire quelque chose, n’importe quoi pour elle.
– Fait-il froid ? demanda-t-elle gentiment. Assieds-toi sur le fauteuil, tout près du fourneau. Le souper est prêt, et je t’ai fait une tasse de thé.
Mme Levis enleva son châle et son chapeau, détacha ses souliers mouillés, et vint poser ses pieds froids sur la pierre chaude devant le fourneau. Assise sur le fauteuil et toujours silencieuse, elle promenait son regard étonné d’un objet à l’autre, et respirait avec délice le parfum du thé chaud. De son lit, dans la chambre voisine, le malade fut le premier à rompre le silence :
– Eh bien ! Mère, il s’en est fait de la besogne depuis ce matin ! Qu’en dis-tu ?
– S’il s’en est fait ? Je crois bien ! Que s’est-il passé ?
Il y avait dans le ton de Mme Levis quelque chose qui amena subitement des couleurs sur les joues pâles de Marie, tandis qu’elle se penchait pour poser les souliers de sa mère sous le fourneau. « M. Holbrand avait raison, pensait-elle, je crois que j’ai fait plaisir à Jésus aujourd’hui ».
A cet instant, un joyeux coup de sifflet retentit à la porte, et d’un pas précipité Ted s’élança dans la cuisine.
Cette fois, Marie ne pouvait s’y tromper. Ted du moins était ravi de la transformation qu’elle avait opérée.
– Oh ! Marie, Marie Levis, s’écria-t-il, qu’as-tu fait ? Est-ce bien notre cuisine ? C’est aussi beau ici que chez Edgar Minturne.
Ce soir-là, il semblait qu’un charme mystérieux régnât sur toute la famille. Pas une plainte, pas une parole aigre ne sortit des lèvres de Mme Levis. Quant à Marie, pour la première fois de sa vie, elle éprouvait à l’égard de sa mère quelque chose qui ressemblait à de l’affection, et pendant toute la soirée, elle ne cessa de l’entourer de petites prévenances de tout genre. Ted tira de sa poche des pommes qu’Edgar Minturne lui avait données ; il les rôtit près du feu et en offrit à son père, tandis que Mme Levis raccommodait des bas à la lumière d’une bougie placée dans un des chandeliers nettoyés.
Il semblait vraiment qu’une ère de confort jusqu’alors inconnu eût commencé pour la famille Levis ; tous étaient heureux et jouissaient de la vie de famille. La belle grammaire neuve de Ted fut montrée et admirée, surtout par Marie qui l’examinait avec attention et curiosité.
– Une idée, Marie, s’écria Ted, si je te donnais des leçons de grammaire ?
– Pourquoi pas ? Je veux bien, répondit Marie.
Et Ted, s’instituant aussitôt professeur, donna sa première leçon de grammaire. Ainsi commença l’éducation de Marie, qui ne pouvait aller à l’école, devant seconder sa mère au ménage.
La soirée ne passa que trop vite. L’horloge de la ville avait sonné neuf heures, le malade s’était endormi tranquillement, et Ted avait pris son chandelier et était monté à son réduit. Mme Levis se chauffait les pieds devant un petit reste de braises, mais Marie, elle, ne pouvait pas encore se décider à aller se coucher. N’était-ce pas une bonne occasion ce soir, où tout était paisible, pour suivre le conseil de Ted et parler à sa mère du nouvel Ami qu’elle avait trouvé ? Mais comment commencer ? Si seulement sa mère voulait dire quelque chose pour l’aider ! Le désir de Marie se réalisa enfin.
– Marie, dit Mme Levis, dis-moi donc pourquoi tu as fait ce grand nettoyage, cela ne te ressemble pas.
– Mais c’était pour te faire plaisir, répondit Marie.
Comme la petite fille s’y attendait, cette réponse surprit sa mère et la réduisit même au silence pendant quelques instants. Cette pause parut bien longue à Marie. Enfin Mme Levis dit :
– Et qu’est-ce qui t’a donné l’idée de me faire plaisir ?
Le moment était venu de parler. Marie le sentait, l’occasion serait peut-être unique, il fallait la saisir.
– Mère, je voulais faire plaisir à Jésus aussi, dit-elle d’une voix tremblante, et M. Holbrand m’a dit qu’Il serait content de moi… que Jésus serait content, tu comprends… si je t’aidais, si je te rendais des services…
Marie se tut, puis reprit avec un effort :
– Je veux essayer d’obéir à Jésus, maintenant, parce que je l’aime.
Enfin elle se sentait soulagée ; elle avait dit tout ce qu’elle avait à dire, et son cœur battait si fort qu’elle n’aurait pu ajouter un mot. Sa mère mit la main devant ses yeux et resta immobile et silencieuse. Marie attendit quelques secondes encore, puis se dirigea vers la petite pièce qu’elle appelait sa chambre. La lune brillait, elle n’avait pas besoin de bougie.
– Bonsoir, Mère, dit-elle enfin, affermissant sa voix autant qu’elle le pouvait.
– Bonsoir, dit sa mère.
Et sa voix avait un son étrange, inhabituel, que Marie ne s’expliquait pas.
Pourquoi Marie avait-elle le cœur si gros en entrant dans sa chambrette ce soir-là ? Ah ! c’est qu’elle éprouvait un besoin vague, et cependant ardent, de quelque chose qui lui était inconnu et qui se nomme la tendresse maternelle. Elle aurait voulu embrasser sa mère avant de la quitter, mais cela lui aurait paru par trop étrange, pensait Marie. Le simple bonsoir qu’elle avait prononcé était même chose tout à fait inaccoutumée. Marie se contenta donc de s’agenouiller près de son lit et de prier pour sa mère.
Combien peu M. Holbrand se doutait que les quelques paroles bienveillantes qu’il avait dites à Marie en revenant de la réunion de prières porteraient si rapidement des fruits !

17. « Tous tes fils seront enseignés de l’Eternel » Ésaïe 54. 13

Ted venait d’administrer la potion de son père, puis il s’était installé à côté du malade pour causer avec lui.
– Père, dit-il au bout d’un instant, ne m’as-tu pas raconté que M. Bailey et toi vous alliez à la même école quand vous étiez jeunes ?
– Oui, dit M. Levis, son père et le mien étaient voisins et nous nous rendions tous les jours à l’école ensemble ; nous faisions partie de la même classe et nous étions les premiers élèves de la division. Mais les temps ont bien changé depuis lors ! Mon père était bien plus riche que le sien, et maintenant c’est lui qui est riche, et moi qui suis pauvre.
– Ressemblait-il à Willy Bailey, ou plutôt ressemblait-il à ce que Willy Bailey était ? demanda Ted.
– Je ne connais guère Willy, mais ce que je sais, c’est que son père était un assez mauvais garçon et qu’il m’a fait faire bien des sottises autrefois. Nous étions bons camarades cependant, et l’on nous voyait toujours ensemble ; d’ailleurs, nous ne valions pas plus l’un que l’autre, car j’aimais autant que lui jouer des tours. Mais les autres garçons le craignaient. Je crois que j’en avais moi-même un peu peur, et j’ai souvent pensé que je ne serais pas devenu ce que je suis aujourd’hui, si nous avions été moins bons camarades.
– Père, sais-tu que M. Bailey est tout différent maintenant ?
– Tout différent ? Que veux-tu dire ?
– Je veux dire qu’il vient à la réunion de prières, qu’il parle et prie.
– Vraiment, Ted ? Et le visage de M. Levis s’anima. Si ce que tu me dis là est exact, il est bien changé certainement. Autrefois, il ne savait que rire de ces choses.
– C’est ce qu’il nous a dit, mais ce n’est plus le cas maintenant, je t’assure.
– Que s’est-il passé ?
– Il y a quelques semaines de cela. Il y avait une série de réunions, M. Bailey s’est levé et a demandé qu’on priât pour lui. Maintenant il prie lui-même et sa conduite ne mérite que des éloges.
Il y eut un moment de silence, puis M. Levis soupira.
– Eh bien, j’en suis vraiment heureux, dit-il enfin, car je n’ai connu personne qui eût un plus grand besoin que lui de… Pourvu que cela dure ! ajouta-t-il.
– Cela durera, dit Ted sans un instant d’hésitation. J’en suis sûr.
Ted se tut quelques minutes ; mais il y avait si longtemps qu’il parlait de son père au Seigneur, qu’il trouva bientôt le courage de poursuivre.
– Je pensais bien, hier soir à la réunion, que vous aviez dû être bons amis autrefois, car il était si ému en priant pour toi qu’il avait peine à parler.
M. Levis se tourna sur ses coussins et regarda son fils en face.
– M. Bailey a prié pour moi, dit-il enfin.
– Oui, et je crois, Père, qu’il avait un très grand désir d’obtenir ce qu’il demandait.
– Mais, d’où lui est venue l’idée de prier pour moi ?
– Eh bien… je leur ai demandé de le faire… tu sais, aux personnes qui vont à la réunion. Je désire tant que tu deviennes chrétien, Père, que j’ai prié pour toi et quand j’ai demandé aux autres de le faire aussi, M. Bailey s’est tout de suite levé. Cela ne te fait pas de la peine, n’est-ce pas, père, qu’on prie pour toi ? Tu sais, chacun à la réunion demande qu’on le fasse pour ses amis.
– Non, non, répondit M. Levis lentement. Au contraire, je crois que j’en ai grand besoin, plus que qui que ce soit… Bientôt on ne pourra plus prier pour moi.
A cette remarque, Ted ne trouva rien à répondre.
– Alors, toi aussi, tu as prié pour moi, Ted ? demanda son père après quelques minutes de silence.
– Oui, Père, et je le fais tous les jours, il me tarde tant que tu connaisses le Sauveur.
Le malade se tut longtemps, puis il reprit :
– Eh bien, Ted, je suis vraiment content de sentir que tu es devenu un garçon rangé ; oui, plus content que je ne puis le dire. Mon père était un homme bien meilleur que moi, il a fait tout ce qu’il a pu pour bien m’élever ; mais j’ai mal tourné ; j’ai perdu ma vie et je n’ai rien enseigné de bon à mes enfants. Aussi je suis content de voir que, malgré moi, tu es devenu un honnête garçon. Tu seras un jour un brave homme, le soutien de ta mère quand je ne serai plus là. Mais c’est inutile que tu demandes aux gens de prier pour moi… C’est trop tard… Je suis trop loin pour revenir sur mes pas.
– Oh ! Père, tu te trompes, s’écria Ted vivement. Dieu ne dit jamais que c’est trop tard. Il dit, au contraire, que si nous désirons beaucoup une chose, si nous la demandons de tout notre cœur et si elle est bonne pour nous, il nous la donnera. Et je crois ça, père, oui, je le crois, parce que, vois-tu, j’ai prié longtemps, longtemps pour Marie sans voir aucune différence en elle ; enfin M. Holbrand m’a dit que peut-être je ne m’attendais pas réellement à être exaucé, et c’était vrai. Alors j’ai prié tout autrement, et aussitôt Dieu a commencé à me répondre ; voilà pourquoi je suis sûr qu’il m’entendra. Je lui ai demandé de faire de toi un croyant, je veux le lui demander jusqu’à ce qu’il me l’accorde et je sais qu’il le fera. Et puis, Père…
Et la voix de Ted devint très douce ; il savait qu’il allait toucher une corde sensible.
– Ne veux-tu pas revoir Petit-Jean au ciel ?
Le visage de M. Levis se contracta péniblement et une larme roula le long de ses joues pâles.
– Je crois que je suis bien près de m’en aller, murmura-t-il, et je dis souvent que je donnerais tout au monde pour être prêt, mais c’est trop tard. J’ai connu le bon chemin toute ma vie, je ne l’ai pas suivi, et maintenant il faut que j’en subisse les conséquences, c’est naturel.
Évidemment ce fut le Saint Esprit qui inspira alors à Ted sa réponse. Sa voix était grave et respectueuse.
– Mais, Père, dans la Bible il n’y a rien de pareil ; je le sais, parce que M. Holbrand nous a parlé de ce sujet dimanche dernier, et il a dit qu’un homme pouvait toujours se tourner vers Dieu ; Dieu ne regarde ni à son âge ni à son passé.
– Quant à moi, reprit M. Levis, je ne suis pas de cet avis. Je soutiens que c’est indigne d’un homme de mépriser toutes ces choses pendant sa vie, pour s’y jeter à corps perdu quand la mort approche. Ce n’est pas possible que cette conduite plaise à Dieu, et j’ai toujours dit que je ne pourrais agir ainsi.
Ted ne savait que répondre. Le raisonnement paraissait absolument faux, mais il ne trouvait aucun argument pour le combattre. Un peu abattu et préoccupé par cette question, il prit le chemin de l’école et rencontra en route M. Holbrand sortant du bureau de poste. C’était justement l’homme qu’il lui fallait à ce moment ; aussi se dirigea-t-il tout droit vers lui.
– M. Holbrand, puis-je vous poser une question ? demanda-t-il.
Et le bienveillant pasteur, toujours heureux de venir en aide à quelqu’un, sourit et fit un signe affirmatif à Ted qui se mit à marcher à ses côtés.
– J’aimerais savoir, Monsieur, ce que vous répondriez à un homme qui vous dirait que c’est indigne de se donner à Dieu à la dernière heure quand on lui a résisté toute sa vie.
– Eh bien ! il me semble que je lui répondrais que ce n’est pas une raison, parce qu’il a frustré Dieu de toute sa vie, de le frustrer encore de la dernière année de son existence. S’il a mal fait pendant quarante ans, pourquoi continuer à mal faire une année encore ? Plus tôt il changera, mieux ce sera.
Ted poussa un soupir de soulagement.
– Est-ce possible que je n’aie pas pensé à cela ? dit-il. Il me semblait bien que ce raisonnement n’était pas juste, mais je ne savais que répondre.
M. Holbrand regardait Ted silencieusement, il semblait réfléchir.
– Édouard, dit-il enfin, crois-tu que ton père recevrait ma visite ce matin ?
– Oui, dit Ted sans hésiter, je suis sûr qu’il le ferait. Oh ! Monsieur, si vous vouliez aller lui expliquer ce que vous venez de me dire, je serais si content !
Ted continua sa route tout seul. Lorsqu’il se retourna quelques instants après, il eut la joie de voir M. Holbrand se dirigeant du côté de sa demeure. A cette vue, il sentit enfin l’espoir naître au fond de son cœur ; il avait prié pour son père, M. Holbrand s’en occupait maintenant : il ne lui restait donc plus qu’à l’abandonner entre les mains de Dieu en toute confiance.

18. « Que celui qui croit être debout prenne garde qu’il ne tombe » 1 Corinthiens 10. 12

Edgar Minturne, monté sur un haut tabouret, mettait la dernière main aux décorations d’un grand tableau blanc, placé au fond de la classe, lorsque M. Barroud entra.
– Tout est prêt pour les examens, Monsieur, dit Edgar sautant de son escabeau.
– Les décorations sont à la hauteur des circonstances, dit M. Barroud, j’espère que vos cerveaux le sont aussi.
Il s’arrêta un instant à la porte pour admirer le travail d’Edgar et pour dire un petit mot d’amitié à chacun, puis s’adressant à Ted :
– Eh bien ! Édouard, es-tu plein de courage ce matin ?
– Oui, Monsieur, répondit Ted avec entrain.
Il était en effet plein d’entrain et avait même de la peine à maîtriser son impatience et son excitation. Le long semestre d’hiver était terminé, et les examens devaient avoir lieu ce jour-là et le suivant. La plupart des écoliers avaient beaucoup travaillé, mais pas autant que Ted qui, pour la première fois de sa vie, voyait approcher le grand jour avec plaisir et même avec impatience. Classé jusqu’à cet hiver parmi les paresseux et les ignorants, il avait en général réussi à faire l’école buissonnière la semaine des examens. S’il lui arrivait de devoir faire acte de présence, il échouait toujours aussi radicalement, mais acceptait sa déconvenue avec une parfaite bonne humeur. Aujourd’hui tout avait changé ; admis dans le groupe des travailleurs, il regardait de loin avec un peu de condescendance le camp rival, dont Bob Turner était le chef, se demandant comment il n’avait jamais pu en faire partie.
Aux yeux de Ted, ce jour était un jour important entre tous. Quoique loin d’être encore à la hauteur des garçons de son âge, qui ne devaient être examinés que le lendemain, il savait néanmoins que les progrès qu’il avait faits étaient assez sensibles pour que chacun des experts s’en aperçût. Sa mère aussi reconnaissait ce changement et, ce matin-là, elle avait tenu à arranger elle-même les cheveux de son fils et lui avait mis un col propre en l’honneur des évènements de la journée. D’ailleurs, qui ne l’aurait pas remarqué, ce merveilleux changement ? Ted était un travailleur, et un travailleur infatigable.
La cloche sonna enfin, et chacun prit sa place. Quelques personnes qui s’intéressaient à la classe de M. Barroud étaient venues assister aux examens et garnissaient l’estrade. La division de Ted fut appelée la première pour la lecture. Jamais le visage de Ted ne parut plus rayonnant ni ses yeux plus brillants. Ah ! c’est qu’il avait enfin appris à lire couramment et correctement. Que d’heures de travail lent, patient, persévérant, cette conquête lui avait coûtées ! Mais maintenant ce labeur avait pris fin, et pas un garçon de l’école ne lisait mieux que Ted Levis. L’examen terminé, le jury devait décider lequel des élèves étaient de force à passer dans la classe dite la classe d’histoire. Le cœur de Ted battait violemment lorsque M. Holbrand, le président du jury, lut les noms des élèves qui avaient mérité cet honneur. Sur les treize qui avaient fait l’examen, deux seulement étaient de ce nombre : Thomas Jones et Edouard Levis.
– Bravo, Ted ! s’écria Edgar à la récréation. Que je suis content que tu aies réussi et que tu passes dans la classe d’histoire ! Tu verras comme c’est difficile. Mais c’est intéressant aussi !
Et Ted, ravi, riait, écoutant avec délices les félicitations de ses camarades, jetant de temps à autre un regard de supériorité au parti opposé, particulièrement à Bob Turner. Quel bonheur, pensait-il, de ne plus entendre son nom accouplé à celui de Bob ! Quel bonheur de progresser, de monter, monter rapidement !
L’orthographe, comme la lecture, fut une occasion de triomphe pour Ted. Quand son tour vint, il épela ligne après ligne sans faire la moindre erreur. Excité et un peu triomphant, il retourna à sa place.
L’examen d’arithmétique restait encore à faire et l’épreuve serait terminée. A mesure que la matinée avançait, Ted se sentait gagné par une certaine agitation. Ce fut enfin le tour de sa section. Les élèves avaient étudié avec zèle et persévérance le chapitre de la division et étaient arrivés à celui des fractions. Ted se tira très bien de la partie théorique ; son travail assidu de tout un hiver n’avait pas été inutile. Le moment vint ensuite de faire une division au tableau noir. L’heure avançait, plus que dix minutes et midi sonnerait. Alors, pensait Ted, tout serait fini et son nom paraîtrait sur le tableau d’honneur à côté de celui des élèves qui auraient passé leurs examens sans faire la moindre erreur. Ted sentait sa main trembler, la fièvre commençait à le gagner, sa tête se troublait légèrement. Une petite soustraction encore et sa division serait terminée. Mais que se passa-t-il à ce moment-là ? Son reste était trop grand. Non, il était trop petit ou plutôt… mais où donc en était-il ? Fallait-il recommencer ? Tout le monde le regardait, et Ted saisit un rire étouffé partant d’un coin de la salle. Avait-il donc fait une erreur ? Mais où était-elle ? Oh ! qu’allait-il devenir ? A cet instant, il entendit la voix tranquille et bienveillante de M. Barroud :
– Calme-toi, Édouard. Regarde bien ton reste, recommence la dernière soustraction. En trente et un, combien de fois neuf ?
Eli Holbrand était assis tout près du tableau noir. Ted l’entendit murmurer « sept » et, troublé, agité comme il l’était, sans se donner le temps de réfléchir, il répondit fiévreusement :
– Sept fois, monsieur.
Un éclat de rire, bien vite réprimé, éclata dans la classe. Confus, désespéré, Ted jeta sa craie par terre et se retourna avec colère. A cet instant, midi sonna, c’était trop tard… Ted ne paraîtrait pas sur le tableau d’honneur.
L’examen était terminé. Les écoliers se dispersèrent, tandis qu’un petit cercle se formait autour de Ted.
– C’est trop fort, Ted, s’écria Edgar Minturne avec la franche cordialité qui lui était habituelle. Trois minutes de plus et tu trouvais la solution juste.
– Et je l’aurais certainement trouvée, répondit Ted tremblant de colère, sans ce vaurien d’Eli Holbrand.
– Comment donc ? reprit Willy Bailey, que t’a-t-il fait ?
Eli, immobile près du groupe, regardait avec froideur et hauteur son camarade hors de lui.
– Ce qu’il a fait ? Il m’a soufflé une réponse fausse afin de m’induire en erreur. D’ailleurs il le sait aussi bien que moi, demandez-le lui, il vous renseignera.
Et Ted, incapable de se contenir plus longtemps, s’arracha à ses camarades et s’éloigna rapidement.
Edgar Minturne restait comme pétrifié. Était-ce possible qu’ Éli Holbrand, son meilleur ami, le garçon le plus honorable de toute la classe, fût capable d’une telle bassesse ? Mais s’il était innocent, il fallait en conclure que Ted n’avait pas dit la vérité ?
– Eli, que veut-il dire, je t’en prie ? demanda-t-il enfin.
– Si tu veux être mieux informé, adresse-toi à lui, fit Eli d’une voix glaciale, il doit savoir mieux que personne ce qu’il veut dire.
Tandis que les écoliers reprenaient le chemin de leur demeure, Bob Turner et sa bande entourèrent Ted. L’occasion d’agacer son ancien ami était trop bonne pour que Bob la laissât échapper.
– Pauvre petit, qui n’a pas su sa leçon, dit-il. Faut pas qu’il pleure, on lui donnera deux sous pour s’acheter un livret tout neuf.
– Garde ta langue au chaud ! répondit Ted trop furieux pour voir le ridicule de cette plaisanterie, partant d’un élève qui n’avait pas lui-même la moindre notion de son livret.
– Comme c’est triste, continua Bob, quand le mignon avait si bien épelé sa leçon, s’était si bien lavé, si bien coiffé ! Pleure pas, mon chéri, tu vas gâter ta jolie figure.
Ted se retourna, pâle de rage. Sa voix était devenue méconnaissable.
– Bob Turner, si tu dis un mot de plus, je te roule par terre et tu ne te relèveras pas de sitôt. Tu verras si je ne tiens pas parole !
Et Ted prononça un affreux jurement.
Était-ce bien Édouard Levis, qui faisait profession de craindre et d’honorer le nom de Dieu, qui venait de le profaner d’une pareille façon ? A peine avait-il laissé échapper cette horrible parole qu’il revint à lui-même, et se couvrant le visage de ses deux mains, il s’enfuit en courant et fut bientôt hors de vue.
Bien des garçons avaient été témoins de la scène, Edgar, Eli, Willy Bailey et d’autres. Dès que Ted eut disparu, Eli prit la parole :
– Voilà ce que vaut votre fameux prodige, dit-il avec mépris. Il paraît qu’il n’est pas si changé après tout. Il m’a prêché plus d’un beau sermon, et cependant, quoique je ne sois pas à sa hauteur à cet égard, je n’ai jamais prononcé un juron de ma vie.
Quel après-midi ce fut pour Ted ! Il s’en souvint toute sa vie. Arrivé au bord de l’étang, il se jeta sous le vieil aune qui commençait à bourgeonner, et la tête sur les genoux, il s’abandonna à une véritable explosion de colère et de désespoir. Comment avait-il pu laisser échapper cette parole ? Du jour où il avait appris à prier, il s’était tenu en garde contre ce péché. Il avait toujours éprouvé une véritable terreur de retomber dans son ancienne habitude de profaner le nom de Dieu, aussi avait-il fait de cette tentation un sujet spécial de prières. Dernièrement cependant, il avait négligé de veiller et de prier. Il lui semblait qu’il ne courait plus aucun danger à cet égard et que ce péché appartenait maintenant au passé.
Ce matin-là, il s’était senti si fort et si sûr de lui-même qu’il avait oublié de demander le secours de Dieu. Dans son désir de consacrer chaque minute à l’étude en vue des examens, il avait négligé aussi de chercher dans sa Bible la force pour le combat. Quoi d’étonnant s’il était tombé ? Il s’était cru assez fort pour pouvoir se passer de secours. Et maintenant que faire ? Oh ! comme il se détestait, comme il se méprisait ! Dieu pourrait-il jamais lui pardonner ?
Oui, Dieu le pouvait. Au fond de son cœur, Ted avait la conviction que Dieu pouvait toutes choses ; mais il se sentait si bas, si misérable, que dans ce moment il n’osait rien lui demander. Dans son désespoir, il oubliait ce que Jésus a dit : « Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs à la repentance » (Matt. 9. 13).
La journée avançait. De sa retraite, Ted entendit la cloche annonçant la rentrée des classes, mais il n’y pris pas garde. Dans ce moment, il lui était impossible de penser à l’école. Il tira la Bible de sa poche. Il lui fallait de la lumière, du secours, mais où les chercher ? Il ouvrit le livre et lut la première parole que ses yeux rencontrèrent : « Louez l’Eternel, vous toutes les nations ! » (Ps. 117. 1). Non, ce n’était pas ce qu’il lui fallait, Ted tourna les pages. Oh ! s’il pouvait trouver une prière, un mot qui répondît à ses besoins. « Use de grâce envers moi, ô Dieu ! selon ta bonté ; selon la grandeur de tes compassions, efface mes transgressions. Contre toi seul, j’ai péché, et j’ai fait ce qui est mauvais à tes yeux » (Ps. 51. 1, 4). Oui, voilà ce qu’il lui fallait, cette prière paraissait faite pour lui. Ted lut avec attention tout le psaume ; chaque parole répondait exactement à ses besoins. « Use de grâce envers moi, ô Dieu, selon ta bonté » répéta Ted bien des fois. Finalement il se jeta à genoux en éclatant en sanglots.
La courte journée de printemps tirait à sa fin et la fraîcheur de la nuit commençait à se faire sentir. Ted retourna à la maison, fendit le bois pour le lendemain, se rendit utile de diverses manières, puis porta au magasin l’ouvrage que sa mère venait de terminer, prenant un sentier à travers champs de peur de rencontrer quelqu’un de ses camarades s’il passait près de l’école. Ensuite il rentra, soupa et se retira dans son réduit. Il souffrait moins qu’à midi, mais son cœur était encore lourd. C’était jeudi, et pourtant il ne comptait pas aller à la réunion de prières. Marie aurait bien aimé y aller, elle le lui avait demandé comme une faveur, mais il avait répondu d’un ton décidé :
– Pas ce soir !
Et Marie avait dû y renoncer. D’ailleurs il avait pris froid, assis sous l’aune par cette fraîche journée d’avril, et il cherchait à se persuader que c’était là le motif qui le faisait rester à la maison. Au fond ce qu’il redoutait le plus, c’était de rencontrer M. Barroud et surtout M. Holbrand à qui Eli avait sûrement tout raconté. Il était très fatigué, souffrait d’un mal de tête, aussi se décida-t-il à lire un chapitre puis à aller se coucher. Il choisit le Psaume 51 qui lui avait fait tant de bien déjà, le relut lentement, puis s’agenouilla pour prier.
Une difficulté imprévue l’attendait encore. Depuis des mois, il priait tous les soirs pour Eli et pour Bob. Ce soir-là il ne le pouvait pas, les paroles lui restaient à la gorge. Ces garçons n’avaient-ils pas cherché tous deux à lui faire tort ? Certes Ted n’éprouvait plus, comme le matin, le désir de les étrangler, mais quant à prier pour eux, tout son être s’y refusait.
Il s’était relevé et s’était assis sur la caisse qui lui servait à la fois de table et de chaise. Son visage exprimait le plus pénible conflit. Comment prier pour ceux qui l’avaient si fortement provoqué ? Une idée lui vint. S’il se contentait pour ce soir-là de répéter l’oraison dominicale ? Il était fatigué, malade et demain ses sentiments auraient sans doute changé. Ted s’agenouilla de nouveau.
« Notre Père qui est dans les cieux », commença-t-il, puis il répéta lentement, solennellement, les différentes requêtes de cette prière jusqu’à ce qu’il fût arrivé à ces mots : « Car si vous pardonnez aux hommes leurs fautes… » Là Ted se sentit arrêté par un obstacle insurmontable : il n’avait pas pardonné ni à Eli ni à Bob, il le savait. Comment donc prononcer ces paroles ? Pour la seconde fois il se releva et s’assit sur la caisse. Que faire ? Pouvait-il prier ? La Parole était formelle : « Car si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi à vous ; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes leurs fautes, votre Père ne vous pardonnera pas non plus vos fautes » (Matt. 6. 14, 15). Lui-même avait tort, grand tort certainement. Soudain il poussa un soupir de soulagement et se laissa à nouveau tomber sur ses genoux. Oui, il y avait une prière qu’il pouvait faire. « O Dieu ! dit-il, dispose-moi à prier pour Eli et pour Bob. Aide-moi à leur pardonner… »
Il s’arrêta. Une lutte terrible se livrait entre Ted et le mauvais esprit qui le tourmentait… Enfin Ted eut la victoire. « Oui, Seigneur, oui je leur pardonne à tous les deux, car moi aussi j’ai besoin de ton pardon ! » Il se releva et sentit que la paix de Dieu, cette paix « qui surpasse toute intelligence », envahissait son cœur tout entier. Assis au pied de son lit, il se déchaussait lentement quand il s’arrêta tout d’un coup, un soulier à la main. Il parut hésiter un instant, comme s’il cherchait à arriver à une conclusion, puis se rechaussant à la hâte, il boutonna sa veste, saisit son chapeau et descendit précipitamment à la cuisine.
– Marie, s’écria-t-il, j’ai changé d’idée, je vais à la réunion, viens vite !
Toute joyeuse, Marie courut chercher châle et chapeau.
Ce soir cependant, Ted n’ouvrit pas la bouche. La honte l’écrasait. Il n’avait pas même le courage de diriger son regard du côté où Edgar Minturne, Willy Bailey et ses autres camarades étaient assis. Dès que la réunion fut terminée, il se hâta de quitter la salle pour éviter le regard et le voisinage de M. Holbrand. Il n’y réussit pas, et eut lieu plus tard d’en remercier Dieu. Passant rapidement sous la lampe dans le vestibule, il était allé se placer dans un recoin obscur pour y attendre Marie, lorsqu’il sentit la main de M. Holbrand se poser sur son bras et entendit sa voix bienveillante.
– Édouard, dit-il, Mme Holbrand parle à ta sœur dans la salle, veux-tu faire quelques pas avec moi ?
Puis, comme Ted le suivait un peu contre son gré :
– Je ne t’ai pas vu à l’école cet après-midi, ajouta-t-il, comment cela se fait-il ?
– Mais, M. Holbrand, Eli ne vous a-t-il pas tout raconté ? demanda Ted.
– Eli ne m’a rien dit. Cependant j’ai entendu une bien triste histoire de la bouche d’un des plus jeunes élèves. N’as-tu rien à me dire à ce sujet ?
– Non, Monsieur, ce n’est que trop vrai. J’étais affreusement en colère et j’ai dit des choses horribles. J’ai… fait pis que cela.
La voix de Ted n’était plus qu’un murmure. M. Holbrand garda le silence un instant, il paraissait profondément attristé.
– Alors, Édouard, dit-il enfin, as-tu l’intention d’abandonner la bonne voie et de retourner à ta vie d’autrefois ?
Les quelques secondes qui suivirent furent pour M. Holbrand des secondes d’angoisse. Mais la réponse de Ted ne se fit pas attendre. Elle fut ferme et nette.
– Non, Monsieur, Dieu m’aidera.
Le cœur de M. Holbrand était si rempli de reconnaissance qu’il ne put parler pendant quelques instants. Dieu avait donc gardé la main de Ted dans la sienne, malgré les heures de ténèbres par lesquelles il venait de passer.
– Crois-tu que Dieu t’a pardonné ? demanda-t-il doucement.
– Oui, Monsieur.
Ted n’avait pas le courage de répondre bien longuement, toutefois il ajouta :
– J’ai retrouvé la paix, mais après ce qui s’est passé ce matin, j’avais honte de prier devant vous et devant M. Barroud et les garçons, répondit-il bien bas.
– Et tu n’avais pas honte de le faire devant Dieu ?
– Non, Monsieur, Dieu sait tout, Il a vu combien j’étais malheureux, Il m’a pardonné, Il m’aidera. Mais vous, vous ne saviez pas tout cela.
– Et demain, Édouard, que comptes-tu faire ?
Cette fois Ted parla si bas que M. Holbrand eut peine à le comprendre.
– Oh ! Monsieur, je ne sais pas.
– Si tu savais ce qui est bien, le ferais-tu ?
– Je crois que oui, Monsieur, du moins j’essaierais.
– Eh bien ! dis-moi, dans cette affaire, as-tu honoré ou déshonoré Christ ?
La voix de Ted devenait de plus en plus timide.
– Je l’ai déshonoré, murmura-t-il.
– Les garçons savent-ils combien tu es repentant ? Savent-ils que tu as demandé le pardon de Dieu ?
– Non, Monsieur, ils n’en savent rien.
– Pour relever l’honneur de Christ à leurs yeux, ne faut-il pas le leur dire ?
– Peut-être bien.
– Et qui le leur dira ?
Point de réponse. Puis Ted, hésitant, posa cette question :
– Monsieur Holbrand, comment puis-je le faire ? Il faudrait le dire à chacun d’eux en particulier.
– Eh bien ! Ted, réponds à cette question toi-même. Ne crois-tu pas qu’ils apprendront tous ce qui s’est passé ?
– Oh ! oui, Monsieur, j’en suis sûr.
– Ce que tu as à dire, ne faut-il pas le dire à tous ?
– Mais, monsieur Holbrand, je ne pourrais faire cela qu’à l’école.
– Eh bien ?
– C’est jour d’examen demain !
– Eh bien ?
Ted comprenait toute la portée de ce petit mot. Il se tut longtemps, puis il dit :
– Monsieur Holbrand, je ne crois pas que vous puissiez vous représenter combien ce serait difficile.
– Je ne crois pas que tu puisses te représenter non plus, Édouard, combien il a été douloureux à ton Sauveur d’entendre tes paroles ce matin.
M. Holbrand et Édouard poursuivirent leur route en silence, mais le « bonsoir » de Ted, au coin de la rue, prononcé d’une voix bien basse, bien grave, laissait deviner le combat qui se livrait dans son cœur.

19. « Il m’invoquera et je lui répondrai ; dans la détresse je serai avec lui ; je le délivrerai » Psaume 91. 15

C’était le lendemain, et la seconde série d’examens allait commencer. Grâce à l’heure matinale, les assistants étaient peu nombreux. Il n’y avait guère que le jury et un petit nombre de parents. La classe d’algèbre allait être appelée. Eli et Edgar attendaient, leur feuille à la main, quand Ted Levis se leva et se dirigea vers la tribune. M. Barroud parut surpris, car ce fait ne se présentait jamais. Pourtant, à la vue de l’expression étrange de Ted, il se pencha par-dessus son pupitre pour l’écouter. Ted lui glissa précipitamment quelques paroles à l’oreille. M. Barroud hésita un instant, puis répondit :
– Je retiendrai les élèves quelques instants. Ne ferais-tu pas mieux d’attendre à midi ?

Ted secoua la tête.
– Non, dit-il avec sérieux, si je renvoie à midi, je crains de n’avoir plus le courage de le faire.
M. Barroud parut réfléchir.
– Bien, dit-il enfin. Puis s’adressant aux élèves :
– L’un de vous a quelque chose à dire à la classe, veuillez l’écouter.
Si Ted n’avait pas eu dans son caractère naturel une bonne dose de courage, et si le combat journalier n’avait pas singulièrement développé en lui cette qualité précieuse, il eût peut-être faibli à ce moment. Une cinquantaine de paires d’yeux étaient braqués sur lui dans une muette attente. Rouge et tremblant, il fixa sur la classe un regard résolu, puis parla tout de suite sans un instant d’hésitation :
– Je désire dire à mes camarades que je suis bien fâché de ce qui s’est passé hier. Je pense qu’ils savent tous de quoi je veux parler. J’étais affreusement en colère… j’ai dit une horrible parole. J’en suis extrêmement triste… Je ne veux pas qu’on pense que je n’aime plus Jésus. Je l’aime encore et je sais qu’il m’a pardonné et qu’il m’aidera.
Un profond silence suivit ces paroles. M. Barroud, la main devant les yeux se taisait aussi. Ted retourna à sa place, puis M. Barroud levant enfin la tête dit d’une voix grave :
– J’espère, mes garçons, qu’aucun de vous ne se permettra de rappeler le souvenir d’une faute que Dieu a pardonnée.
Le timbre résonna et les examens commencèrent. De retour à sa place Ted s’était incliné sur son pupitre, la tête dans les mains. Longtemps il resta immobile. La lutte avait été terrible, car ce n’était pas sans un suprême effort qu’il avait pu se lever devant toute la classe et raconter sa faute. Mais il avait eu la victoire et en était reconnaissant.
Bob Turner, assis à ses côtés, était tranquille et silencieux. Lorsque Ted releva la tête, il heurta du coude son livre de calcul et le fit tomber. Contrairement à ses habitudes, Bob le releva aussitôt et le posa doucement sur le pupitre. A midi, les garçons entourèrent Ted avec un certain respect. Chacun était cordial, et personne ne paraissait se rappeler ce qui s’était passé la veille.
Eli se joignit au groupe :
– Ted, dit-il avec une certaine hauteur, je dois te dire que tu as commis une erreur hier en m’accusant. Je n’avais pas la moindre intention de te souffler une réponse fausse, mais je comprends que tu l’aies cru. J’étais tout près de toi et je cherchais un mot dans le dictionnaire, quand M. Bailey s’est penché sur mon épaule et m’a demandé combien d’élèves vous étiez dans ta classe. Je lui ai répondu « sept » et c’est ce mot que tu as entendu.
Ted parut profondément étonné.
– Dans ce cas pourquoi ne t’es-tu pas expliqué plus tôt ? demanda-t-il.
– Tu ne m’en as pas fourni l’occasion, dit Eli froidement. D’ailleurs, n’ayant pas l’habitude d’être traité de menteur ou de trompeur, j’ai été pris par surprise et n’ai su que te répondre.
Ted se tut un instant.
– Tu as raison, dit-il enfin, répondant à la première remarque d’Eli, j’étais tellement exaspéré que je me suis enfui sans te laisser le temps de te justifier. J’aurais bien dû penser que tu étais incapable d’une action pareille, mais dans ma colère je l’ai oublié.
Là-dessus Ted s’éloigna, laissant Eli désagréablement impressionné par le fait que le camarade qu’il traitait de si haut avait montré un bien meilleur esprit que lui dans cet entretien.
La journée tirait à sa fin. Le dernier examen était terminé et les élèves attendaient impatiemment le compte-rendu. Quels noms paraîtraient sur le tableau d’honneur ? Telle était la question brûlante que chacun se posait. Ted était triste. La veille encore il comptait fermement obtenir une des premières places, mais les choses avaient bien changé en vingt-quatre heures. Malgré son travail acharné, il avait échoué et cela dans une règle qui était en général son point fort. A cette pensée, il poussa un profond soupir, tout en se préparant à écouter le compte-rendu. M. Barroud en avait demandé la lecture et M. Holbrand, le président, s’était levé. Il tardait cependant à commencer.
– M. Barroud, dit-il enfin, si vous le permettez, j’aimerais dire quelques mots aux élèves. Puis se tournant vers la classe : Vous avez tous assisté hier à l’examen d’Édouard Levis, mes amis, et je crois que vous savez tous aussi bien, et mieux que moi, combien il a travaillé, quoiqu’il ait échoué dans les deux dernières opérations de sa division. Et maintenant, M. Barroud, puis-je faire part à la classe d’une proposition qui m’a été présentée par Edgar Minturne, au nom de quelques élèves ?
M. Barroud fit un signe affirmatif, et M. Holbrand continua :
– On propose qu’Édouard Levis recommence maintenant au tableau noir sa division et que ce soit l’examen d’aujourd’hui qui décide de son rang. Que ceux des élèves qui sont d’accord avec moi lèvent la main !
La main d’Éli Holbrand fut la première levée ; tous les garçons suivirent son exemple. Ted seul resta immobile, les joues brûlantes.
– A la bonne heure ! dit M. Holbrand. Maintenant il ne nous reste plus qu’à obtenir le consentement de votre maître.
M. Barroud le donna de grand cœur :
– Lève-toi, Édouard, dit-il, va au tableau et je te dicterai les chiffres.
Ted se dirigea vers le tableau noir et commença le calcul indiqué. Les yeux de toute la classe étaient fixés sur lui. M. Barroud suivait son travail avec un intérêt véritable et un ardent désir de le voir réussir. Les chiffres se succédaient nets et clairs, la main de Ted tremblait encore, mais son visage était radieux. Arrivé au point fatal de la veille : en trente et un, combien de fois neuf ? Ted y répondit mentalement sans hésitation, écrivit rapidement quelques chiffres encore, puis déposant la craie, il écarta les cheveux de son front humide et retourna joyeux à sa place. Les garçons éprouvaient un ardent besoin d’exprimer leur plaisir : un petit applaudissement d’abord discret parcourut la classe puis, comme M. Barroud ne le réprimait pas, il devint aussitôt bruyant et général. En un instant, M. Barroud fut sur ses pieds et le calme se rétablit, car le compte-rendu n’était pas terminé.
– Eh bien ! mon fils, que dis-tu maintenant de la religion de Ted ? demanda M. Holbrand un peu plus tard, tout en posant la main amicalement sur l’épaule d’ Éli qui marchait à ses côtés.
– Je crois qu’elle est vraie, dit Eli. Pardon, père, j’aperçois Edgar et il faut que je lui dise un mot.
Là-dessus, il s’éloigna rapidement afin d’éviter ce regard affectueux qui le mettait mal à l’aise.
Le lendemain soir, Ted emprunta à Edgar Minturne le journal de la ville afin d’y lire le compte rendu des examens. Il y avait une phrase que Ted lut et relut le cœur débordant de reconnaissance envers Celui qui l’avait secouru jusqu’au dernier jour. La voici : « Un des élèves de M. Barroud, Édouard Levis, s’est tout spécialement distingué par ses progrès rapides pendant le semestre écoulé ». Suivait la liste des élèves qui avaient obtenu le maximum dans toutes les branches. Dans la nuit tombante, Ted y voyait à peine, mais déchiffra :

TABLEAU D’HONNEUR
William BAILEY – Eli HOLBRAND
Harvey JENNINGS – Édouard LEVIS

20. « Qui est l’homme qui craint l’Eternel ? Il lui enseignera le chemin qu’il doit choisir » Psaume 25. 12

– Ted, entre ici un instant, j’ai quelque chose à te dire, cria M. Minturne du seuil de son bureau, à la vue de Ted qui traversait la rue.
Ted obéit et déposa aussitôt le lourd panier qu’il portait sur ses épaules.
M. Dewey l’avait pris à la journée, et le produit de ses heures de travail devait lui procurer la grammaire et le dictionnaire latins qu’il désirait depuis si longtemps.
– Je suis très pressé, M. Minturne, répondit-il, je crois qu’on attend chez vous ce que j’ai là dans mon panier.
– Ils attendront un moment, dit M. Minturne, je ne te retiendrai pas longtemps. Dis-moi, que comptes-tu faire maintenant que l’école est terminée ?
– Je voudrais travailler. Je ferai quoi que ce soir tant que les vacances dureront.
– Tu comptes rentrer à l’école ? Je pensais que, vu l’état de ton père, tu chercherais maintenant un emploi afin d’aider ta mère. L’hiver s’annonce rude, tu sais.
Il n’y avait pas à s’y méprendre. Ted comprit les paroles de M. Minturne aussi clairement que s’il lui avait dit : « C’est ton devoir maintenant de travailler ! »
Il parut troublé.
– Je ne sais pas ce que je pourrais faire, dit-il enfin. Il n’y a pas de travail pour moi ici, et d’ailleurs… j’ai l’intention d’étudier.
– Ecoute-moi, dit M. Minturne. J’ai un frère à cinquante lieues d’ici. Il est commerçant et occupe un grand nombre de commis. Dernièrement un de ses employés lui a causé une foule d’ennuis. Il paraît que ce jeune homme a abusé de sa confiance et l’a volé. Mon frère est en séjour chez moi en ce moment, et il m’a dit hier soir que si je pouvais lui recommander un garçon parfaitement honnête, il l’emmènerait avec lui, le rembourserait de toutes ses dépenses et veillerait sur lui et sur ses intérêts. J’ai pensé à toi, et j’ai dit à mon frère que je croyais que tu ferais son affaire, que tu es un garçon sûr. Mais si tu es décidé à faire des études, il est inutile que je t’en dise plus long.
M. Minturne ne dit pas qu’il avait retenu son frère la veille, jusque tard dans la soirée, lui parlant de Ted, de son triste passé, de sa lutte énergique contre le mal et de ses progrès journaliers. Il n’ajouta pas non plus que son frère avait écouté ce récit avec le plus vif intérêt et avait terminé l’entretien par ces mots : « Il faut venir en aide à ce garçon et je suis tout disposé à le faire ».
Ted ne devina rien de tout cela, mais lorsqu’il se pencha pour prendre son panier et le recharger sur ses épaules, il était rouge de plaisir à la pensée des paroles de M. Minturne : « J’ai dit à mon frère que tu es un garçon sûr ».
– Oui, monsieur Minturne, répéta-t-il en s’éloignant, je suis bien décidé, je compte rentrer à l’école après les vacances, je veux étudier. Je vous remercie néanmoins de tout mon cœur.
L’entretien en reste là, mais les pensées de Ted poursuivirent leur cours. Il était bien temps certainement qu’il commençât à gagner, car sa mère devait coudre du matin au soir pour subvenir aux besoins de la famille. Plus d’une fois, Ted avait sérieusement réfléchi à la question. Il avait toujours tranquillisé sa conscience en se disant qu’après tout l’ouvrage était si rare pour un garçon de son âge qu’il n’en trouverait sûrement pas dans la petite ville. D’ailleurs, pendant les vacances, il était disposé à faire n’importe quoi pour gagner quelques centimes. Que pouvait-on demander de plus ? Jusqu’à ce jour-là ce raisonnement l’avait satisfait, mais maintenant il en était tout autrement, car M. Minturne lui offrait une place excellente, un avenir assuré. Pourquoi donc n’accueillait-il pas sa proposition avec joie ?
Ah ! c’est que depuis le moment où il s’était donné à Christ, il y avait eu dans son cœur un grand désir, désir secret et intime dont il n’avait encore parlé à personne, mais qu’il caressait d’autant plus : celui de devenir un jour un homme aussi instruit et utile comme M. Barroud. Durant la dernière année, celui-ci avait peu à peu gagné une grande place dans le cœur de Ted. A bien des reprises, Ted s’était rendu compte de l’influence puissante que M. Barroud exerçait sur ses élèves. Avant de devenir un écolier assidu, il avait en quelque mesure subi cette influence, ayant de tout temps ressenti un profond respect pour ce maître chrétien qui, comme il le découvrit plus tard, priait journellement pour ses élèves. Souvent, depuis son entrée dans le bon chemin, ce fidèle ami l’avait d’un seul mot éclairé, encouragé, fortifié. Sous sa sage direction, Ted avait fait de rapides progrès et, grâce à lui, l’élève autrefois si léger, si nonchalant, avait acquis, non seulement du zèle et de l’application dans son travail, mais un amour réel pour l’étude. Continuer ses classes, devenir si possible maître d’école ou professeur, telle était actuellement l’ambition de Ted. Avec bonheur il s’efforcerait alors de rendre à d’autres garçons, ignorants et négligés comme il l’avait été, le bien que lui-même avait reçu, soit de M. Barroud, soit de M. Holbrand. Si peu d’hommes chrétiens s’occupaient de l’éducation des enfants, n’y aurait-il pas pour lui un beau champ de travail ?
Que de fois Ted avait caressé ce rêve d’avenir ! Il avait bien reconnu les obstacles presque insurmontables qu’il rencontrerait, mais son désir n’en grandissait pas moins de jour en jour. Il ne lui semblait plus possible maintenant d’y renoncer. Ne serait-ce pas une folie d’ailleurs, se disait-il en prenant congé de M. Minturne, de quitter l’école alors qu’il avait vaincu les premières difficultés et commençait à faire de réels progrès. Du reste, M. Barroud lui-même serait désappointé s’il interrompait ses études.
A ce moment, la pensée de sa mère se présenta à son esprit. Ne travaillait-il pas nuit et jour, tandis que lui, son fils unique, ne faisait rien pour gagner le pain de la famille ? Puis son père s’affaiblissait d’une manière sensible, il n’y avait plus pour lui d’espoir de guérison. Ne fallait-il pas songer à Marie qui aurait dû suivre l’école depuis longtemps, si sa mère, surchargée de travail, avait pu se passer d’elle à la maison ? Ces pensées et bien d’autres s’obstinaient à revenir à l’esprit de Ted. Il s’impatientait contre M. Minturne, contre son frère, contre ce commis déshonnête dont on lui offrait la place, enfin contre tout ce monde qui semblait se liguer pour le contrarier dans la réalisation de son rêve. Bien des fois, pendant cette matinée de course, il se dit et se répéta que la chose était conclue, qu’il n’y avait pas à y revenir. Toutefois les détails de la question le poursuivaient sans relâche et absorbaient toutes ses pensées.
Son travail terminé, il rentra à la maison. L’intérieur de la famille Levis ne présentait plus le même aspect qu’autrefois. Le jour de son grand nettoyage, Marie avait été si heureuse du résultat de ses efforts qu’elle avait persévéré dans ses essais de réforme. La cuisine était propre et en ordre, cependant c’était encore une pièce triste où le regard ne rencontrait rien d’attrayant. Jusqu’alors Ted ne l’avait pas remarqué, mais il en fut frappé ce soir-là à son entrée dans l’appartement et cette impression ne contribua pas à diminuer son angoisse.
Il fendit du bois et apporta de l’eau, mais sans le joyeux accompagnement du sifflet qui lui était habituel. Quand il eut pris son souper et qu’il ne lui resta plus rien à faire, il poussa un soupir de soulagement et monta dans son réduit. Là, il pourrait réfléchir tranquillement et il ne quitterait pas sa chambre avant que la question fût résolue.
Pendant ce temps, Marie cousait silencieusement l’ourlet tracé par sa mère, tout en se demandant pourquoi Ted ne descendait pas pour lui donner sa leçon. Il y avait plus d’une heure qu’elle attendait, quand enfin il parut.
– Ted, dit sa mère, si tu possèdes deux sous, va, je te prie, acheter quelques pastilles à ton père. Il n’a pas cessé de tousser aujourd’hui.
Ted saisit son bonnet et partit aussitôt. Cette fois, il sifflait tout doucement en marchant. L’achat fut bientôt fait, puis, prenant soudain un pas de course, il se rendit tout droit chez M. Minturne.
– Quand monsieur votre frère retourne-t-il chez lui ? demanda Ted sans autres préambules à M. Minturne.
– Lundi prochain.
– Eh bien, j’ai changé d’idée, et si mon père y consent, je partirai volontiers avec lui.
– C’est convenu.
Sans un mot de plus, Ted quitta précipitamment le bureau, et M. Minturne ne se douta jamais de ce que cette décision avait coûté à son vaillant petit ami.
Quelques jours plus tard, l’affaire était réglée. Le nouveau M. Minturne se montrait aussi bienveillant que son frère. Il promit à Ted un salaire qui parut à celui-ci une vraie fortune. Il lui en avança même une partie afin que sa mère pût lui faire un costume neuf.
Cet avenir, semblait-il, aurait dû sourire à Ted. Il n’en était rien cependant, et ce fut avec un cœur bien triste qu’il prit part, ce soir-là, à la réunion de prières. Peut-être serait-ce la dernière fois pour de longues années ? Il aurait voulu être reconnaissant de ce changement de circonstances, mais il ne le pouvait pas.
La réunion commença. On pria, on chanta, mais le cœur de Ted restait triste. Il était absorbé et avait peine à écouter. Ce ne fut que lorsque M. Holbrand se leva et lut le verset sur lequel il comptait parler, que Ted réussit à secouer sa torpeur. « Qui nous roulera la pierre ? » Tel fut le texte indiqué. « Quel texte singulier, pensa Ted. Qu’est-ce que M. Holbrand pourra bien dire là-dessus ? » Il le comprit bientôt et n’oublia jamais les paroles encourageantes du pasteur, son langage plein de foi et de confiance.
« Oui, tout cela est bien vrai, pensait-il en sortant de la réunion. Il n’y a que M. Holbrand pour expliquer si bien les choses… Se sont-elles fait du souci, ces pauvres femmes, à propos de cette pierre ! Et cependant elles n’ont pas même eu la peine de la toucher, puisque l’ange l’avait roulée avant leur arrivée. Je veux m’en souvenir. Quand j’apercevrai une de ces grosses pierres sur mon chemin, je tâcherai de ne pas m’en tourmenter, et qui sait si je ne trouverai pas, moi aussi, la pierre enlevée quand j’y arriverai ? »

21. « La douceur d’un ami est le fruit d’un conseil qui vient du cœur » Proverbes 27. 9

Quelques semaines se sont écoulées, et nous retrouvons Ted dans une ville étrangère, loin de ses amis et de toute personne de sa connaissance, à l’exception de M. Georges Minturne, l’oncle de son camarade d’école.

M. Minturne ne logeait pas habituellement ses employés, mais l’intérêt qu’il portait à Ted le poussa à faire une exception en sa faveur. Pendant plusieurs jours après son arrivée, Ted s’était senti bien maladroit, bien intimidé. Il osait à peine marcher sur les tapis, de peur d’en ternir les fleurs. Petit à petit cependant, il commençait à se trouver à l’aise. Il ne s’asseyait plus sur le coin de sa chaise et savait se conduire aux repas aussi bien que qui que ce fût.
La petite Alice Minturne s’étonnait un peu de la présence de Ted dans la maison.
– Maman, demanda-t-elle un jour, pourquoi donc Édouard ne demeure-t-il pas chez lui comme les autres employés de papa ?
– Parce que ton père s’intéresse beaucoup à lui et désire l’aider autant que possible, répondit Mme Minturne. Il dit qu’il a rarement rencontré un jeune homme aussi honnête et aussi intelligent qu’Édouard.
– Je suis bien de son avis, dit la petite fille.
Et elle en resta là.
Ted Levis avait perdu son nom de « Ted ». Chacun chez M. Minturne l’appelait Édouard, et parmi les commis, le surnom de « Edou » avait remplacé celui de « Ted ». Aussi lui semblait-il parfois que le passé était un rêve, et que si l’ancien Ted se présentait, il ne reconnaîtrait pas Édouard Levis, l’employé de la maison Minturne.
Il suivit quelque temps l’école du dimanche où il faisait partie de la classe de M. Minturne. Bientôt, comme on manquait de moniteurs, il fut chargé d’un groupe de petits qui l’appelaient respectueusement « M. Levis ». Alors Ted commença à réaliser qu’il avait près de seize ans et devenait un jeune homme.
Sa vie était bien remplie : sur pied du matin au soir, souvent en courses, il passait encore ses soirées à étudier. Combien il aimait ces heures tranquilles dans sa chambre, et avec quel bonheur il retrouvait ses livres chaque soir ! Absorbé par ses études, il n’avait pas la tentation de chercher le plaisir hors de la maison. Pourtant que n’aurait-il pas donné pour se retrouver sur les bancs de l’école et recevoir un mot d’explication ou d’encouragement de M. Barroud ! Quoique souvent arrêté par les difficultés qu’il ne parvenait pas à surmonter, il ne se laissait pas abattre et persévérait courageusement.
– Oh ! comme je te plains, mon pauvre Ted ! s’écria un jour l’un des commis, tout en fermant les magasins en compagnie d’Edouard.
– Et pourquoi donc ? demanda Édouard avec bonne humeur.
– Parce que Ray Minturne, ce jeune génie est arrivé. Tu sais bien qu’il a quitté l’Université et rentre à la maison. Je viens de le voir passer en voiture devant le magasin. On aurait dit un prince tant il se prélassait !
– Quelle profession a-t-il ? demanda Édouard.
– C’est un fat, rien de plus.
– Et qu’appelles-tu un fat ?
– Tu l’apprendras bientôt quand tu feras sa connaissance. Je parie qu’il ne te plaira guère, car il ne perdra pas une occasion de te faire la morale. Je ne voudrais pas être à ta place pour tout l’or du monde.
Ce petit entretien ne donna pas à Édouard une idée bien nette de ce qu’était Ray Minturne. Il avait une certaine inquiétude et se faisait d’avance un portrait peu attrayant du jeune homme. En retournant chez lui, il éprouvait à l’égard de l’inconnu des sentiments rien moins que bienveillants. Il commençait à se sentir si heureux dans l’intérieur des Minturne qu’il craignait que la présence du nouveau venu gâta tout.
« Je me représente bien quelle espèce de garçon ce sera, pensait-il, il ressemblera sans doute à ce M. Symonds qui vient au magasin deux fois par semaine pour s’acheter des gants de peau, et qui se trouve trop orgueilleux pour me parler poliment. Je donnerai bien quelque chose pour que ce Ray Minturne fût au pôle nord ».
Du vestibule, Édouard jeta un regard un peu timide dans la salle à manger brillamment éclairée. La famille réunie y attendait l’arrivée de M. Minturne. Édouard distingua, assis sur le canapé, un grand jeune homme, un bras posé autour de la taille de sa petite sœur, l’autre reposant doucement sur les genoux de sa mère. Cette vue suffit pour faire comprendre à Édouard que Mme Minturne du moins ne désirait nullement voir son fils au pôle nord. A cet instant, M. Minturne arriva, et Édouard profita de l’occasion pour entrer dans la chambre en se glissant derrière lui. Alice cependant l’aperçut tout de suite.
– Édouard ! Ray est arrivé ! s’écria-t-elle. Venez vite faire connaissance.
– Approchez-vous, mon ami, dit M. Minturne s’adressant à Édouard qui, tout rouge, se tenait à l’écart.
Ray se leva et lui tendit la main.
– Bonjour, Édouard, dit-il, je vous connais déjà, car Alice m’a parlé de vous cet après-midi.
Sa voix était agréable et bienveillante. Édouard le remarqua et en fut étonné. Une surprise plus grande l’attendait encore. Le repas terminé, M. Minturne quitta la table pour se rendre à un comité.
– Que vais-je faire ce soir ? dit-il. Je trouve ma clef cassée dans ma poche.
– J’attendrai pour vous ouvrir la porte, monsieur, dit Édouard promptement.
– J’accepte. Dans ce cas, portez vos livres à la bibliothèque. Vous y serez mieux pour étudier.
Édouard était donc seul avec ses livres, quand la porte s’ouvrit doucement, et Ray Minturne entra.
– Vous êtes plongé dans votre travail, je vois ? demanda-t-il amicalement.
– Oui, monsieur, dit Édouard d’un ton qui semblait indiquer que cette visite ne lui était pas précisément agréable.
Ray cependant ne parut pas s’en apercevoir. Il prit un livre sur une des étagères, le feuilleta un instant, puis s’approcha d’Édouard.
– Vous faites de l’arithmétique ? Où en êtes-vous ? demanda-t-il.
– Aux fractions.
– Avez-vous beaucoup de peine ?
– Oui, passablement.
Cette fois la voix de Ted trahissait clairement sa mauvaise humeur.
– Je ne puis pas résoudre ce problème, c’est inutile, ajouta-t-il.
– Voulez-vous me laisser voir votre travail ? Peut-être pourrai-je vous aider.
Et Ray, s’asseyant à côté d’Édouard, parcourut le calcul des yeux.
– Refaites cette opération, dit-il au bout d’un instant, vous trouverez votre erreur.
Édouard obéit.
– En effet, je me suis trompé, dit-il. C’est ce 3 à la place du 4 qui m’a donné toute cette peine.
– Il en faut souvent bien moins pour donner beaucoup de peine, dit Ray. Y a-t-il longtemps que vous avez quitté l’école ?
– Non, je l’ai suivie jusqu’à mon arrivée ici, mais ce n’est que l’hiver dernier que j’en ai profité.
– Et que s’est-il passé l’hiver dernier ?
– Oh ! une foule de choses, dit Édouard, dont le visage s’anima.
Il n’en dit pas plus long cependant, et après un instant d’attente Ray continua :
– N’avanceriez-vous pas plus vite si vous aviez un professeur ?
– Je crois bien, mais puisque je n’en ai point, je tâche de m’en passer.
– Et si je vous en tenais lieu pendant mon séjour à la maison, cela vous irait-il ? Je vous donnerais volontiers une leçon chaque soir entre neuf et dix heures.
Édouard posa son crayon. Muet d’étonnement, il se tourna lentement vers Ray et le regarda pour la première fois en face.
– Parlez-vous sérieusement ? s’exclama-t-il enfin.
– Certainement. Acceptez-vous ? Ma proposition vous convient-elle ?
– Si elle me convient ! Je crois bien ! Seulement je me demande… Pourquoi donc me faites-vous cette offre ?
– Parce que cela me fait plaisir de venir en aide à quelqu’un qui se donne de la peine. Allons, c’est convenu pour demain, n’est-ce pas ? Maintenant il est dix heures, nous allons faire la lecture en famille. Voulez-vous venir ?
Édouard passait de surprise en surprise.
– M. Minturne est-il donc rentré ?
– Non, mais son fils est à la maison. Cela vous étonne-t-il que je fasse la lecture du soir en l’absence de mon père ?
– Oui, fit Édouard. Je ne savais pas… je veux dire que je ne croyais pas…
– Que j’osais prier ? continua Ray. Oh ! oui, grâce à Dieu je l’ai appris.
Puis posant la main sur l’épaule de Ted :
– Et vous, mon ami, l’avez-vous appris ?
– Oui, fit Édouard doucement. Il y a plus d’un an de cela.
– J’en suis heureux, dit Ray, car c’est ce dont on peut le moins se passer. Mais dites-moi, vous travaillez beaucoup, il me semble ; est-ce dans un but spécial ?
– Oui, dit Ted tout étonné de ce qu’il allait confier à un étranger, je veux étudier. Mon rêve serait de me vouer à l’enseignement.
A ces mots, une ombre de tristesse passa sur le visage de Ray. Il se tut un instant, puis ajouta tout bas :
– Que Dieu vous aide ! Je souhaite qu’il ne vous appelle jamais à renoncer à la profession de votre choix.
En se retirant ce soir-là, l’épithète que son camarade avait appliquée à Ray revint à l’esprit d’Édouard. « Certes, si c’est là ce qu’il appelle un fat, pensa Ted, je ne craindrais pas de le devenir aussi ».

22. « Toutes les choses donc que vous voulez que les hommes vous fassent faites-les leur, vous aussi, de même » Matthieu 7. 12

Les belles journées d’été et d’automne avaient pris fin et les premiers froids commençaient à se faire sentir. Pendant les derniers mois, Édouard s’était mis de tout cœur à sa nouvelle tâche, et l’ouvrage ne lui avait pas manqué. Grâce à son intelligence et à son activité, il avait obtenu une position de plus en plus élevée, et de garçon de magasin il était devenu commis de la maison Minturne. Il avait maintenant son comptoir et ses clients. Ce n’était pas tout : Édouard jouissait encore d’un avantage dont il soupçonnait Ray d’être l’auteur, car il avait appris peu à peu à attribuer presque tous ses privilèges à ce nouvel ami. Ce bonheur inespéré, c’était le libre emploi des longues soirées d’hiver qu’il consacrait complètement à ses livres. Combien il jouissait de ses études sous la direction de Ray, ce maître si patient, si sage, si doué ! Il était devenu tout pour Édouard, professeur, frère, ami, et son élève avait appris non seulement à l’aimer, mais à le respecter.
Sous sa bonne influence, Édouard progressait de toutes manières. Pour la première fois de sa vie, il voyait de près une famille chrétienne qui mettait journellement sa foi en pratique. Au contact de cette piété vivante, il s’épanouissait et s’affermissait selon les enseignements des saintes Écritures.
Revenant un soir de la poste où il avait été cherché les lettres, il en remarqua une dont l’écriture et l’apparence singulière excitèrent sa curiosité. Elle était à son adresse, et il l’emporta aussitôt dans sa chambre, après avoir déposé les autres à la bibliothèque. Au haut de l’enveloppe, se lisaient les mots Ted Levis, écrits en grosses lettres rondes. Quel bonheur ! pensa Édouard, que personne n’ait vu cette étrange missive avec cet affreux nom de Ted qui lui paraissait actuellement si ridicule. Personne ne l’appelait plus ainsi maintenant, et heureusement que Ray ne connaissait pas ce surnom. Qui pouvait donc lui écrire ? A l’exception des rares lettres de sa mère, il n’en recevait jamais que de Marie. Celle qu’il avait en mains ne venait pas de la maison. Édouard se décida enfin à l’ouvrir et lut ce qui suit :

« Cher Ted,
« Ma mère et morte, j’ai bien de lan nui com tu peu conprendre. Faut que je travaie. Je né pas de meyeur ami que toi. Ne pourré tu pas me trouvé une plasse dans ton magazin, je te promé de me conduir tré bien. Si tu me fé venir, tu peu conter sur ma parol doneur. J’ai de l’argen pour le voiage. J’ai araché les pom de tere du vieu Will et j’ai économisé largent. Ecri moi vite, site plait, j’ai une terible envie de venire »
« Bob Turner »

Édouard laissa tomber la terre sur le plancher et resta comme pétrifié. Que faire ? L’idée d’avoir Bob Turner à ses côtés, dans la maison Minturne, lui paraissait profondément désagréable, même insupportable. Heureusement, la chose n’était pas possible. Il est vrai que M. Minturne cherchait un messager, mais présenter un garçon comme Bob était hors de question. Pourtant Bob venait de perdre sa mère, et malgré sa légèreté et sa rudesse, il l’avait réellement aimée. Il devait être bien abattu, car il n’avait pas d’amis, et dans ce moment, il en aurait eu tout spécialement besoin. Mais comme cela serait désagréable d’avoir Bob à ses côtés ! Il paraîtrait si déplacé au milieu des autres employés ! Puis, ne serait-il pas toujours sur son chemin, l’appelant par son ancien nom de Ted, et cherchant par tous les moyens à lui rappeler son passé ? Décidément, il ne fallait pas y songer. Mais alors… Une pensée inattendue vint interrompre le cours de ses réflexions : n’y avait-il pas longtemps qu’il priait pour Bob ? Qui sait si ce rapprochement n’était pas voulu de Dieu, s’il n’était pas permis en vue de la conversion de Bob ? Dans ce cas, Édouard ne devrait-il pas le désirer et s’en réjouir ? Qu’importait, après tout, si les commis se moquaient de lui et de son ami ? Qu’importait s’il en souffrait un peu ? Si Dieu lui donnait l’occasion de faire quelque chose pour le bien d’un camarade, ne devait-il pas saisir cette occasion sans la moindre hésitation ?
Édouard s’assit afin de réfléchir à son aise. Son livre d’algèbre était ouvert sur la table ; il n’avait pas fini de préparer sa leçon pour Ray, trop préoccupé pour y penser en ce moment.
«Voyons, se dit-il, si la chose s’arrangeait et si Bob venait, que ferais-je pour lui ? Ce qu’il y a de certain, c’est que l’un de nous exercera son influence sur l’autre. Si c’est lui qui dirige, cela n’ira pas bien pour moi ; mais si au contraire c’est moi, peut-être pourrai-je lui faire un peu de bien. Si Bob ne change pas, s’il ne devient pas chrétien, il ne fera jamais rien de bon… Ce que je sais de certain, c’est que Dieu exauce les prières. Si je le crois réellement, pourquoi est-ce que je ne lui demande pas la conversion de Bob ? Il est vrai que je prie tous les jours pour lui, mais il faut avouer que je le fais comme si je ne m’attendais guère à ce que Dieu m’entendît. Dieu veut le sauver, j’en suis sûr, et s’Il ne l’a pas encore fait, c’est peut-être ma faute. Je crois vraiment que mon travail et mes leçons me font oublier peu à peu de prier pour Bob et Eli et même pour mon père. Il faut que cela change. M. Minturne dit qu’une chose n’est jamais bien faite si on ne lui consacre pas un moment spécial dans la journée. Il faut que j’essaie cette méthode. Dès aujourd’hui je m’enfermerai tous les soirs dans ma chambre à huit heures et demie, je prierai pour Bob, et je le ferai comme quelqu’un qui s’attend à être exaucé. Quelles que soient les circonstances, je veux tenir cet engagement et, en attendant, je lui chercherai une place. Oui, c’est une affaire décidée.»
Ted avait toujours été droit, et Édouard ne l’était pas moins. Une fois sa résolution prise, il quitta sa chambre, se rendit à la bibliothèque, et frappa à la porte.
– Entrez, cria M. Minturne.
Il était seul et travaillait. Il leva la tête lorsqu’ Édouard entra.
– Eh bien, Édouard, que voulez-vous ? demanda-t-il.
– Avez-vous cinq minutes, monsieur ? Je viens pour affaires.
– J’ai toujours le temps pour ce qui est utile. Asseyez-vous. De quoi s’agit-il ?
– Avez-vous trouvé un garçon de magasin ?
– Non, et vous ?
– Oui, monsieur, un garçon de chez nous m’écrit qu’il aimerait venir ici. Il s’appelle Turner, Bob Turner.
– Est-ce un brave garçon ?
– Non, monsieur.
– Eh bien ! voilà qui est clair. Pourquoi donc m’en parlez-vous ?
– C’est que je voudrais que vous en fassiez un brave garçon, monsieur.
– Par exemple ! L’idée est nouvelle. Je n’ai pas la prétention de transformer les gens. Est-il honnête, au moins ?
– Non, monsieur, du moins il n’est pas ce que vous, vous appelleriez honnête. Mais sa mère est morte et il ne possède pas un ami. Il a une foule de mauvais camarades et, s’il reste dans ce milieu, il deviendra toujours plus mauvais.
– En somme, vous pensez que mon devoir est de le faire venir afin de le sauver, si possible ? Et si j’y consentais, quelle part prendriez-vous à la tâche ?
– Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir, monsieur.
– Mais quoi donc ?
– Je tâcherais d’exercer une bonne influence sur lui.
– Et si c’était lui qui vous entraînait à mal faire ?
– Cela ne se pourrait pas, monsieur.
– Vraiment ? Comment donc en êtes-vous si sûr ?
– Je prierais tous les jours pour Bob et pour moi, monsieur, et Dieu m’entendrait, je le sais.
– Oui, mais ne savez-vous pas qu’il arrive souvent aux enfants de Dieu de s’écarter bien loin du bon chemin ? Si Bob allait vous détourner de votre devoir, je ne me pardonnerais jamais de l’avoir fait venir.
– Dieu, dans Sa grâce, ne permettra pas que je m’égare quand je le prie de tout mon cœur à propos de tout ce qui m’arrive, ajouta Édouard plus humblement.
– Bien, bien, dit M. Minturne, je crois que vous n’avez pas tort. Votre méthode me paraît excellente.
– Et puis, monsieur, reprit Édouard, qui avait gardé pour la fin son meilleur argument, il y a quelqu’un ici qui ne manquerait pas de faire du bien à Bob, c’est M. Ray.
Les yeux de M. Minturne brillèrent, mais un sourire un peu triste succéda à cet éclair de joie, car le fils qui faisait son orgueil était malade, et même dangereusement atteint.
– Oui, vous avez raison, dit-il, Ray fait du bien à tous ceux qui le connaissent. Eh bien, écrivez à ce garçon, faites-le venir, j’en ferai l’essai. A-t-il de l’argent pour le voyage ?
– Oui, monsieur.
Et, là-dessus, Édouard quitta la bibliothèque tout joyeux, car il éprouvait maintenant pour Bob un intérêt réel et souhaitait sincèrement de le voir entrer dans la maison Minturne.

23. « Si vous demeurez en Moi, et que mes paroles demeurent en vous, vous demanderez ce que vous voudrez, et il vous sera fait » Jean 15. 7

Plusieurs mois s’étaient écoulés. Édouard se réveilla un matin avec le sentiment qu’il avait vieilli de bien des années depuis le jour précédent. Son père était mort quelques jours auparavant. Le pauvre corps usé, miné par la fièvre et la toux, avait enfin trouvé son repos.
Marie avait écrit quelques lignes à son frère pour lui faire part de la triste nouvelle. Il ne les reçut qu’une semaine après l’évènement, et le même courrier lui apporta une lettre de M. Holbrand, lettre pleine de sympathie, lui donnant des détails sur la fin de son père et lui disant qu’il reposait maintenant à côté de Petit-Jean. Édouard avait parcouru ces lignes fiévreusement, cherchant des yeux quelque chose dont son cœur avait besoin. Il le trouva enfin. « Mon cher garçon, disait M. Holbrand en terminant, j’ai encore à te transmettre un message de la part de ton père. J’étais avec lui une heure avant sa mort et voici ce qu’il m’a dit : « Voulez-vous écrire à Ted que Dieu a exaucé ses prières et qu’Il a sauvé son père. Dites-lui aussi que je l’attendrai dans le ciel. Tout mon désir est qu’il continue à prier pour les autres » J’ajouterai, cher Édouard, que j’ai la plus parfaite certitude que ton père est maintenant avec son Rédempteur. Je ne puis m’empêcher de te rappeler encore une fois ce beau verset : «J’ai aimé l’Eternel, car il a entendu ma voix, mes supplications» (Ps. 116. 1).
A la vue de ces mots, des larmes de joie vinrent se mêler aux larmes de tristesse qu’Édouard répandait sur son père.
M. Minturne et son fils lui exprimèrent tous deux une vive sympathie, quoique chacun à sa manière.
– Pourquoi donc, s’écria le premier, ne vous a-t-on pas fait venir ?
– Parce que mon père est mort très subitement, Monsieur. Peut-être aussi parce que ma mère pensait que je n’avais pas les moyens de faire un si long voyage.
– Pas les moyens ? A quoi pensez-vous ? Croyez-vous donc que j’aurais permis que le voyage fût à votre charge ?
Édouard montra ensuite la lettre de M. Holbrand à Ray. Puis, éprouvant le besoin de faire part à quelqu’un de la douleur qu’il éprouvait de n’avoir pas même pu prendre part aux derniers honneurs rendus à son père, il ajouta :
– Je regretterai toujours de n’avoir pu assister à l’enterrement.
Ray posa la main affectueusement sur l’épaule d’Édouard :
– Non, cher ami, ne dites pas cela, quand vous serez là-haut, quand vous vous trouverez en présence de votre Rédempteur et que vous reverrez votre père, vous ne regretterez plus, je vous assure, de n’avoir pas assisté à son enterrement.
Pendant ce temps, Bob avait été installé dans les magasins Minturne. Il ne demeurait cependant pas sous le même toit qu’Édouard, au grand soulagement de celui-ci, qui avait craint un instant que son heure tranquille avec Ray ne fût compromise par la présence de Bob.
Bob se conduisait très bien, beaucoup mieux que tous ceux qui le connaissaient n’auraient osé l’espérer. Il semblait avoir pris une ferme résolution de se corriger, et Édouard était frappé du changement opéré dans sa conduite. Cependant, à bien des égards, sa présence dans la maison Minturne était une épreuve pour Édouard. Rien ne le vexait plus, par exemple, que de s’entendre appeler Ted. A ses yeux, ce surnom appartenait au pauvre garçon déguenillé qui errait autrefois du matin au soir dans les rues, à la recherche de quelque amusement ou de quelque mauvais tour, mais non au commis de la maison Minturne, au moniteur de l’école du dimanche, au jeune homme rangé qui consacrait ses soirées à l’étude du latin et de l’algèbre.
Bob Turner, lui, ne comprenait rien à ces distinctions, et quoiqu’il considérât avec une admiration respectueuse le costume de drap fin que portait Édouard, et qu’il s’étonnât de voir les fréquentes marques d’estime que lui donnait M. Minturne, il persistait néanmoins à se servir, à l’égard de son ancien camarade, du surnom de « Ted », qu’il se plaisait à faire résonner bruyamment et constamment aux oreilles de tous les commis. Mais Ray semblait avoir le don de faire oublier les petites contrariétés. Édouard l’avait remarqué et c’est ce qui le poussa un soir, où Bob l’avait particulièrement agacé, à entrer tout droit dans la bibliothèque où Ray se tenait ordinairement.
– Je voudrais bien que ce garçon apprît enfin les bonnes manières, dit-il avec humeur.
– Que vous est-il arrivé, Édouard ? demanda Ray à la vue de ses sourcils froncés.
Édouard rit.
– Je suis ridicule, je le sais, mais je ne puis m’empêcher d’être fâché contre Bob. Il a la manie de m’appeler toujours par mon petit nom, et il le crie aux oreilles de tout le monde comme si j’étais sourd. Je déteste ce nom. Comment fait-il pour ne pas s’en apercevoir ?
– Qui donc vous a donné ce surnom pour la première fois ? demanda Ray.
– Qui me l’a donné ? répéta Édouard, et il feuilletait avec agitation son dictionnaire. Mais je crois que c’est ma sœur Marie. Elle m’a baptisé ainsi quand elle ne savait pas encore parler. Je ne sais comment elle a fait pour fabriquer ce nom, mais elle aurait mieux fait de dormir à ce moment-là. Quoi qu’il en soit, c’est d’elle que je le tiens, et je l’ai conservé depuis lors.
– Et votre petit frère, celui qui est mort, vous appelait-il aussi Ted ?
Le regard d’Édouard s’adoucit.
– Oh ! oui, dit-il, je crois même que c’était là le seul mot qu’il pût prononcer. Il me semble que je l’entends encore.
– Eh bien ! Édouard, je crois qu’à votre place, je ne détesterais pas ce nom puisque votre petit frère, et sans doute aussi votre père, ne vous ont jamais appelé autrement.
Édouard se taisait. Ray continua après un instant de silence :
– Puis, je vous ferai remarquer deux choses. Premièrement, si vous voulez faire du bien à Bob, il faut être prêt à supporter de lui des choses plus désagréables que celles-là. L’offense n’est, après tout, pas si grave, n’est-ce pas ? Ensuite dites-moi, Édouard, quel est donc le véritable nom de Bob ?
Édouard rougit. Il sourit et finit par éclater de rire.
– Mais cela serait ridicule si lui, je l’appelais Robert… Voilà mon thème, Ray, je l’ai terminé.
Et il ne fut plus jamais question de ce sujet entre les deux amis.
Quelques jours après, Édouard, ayant été retenu plus tard qu’à l’ordinaire dans les magasins, se trouvait seul avec Bob, occupé à fermer les volets.
– Ted, je te prie, fais-moi un plaisir, rentre avec moi ce soir, seulement pour une fois, dit Bob. M. Ray a si mal à la tête que tu n’auras, sans doute, pas ton ennuyeuse leçon aujourd’hui. Tous les commis passent la soirée au théâtre, et je vais m’ennuyer à mourir tout seul dans ma chambre.
– Et comment se fait-il que tu n’ailles pas aussi au théâtre, toi ? demanda Édouard.
– C’est bien simple, je ne suis pas homme à donner ma parole pour ne pas la tenir. Ce Ray Minturne fait de moi ce qu’il veut, et j’ai eu la bêtise de lui promettre de ne pas y aller. Allons, tu viens, n’est-ce pas, c’est convenu ? Tu es un bon garçon, après tout.
– Non, dit Édouard avec décision, je ne le puis pas.
– C’est vraiment trop fort, Ted Levis ! s’écria Bob. Je ne te croyais pas capable de cela. Voilà des mois que je suis ici, et tu n’as pas encore mis les pieds chez moi, pas plus que si tu ne m’avais jamais connu. On dirait que tu as honte de ton ancien ami, et pourtant personne n’a rien à me reprocher et tu conviendras que j’ai tenu la promesse que je t’ai faite avant mon arrivée. Tu n’es qu’un prétentieux, si tu commences à me mépriser parce que tu habites une belle maison et que tu portes un habit noir !
– Allons ! Allons ! dit Édouard. Quelles bêtises tu débites là ! Il faut avouer que cela serait spécial, si j’avais honte de fréquenter un garçon à qui Ray parle tous les jours. Mais, voyons, Bob, plaisanterie à part, je ne puis rentrer avec toi ce soir, et je ne le pourrai pas non plus demain, ni aucun autre jour. Je me suis engagé à faire quelque chose régulièrement tous les soirs à huit heures et demie, et je crois qu’il est tout près de huit heures et demie, maintenant.
Bob le regarda curieusement.
– Ted, je n’ai jamais vu de garçon plus original que toi, dit-il enfin. Est-ce de leçons qu’il s’agit ?
– Non, pas du tout.
– Ne pourrais-je pas alors rentrer avec toi afin de t’aider à faire cette chose ?
Édouard parut réfléchir un instant.
– Oui, dit-il, tu pourrais m’aider mieux que qui que ce fût, mais tu ne le voudrais pas.
– Eh bien, dit Bob, aussi vrai que je suis là devant toi, je te promets de t’aider ce soir, si tu me dis de quoi il s’agit.
– Le promets-tu ? demanda Édouard.
– Oui, je le promets, et il me semble, Ted, que tu as des preuves que je sais tenir parole.
– Bien, dit Édouard, je te le dirai.
Et il sortit du magasin en compagnie de Bob, après s’être assuré que la porte était bien fermée.
-Tous les soirs, à huit heures et demie précises, je vais dans ma chambre, et je demande à Dieu de tout mon cœur qu’Il te donne le désir de devenir chrétien.
Bob ne répondit pas un mot. Il marchait à grands pas à côté d’Édouard. Ce ne fut que devant la porte de M. Minturne qu’il rompit le silence.
– Ted, c’est lâche ce que tu as fait là.
– Quoi donc ?
– De faire promettre à quelqu’un une chose qu’il ne peut tenir.
– Je n’ai pas fait cela. Ne veux-tu pas venir au Sauveur ?
– Non, cela ne me préoccupe nullement.
– Ce que tu me dis est trop insensé pour que j’y croie, dit Édouard. Tu as besoin de quelqu’un pour t’aider, je sais que tu en as besoin aussi bien que qui que ce soit. Eh bien, puisque tu n’as qu’à le demander pour l’obtenir, pourquoi ne le ferais-tu pas ? D’ailleurs, comme je te l’ai dit, c’est le désir de devenir croyant que je demande à Dieu de te donner. Il y a une chose que tu peux faire du moins, c’est prier, et tu sais, tu m’as fait une promesse maintenant, et j’ai confiance en toi.
Bob suivit son ami. Ils traversèrent le vestibule et montèrent dans la jolie chambre d’Édouard. Arrivés là, Bob se mit à siffler avec une indifférence affectée, tandis qu’Édouard allumait le gaz.
– Tu es logé comme un prince, dit-il, en jetant des regards pleins d’admiration sur les beaux meubles qui reluisaient à la lumière du gaz. Tout a vraiment grand air dans cette maison.
– Oui, en effet, dit Édouard. Bob, il est huit heures et demie.
– Bien ! dit Bob avec bonne humeur, mais explique-moi un peu ce que je dois faire. Tout cela est très nouveau pour moi.
– Je vais me mettre à genoux et prier pour toi, et tu sais, tu m’as promis d’en faire autant.
Édouard s’agenouilla devant son lit, tandis que Bob suivait son exemple avec un petit rire embarrassé. Mais Christ intercédait, sans doute, aussi dans ce moment, et dictait à Édouard les paroles qu’il prononça, car à plusieurs reprises, Bob passa furtivement sa manche devant ses yeux pour cacher les larmes qui jaillissaient malgré lui. C’était la première fois qu’il entendait prier pour lui.
Bob se rappela toujours cette soirée, et pour plus d’une raison. Ray, qui était malade ce jour-là, invita les deux garçons à entrer quelques instants dans sa chambre. Quoique souffrant, il ne pouvait manquer cette occasion de voir Bob et de causer avec lui. La demi-heure qu’ils passèrent ensemble s’écoula si agréablement pour Bob que, lorsque Ray lui demande de revenir souvent le voir, il y consentit avec le plus grand plaisir. Il tint parole, et lorsque, venant faire sa visite, il lui arrivait de passer devant la porte d’Édouard, entre huit et neuf heures du soir, il marchait toujours sur la pointe des pieds de peur de troubler son recueillement. Bientôt il découvrit que Ray aussi priait pour lui tous les soirs, et peu à peu naquit dans son cœur le désir de le faire lui-même, et d’obtenir ce que ses amis demandaient pour lui avec tant d’ardeur.
Il y avait une promesse qu’Édouard avait serrée dans son cœur et sur laquelle il comptait fermement. C’était : « Vous demanderez ce que vous voudrez, et il vous sera fait ». Mais il connaissait aussi la condition qui l’accompagne : « Si vous demeurez en Moi » et il avait à cœur de la réaliser.
– Que je voudrais pouvoir faire quelque chose pour vous ! dit Bob un soir, assis avec Édouard près de la chaise longue de Ray qui souffrait de violentes douleurs à la tête.
– Il y aurait une chose que vous pourriez faire pour moi, répondit Ray vivement, et rien ne pourrait me causer plus de joie que cela.
– Quoi donc ? demanda Bob, les yeux brillants de plaisir.
– Vous pourriez vous donner à Christ.
Bob ne répondit pas. Il paraissait sérieux et préoccupé.
– Je le ferais, dit-il enfin, si je savais comment.
– Et si je vous disais comment, le feriez-vous ?
– Oui, certainement.
Et la voix de Bob exprimait la sincérité.
– Eh bien, agenouillez-vous à côté de moi, et dites à Dieu que vous désirez venir à Jésus, votre Sauveur, et reconnaître en Lui le modèle de votre vie.
Bob hésitait. Il se livrait un combat dans son cœur. Enfin il se jeta à genoux. Le silence régnait quelques minutes plus tard dans la chambre, une prière ardente montait du cœur des trois amis et Dieu la recueillait avec amour. Lorsque Bob voulut se relever, Ray mit la main sur sa tête et dit solennellement :
– Oh ! Rédempteur bien-aimé, voici une âme qui vient à Toi. Lavée dans ton sang précieux, elle sera préparée pour le ciel. Nous te prions pour elle parce que nous connaissons Tes promesses et que nous comptons sur Ta fidélité.
Une heure plus tard, Ray et Édouard, restés seuls, causaient. Bob les avait quittés plein de joie d’avoir trouvé le pardon.
– Édouard, dit Ray, quel était donc ce verset que votre pasteur vous écrivait à la mort de votre père ?
– «J’ai aimé l’Eternel, car Il a entendu ma voix, mes supplication» (Ps. 116. 1), répondit Édouard, le cœur débordant de reconnaissance.

24. « Et ayant regardé, elles voient que la pierre était roulée ; car elle était fort grande » Marc 16. 4

Le temps s’écoulait rapidement. Édouard constata un soir avec surprise qu’il y avait juste trois ans qu’il était entré dans la maison Minturne. Il n’avait cessé, pendant ces années, d’étudier avec persévérance et avec ardeur. Ray, de son côté, s’était montré un professeur modèle, aussi les progrès de son élève avaient-ils été surprenants.
Assis dans la bibliothèque, Édouard attendait Ray. Son visage était troublé. Il venait de recevoir une lettre de Marie qu’il relisait pour la seconde fois. C’étaient de bonnes longues lettres que celles que Marie lui écrivait deux fois par mois. Dans celle-là, par exception, il y avait quelques lignes de sa mère. Elles étaient pleines d’affection et, cependant, elles avaient amené le trouble sur le visage d’Édouard. Les choses marchaient bien à la maison, écrivait-elle, et depuis que ses nuits étaient tranquilles, elle se portait mieux. Ce n’était pas sans un soupir que sa mère avait dû écrire ces mots, pensa Édouard. Elle ajoutait, en terminant, qu’elle avait un ouvrage assuré et pourrait dorénavant suffire à ses besoins et à ceux de Marie sans le secours de son fils. « Je désire, cher Ted, que tu gardes maintenant ce que tu gagnes, disait-elle. Marie me dit que tu désires faire des études. Dans ce cas, tu auras besoin de ton argent plus tard. Ton pauvre père répétait souvent que tu deviendrais un jour un homme instruit, et je crois qu’il serait heureux de te voir étudier ».
Que de tendresse maternelle dans ce simple post-scriptum ! Oui, sa mère avait dû beaucoup changer pour écrire de cette façon. Mais quelque plaisir que ces lignes lui causèrent, elles avaient produit sur lui une impression pénible en réveillant, comme tout à nouveau, son ancien rêve de faire des études. Ce rêve n’avait jamais été oublié. Ces trois dernières années, au contraire, il n’avait fait que prendre une forme plus positive. Jusque-là, Édouard avait réussi à tenir ses projets d’avenir à l’arrière-plan, tandis que ce soir-là il en était comme subjugué. Comment les réaliser ? Telle était la question qu’Édouard ne pouvait résoudre. Pour atteindre le but, ne lui faudrait-il pas laisser le commerce et commencer tout de suite des études suivies ? Mais de quoi vivrait-il durant ses études s’il quittait le toit hospitalier des amis qui lui avaient fait une si grande place dans leur cœur et dans leur vie de famille ? Édouard avait souvent pensé aux paroles d’encouragement de M. Holbrand, la veille de son départ. Jusqu’alors, il avait réussi à bannir toute inquiétude au sujet de « la grande pierre », mais ne semblait-il pas ce soir, depuis l’arrivée de cette lettre, qu’il l’avait atteinte, qu’elle obstruait son chemin et qu’il ne pouvait pas faire un pas de plus sans buter contre elle ?
Plus Édouard réfléchissait à la question, plus son front s’assombrissait. Ray entra à ce moment et interrompit le cours de ses pensées. Il paraissait très faible et se laissa tomber sur la chaise longue.
– Ray, dit Édouard avec sollicitude, vous n’êtes pas assez bien ce soir pour me donner ma leçon.
– En effet, répondit Ray en souriant, nous causerons à la place. Mais vous avez l’air préoccupé, avez-vous reçu de mauvaises nouvelles ?
– Oh ! dit Édouard, je lisais une lettre de ma mère qui me parle de mon avenir.
– De votre avenir ? Vous demanderait-elle de renoncer à votre projet d’étudier ?
– Non, au contraire, Ray, elle m’encourage à le mettre à exécution.
– A la bonne heure ! Je désirais justement vous parler ce soir à ce sujet. Ne croyez-vous pas qu’il est grand temps maintenant de prendre vos mesures et de vous mettre à l’œuvre ?
– Je crois bien qu’il est grand temps, répondit Édouard, dont le visage restait sombre, mais que faire ?
– Ceci m’amène à vous parler d’un projet que j’ai dans l’esprit depuis quelque temps, Édouard. Savez-vous que, dès mon enfance, j’ai eu comme vous un rêve, celui de devenir pasteur, et que j’ai dû y renoncer ?
– Non, dit Édouard, – et sa voix exprimait une tendre sympathie, – je ne m’en serais jamais douté.
– C’est pourtant le cas, dit Ray tristement, et je souhaite pour vous que vous n’ayez jamais à faire un pareil sacrifice. Il n’y a que quelques semaines que j’ai perdu mon dernier espoir à cet égard. Voilà près de trois ans que j’ai dû interrompre mes études et rentrer à la maison, espérant retrouver des forces. Vous savez ce qu’il en a été.
Ray se tut un instant et posa sa main amaigrie sur son front.
– Mais maintenant, j’y ai renoncé, entièrement renoncé, ajouta-t-il. Puis il reprit avec un certain entrain : j’y ai renoncé pour moi, Édouard, mais pas pour vous, et voici en peu de mots ce que je veux vous dire ce soir. Je ne pourrai jamais être d’une grande utilité à mon prochain, mais vous le pouvez. Vous avez le goût de l’étude, vous aimez les enfants, vous appartenez au Seigneur Jésus et vous désirez Le servir. N’y a-t-il pas là de quoi faire de vous un homme utile si vous vous consacrez à l’enseignement ? Vous avez des talents et de la santé… Moi j’ai de l’argent. Ne croyez-vous pas qu’en les unissant nous pourrions atteindre notre but ?
– Je… je ne vous comprends pas, dit Édouard stupéfait.
– Eh bien, je vais vous l’expliquer. J’aimerais vous voir entrer tout de suite dans une bonne école préparatoire, puis dans un an ou deux à l’université, afin d’y faire des études complètes en vue de l’enseignement. Je mets à votre disposition la somme qui vous sera nécessaire. Comprenez-vous maintenant ?
– Ray, je ne sais que dire, je suis trop étonné… trop reconnaissant…
– Alors vous acceptez ?
– Mais Ray…
– Eh bien ?
– N’y a-t-il pas une juste fierté qui consiste à se passer du secours d’autrui ?
– Cela dépend des circonstances, dit Ray, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il y a beaucoup de mauvaise fierté. Laissez-moi vous expliquer ma pensée, continua-t-il avec animation. C’est bien, c’est honorable de se passer autant que possible du secours des hommes pour les choses de la terre ; mais refuser du secours lorsqu’il s’agit d’avancer l’œuvre de Dieu, c’est de la vanité et de la folie. Comprenez-vous ? Dieu m’a donné de l’argent, je ne cherche qu’une occasion de le lui rendre en l’employant à son service. Si vous l’acceptez, j’aurais la joie de faire quelque chose pour Lui. Vous le voyez, j’aurais désiré ardemment me vouer au ministère. Voilà des années que je demande à Dieu de me le permettre, mais Il n’a pas trouvé bon de m’accorder cette joie. Je n’ai point de santé, vous en avez une excellente, et vous êtes prêt à la consacrer à Dieu. Croyez-vous que nos dons lui soient moins agréables parce que nous les unissons ?
– Non, dit Édouard lentement, mais j’avais espéré mettre mon projet à exécution avec l’aide de Dieu seul.
– C’est-à-dire que vous préférez attendre encore bien des années et raccourcir peut-être beaucoup votre belle carrière, plutôt que de me permettre de faire ce qui est en mon pouvoir pour hâter le moment qui fera de vous un homme utile et influent ?
– Mais Ray, n’y a-t-il pas une foule de personnes que vous pourriez secourir aussi bien que moi ? Le monde est plein de jeunes gens qui ne demanderaient pas mieux que de s’instruire et qui n’ont pas les moyens.
– C’est parfaitement vrai. Mais, Édouard, vous serait-il indifférent d’aider, à l’occasion, un jeune homme dont vous n’auriez jamais entendu parler ou de m’aider, moi ?
Édouard se dirigea vers la chaise longue où Ray était couché et posa la main affectueusement sur ses yeux fermés.
– Ray, il n’y a rien au monde que je ne sois prêt à faire pour vous, dit-il.
– Alors, vous acceptez mon offre ?
– J’en serais très heureux. Je vous remercie du fond de mon cœur de votre générosité. Ah ! ne croyez pas que je sois un ingrat. Si j’hésitais à accepter, c’est que je croyais… je pensais que peut-être…
– Je vous comprends, dit Ray, voyant qu’Édouard avait de la peine à exprimer sa pensée. Je vous comprends très bien, mais je crois que vous avez tort. Et puis, cher ami, vous serez convaincu un jour que vous avez bien fait, lorsque vous saurez quelle joie vous m’avez causée.
-Ray, vous ne pouvez faire plus pour moi que vous n’avez déjà fait, car après tout l’argent est peu de chose en comparaison du reste.
Les amis se turent.
– Savez-vous, Ray ? je crois que vous êtes plus pour moi que personne ne sera jamais sur la terre.
Il y avait un peu d’incrédulité dans le sourire de Ray, mais il n’eût pas voulu contredire Édouard pour tout au monde.
– Je suis si heureux, dit-il, et je crois que Dieu fera plus par votre moyen qu’il n’aurait fait par le mien.
Édouard monta dans sa chambre après cet entretien, prit sa Bible, sa précieuse lampe, et cherchant l’histoire de la résurrection, il relut les paroles qui lui étaient devenues si chères : « …elles voient que la pierre était roulée ; car elle était fort grande ». Il les souligna en se disant que certainement l’Ange de l’Eternel était encore à l’œuvre sur la terre.
Deux jours plus tard, Édouard, traversant les magasins, s’arrêta devant le comptoir de Bob.
– Bob, dit-il, je pars demain matin pour notre pays.
– Est-ce possible ? s’écria Bob, et il déposa les cartons qu’il tenait à la main, comme pour mieux saisir la portée des paroles d’Édouard. Que je voudrais donc t’accompagner pour voir ce que les gens diront !
– Tu aimerais à savoir ce qu’ils diraient de toi ? demanda Édouard en riant.
Et il considérait Bob avec joie, à la pensée du merveilleux changement qui s’était opéré en lui.
Depuis longtemps, Bob n’était plus messager dans la maison Minturne. Il avait maintenant son comptoir comme les autres commis. Le personnel des magasins n’avait jamais été témoin d’un avancement aussi rapide que celui-là, mais M. Minturne s’était décidé à faire une exception en faveur de Bob. Il n’avait pas tardé à remarquer que si Bob n’avait aucun goût pour l’étude, il avait, en revanche, le génie du commerce. Avec l’encouragement et le secours nécessaires, il se distinguerait un jour dans sa partie.
C’est ainsi que peu à peu Bob avait gagné une place d’honneur dans les magasins. Il était très populaire parmi les commis et commençait même à avoir ses clients qui s’adressaient de préférence à lui plutôt qu’aux autres. Il y avait mieux que cela, car Bob était devenu un véritable chrétien. Son amour, mêlé de respect pour Ray Minturne lui servait de sauvegarde et il faisait son possible pour exercer une bonne influence sur les jeunes employés de la maison. En général, on le préférait à Édouard, car Édouard avait trop d’intimité avec la famille Minturne pour ne pas exciter un peu d’envie parmi ses camarades.
– Eh bien ! Ted (Bob n’avait jamais pu renoncer au nom de Ted, mais Édouard n’était plus offusqué), tu diras à toutes mes connaissances que je me porte bien, que je suis très heureux et que je ne désire jamais les revoir. Je crois bien que je n’ai pas un seul ami là-bas et, ce qu’il y a de sûr, c’est que je l’ai bien mérité.

25. « Comment un jeune homme rendra-t-il pure sa voie ? Ce sera en y prenant garde selon Ta parole » Ps. 119. 9

Pour la dixième fois peut-être, Marie Levis lissait les plis de sa jolie robe d’indienne rose et l’arrangeait devant la petite glace, puis jetait un regard satisfait autour d’elle, se demandant quel petit embellissement elle pourrait encore apporter dans l’arrangement de la chambre.
Cette chambre est celle que nous connaissons déjà, celle où Marie a passé son enfance, celle que Petit-Jean et son père ont quittée l’un après l’autre pour ne plus y rentrer. C’est la même chambre et cependant elle n’est pas reconnaissable. Devant le lit, se trouve un joli petit tapis, dernier cadeau de Noël de Mme Minturne, la table ronde est ornée de quelques livres. Les rideaux de mousseline blanche, retenus par de petits rubans, laissent entrer les derniers rayons du soleil couchant dans la pièce qui paraît vraiment jolie et gaie. Une table y est dressée avec trois couverts. Évidemment, on attend quelqu’un, car Marie ne cesse d’aller et venir dans la chambre, tandis que Mme Levis lève constamment les yeux de son ouvrage pour jeter un long regard par la fenêtre.
– Le train doit être arrivé maintenant, dit subitement Marie, et s’il a pris ce convoi, il sera ici dans cinq minutes.
Cinq minutes s’étaient à peine écoulées, en effet, quand un pas rapide se fit entendre sur la route. La porte s’ouvrit vivement et Édouard Levis entra.
Marie était toute prête à s’élancer à la rencontre de son frère et à se jeter à son cou. Mais, au lieu de le faire, elle resta immobile. Malgré les lettres fréquentes qu’ils avaient échangées durant les dernières années, elle se l’était représenté tout différent. Le frère qu’elle attendait devait être grand, fort, carré d’épaules, portant un habit de bon drap gris ou brun, des souliers neufs et un chapeau de paille bien blanc. Il aurait changé sans doute, il fallait s’y attendre, mais était-ce bien le jeune homme qu’elle avait devant les yeux, avec sa taille élancée, son habit noir si bien coupé, son col de chemise si blanc et ses bottines si brillantes ? Marie demeurait immobile, embarrassée.
La mère, elle, avait reconnu son fils. Elle avait vu en lui l’image de son mari tel qu’elle l’avait connu bien des années auparavant, de son mari qu’elle avait toujours aimé malgré la pauvreté, les difficultés ou la maladie. Elle aurait voulu pouvoir témoigner toute la tendresse renfermée dans son cœur maternel, mais elle ne put en dire bien long, et se contenta de serrer Édouard dans ses bras en murmurant : « Mon fils bien-aimé ! »
Quelle joie régna ce soir dans la petite demeure ! Édouard était rayonnant, quoique son regard et ses pensées se portèrent bien des fois vers le grand lit laissé vide par son père.
Il lui semblait marcher comme dans un rêve, lorsqu’il parcourut les rues de la petite ville le lendemain matin. Il éprouvait le désir de revoir toutes les maisons, de marcher sur toutes les pierres qu’il avait foulées dans ce passé qui lui paraissait maintenant si lointain.
Il se dirigea d’abord vers l’étang, où, quatre ans auparavant, il avait passé une partie de la matinée, suivant des yeux les poissons et enviant leur sort, tout en repoussant dans son esprit le récit de Miss Perry.
Il prit ensuite le chemin du cimetière pour revoir la tombe de Petit-Jean. C’était là que Ted avait donné son cœur au Seigneur et emboîté le chemin d’une vie nouvelle. A côté de cette tombe d’enfant s’en trouvait maintenant une plus grande. En la voyant, Édouard remercia Dieu de ce qu’il avait le ferme espoir de rejoindre un jour, dans le ciel, son père aussi bien que son petit frère.
De là, il se dirigea vers le pied de la colline et alla s’asseoir sous le vieil aune. Il tira de sa poche sa petite Bible usée, en tourna les feuillets avec amour, s’arrêtant d’abord à la page où M. Holbrand avait inscrit son nom, puis à celle où il avait écrit : « Ta Parole est une lampe à mon pied, et une lumière à mon sentier ». Que de fois il avait fait l’expérience de la vérité de cette parole ! Sous cet arbre même, sa lampe ne l’avait-elle pas aidé à remporter plus d’une victoire sur Satan ? A cette pensée, Édouard remercia encore Dieu pour son précieux don, puis il se dirigea vers la ville où il désirait revoir la place du marché, témoin de bien des scènes de sa jeunesse.
M. Dewey, averti de l’arrivée d’Édouard Levis, se tenait justement sur le seuil de son magasin dans l’espoir de le voir passer. A son approche, les mots : « Eh bien ! Ted, comment cela va-t-il ? » étaient sur ses lèvres, mais il se retint. Un certain quelque chose dans la mise ou dans l’air digne de ce grand jeune homme lui inspirait du respect, et lui donnait à penser que cet accueil familial ne convenait pas. Il s’approcha d’Édouard, et, lui serrant cordialement la main :
-Bonjour, Levis, dit-il, je suis bien aise de vous revoir.
Édouard passa ensuite chez M. Minturne, qui lui donna la poignée de main la plus affectueuse qu’il eût reçue de la journée.
– Vous avez fait bien du chemin depuis votre départ, Édouard, s’écria-t-il, et je vous en félicite du fond du cœur.
Puis il ajouta aussitôt :
– Comment va Ray ? Ah ! je comprends. Pas mieux ? Et vous l’aimez, je vois ? D’ailleurs qui ne l’aimerait pas ?
Ce fut à l’école qu’Édouard se rendit en dernier lieu. Tout en marchant, il pensait à Bob Turner, et regrettait qu’il n’eût pu faire cette visite avec lui.
M. Barroud lui ouvrit la porte et l’accueillit avec la plus grande cordialité. Que de changements trois années avaient amenés dans la classe ! Instinctivement, Édouard chercha du regard Eli, Edgar, Willy et d’autres, oubliant un instant que, depuis longtemps, ils avaient quitté ces bancs pour entrer dans différentes universités. Les élèves qu’il avait connus autrefois dans la classe, où l’on étudiait la multiplication et la division, faisaient maintenant de l’algèbre et du latin. Assis près du tableau noir, Édouard suivait avec intérêt un élève qui travaillait péniblement à chercher la solution du problème. Quel ne fut pas son étonnement en reconnaissant le problème des vaches et des moutons, ce problème qui lui avait valu un de ses premiers triomphes à l’école ! Saisissant aussitôt un des livres de calcul :
– M. Barroud, dit-il, ce problème ne vous rappelle-t-il rien de spécial ?
– Mais non, rien de bien spécial, si ce n’est que je l’ai déjà vu embarrasser bon nombre de mes élèves.
– Moi, je me le rappelle bien, reprit Édouard. Je lui dois ma première réussite à l’école.
– Vraiment, je crains qu’il n’en soit pas de même pour le pauvre Joseph. Il paraît incapable de s’en tirer.
M. Barroud étant occupé avec un autre élève, Édouard offrit à Joseph de l’aider.
– Je me rappelle bien ce problème et ces terribles moutons, lui dit-il avec bonté. Est-ce que ce sont peut-être ces mots que tu ne comprends pas? Et il lui montra le fameux ont été évalués.
– Oui, je ne comprends rien à cette phrase, dit Joe de mauvaise humeur. Ce problème n’est pas clair.
– Écoute bien, dit Édouard, et tu comprendras. Et, se reportant en pensée à plusieurs années en arrière, il répéta à son petit élève toute l’explication qu’il avait reçue autrefois au chevet du lit de son père. Comme autrefois, elle fit merveille et Joe se remit tout joyeux à son travail.
– Je lui ai répété l’explication que mon père m’a donnée un jour, dit-il avec émotion, en regardant M. Barroud.
A cet instant, on apporta un billet au maître de classe. Il le parcourut rapidement des yeux, puis s’adressant à Edouard :
– Si vous n’aviez pas quitté l’école de si bonne heure, je vous demanderais de donner la leçon d’algèbre à ma place, et j’irais voir un ami qui ne passe qu’une heure en ville entre deux trains.
– Voulez-vous me permettre d’essayer ?
M. Barroud le regarda surpris.
– Avez-vous étudié l’algèbre, Édouard ?
– Oui, monsieur.
– Avez-vous étudié tout le volume à fond ?
– Oui, certainement.
– Vous sentez-vous sûr de ce chapitre ? demanda M. Barroud.
– Parfaitement sûr, monsieur, dit Édouard.
Et il ne put s’empêcher de sourire à la vue de l’hésitation de son ancien maître.
M. Barroud partit donc, laissant Édouard en charge. Celui-ci s’assit au pupitre et posa quelques questions. Les élèves pensèrent d’abord que ce serait une bonne occasion de montrer leur savoir. La dernière fois qu’ils avaient vu leur professeur actuel, il faisait partie d’une des divisions inférieures. Mais ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que le manuel d’algèbre lui était tout à fait familier et qu’il en connaissait chaque problème presque par cœur.
M. Barroud, revenu pendant la leçon d’Édouard, suivait ses explications avec une joyeuse surprise.
– Je vous remercie beaucoup, Édouard, dit-il. Vraiment, vous devriez vous vouer à l’enseignement. Mais, dites-moi, avez-vous étudié l’algèbre tout seul ?
– Non, dit Édouard – et son visage s’illumina au souvenir de Ray – j’ai eu le professeur le plus sage et le plus capable qu’on puisse trouver.
Édouard resta dans l’école jusqu’à la sortie des classes. Il alla s’asseoir à son ancienne place et chercha à se représenter que le passé était revenu, que Bob allait entrer, qu’il s’assiérait à ses côtés, qu’il commencerait ses innombrables taquineries. Mais non, il n’y réussissait pas. Les choses avaient trop changé, et, à cette pensée, l’image de Ray se dressa de nouveau devant ses yeux. Quel précieux ami il eût été pour lui dans ce passé où il avait souvent connu l’isolement !
Comme il reprenait le chemin de la ville, il rencontra M. Holbrand qui fit quelques pas avec lui.
– Tu pars la semaine prochaine ? demanda-t-il après quelques instants de conversation amicale.
– Oui, monsieur, mardi.
– Que Dieu te bénisse ! mon ami, comme il l’a déjà fait.
Puis, après une pause :
– Édouard, mon fils ne s’est pas encore donné au Seigneur. As-tu continué à prier pour lui ?
– Oui, certainement, monsieur, dit Édouard. Comment oublierais-je de prier pour le fils de celui qui m’a fait un si grand bien et qui a soutenu mon père sur son lit de mort après l’avoir amené à la lumière ?
Édouard passa ensuite devant le bureau de M. Minturne qui échangeait quelques paroles dans la rue avec M. Dewey. S’il avait pu entendre leur conversation, il aurait eu lieu de se rappeler certaine petite confidence qu’il avait faite aux poissons par une belle matinée d’été, bien des années auparavant.
M. Minturne le suivit longtemps du regard, puis se retournant vers M. Dewey :
– Je ne connais pas dans la ville de jeune homme qui donne plus d’espérance que celui-là.
– Oui, dit M. Dewey en souriant. J’ai fait cette observation que, depuis le jour où il m’a rapporté les billets de théâtre, ses progrès ont toujours été en croissant.

26. « Jette ton pain sur la face des eaux, car tu le trouveras après bien des jours » Eccl. 11. 1.

Bien des années se sont écoulées et nous retrouvons Édouard Levis dans la jolie maison d’école d’un quartier fréquenté de la ville de R***.
Entrons dans son bureau de travail où la petite servante vient de lui apporter des lettres. Évidemment, ce sont des écritures bien connues, car à leur vue, M. Levis dépose aussitôt le cahier qu’il corrige et déchire vivement l’enveloppe de la première. Elle est d’Éli Holbrand, l’ancien camarade d’école pour lequel il a prié journellement pendant les quinze dernières années. Tandis que M. Levis parcourt sa lettre, son visage s’illumine de plus en plus, et il lit et relit la dernière phrase comme s’il ne pouvait en détacher ses yeux : « Mon père me charge de te rappeler ce verset : « J’ai aimé l’Eternel, car il a exaucé ma voix, mes supplications ». Je remercie le Seigneur de t’avoir mis au cœur de prier pour moi comme tu l’as fait, et je Le remercie de ce qu’Il t’a exaucé. Que Dieu te bénisse ! cher ami. »
Rarement Édouard Levis avait éprouvé une reconnaissance plus vive qu’à la lecture de cette lettre. Il avait prié pour Eli Holbrand avec zèle et persévérance, mais que de fois il s’était senti près de désespérer ! Que de fois il avait dû se répéter ces paroles : « Au temps propre, nous moissonnerons, si nous ne défaillons pas ! » Aujourd’hui cependant en relisant ces derniers mots de la lettre d’Éli : « Ton frère en Christ », il réalisait pleinement la fidélité de son Dieu.

M. Levis passa à la lettre suivante. Cette écriture lui était encore plus familière que la première, et le contenu révélait si bien le caractère de l’auteur que M. Levis ne put s’empêcher de sourire en en faisant la lecture. Elle était ainsi écrite :

« Cher Ted,
Te rappelles-tu la fête à laquelle nous avons été invités, il y a bien des années, dans le parc de M. Minturne, quand nous n’étions, toi et moi, que de pauvres petits gamins déguenillés ? Moi, je m’en souviens bien, et j’ai l’intention d’en avoir prochainement une reproduction aussi exacte que possible dans mon propre verger. J’ai invité tous les petits misérables que je connais, et tout spécialement ceux qui n’ont jamais de fête. Nous aurons de beaux feux d’artifice, de beaux chants et un beau goûter. C’est ma femme qui ajoute ce dernier détail, elle le croit de la plus haute importance. Je suis sûr qu’elle n’a pas tort, car tu le sais, Marie n’a jamais que de bonnes idées.
Arrivons au but de ma lettre. J’ai décidé que c’est toi qui feras le discours. Tu ne peux pas te soustraire à ce devoir, car j’ai formé ce projet lorsque j’étais encore sur les bancs d’école ; j’avais à peine treize ans. A propos, as-tu appris que M. Barroud a quitté l’enseignement ? Il paraît qu’il se fait vieux. Je voudrais avoir accompli ma tâche aussi bien que lui la sienne.
Notre fête est fixée au 4 juillet. J’ai hésité à l’avoir ce jour-là parce que c’est la semaine de la mort de notre bien-aimé Ray. Mais M. Minturne désire, au contraire, que la fête ait lieu à cette date, parce qu’il dit qu’elle eût été une joie pour Ray, et il a raison.
Ne t’attends pas à voir chez nous un rassemblement de toute la population du pays. Il n’y a guère que les enfants de l’école du dimanche, dont Marie et moi nous nous occupons. N’oublie pas de dire à notre mère que Marie compte sur elle autant que sur toi. Tu sais, chez nous, il ne peut y avoir de fête complète sans elle.
Tu as sans doute appris la grande nouvelle concernant Eli Holbrand, et je pense que tu en rends grâces comme moi aujourd’hui. C’est Edgar qui m’en a fait part en me promettant d’assister à notre fête.
Je t’écris au magasin. Je suis extrêmement pressé, quoique peut-être ma lettre ne le donne pas à penser. Il est donc convenu que nous t’attendons ainsi que notre mère pour le 3 juillet.
Ton dévoué, Bob Turner »

C’était un samedi que M. Levis reçut ces deux lettres. Nous le retrouvons le lendemain à l’école du dimanche, dont il est l’âme et le directeur. Le timbre annonçant l’enseignement général vient de sonner, et M. Levis se dirige vers son auditoire. Aussitôt chaque élève se redresse, les regards se fixent sur lui, car les enfants savent que pour que M. Levis commence à parler, il faut un silence absolu.
« Mes enfants, dit-il, j’aimerais évoquer aujourd’hui une histoire qui me concerne. Il y a bien des années, quand j’étais un jeune garçon, ma monitrice nous raconta, à l’école du dimanche, un récit dont Dieu se servit pour m’attirer à lui. Après Dieu, c’est cette dame que je dois remercier si j’appartiens au Seigneur Jésus aujourd’hui. C’est par exception qu’elle tenait notre groupe ce jour-là, et je ne l’ai jamais revue depuis. Vous pouvez vous représenter combien de fois j’ai désiré la rencontrer afin de lui dire le bien qu’elle m’a fait. Malgré mon désir et mes recherches, je n’ai jamais eu le bonheur de la revoir. La semaine dernière, j’ai entendu parler d’elle pour la première fois. Représentez-vous, chers enfants, que durant les six dernières années où j’ai été le directeur de votre école, je demeurais sans le savoir tout près de chez elle. Savez-vous ce que j’ai encore appris ?… Qu’elle est morte il y a quinze jours. Mon premier sentiment a été la tristesse de ne jamais pouvoir la remercier.
Pour vous, chers moniteurs ! Je voudrais que cet exemple soit pour chacun de vous un encouragement. Rappelez-vous qu’on jette souvent une semence dont on ne verra le fruit que dans l’éternité. Dans le ciel, peut-être serez-vous surpris de compter tant de fleurons à votre couronne !
Et maintenant, mes enfants, j’espère vous raconter dimanche prochain le récit qui a fait de moi un enfant de Dieu. Pendant cette semaine, je demanderai chaque jour à Dieu qu’elle produise en vous le même effet qu’elle produisit jadis en moi.
Nous allons répéter en terminant le verset que vous aurez à apprendre. Pensez-y pendant la semaine, et si vous découvrez quel rapport il a avec mon histoire, vous me le direz dimanche prochain.
Voici ce passage :
Jette ton pain sur la face des eaux, car tu le trouveras après bien des jours. Écc. 11. 1.

D’après La Bonne Nouvelle Années 1981-1982-1983.