SALLY ANNE

SALLY ANNE
ou la fête de Champ Fleuri
1er samedi.
Chapitre 1.
Comment Sally Anne arriva à Boiscombe.
Assise sur le bord de son nouveau lit, Sally Anne réfléchissait, la tête dans les mains, le regard perdu sur la campagne qu’encadrait la fenêtre de sa chambre, jusqu’à en oublier la grosse larme qui roulait sur sa joue et qui finit par tomber sur le couvre-lit.
Tourmentée par l’affreuse perspective de vivre dans cette maison, si loin de papa et maman, Sally Anne se mordait les lèvres pour ne pas pleurer. Il lui faudrait, bon gré mal gré, en prendre son parti même si, en ce moment, elle n’avait que l’envie de se jeter sur son lit et de sangloter jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus une larme.
Non ! Elle ne devait pas pleurer. Chaque fois qu’elle se reprenait à s’apitoyer sur elle-même, elle pensait aux paroles de son papa lorsque, la serrant une dernière fois dans ses bras, il lui avait dit, son regard plongeant dans le sien :
– Sally Anne ! Trois mois vont s’écouler avant que nous puissions nous revoir. Trois mois ! Ce temps peut passer très vite ou très lentement. Tout dépend de ce que tu en feras. J’aimerais, maintenant, que tu me promettes de bien l’employer. Tu pourrais, par exemple, venir en aide à quelques personnes autour de toi et tu verras que trois mois s’envoleront comme un charme.
Avant de continuer notre histoire, il faut que vous sachiez pourquoi Sally Anne habitait dans une maison étrangère, pourquoi elle se sentait si malheureuse, et enfin pourquoi elle ne verrait plus son papa et sa maman pendant trois mois.
Ses parents, M. et Mme Trivier, habitaient l’Afrique où ils œuvraient comme missionnaires. Sally Anne aimait l’Afrique, mais un jour, elle fit une maladie assez commune dans ce pays. Quand la fièvre fut tombée et qu’elle sembla hors de danger, le docteur la regarda longuement, sans mot dire, en secouant la tête. M. Trivier le raccompagna à la porte et vint prendre sa petite fille sur ses genoux.
– J’ai quelque chose de très important à t’expliquer, commença-t-il, et j’aimerais que tu m’écoutes attentivement, Sally Anne. Le docteur dit que tu as été très sage, que tu as fait tout ce qu’il t’a ordonné, mais il pense que tu devrais passer de longues vacances en Angleterre où il ne fait pas si chaud qu’ici et où tu te rétablirais tout à fait.
Le cœur de Sally Anne bat bien fort. Des vacances en Angleterre ! Voilà qui n’est pas déplaisant ! Deux fois déjà elle a fait ce long trajet avec papa et maman. Elle aime ce pays presque autant que l’Afrique.
M. Trivier serre tendrement sa petite fille contre lui parce qu’il sait que le plus difficile reste à dire et que Sally Anne en sera bouleversée.
– Cette fois-ci pourtant, continue-t-il, maman et moi nous ne pourrons pas t’accompagner. Nous avons écrit à tante Elsie. Elle a répondu qu’elle serait très heureuse de t’accueillir dans sa maison. Dans trois mois, nous irons à notre tour pour les vacances et, ensuite, nous rentrerons tous ensemble en Afrique.
Pendant un long moment Sally Anne resta silencieuse. Les vacances en Angleterre l’enchantaient, mais la pensée d’y être sans papa et maman pendant trois mois faisait trembler ses lèvres. Une grosse larme roula sur sa joue.
– Suis-je obligée de partir, papa ? demanda-t-elle. Vraiment ? Ne puis-je pas attendre jusqu’à ce que vous puissiez venir avec moi ? Cela vaudrait beaucoup mieux, ne penses-tu pas ?
– Oui, bien sûr ! Nous en avons longuement discuté, mais le docteur insiste et assure que tu dois partir maintenant. Tu as été très malade et il désire que tu te remettes au plus tôt et complètement. Qu’en dis-tu ? Vas-tu être courageuse et faire ce que nous désirons pour ton bien ?
– Je le suppose, répondit Sally Anne sans enthousiasme. Elle se sentait sans aucun courage et tout à coup étrangement seule.
– Tante Elsie fera de son mieux pour te rendre heureuse, j’en suis sûr, dit M. Trivier.
2ème samedi.
C’était précisément cela qui lui faisait peur. Elle se souvenait assez peu de tante Elsie, et ne gardait pas d’elle un bon souvenir.
L’étreinte de papa se fit plus ferme.
– Tu ne dis pas grand-chose, fit-il. Et maintenant, si nous inventions un jeu pour les trois mois de séparation ?
Sally Anne ne voyait vraiment pas comment on pourrait en faire un jeu.
– Ce ne sera pas un véritable jeu, ajouta en souriant M. Trivier qui devinait les réactions de sa petite Sally Anne. Plutôt… une sorte de souhait comme on en fait parfois à Nouvel-an. Tu sais que maman et moi nous sommes missionnaires, et que nous parlons du Seigneur Jésus à ce peuple qui ne Le connaît pas. Eh bien ! Tu vas partir en qualité de missionnaire – ma petite missionnaire.
Sally Anne ouvrit de grands yeux. Vraiment papa disait de drôles de choses quelquefois. Ne venait-elle pas d’avoir neuf ans ? Comment faire une missionnaire d’une petite fille de neuf ans ?
– Voilà qui va mieux, dit M. Trivier en souriant. Pendant une seconde j’ai retrouvé ma petite Sally Anne, toute intriguée et avec une foule de questions sur le bout de la langue. Je m’en vais t’expliquer le rôle d’une missionnaire : dans le village où habite tante Elsie, tu trouveras beaucoup de personnes qui ont besoin d’aide, et tu essaieras de les soulager comme Jésus nous l’a enseigné.
– Je comprends, dit Sally Anne, en approuvant lentement de la tête.
– Ainsi, chaque fois que tu te sentiras triste et seule, ajouta papa, regarde autour de toi si tu ne trouves pas quelqu’un encore plus triste et plus seul que toi. Cherche à l’aider et parle-lui du Seigneur Jésus et de Son amour. N’est-II pas toujours avec toi ?
Sally Anne ravala ses larmes. Personne dans le monde entier ne pouvait être plus seul et plus triste qu’elle-même en ce moment. De cela elle était tout à fait sûre. Mais, pour faire plaisir à son papa, elle répondit en soupirant :
– Je te promets d’essayer !
A partir de ce moment-là les choses se précipitèrent, si bien qu’elle n’eût guère le temps de penser.
Quelques jours plus tard, ses vêtements soigneusement pliés dans une valise, elle se tenait avec ses parents sur le large quai d’embarquement, fixant le paquebot qui devait l’amener en Angleterre.
Auprès de cet immense navire, suis-je plus qu’une mouche insignifiante ? songeait-elle. Soudain mettant fin aux sombres pensées de Sally Anne, le bateau lança un long sifflement comme s’il était lassé d’attendre et pressé de lever l’ancre.
Il fallut monter rapidement à bord. Papa et maman la serrèrent une dernière fois dans leurs bras. Quelques minutes plus tard, debout sur le pont, elle leur lança un dernier adieu. Longtemps elle agita la main, puis la brume de la mer les enveloppa et ils disparurent de sa vue.
Un moment de panique s’emparait d’elle, lorsqu’un monsieur en uniforme vint la chercher pour la conduire à sa cabine. Prestement, elle essuya ses larmes et se ressaisit.
– Je vais veiller à ce que tu arrives saine et sauve en Angleterre, dit-il. J’ai une petite fille de ton âge.
Cette déclaration rendit courage à Sally Anne, qui malgré tout se sentait perdue sur cet immense paquebot.
Enfin elle arriva en Angleterre. Tante Elsie l’attendait au port. Peu après, elles partaient ensemble pour Boiscombe, là où nous l’avons vue au début de notre histoire.
C’est ainsi que nous trouvons Sally Anne dans sa chambre et tante Elsie en bas, dans sa cuisine, préparant le repas du soir.
Grande, blonde, avec des yeux d’un bleu vif, tante Elsie était aussi jolie que la maman de Sally Anne. Par contre, elle souriait rarement et prenait à tout moment un air pincé, si bien que Sally Anne n’arrivait pas à savoir si elle aimait vraiment tante Elsie.
La chambre qu’elle avait attribuée à Sally Anne était attrayante avec sa tapisserie rose et son couvre-lit assorti. Des étagères accrochées à la paroi étaient prévues pour ses livres, une commode et une armoire pour y ranger ses affaires. On se sentait important, en quelque sorte, d’avoir une aussi jolie chambre. Malheureusement, tante Elsie avait tout gâté.
3ème samedi.
En montrant la chambre à Sally Anne, elle lui avait dit :
– Voilà, ma chère, j’ai préparé cette chambre exprès pour toi. J’espère que tu n’es pas une fille négligente et que tu sauras prendre soin de tes affaires.
C’était surtout la façon dont elle l’avait dit qui donnait à Sally Anne cette impression déprimante.
Dans la maison de la mission, en Afrique, sa chambre n’était pas si grande, mais c’était la sienne, et maman l’y laissait vivre à son idée.
Elle balança ses jambes de-ci de-là, puis tout à coup, prise de panique, elle se leva précipitamment. N’était-elle pas en train de froisser le couvre-lit et de le marquer de ronds humides par ses larmes ?
Sally Anne décida qu’elle allait faire plus attention. Après tout, c’était très gentil de la part de tante Elsie de la recevoir. Peut-être était-elle triste et solitaire comme papa le disait. Une réflexion de sa maman lui revint à la mémoire : – Elsie devrait se marier. Ce n’est pas bon pour elle de rester toute seule.
Je sais ce que je vais faire, se dit Sally Anne, je vais chercher quelqu’un qui épouse tante Elsie. Cela lui aidera beaucoup. Mais réfléchissons ! Est-ce que les missionnaires partent à la recherche de maris pour des tantes solitaires ? Oh ! si seulement papa était là pour me conseiller !
Elle n’avait plus le temps de réfléchir, sa tante l’appelait.
– Le repas est prêt, Sally Anne. J’espère que tu t’es lavé les mains. Viens vite, ma chère.
Oh horreur ! Sally Anne regarda ses mains toutes sales. Arrivée à la salle à manger, elle eut soin de les garder fermées, mais le regard perçant de tante Elsie semblait avoir découvert qu’elle ne les avait pas lavées.
Tante Elsie était institutrice et connaissait toutes les habitudes des petites filles. Elle était pourtant aimable à sa façon, mais d’une amabilité feinte.
– Maintenant, Sally Anne, dit-elle, une fois que la table fut desservie, je désire te parler. Je suppose que tu te sens très dépaysée. La vie ici est toute différente de celle de l’Afrique, mais j’espère que tu seras heureuse. Je suis très contente de t’avoir avec moi.
– Oui, tante Elsie, dit Sally Anne poliment.
– Pendant quinze jours, je vais être obligée de te laisser souvent seule, nos vacances d’été ne commençant pas plus tôt, continua sa tante. J’espère que tout ira bien et que tu ne t’attireras pas de désagréments.
– J’ai l’habitude d’être seule, dit Sally Anne. Cela ne me fait rien. Quand papa et maman s’en vont faire leurs visites, je dois veiller sur moi-même, excepté quand Ayambu vient chez nous.
– Ayambu ? Ah ! oui, c’est une des indigènes, je suppose, fit tante Elsie en fronçant les sourcils.
– Nous ne l’appelons pas comme cela, répondit Sally Anne indignée. C’est une amie.
– Je le crois bien, ajouta rapidement tante Elsie. Mais quelle vie étrange pour une petite fille. Maintenant, tu dois essayer d’oublier l’Afrique et te souvenir qu’ici tout est différent.
– Impossible ! dit Sally Anne. Maman et papa sont là-bas et j’y retournerai avec eux.
– C’est vrai ! soupira tante Elsie. Je vois que je dois faire très attention à ce que je dis… Pensons à autre chose ! Non loin d’ici, se trouve un hôpital pour enfants handicapés.
– Que veut dire le mot « handicapés » ? interrompit brusquement Sally Anne.
– Ce sont des enfants venus au monde avec des déficiences physiques. Certains ont des jambes qui ne les portent même pas ou des bras qu’ils ne peuvent employer et d’autres encore ont un petit corps tout tordu qui leur permet à peine de bouger…
– Quelle horreur ! s’écria Sally Anne, haletante.
Mais, à l’instant même, une idée germait dans son cœur : Papa serait heureux que je sois missionnaire pour les enfants handicapés. J’en suis sûre !
– Donc chaque année dans le village, continua tante Elsie, nous organisons une petite fête pour récolter un peu d’argent afin d’aider l’hôpital à acheter le nécessaire pour ces enfants. Je te dis ceci pour t’expliquer que je serai très occupée. Il me sera donc impossible de t’accorder tout le temps que je voudrais.
– Mais, tante Elsie, je pourrais t’aider à préparer cette fête ; j’en serais enchantée, s’exclama Sally Anne déjà toute excitée.
Tante Elsie pinça les lèvres.
– Je crains que tu ne sois beaucoup trop petite pour t’en mêler, dit-elle, en fronçant les sourcils. D’ailleurs, d’après la tournure que prennent les affaires, ajouta-t-elle, il ne semble pas certain que nous puissions avoir une fête. A présent, ma chère, il faut te laver les mains et aller au lit.
Sally Anne avait encore une foule de questions à poser, mais tante Elsie n’était pas d’humeur à lui répondre, et elle dut monter dans sa chambre.
Comment pouvait-elle s’endormir ? L’Afrique était si loin… Malgré le charme de sa chambre, ne se sentait-elle pas en exil ?
Enfin elle fit sa prière et demanda au Seigneur Jésus de lui venir en aide. Elle se souvint alors de la promesse qu’elle avait faite à ses parents, d’écrire son journal.
4ème samedi.
Voici ce qu’elle écrivit sur la première page blanche :
Cette journée est la plus horrible dont je puisse me souvenir. Si seulement j’étais de retour avec papa et maman ! Tante Elsie est bizarre, et je ne crois pas que je l’aime beaucoup. Je veux essayer de l’aimer et m’efforcer d’être une missionnaire comme papa me l’a dit. Le Seigneur voudra-t-il se servir d’une petite fille triste et solitaire ?
P.S. J’ai une jolie chambre, mais je préfère la mienne.
P.P.S. Que j’aimerais aider à la préparation de la fête !
P.P.P.S. Je me demande comment trouver quelqu’un qui épouse tante Elsie. Elle serait beaucoup plus gentille. Oh ! que je voudrais être de retour en Afrique !
Chapitre 2.
Sally Anne rencontre le professeur.
Sally Anne était depuis trois jours à Boiscombe lorsqu’elle rencontra M. Nazimova. Ce nom, elle le découvrit par la suite, n’était pas son vrai nom.
Son ennui de l’Afrique augmentait de jour en jour et, bien qu’elle apprît à mieux connaître tante Elsie, elle n’arrivait pas à s’attacher à elle.
Le matin, dès que sa tante partait pour l’école, Sally Anne sortait se promener le long de la rue principale aux petits pavés inégaux et s’arrêtait devant chacun des magasins. C’est là qu’elle vit le nom « Nazimova » peint en lettres biscornues sur une vieille devanture dont les fenêtres, en encorbellement, avaient une curieuse apparence. Les vitres, en fonds de bouteilles, déformaient les choses à tel point que lorsqu’on regardait à travers, tout avait l’air tordu, très gros ou très mince.
Le magasin « Nazimova » était le seul endroit à Boiscombe qui amenât un sourire sur le visage triste de Sally Anne. Elle pouvait rester des heures à regarder, à travers ces verres, les chaises et les tables antiques, les vases et les innombrables objets d’art.
Elle en fit des découvertes ! Par exemple, si elle fermait un œil ou ouvrait l’autre d’une certaine façon, les jambes de la table disparaissaient et le vase s’allongeait jusqu’à percer le plafond. Chose étrange, jamais elle n’apercevait M. Nazimova ni personne d’autre à l’intérieur. Elle ne voyait que des chaises, des tables et des vases.
Enfin, le troisième jour, Sally Anne, au bout de ses découvertes, errait tristement le long de la grand-rue. Elle s’engagea finalement sur une petite route qui traversait l’angle d’une forêt et arriva au bord d’un ruisseau au courant rapide qui brillait au soleil.
Elle se laissa tomber sur l’herbe sur le bord de l’eau et fixa le courant d’un regard sombre. Oh ! s’écria-t-elle, se parlant à elle-même, oh ! j’aimerais tant… j’aimerais tant…j’aimerais… D’un bond, elle se releva, effrayée par une voix qui disait : – Fais attention à ce que tu désires, petite fille, cela pourrait bien se réaliser et tourner à ton désavantage !
Prise de panique, elle regarda derrière elle un homme de haute taille aux yeux si bleus et si gais qu’elle n’en avait jamais vu de pareils.
– Oh ! s’écria-t-elle toute tremblante.
Il portait un vieux chapeau écorné, piqué d’une plume, un manteau rapiécé aux coudes et de hautes bottes éclaboussées de boue. D’un air joyeux et plein de malice, il demanda :
– Permets-tu que je m’asseye ici près de toi ?
Sans attendre de réponse, il s’étendit sur l’herbe en jetant loin de lui la canne à pêche jetée sur son épaule.
– Ah ! voilà qui va mieux, dit-il en soupirant d’aise, mieux que la pêche, mieux que n’importe quelle occupation, mieux que de discuter ! Mais, pour observer les règles de la politesse, il nous faut échanger quelques mots et nous présenter, qu’en dis-tu ?
Il arracha un long brin d’herbe qu’il glissa entre ses dents, puis rabattit son vieux chapeau délavé sur son front et regarda Sally Anne de ses yeux bleus pétillants de malice.
– Mais… je ne sais pas si tante Elsie serait d’accord ! commença-t-elle.
– Ah ! dit-il en riant. Tante Elsie ? Maintenant je sais qui tu es.
– Vraiment, vous le savez ?
– Bien sûr que je le sais, ricana l’étrange bonhomme. Je sais tout ce qui se passe chez âme qui vive à Boiscombe. Ton nom est Sally Anne et tu es arrivée d’Afrique. Tu as été malade et tu es ici pour trois mois. Tu habites chez ta tante, Mlle Martin, et tu ne l’aimes pas beaucoup, n’est-ce pas ?
– Mais… mais comment savez-vous ce dernier détail ? s’exclama Sally Anne en rougissant. Ce n’est pas vrai d’ailleurs !
– Cela se peut, admit-il en riant, mais souris donc, je t’en prie, tu aurais l’air beaucoup plus jolie.
Cette remarque la fit rougir encore plus.
– Ce n’est pas juste si vous ne dites pas votre nom, riposta-t-elle. De plus, ce que vous avez dit au sujet de tante Elsie n’est pas la vérité.
– Ah ! Mon nom…
Il ferma les yeux, comme dans un suprême effort de concentration :
– Mon nom ? Eh ! oui, tu l’as vu sur mon magasin à la grand-rue : « Nazimova » !
– Oh ! s’écria Sally Anne dont les yeux s’écarquillaient d’étonnement, je le connais.
Il se leva, redressa son vieux chapeau déformé et s’inclina presque jusqu’à terre.
– Je me présente : tu as devant toi le professeur Nazimova, fournisseur en antiquités de haute classe, historien, archéologue, botaniste, etc, etc.
– Oh ! dit Sally Anne toute impressionnée.
5ème samedi.
Mais au même moment ledit professeur s’affalait dans l’herbe.
– Malheureusement, j’ai un vilain défaut, soupira-t-il.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Sally Anne.
– L’apathie chronique, dit-il en papillonnant d’un œil. Je ne fais jamais rien. J’ai horreur du travail.
Quel personnage étrange, pensait Sally Anne en souriant. Qu’il avait l’air comique avec son chapeau de travers et ses yeux mi-clos !
– Est-ce pour cela qu’il n’y a jamais personne dans votre magasin ?
– En effet ! Je suppose que tu vas me désapprouver, comme ta tante Elsie.
– Papa m’a dit que trois mois peuvent sembler très longs ou très courts. Tout dépend de ce que l’on en fait. Il voulait dire que je devais faire quelque chose, remarqua-t-elle.
– Quoi, par exemple ?
Sally Anne fit une pause. Chose étrange, elle sentait qu’elle pouvait tout lui dire.
– Voyons, commença-t-elle, vous promettez de ne rien dire ?
Il hocha la tête.
– Papa m’a dit de chercher des personnes encore plus tristes et plus seules que moi et d’essayer de les aider.
– Voilà qui est très noble, vraiment très noble ! soupira-t-il en se frottant le menton. Bien sûr, c’est en dehors de mes vues, mais je vois ce que tu veux dire. Bon : As-tu trouvé quelqu’un ?
– Euh !… non, en tout cas je ne crois pas, mais peut-être n’ai-je pas su les voir ?
– Hum ! Il faudra que je réfléchisse. Que dirais-tu d’une petite tasse de café dans mon magasin ? Je t’aime bien, Sally Anne. Nous serons bons amis, veux-tu ? Et je vais te dire encore un secret : Mon nom n’est pas en réalité « Professeur Nazimova », mais simplement John Peters, et tu me ferais un grand honneur de m’appeler oncle John.
Sally Anne hésitait. Le temps avait passé rapidement et, en fait, elle n’avait pas eu l’occasion de réfléchir. Elle n’était pas très sûre d’avoir raison de rester là à bavarder avec ce monsieur ; par contre elle était tout à fait sûre que maman ne l’approuverait pas de s’en aller seule avec lui dans son magasin – ni tante Elsie, d’ailleurs.
– Hum ! Je m’excuse, Sally Anne, dit-il. Je me suis un peu trop avancé, n’est-ce pas ? Au fait, nous n’avons pas été véritablement présentés, et de plus tu ne me connais pas du tout. Je suis content de te voir si réfléchie. Je me demande comment nous pourrions nous sortir de cette difficulté.
Il avait une figure si comique que Sally Anne éclata de rire. M. Peters fut obligé de rire à son tour et Sally Anne fut très heureuse de ne pas l’avoir vexé.
Tandis qu’ils riaient ensemble, le pasteur Delorme apparut. Grand, soigné, il portait le col des ecclésiastiques, et, pendant un moment Sally Anne fut tout émue tant son allure lui rappelait celle de son papa.
– Ah ! s’écria-t-il gaiement, c’est là que je vous trouve enfin, John Peters. Depuis des heures, je sonne à votre porte mais… soupira-t-il, j’aurais dû savoir que vous êtes partout ailleurs que dans votre magasin !
M. Peters fit une grimace.
– L’ennui avec vous, Monsieur Delorme, c’est que vous connaissez trop de choses sur mon compte… A part ça, je n’ai pas perdu mon temps. Cette demoiselle m’a fait un sermon et m’a rappelé les bonnes manières que je suis en train d’oublier.
Le pasteur sourit à Sally Anne et lui fit un clin d’œil.
– A vrai dire, je ne connais pas cette jeune personne.
– Vous le saurez bientôt, dit M. Peters avec une petite moue. Je vous présente Sally Anne Trivier.
– Vraiment ? s’exclama le révérend d’un air ravi. J’ai beaucoup entendu parler de toi et j’avais l’intention de te rendre visite. J’aimerais avoir des détails sur l’Afrique.
Puis, très poliment, il serra la main de Sally Anne.
– Attention ! avertit M. Peters en levant solennellement son index, elle va vous entraîner à faire une quantité de choses.
– Eh bien ! Sally Anne, dit le pasteur en riant de bon cœur, si tu arrives à faire travailler ce vieux paresseux, tu auras réussi là où tout le monde a échoué.
Il regarda sa montre.
– J’ai, en réalité, beaucoup de travail, mais il me faut absolument examiner cette petite table que vous avez en vente dans votre devanture, M. Peters. Quand est-ce que cela vous arrangerait que je passe ?
– N’est-ce pas étrange, sourit M. Peters. J’étais en train d’inviter Sally Anne lorsque vous êtes arrivé, mais elle était prête à refuser. Ce serait parfait si nous allions les trois ensemble, qu’en pensez-vous ?
Le révérend rayonnait.
– Magnifique ! s’écria-t-il, voilà qui fait bien mon affaire.
Il caressa les cheveux de Sally Anne et ajouta :
– Je vois que tu es une enfant sage qui a bien retenu ce qu’on lui a enseigné. Sais-tu, Sally Anne, j’ai l’impression que tu pourras être une aide pour notre M. Peters. Tu aimes le Seigneur Jésus, n’est-ce pas ?
Sally Anne acquiesça. Elle ne pouvait s’empêcher d’être frappée par la ressemblance de M. Delorme avec son père.
– J’avais proposé un petit café, dit M. Peters.
Le révérend secoua la tête.
– Je regrette, fit-il, je n’ai que le temps de regarder la table de plus près.
Tranquillisée, Sally Anne accepta d’aller au magasin Nazimova et donna la main au pasteur.
– Il faut absolument que tu me parles de l’Afrique. J’ai déjà lu tant d’articles à ce sujet, répétait-t-il en cheminant vers le magasin d’antiquités aux fenêtres en fonds de bouteilles.
– A présent, tu peux t’asseoir dans un fauteuil et nous attendre ici, dit M. Peters en ouvrant la porte.
Les deux messieurs se mirent alors à discuter au sujet de la petite table. Ils n’en eurent pas pour longtemps, car le pasteur regarda à nouveau sa montre.
– Il est temps que je m’en aille. Je vous ferai savoir plus tard ce que j’aurai décidé.
Puis s’avançant vers Sally Anne :
– Je dois te laisser, ma chère enfant. Tu seras en bonne compagnie avec M. Peters et il prendra soin de toi.
Se penchant vers elle, il chuchota :
– Encourage-le à lire la Parole de Dieu et à venir à l’église. Il n’y vient jamais.
– Hum ! grogna M. Peters. Qu’est-ce qu’on chuchote ? Après tout, que m’importe ? Maintenant que nous avons été présentés correctement, je pourrai moi-même t’avertir.
– M’avertir ? s’exclama Sally Anne.
Il mit un doigt sur ses lèvres :
– Chut ! murmura-t-il. Pas de bruit. Il ne faut pas les réveiller.
– Qui donc ?
– La table, les chaises et spécialement le « grand-père horloge » plaisanta-t-il. Mais oui, ils se réveillent parfois. Sais-tu qu’un jour j’ai trouvé « grand-père horloge » dans une telle discussion avec ce vase que son balancier en est tombé. Tu n’as jamais entendu un tel vacarme !
– Ce n’est pas possible ! s’écria-t-elle en s’apercevant au même moment qu’elle était en train de rire.
– Voilà qui va mieux ! dit-il. C’est vrai, je t’assure. Regarde-le ! N’a-t-il pas l’air désagréable ? Une de ses aiguilles est toute tordue. Je pourrais t’en raconter des histoires ! Bien ! entre à présent !
Il ouvrit une porte dans l’arrière-magasin et l’introduisit dans une petite pièce pleine de chaises confortables, toutes encombrées de journaux et de revues illustrées.
– Installe-toi pendant que je prépare le café, dit-il en faisant un geste de la main avant de disparaître.
Sally Anne repoussa quelques revues et s’assit sur le bord d’une chaise. Oui, elle aimait oncle John. Il pouvait être paresseux, mais il savait vous faire rire. Elle se sentait mieux maintenant, mieux pour la première fois depuis qu’elle avait quitté l’Afrique.
– Bravo ! fit-il en lui tendant une tasse de café et des biscuits. Tout à l’heure quand je t’ai rencontrée, tu me semblais être une petite fille beaucoup trop sérieuse. Maintenant, dis-moi ce que tu désirais tant, lorsque je suis arrivé au bord du ruisseau.
Alors Sally Anne lui raconta sa tristesse et sa solitude et comme elle avait souhaité être de retour en Afrique auprès de ses parents.
– Hum ! Je vois ce que tu veux dire. Et toute cette histoire à propos d’aider des gens, tu y penses vraiment ?
Elle acquiesça de la tête.
– Papa désire que je sois missionnaire comme lui. Je veux essayer d’être charitable comme le Seigneur Jésus nous l’a enseigné.
6ème samedi.
Pendant un moment, oncle John eut l’air plus ou moins mal à l’aise.
– Hum ! fit-il, il faudra que j’y réfléchisse pour de bon. Dis-moi, serais-tu d’accord pour que nous nous retrouvions au bord du ruisseau demain à la même heure ?
– Oh ! volontiers, s’écria Sally Anne toute excitée. Bien sûr, si cela vous plaît !
Quel plaisir d’être là à écouter les histoires qu’il inventait pour elle, et que le temps passait vite ! Elle jeta soudain un coup d’œil à la pendule.
– Oh ! Il est midi. Tante Elsie va bientôt rentrer de l’école et je lui ai promis d’aller chercher du lait.
– Hum ! Il plissa un sourcil à sa façon malicieuse. Nous ne devons pas contrarier, tante Elsie, n’est-ce pas ? Je devrais le savoir…
– Vous voulez dire que vous l’avez contrariée ?
– J’en ai bien peur ! Elle ne me parle plus et je pense que tu ferais mieux de ne pas mentionner notre rencontre.
– Mais il le faut, dit Sally Anne toute surprise. Je suis sûre qu’elle va me demander où j’ai été et je ne peux pas inventer une histoire. Ne voulez-vous pas me dire, oncle John, comment vous l’avez contrariée ?
Il soupira, fronça les sourcils et, pour la première fois, eut l’air malheureux.
– Tu promets de ne rien dire ?
Au signe affirmatif de Sally Anne, il commença :
– Je suppose qu’elle ne t’a pas parlé de la fête ?
– Mais oui, bien sûr ! En faveur des enfants handicapés… J’ai justement écrit dans mon journal que je voudrais collaborer comme une missionnaire, mais tante Elsie me trouve trop jeune, soupira Sally Anne.
– Tu en as de la chance ! dit oncle John en fronçant de nouveau les sourcils. Elle voudrait que je l’aide et fasse toutes sortes de choses, c’est pourquoi nous nous sommes querellés.
– Est-ce à cause de votre maladie ? s’inquiéta Sally Anne.
– Ma maladie ? fit-il d’un air surpris. Puis éclatant de rire : Oh je vois ce que tu veux dire, mon apathie chronique ! Oui, quelque chose de ce genre. De toute façon, il n’y aura pas de fête et c’est pure perte de temps d’en parler.
7ème samedi.
– Mais il faut qu’elle ait lieu, oncle John. Oh ! s’il vous plaît, changez d’idée ! J’aimerais tellement aider ces enfants. Tante Elsie m’a tout raconté à leur sujet. Il faut absolument qu’il y ait une fête pour que l’on puisse acheter ce dont ils ont besoin. Pourquoi dites-vous qu’il n’y en aura pas ? supplia Sally Anne.
– Pour de multiples raisons que les petites filles ne comprennent pas.
Il lui souleva le menton exactement comme son papa le faisait et dit :
– Je crois qu’il est grand temps de filer chez toi. Je plaisantais en disant que je n’aimais pas tante Elsie. Au contraire, elle est très aimable… excepté avec moi.
– Quel dommage ! soupira Sally Anne. J’ai une idée ! Je vais faire en sorte qu’elle vous aime.
Oncle John éclata de rire.
– J’ai peur que cela ne soit bien difficile. Bon ! sauve-toi et n’oublie pas de venir demain matin.
– Merci ! dit-elle en souriant.
Mais en arrivant à la porte, elle se retourna pour demander :
– Oncle John, me conduirez-vous à la maison des enfants handicapés ?
– Hum ! fit-il en fronçant les sourcils et en clignotant des yeux. Un jour… c’est promis !
– Non, demain. Sans quoi je ne viendrai pas vous voir, dit Sally Anne d’un ton décidé.
– Ah ! C’est ainsi qu’on réagit ? dit oncle John en riant. Hum ! Il faudra voir ça… Après tout, c’est en ordre ; mais tu seras obligée de venir avec Angélique.
– Qui est Angélique ? demanda Sally Anne qui déjà ressentait une pointe de dépit. Est-ce que l’on ne pourrait pas y aller que tous les deux ?
– Angélique est mon chariot, ma calèche, ou si tu veux, ma limousine et mieux encore ma vieille voiture. Si mademoiselle veut parcourir les routes poussiéreuses avec Angélique, eh bien ! soit, répondit-il en joignant un sourire malicieux à une courbette galante.
– Je vous aime bien, murmura Sally Anne, en prenant ses jambes à son cou.
Ce soir-là, elle raconta son aventure à tante Elsie. Comme les lèvres de sa tante se pinçaient d’indignation et que son regard étincelait de colère, elle ne mentionna pas le projet de la visite aux handicapés. Elle ne raconta que sa rencontre avec oncle John et le café qu’elle avait bu dans son magasin.
– Tu ne dois pas te lier d’amitié avec lui, ma chère, dit-elle avec fermeté. C’est un paresseux, un bon à rien, et pas le genre de personne que doit fréquenter une petite fille.
– Le pasteur me l’a permis, sans quoi je ne serais pas allée dans son magasin, répliqua Sally Anne.
– Ce n’est pas ce que je veux dire. Je crois que oui : je ne veux pas que tu te fasses un ami de M. Peters.
– Mais… il est… tellement gentil ! explosa Sally Anne scandalisée.
– Je ne vais pas me mettre à discuter avec toi, s’écria la tante en colère. Tu dois te souvenir que les grandes personnes en savent plus long que toi !
Sally Anne avait envie de trépigner. Tante Elsie essayait toujours de lui faire sentir qu’elle n’était qu’une enfant. Elle avait neuf ans ! N’était-elle pas capable de discerner si quelqu’un était sympathique ou non ? Elle ferait quelque chose pour cette fête, elle aussi, on ne l’en empêcherait pas.
La rougeur lui monta au visage et elle allait éclater, lorsqu’elle remarqua que tante Elsie essuyait furtivement une larme. Qu’a-t-elle donc ? se demanda Sally Anne. Peut-être aime-t-elle bien oncle John, malgré tout ?
Ce soir-là, Sally Anne regagna sa chambre, toute pensive. Très sérieuse, elle s’agenouilla pour faire sa prière. Elle raconta tout au Seigneur Jésus et implora Son aide. Ne devait-elle pas chercher avant tout à Lui plaire ?
8ème samedi
Chapitre 3.
Sally Anne se met au travail.
– Eh bien ! que vas-tu faire ce matin ? demanda tante Elsie, le lendemain, au petit déjeuner.
– Oh !… Sally Anne releva la tête de dessus son assiette. J’ai promis de rencontrer oncle… je veux dire M. Peters, vers le ruisseau et…
Tante Elsie serra les lèvres et tapa du pied.
– Chère enfant, je ne sais pas ce que je dois dire. Je suis sûre que ta maman et ton papa ne t’approuveraient pas.
– Si, papa m’approuverait. Il a dit que je devais être une missionnaire, répliqua Sally Anne en éclatant brusquement.
– Au monde ! quel rapport y a-t-il avec la visite à M. Peters, fit tante Elsie en fronçant les sourcils.
– Je regrette de ne pas l’avoir dit hier soir, confessa Sally Anne d’un air très sérieux, mais je vais te le dire maintenant. M. Peters m’a promis de me conduire à la maison des enfants invalides, tu sais, cet endroit dont tu m’as parlé.
– Sally Anne ! s’écria tante Elsie.
– Je sais qu’il ne voulait pas vous aider à préparer la fête. C’est la faute à M. Peters et j’aimerais essayer de le décider à vous aider comme vous le désiriez.
Sally Anne débita le tout aussi vite qu’elle le pût.
Tante Elsie regarda la nappe et rougit.
– T’a-t-il tout raconté ? murmura-t-elle.
Sally Anne approuva de la tête.
– Il n’en avait pas le droit ! s’écria-t-elle de nouveau, furieuse. Tu es beaucoup trop jeune pour qu’on te mette au courant de ces choses-là. J’avais mes raisons pour te dire de ne pas aller là-bas, mais je pense que tu lui as promis de l’accompagner.
– Je le lui ai demandé, rectifia aussitôt Sally Anne.
Tante Elsie secoua la tête et Sally Anne ne sut pas si elle était en colère ou si un tout petit sourire ne venait pas de passer sur son visage.
– Admettons que je te laisse aller cette fois-ci, bien que je ne sois pas du tout sûre de bien faire.
Décidément, tante Elsie est de plus en plus difficile à comprendre, se dit la fillette perplexe.
Une fois sa tante partie pour l’école, Sally Anne reprit toute songeuse le chemin de la rivière.
Oncle John l’y attendait déjà, étendu paresseusement sur l’herbe. Avec son vieux chapeau délavé, appliqué sur ses yeux, il donnait l’impression de dormir.
– Bonjour Sally Anne, dit-il pourtant. Quel beau jour ! J’ai fermé le magasin et suis prêt à emmener cette belle demoiselle à travers champs et plus loin encore.
– Je ne suis pas belle, bougonna Sally Anne.
Arès tout, oncle John n’avait qu’à parler sérieusement et ne pas toujours plaisanter.
– Hum ! on a changé d’humeur ? fit-il en lui lançant un gai sourire. Je me demande ce qui t’a piqué. Ah je sais… c’est tante Elsie ! Tu lui as parlé de moi et elle a dit que j’étais un bon à rien.
– Mais, comment le savez-vous ?
– Ah ! Je devine bien des choses.
– Vous devriez travailler, conseilla Sally Anne. Vous ne devriez pas être…
Elle devint toute rouge en s’apercevant qu’elle avait presque dit « un bon à rien ».
– Oh ! un beau jour, je me mettrai au travail. Je crois que j’écrirai un livre.
– Vraiment ? Sur quel sujet ?
– Oh ! Je ne sais pas encore, on verra…
Il s’assit en repoussant en arrière son chapeau déformé.
– Peut-être l’histoire du « vieux grand-père horloge ». Qu’en penses-tu ?
Sally Anne tapa des mains.
– Un livre que je pourrais lire ! Quand commencez-vous ?
– Oh ! un jour…
Elle le regarda pensive.
– Voulez-vous commencer aujourd’hui ? supplia-t-elle. Je pourrais lire chaque chapitre à mesure que vous les écririez. Quel suspense ! Et quand le livre serait imprimé, chacun pourrait l’acheter et vous deviendrez célèbre, et… et…
– Une minute ! Sally Anne, interrompit oncle John. Qu’as-tu donc en toi, une machine ou quelque chose de ce genre qui te pousse à chercher des occupations pour les autres ?
Radieuse, Sally Anne approuva de la tête.
– Cela fait partie du conseil de papa qui m’a dit de m’occuper pour que le temps passe très vite.
– Hum ! sourit oncle John. Bien, bien, je vois. Et notre visite à la maison des enfants ? Il me semblerait beaucoup plus agréable de rester ici, pour autant que tu cesses de parler de « choses à faire ». Il est vrai que je t’avais fait une promesse et qu’Angélique t’attend.
– Vous avez amené votre voiture ! Oh ! merci. J’avais peur que vous ayez oublié.
– Me l’aurais-tu permis ? fit-il d’un air comique.
Il lui prit la main et l’aida à remonter la berge jusqu’à la route qui longeait la rivière. C’était là, en effet, qu’attendait Angélique, vieille, décolorée et couverte d’éclaboussures de boue.
M. Peters se gratta la tête.
– Angélique n’est pas sous son meilleur jour, confessa-t-il, mais elle roule. Vas-y, saute dedans, Sally Anne.
Ils furent bientôt lancés sur les routes bosselées de la campagne. M. Trivier et sa fille avaient souvent visité ensemble les villages de la jungle africaine et, aujourd’hui, aux côtés d’oncle John, Sally Anne ne pouvait s’empêcher de revivre ces souvenirs. Elle se sentit à nouveau toute triste.
Oncle John lui tapota le bras.
– Je sais à quoi tu penses, glissa-t-il. Je suis un pronostiqueur des pensées d’autrui…
– Quelle horreur ! dit la fillette en rougissant.
Et pourtant elle trouvait oncle John très agréable. Il ne posait pas de questions embarrassantes et ne vous faisait pas sentir que vous n’étiez qu’une enfant. Il était le meilleur oncle du monde, bien que paresseux.
Ils arrivèrent enfin à une grande maison entourée de vastes pelouses et de bosquets. De grandes lettres en fer forgé en annonçaient le nom : « Champ fleuri ». Oncle John arrêta la voiture.
– Vous y voici ! Princesse, dit-il en lâchant le volant. Sortez à présent.
– Vous ne venez pas ? demanda-t-elle.
– Oh ! non, fit-il en secouant la tête. J’ai seulement promis de vous conduire. Je ne fais rien de plus.
Il se renversa sur son siège, rabattit son chapeau sur ses yeux et fit semblant de dormir profondément.
9ème samedi
Sally Anne le fixa un instant et fit une moue. Papa ne se contenterait pas d’une telle mission, pensait-elle. Cet oncle John si aimable avait besoin d’être secoué.
Sally Anne s’était imaginé que si elle parvenait à amener M. Peters sur place, la vue de tous ces infirmes le rendrait incapable de refuser son aide pour la fête, tellement il en aurait le cœur serré. Mais voilà, puisqu’il avait décidé de ne pas sortir de sa voiture, force était d’inventer autre chose.
Toute songeuse, elle traversa la pelouse en direction de la maison. Quatre enfants étendus sur des lits de camp s’y doraient au soleil. L’une des petites filles, qui portait aux jambes des plaques métalliques, se mit à faire de grands signes dès qu’elle aperçut Sally Anne.
Celle-ci regarda autour d’elle pour voir à qui ces gestes s’adressaient, mais comme il n’y avait personne, elle s’approcha.
– Bonjour ! dit-elle.
– Bonjour ! répondit l’autre fillette aux grands yeux bleus. Êtes-vous venus me chercher ?
– Pourquoi ? fit Sally Anne toute surprise. N’es-tu pas bien ici ?
– Oh ! oui, dit la petite en souriant, je m’y plais, et vous aussi Dorothée, Alain et Pierre, n’est-ce pas ? Je m’appelle Peggy, et toi ?
Les trois autres s’assirent et regardèrent Sally Anne comme s’ils attendaient une proposition de sa part, ce qui la mit fort mal à l’aise.
– Je m’appelle Sally Anne, dit-elle. Je suis seulement venue vous voir.
Puis elle devint toute rouge. Que venait-elle de dire ? Ne semblait-il pas… oui… qu’elle était venue voir les animaux du zoo ?
– Oh ! firent les quatre en chœur, tout déçus.
Sally Anne regarda désespérément autour d’elle Elle devait avoir fait une erreur puisqu’ils continuaient à la regarder, pleins d’espoir.
Au même moment, à son grand soulagement, une jeune femme aux cheveux noirs, au visage charmant, sortit en courant de la maison.
Oh ! Vous êtes arrivés ? cria-t-elle de loin. Je ne savais pas quand vous attendre. Ils vont tout de suite être prêts.
Allons ! Peggy, Dorothée, Alain et Pierre, dit-elle en les rejoignant, ne restez pas là à me regarder. Venez, mes chers, aidez-moi vite à vous préparer. Nous ne devons pas faire attendre ce Monsieur, n’est-ce pas ?
Puis se tournant vers Sally Anne :
– C’est si gentil à M. Johnson de les prendre pour un tour en voiture. Je suppose que vous êtes sa fille ? Lorsqu’il a téléphoné hier après-midi, il a dit qu’il les emmènerait en promenade dès qu’il aurait un moment. Je n’avais aucune idée que ce soit pour aujourd’hui. S’il te plaît, Dorothée, fais attention.
Sally Anne, interloquée, fixait les enfants sans mot dire.
Peggy éclata de rire en disant :
– Malicieuse ! Tu faisais semblant de tout ignorer. Quel bonheur ! Quel bonheur ! nous partons faire un tour.
– Va dire à M. Johnston que nous sommes bientôt prêts. J’ai vu sa voiture arriver, dit la dame.
– Quelle affaire ! Ils pensaient tous qu’oncle John était M. Johnston et ils s’attendaient à un tour en voiture. Voilà pourquoi ils la regardaient tous avec ravissement !
Elle retourna lentement vers Angélique et oncle John. Il fallait qu’elle lui dise de les emmener en promenade. C’était décidé. Il ne devait pas, il ne pouvait pas les décevoir. Voilà le vrai travail missionnaire comme papa l’appelait ! Aussi allait-elle se montrer catégorique avec l’oncle John.
Alors Princesse, cria M. Peters, comme elle approchait de la voiture. Déjà de retour ? Je m’apprêtais à faire un nouveau petit somme.
Sally Anne le regarda fixement. Elle ne savait jamais si oncle John était réellement paresseux ou s’il feignait seulement de l’être.
– Oncle John, dit-elle, nous sommes dans un terrible embarras.
– Ah ! oui ? Qu’est-il arrivé ?
– Eh bien, voilà ! La directrice du home a vu votre voiture arriver et en a déduit que vous êtes M. Johnson, qui a promis d’emmener les enfants en promenade, répondit Sally Anne en le fixant solennellement de ses yeux bruns.
– Rien de tragique. Tu n’avais qu’à dire que je n’étais pas M. Johnston et que telle n’était pas mon intention.
Il la regarda attentivement.
– C’est ce que tu lui as dit, n’est-ce pas, Sally Anne ?
Elle secoua lentement la tête.
– Je vois, dit oncle John en fronçant les sourcils. Que t’es-tu encore mis en tête ?
– Oncle John, c’est affreux ! déclara Sally Anne. Une des petites filles a d’horribles barres de fer à ses jambes et vous devriez les voir – sûrement vous n’aimeriez pas être à leur place – et ils se réjouissent tellement d’aller faire un tour et, si j’avais une voiture, je les prendrais à coup sûr pour une promenade, voilà !
– Et alors ? demanda oncle John. Pourquoi es-tu devenue toute rouge, Sally Anne ?
– Je pense que vous devriez leur procurer ce plaisir. Même si vous n’êtes pas M. Johnson, vous devriez faire semblant. Oh ! s’il vous plaît, oncle John, faites-le ! faites-le !
– Hum ! Je commence à souhaiter ne t’avoir jamais rencontrée, dit oncle John avec un petit clin d’œil qui prouva à Sally Anne qu’il ne pensait pas réellement ce qu’il venait de dire.
– Le Seigneur Jésus le voudrait aussi, continua Sally Anne. Il allait toujours de lieu en lieu faisant le bien. Vous souvenez-vous comment Il prenait les petits enfants dans Ses bras et les bénissait ?
– Tu es en train de tout mélanger, dit en riant oncle John. Il n’y avait pas de voitures quand Jésus était sur la terre.
– Si les voitures avaient existé, je suis sûre qu’Il l’aurait fait. S’il vous plaît, s’il vous plaît, oncle John, supplia-t-elle.
Il se gratta la tête.
– Quatre, tu dis ? Angélique n’est pas très grande. On sera terriblement serré.
– Oh ! oncle John, vous êtes décidé ? applaudit Sally Anne en tapant des mains de joie. Il y aura assez de place. Je vais rentrer à la maison et vous n’aurez pas à me caser.
– Vraiment ? demanda oncle John, surpris ;
Elle secoua la tête en signe de vif assentiment.
– Bon ! soupira-t-il, je suppose que je dois passer par-là, sans quoi tu ne me laisseras pas en paix. Eh bien ! Sally Anne, tu es passée maître pour mettre les gens au travail.
– Je suis la petite missionnaire de papa, répondit-elle avec un sourire malicieux.
– Hum ! grommela-t-il, cours vite leur dire que je te reconduis à la maison et que je reviens les chercher.
– Merci ! murmura-t-elle.
– Tout va mieux que je ne l’espérais, pensa-t-elle.
Elle porta le message d’oncle John, puis repartit avec lui.
Une surprise les attendait au portail de la maison…
Tante Elsie y arrivait au même instant par un autre chemin.
Oncle John eut l’air effrayé.
– Oh là là ! Saute vite de la voiture et je me sauve.
– Non ! dit Sally Anne d’un ton décidé, je vais dire à tante Elsie que vous avez promis de le faire. Elle vous pardonnera, j’en suis sûre.
– Tu ne connais pas ta tante, souffla-t-il.
Sally Anne secoua la tête d’un air décidé :
– Nous allons voir.
Tante Elsie fronçait les sourcils et prit un regard courroucé en arrivant près d’eux.
Sally Anne passa la tête par la portière et appela :
– Tante Elsie ! M. Peters m’a conduite à la maison des enfants et va repartir prendre quatre d’entre eux pour une ballade en Angélique – je veux dire avec sa voiture – n’est-ce pas gentil de sa part ?
– Vraiment ? dit tante Elsie en regardant fixement devant elle sans jeter un regard à oncle John. Maintenant, enfant, sors de cette voiture tout de suite et rentre ! J’ai un tel mal de tête que j’ai dû quitter l’école plus tôt pour me reposer.
Sur ces mots, elle s’engagea dans le sentier du jardin.
– Je te le disais bien ! murmura oncle John en soupirant. Va-t-en, petite Princesse.
Sally Anne se sentit toute malheureuse en suivant sa tante. Ils s’étaient querellés, pensait-elle, mais maintenant tante Elsie se montrait impolie et elle avait tort.
– Alors, Sally Anne, que se passe-t-il ? demanda-t-elle dès qu’elles furent rentrées.
Sally Anne se mit à raconter mais, sous le regard inquisiteur de sa tante, l’aventure semblait avoir perdu son éclat.
– Et tu crois qu’il va enfin faire quelque chose ? lança-t-elle. Vraiment, les surprises n’en finissent pas. Maintenant, je ne veux plus en entendre parler.
Sally Anne prit la main de sa tante et murmura :
– Comme j’aimerais que tu aimes aussi M. Peters !
– Cela ne te regarde pas, répondit tante Elsie avec colère. Pourquoi ne sais-tu pas t’amuser comme les petites filles de ton âge ?
– Peut-être ai-je un peu d’une missionnaire en moi, balbutia Sally Anne, ne sachant qu’ajouter.
Ce soir-là, elle pria avec ferveur, soulagée de savoir que le Seigneur Jésus la comprenait.
Dans son journal, elle écrivit : Ce jour a été un bon et un mauvais jour. Je me demande comment oncle John s’est débrouillé avec les enfants. Ces petits infirmes me serrent le cœur. Que je voudrais leur procurer un peu de joie !
J’aimerais tant qu’oncle John et tante Elsie soient bons amis. Il faut absolument que je trouve un moyen de les rapprocher. Oh ! Seigneur, aide-moi !
P.S. Papa avait raison, le temps vole quand on est occupé. La première partie de la journée a filé comme un rêve, mais la seconde s’est traînée parce que tante Elsie était fâchée et que je ne savais que lui dire.
P.P.S. Quelle tâche difficile que celle d’une missionnaire !
10ème samedi
Chapitre 4.
Le marché d’oncle John.
Sally Anne n’avait fait aucun plan pour le jour suivant. A son réveil, sa première pensée fut pour oncle John, qu’elle avait quitté précipitamment la veille. Elle brûlait de savoir comment s’était passée la promenade avec les enfants. Tante Elsie lui permettrait-elle de le revoir ? Son attitude montrait clairement qu’elle était irrémédiablement brouillée avec lui.
C’est ainsi que Sally Anne arriva toute pensive au petit déjeuner. Tante Elsie avait retrouvé son calme. Son violent mal de tête avait disparu, pourtant, son regard vif brillait de façon bizarre.
– Bonjour ! Sally Anne, dit-elle d’un ton bref en lui pinçant la joue.
Le repas qui suivit fut tellement silencieux que les céréales croustillantes, sous les dents de la fillette, faisaient un bruit de tonnerre. C’était affreux.
Le repas achevé, tante Elsie releva la tête.
– Qui a eu l’idée de demander à M. Peters d’emmener ces enfants en voiture ? demanda-t-elle d’un ton indifférent, comme si sa question n’attendait pas de réponse.
– Oh ! tante Elsie, il y a eu une horrible méprise, répondit Sally Anne tout heureuse de pouvoir lui raconter l’aventure.
– Je vois, fit tante Elsie lorsqu’elle eût fini. C’est donc toi qui l’as persuadé, et pourquoi, Sally Anne ?
– Parce que j’aimerais être une petite missionnaire comme papa l’a dit. Ces enfants ont l’air si triste. Je lui ai dit que Jésus le ferait et… et… oh ! tante Elsie, s’il te plaît, ne soit pas fâchée contre moi, acheva Sally Anne d’un ton suppliant.
Sa tante, immobile sur sa chaise, la fixait d’un air étonné.
– Sally Anne, soupira-t-elle, tu es une étrange enfant. Je suppose que la vie un peu bizarre que tu mènes là-bas t’a rendue ainsi.
Elle se leva, s’avança vers la fillette et l’entoura de ses bras.
– Non, je ne suis pas fâchée, murmura-t-elle. Tu as bien agi. Si tu vois M. Peters aujourd’hui, dis-lui que je regrette d’avoir été si impolie.
– Oh ! s’exclama Sally Anne qui trouvait fort agréable d’être dans les bras de sa tante, est-ce que cela veut dire que vous êtes à nouveau bons amis, vous et M. Peters ?
Aussitôt les bras caressants se retirèrent.
– Sally Anne ! cria sa tante. Quand apprendras-tu à ne pas te mêler de choses que tu ne comprends pas ? M. Peters et moi, nous ne sommes pas des amis et nous ne le serons jamais. Dis-lui que je regrette d’avoir été impolie, que j’avais mal à la tête et c’est tout. Comprends-tu ? Pas un mot de plus !
– Oui, répondit Sally Anne d’un ton soumis.
Pourtant elle se posait des questions. C’était étrange, tante Elsie sautait en l’air quand on parlait d’oncle John et faisait comme si elle ne l’aimait pas. Malgré tout, Sally Anne avait l’impression que ce n’était qu’une apparence.
De toute façon, l’affaire était classée. Tante Elsie ne lui défendait pas de revoir oncle John et elle n’en demandait pas plus.
Dès le départ de sa tante, Sally Anne se mit en route à la recherche de M. Peters. Toutefois, il lui fallait mettre à exécution l’idée qui lui était venue la veille.
Dans la grand-rue de Boiscombe, se trouvait un magasin de journaux qui servait à la fois de papeterie, de librairie et de bureau de poste.
Mme Sanders, la tenancière de cette boutique, était une personne corpulente avec de bonnes joues rouges et de petits yeux pétillants. Quand elle riait (ce qui arrivait fréquemment) son corps se secouait comme un pudding en gelée.
– Alors, ma chère enfant, qu’est-ce que je peux faire pour toi ? dit-elle gaiement quand Sally Anne entra. Te plais-tu en Angleterre ? Comment va ta tante ?
Mme Sanders, toujours amicale et pleine d’entrain, vous aurait retenu des heures si vous la laissiez faire.
– J’aimerais un cahier, un grand cahier avec beaucoup de feuilles à l’intérieur, dit Sally Anne très sérieuse.
La marchande s’étira autant qu’elle le put pour attraper un cahier sur l’étagère et en souffla la poussière.
– Voilà, ma chère, dit-elle rayonnante. Je suis sûre qu’il sera assez épais pour une petite fille.
– Est-ce que vous en avez de plus épais ? demanda Sally Anne hésitante.
– Oui, pourquoi ? fit Mme Sanders.
– Bon ! Je crois que celui-ci fera l’affaire, dit Sally Anne, mais il m’en faudra une grande quantité.
– Vraiment ? roucoula Mme Sanders, tu vas avoir tellement à écrire ?
– Ce n’est pas pour moi, dit Sally Anne d’un ton mystérieux ; puis elle paya le shilling que Mme Sanders réclamait.
Son cahier sous le bras, Sally Anne remonta la grand-rue jusqu’au magasin portant le nom curieux de « Nazimova ».
La sonnette fit un drôle de son métallique lorsqu’elle poussa la porte. Elle pensa tout d’abord qu’il n’y avait personne dans le magasin, puis elle entendit la voix de M. Peters.
– Qui est là ? cria-t-il en se précipitant. Il portait un grand tablier et tirait un balai après lui.
– Ah ! c’est toi, soupira-t-il soulagé.
– Bien sûr, c’est moi ! Puis elle ajouta d’un ton qui traduisait sa surprise : Est-ce possible, oncle John, vous travaillez ?
– Que veux-tu dire ? dit-il indigné. Alors, regardant son tablier et le balai qu’il portait, il ajouta en souriant : Ah ! je vois ce que tu entends. Ne te fais pas d’illusions, Sally Anne !
Il ôta prestement le tablier et rangea le balai dans un coin.
– Petite Princesse, à quoi dois-je attribuer votre visite ? Ma question vous paraît-elle déplacée ?
Sally Anne avait grande envie de rire, car oncle John avait l’air tout penaud d’être surpris en train de travailler ; elle se retint pourtant et se montra au contraire très déférente.
– Tante Elsie m’a priée de vous dire qu’elle regrette d’avoir été hier peu aimable à votre égard. N’est-ce pas gentil de sa part ?
– Ah ! Hum… l’a-t-elle vraiment dit ? Je suppose que cela n’a rien à voir avec une certaine personne du nom de Sally Anne !
– En effet. Tante Elsie en était sincèrement peinée. Je crois qu’elle vous aime énormément. J’en suis certaine.
– Hum !
Oncle John fit une grimace.
– Eh bien ! puisque tu es ici, aimerais-tu une tasse de café ? Que caches-tu sous ton bras ?
– Je prendrai volontiers une tasse de café, s’il vous plaît, oncle John, et ceci est pour vous, je viens de l’acheter.
– Pour moi ?
M. Peters ouvrit de grands yeux.
– Quelle surprise ! Que c’est gentil de ta part ! Personne ne me fait jamais de cadeaux.
– C’est que… ce n’est pas vraiment un cadeau ! c’est un genre de… enfin, regardez !
M. Peters ouvrit l’enveloppe.
– Un cahier ! s’écria-t-il. Vraiment, Sally Anne, c’est extrêmement gentil de ta part, mais que désires-tu que j’en fasse ?
Sally Anne s’assit bien droite sur sa chaise et fixa oncle John de l’air le plus innocent. – C’est pour que vous commenciez à écrire votre livre. Cela doit suffire pour le premier chapitre et Mme Sanders en a beaucoup d’autres. J’espère que vous allez écrire un grand nombre de chapitres.
– Sally Anne ! Il n’y a que toi pour avoir de pareilles idées. Qui a dit que je voulais écrire un livre ?
– Mais c’est vous ! Enfin, c’est ce que j’ai pu comprendre. Vous avez dit qu’un jour vous écririez un livre, et j’ai pensé qu’en vous encourageant un peu, « un jour » pourrait devenir « aujourd’hui ».
– Est-ce bien toi qui a imaginé tout cela ? Tante Elsie n’y est-elle pour rien ? Allons, avoue !
– Elle ne m’a rien dit du tout. C’est une idée à moi. Quand vous aurez fini le premier chapitre, vous me le lirez, n’est-ce pas ?
M. Peters se laissa tomber sur une chaise et leva les yeux au ciel. Il soupira profondément et fixa d’un air renfrogné le vieux « grand-père horloge ».
Sally Anne mit la main devant sa bouche pour qu’il ne la vît pas rire. Il avait l’air si drôle !
– Sally Anne, grommela-t-il, depuis que tu es arrivée à Boiscombe, tu ne cesses de me faire travailler. Pourquoi ne pas me laisser vivre paisiblement comme auparavant ?
– Parce que vous vous êtes querellés avec tante Elsie et qu’il faut que je répare ce malentendu.
– Pauvre de moi ! grogna-t-il. Et dire que je te prenais pour une gentille petite fille…
Sally Anne savait qu’il jouait la comédie, aussi ne se laissa-t-elle pas émouvoir le moins du monde.
– Oncle John, demanda-t-elle, avez-vous eu du plaisir à promener en voiture les enfants handicapés ?
Il émit un nouveau grognement.
– C’était le comble ! Me faire passer pour un certain M. Johnston. Sais-tu que ce tour m’a coûté beaucoup d’argent ? J’ai dû leur offrir le thé par-dessus le marché.
– Vous leur avez offert le thé ? Oh ! oncle John, vous êtes un amour !
11ème samedi
Et sans réfléchir à ce qu’elle faisait, Sally Anne lui sauta au cou et l’embrassa.
– Quel assaut ! s’écria oncle John.
Sally Anne rougit et balbutia :
– Pardon, je n’aurais pas dû…
– Allons donc ! Ne va pas tout gâter ! Cela m’a fait plaisir, tu sais.
– Alors vous ne regrettez pas d’avoir emmené les enfants en voiture ?
– Non, pas du tout. En réalité, j’ai eu du plaisir, bien qu’ils aient mangé comme des ogres, et même je suis fermement décidé à organiser cette fête en leur faveur. Ils m’ont confié tout ce qu’ils désiraient.
– Super ! jubila Sally Anne triomphante. Tout avait marché comme elle l’avait prévu. Oncle John allait se mettre à l’ouvrage. Mais cette fois, elle ne perdit pas la tête et demanda :
– Pourquoi aviez-vous dit qu’il n’y aurait pas de fête ?
– Oh ! c’est une longue histoire répondit oncle John en étirant ses longues jambes. Mais attends que j’aie fait le café.
Il sauta sur ses pieds et disparut dans l’arrière-boutique. La fillette le vit bientôt revenir avec une cafetière et des biscuits. Finalement, il s’installa dans son fauteuil.
– Eh bien ! dit-il, chaque année M. Freymond préparait la fête. Il achetait les objets pour la vente, dressait les comptoirs, en un mot, tout reposait sur lui. C’était un brave homme, ce M. Freymond, mais voilà qu’à Noël dernier, il nous a quittés pour aller vivre à Londres.
– Alors il n’y avait plus personne pour s’en occuper, je comprends. Mais est-ce que… peut-être… quelqu’un comme vous ne pourrait pas ?
– Voilà ce que pensait ta tante, soupira oncle John.
– Et vous n’avez pas voulu et voilà pourquoi vous vous êtes querellés. Pourquoi donc avez-vous refusé, oncle John ?
– Mais parce que cela n’allait pas, et que ta tante ne voulait pas l’admettre.
– Vous pouvez tout arranger et bien mieux que M. Freymond, mieux que qui que ce soit au monde.
– Attends ! Ce n’est pas aussi simple que tu le crois. Tu ne sais pas tout. Cette réception a toujours eu lieu dans un certain champ en dehors du village. Or ce champ vient de se vendre. On va y bâtir des maisons. Pas de champ, pas de fête ! Mais ta tante ne veut rien entendre.
– N’y-a-t-il pas d’autre endroit ? Il faut en trouver un, oncle John. C’est impossible qu’il n’en existe pas.
– Il y a en a bien un, mais elle ne serait jamais d’accord.
Qui ? Où ?
– Ah ! Princesse, quand laisseras-tu les choses aller ? Bon ! je pense qu’il me faut tout te raconter. Dans la villa « Les tourelles » habite une certaine Mme Chevêche qui aurait amplement la place pour nous recevoir, mais elle ne peut pas souffrir les enfants. Pense un peu, elle déteste tout le monde à l’exception de ses chats. Crois-moi, Princesse, inutile d’essayer de convaincre quelqu’un comme Mme Chevêche !
– J’y parviendrai ! déclara Sally Anne avec feu.
Les yeux d’oncle John pétillèrent et il se mit à rire.
– Je savais bien que tu ne t’avouerais pas battue. Eh bien voilà ! si tu persuades Mme Chevêche de nous prêter son terrain pour la fête, je remplacerai M. Freymond. Marché conclu !
– Puis-je compter sur cette promesse ?
– Ce qui est promis est promis. Et pendant que cette nouvelle mission t’occupera, j’aurai peut-être un peu de paix… mais je t’avertis, Sally Anne, tu ne viendras pas à bout de Mme Chevêche.
– J’y arriverai ! j’y arriverai ! pensait la fillette en serrant les lèvres. Il faut que ces pauvres enfants aient leur fête.
– Oncle John, où sont « Les Tourelles » ?
– Juste au bout du village. On y passe en allant au ruisseau. Tu ne peux pas te tromper. Si tu veux vraiment t’y rendre, j’ai un paquet pour cette dame. Voilà des jours et des jours que je renvoie de le lui porter. Brr… quelle vieille sorcière !
– Donnez-moi le paquet, oncle John.
– Très bien, mais n’oublie pas mes avertissements. Écoute, Sally Anne, es-tu décidée à aller chez elle ? C’est une personne redoutable. Je ne plaisante pas.
– J’irai, dit Sally Anne, bien que l’air grave d’oncle John lui fît éprouver un certain malaise. J’irai demain.
Oncle John était convaincu qu’elle n’arriverait pas à ses fins avec Mme Chevêche. Sally Anne le savait bien. Il l’avait taquinée, mais au fond ce serait à lui à aller voir cette dame ; en cela elle lui en voulait un peu.
– Oncle John, vous commencerez à écrire votre livre, n’est-ce pas ?
– On verra…
Il sourit et Sally Anne ne put deviner si oui ou non il allait se mettre à l’ouvrage.
Chapitre 5.
Sally Anne rencontre Julie Forgeron.
Voici ce que Sally Anne écrivit dans son journal le soir qui suivit sa longue conversation avec M. Peters.
– Me voilà au courant de tout. Je sais enfin ce qu’il s’est passé entre tante Elsie et oncle John et je vois que c’est lui qui a eu tort. Il aurait dû accepter de remplacer M. Freymond.
Quelle énigme qu’oncle John ! Je l’aime bien quand même. Il consent à s’occuper de la fête si je parviens à décider Mme Chevêche. Il pourrait me l’avoir promis, sûr de me voir revenir bredouille…
Zut ! j’arrive au bas de la page et il n’y a plus de place.
Sally Anne était visiblement préoccupée. Les pensées tourbillonnaient dans sa tête et l’une d’elles surtout ne cessait de la tourmenter. Comment devait-elle s’y prendre pour parler de la fête à Mme Chevêche ? N’était-ce pas scandaleux de la part d’oncle John d’offrir ses services en posant ses conditions ? C’était à lui de plaider la cause des enfants infirmes en portant son paquet.
Tout à coup elle se souvint de ce que son papa lui disait : – Quand tu as des difficultés, Sally Anne, parles-en à Jésus et cherche dans Sa Parole le conseil qu’Il veut te donner.
La fillette sauta du lit, se mit à genoux et dit : Seigneur Jésus, tu vois que de mauvaises pensées dans mon cœur. J’en veux à quelques personnes et ce n’est pas ce que Tu ferais, Toi. S’il te plaît, Seigneur Jésus, rends-moi plus douce et aide-moi tout spécialement pour la fête. Donne-moi de bonnes pensées envers Mme Chevêche, malgré toutes les horribles choses qu’oncle John a dites d’elle. S’il te plaît, rend-là charitable pour qu’elle offre son jardin pour la fête. Fais de moi une petite missionnaire fidèle comme papa le désire. Amen.
12ème samedi
Sally Anne se sentit soulagée après sa prière. Il lui semblait que le Seigneur se tenait auprès de son lit et lui disait : Ne crains pas Mme Chevêche, Sally Anne. En cherchant le bonheur de ces enfants malades, tu travailles pour Moi, c’est pourquoi je t’aiderai.
Alors la fillette ouvrit sa Bible, la vieille Bible de son père pleine d’annotations dans la marge. Elle chercha le livre des Proverbes, le livre de la Sagesse et des conseils divins, comme disait papa. Un verset souligné attira son attention :
Confie-toi de tout ton cœur à l’Éternel et ne t’appuie pas sur ton intelligence ; dans toutes tes voies connais-Le et Il dirigera tes sentiers (Prov. 3. 5).
Sally Anne murmura : Merci, Seigneur Jésus ! Fais que je suive Ton conseil et dirige-moi ! Puis elle s’endormit tout de suite.
Le lendemain matin, après le départ de tante Elsie pour l’école, Sally Anne prit le paquet sous son bras et partit la tête haute à la conquête de Mme Chevêche.
« Les Tourelles » où habitait la vieille dame était facile à trouver. On n’avait qu’à suivre la route jusqu’au bout du village pour arriver devant un haut portail de fer forgé portant le nom en lettres d’or. Mais à l’entrée de l’allée qui montait vers la maison, se dressait un grand panneau avec ces mots : « Entrée interdite ! »
Sally Anne hésita, après tout elle venait pour affaires de la part d’oncle John. Cet écriteau ne pouvait la concerner, même si elle avait d’autres intentions. Elle s’engagea donc dans l’avenue. Les haies qui la bordaient avaient un feuillage si dru qu’il lui était impossible de voir ce qui se passait de l’autre côté.
Et si quelqu’un, caché dans ces buissons, allait me sauter dessus… se disait-elle, craintive, en serrant bien fort son paquet.
– Bonjour ! Où vas-tu ?
Sally Anne sursauta de frayeur à l’ouïe de cette voix. D’où venait-elle ? La fillette avait beau tourner la tête de tous côtés, elle ne voyait personne.
– Regarde en haut, petite sotte ! cria la voix.
Sally Anne leva les yeux et aperçut une fille de son âge à califourchon sur une branche. Ses cheveux blonds pendaient en désordre sur son visage barbouillé et ses yeux brillaient de malice.
– Que peux-tu bien faire là-haut ? demanda-t-elle toute surprise.
– Que tu es bête ! Tu ne vois pas que je grimpe ? J’aime la varappe. D’ailleurs je suis censée être à l’école, mais personne ne viendra me chercher ici.
– Est-ce qu’on ne te punira pas ?
– C’est possible ! Les punitions, c’est mon pain quotidien, mais ça m’est égal.
– Ah ! oui ? fit Sally Anne qui ne savait que dire à cette étrange fillette.
– Comment t’appelles-tu ? Mon nom, c’est Julie Forgeron. Quel vilain nom, n’est-ce pas ?
– Non, je ne trouve pas. Moi, je m’appelle Sally Anne.
– Chouette ! je sais qui tu es. Tu viens d’Afrique. T’es la nièce de la maîtresse. Tu n’iras pas rapporter au moins !
– Non, je ne crois pas, mais je ne peux pas lui dire des mensonges si elle me pose des questions.
– Pourquoi pas ? As-tu la frousse ? Je dis toujours des mensonges pour me tirer d’affaire. Es-tu bigote ?
– Eh bien !… je ne sais pas. J’essaie de suivre Jésus, et mon papa et ma maman sont missionnaires.
– Chouette ! Il faudra que tu m’en parles une fois, pas de la religion, mais des missionnaires. Un jour j’irai en Chine.
– Quand ?
– Oh ! une fois. J’ai un livre sur la Chine, sur les kangourous qui sautent… Gaffe-toi !
Julie poussa un cri strident et disparut dans le feuillage.
– Cette fois, je t’ai attrapée !
Avant de savoir ce qui lui arrivait, Sally Anne sentit une main de fer lui saisir le bras. Une femme grande et maigre, au visage étroit, la transperçait de ses petits yeux noirs. Noirs aussi étaient ses cheveux, tirés en un chignon derrière sa tête, noire encore sa robe de soie. Jamais Sally Anne n’avait vu une femme plus sinistre et plus furibonde.
– Inutile de te débattre ! J’en ai assez cette fois. Toi, là-haut, descends immédiatement !
– Jamais de la vie ! Vous êtes une vieille horreur !
– Mais… mais… bégaya Sally Anne.
– Robert, cria la vieille dame, faites descendre cette fille et amenez-la moi.
Un grand gaillard, le jardinier sans doute, surgit de derrière les buissons.
– Bien, Madame, dit-il en touchant sa casquette. Puis s’adressant à Julie :
– Toi, là-haut, si tu ne descends pas dans deux secondes, je te ferai rouler en bas un peu plus vite que ça.
– Venez me chercher. Je ne descendrai pas.
Julie, du haut de sa cachette, les contemplait du haut de sa branche.
– Ne t’occupe pas d’eux, cria-t-elle à Sally Anne. C’est une vieille sorcière qui n’aime que les chats.
Puis Julie leur tira la langue.
– Vilaine fille ! Robert, faites-la descendre sur le champ.
Tout en parlant, la vieille dame pinçait si fort le bras de Sally Anne que la fillette n’osait faire un mouvement.
Robert, rouge de colère et presque aussi furieux que sa maîtresse, se mit à secouer les branches de l’arbre si rudement que Julie fut balancée de droite et de gauche. Nullement effrayée, la fillette ne semblait pas s’en soucier et tenait bon.
Allez chercher une échelle ! commanda Mme Chevêche à Robert qui aussitôt se dirigea vers la maison.
Puis, se tournant vers Sally Anne :
– Je ne te connais pas, tandis qu’elle je la connais bien. Qui es-tu ? Comment as-tu osé pénétrer dans mon domaine ? N’as-tu pas vu l’écriteau ?
– Je, je regrette bien, bégaya Sally Anne toute effrayée. Je suis venue parce que M. Peters m’a envoyée. Il m’a prié de vous apporter ce paquet.
– Ah !
Les yeux noirs, terribles, pointus comme des aiguilles transpercèrent la fillette.
– Alors, je me suis trompée. Je t’ai prise pour la complice de cette vaurienne. Qui es-tu ?
– Je m’appelle Sally Anne Trivier. J’habite chez ma tante, Mlle Martin.
– Quant à moi j’habite ici, Mme Chevêche ! cria Julie d’un ton moqueur.
– Toi, misérable !
Mme Chevêche eut l’air si courroucée que Sally Anne crut qu’elle allait suffoquer.
A ce moment, Robert arrivait avec son échelle, mais Julie fut plus rapide que lui. Tandis qu’il la fixait contre l’arbre, elle dégringola comme un écureuil et disparut dans les fourrés.
– Attends seulement que je t’attrape ! gronda Mme Chevêche.
– Eh bien, mon enfant, dit-elle en s’adressant à Sally Anne, il faut que tu viennes chez moi. Je désire voir ce que m’envoie M. Peters.
– N’y va pas, n’y va pas ! fit la voix de Julie qui sortait on ne sait d’où. C’est une vieille sorcière qui vit avec des centaines et des centaines de chats…
Chapitre 6.
Prisonnière !
Sally Anne suivit craintivement Mme Chevêche jusqu’à sa maison. Elle était bien telle que l’avait décrite oncle John. A vrai dire, Julie s’était montrée très impertinente envers la vieille dame, mais avec un visage aussi tranchant et des yeux perçants comme des vrilles, tout le monde aurait pris cette femme pour une sorcière. Plus que jamais elle en voulait à oncle John de l’avoir envoyée chez cette méchante dame.
Sally Anne ne se sentit guère plus réconfortée en entrant dans la vaste demeure. Mme Chevêche fila tout droit, sans mot dire, le long d’un couloir, ouvrit bruyamment une grande porte et fit signe à Sally Anne d’entrer. La pièce était immense, embarrassée de meubles lourds et disgracieux. Aux murs, des tableaux sombres et sinistres contribuaient à l’impression de malaise qui se dégageait de l’ensemble.
Sally Anne compta quatre chats, tous blancs, assis chacun sur sa propre chaise. A la vue de leur maîtresse, ils ouvrirent des yeux roses, lourds de sommeil et baillèrent à se décrocher la mâchoire.
– Eh bien ! ma petite, assieds-toi, commanda Mme Chevêche. N’aie donc pas l’air si épouvantée.
– Connais-tu cette vaurienne qu’est Julie Forgeron ?
– Non, Madame, je l’ai vue pour la première fois en montant l’allée.
– Fille détestable ! Elle ne cesse de grimper sur mes arbres. Un jour, je l’attraperai et alors…
– Oui, acquiesça Sally Anne, pour dire quelque chose.
– M. Peters a-t-il mentionné le prix du vase qu’il m’envoie ?
– Non, il m’a seulement priée de vous l’apporter.
Mme Chevêche fronça les sourcils. Elle avait déballé le paquet et tenait à la main une charmante porcelaine ancienne.
– C’est étrange, fit-elle. Voilà trois mois que je la lui réclame et tout à coup il me la fait parvenir par toi.
– Peut-être avait-t-il oublié ? marmotta la fillette de plus en plus mal à l’aise.
– Oublié ? Cet homme ne se souvient de rien, et il est paresseux par-dessus le marché. Comment se fait-il que tu le connaisses ? Ta tante ne doit pas approuver cela.
– Non, avoua Sally Anne. Si seulement elle changeait d’avis !
– Oh ! s’écria la vieille dame, mais elle jugea bon de passer à un autre sujet.
– On raconte dans le village que tu viens d’Afrique et que tes parents sont missionnaires. Comment se peut-il que des gens perdent leur vie de la sorte ? Je ne le comprendrai jamais.
Sally Anne remua sur sa chaise. Que cette dame soit désagréable, soit, mais qu’elle s’arroge le droit de parler ainsi… Indignée, la fillette essaya de rectifier :
– Papa et maman ne perdent pas leur vie en aidant les autres et en leur parlant de Jésus. Papa dit qu’il n’y a rien de plus important au monde.
Mme Chevêche la regarda fixement.
– Étrange enfant ! murmura-t-elle. A présent, dis-moi, aimerais-tu boire quelque chose ? De la limonade ou du lait ?
– Du lait, s’il vous plaît.
Sans mot dire, la maîtresse du logis disparut et Sally Anne se mit à inspecter les quatre chats et l’immense pièce qui sentait le moisi.
Soudain elle tressaillit. On avait frappé contre la vitre d’une fenêtre entrouverte.
– Tu vis toujours ? chuchota une voix.
– Bien sûr !
Sally Anne s’approcha de la fenêtre sur la pointe des pieds et aperçut le nez barbouillé de Julie.
– Prends garde ! Tu vas te faire attraper par la dame ! Oh ! elle, fit Julie en tirant une langue rose. Elle ne me fait pas peur. Possible qu’elle raconte tout à ma mère, mais maman ne s’en fait pas. Je suis venue t’avertir. C’est une sorcière. Elle empoisonne les enfants. Elle a une chambre pleine de filles qu’elle a faites prisonnières.
– Tu mens ! s’écria Sally Anne.
13ème samedi
Toutefois les paroles de Julie commençaient à ébranler son courage.
– Pas du tout, je ne mens pas ! Je vais rester ici pour voir ce qui va se passer et comment elle s’y prend. Attention ! la voilà !
Sally Anne réussit à regagner sa chaise.
– Il m’a semblé entendre parler, dit Mme Chevêche en posant un verre de lait sur la table. Tiens, bois ton lait.
Julie faisait des signes frénétiques derrière le dos de Mme Chevêche.
Sally Anne but une gorgée de lait. Julie disait des bêtises, pensa-t-elle, mais sait-on jamais ?
– Qu’as-tu ? Crois-tu qu’il est empoisonné ? demanda la vieille dame d’un ton courroucé.
– Non, non, balbutia la fillette, craignant que son hôtesse ne se retourne et aperçoive Julie.
Elle prit son courage à deux mains, avala le lait d’un trait et se mit à tousser.
Pleine de méfiance, Mme Chevêche la regardait tout en lissant sa longue robe noire.
– Eh bien ! As-tu une langue ? Sais-tu parler ?
– Je me suis étranglée, articula péniblement Sally Anne.
A ce moment, un cri strident retentit accompagné de la voix de Robert qui hurlait : –
Te voilà, petite vaurienne ! Cette fois-ci, tu ne m’échapperas pas.
– Laissez-moi, laissez-moi ! gémissait Julie en se débattant.
Mme Chevêche se leva et s’avança vers la fenêtre ouverte.
– Amenez-la tout de suite ici, ordonna-t-elle.
Puis, se tournant vers Sally Anne :
– Il faut t’en aller maintenant. Dis à M. Peters que je lui écrirai au sujet du vase.
– S’il vous plait, Madame, plaida Sally Anne. Ne lui faites pas de mal. Elle n’a pas voulu vous faire du tort.
– Comment oses-tu dire cela ? cria la vieille dame en la secouant. C’est une crapaude. Elle mérite une leçon.
– Je ne voudrais pas… ajouta Sally Anne au bord des larmes.
C’était pour la sauver que Julie était venue près de la fenêtre et maintenant elle était prisonnière.
Robert entra, traînant Julie derrière lui.
– La voilà ! dit-il, prise en flagrant délit devant la fenêtre.
Julie, pâle de frayeur, sanglotait.
– Je ne pensais pas ce que j’ai dit, Madame, de vrai, je ne le pensais pas, répétait-elle affolée.
– Tu sais très bien que tu pensais toutes les injures que tu m’as débitées. Robert, allez l’enfermer !
– Je vous en supplie, pas cela, cria Julie.
– Faites ce que je vous dis, Robert, ordonna Mme Chevêche.
Sally Anne s’élança vers elle.
– De grâce, Madame, laissez-la aller !
– Hors d’ici ! cria-t-elle furieuse. Je t’ai donné le message pour M. Peters. Maintenant va-t’en !
Sally Anne, bouleversée, ne savait plus que croire. Elle avait douté des paroles de Julie, mais maintenant il lui semblait bien que Mme Chevêche fut une sorcière puisqu’elle enfermait les gens. Terrifiée, elle s’enfuit de la chambre et détala à toutes jambes. A mi-chemin de l’allée, elle s’arrêta à bout de souffle et resta là, plongée dans ses pensées.
Elle ne peut être une sorcière, conclut-elle. Ça n’existe pas. Papa me l’a dit. Il n’y a que des méchantes gens qui essayent de vous faire peur. Quand il parlait du Seigneur aux Africains, il leur disait de ne pas craindre les sorciers, mais de se souvenir que Jésus avait soin de ceux qui se confiaient en Lui.
Cependant Sally Anne avait entendu beaucoup d’histoires de sorcellerie dans la jungle et on lui avait raconté tout le mal que faisaient les sorciers.
Mme Chevêche n’est pas une sorcière, se répéta-t-elle pour la dixième fois. Puis, pour se rassurer, elle dit tout haut : Jésus m’aime, Jésus m’aime, Il a soin de moi.
Alors elle se sentit apaisée et sa frayeur disparut. Elle ne devrait pas enfermer Julie, non, elle ne le devrait pas, marmotta Sally Anne.
Si Julie s’était montrée par trop effrontée, une fois prise, elle paraissait réellement épouvantée et ne jouait plus la comédie.
Quelle chose horrible que d’enfermer les gens ! Dire qu’elle était venue aux Tourelles pour persuader Mme Chevêche de céder son terrain pour la fête. Quelle déconvenue !
Mais Sally Anne n’allait pas laisser les choses se passer ainsi. Il fallait agir. Lentement une idée audacieuse germa dans son esprit. Pourquoi ne pas tenter de sauver Julie ?
Elle fit quelques pas, puis s’arrêta. Non ! il le fallait, elle rebrousserait chemin. Mme Chevêche était trop méchante et Robert ne valait pas mieux.
Décidée, elle remonta l’allée à pas de loup. Au bout du chemin, plus de buisson pour se cacher. On la verrait. Mme Chevêche devait sûrement passer son temps à guetter derrière les fenêtres… Elle emprunta donc un autre chemin et arriva derrière la maison. Alors elle s’arrêta et regarda autour d’elle. Personne !
Par une porte ouverte, Sally Anne aperçut la cuisine. Vite, elle s’y faufila.
Et maintenant comment trouver Julie dans cette vaste habitation aux innombrables chambres ? Debout sur le carrelage luisant, elle réfléchissait, lorsqu’il lui sembla percevoir un bruit sourd qui se répétait. C’était Julie, à n’en pas douter, qui secouait une porte quelque part.
Elle déguerpit de la cuisine et se glissa dans un étroit couloir qui se terminait par un escalier. Bonne affaire ! Un escalier conduit toujours à l’étage. Sans bruit, elle grimpa marche après marche sur la pointe des pieds. Qu’arriverait-il si on la découvrait ?
Les coups se rapprochaient. Elle atteignit un second palier, suivi d’un autre corridor où donnaient trois portes peintes en blanc, mais les coups venaient encore de plus haut.
Pauvre Julie ! Dans quel état elle devait être. Affreuse Mme Chevêche !
Sally Anne allait s’engager dans un autre escalier lorsqu’elle s’arrêta net, le cœur battant. Quelqu’un descendait lourdement.
Que faire ? Où se cacher ? Elle regarda à droite, à gauche. Fallait-il disparaître derrière une porte blanche ? Trop tard !
– Qui es-tu et que fais-tu ici ?
Sally Anne leva les yeux et poussa un soupir de soulagement.
Une grosse dame au visage rubicond la regardait en souriant, penchée sur la balustrade.
– Explique-toi, dit-elle, en fixant sur la fillette ses grands yeux bruns pleins de gaîté.
– Je… je… cherchais quelqu’un, bredouilla Sally Anne.
– Ah ! je l’avais deviné. Tu cherches Julie, n’est-ce pas ?
Sally Anne acquiesça, le visage rouge comme une crête de coq.
– Viens-tu la sauver des mains de la sorcière ? chuchota la femme.
– Oui ! souffla Sally Anne.
Sur ces mots, la brave cuisinière partit d’un tel éclat de rire que les larmes coulaient sur son visage joufflu. Elle dut les essuyer avec un coin de son tablier.
– Oh là, là, soupira-t-elle un peu remise. J’ai toujours dit qu’un bon fou-rire vaut mieux qu’une boite de pilules. Maintenant, sauve-toi, ma petite. Tu n’as rien à craindre.
– Voulez-vous dire que Julie n’est pas en danger ?
– Mais non. Cesse de te tracasser. Mme Chevêche n’est pas aussi mauvaise que tu le crois. Julie est une coquine et il faut qu’elle soit punie, mais dans cinq minutes j’irai lui ouvrir. Elle descendra à la cuisine et je lui donnerai un morceau de tarte à la confiture.
– Est-ce Mme Chevêche qui vous l’a commandé ?
– Euh ! pas tout à fait. Les yeux de la cuisinière pétillèrent. Mais c’est ce que je veux faire. Eh bien ! es-tu encore en souci ?
– Non, soupira Sally Anne, soulagée.
– Va-t-en vite, car si Mme Chevêche te voit, elle t’enfermera aussi et cela ne t’irait guère, n’est-ce pas ?
– Pas de crainte ! déclara Sally Anne en dégringolant l’escalier.
Quelle aventure ! songeait-elle en courant à la maison.
Chapitre 7.
Une nouvelle aventure de Sally Anne.
– Je ne sais vraiment pas ce que je vais faire de toi, Sally Anne. Il n’y a que quelques jours que tu es ici et tu as réussi à rencontrer précisément les personnes que tu devais éviter : en premier lieu, M. Peters, puis cette vaurienne de Julie Forgeron, et pour comble de malheur, Mme Chevêche. Vraiment, Sally Anne, tu me fais honte.
C’est ainsi que parla tante Elsie en rentrant de l’école, cet après-midi-là. Les lèvres serrées, elle avait l’air de fort mauvais humeur.
Sally Anne rougit.
– J’allais t’en parler, plaida-t-elle, seulement tu…
– Peine perdue ! Je sais tout. Mme Chevêche, une des inspectrices de l’école m’a téléphoné.
– Misère ! pensa Sally Anne. Tout va de mal en pis ! Pourvu qu’elle n’ait pas su que je suis revenue dans sa maison pour sauver Julie.
Hélas ! Mme Chevêche l’avait appris et tante Elsie était au courant de tout.
– Tu l’as appelée sorcière, m’a-t-elle dit.
– Non, tante Elsie, ce n’est pas vrai. C’est Julie qui l’a appelée sorcière et aussi l’autre dame que j’ai vue dans les escaliers.
– Qu’importe, tu as été très sotte et j’en suis très fâchée. Qu’avais-tu besoin d’aller faire les courses de M. Peters ? C’est le comble. Je t’interdis de recommencer.
– Est-ce que Mme Chevêche est en colère contre moi ?
– Chose étonnante, elle semblait plutôt amusée. Mais que tu te lies avec cette Julie, Sally Anne, je ne te comprends pas. Sais-tu qu’elle fait l’école buissonnière ?
Sally Anne approuva de la tête. Elle aurait voulu rentrer sous terre tant elle se sentait penaude.
– C’est une horrible famille que ces Forgeron, renchérit sa tante. Julie est l’aînée de six enfants. Elle ne fait que courir la campagne, et ni son père ni sa mère n’en ont cure. Tu ne dois pas te lier avec elle, entends-tu ?
– Mais papa dit que nous devons être bons envers tout le monde comme Jésus nous en a donné l’exemple. D’autre part, Mme Chevêche l’a enfermée et elle n’aurait pas dû.
De nouveau, tante Elsie fronça les sourcils.
– Voilà que tu tiens le parti de Julie ! Après avoir été si méchante, elle méritait bien d’être enfermée. D’ailleurs, ce n’était que pour un moment et elle ne s’en est pas trop mal tirée après tout.
– Je sais. Je l’ai compris par la suite. Tante Elsie, crois-tu que je ferais bien d’aller présenter mes excuses à Mme Chevêche ?
14ème samedi.
La surprise se lut sur le visage de Mlle Martin. Elle regarda sa nièce sans mot dire, puis un gai sourire détendit son visage.
– Sally Anne, tu es l’enfant la plus étrange que je connaisse. Ce serait une bonne idée, en effet, d’aller voir Mme Chevêche, mais prends garde à ce que tu lui dis, ne la fâche pas !
– Non, non, je te le promets, dit Sally Anne, toute réconfortée de voir sourire sa tante.
Voici ce qu’elle écrivit dans son journal, le soir même :
Que la vie est compliquée ! J’ai rencontré aujourd’hui Julie Forgeron. Elle est très mal élevée, mais tout de même je l’aime. Pourquoi dois-je aimer les gens que, selon tante Elsie, je devrais fuir ? J’ai promis d’aller voir Mme Chevaiche (ai-je écrit juste ?) et je ne l’aime pas du tout. Papa m’avait bien dit : Si tu essaies de venir en aide aux autres, tu auras beaucoup à faire, mais il n’avait pas ajouté qu’on s’attirait aussi toutes sortes de difficultés. Si seulement papa et maman étaient là !
Avant de se mettre en route pour les Tourelles, Sally Anne alla se promener vers le ruisseau pour y réfléchir tout à son aise. En marchant, elle pensait aux versets lus la veille. Peut-être tout était-il allé de travers parce qu’elle avait compté davantage sur son savoir-faire que sur le Seigneur…
Elle ne s’était pas attendue à trouver oncle John étendu dans l’herbe, son vieux chapeau rabattu sur les yeux, en train de mâchonner une longue graminée.
Je comptais bien te rencontrer ici, Princesse, dit-il. As-tu eu du plaisir avec la vieille sorcière ?
Sally Anne poussa un gros soupir et s’assit à côté de lui.
– Bien silencieuse, aujourd’hui ! dit-il en s’asseyant avec un petit sourire. Hum ! Ton air ne me dit rien de bon. Mme Chevêche ne t’a pas paru des plus charmantes, semble-t-il. Je t’avais avertie, je crois.
– Oncle John, dit tristement Sally Anne, ne plaisantez pas, je ne sais plus que devenir.
Alors, lentement, elle lui raconta toute l’histoire.
– Et maintenant, acheva-t-elle, je retourne chez elle.
– Hum ! fit oncle John en enfonçant son chapeau. Tu as donc rencontré Julie Forgeron ? Voilà qui n’arrange pas les affaires !
– Que voulez-vous dire ?
– Eh bien ! souviens-toi du champ où la fête avait lieu d’habitude, terrain qu’un certain M. Berger a vendu pour la construction de nouveaux bâtiments. Dans un coin de ce champ se trouve la masure habitée par la famille Forgeron.
– Je ne vois aucun rapport avec Mme Chevêche, fit Sally Anne qui voyait le temps passer.
– C’est très important, au contraire. C’est une vieille chaumière croulante que M. Berger a décidé de démolir et les Forgeron ne savent plus où habiter.
– Mais c’est affreux ! C’est injuste ! M. Berger est un méchant homme…
Oncle John haussa les épaules.
– C’est un homme d’affaires, et le champ lui appartient. Il a le droit d’en faire ce qu’il veut. On ne peut l’en blâmer. D’ailleurs, les Forgeron ne sont pas très populaires, tu sais. Bien des gens seraient ravis de les voir déguerpir, y compris notre chère Mme Chevêche.
– Quelle embrou… embrouille… comment dit-on oncle John ?
– Quel embrouillamini ! C’est bien ça. Et le mieux à faire est de ne pas s’en mêler. Comprends-tu, Sally Anne ?
Les yeux de la fillette pétillèrent.
– Oncle John ! Il ne doit pas démolir cette maison.
M. Peters se coucha dans l’herbe en poussant un profond soupir.
– Je le savais, grogna-t-il. Voilà notre Princesse avec une nouvelle idée en tête ! Votre altesse royale a-t-elle l’intention d’empêcher M. Berger de démolir la masure des Forgeron ?
– Je ne le sais pas encore, dit Sally Anne pensive, mais il faudrait que j’y arrive.
Oncle John ricana.
– Une minute, s’il te plaît, pour que j’y voie clair. Il n’y a qu’une semaine que notre Sally Anne est à Boiscombe et voilà ce qu’elle s’est mis en tête :
1. Que je me réconcilie avec tante Elsie,
2. De me faire écrire un livre,
3. D’organiser la fête des enfants,
4. De persuader Mme Chevêche de prêter son terrain pour la fête,
5. D’interdire à M. Berger de démolir la demeure des Forgeron.
– Regardez-moi ça ! Mes cinq doigts y ont passé. Dois-je compter encore sur l’autre main, Sally Anne ? Et dis-moi un peu pourquoi au monde tu ne peux pas rester sagement à côté de moi et me tenir compagnie ?
– Parce que je suis missionnaire comme papa, expliqua Sally Anne en se retenant de pouffer de rire, tellement oncle John avait l’air ahuri. Et aussi parce que je dois aider mon prochain comme Jésus nous l’a enseigné.
– Soit ! A propos, j’ai quelque chose à te montrer. Que penses-tu de ceci ? dit oncle John en lui lançant un cahier.
Le cœur battant, Sally Anne tourna la première page et lut : Il y avait une fois un vieux « grand-père horloge », si bougon, si morose, que ses chaînes ne cessaient de cliqueter pour montrer sa mauvaise humeur.
– Oh ! oncle John, exulta Sally Anne, vous avez commencé votre livre !
– Quelques lignes seulement, bougonna-t-il, et je ne promets nullement de l’achever, mais je savais que tu ne me laisserais pas la paix avant que je l’aie commencé. Je vais rester ici pour écrire un nouveau chapitre. Quant à toi, file chez Mme Chevêche.
– Oncle John, je vous aime bien, s’écria Sally Anne, qui spontanément déposa un baiser sur la joue de l’écrivain.
Tandis qu’elle s’enfuyait en rougissant et en dévalant la pente herbeuse, elle l’entendit rire de contentement et murmurer : Voilà qui m’a fait plaisir !
Toute légère et ravie qu’oncle John se soit mis au travail, elle résolut coûte que coûte de l’encourager à terminer son livre. Elle sourit en pensant qu’il avait fait une erreur en comptant sur ses doigts. Il ne savait pas que sa première idée était, non seulement de le réconcilier avec tante Elsie, mais de les marier.
Chouette ! se disait-elle, en imaginant déjà la noce. Elle n’avait jamais vu de mariage en Angleterre si ce n’est en photographie sur des journaux. Elle se voyait déjà demoiselle d’honneur avec un grand bouquet à la main.
Oncle John avait oublié autre chose encore. Il n’avait pas mentionné sa promesse de s’occuper de la fête si Mme Chevêche se décidait à prêter son champ. Il n’allait pas lui échapper pourtant !
Toute à ses projets, Sally Anne arriva aux Tourelles. Mais là le courage lui aurait manqué si elle n’avait pu dans une courte prière implorer le secours divin. Rassurée, elle se mit à fredonner un petit cantique tout en suivant l’allée.
Soudain, elle sursauta. Un petit homme obèse, rougeaud, au nez rond comme une ventouse, venait de sortir de la maison et descendait l’avenue. Elle le vit s’approcher, tirer son mouchoir et s’éponger le front. C’était une chaude journée. Il respirait bruyamment et semblait préoccupé.
– Bonjour Monsieur ! claironna Sally Anne qui désirait se montrer polie.
Il fit un signe de la tête et la regarda d’un air renfrogné.
Quel vieux bougre ! pensa Sally Anne en se hâtant. A peine avait-elle fait quelques pas qu’elle entendit un hurlement qui sortait des buissons, puis l’aboiement frénétique d’un chien, suivi d’un nouveau cri aigu.
Sally Anne fit volte-face et arriva juste à temps pour voir un chien bâtard, strié de blanc, s’élancer des buissons en direction du vieux monsieur. Le visage écarlate, il s’efforçait de chasser le chien qui, excité, aboyait de plus en plus fort. Enfin, effrayé et furieux, il se mit à courir le long de l’allée, le chien sur les talons.
Sur le coup de la surprise, Sally Anne regardait la scène sans savoir que faire. Aussi sursauta-t-elle lorsque Julie Forgeron surgit de derrière la haie. Elle avait encore le nez barbouillé d’encre et riait aux éclats.
– Dis-donc, que fais-tu ici ? s’écria-t-elle. L’as-tu vu courir ? Bien fait pour lui, vilain bonhomme ! Médor ne lui a pas fait assez peur.
15ème samedi
Chapitre 8.
Sally Anne prend ses responsabilités.
– C’était donc toi ? Et ce chien t’appartient ?
– Bien sûr ! fit Julie en grimaçant de joie et en se tordant de rire.
– Alors, tu as fait exprès de lancer ton chien sur ce vieux monsieur ?
Julie hocha la tête.
– Naturellement ! Tu sais qui c’est ?
Sally Anne fit signe que non.
– M. Berger ! Je le déteste. Sais-tu ce qu’il va faire ? Démolir notre maison. Après quoi nous pourrons dormir à la belle étoile.
C’était donc M. Berger… Il avait en effet l’air hargneux et ce qu’il allait faire était scandaleux.
– Je le suis partout, avoua Julie. C’est un ami de Madame Chevêche. Je suis venue ici pour voir ce qu’il a derrière la tête. Sais-tu ce que je crois ?
Cette dernière question fut chuchotée à l’oreille de Sally Anne et Julie prit un air des plus mystérieux.
– Quoi ?
– Promets-moi de ne le dire à personne !
Sally Anne acquiesça.
– C’est un voleur. Il s’introduit chez les gens pour voler toutes sortes de choses, mais la police a l’œil sur lui. Je parie qu’elle donnera une forte récompense à celui qui le prendra sur le fait.
– Julie ! Tu es une menteuse. Tu inventes tout cela parce que tu le détestes. Tu ne devrais pas lancer ton chien contre lui. Il pourrait lui faire du mal.
– Médor, faire du mal ? Il n’a jamais mordu âme qui vive. Il n’a pas de dents. Mais je lui souhaite du mal, à ce vieux Berger. Cela lui ferait du bien. Je n’ai pas dit de mensonges. Je parie que cela ne t’irait pas non plus d’être chassée de chez toi et d’être obligée de dormir sous les haies.
– Quelle horreur ! s’écria Sally Anne qui n’avait pas réalisé cela.
– J’ai déjà dormi sous une haie, une fois que je m’étais enfuie de la maison. Rien d’agréable, tu sais. J’étais toute mouillée. Un escargot se promenait sur ma jambe, le plus gros escargot du monde, tu aurais dû le voir…
– Affreux ! fit Sally Anne en frissonnant. J’ai horreur des escargots.
– Peuh ! Les escargots, ce n’est rien. J’ai même tenu des lézards dans ma main.
– Tais-toi, Julie, tu me donnes la chair de poule !
Au même instant, un cri de douleur retentit. Elles virent Médor couvert de boue, arriver en gambadant, sa petite queue hérissée se trémoussant en tous sens.
– Bravo Médor ! s’écria Julie en caressant l’animal. Tu as su effrayer le vieux Berger. Bravo ! Si j’avais un os je te le donnerais. As-tu un os, Sally Anne, un os avec un peu de viande dessus ?
– Non, Julie. Mais je crois que Médor a blessé M. Berger. N’as-tu pas entendu ce cri ?
– Ça m’est bien égal, répondit Julie en écartant les mèches de cheveux blonds qui lui tombaient sur les yeux, pour se frotter le nez.
– Tu te moques de tout le monde, Julie. Tu as été impolie envers Mme Chevêche, et maintenant, si M. Berger s’est fait mal, c’est encore à cause de toi. Je vais voir ce qu’il en est.
– N’y va pas, je te le défends ! dit l’audacieuse Julie.
– J’irai, répondit Sally Anne, en tapant du pied. C’est mon devoir d’aider ceux qui sont dans la peine. Mon papa me l’a dit, je suis missionnaire.
– Ah ! j’avais oublié que tu étais bigote, dit Julie en lui tirant la langue. Vas-y et tu verras ce qui t’arrivera. Il met les petites filles dans un sac qu’il jette dans un étang pour les noyer. Pauvre Sally Anne ! Tu trouveras des lézards dans l’étang et puis des têtards et…
– Tais-toi, vilaine fille ! cria Sally Anne, puis elle dévala l’allée.
Julie avait parlé ainsi pour l’effrayer, se disait-elle tout en courant. Quelle chaleur il faisait ! Quand elle atteignit le bout de l’allée, elle était en nage. Soudain, elle s’arrêta. M. Berger gisait sur le sol. Il avait mal. Elle l’entendait gémir.
Sally Anne savait que tout ce que Julie avait dit de lui n’était qu’un tissu de mensonges. Tout de même, elle s’approcha avec un peu de crainte. Jamais elle n’avait vu visage aussi rouge.
– Excusez-moi ! Vous êtes-vous fait mal ?
– Rien d’étonnant, dit-il d’un ton sec. Cette brute de chien m’a poursuivi, je suis tombé et je me suis tordu un genou.
– Je suis désolée, dit Sally Anne. Ce n’est pourtant qu’un petit chien et il n’a pas de dents.
– Qu’est-ce que cela peut bien faire ? Je me suis fait mal. Et d’ailleurs qui êtes-vous ? Ah, oui, je sais, je vous ai rencontrée il y a un instant. Eh bien ! Allez-vous en et laissez-moi en paix.
Il ne s’est pas fait très mal, pensa Sally Anne, sinon il n’aurait pas l’air si fâché. C’est quelqu’un qui doit faire des embarras pour peu de chose.
– Allez-vous-en ! répéta-t-il. Ce n’était pas votre chien, n’est-ce pas ? Je sais bien à qui il appartient, à Julie Forgeron. Ah ! Celle-là, si je l’attrape je…
– Je ne peux pas vous abandonner comme cela, dit Sally Anne. Il faut faire venir une ambulance et un médecin.
– Ambulance ? Médecin ? A quoi pensez-vous ?
M. Berger se releva en faisant une affreuse grimace, mais enfin il se releva.
– Avez-vous très mal ? demanda Sally Anne.
– Ah ! bien, je vous crois, grommela-t-il. Et maintenant, filez et un peu vite !
– Jamais de la vie. Je vais vous ramener chez vous. J’expliquerai à Mme Berger ce qui s’est passé.
Sally n’éprouvait pas grande sympathie pour ce vieux monsieur, mais elle sentait que c’était son devoir de prendre soin de lui.
Madame Berger n’existe plus. Je vis seul et je peux rentrer chez moi sans votre aide.
– Mais je dois vous accompagner, insista la fillette. Jésus nous a donné l’exemple du Bon Samaritain pour que nous l’imitions.
– Hum ! fit M. Berger interloqué. Quelle étrange petite fille vous êtes ! Qui êtes-vous en somme ?
– Je m’appelle Sally Anne Trivier et j’habite avec ma tante Elsie pour quelques mois. Mes parents sont missionnaires en Afrique, et je dois l’être aussi. Et maintenant vous comprenez pourquoi je dois vous venir en aide.
– Hum ! grogna M. Berger. Je n’ai jamais rien entendu de pareil. Enfin, si vous sentez qu’il y va de votre devoir, soit, accompagnez-moi.
– Prenez mon bras, proposa Sally Anne, consciente de son rôle. Vous ne vous en trouverez que mieux.
M. Berger émit un nouveau grognement, mais il obéit et ils sortirent ensemble des Tourelles.
En passant le portail, ils entendirent une voix crier :
– Moucharde ! Sally Anne n’est qu’une moucharde !
M. Berger devint écarlate.
– Si je mets la main sur cette gamine, je…
– Calmez-vous, Monsieur, ne prenez pas garde à elle !
Il la regarda de travers sans rien ajouter et continua à boiter sagement à ses côtés.
16ème samedi
Après avoir longé la route un moment, ils arrivèrent devant une maisonnette au portail blanc.
– Voici où j’habite, dit M. Berger. Vous pouvez me laisser maintenant.
– Si vous croyez que je vais vous abandonner comme cela ! Vous avez eu un choc. Il vous faut du repos. Si vous m’indiquez où sont les choses, je vous ferai une tasse de café, après quoi vous vous sentirez mieux.
– Eh bien ! Sally Anne… c’est bien votre nom, n’est-ce pas ? Avez-vous l’habitude de commander ainsi tout le monde ?
– Je n’appelle pas ça commander, mais rendre service.
– Quelle étrange enfant ! murmura M. Berger en introduisant la clé dans la serrure.
Sally Anne le suivit dans le vestibule.
– Je me reposerai au salon, dit-il en ouvrant une porte. La cuisine est au bout du corridor. Vous y trouverez tout ce que vous voulez.
Sally Anne resta immobile un instant, l’air perplexe : il ne fait que répéter que je suis étrange, et lui… il ne m’a même pas dit merci ! Non, ce monsieur bizarre ne lui inspirait guère de sympathie. Elle ne pouvait s’empêcher de donner raison à Julie, mais une petite servante du Seigneur devait penser différemment et ne pas « s’appuyer sur son intelligence ». C’est pourquoi elle entra délibérément dans la cuisine.
Quel désordre elle y trouva ! La vaisselle sale remplissait l’évier, les casseroles s’empilaient sur le fourneau et le plancher n’avait pas été récuré depuis des semaines.
Voilà ce qui arrive à un homme sans femme ! pensa-t-elle. Je me demande si la cuisine d’oncle John est dans un pareil état.
Sally Anne se mit courageusement au travail et posa la bouilloire sur le feu.
En un tour de main, elle eût préparé une tasse sur un plateau. C’était chose courante pour elle de se débrouiller dans la cuisine quand ses parents se rendaient dans les villages avoisinants.
– Voici une tasse de café ! M. Berger, dit-elle en ouvrant du coude la porte du salon.
Couché sur une chaise longue, la tête couverte d’un mouchoir, M. Berger émit un grognement.
– Buvez tout, dit-elle.
Il lui prit le plateau des mains et se mit à siroter le breuvage brûlant.
– Votre cuisine est dans un état lamentable, remarqua Sally Anne. N’aimez-vous pas laver votre vaisselle ?
Le visage de M. Berger s’empourpra.
– Eh bien, non, marmotta-t-il, je n’aime pas faire ça. Ma femme le faisait toujours, mais elle est décédée il y a six mois.
– Oh ! fit Sally Anne soudain pleine de sympathie pour lui. Que je vous plains d’être seul ! Elle doit vous manquer horriblement.
Il lui lança un regard par-dessus la tasse.
– Oui, dit-il, elle me manque terriblement, mais personne ne s’en soucie. Tout le monde me trouve méchant, en particulier cette Julie Forgeron.
– Eh bien ! quant à moi, cela me fait beaucoup de peine. Je comprends maintenant pourquoi vous avez vendu votre champ, c’est parce que Mme Berger est morte.
M. Berger posa sa tasse.
– Quel bon café vous avez fait ! dit-il en soupirant. Vous êtes une étrange mais bonne petite fille – la première qui pense à faire quelque chose pour moi. Puisque vous m’avez posé des questions, je m’en vais vous répondre.
– Vous vous sentez vraiment mieux ?
M. Berger fit un signe affirmatif et un sourire transforma son visage.
– Voyez-vous, je m’en vais quitter le village. Je n’ai pas d’amis ici depuis que ma femme s’en est allée. J’ai donc vendu ce champ pour me permettre d’habiter ailleurs.
– Avez-vous pensé aux enfants handicapés ?
– Ah ! Vous êtes au courant de tout. En fait, ça ne m’étonne guère. C’est regrettable, je le sais, mais j’ai dû penser à moi en premier lieu.
Sally Anne le fixa longuement.
– Qu’avez-vous à me regarder ainsi ?
– Cela vous ferait de la peine si je vous le disais.
– Dites-le tout de même.
– Bon ! Je pensais… je me disais que, peut-être, vous n’aviez pas d’amis parce que vous pensiez un peu trop à vous-même.
Après avoir dit cela, Sally Anne eut envie de se mordre la langue. Elle avait été impertinente. Mais chose étrange, M. Berger n’avait pas l’air fâché. Il avait plutôt l’air triste.
– Pardonnez-moi ! Je n’aurais pas dû vous parler ainsi, même si vous le demandiez. Voulez-vous me permettre de revenir demain mettre votre cuisine en ordre ? Je pourrais très bien le faire chaque jour.
– Hum ! Hum ! grogna M. Berger. Dites-moi pourquoi vous vous souciez de ma vaisselle. Vous m’intriguez vraiment.
– Je vous l’ai déjà dit. Je suis une missionnaire du Seigneur Jésus et cela signifie que je dois aider tous ceux qui sont dans la peine ou solitaires.
Elle n’ajouta pas ce que son père lui avait dit : Cherche quelqu’un qui soit plus triste et plus solitaire que toi et aide-le. N’était-ce pas le portrait de M. Berger ?
– Je ne comprends pas très bien, dit-il, puis changeant de sujet, il ajouta :
Avez-vous déjà fait la connaissance de Mme Chevêche ?
– Oui, fit Sally Anne sans enthousiasme.
– Elle est solitaire, elle aussi, toute seule dans cette grande maison sans autre compagnie que ses chats. Cela vous plairait-il d’aller l’aider ?
– Je ne sais pas, répondit Sally Anne étonnée de cette question.
– Je rends souvent visite à Mme Chevêche. C’est la seule personne à qui je parle. J’ai dit que je n’avais pas d’amis, mais elle est une sorte d’amie pour moi. Je suis sûr que vous lui plairiez.
– Croyez-vous ?
– Hum ! Je vais lui téléphoner ce soir. Je lui parlerai de vous. Savez-vous, Sally Anne, c’est la meilleure tasse de café que j’ai bue depuis la mort de Mme Berger.
17ème samedi
Sally Anne regarda la pendule et découvrit avec frayeur qu’il était presque midi, heure à laquelle tante Elsie rentrait chez elle. Elle s’empressa donc de prendre congé de M. Berger en promettant de revenir le lendemain. Puis elle prit ses jambes à son cou.
Tante Elsie voulut savoir comment s’était passée sa visite à Mme Chevêche et Sally Anne dut raconter l’accident de M. Berger, et comment elle l’avait accompagné chez lui. Toutefois, elle ne parla pas de Julie.
Ce soir-là, malgré sa lassitude, elle écrivit dans son journal :
Cette fois, j’ai rencontré M. Berger. D’abord je ne l’aimais pas, mais j’ai changé d’avis. Il s’ennuie beaucoup de sa femme et vit très solitaire, c’est pourquoi c’est mon devoir de l’aider. Dire qu’il aime rendre visite à Mme Chevêche et qu’il semble même la trouver sympathique… Il n’aurait pas dû vendre son champ et Julie n’aurait pas dû lancer son chien à ses trousses. Que faire ? J’ai trop sommeil pour réfléchir.
Chapitre 9.
De mieux en mieux !
Le lendemain matin, Sally Anne trouva sur la table une lettre à son adresse. Tante Elsie parut très intriguée.
Voici ce que la lettre disait :
Chère Sally Anne,
Vous trouverez sans doute étrange que je vous écrive, mais après votre départ, j’ai réfléchi que je n’avais pas été bien aimable envers vous et que je ne vous avais même pas remerciée de votre gentillesse. En vérité, je vous suis très reconnaissant et j’espère que vous tiendrez votre promesse de revenir me voir, non pas pour travailler chez moi, mais seulement pour me tenir compagnie et bavarder au vieux solitaire que je suis.
Cordialement à vous.
F. Berger
– Qui est-ce ? demanda tante Elsie.
Sally Anne lui passa la lettre. Mlle Martin la lut les sourcils froncés. Tout d’abord elle resta silencieuse, puis elle entoura la fillette de ses bras et l’embrassa.
– Je crois que je ne t’ai pas bien comprise, ma petite, murmura-t-elle, et je t’ai fait des reproches à tort. Si M. Berger a pris la peine de t’écrire une telle lettre, c’est qu’il a été touché de ta gentillesse. Je suis fière de toi, ma chérie.
Et, les larmes aux yeux, elle déposa un nouveau baiser sur la joue de sa nièce.
Qu’il faisait bon être cajolée par tante Elsie, dont elle appréciait le frais parfum ! C’était presque aussi doux que les bras de maman et le comble du bonheur était de sentir sa tante devenir une amie.
– Je vais le voir aujourd’hui. Sa cuisine est sens dessus dessous. Tu n’as rien contre cela, n’est-ce pas ? fit-elle, câline.
– Non, ma chérie, c’est gentil de ta part. Pauvre M. Berger ! Si nous avions été plus compatissants, les choses n’en seraient pas où elles en sont.
– Tu veux parler du champ et des enfants handicapés ?
– Comment ? Tu es au courant de cela ?
Sally Anne hocha la tête et continua :
– Je ne crois pas que les choses auraient été différentes. M. Berger quitte le village à cause de la mort de sa femme.
– Je vois. Comment se fait-il que M. Berger soit tombé hier matin ?
Cette question embarrassa Sally Anne qui résolut pourtant de dire la vérité.
– N’en veuille pas trop à Julie, implora-t-elle. Pense un peu à ce qui l’attend : dormir sous les haies avec les escargots qui vous grimpent dans les jambes… D’ailleurs, elle ignore que c’est la solitude qui a amené M. Berger à prendre cette décision.
Tante Elsie sourit.
– Tu as bien des choses à m’apprendre, ma petite, dit-elle, mais je ne veux pas en dire davantage. N’oublie pas que tu as promis de t’excuser auprès de Mme Chevêche.
C’était l’heure pour tante Elsie de se rendre à l’école. Après son départ, Sally Anne se prit à réfléchir. Quel embrouille… Voilà qu’elle ne se souvenait plus de ce mot ! Papa avait raison. Quand on s’occupait de son prochain, on n’avait plus le temps de s’apitoyer sur soi-même. Quel programme elle avait devant elle, ce jour-là ! Aller voir M. Berger, s’excuser auprès de Mme Chevêche, prendre des nouvelles d’oncle John, et quatrièmement avoir un sérieux entretien avec Julie. M. Berger passe en premier ! décida-t-elle, et la voilà partie.
Elle le trouva dans la cuisine. Il avait commencé de laver la vaisselle, mais s’y prenait fort maladroitement.
– J’espérais avoir terminé ma besogne avant votre arrivée, car je pensais bien que vous viendriez, dit-il, les yeux pétillants.
– Je vous avais dit que je viendrais, et on doit tenir ses promesses. S’il vous plaît, M. Berger, laissez-moi finir ce travail et allez-vous asseoir au salon. Dès que j’aurai terminé, je ferai une tasse de café que je vous apporterai et nous pourrons bavarder.
Avec un soupir de soulagement, il caressa la petite tête et s’en alla sagement tout en fredonnant un petit air.
18ème samedi
La fillette se mit au travail et jeta un regard par la fenêtre. Horreur ! Le jardin était une jungle. Les mauvaises herbes devaient lui arriver aux épaules… En Afrique, ses parents n’avaient pas de jardin, et papa faisait souvent remarquer que c’était l’une des choses qui lui manquaient le plus. Quand on a un jardin, pensait Sally Anne, on doit s’en occuper.
En entrant au salon avec son plateau, elle trouva M. Berger, non plus étendu sur le canapé, mais assis dans un fauteuil.
– Il y a longtemps qu’il ne m’est arrivé une chose aussi agréable, dit-il en souriant.
Sally Anne posa le plateau et le regarda fixement.
– Ne serait-ce pas encore plus agréable de prendre le café au jardin ? Il fait si beau.
– Ah ! Je vois, vous avez regardé par la fenêtre…
Sally Anne acquiesça.
– Je reconnais que mon jardin est bien négligé, mais ce n’est pas de ma faute. Ma santé n’est pas très bonne et le médecin m’a interdit le jardinage. D’habitude M. Forgeron s’en occupait et je lui payais son travail, mais depuis que…
– Vous voulez dire qu’il ne vient plus parce que vous avez vendu le champ et qu’il se trouve sans logement.
– En effet. Tout vient de là, ma petite. Depuis que je t’en ai parlé, je regrette de l’avoir vendu.
– Ne pourriez-vous pas revenir en arrière ?
– Impossible ! Tout est signé. Les ouvriers arrivent la semaine prochaine.
Tandis que son vieil ami savourait son café, Sally Anne, la tête plongée dans ses mains, réfléchissait.
– Il doit y avoir une solution, dit-elle finalement. Papa dit que Dieu nous la donne si nous Le prions de tout notre cœur. Je vais prier pour cela.
Sally Anne employa toute la matinée à mettre de l’ordre dans la cuisine jusqu’à ce qu’elle fût impeccable. A tout moment, elle faisait irruption dans le salon pour faire causette à M. Berger dont le visage s’épanouissait.
Il y avait tant à faire dans cette maison et M. Berger avait tant de choses à raconter que Sally Anne passa tout son temps avec lui pendant deux jours. Impossible de parler à oncle John, ni de parler à Julie. Le soir, elle était si fatiguée que voilà tout ce qu’elle écrivit dans son journal :
J’aide M. Berger. Je l’aime beaucoup. Ceci prouve qu’il faut connaître les gens avant de les juger. Je prie pour une solution à notre problème. Ça presse ! S’il te plaît, Seigneur Jésus, réponds-moi vite !
Le lendemain étant un dimanche, Sally Anne dut renoncer à aller voir M. Berger dès le matin.
Elle se rendit au culte avec tante Elsie, qui ne put s’empêcher de tressaillir en apercevant oncle John assit au premier banc. Il lança un clin d’œil à Sally Anne, ce qui la fit rougir, tandis que tante Elsie fronçait les sourcils.
A peine étaient-elles assises que M. Berger entra et s’assit à l’autre rangée. Il avait l’air un peu mal à l’aise, car il n’était pas revenu au culte depuis longtemps. Il semblait pourtant fort désireux de faire sentir sa présence à Sally Anne et lui fit un petit signe d’amitié.
Ce fut une surprise générale lorsque, imposante et majestueuse dans sa robe de soie noire, Mme Chevêche vint s’asseoir à côté de M. Berger. Sally Anne, guignant par-dessus son cantique, la vit dire quelques mots à son voisin, puis regarder dans sa direction.
Pendant la prière, la fillette ferma les yeux bien forts. Elle ne comprenait pas tout ce qui se disait, mais elle avait ses propres requêtes à formuler. Ils étaient tous réunis, pensait-elle, tante Elsie, oncle John, M. Berger, Mme Chevêche. C’était merveilleux, et Dieu allait certainement donner une solution à tous leurs problèmes.
– Oh Dieu et Père, enseigne-moi ce que je dois faire, pria Sally Anne, fais que nous nous aimions les uns les autres comme Jésus nous aime tous. N’a-t-il pas laissé Sa vie pour nous ?
En priant, elle pensa tout à coup qu’il manquait quelqu’un : Julie ! Toute la famille Forgeron souffrait de cette situation, mêlée qu’elle était à ces difficultés aussi bien que les enfants handicapés.
Pendant la lecture, Sally Anne eut la conviction qu’elle devait parler à Julie sans tarder.
Oncle John fut le premier à se lever. Il passa devant tante Elsie qui détourna la tête et sortit rapidement.
M. Berger vint tout droit vers sa petite amie, le visage rayonnant.
– Bonjour ! Sally Anne. Bonjour ! Mlle Elsie. Je suppose que ma petite Samaritaine vous a tout raconté. C’est une véritable aide, bien qu’elle vous commande à tout bout de champ. J’ai senti que je devais aller au culte, ce matin. Il y a des années que je n’y suis venu, mais après tout ce que vous avez fait pour moi, j’ai compris mon erreur. Je suis très heureux à présent.
Il n’en put dire davantage, car Mme Chevêche se posta devant lui en désignant Sally Anne de son air hautain.
– C’est bien vous, Sally Anne ? dit-elle. Évidemment, je me souviens de vous avoir vue lors de cette scène odieuse avec Julie Forgeron. Mais je ne vous avais pas bien regardée. M. Berger m’a parlé de vous. Venez prendre le thé avec moi un de ces prochains jours.
Tante Elsie poussa Sally Anne du coude.
– Merci, Mme Chevêche, cela me ferait très plaisir. Mais avant, je dois vous dire que je regrette ce qui s’est passé quand je suis venue chez vous.
– N’en parlons plus, déclara la vieille dame.
Puis elle sortit majestueusement, M. Berger sur ses talons.
Pour clore la liste des surprises, le pasteur s’avança vers Sally Anne, le visage radieux.
– Le Seigneur s’est servi de toi pour faire des miracles, dit-il. En vérité, je le pressentais.
Mais ce ne fut pas tout. A la sortie, oncle John les attendait. Chose inhabituelle, il avait l’air intimidé, cherchait à sourire à tante Elsie puis tournait la tête.
– Qu’as-tu entrepris de nouveau, Princesse ? demanda-t-il à Sally Anne. Il y a des siècles que je ne t’ai vue. Je m’ennuie de toi, sais-tu ?
– Je regrette beaucoup, balbutia Sally Anne. (Elle se sentait tout embarrassée par la double présence d’oncle John et de tante Elsie qui feignait de ne pas le voir). J’étais très occupée, reprit-elle. J’avais pourtant l’intention d’aller chez vous.
– Tout est bien, pourvu que tu ne m’oublies pas. J’ai ici quelque chose qui pourrait t’intéresser. Dis-moi ce que tu en penses.
Sur ce, il remit à Sally Anne une grande enveloppe, leva poliment son chapeau à Mlle Martin et s’éloigna.
Tante Elsie resta silencieuse. Sally Anne remarqua ses joues en feu, ses jolis yeux tout embués comme si elle allait se mettre à pleurer.
Arrivées à la maison, Sally Anne aurait pu parier que tante Elsie ne poserait pas de questions au sujet de l’enveloppe et de son contenu, toutefois son regard fixé sur le paquet prouvait bien qu’elle brûlait d’envie d’en savoir plus long. Elle était bien trop fière pour montrer le moindre intérêt à tout ce qui touchait oncle John.
Depuis qu’elle se comprenait si bien avec sa tante, Sally Anne ne voulait plus avoir de secrets pour elle. Aussi, dès qu’elles eurent enlevé leurs manteaux, la fillette tendit l’enveloppe à sa tante.
– Ouvre-la, toi-même, tante Elsie.
Celle-ci fut surprise et touchée de la délicatesse de sa nièce.
– C’est pour toi, dit-elle. Cela ne me concerne pas du tout.
– Qui sait ? fit Sally Anne d’un air mystérieux.
Elle se doutait bien de ce que recelait le grand pli et bouillait d’impatience de voir si elle ne s’était pas trompée.
Intriguée, tante Elsie ouvrit l’enveloppe et en retira un cahier.
Qu’est-ce que cela peut bien être ? murmura tante Elsie.
Sally Anne l’observait attentivement. Quel bonheur ! Elle ne s’était pas trompée. Qu’allait dire tante Elsie quand elle le saurait ?
Cette petite lettre est pour toi, Sally Anne. Lis-la toi-même, ma chérie.
Voici ce que lut la petite fille :
Chère Princesse,
En voilà des manières ! Tu me mets au travail, et puis sans raison tu m’abandonnes. J’ai cru d’abord que Mme Chevêche t’avait enfermée dans l’une de ses mansardes. Puis j’ai su qu’il n’en était rien, car je t’ai aperçue une ou deux fois dans la grand-rue. Tu semblais avoir un nouveau projet en tête. N’ai-je pas bien deviné ? Continues-tu ton activité de missionnaire ? De peur que tu ne me sermonnes lors de notre prochaine rencontre, j’ai achevé les deux premiers chapitres du livre et je te les envoie pour que tu me dises s’ils sont à ton goût. Naturellement, je préférerais te les lire. Ne m’abandonne pas, Princesse. Je m’ennuie de toi, même si tu ne cesses de me tourmenter…
Amitiés d’oncle John.
Cher oncle John ! pensa Sally Anne, peu importe ce qu’on dit de lui. Quelle gentille lettre il lui avait écrite ! Dire qu’elle était en possession de deux lettres… De quoi se sentir fort importante !
Quand Sally Anne leva les yeux, elle découvrit sa tante plongée dans la lecture du cahier. L’étonnement se lisait sur son joli visage, et une fois encore elle répéta :
– Je ne comprends pas !
– S’il te plaît, tante Elsie, puis-je tout te raconter ?
– Je veux bien !
Sally Anne se mit à narrer sa première visite à la boutique « Nazimova », parla des histoires d’oncle John, comment elle l’avait supplié d’écrire un livre et lui avait acheté ce cahier pour qu’il se mette à l’œuvre.
– Quelle surprise ! Je ne pensais pas qu’il écrirait un jour. Il m’en parlait souvent à vrai dire quand… quand nous étions liés.
– Il est doué, affirma Sally Anne. Oncle John est capable d’accomplir n’importe quoi.
Voilà que j’ai dit, oncle John, pensa Sally Anne.
Mais tante Elsie, absorbée par ses pensées, ne sembla pas y prendre garde.
– Dire que tu as réussi à le faire écrire !
19ème samedi
Toute ravie, elle ajouta :
– Peut-être que si… enfin je ne sais que dire.
Lisons cette histoire ensemble, proposa Sally Anne pour donner à sa tante le temps de se remettre.
– D’accord, allons-nous asseoir au salon en attendant le repas.
D’un geste câlin, elle s’appuya sur le bras de sa tante et lut les deux premiers chapitres qui commençaient ainsi : Il y avait une fois, un vieux, très vieux-grand-père-horloge…
Sous l’effet de l’étreinte caressante, Sally Anne conclut :
– Veux-tu dire que tu n’es plus fâchée contre M. Peters puisque maintenant il fait quelque chose ? Vas-tu te réconcilier avec lui ?
Sa tante sourit et l’embrassa.
– Petite coquine, dit-elle. Cela dépend de lui, bien sûr. D’ailleurs il vient de commencer ce livre et cela ne signifie pas qu’il ait changé sa manière de vivre ou qu’il persévère à…
– Il persévérera, je t’assure, et puis j’ai encore autre chose à t’apprendre : il va nous aider à organiser la fête des enfants !
– Quoi ? M. Peters m’a affirmé qu’il ne voulait pas s’en occuper. C’est pour cette raison que nous nous sommes querellés.
– Je sais, mais tout a changé. Après notre visite aux enfants handicapés, il a changé d’avis.
– Ah ! oui ? Mais, Sally Anne…
– Certainement et il est bien plus complaisant que tu ne le crois. Il a dit qu’il serait d’accord si… voilà l’ennui !
– Ah ! Il a posé des conditions ?
– Si je réussissais à persuader Mme Chevêche de nous prêter son jardin pour la fête, il serait d’accord de s’occuper de tout le reste.
– Est-ce vrai ? Je comprends pourquoi tu es allée aux Tourelles. Le jardin de Mme Chevêche serait l’idéal, j’y ai bien pensé, mais elle est très spéciale et je ne crois pas qu’elle consentirait.
– Qui sait ? Elle était au culte ce matin et j’ai prié de tout mon cœur pour que le Seigneur nous aide.
Tante Elsie caressa les cheveux de sa petite nièce.
– Allons déjeuner, dit-elle, en prenant Sally Anne par la main. Je te remets toute l’affaire, ma chérie, j’ai confiance en toi.
– Alors je serai une vraie missionnaire, s’écria Sally Anne, les yeux brillants.
Depuis son arrivée à Boiscombe, elle n’avait pas encore passé une si belle journée. Tante Elsie l’emmena faire une promenade dans la campagne et, le soir, elles retournèrent à l’église. Oncle John, M. Berger, Mme Chevêche brillaient par leur absence. Sally Anne fut un peu déçue, mais elle se consola en se disant que l’on ne peut s’attendre à ce que des gens qui se sont abstenus pendant des années de venir à l’église y reviennent deux fois le même jour. Elle pria plus instamment encore le Seigneur pour qu’Il lui vienne en aide, et de nouveau elle sentit que Julie était la première personne à contacter.
Voici ce qu’elle écrivit ce soir-là :
Quelle journée merveilleuse ! Comme j’aime tante Elsie maintenant ! Je crois qu’elle va se réconcilier avec oncle John. Il a commencé son livre, il faut à tout prix qu’il l’achève. Tante Elsie a gardé le cahier. Je me demande pourquoi elle ne me l’a pas rendu ?
Mme Chevêche et M. Berger étaient au culte ce matin. Il est très gentil, même s’il a vendu son champ. Demain, j’irai voir Julie. Il ne faut plus qu’elle le tourmente. Comme je suis heureuse ! Il ne me manque plus que papa et maman, alors tout sera parfait.
Une nouvelle joie attendait Sally Anne le lendemain matin : une lettre de ses parents, qu’elle trouva sur la table du petit-déjeuner. Ils racontaient tout ce qui s’était passé et la lettre s’achevait sur cette phrase : Nous espérons que notre petite missionnaire continue à travailler activement.
– C’est bien ce que j’essaie de faire, pensa Sally Anne toute joyeuse, mais je ne suis pas au bout de mes peines !
Avant de partir pour l’école, tante Elsie dit à sa nièce d’un ton détaché :
– Écoute, ma chérie, je me charge de rendre à M. Peters les deux premiers chapitres de son livre.
Chouette ! se dit Sally Anne, ils vont se pardonner ! Une vague de joie l’inonda en constatant que le Seigneur avait certainement transformé leurs pensées.
Sur ce, la voilà partie à la recherche de Julie qui, à vrai dire, aurait dû être à l’école. Vu son habitude de prendre la clé des champs, il y avait bien des chances de la dénicher quelque part. Julie ne s’attirerait-elle pas une grave punition en faisant si souvent l’école buissonnière ? Sally Anne pensa que peut-être tante Elsie ne s’en souciait pas trop puisque sous peu Julie allait quitter le village.
Tout d’abord, Sally Anne se rendit chez M. Berger pour lui expliquer pourquoi elle ne pourrait pas l’aider ce matin-là. Elle le trouva en manches de chemise, labourant le jardin.
– Que faites-vous, M. Berger, s’écria-t-elle tout alarmée. Le docteur ne vous a-t-il pas défendu de faire des efforts ?
– Je ne me suis jamais senti aussi bien de ma vie. Vous m’avez-vu au culte hier, n’est-ce pas ?
– Bien sûr ! Vous m’avez parlé. Mais vous ne devez pas labourer. Je m’en vais vous procurer un aide.
– Ah ! ça, je parie que vous arriverez à vos fins !
M. Berger se mit à rire et fredonna un petit air.
Sally Anne s’éloigna soucieuse. M. Berger ne devait pas faire de jardinage. Il n’aurait pas labouré si elle ne lui avait pas fait remarquer le désordre de son jardin. Quelle catastrophe s’il avait une crise de cœur et une attaque !
Comment trouver Julie ? Elle l’avait rencontrée dans toutes sortes d’endroits inattendus. Si seulement elle surgissait de nouveau !
La fillette montait, songeuse, le chemin qui longeait la propriété de Mme Chevêche. Arrivée devant le portail des Tourelles, elle s’arrêta et fouilla l’allée du regard. Soudain la voix de Julie retentit :
– Salut ! Sally Anne, la moucharde. Tu as été chez le vieux Berger… tu me dégoûtes.
Sally Anne leva la tête vers l’arbre où nichait Julie.
– Oh Julie ! Justement je te cherchais. Je voulais te dire que M. Berger n’est pas du tout ce que tu crois. S’il a vendu son champ, c’est qu’il est trop solitaire. Il est vraiment très gentil, tu sais.
Julie se balança sur sa branche et lui tira une langue pointue.
– C’est ton avis. Évidemment c’est facile pour toi, tu n’as pas besoin de dormir sous les haies… Je déteste M. Berger et Mme Chevêche et tu n’es qu’une misérable d’aller les voir. Je te déteste aussi. Voilà !
Julie s’efforçait de mettre Sally Anne en colère, mais celle-ci se disait qu’elle n’arriverait à rien en se fâchant. Elle la laissa donc parler, en priant le Seigneur de l’aider à conserver son calme, et Il répondit à son appel.
– Je te comprends fort bien, Julie, finit-elle par répondre, mais vois-tu, je tâche de suivre le Seigneur Jésus et cela veut dire que je dois venir en aide à M. Berger. Ce n’était pas gentil de ta part de lancer ton chien à ses trousses. Il est malade du cœur et voilà encore que ton père ne veut plus faire son jardin. Ne pourrais-tu pas essayer d’être plus aimable avec lui ?
– Non ! Mille fois non ! Ce que nous faisons, mon père et moi, ne te regarde pas. D’ailleurs, je sais quelque chose…
– Quoi donc ?
– Tu ne me croiras pas.
– Mais si, je te croirai.
Julie inspecta soigneusement les alentours, puis dégringola de l’arbre pour se rapprocher de Sally Anne.
– J’ai trouvé l’endroit où il met les petites filles dans un sac et où il les noie, chuchota-t-elle.
– Julie ! Tu mens.
– Je t’avais bien dit que tu ne me croirais pas, et pourtant je peux te le prouver.
– Impossible !
– Oui, je peux ! Si tu veux, je te le montrerai.
– Eh bien ! Exécute-toi !
– Peut-être bien qu’il ne sera plus là, dit Julie, ahurie de la décision rapide de Sally Anne.
– De quoi veux-tu parler ?
– Du sac !
– Julie, tu mens !
– Non, je t’ai déjà avertie une fois. Maintenant tu le verras de tes propres yeux, à moins que tu n’aies peur…
– Je n’ai pas peur.
– Bon ! Allons-y.
Sally Anne emboîta le pas et suivit Julie dans la direction d’un champ non clôturé. Après une courte hésitation, Julie traversa la prairie, l’air moins assuré que d’ordinaire. Au milieu du pré, stagnait une grande mare entourée de joncs.
– C’est là que j’ai trouvé le sac, affirma Julie.
– Cela ne veut rien dire du tout, rétorqua Sally Anne. N’importe qui peut prétendre avoir trouvé un sac dans un étang, et même si on en a trouvé un, cela ne prouve rien.
Julie fixa sur Sally Anne des yeux furibonds et devint rouge de colère.
– Tu ne me crois pas, cria-t-elle. Tu me traites de menteuse. J’en ai assez. Je te déteste. Tu vas voir. Tu vas voir…
Puis elle se précipita tout droit dans l’étang au milieu des roseaux.
– Arrête ! Julie. Fais attention ! Reviens ! cria en vain Sally Anne.
Julie faisait la sourde oreille. L’eau lui arrivait sous les aisselles. Elle se retourna et cria encore :
– Tu verras, je te montrerai !
L’eau était boueuse, mais Julie ne s’en souciait pas. Elle avançait toujours.
C’est alors qu’un cri perçant retentit. Julie avait disparu dans l’étang.
Chapitre 10.
Miracles sur miracles.
Un instant Sally Anne hésita. Julie avait tant de tours dans son sac qu’on ne savait jamais au juste si elle jouait la comédie ou non. Sous l’effet de la colère, elle s’était lancée dans le marais. Peu lui importait d’être sale et mouillée. Or Sally Anne se demandait si la rusée faisait semblant d’avoir perdu pied.
Tout à coup Sally Anne vit la tête de Julie réapparaître à la surface, ses bras se lever et battre l’eau. Elle avait vraiment l’air épouvantée.
Sally Anne comprit aussitôt que Julie, aveuglée par la colère, avait sous-estimé la profondeur de l’étang, qu’elle avait perdu pied et qu’elle ne savait pas nager.
Il n’y avait pas de temps à perdre. Sans plus hésiter, Sally Anne s’engagea dans l’étang dont la vase collait à ses semelles. Elle eût tôt fait de s’apercevoir qu’il était plus profond qu’elle ne le pensait. L’eau glacée lui arriva bientôt à la taille, puis aux épaules. Ses pieds glissaient sur le fond visqueux.
Pouah ! Comme c’était différent des rivières d’Afrique où son père lui avait appris à nager !
Sally Anne serra les dents et se mit à nager dans la direction où elle avait vu disparaître Julie. Pouah ! Quelle horreur de nager dans cette eau trouble !
20ème samedi
Soudain, devant elle, surgit la tête de Julie.
– Baisse les bras ! cria Sally Anne et fais ce que je te dis.
Elle avait participé à des exercices de sauvetage avec son papa, ne se doutant pas qu’un jour, elle devrait sauver quelqu’un.
Elle nagea derrière Julie, se mit sur le dos et la saisit sous les bras.
– Laisse-toi aller ! commanda-t-elle.
Après s’être débattue un instant, Julie, épuisée, se tint tranquille et laissa la fillette la tirer doucement.
Elle était lourde, mais Sally Anne parvint à la hisser sur la berge.
Haletantes, elles s’affalèrent l’une et l’autre sur l’herbe, transies et dégoulinantes d’eau limoneuse. La boue ne parvenait pas à cacher la pâleur de Julie qui sanglotait à fendre l’âme.
– Il faut que j’aille chercher du secours, se dit Sally Anne. Elle se sentait ébranlée, elle aussi, et savait qu’elle avait piteuse apparence. Avant tout, il fallait tirer Julie de là.
Elle se leva, raidie par le froid.
– Reste ici, ne bouge pas ! ordonna-t-elle.
Julie, trop mal en point pour répondre, se contenta de fermer les yeux.
– S’il te plaît, Seigneur Jésus, permets que je trouve de l’aide pour Julie ! murmurait Sally Anne en marchant péniblement à travers le champ.
Il n’y avait qu’une maison dans les parages, celle de M. Berger.
Personne sur la route. Soutenue par l’espoir de rencontrer quelqu’un, la fillette, la tête bourdonnante, atteignit la maison de M. Berger. De ses deux poings, elle tambourina contre la porte. Même s’il se trouvait au jardin, il aurait dû entendre le bruit qu’elle faisait. Peine perdue ! Il n’était pas chez lui.
Que faire ? La tête lui tournait et ses vêtements glacés lui collaient au corps.
Pourquoi n’irait-elle pas chez Mme Chevêche ? Ce serait moins loin que le village et ainsi elle éviterait la honte de traverser la grand-rue dans un pareil état.
Elle se précipita vers le grand portail des Tourelles, puis elle hésita. Mme Chevêche consentirait-elle à secourir Julie ? Peut-être que l’autre dame, entrevue dans l’escalier le jour où elle voulait délivrer la prisonnière, accepterait de leur venir en aide ? Elle se souvenait de son visage bienveillant.
Sally Anne avançait, le cœur tellement serré d’angoisse qu’elle en perdait son bon sens habituel.
– Est-ce possible ?
La voix était sortie depuis l’autre côté de la haie.
Sally Anne tressaillit et aperçut la tête de Mme Chevêche et ses yeux arrondis d’étonnement.
– Malheureuse enfant ! Qu’as-tu fait pour te mettre dans un pareil état ?
– S’il vous plaît, madame, pardonnez-moi, mais il est arrivé quelque chose d’affreux… balbutia Sally Anne, tellement bouleversée qu’elle ne put achever sa phrase et éclata en pleurs.
Mme Chevêche accourut et la prit dans ses bras.
– Allons, allons, dit-elle, et sa voix n’avait plus rien de dur, dis-moi donc ce qui s’est passé.
– Je sais bien que Julie a été méchante envers vous, parvint-elle à dire entre deux sanglots, mais elle est très mal. Je crois qu’elle va mourir. Allez à son secours, je vous en prie, aidez-la !
– Mais certainement, s’écria la vieille dame en apaisant la fillette. Où dis-tu qu’elle est ? Près de cet affreux étang ? Holà ! Robert, fainéant que vous êtes, où vous cachez-vous ?
Un grognement de l’autre côté de la haie révéla la présence de Robert qui se hâta vers elles.
– Ma parole ! Vous voilà dans de bien mauvais draps, Mamselle, fit-il avec un petit rire.
– Cessez de ricaner et courez immédiatement vers l’étang. La petite Julie Forgeron est à demi-noyée. Ramenez-la chez moi. Remuez-vous donc, ça presse !
Mme Chevêche entoura Sally Anne de son bras.
– Maintenant, ma petite, tu vas venir avec moi. Tu ne m’as pas dit grand-chose, mais je devine que tu as voulu sauver Julie Forgeron. Je vais te débarrasser de tes vêtements trempés, ensuite tu iras au lit pendant que j’appelle le médecin. J’espère que Robert-le-paresseux va se dépêcher pour une fois.
Sally Anne se rendait compte qu’elle salissait l’élégante robe de Mme Chevêche qui, chose étrange, ne semblait nullement s’en soucier.
A l’entrée de la maison, la grosse dame au visage rouge et souriant s’empressa de venir à leur rencontre.
– Pas possible ! s’écria-t-elle. Qu’est-il arrivé à cette enfant pour la mettre dans un état pareil ?
– Assez bavardé, Anna. Emmenez cette petite et mettez-la au lit tout de suite dans la chambre des visites. Préparez deux lits.
– Deux ?
– Ne bayez pas aux corneilles ! Je vous ai dit de préparer deux lits. Cette vaurienne de Julie Forgeron s’est presque noyée. Robert est allé la chercher. Je la garderai ici. Leur maison est humide et malsaine.
Anna fit un sourire radieux à Sally Anne et répondit poliment : Oui, Madame ! à sa maîtresse.
– Ma pauvre enfant, j’espère que vous n’avez pas pris froid, dit-elle en conduisant Sally Anne au premier étage. Quand vous aurez pris une boisson chaude, vous me raconterez tout. Vous voyez, n’est-ce pas, que Mme Chevêche n’est pas une sorcière !
Sally Anne avait des nausées et la tête lui tournait, mais elle réussit à murmurer : Elle est vraiment très gentille !
21ème samedi
Anna eut tôt fait de lui préparer un bain chaud et ensuite de l’installer dans un lit délicieusement confortable. La chambre était charmante et ne sentait pas le renfermé comme celle d’en bas où trônaient les chats.
La petite fille se croyait dans un palais. Elle était une princesse et, dans quelques minutes, sa dame d’honneur entrerait et lui demanderait ses désirs pour la journée… Au lieu d’une dame d’honneur, ce fut Robert qui entra, portant Julie, escorté d’Anna et de Mme Chevêche.
Julie reposa bientôt dans le lit jumeau. Ses cheveux mouillés pendaient lamentablement, encadrant un visage blême. Sally Anne ne reconnaissait plus la pétulante et hardie vagabonde.
Pourvu qu’elle ne meure pas ! pensa-t-elle. Elle se mit à prier et demanda à Dieu d’épargner sa vie.
Le docteur va arriver ! annonça Mme Chevêche.
Son visage mince, coloré par l’émotion, ne reflétait pas la moindre irritation.
– Bois ceci, Sally Anne, et ne parle pas, dit-elle calmement.
Sally Anne n’avait aucune envie de bavarder. Elle avait trop mal au cœur. Elle devait avoir avalé des litres d’eau boueuse. Pouah ! Aurait-elle avalé une grenouille ou un têtard ? Il lui semblait en sentir un sauter dans son estomac. Qu’arrivait-il à une grenouille que l’on avait avalée ?
Le gai docteur Macadam, dont les lunettes ne cachaient pas les yeux pétillants de malice, rit de bon cœur quand Sally Anne lui parla de la grenouille.
– Non, ma petite, tranquillise-toi, tu n’as pas avalé de grenouille, dit-il, le visage épanoui. Brave enfant ! Tu as eu du courage ! Ne craignez rien, Mme Chevêche. Un ou deux jours de lit et tout sera rentré dans l’ordre.
Le médecin mit plus de temps à ausculter Julie.
– Elle a eu un choc, dit-il. Je ne peux pas encore me prononcer. Il faudrait peut-être la transporter à l’hôpital.
– Est-ce que par hasard ma maison ne vous conviendrait pas ? s’écria Mme Chevêche courroucée. Elles resteront ici jusqu’à leur guérison. Je ne veux pas entendre parler d’hôpital. Quelle bêtise !
Malgré ses nausées, Sally Anne dut se cacher sous le drap pour dissimiler son fou rire. Le docteur Macadam faisait une tête…
Mme Chevêche avait dû téléphoner à l’école car, peu après, tante Elsie arriva tout effrayée. Sally Anne l’entendit raconter à la maîtresse des Tourelles la grave maladie qu’elle avait eue en Afrique et demander si ce bain glacé aurait des conséquences fâcheuses.
– La question est résolue, déclara Mme Chevêche d’un ton péremptoire. L’école vous accapare, vous ne pouvez donner à cette enfant les soins dont elle a besoin. Elle doit donc rester ici et tenir compagnie à Julie.
Tante Elsie n’était pas très contente. Elle se pencha sur le lit et dit tout bas à sa nièce : – Je me fais du souci, ma petite, es-tu certaine de te plaire ici ?
Sally Anne hocha la tête. – Elle est très gentille, tu sais, dit-elle, je l’aime bien.
Les premières émotions passées, Sally Anne en conclut qu’il valait bien la peine de se couvrir de boue dans un étang puisque cela vous rendait si important. Vous n’aviez qu’à lever le petit doigt pour qu’Anna ou Mme Chevêche vienne en courant voir ce que vous désiriez.
De plus, les visites se succédaient. Ce fut d’abord M. Berger. Il avait l’air si anxieux que Sally Anne eut toutes les peines du monde à le convaincre qu’elle n’était pas malade du tout.
– Tu es une petite héroïne, dit-il en se penchant vers elle. Dire que tu as sauvé la vie de cette Julie ! Est-il possible ?…
Il semblait ne plus vouloir s’en aller, mais Mme Chevêche l’expédia.
– Voyons ! Monsieur Berger, vous allez rentrer chez vous. Pas d’excitation. Rappelez-vous ce que le docteur vous a dit. Qu’est-ce qui vous prend de labourer votre jardin ?
Sally Anne se sentit pleine de remords. M. Berger avait-il eu un malaise ? Était-ce la raison pour laquelle elle ne l’avait pas trouvé chez lui ? C’était de sa faute à elle s’il s’était mis à jardiner.
Ensuite arriva M. Forgeron, petit homme maigre, à l’expression soucieuse, qui ne cessait de tortiller sa casquette et perdait contenance dès que Mme Chevêche lui adressait la parole.
– Si vous preniez bien soin de votre enfant, ceci ne serait pas arrivé, lui dit-elle durement.
Tout ce qu’il put articuler fut : – Oui Madame. Il n’avait ni l’attrait, ni l’audace de sa fille, seulement on le sentait plein d’inquiétude pour elle.
Visiblement, il aimait Julie et, comme elle ne lui répondait pas, il se mit presque à pleurer.
– Elle dort, dit Sally Anne. Tout ira bien. Ne vous faites pas de souci.
– Vous êtes donc Mlle Sally Anne, dit-il. Je vous remercie beaucoup de ce que vous avez fait pour elle. Je vous serai toujours reconnaissant. Si je puis faire quoi que ce soit pour vous, vous n’avez qu’à dire.
Sally Anne scruta son visage. Oserait-elle ?
– Vraiment ? demanda-t-elle. J’ai bien un désir, mais…
– Vous n’avez qu’à dire, Mlle Sally Anne.
Quel honneur de s’entendre appeler « Mademoiselle » pour la première fois de sa vie !
– Seriez-vous d’accord de vous occuper du jardin de M. Berger comme auparavant ?
M. Forgeron eut l’air fort mal à l’aise, mais Mme Chevêche, qui avait tout entendu, intervint.
– Vous accepterez ! M. Forgeron. C’est une honte qu’il doive le faire avec son cœur malade. D’ailleurs il vous paie bien.
– Oui, Madame. C’est en ordre. Mlle Sally Anne, je vous le promets. La première chose que je ferai demain sera d’aller voir M. Berger.
Sally Anne respira. Voilà une chose réglée, se dit-elle. Elle avait encore des désirs : d’abord que Julie se réveille, puis elle languissait après la visite d’une certaine personne qui lui était devenue fort chère.
A l’heure du thé, son souhait fut exaucé : oncle John, en personne, arriva. Il entrebâilla la porte et jeta à la petite fille un clin d’œil malicieux.
– Comment va ma princesse ? chuchota-t-il. Le dragon est endormi dans son fauteuil, aussi ai-je obtenu d’Anna la permission de monter vers toi.
– Oncle John, gronda Sally Anne qui brûlait de sauter du lit pour l’embrasser, il ne faut pas appeler Mme Chevêche un dragon, elle est très gentille, vous savez ?
– Voici quelques fleurs, fit-il en s’asseyant près du lit.
Il posa sur le duvet un magnifique bouquet de roses.
– C’est ce qu’on apporte généralement aux malades. Maintenant raconte-moi tes exploits comme si je ne savais rien. Tout le village en parle.
– Est-ce vrai ? demanda la fillette étonnée.
Elle ne pensait pas avoir accompli un haut fait.
– On dit que tu es une héroïne. Tu n’as pourtant pas poussé Julie dans l’étang ?
Les taquineries d’oncle John mirent Sally Anne en gaieté. Elle ne voyait pas passer le temps tandis que son grand ami bavardait avec elle.
Soudain Anna entra, introduisant à nouveau tante Elsie. Le cœur de Sally Anne se mit à battre. Elle ferma les yeux. Qu’allait-il se passer ? Cette fois, tante Elsie et oncle John étaient réunis, si proches l’un de l’autre.
Chapitre 11.
Pourquoi Julie devint muette
Tante Elsie poussa une exclamation. Oncle John se leva en disant cérémonieusement :
– Prenez ma place, je vous prie, je vais me retirer.
Sally Anne ouvrit les yeux. Non ! ça ne se passerait pas ainsi. Il ne fallait pas qu’il s’en aille.
Oncle John marchait vers la porte lorsqu’une petite voix suppliante implora :
– S’il vous plaît, oncle John, restez encore un petit moment !
M. Peters s’arrêta. Un sourire timide éclaira son visage. Il y eut un silence, un si grand silence qu’on pouvait entendre le bruissement des feuilles par la fenêtre ouverte. Que peuvent-elles bien se chuchoter l’une à l’autre ? se demandait Sally Anne.
Son regard se posa tour à tour sur ses deux visiteurs. Encore un peu et elle se mettrait à loucher ! Consciente de l’importance de cet instant, elle pria le Seigneur de l’aider à dire ce qu’il fallait et à ne pas tout gâter.
– J’aime vous voir ensemble, fit-elle. Vous savez, oncle John, ma tante a lu le début de votre livre. Elle l’a trouvé très intéressant.
M. Peters resta bouche bée.
– N’est-ce pas, tante Elsie ? ajouta Sally Anne.
– J’espère que vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je l’aie lu ? murmura Mlle Martin, les yeux baissés.
Vous auriez dû voir le visage d’oncle John. Il éclatait de bonheur comme si on lui avait donné la plus belle glace du monde, avec de la crème et toutes sortes de fruits délicieux : cerises, fraises, pêches et melons !
– C’est merveilleux ! assura-t-il.
Un sourire s’élargissait sur les lèvres de tante Elsie qui n’osait toujours pas lever les yeux.
– Avez-vous l’intention de le terminer ? risqua-t-elle.
– Sans doute, j’ai fait un troisième chapitre, déclara oncle John de plus en plus radieux.
Il y eut encore un long silence qui permit d’entendre à nouveau le susurrement des feuilles. Les choses ne pouvaient en rester là…
– Je suis contente, vous êtes à nouveau bons amis, remarqua la fillette.
– A quoi le vois-tu ? demanda tante Elsie.
Cette fois elle regarda oncle John et se mit à rire.
Oncle John fit chorus et Sally Anne se joignit à eux.
C’est un grand jour ! fit joyeusement oncle John en s’installant sur le bord du lit.
– Quand allez-vous vous marier ? s’enquit doucement Sally Anne.
Voyons ! s’alarma tante Elsie toute rougissante.
A ce moment-là, Julie poussa un gémissement.
– Pauvre petite, murmura Mlle Martin en s’approchant d’elle. Je m’en vais appeler Anna. D’ailleurs il est temps de nous retirer. Je t’ai apporté différents effets dont tu auras besoin et j’ai trouvé ceci dans ton tiroir.
La fillette reconnut son précieux journal. Malheur ! Tante Elsie l’aurait-elle lu ? Non, sûrement pas.
– Au revoir, ma chérie, je reviendrai bientôt. Et en se baissant pour l’embrasser, elle chuchota : – Merci, Sally Anne !
– Pourquoi donc ? pensa la petite fille.
A son tour, oncle John, s’approcha et murmura : – Merci, Princesse, c’est le plus beau jour de ma vie !
Radieux, ils sortirent ensemble.
Sally Anne reposait sur ses oreillers. Je serai demoiselle d’honneur, j’aurai une belle robe à volants et je porterai un bouquet de roses comme celui qu’oncle John a apporté, songeait-elle.
L’entrée d’Anna vint briser son rêve et Julie se remit à gémir.
– J’espère qu’elle va s’en tirer, dit Anna, l’air soucieux. Elle est si maigre. Elle ne semble pas avoir mangé à sa faim.
Sally Anne, tout inquiète, pensa aux enfants sous-alimentés de l’Afrique, un des grands problèmes de son père.
Elle se mit à prier pour que Julie ne meure pas. Le docteur revint et ne put se prononcer. Mme Chevêche ne cessait d’entrer et de ressortir. Qui aurait cru qu’elle eût tant de sollicitude pour Julie, après les injures dont elle l’avait abreuvée ?
Ce soir-là, Sally Anne écrivit dans son journal :
– J’ai mal au cœur, mais je suis heureuse. Mon bonheur serait parfait si Julie allait mieux. Deux choses sont « advenues » (ce mot tiré de la Bible lui parut fort à propos) : M. Berger va retrouver son jardinier, et tante Elsie et oncle John vont se marier. Si seulement papa et maman étaient là !
Le jour suivant, Julie se sentit beaucoup mieux et le docteur parut satisfait. Ravie, Anna, prépara pour leur déjeuner, un délicieux potage dont elle avait le secret.
Julie restait peu loquace. Sally Anne, ayant reçu l’ordre de se tenir tranquille, n’essayait pas de la faire parler.
– C’est drôle d’être ici, dit brusquement Julie. Nous sommes chez Mme Chevêche, n’est-ce pas ?
– Oui, répondit Sally Anne, c’est très aimable de sa part de nous garder toutes les deux.
Julie resta silencieuse. Elle se borna à regarder par la fenêtre. Enfin, elle marmotta d’une voix étranglée :
– Merci de m’avoir sauvé la vie… j’ai menti… il n’y avait pas de sac !
Ce fut tout. Elle doit être bien malade, pensa Sally Anne. D’habitude, Julie ne pouvait rester tranquille et bavardait comme une pie.
Trois jours passèrent. Les visites se succédaient. Tous adressaient des mots d’amitié à Julie qui restait muette. On aurait dit qu’elle n’avait plus de langue. Ni Mme Chevêche, ni Anna, ni le docteur ne pouvaient lui faire sortir un mot. Oncle John et tante Elsie (qui venaient ensemble maintenant) s’inquiétaient aussi de ce mutisme et en parlaient en hochant la tête.
Sally Anne se torturait les méninges. L’eau de l’étang avait-elle pénétré dans le cerveau de Julie ? Elle avait entendu parler de gens qui avaient de l’eau dans la tête. Arrivée à cette conclusion, elle décida d’en parler au docteur.
L’explication n’était pas si compliquée, mais Sally Anne dut attendre une semaine entière pour avoir la clef du mystère.
Elle se sentait si bien à présent qu’elle n’avait plus aucune envie de rester au lit. Quel supplice de rester étendue à ne rien faire alors que le soleil brillait au dehors ! Parfois il lui semblait qu’elle allait éclater. Toutefois, ne voulant pas abandonner Julie, elle n’en disait rien et prétendait même avoir encore besoin de repos.
22ème samedi
Mme Chevêche venait de sortir de la pièce lorsque Julie s’assit brusquement sur son lit. Elle n’avait plus du tout l’air malade et son visage s’était arrondi.
– Ne dis rien, Sally Anne, chuchota-t-elle. Je vais filer en douce.
– Comment Julie, que dis-tu ? Mme Chevêche n’aurait pas pu nous gâter davantage !
– Je sais, je sais, dit Julie gravement en baissant les yeux. C’est justement pour cela.
– Tu t’en vas parce qu’elle a été si bonne pour nous… Quelle absurdité !
– Pour toi, peut-être, mais pas pour moi. Je rentre à la maison.
Sally Anne remarqua les yeux pleins de larmes de sa compagne et son air malheureux. Elle se leva et s’approcha de Julie.
– Pourquoi ne me dis-tu pas ce que tu as ? proposa-t-elle doucement.
Sally Anne avait appris à connaître Julie. Elle n’était pas si facile à convaincre et ses colères éclataient comme un coup de tonnerre. Cette fois, ce fut une Julie toute différente, calme et grave qui parla :
– Je suis très malheureuse. Tout le monde a été bon pour moi, même M. Berger. Hier il m’a apporté du chocolat, pourtant je ne le mérite pas. Tu savais que je mentais, mais tu es quand même entrée dans l’étang. Je n’ose plus te regarder. J’ai honte de moi. Si seulement je m’étais noyée. Je suis si malheureuse !
Sally Anne la regarda attentivement.
-Sais-tu ce qui ne va pas, Julie ? Tu as ce que papa appelle une conscience chargée.
– Peut-être, je ne sais pas, balbutia Julie en s’essuyant les yeux avec son mouchoir. La meilleure chose à faire est de déguerpir loin de vous tous et voilà ce que je vais faire.
Chapitre 12.
Que de joie !
Sally Anne ne savait que proposer. Elle comprenait sans peine que Julie eût mauvaise conscience après avoir été si bien traitée chez Mme Chevêche. Et c’était bien le comportement de Julie, de se sauver sans dire merci. Qu’allait dire leur bienfaitrice ?
Il fallait à tout prix l’empêcher de s’enfuir, mais comment ?
Elle fit monter une fervente prière, car elle sentait que Jésus seul pouvait l’aider dans une situation toute nouvelle, et lui inspirer les paroles qu’elle devait dire.
– Avant que tu partes, Julie, j’aimerais te parler un petit moment.
Julie lui lança un regard oblique.
– Ça n’y changera rien, je vais filer. Mais puisque tu m’as sauvé la vie, d’accord, je veux bien t’écouter.
– Eh bien ! Tu sais que papa et maman sont missionnaires en Afrique, n’est-ce pas ?
Julie hocha la tête.
– Ils ont affaire à beaucoup de personnes qui ont mauvaise conscience parce qu’elles ont commis de très mauvaises actions.
– Oui, oui, j’ai lu ça, fit Julie dont l’intérêt se réveillait. Étaient-ce des cannibales ? T’as dû voir des choses horribles, raconte-les moi !
– Non, ce n’était pas des cannibales, mais des gens qui faisaient du mal, ils volaient ou se battaient. Leurs sorciers leur jetaient des sorts, si bien que tout le monde vivait dans la crainte. Voilà pourquoi je ne te croyais pas lorsque tu appelais Mme Chevêche une sorcière !
– Je sais, je me suis trompée. Je regrette de l’avoir dit.
– Je suis contente de t’entendre. Quand papa parlait de Jésus à ces gens, ils se repentaient de tout le mal qu’ils avaient fait et, comme toi, ils avaient la conscience chargée.
– Et ils avaient envie de détaler comme moi, n’est-ce pas ?
– Peut-être, mais ils ne savaient pas trop où s’enfuir, excepté dans la jungle où ils auraient été en danger. Ils se sentaient donc très malheureux.
– Comme moi. Je ne fais que penser à toutes les méchancetés que j’ai faites à Mme Chevêche et à M. Berger. Est-ce que ces gens étaient malheureux pour toujours ?
– Voilà, je vais t’expliquer : Papa leur disait qu’il était venu en Afrique pour leur apprendre comment trouver le bonheur, même après avoir fait le mal. S’ils se repentaient vraiment de leurs mauvaises actions et venaient à Jésus en désirant changer de vie et en Lui confessant leurs péchés, Il leur pardonnerait. C’est pour cela que Jésus est venu sur la terre et qu’Il est mort sur la croix, c’est pour pouvoir leur pardonner.
– Et puis, raconte-moi comment cela se passait.
– Eh bien ! Ils ont prié et écouté ce que dit la Parole de Dieu, et Jésus leur a pardonné. Ils sont heureux maintenant et Jésus les aide à ne pas retomber dans leurs fautes.
– Je comprends pourquoi tu es pieuse et pourquoi tu vas à l’église.
– O Julie, tu sais, moi aussi, j’ai souvent de très mauvaises pensées dans ma tête, alors je demande au Seigneur Jésus de m’aider et Il m’aide et Il me pardonne quand j’ai commis un péché.
– Je ne suis jamais allée à l’église. Peut-être serais-je différente si j’y avais été.
– Il n’est pas trop tard. Tu peux commencer dès aujourd’hui. Julie, si nous prions le Seigneur ensemble, veux-tu ?
– Mais Jésus ne me connaît pas puisqu’Il ne m’a jamais vue à l’église. Il ne m’écouterait pas.
– Si ! Il t’écouterait. Il connaît tous les hommes et Il les aime même s’ils ont fait du mal. Sais-tu ce qu’Il a dit au moment où ses bourreaux le crucifiaient ? Il s’est adressé à Dieu, en disant : Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.
– Est-ce vrai ? Comme j’aimerais lui ressembler !
– Moi aussi. Il nous faut le demander dans nos prières. Si nous sommes des disciples de Jésus et que nous Le prions chaque jour de nous aider à Lui ressembler, Il le fera.
Julie réfléchissait, la tête dans ses mains.
– Tu dis que Jésus me connaît. Si je lui dis que je regrette tout ce que j’ai fait, crois-tu qu’Il me pardonnera et que je serai soulagée ?
– J’en suis certaine.
Sally Anne sourit. Elle avait si peur que Julie secoue la tête et s’obstine à s’en aller.
– Bon ! Alors dis-moi ce que je dois faire, dit-elle d’un ton décidé.
Sally Anne lui enseigna à se mettre à genoux, à fermer les yeux et à joindre les mains. Elle lui dit qu’elle devait parler à Jésus comme si elle parlait à son meilleur ami et Lui dire tout ce qui pesait sur son cœur.
Julie obéit. Elle resta longtemps agenouillée, car elle avait beaucoup de choses à dire.
Quand elle se releva, elle déclara :
– Je me sens toute différente, en paix avec moi-même, ce que je n’avais jamais ressenti jusqu’à présent. J’aimerais dire à Mme Chevêche que je regrette.
– Veux-tu vraiment servir le Seigneur ?
– Je lui ai demandé de faire de moi Sa servante.
– Quel bonheur ! s’écria Sally Ann en se jetant au cou de Julie. Habillons-nous et allons voir Mme Chevêche.
– Ok ! Allons-y. Tu penses que cela lui plaira ?
– Nous devons la remercier de tout ce qu’elle a fait pour nous.
– Je suis bien d’accord, mais j’ai un peu peur.
– Eh bien ! demande à Jésus de t’aider. N’oublie pas qu’un disciple du Seigneur ne peut rien faire sans Son Maître.
Julie hocha la tête, mais elle gardait son expression anxieuse. Tout cela était encore si nouveau pour elle.
Julie et Sally Anne s’habillèrent.
– J’ai grossi, constata Julie, tous mes vêtements me serrent.
Sally Anne la contempla et acquiesça. Remise de son choc, Julie avait bien meilleure mine qu’avant. Quelle transformation ! Un visage rond, propre, dont toutes les taches d’encre avaient disparu.
Les deux fillettes descendirent en tapinois au rez-de-chaussée de la maison silencieuse.
– Où penses-tu qu’elle soit ? chuchota Julie.
– Dans la fameuse chambre où sont les chats. Viens, je connais le chemin.
Elles traversèrent le couloir, ouvrirent la porte de cette « fameuse chambre » et y pénétrèrent. Les chats, installés chacun sur sa chaise, ouvrirent chacun les yeux.
Oh ! fit Julie, ça me donne la chair de poule !
En effet, Mme Chevêche était là, assise bien droite dans son fauteuil. Un rai de lumière mettait une tache brillante sur sa robe noire. Elle dormait.
– Elle a l’air malade, murmura Julie. Regarde ! Sa figure est toute pâle et elle a vieilli.
– C’est vrai ! souffla Sally Anne.
Le visage de Mme Chevêche la frappa. Debout, la vieille dame avait un port de reine et un air sévère, mais sous l’effet du sommeil, son visage exprimait la lassitude et la tristesse.
– Elle s’est exténuée à nous soigner, voilà ! dit Julie. J’ai honte, Sally Anne. Que pourrions-nous faire pour elle ?
– Tu as une bonne idée. Allons lui préparer une tasse de thé !
– Tout ce que tu veux, pourvu que je fasse quelque chose, approuva Julie l’air bouleversé.
Elles sortirent de la chambre sur la pointe des pieds et se dirigèrent vers la cuisine où s’affairait Anna.
– Voilà mes souris hors du trou ! s’écria-t-elle. Moi qui vous croyais bien sages dans vos lits. Vous m’avez fait peur. J’ai cru voir des fantômes ! Voulez-vous vite retourner vous coucher ! Que va dire Mme Chevêche ?
– Écoutez, Anna ! Je suis tout à fait bien et Julie se sent beaucoup mieux. Nous aimerions le dire à Mme Chevêche et la remercier de ce qu’elle a fait pour nous. Nous sommes entrées au salon et nous lui avons trouvé l’air si vieille et si fatiguée que nous aimerions tout d’abord lui apporter une tasse de thé.
– Vous êtes des amours ! dit Anna en les embrassant. C’est vrai, Mme Chevêche est lasse parce qu’elle a voulu tout faire elle-même, mais ne vous inquiétez pas trop. Elle a eu un immense plaisir. Que va-t-elle devenir si vous allez mieux et que vous la quittiez ? Je me demande…
– Voulez-vous dire qu’elle a eu du plaisir à nous avoir chez elle ? Moi qui croyais que nous l’avions dérangée.
– Bien au contraire ! Il y a des années que je n’avais vu Mme Chevêche si heureuse. Je l’ai même entendue chantonner, ce qui n’était jamais arrivé.
– Je n’en reviens pas ! déclara Julie.
– Elle est trop solitaire, déclara Sally Anne songeuse. Papa a dit juste : Point n’est besoin de chercher beaucoup pour trouver des gens seuls que l’on peut aider. Promets-moi, Julie, qu’une fois rentrées chez nous, nous reviendrons chaque jour faire une petite visite à Mme Chevêche.
– Bien d’accord ! dit-elle, enthousiaste.
– Eh bien ! mes petites, si nous revenions à notre thé, dit Anna. J’allais le lui porter, mais elle le trouvera mille fois meilleur si c’est vous qui le lui offrez.
Elles prirent le plateau et le portèrent avec mille précautions. A leur entrée, Mme Chevêche tressaillit et ouvrit de grands yeux.
– Comment ? s’écria-t-elle. Comment osez-vous sortir du lit ? Ne savez-vous pas que vous êtes toutes les deux gravement malades ?
– Mme Chevêche, je vous en prie, ne vous fâchez pas, supplia Sally Anne. Nous allons beaucoup mieux, vraiment. Nous voulions venir vous remercier de toutes vos bontés et Julie désire vous dire quelque chose.
– C’est stupide, stupide, répéta Mme Chevêche en faisant claquer sa langue.
Si elles n’avaient pas appris à la connaître, les deux fillettes auraient pris peur.
Julie s’avança, tête basse. Sally Anne savait qu’elle tremblait, aussi lui serra-t-elle la main en signe de sympathie.
– S’il vous plaît, Mme Chevêche, murmura-t-elle. Je regrette énormément d’avoir été si méchante et impolie. Je suis vraiment très triste.
Mme Chevêche eut l’air fort surpris.
– Approche-toi, ma petite, dit-elle.
Elle prit la tête de Julie entre ses mains et la regarda droit dans les yeux.
– Je te crois, ma petite, je vois que tu regrettes de m’avoir fait de la peine, n’est-ce pas ?
Julie hocha la tête.
– Je ne serai plus jamais impertinente envers vous, promit-elle.
– Bon, bon, n’en parlons plus. Et maintenant, que je vous regarde un peu. En effet, vous avez pris bonne mine. Je pense que vous n’avez qu’un désir, vous évader puisque vous me prenez pour une sorcière.
– Oh ! non, Mme Chevêche, plus du tout. Nous vous trouvons très bonne et nous vous aimons.
23ème samedi
– Est-ce vrai ? fit Mme Chevêche en levant les bras au ciel. Personne ne m’a jamais fait ce compliment, en tous cas pas depuis des années. Je vais vous dire un secret ! Je vais m’ennuyer de vous…
– Nous venons de nous promettre, Julie et moi, de revenir vous voir chaque jour, si vous le voulez bien.
Mme Chevêche s’essuya les yeux. Cette fois, elle était vaincue.
– Pour sûr que je le veux, avoua-t-elle. Sally Anne, venez ici. M. Berger m’a souvent parlé de vous. Vous avez joué le rôle du Bon Samaritain à son égard.
– J’ai seulement essayé d’être missionnaire, comme papa le désirait.
– Peu importe ! Le fait est que vous avez aidé bien des gens, M. Peters…
– Oncle John ?
– Oui, nous avons eu un long entretien et il m’a confié que grâce à vous il écrivait un livre. De plus, il paraît que Mlle Martin et lui sont de nouveau en bons termes. Ils n’auraient jamais dû se disputer. Cela ne m’étonnerait pas que l’on parle bientôt de mariage.
Sally Anne battit des mains.
– Croyez-vous, Mme Chevêche ?
– C’est évident, et je crois même que vous y êtes pour quelque chose. Votre élan missionnaire nous a rappelé que nous devions nous aimer les uns les autres, aussi vais-je vous confier mes projets : la fête des handicapés aura lieu dans mon jardin. Il y a bien assez de place.
– Mme Chevêche, vous êtes un amour ! éclata Sally Anne en se jetant à son cou pour l’embrasser.
– Allons ! Ça suffit ! Je n’aime pas les attendrissements. Il y a encore autre chose : – Julie Forgeron, je crois que vous n’avez pas mangé à votre faim chez vous. Dites-moi la vérité. Avez-vous eu assez à manger ?
– Hum !
– Vous n’osez pas dire non, mais je le sais. J’ai discuté avec M. Berger. Il a besoin de votre père pour son jardin. Robert a vieilli et ne suffit plus à sa tâche, il lui faut donc aussi de l’aide. J’ai pris encore une dernière décision : cette maison est beaucoup trop grande pour moi. Jusqu’à ce que votre père trouve de quoi se loger, vous pourrez venir chez moi. Ainsi je garderai un œil sur vous.
– Sensationnel ! Vous êtes un ange, Mme Chevêche.
Les yeux de Julie brillaient d’excitation.
– Taisez-vous. Ne dites pas de bêtises. A présent, tout est réglé.
– Moi aussi, je vous trouve un ange, intervint Sally Anne. Ce soir, je prierai spécialement pour vous.
– Oui, priez pour moi. Il faut que je vous dise que M. Berger a renoncé à quitter le village. Il a compris qu’il devait s’inquiéter de son prochain plutôt que de s’apitoyer sur lui-même. Il a sans doute raison. A présent, filez vite, je veux encore que le médecin vous ausculte avant que vous partiez.
Elles s’enfuirent donc, légères et heureuses. Ne vivaient-elles pas un rêve merveilleux ?
24ème samedi
Chapitre 13.
Conclusion.
Deux mois plus tard, nous retrouvons Sally Anne assise sur le bord de son lit. Le soleil envahit la chambre et joue sur les parois roses. La petite pendule lance son joyeux carillon.
Sally Anne est toute songeuse. Est-ce possible ? Non, elle va se réveiller et son beau rêve disparaîtra.
La voix de tante Elsie la fait sursauter.
– Sally Anne, dépêche-toi ! Tu sais bien que nous ne pouvons pas partir sans toi.
Puis, c’est encore la voix d’oncle John :
– Viens vite, Princesse. Je meurs d’envie de te voir dans ta nouvelle robe. Je suis sûr que c’est une catastrophe, mais j’aimerais tout de même ne pas attendre des siècles…
Sally Anne se leva et jeta un regard dans le miroir.
Cette ravissante robe d’un rose pastel, oncle John et tante Elsie étaient allés l’acheter avec elle la semaine précédente et l’avaient payée très cher. C’était une manie d’oncle John que de l’appeler « Princesse », mais dans cette robe elle l’était presque.
Elle descendit dignement l’escalier. Une princesse avait des dames d’honneur pour l’escorter, un carrosse pour l’amener où elle voulait. Elle s’inclinait devant son peuple ou agitait sa main pour le saluer. Elle devait donc se comporter comme une très grande dame.
Mieux que des dames d’honneur, des personnes très importantes l’attendaient en bas : tante Elsie, oncle John, M. Berger, Mme Chevêche et Julie. Tout de même, on la traitait en princesse. Gracieusement oncle John la prit par la main et la conduisit à sa voiture qui n’était autre que sa vieille Angélique, mille fois préférable à un carrosse doré.
– Je suis ton chauffeur, lui chuchota-t-il à l’oreille.
Tous les habitants de Boiscombe, sortis sur leur pas-de-porte, acclamèrent Sally Anne lorsqu’elle monta dans la voiture.
Notre fête va être un vrai succès, annonça oncle John.
La petite fille approuva gravement et salua de la main les villageois qui redoublèrent leurs joyeuses clameurs.
Oncle John dut conduire très lentement, car la foule grossissante se pressait autour de la voiture pour voir à l’intérieur et sourire à Sally Anne.
A l’entrée des Tourelles flottait un grand drapeau portant l’inscription suivante :
Réception de Sally Anne pour les enfants de Champ Fleuri.
– Ce sera la plus belle fête que nous ayons eue, déclara oncle John. Je crois que les gens viendront de mille lieues à la ronde.
– Vais-je me réveiller ? demanda la fillette.
– Dans deux mois, tu auras une robe blanche et tu seras notre demoiselle d’honneur, dit oncle John en souriant.
Enfin Sally Anne comprit qu’elle ne rêvait pas. Tous ses désirs étaient exaucés. Au risque de froisser sa belle robe, elle se jeta au cou du conducteur.
– Oh ! oncle John, je suis si heureuse !
Non, jamais elle ne s’était sentie aussi débordante de joie. Par un télégramme arrivé le matin même, ses parents s’unissaient à son bonheur : A bientôt, petite missionnaire, à dans deux semaines. Affections. Papa et maman.
Pouvait-il y avoir bonheur plus grand ? Pourtant il lui restait encore une chose à faire. Elle ferma les yeux.
« Merci, Seigneur Jésus, murmura-t-elle. C’est toi qui m’as amené à Boiscombes. C’est toi qui a dirigé mon sentier et qui m’a fait rencontrer tous ceux qui sont devenus mes amis. Merci pour tout. S’il te plaît, fais de Julie et de moi tes fidèles disciples, et quant à oncle John, tante Elsie, Mme Chevêche et M. Berger, rends-les tous heureux. Je t’en prie, ramène encore papa et maman sains et saufs ici. Amen ».
D’après la Bonne Nouvelle 1979, 1980 et 1981
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À propos de l'auteur : JDA