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NORA ET SA VACHE

 

C’était vers la fin d’un beau jour d’automne ; malgré l’éclat du soleil, la fraîcheur de la brise du soir annonçait l’approche de l’hiver. Un homme, du comté de Kerry en Irlande, qui s’était mis en voyage et se trouvait très éloigné de son lieu natal, cherchait avec anxiété quelque endroit où il pût loger pour la nuit. Ce voyageur était accompagné de sa fille, âgée de quinze ans, et d’une petite vache qu’il poussait devant lui. À la bêche qu’il portait sur l’épaule, il avait suspendu un paquet contenant toute sa garde-robe.
Quoiqu’ils aient été en route depuis le grand matin, l’homme marchait encore d’un pas ferme, mais la jeune fille paraissait avoir de la peine à suivre son père.
– Es-tu fatiguée, Nora, demanda-t-il, en s’arrêtant jusqu’à ce qu’elle l’ait rejoint.
– Pas trop, père ; mais je crains que la pauvre « Chérie » ne le soit, répondit l’enfant en caressant le poil de la petite vache. Si seulement nous trouvions une maison ! Mais, père, ajouta-t-elle vivement, n’est-ce pas de la fumée que nous apercevons là-bas au-dessus des arbres ?
Nora avait raison, et bientôt les voyageurs, quittant les marais et les tourbières que leur route traversait depuis des heures, atteignirent enfin une ferme. Cette habitation, avec ses meules de blé d’un côté, ses grands tas de tourbe de l’autre, annonçait ce qu’un paysan irlandais appelle le confort et l’abondance.
À l’époque où se passe le récit, jamais une chaumière n’était fermée pour le passant, quel qu’il fût, et Nora et son père pensaient bien que, pour ce jour-là du moins, leur marche était terminée. Ils ne furent pas trompés dans leur attente.
La maîtresse du logis se tenait sur le seuil, donnant à manger à ses poules.
– Oui, vous pouvez loger ici cette nuit, répondit-elle à la demande de l’étranger. Et il y aura de l’ouvrage pour demain et les jours suivants, continua-t-elle en jetant un coup d’œil sur la bêche, car nous avons commencé à arracher les pommes de terre. Votre petite fille pourra rester avec nous ; une bouche de plus ne fait pas de différence. Mais où donc allez-vous avec votre vache ? De ma vie, je n’ai vu une si jolie bête ; une vraie beauté !
– En effet, madame, répondit le voyageur, c’est une bête de race. Ma femme qui l’a élevée l’appelait « Grabegga » (petite chérie) parce qu’elle l’aimait beaucoup. Mais nous devons nous en séparer maintenant et la vendre aux meilleures conditions possibles. On nous a dit que les gens de ce côté-ci nous en donneraient un bon prix.
– Et où est votre femme ?
Il a plu à Dieu de nous la reprendre, répondit-il.
– Cette pauvre petite fille est donc orpheline, dit la fermière en regardant Nora. L’enfant avait caché son visage sur le cou de sa vache pour que personne ne voie ses larmes.
– Pauvre enfant ! Entrez tous les deux. Venez vous reposer. Quand à votre petite vache, ce soir, elle prendra bien une poignée d’herbe avec les nôtres.

En parlant ainsi, Mme Doyle, la fermière, ouvrait la porte et faisait entrer le père et la fillette dans la vaste cuisine de la ferme.
La nuit était arrivée. Sur le large foyer, la tourbe et le bois du marais flambaient joyeusement. Le fermier et ses fils, rentrant du travail, s’étaient assis autour du feu après avoir salué les étrangers avec la courtoisie innée chez le paysan irlandais. Pendant ce temps, les femmes préparaient le souper, qui consistait en une grande marmite de pommes de terre, versées toutes fumantes au milieu de la longue table de sapin, autour de laquelle étaient posées des vases de bois remplis de lait.
Le simple repas terminé, M. Doyle dit aux nouveaux venus :
– J’ai entendu dire que les gens de Kerry ont beaucoup d’instruction. Peut-être auriez-vous quelque histoire intéressante à nous raconter.
Je puis vous en lire une qui est vraie d’un bout à l’autre, répondit le voyageur.
La réponse de l’étranger causa un plaisir général. Il sortit de sa poche un volume tout usé et commença à lire en anglais l’histoire de la naissance du Sauveur dans l’évangile de Luc. Ses auditeurs l’écoutaient avec intérêt, l’interrompant seulement lorsqu’il s’y trouvait quelque expression qu’ils ne comprenaient pas. Alors il traduisait le passage en irlandais et tout devenait clair à l’instant.
– Eh bien ! c’est la plus belle lecture que j’aie jamais entendue, s’écria le fermier lorsqu’on fut arrivé à la fin du second chapitre. Ne voulez-vous pas continuer ?
– Faites-le, je vous prie, insistèrent plusieurs voix, et l’étranger poursuivit sa lecture jusqu’à ce que l’heure habituelle du coucher soit passée depuis longtemps.

Le lendemain matin il fut convenu que l’étranger, dont le nom était Mahony, resterait à la ferme et recevrait les gages ordinaires d’un ouvrier de campagne tant qu’il y aurait des pommes de terre à arracher. Sa petite fille et sa vache seraient aussi entretenues par les braves paysans qui les avaient hébergés avec tant de bonté. Cet arrangement, si avantageux pour les voyageurs, était dû en partie à l’intérêt que le livre avait excité et au désir qu’éprouvait le fermier d’en entendre davantage. Mais aussi la bonne Mme Doyle s’était prise d’affection pour la petite Nora, et de plus –avouons-le – la digne femme désirait depuis longtemps posséder une vache du Kerry, telle que « Chérie ». Son intention était d’acheter l’animal à Mahony ; mais, avec le tact inné chez le paysan irlandais, elle et son mari ne voulaient pas conclure un marché avec l’étranger après lui avoir rendu service. Dans peu de jours, il devait y avoir une foire dans un village voisin. M. et Mme Doyle conseillèrent à Mahony d’y conduire sa petite vache, se proposant eux-mêmes de l’acheter le plus cher possible.
Dès lors, chaque soir après souper, Mahony dut apporter son livre, et les Doyle en écoutaient la lecture avec un intérêt toujours croissant. Nous trouvons en Héb. 13. 2 : « N’oubliez pas l’hospitalité ;  en la pratiquant certains, à leur insu, ont logé des anges ». Sans le savoir, ces paysans généreux avaient reçu chez eux un messager du ciel qui leur apportait de bonnes nouvelles et leur annonçait un grand sujet de joie ; il leur faisait connaître l’évangile qui proclame le salut par le sang de la croix. Et l’on pouvait être assuré que la foi serait donnée à ceux qui écoutaient ainsi le message divin, car « la foi est de ce qu’on entend et ce qu’on entend par la Parole de Dieu » (Rom. 10. 17). Pendant ce temps, Nora, dont le jeune cœur avait été réchauffé par la bonté de la fermière, cherchait à se rendre utile en secondant cette brave femme et ses filles dans les travaux du ménage. Mme Doyle possédait une laiterie, et c’est dans ce domaine-là que la petite étrangère se montrait fort compétente, suggérant même, pour la fabrication du beurre, certaines améliorations inconnues dans la contrée.
– Où donc as-tu appris tant de choses, mon enfant ? demanda Mme Doyle un jour où la qualité des produits lui donnait toute satisfaction.
– Ma mère avait aussi une petite laiterie, répondit Nora, pas si belle que la vôtre, mais une dame qui habita pendant quelque temps dans notre voisinage lui avait appris à la diriger et à la tenir en ordre.
– C’était bien aimable de la part de cette dame !
– Ah ! elle nous a appris bien d’autres choses encore et bien meilleures que celles-là, quoique, pour nous, les résultats en aient été tristes à bien des égards.
– Que veux-tu dire, enfant ? demanda la fermière.
– Elle nous a appris à aimer Dieu et Sa sainte Parole, et j’espère que nous le ferons toujours, mon père et moi. Ce fut la dernière recommandation de ma chère mère. Oh ! pourvu que nous ne l’oubliions jamais !
Et Nora cacha son visage dans ses mains en pleurant.
– Pauvre petite ! dit Mme Doyle avec bonté ; c’était, en effet, de bien bonnes choses que cette dame vous a enseignées, mais pourquoi dis-tu qu’il en résulta de la tristesse pour vous ?
Nora semblait peu disposée à entrer dans les détails, mais l’affectueux intérêt que lui témoignait Mme Doyle eut raison de son hésitation et bientôt la brave femme entendit la simple et triste histoire de sa jeune amie.
Le père de John Mahony louait quelques arpents de terre et habitait une chaumière dans le comté de Kerry, où son père et son grand-père avaient demeuré avant lui. Ils étaient tous catholiques romains. John épousa une jeune protestante, mais celle-ci, dans la complète ignorance de la foi qu’elle professait, ne s’inquiétait pas de celle de son mari ; ainsi tous deux vivaient dans une complète indifférence des choses religieuses. Ils négligeaient même les pratiques extérieures, ne mettant jamais les pieds à l’église et n’ouvrant jamais une Bible.
La demeure de Mahony était située dans le voisinage des lacs de Killarny. Aujourd’hui cette région pittoresque et sauvage attire des touristes en grand nombre ; mais autrefois, quelques paysans étaient seuls à en savourer la beauté. Nora en avait compris quelque chose et sa voix tremblait un peu lorsqu’elle essaya de décrire la demeure de son enfance, blottie sur le penchant d’une haute colline et dominant le lac Inférieur aux îles verdoyantes. De sa fenêtre, lorsque les oiseaux cessaient de chanter, la fillette pouvait entendre le mugissement de la cascade qui se précipitait des flancs de la montagne dans les eaux paisibles du lac.
Un jour, des étrangers, M. et Mme Gray, arrivèrent dans ces lieux écartés. Ils en subirent le charme et résolurent d’y passer quelques mois. À cet effet, ils louèrent une chaumière à peu de distance de celle des Mahony. Ils s’intéressèrent bientôt à leurs voisins et Mme Gray chercha à aider Mme Mahony dans le domaine matériel. Mais elle n’en resta pas là. Les nouveaux venus aimaient le Seigneur Jésus et cherchaient à faire connaître à d’autres le trésor qu’ils avaient trouvé en Lui. Comme la mère de Nora était protestante de nom, leurs efforts pour l’instruire ne rencontrèrent pas d’opposition, sinon celle qu’offrait son propre cœur. Mais il plut à Dieu d’enlever cet obstacle par son Saint Esprit, car Il ouvrit son cœur, comme autrefois celui de Lydie, pour comprendre les Écritures. Le mari, lui aussi, commença à s’intéresser aux choses d’en-haut, et Nora recevait une instruction particulière de la part de ses nouveaux amis.
M. et Mme Gray se faisaient souvent accompagner par l’enfant dans leurs excursions à la montagne. Ils s’intéressaient à la botanique et la petite fille était une aide précieuse dans leurs recherches. Elle comprenait très vite quelle espèce de fougère ou de bruyère ils désiraient ; agile comme un chamois, elle escaladait rochers et ravins à la recherche de ces trésors. Ses rapports avec les étrangers développèrent les facultés naturelles de Nora et lui donnèrent le désir d’en apprendre davantage. Mais le moment du départ arriva trop tôt au gré de chacun et M. et Mme Gray quittèrent la contrée, accompagnés des regrets de tous ceux qu’ils avaient connus.
La santé de Mme Mahony, qui n’avait jamais été forte, commença dès lors à décliner rapidement. Ce fut avec beaucoup de peine que Nora réussit à dire quelque chose de la dernière maladie de sa mère. La pauvre femme s’affaiblissait de plus en plus et dut peu à peu renoncer à toutes ses occupations.
– La dernière chose qu’elle put faire, ajouta Nora, fut de donner à manger à notre petite vache « Chérie ». Elle l’aimait tant et la petite vache la suivait partout. Vous comprenez maintenant, Madame, pourquoi mon père et moi sommes attachés à Chérie, et pourquoi nous l’avons gardée avec nous aussi longtemps que nous l’avons pu. Ma mère enfin, fut trop malade pour pouvoir faire quoi que ce soit, sinon lire sa Bible, dans laquelle elle trouvait une grande consolation, car il y est parlé – elle m’a fait apprendre ce verset – de notre Seigneur Jésus Christ qui S’est donné Lui-même pour nos péchés, afin de nous retirer du présent siècle mauvais, selon la volonté de notre Dieu et Père (Gal. 1. 3 et 4).

Lorsque la mère de Nora fut sur son lit de mort, le prêtre vint la visiter et lui offrit « les secours de la religion ». La pauvre femme refusa positivement de les recevoir. Il s’en suivit une scène fort pénible, au cours de laquelle le prêtre se fâcha, tandis que la malade, douce et humble, cherchait à surmonter le mal par le bien, à l’exemple de Celui dans Lequel elle se confiait uniquement pour son salut. Mahony était trop intelligent pour ne pas remarquer le contraste. Nora et lui promirent à la mourante de lire régulièrement la Bible quand elle les aurait quittés. Ils n’y manquèrent pas et Mahony, à son tour, trouva dans ces pages bénies la connaissance du Sauveur et la paix que Lui seul peut donner. Mais il comprit en même temps qu’il devait se séparer d’une église dont les principes étaient en désaccord avec la Parole de Dieu. Il fut persécuté ; ses voisins reçurent l’ordre de n’avoir rien à faire avec lui et de ne lui porter aucun secours, en sorte que, à la fin, il se vit complètement ruiné et obligé de vendre ses champs pour payer son loyer arriéré. Il ne lui resta rien que la petite vache, et encore voulait-il s’en débarrasser et ainsi se procurer l’argent nécessaire pour émigrer en Amérique.
– Ma pauvre petite ! s’écria Mme Doyle, à ce moment du récit – cela ne se peut pas. Toi si jeune et si délicate, traverser les mers – et à l’entrée de l’hiver. Non, mon enfant, écoute-moi. Reste avec moi jusqu’à ce que ton père soit établi là-bas, qu’il ait trouvé de l’ouvrage et qu’il t’envoie chercher. Je prendrai soin de toi.
Cette offre pleine de bonté fut reçue par la pauvre Nora avec autant de tristesse que de reconnaissance. Son cœur se serrait en pensant qu’elle allait être séparée du seul parent qui lui restât pour vivre dans un milieu étranger. Son père, lui aussi, ressentait profondément l’angoisse de la séparation d’avec son enfant, mais il jugeait l’offre de Mme Doyle trop sage pour oser la refuser…
Nora versa d’abondantes larmes lorsqu’elle apprit la décision paternelle, mais par crainte de se montrer ingrate vis-à-vis des Doyle, elle cacha ses pleurs autant qu’elle le pût. Sa petite vache « Chérie », était la confidente de tous ses chagrins. Dès qu’elle pouvait disposer d’un instant, Nora se glissait dans le pré où la bête paissait et lui parlait à cœur ouvert, comme si elle avait pu la comprendre.
– Quelques jours encore, et toi aussi tu seras partie, disait-elle en appuyant sa tête sur le poil lustré de la bonne bête, tu seras vendue à des étrangers, ensuite mon père s’en ira de l’autre côté de la vaste mer et alors, je serai toute seule !
Un soir, tandis qu’elle se plaignait ainsi, Nora se rappela une parole de sa mère. « Mon enfant, quand tu te trouves dans quelque difficulté, prends ta Bible ». La petite fille s’assit donc sur l’herbe à côté de son amie à quatre pattes, et ouvrant son livre, elle lut ces paroles : « Étant contents de ce que vous avez présentement ; car lui-même a dit : « Je ne te laisserai pas et je ne t’abandonnerai pas » (Héb. 13. 5).
La pauvre enfant était très ignorante, mais elle savait que la Bible est vraie ; elle ajouta donc foi à la promesse de Dieu et trouva des consolations que ce monde ne peut ni donner ni ôter. Son jeune visage s’illumina d’une expression d’espérance et de joie et, s’essuyant les yeux, elle se releva pleine d’un nouveau courage. Alors seulement elle aperçut Mme Doyle qui se trouvait tout près d’elle et, pensant que ses paroles avaient été entendues, Nora rougit, un peu gênée.
– Ma pauvre enfant, dit la brave femme, ne crois pas que je sois fâchée contre toi. Je ne t’aimerais pas si tu n’aimais pas ton père et s’il ne t’en coûtait pas de te séparer de lui. Mais je voudrais bien savoir ce que tu as trouvé dans ce livre pour te consoler ainsi tout à coup ?
Nora lui lut le verset.
– C’est une belle promesse, mais comment savoir si elle est pour nous ? demanda Mme Doyle.
– Je ne suis qu’une petite fille bien ignorante, répondit Nora, mais je sais que si nous nous confions en Dieu, Il ne nous trompera pas. Il y a un autre verset que Mme Gray a marqué dans ma Bible. « Béni l’homme qui se confie en l’Éternel, et de qui l’Éternel est la confiance » (Jér. 17. 7).
Mme Doyle pesait ces choses dans son cœur. Il faut que ce soit une bonne religion, pensait-elle, qui donne tant de courage à une si jeune enfant. Et pourtant sa conscience lui reprochait de trouver quelque bien à ce qu’on lui avait appris à considérer comme une erreur fatale. Elle s’efforça donc de bannir ces choses de son esprit en annonçant à Nora qu’elle avait une bonne nouvelle pour elle.
Elle lui fit part de son intention d’acheter la petite vache, en sorte que la fillette n’aurait pas à s’en séparer. L’affaire fut bientôt arrangée avec Mahony et ce fut une grande consolation pour sa fille quand le jour du départ s’approcha.
Il arriva enfin. Quel moment douloureux pour le père et l’enfant ! Le soir qui précéda leur séparation, ils gravirent la colline qui dominait la ferme des Doyle. De ce point élevé, on apercevait les montagnes de Killarney, ce coin de terre où ils avaient vécu si heureux ensemble. Le père et l’enfant s’assirent sur un banc de gazon et les contemplèrent en silence.
Les larmes coulaient le long des joues de Nora. Son père essaya de la consoler, mais elle n’en pleura que davantage.
– Ne te souviens-tu pas de ce que ta mère t’a dit de faire lorsque tu serais dans l’affliction, chère enfant ? lui dit-il.
– Oui, mon père ; elle m’a dit de lire la Bible, parce que ce livre était le meilleur des consolateurs. Mais je ne puis pas lire maintenant, je n’y vois plus…
Et, en effet, les grosses larmes obscurcissaient les yeux de la pauvre petite.
– Ma fille, si tu ne peux pas chercher ce que Dieu te dit par Sa Parole, toi, parle-Lui. Élève ton cœur vers Lui et Il te consolera. Et maintenant, Nora, je sais que tu te souviendras des dernières paroles de ta mère et que tu auras toujours soin d’ouvrir ta Bible et de la lire dans le temps de l’épreuve. Mais, souviens-toi aussi des dernières paroles de ton père, qui bientôt sera au-delà de la grande mer : – Lis ta Bible aussi dans le temps de la prospérité. Et quand tu seras embarrassée sur le chemin à suivre, quand tu ne sauras pas distinguer entre ce qui est bien et ce qui est mal, lis ta Bible, Nora. Elle sera toujours pour toi le meilleur Guide.
Ces recommandations si simples d’un paysan pauvre renfermaient plus de sagesse que les discours des théologiens les plus éloquents. Le roi Salomon a dit : « Écoute, mon fils, l’instruction de ton père, et n’abandonne pas l’enseignement de ta mère ; car ce sera une guirlande de grâce à ta tête, et des colliers à ton cou » (Prov. 1. 8 et 9)
Nous verrons jusqu’à quel point la vérité de ce passage se réalisa pour Nora Mahony, laissée seule au milieu d’étrangers, sans autre guide dans les voies de la justice que la Parole de Dieu. Mais ce Guide est infaillible « pour donner aux simples de la prudence, au jeune homme de la connaissance et de la réflexion » (Prov. 1. 4).

Après le départ de son père, Nora se sentit bien triste. Mais la bonté des braves gens avec lesquels elle vivait, l’affection de Mme Doyle et le travail continuel qui occupait son esprit, lui rendirent bientôt sa gaîté. Elle était toujours prête à rendre service et se faisait ainsi aimer de chacun.
Lorsque Mme Doyle et Nora se trouvaient seules et que tout le ménage était en ordre, la bonne femme prenait son tricotage et disait :
– Nora, prends ton livre et fais-moi la lecture pendant que nous sommes tranquilles.
Mais comme elle n’ajoutait rien ensuite, Nora ne pouvait savoir quel effet la Parole de Dieu produisait sur son cœur.
Le dimanche soir, le fermier était ordinairement à la maison. Il paraissait écouter avec autant d’intérêt que sa femme, disant parfois :
– Lis cela encore une fois, fillette, et lis-le lentement. Oh ! si seulement ton père était ici pour me l’expliquer en irlandais ! Pourquoi ne nous a-t-on pas appris à lire dans notre jeunesse, comme aux habitants de Kerry ?
Cette lacune qu’ils sentaient vivement avait engagé M. et Mme Doyle à envoyer leurs enfants à l’école ; mais, comme cela arrive trop souvent, ils les en avaient retirés dès qu’ils avaient pu être de quelque utilité à la ferme. Le peu qu’ils avaient appris fut vite oublié, excepté par l’un des fils, nommé Jacques. Celui-ci avait pris un tel goût pour la lecture qu’il dévorait tous les livres qu’il pouvait se procurer.
Environ six mois après le départ de Mahony, Nora eut la joie de recevoir une lettre de son père. Elle était courte, car le brave homme n’était pas un écrivain habile. Cependant il annonçait qu’il avait trouvé de l’ouvrage, ce qui, avec le temps, lui permettrait de faire venir sa fille. En attendant, il lui envoyait une petite somme pour s’acheter des vêtements. Après avoir exprimé sa reconnaissance pour la famille du fermier, il terminait en rappelant à Nora sa promesse de prendre la Bible pour son guide en toute occasion.
Nora se sentit toute joyeuse quand, en compagnie de Mme Doyle, elle se mit en route pour la ville voisine, pour y employer le don de son père à refaire sa garde-robe.
Avouons-le, ce ne fut pas tout à fait sans vanité que, le dimanche suivant, elle revêtit son nouveau costume pour aller au temple.
Jusqu’alors elle avait eu l’habitude, pendant que ses amis étaient à la messe, de lire sa Bible et de prier à la maison, Mme Doyle la trouvant trop pauvrement vêtue pour qu’elle ose assister au service divin. Mais maintenant cette objection tombait d’elle-même.
A son retour, toute la famille complimenta Nora.
– Ta robe te va vraiment très bien, lui dit Mary Doyle, jeune fille toujours vive et gaie. Ce serait dommage que personne ne la voie que nous. Tu es toujours si aimable avec nous que nous avons décidé de te faire plaisir. Ainsi donc, je resterai ce soir à la maison et ce sera toi qui iras à la danse avec mes sœurs et mes frères.
On était alors en été et, les soirs de dimanches et de jours de fête, les paysans avaient coutume de se réunir dans une vallée distante d’environ deux kilomètres de la ferme des Doyle. Les vieux se groupaient à l’ombre d’un bouquet d’arbres et parlaient entre eux, tandis que la jeunesse dansait sur le gazon au son de la flûte. Nora avait si souvent entendu ses jeunes compagnes parler du plaisir qu’elles trouvaient à ces réunions, qu’elle avait parfois éprouvé le désir d’y prendre part. Lorsqu’elle entendit la proposition de Mary, ses joues se colorèrent et ses yeux étincelèrent de joie. Auparavant, lorsque ce désir s’était élevé dans son cœur, elle l’avait bien vite refoulé, comme une chose impossible à réaliser ; mais maintenant qu’elle avait une toilette convenable, rien ne l’empêchait de se joindre aux autres. Cette pensée l’absorba complètement pendant qu’elle aidait à préparer le dîner.
Lorsque le repas fut terminé, Nora se glissa hors de la maison. Hélas ! ce n’était pas, cette fois, pour penser à ce qu’elle avait lu ! Un ruisseau courait à travers les champs. L’eau en était pure et claire comme un miroir. La jeune fille y courut afin de pouvoir jeter un coup d’œil sur sa personne et juger si vraiment sa robe neuve était aussi jolie qu’on le lui avait dit. Arrivée au bord du ruisseau, elle s’arrêta pour contempler son image ; mais elle avait eu à peine le temps de se former une opinion que son miroir se troubla. Elle leva les yeux et vit sa petite vache « Chérie » debout au milieu du ruisseau dont elle savourait la fraîcheur.
La vue de l’animal rappelait toujours à Nora ses parents. Ces images chéries prirent alors immédiatement possession de son esprit et en chassèrent toute autre pensée. Elle s’assit au bord de l’eau.
– Ai-je donc oublié la promesse faite à mon père ? pensa-t-elle. Il m’a dit de prendre la Bible pour mon Guide dans la joie aussi bien que dans l’affliction ; et voilà que j’étais sur le point d’aller à la danse, sans avoir même réfléchi si c’était bien ou mal.
Le Seigneur Jésus, quand Il était sur la terre, dit un jour à Ses disciples, en parlant de Celui qui l’avait envoyé : « si quelqu’un veut faire sa volonté… il connaîtra, au sujet de cette doctrine, si elle vient de Dieu » (Jean 7. 17). Et nous pouvons être assurés que le plus faible et le plus ignorant des croyants qui ouvre sa Bible avec le désir sincère de connaître la volonté de Dieu et de la faire, verra s’accomplir cette promesse et sera amené par l’Esprit de Dieu à comprendre comment il doit agir. Il en fut ainsi à l’égard de cette jeune fille bien simple.
– Comment serais-je éclairée sur ce que je désire savoir ? pensait-elle, en tirant de sa poche le précieux volume.
Après avoir réfléchi un instant, elle se souvint qu’un jour, à l’église, elle avait entendu lire les dix commandements donnés par Dieu à Moïse, et que l’un de ces commandements avait trait au sabbat. Nora était si ignorante que pour elle le sabbat des Juifs et le dimanche chrétien avait un seul et même sens. Ils représentaient pour elle le jour du Seigneur, qui doit être sanctifié. Nous, qui avons été instruits dès notre enfance dans les choses de Dieu, savons que les ordonnances concernant le sabbat ne nous concernent pas, mais avons-nous toujours le respect qui convient pour le premier jour de la semaine, le jour du Seigneur ? Quoiqu’il en soit, Dieu se servit des passages de l’Ancien Testament pour éclairer Nora sur ce qu’elle avait à faire.
Elle commença à chercher le chapitre 20 de l’Exode et s’arrêta au verset 8. Elle lut jusqu’au verset 11, puis se mit à réfléchir. Sa Bible avait des références, et Mme Gray, qui la lui avait donnée, lui avait appris à en faire usage. Elle trouva bientôt par ce moyen le chapitre 58 d’Ésaïe, où elle lut ces mots au verset 13 : « Si tu gardes ton pied de profaner le sabbat, de faire ton plaisir en mon saint jour, si tu appelles le sabbat tes délices et honorable le saint jour de l’Éternel, si tu l’honores en t’abstenant de suivre tes propres chemins, de chercher ton plaisir et de dire des paroles vaines, alors tu trouveras tes délices en l’Éternel, et je te ferai passer à cheval sur les lieux hauts de la terre ».
Nora n’aurait pas été une enfant si, tout en cherchant sincèrement des directions dans sa Bible, elle n’avait pas nourri au fond de son cœur le désir de trouver que ce n’était pas mal d’aller danser.
– Je sais que nous ne devons pas travailler en ce jour, pensait-elle, mais danser n’est pas travailler. Mais encore ! je ne dois pas faire ma propre volonté, je dois appeler ce jour un jour saint et en faire mes délices. Ceci ne peut pas se concilier avec la danse. Je dois aussi honorer Dieu en ce jour en ne suivant pas mon propre chemin et en ne disant pas des paroles vaines. Qu’est-ce que cela signifie ?
Nora ne tarda pas à le comprendre. Peut-être n’aurait-elle pas été capable d’ordonner ou d’exprimer ses pensées à ce sujet, mais elle sentait que de ne pas « profaner » le jour du Seigneur, c’était consacrer, tout particulièrement, le dimanche, son temps, ses pensées, ses paroles et ses actions à Dieu.
Comme elle faisait rarement des remarques sur ce qu’elle entendait, Nora ne pouvait savoir quel effet la lecture produisait sur son cœur.

Lorsque Nora rentra à la ferme, elle trouva les jeunes gens se préparant à partir pour la fête. Grande fut leur surprise quand elle refusa de les accompagner.
– J’ai vu dans ma Bible, expliqua-t-elle, que ce n’est pas un moyen convenable d’employer le jour du Seigneur.
Les jeunes gens se mirent à rire si fort que la pauvre Nora en demeura toute interloquée. Mais Mme Doyle les fit taire.
– Si Nora croit que c’est mal d’y aller, dit-elle, elle a raison de rester à la maison. Petite, ajouta-t-elle, tu me liras ce que la Bible dit à ce sujet. C’est un bon livre qui m’a déjà beaucoup appris.
– Certes, dit Mary, en riant toujours, je suis bien aise que nous n’ayons pas de Bible, puisqu’elle empêche d’aller danser !
– Mais, Mary, je crois que la Bible est aussi bien pour toi que pour moi, reprit Nora timidement, comme si elle craignait d’être tournée de nouveau en ridicule.
– Ne savez-vous pas, s’écria William, un des jeunes garçons, que la Bible n’empêche personne de s’amuser un peu le dimanche ?
– Comment peux-tu le savoir puisque tu ne l’as jamais lue ? répliqua son frère Jacques.
– Est-ce que la Bible n’est pas aussi la Parole de Dieu ? demanda Nora. Ne l’a-t-il pas donnée pour « être une lampe à nos pieds et une lumière à notre sentier ? »  (Ps 119. 105).
– C’est ce que nous ne pouvons pas te dire, Nora, répondit Jacques, puisque nous ne l’avons jamais lue, et c’est d’autant plus honteux pour nous si ce livre est la « Parole de Dieu ».
Ces mots mirent fin au badinage, car Jacques, à cause de ses connaissances supérieures, était fort considéré dans sa famille. Les autres frères et sœurs se rendirent à la fête, mais lui resta à la ferme pour s’occuper du bétail.
– Dis-moi, Nora, fit-il lorsqu’il se retrouva seul avec la fillette, pourquoi n’as-tu rien répondu quand nous nous sommes moqués ? Je croyais que tu allais nous dire notre affaire, tu étais toute rouge et tu avais l’air fâché, puis tu t’es reprise.
– C’est vrai que j’étais en colère, Jacques, mais au moment où j’ouvrais la bouche pour vous répondre, un verset de ma Bible, que j’ai appris ce matin, m’est revenu à l’esprit. C’est celui-ci : « Que toute amertume, tout emportement, et toute colère, tout éclat de voix, et toute injure soient ôtés du milieu de vous, de même que toute méchanceté » (Éph. 4. 31). Alors j’ai retenu ma langue.
– Eh bien ! dit Jacques, il faut que ce soit un bon livre. Si j’avais connu ce verset, je n’aurais pas roué de coups Tom Murphy qui se moquait de moi parce que je ne voulais pas entrer au cabaret avec lui. Ainsi je n’aurais pas été cité en tribunal, et n’aurais pas eu d’amende à payer. Prête-moi ta Bible, Nora, pour ce soir, je veux apprendre à la connaître.
Depuis cette conversation, Jacques emprunta souvent la Bible de Nora. Un jour enfin, il lui dit :
– J’ai acheté une Bible de Douay, comme on l’appelle par ici, lorsque je suis allé conduire les veaux à la foire de Cork. Depuis ce moment je l’ai lue de jour et de nuit, dès que j’avais un moment de loisir.
– Je suis sûre que vous l’aimez, Jacques, puisque c’est la Parole de Dieu.
– Oui Nora. Écoute, continua-t-il en baissant la voix comme s’il avait craint d’être entendu, je suis décidé à ne pas croire autre chose que ce que j’y trouverai. Pour autant que cela me sera possible, dans ma faiblesse et mon ignorance, je désire me laisser guider par la Bible comme tu le fais. C’est en voyant les directions que tu y puises que ces idées me sont venues dans la tête.
– Comment cela, Jacques ?
– Te souviens-tu, Nora, d’un certain soir, peu après votre arrivée ici. Je t’ai demandé, si mon père me cherchait, de lui dire que j’étais fatigué et que j’étais monté me coucher. Pourtant mon intention était de passer ma soirée dans une maison où il n’aime pas que j’aille. Tu m’as répondu : « Non, Jacques, je ne peux pas le faire car ce serait un mensonge, et Dieu nous défend de mentir ». Je me suis moqué de toi, mais tu as continué sans te fâcher : « Oh ! Jacques, gardez-vous du mensonge, car Dieu déclare dans Sa Parole que la part de tous les menteurs sera dans l’étang brûlant de feu et de soufre ». Ensuite, je t’ai promis de te donner de belles pommes à condition que tu me rendes le service demandé. Mais tu m’as répondu, par un autre passage de la Bible : « A quoi me servirait-il de gagner le monde entier, si je fais la perte de mon âme ? » Alors je me mis en colère, je t’ai menacée et je suis même allé jusqu’à t’appeler une petite mendiante de Kerry. Oh ! que j’ai regretté cette parole cruelle quand j’ai vu à quel point je t’avais fait de la peine. Mais rien n’a pu t’engager à faire ce que te défendait ta Bible, « mon Guide », comme tu l’appelles. Cet incident, et plusieurs autres du même genre, m’ont amené à réfléchir et à comprendre que tu devais avoir raison, et que la Bible est le meilleur des guides. Et maintenant, j’en ai fait la preuve pour moi-même et je n’en veux pas d’autre. Cependant, en suivant les préceptes du Livre divin, je serai sans doute conduit dans un chemin qui ne plaira pas à ma famille et qui, du reste, pourrait lui attirer des ennuis. J’ai donc pris la résolution de partir pour l’Amérique comme l’a fait ton père.
La décision de Jacques fut annoncée à sa famille. Son départ, qui suivit de près, causa bien des regrets, mais ce n’était là que le commencement des malheurs qui survinrent à la ferme.

La maladie des pommes de terre se déclara bientôt après. Il faudrait une plume plus autorisée que la nôtre pour décrire ce fléau qui, presque en un seul jour, transforma la campagne fertile en un vaste désert et amena à sa suite la famine et la maladie. Les Doyle, qui étaient fort à leur aise, furent pendant quelque temps moins malheureux que d’autres. Ils continuèrent comme par le passé à recevoir chez eux, et à nourrir les malheureux que la pauvreté avait obligés à quitter leur demeure. Mais il vint un temps où leurs ressources s’épuisèrent et où ils ne purent plus que pleurer sur les misères qu’ils ne pouvaient plus soulager.
On avait reçu à la ferme une lettre de Jacques. Il était arrivé heureusement à New-York, était parvenu à retrouver Mahony, et celui-ci espérait lui trouver de l’ouvrage. Cette lettre contenait encore un affectueux message pour Nora de la part de son père, qui promettait de la faire venir bientôt auprès de lui. Cette espérance fut pour la jeune fille comme un rayon de soleil dans un ciel noir.
Avec la nouvelle année, la détresse générale ne fit que s’accroître. Les Doyle furent obligés de se défaire d’une grande partie de leurs terres afin de subvenir aux besoins de la famille. Personne à la ferme n’avait jamais fait sentir à Nora que sa présence puisse être à charge, et cependant la jeune fille sentait que dans un pareil moment il y aurait lieu de diminuer plutôt que d’augmenter les bouches à nourrir. Elle attendait avec anxiété des nouvelles d’Amérique, mais des mois s’écoulèrent sans apporter la confirmation de la lettre de Jacques. Celui-ci n’écrivait pas non plus à ses parents.
Mary Doyle venait de se marier avec un jeune fermier qu’elle avait refusé quelques années auparavant, ses parents ne l’ayant pas trouvé assez riche. Maintenant il avait été obligé de vendre son petit domaine, et il ne lui restait plus que la somme nécessaire pour émigrer en Amérique avec sa femme. Les parents de Mary ne s’opposèrent pas à ce départ, car la patrie ne leur offrait plus aucune ressource. Mary et son mari se rendaient aussi à New York ; ils furent chargés de chercher Jacques et Mahony et d’informer les amis de la ferme de la cause de leur long silence.
– Peut-être, disait la pauvre Mme Doyle, ont-ils amassé quelque argent, et attendent-ils de nous envoyer une bonne somme pour nous aider en ces temps si durs.
Mais hélas ! quand la lettre de Mary arriva, elle apporta de bien tristes nouvelles. Dès leur arrivée dans la grande ville américaine, son mari et elle s’étaient rendus dans le vaste établissement où Mahony et Jacques avaient été occupés, mais ils avaient trouvé la maison fermée. Les affaires avaient mal tourné ; le directeur était parti pour une destination inconnue ; ses employés s’étaient dispersés, et il fut impossible de retrouver les traces de Jacques et de Mahony.
Comment décrire la consternation que ces nouvelles apportèrent à la ferme ? La foi de ces pauvres gens était bien faible, et cependant ils espéraient encore contre toute espérance. La lecture de la Parole de Dieu avait porté des fruits et le fermier et sa femme savaient que tôt ou tard Dieu leur enverrait de l’aide, et malgré tout ils demeuraient persuadés que leurs amis ne les oubliaient pas. Les affaires allaient en empirant, et toujours rien n’arrivait d’Amérique. Comme bien d’autres intérieurs d’Irlande, autrefois heureux, il semblait que la ferme des Doyle dût être abandonnée et la famille dispersée. La pauvre Mme Doyle commençait à perdre courage. Sa douleur était parfois si violente qu’elle ne permettait à personne de lui offrir des consolations. Mais si, dans de tels moments, Nora trouvait l’occasion de lui lire quelques versets de la Parole de Dieu, elle cessait ses lamentations et écoutait en silence.
Enfin l’événement tant redouté arriva. La ferme, tenue en bail pendant plusieurs générations par la famille Doyle, fut abandonnée, vu que le loyer ne pouvait plus être payé. Tout ce que possédaient les Doyle, excepté les meubles, devait être vendu aux enchères. Cependant, le propriétaire, qui était un homme généreux, permit au vieux couple de continuer à demeurer dans la maison. Il promit aussi de l’ouvrage à William, dont le travail allait maintenant être leur seule ressource, et Ellen, la seule fille qui fût encore avec eux, s’en alla en service.
– Mère, dit un jour Nora à sa protectrice qu’elle avait appris à appeler de ce nom, mère, il faudra que je vous quitte, moi aussi. Je dois essayer de gagner ma vie et de vous aider si faire se peut.
En parlant ainsi la jeune fille se mit à pleurer comme si son cœur allait se briser. C’était une perspective bien sombre pour Nora. Une fois de plus, elle allait se trouver seule et abandonnée dans le monde, car où retrouverait-elle une famille comme celle qui l’avait recueillie ? Le cœur oppressé par ces pensées, Nora se rendit une fois encore la veille de la vente aux enchères dans le champ où paissait Chérie qui devait aussi être vendue le lendemain. La jeune fille tourna les yeux vers les montagnes de Kerry et, au moment où elle se sentait accablée de désespoir, les paroles de sa mère lui revinrent à l’esprit. Nora se mit à genoux et supplia son Père céleste de lui donner l’intelligence de Sa Parole, puis elle ouvrit sa Bible, sa compagne habituelle, et y puisa les consolations dont elle avait besoin. Se confiant en la promesse de Celui qui a dit : « Je ne te laisserai point et je ne t’abandonnerai point », Nora reprit courage. Appelant Chérie qui accourut du bout du pré au son de la voix bien connue, elle jeta un dernier regard sur l’animal qu’elle aimait, caressa son poil si luisant et revint promptement sur ses pas pour rentrer à la ferme.
Elle fut surprise de voir un monsieur et une dame traverser la prairie et s’avancer au-devant d’elle. Lui portait un petit panier rempli de fleurs des champs et de fougères fraîchement cueillies. La dame… était-ce possible ? Nora ne s’y trompait pas ! c’était l’ancienne amie de sa mère, Mme Grey.

La figure illuminée par le bonheur, et poussant un cri de joie, Nora s’élança au-devant du couple. Mais si elle reconnaissait ceux auxquels elle devait tant, eux ne retrouvèrent pas dans cette grande jeune fille l’enfant dont ils s’étaient occupés autrefois.
– Chère, chère Mme Gray, cher M. Gray, ne vous souvenez-vous plus de moi, de Nora Mahony ? Nous avons fait connaissance lorsque vous demeuriez dans la cabane près des lacs ; c’est vous qui m’avez appris à lire la Bible, et vous avez été si bons envers ma pauvre mère. Et ne vous souvenez-vous pas de Chérie ? Elle était alors une petite génisse. Regardez, madame, la voilà.
Les bons vieillards n’avaient pas attendu la fin de ce torrent d’explications pour reconnaître leur petite amie d’autrefois. Ils lui témoignèrent le grand plaisir que leur faisait cette rencontre inattendue. Ils questionnèrent Nora, qui leur apprit tout ce qui lui était arrivé depuis leur séparation, et le but de sa promenade, qui était de prendre congé de sa vache.
– Que lisais-tu donc quand nous sommes arrivés ? demanda M. Gray.
– C’était ma Bible, monsieur, celle que Mme Gray m’a donnée.
Puis, avec simplicité, Nora parla de la promesse qu’elle avait faite à ses parents et dit ce que sa Bible avait été pour elle : son Guide dans la joie et dans la douleur.
M. et Mme Gray étaient très émus, et de leurs cœurs s’élevaient des actions de grâces à Celui qui a dit : « Ma parole… ne reviendra pas à moi sans effet, mais fera ce qui est mon plaisir, et accomplira ce pour quoi je l’ai envoyée » (És. 55. 11).
– Ainsi donc, ma pauvre enfant, tu es obligée de quitter les braves gens qui t’ont témoigné tant de bonté, et de t’en aller en service, dit Mme Gray.
– Oui, madame, si je puis trouver une place quelconque, mais c’est difficile maintenant.
M. et Mme Gray s’entretinrent à voix basse pendant quelques minutes, puis la dame s’adressa de nouveau à Nora :
– Nous avons besoin d’une employée de maison. Aimerais-tu venir chez nous ?
Nora, dans l’excès de sa joie, perdit presque la respiration :
– Oh, madame ! Si j’osais espérer pouvoir vous convenir ! Si je pouvais vous servir, je…
Elle fut incapable de continuer.
– Notre femme de charge te mettra au courant du service, dit Mme Gray. Maintenant, allons à la ferme afin de consulter tes amis au sujet de nos projets. Le cabriolet est sur la route.
Là, en effet, était la petite voiture dont Nora se souvenait si bien, et Pierre, le vieux domestique, et Chardon, le cheval blanc, aussi gras et aussi bien soigné que jamais. Le cœur de Nora était plein à déborder, tout lui rappelait les jours d’autrefois.
On peut aisément supposer que la proposition de Mme Gray fut bien accueillie par les habitants de la ferme. Les bonnes gens, quoique affligés de perdre Nora, furent heureux de la savoir si bien placée.
M. et Mme Gray habitaient une maison de campagne près de Cork. Ils devaient y retourner le lendemain, et enverraient chercher Nora de bonne heure. Le bon vieillard n’en resta pas là. Il avait remarqué l’attachement de Nora pour sa vache, et désirant éviter un nouveau chagrin à l’enfant, il chercha à se persuader à lui-même, ainsi qu’à sa femme, que « Chérie » leur serait très utile dans leur retraite. Il l’acheta donc à Doyle et lui en donna même un prix très élevé.
On a souvent dit, et chacun de nous en a fait l’expérience, qu’il n’y a pas de rose sans épines et que chaque joie terrestre à son souci caché.
En tout temps il eût été douloureux pour Nora de se séparer de ses amis de la ferme et surtout de sa bonne maîtresse. Les quitter dans les circonstances actuelles lui était particulièrement douloureux. Mais Nora devait encore apprendre que, même dans sa nouvelle position, si enviable qu’elle parût à première vue, les difficultés ne lui manqueraient pas.
Nora fut confiée à la direction de la femme de charge, Mme Benson, personne fort honorable sans doute, mais froide, imposante, et absolument dépourvue d’amour chrétien. Ce n’est pas sans doute dans une ferme irlandaise que l’on peut acquérir des habitudes d’exactitude et de régularité, et les manquements fréquents de Nora à cet égard lui attiraient souvent les remontrances justifiées de Mme Benson. Mais ce qui rendait ces réprimandes particulièrement amères à Nora, c’est qu’elles se terminaient toujours par des mots piquants à l’adresse des « gens grossiers qui l’avaient élevée ».
En de pareilles occasions, le cœur de Nora se gonflait d’amertume et sa patience était mise à une rude épreuve. Mais comme d’habitude, elle avait recours à « son meilleur Guide » et c’est là qu’elle apprenait à apaiser sa colère par sa persévérance à bien faire, par son silence ou ses réponses douces. Les moments les plus heureux de sa vie actuelle étaient ceux qu’elle passait dans la chambre de Mme Gray, qui la faisait venir chaque jour pour lui faire lire l’Écriture et les lui expliquer. La bonne dame prenait aussi plaisir à instruire Nora dans bien des domaines. L’intelligence de la jeune fille une fois réveillée, ses progrès furent si rapides que sa maîtresse s’en montrait aussi surprise que réjouie. Mais surtout, Nora croissait dans la connaissance de son Seigneur et Sauveur Jésus Christ.
L’affection de son jeune cœur avait été gagnée par la bonté de sa maîtresse. Sans peut-être se l’expliquer à elle-même, Nora réalisait que, malgré la différence de position et d’âge qui existait entre elles, elles étaient pourtant unies par un lien puissant, le lien de l’amour chrétien que Dieu verse dans les cœurs de ceux qui Lui appartiennent.
M. et Mme Gray voyaient, en cette jeune fille pauvre qui ne connaissait que sa Bible, une âme dont Dieu avait ouvert le cœur afin qu’elle sache quelle était l’espérance de son appel, et quelles étaient les richesses de la gloire de Son héritage dans les saints (Éph. 1. 18).
Dans leurs rapports avec la jeune fille, ils se souvenaient de l’injonction adressée par l’apôtre aux maîtres croyants : « Sachant que leur maître qui est aussi le vôtre est dans les cieux et qu’il n’y a pas de partialité en Lui » (Éph. 6. 9). De son côté, Nora ne se prévalait pas de la bonté qui lui était témoignée pour prendre des libertés déplacées vis-à-vis de ses excellents maîtres. En effet, elle trouvait dans son Guide habituel des directions positives et sur lesquelles nous voudrions attirer l’attention des jeunes filles de nos jours : « Que ceux qui ont des maîtres croyants ne leur manquent pas de respect parce qu’ils sont frères, mais qu’ils les servent d’autant mieux que ceux qui profitent de leur bon et prompt service sont des croyants et des bien-aimés » (1 Tim. 6. 2).
Plusieurs mois s’écoulèrent rapidement, et la conduite de Nora la rendait de plus en plus chère à ceux avec lesquels elle vivait. Avec le temps, le caractère aimable de la jeune fille, et surtout l’attention qu’elle portait aux instructions de Mme Benson, surmontèrent les préventions de la femme de charge, qui en vint même à reconnaître que Nora Mahony, pour une Irlandaise, était devenue vraiment soigneuse et propre, et qu’elle était très habile à l’aiguille. Elle lui reprochait encore, cependant, son goût pour la lecture et l’affection qu’elle portait à sa vache. En effet, « Chérie », liée si intimement dans l’esprit de Nora à tous ses souvenirs d’enfance, lui était toujours aussi chère. Ce sentiment, désapprouvé par Mme Benson, était pourtant compris et encouragé par les bienveillants vieillards. M. Gray se félicitait souvent de l’acquisition qu’il avait faite. Le lait de la vache du Kerry lui semblait le meilleur qu’il eût jamais bu et il assurait souvent que sa présence, dans la vaste prairie, à côté de Chardon, le poney, ajoutait beaucoup de pittoresque à la vue dont on jouissait depuis la fenêtre du salon.

À cette époque, il restait encore un nuage qui jetait son ombre sur le tranquille horizon de la vie de Nora : elle ignorait complètement le sort de son père. Il y avait plus de trois ans qu’elle n’avait plus reçu aucune nouvelle de lui, ni de Jacques Doyle. « L’attente différée rend le cœur malade », dit le proverbe (Prov.13. 12); mais maintenant Nora n’osait plus espérer les revoir sur la terre. Elle avait tout lieu de croire que son cher père et son ami Jacques, quoique pauvres dans ce monde, étaient de ceux que Dieu a choisis, « riches en foi et héritiers du royaume qu’il a promis à ceux qu’il aime » (Jac. 2. 5). Elle avait ainsi une bonne espérance par grâce, sachant qu’elle les retrouverait dans la maison du Père.
Elle avait de temps en temps des nouvelles des habitants de la ferme par des voisins qu’elle rencontrait à la ville. Elle apprit ainsi que M. et Mme Doyle se portaient bien et qu’ils étaient presque entièrement entretenus par leur fils William. Ellen s’était mariée loin de la maison paternelle. Ils recevaient quelquefois des nouvelles de Mary, qui leur avait envoyé quelques secours. Elle, Nora, leur fille adoptive, ne les oubliait pas non plus et leur faisait parvenir chaque fois qu’elle en avait l’occasion la plus grande partie de ses gages.
Le temps s’écoulait ainsi pour Nora et pour son entourage, aussi rapidement et aussi paisiblement que les eaux pures et calmes de la belle rivière qui bordait le jardin. Leur vie, comme ses eaux, réfléchissaient l’azur lumineux du ciel qui les éclairait et les réjouissait.
L’automne approchait, quand un jour, Mme Gray entra dans la chambre où Nora et la femme de charge étaient à l’ouvrage.
– Je viens, dit-elle, te faire part d’un projet que, si Dieu le permet, nous allons mettre à exécution. Tu sais que nous avons loué notre domaine pour un certain nombre d’années. Ce temps est maintenant écoulé et nous pensons rentrer sur nos terres et nous y fixer pour le reste de notre vie. Dieu aidant, nous nous efforcerons d’améliorer la condition de nos gens et surtout de les instruire dans les choses d’En-haut. Mme Benson aura à diriger une maison bien plus grande que celle-ci et toi, Nora, je compte profiter de ton amour pour l’étude en te confiant la petite école que nous espérons ouvrir pour les enfants du voisinage. Les médecins conseillent à mon mari d’aller passer encore un hiver dans un climat plus chaud avant de s’établir définitivement à la campagne. Nous irons donc dans le Midi de la France, et nous pensons te prendre avec nous, Nora. Tu auras ainsi le temps de lire encore avec moi, et je sais que tu feras ton possible pour te préparer à remplir, avec l’aide de Dieu, la place à laquelle je te destine.
Un voyage ! A Dublin d’abord, puis à travers toute l’Angleterre, pour arriver en France ! Nora avait assez lu et assez profité des instructions de sa bonne maîtresse pour comprendre un peu le charme d’une pareille proposition. Elle voulut essayer d’exprimer sa reconnaissance pour cette nouvelle preuve de bonté que lui témoignait sa maîtresse, mais Mme Gray l’interrompit aussitôt.
– Ne me remercie pas, dit-elle, je sais que tu nous seras très utile. Si c’était la volonté de Dieu que M. Gray tombe malade, je puis compter sur toi pour me seconder et me soutenir.
– Et vraiment, Madame, vous ne pourriez avoir une plus gentille fille, dit Mme Benson, pleine de bonne volonté et vraiment très exacte pour une Irlandaise. Puisque je ne puis accompagner mon bon maître à l’étranger, je suis contente que ce soit Nora qui prenne ma place auprès de lui.
C’était là un excellent témoignage aux progrès qu’avait faits Nora. Celle-ci n’en conçut aucun orgueil, mais remercia Dieu qui avait béni ses efforts, à elle, une faible enfant, dont le grand désir était de suivre les traces du Seigneur Jésus.
Il fallut immédiatement s’occuper des préparatifs du voyage. Nora en était très heureuse et elle apportait à tous ces travaux la souplesse de la jeunesse. Visiter des pays étrangers, voir des personnes différentes, admirer quelques-unes des merveilles de la création, dont elle avait lu des descriptions dans les livres ; par-dessus-tout, ne pas être séparée de ses chers amis chrétiens, continuer à lire la Bible et à prier avec eux… Quelle délicieuse perspective !
On jugea nécessaire, avant de partir, de faire quelques adjonctions à la garde-robe de Nora, et dans ce but on la conduisit à Cork. M. et Mme Gray la laissèrent faire ses emplettes seule dans un grand magasin, et lui promirent de la reprendre lorsqu’ils auraient terminé leurs propres affaires.
Nora attendait donc patiemment que la vendeuse ait le loisir de s’occuper d’elle. La cliente que l’on servait à ce moment-là était une paysanne, et lorsqu’elle se retourna, Nora reconnût une voisine des Doyle. Elle lui demanda aussitôt des nouvelles de ses anciens amis.
– Eh ! quoi, c’est toi Nora ! s’écria la campagnarde. Comme tu as grandi ! Quel plaisir de te voir !
– Oh ! je vous en prie, répondit Nora, parlez-moi de Mme Doyle, de son mari, de tout le monde à la ferme.
Le visage jovial de son interlocutrice se rembrunit.
– Il paraît donc que tu ne sais rien. J’ai de tristes nouvelles à t’annoncer.
Nora, très inquiète, la pressa d’en dire davantage.
La bonne femme ne demandait pas mieux que de vider son sac. Et voici ce que Nora apprit.
Une fièvre maligne avait éclaté dans le voisinage de la vieille ferme. William Doyle, le soutien de la famille, en avait été atteint. Sa forte constitution avait résisté pendant longtemps, mais après deux ou trois rechutes, il avait succombé au terrible fléau. Maintenant, c’était le père âgé qui était malade. Les uns disaient qu’il était atteint de la même fièvre que William ; d’autres pensaient qu’il se mourait d’un cœur brisé. Les souffrances des dernières années, au lieu de produire, dans les cœurs que Dieu frappait ainsi, des fruits qui soient à Sa gloire, semblaient au contraire avoir même éteint chez les villageois leur bonté naturelle. Aussi, par crainte de la contagion, les Doyle étaient-ils absolument abandonnés à eux-mêmes. On savait seulement que le vieux fermier était malade et que sa femme le soignait.
Nora fut extrêmement affligée de ces nouvelles. Quittant la paysanne, elle se réfugia au fond du magasin, où elle s’efforça de coordonner ce qu’elle venait d’apprendre. Mais plus elle y pensait, plus elle se sentait bouleversée. Elle se représentait la bonne Mme Doyle, qu’elle avait vue si heureuse au milieu de tous ses enfants, maintenant pauvre et abandonnée au temps de sa vieillesse, et soignant seule son mari malade. Nora en fut extrêmement triste.
– Puis-je aller en France, pensait-elle, pour y être à l’aise et goûter mille plaisirs divers, tandis que ceux qui ont été si bons pour moi sont dans une grande affliction ? Non, je dois renoncer à ce projet. J’irai à la ferme et je ferai pour mes vieux amis tout ce qui sera en mon pouvoir. Ce sera peu de chose sans doute, mais je peux les aimer et l’affection aide toujours. Mais que dira Mme Gray ? Qui est-ce qui l’accompagnera et la servira à l’étranger ? Elle comptait sur moi. Que dois-je faire ? Seigneur, dirige-moi !
Tandis que Nora réfléchissait à la difficulté de quitter Mme Gray, il y avait au fond de son cœur le secret désir de réussir à se persuader que c’était bien son devoir de rester avec sa bonne maîtresse et de l’accompagner en France. Nora était encore jeune, et il lui était très pénible de devoir renoncer au beau rêve dont son imagination se nourrissait depuis quelques jours. Mais sa conscience lui disait tout bas que ce désir était égoïste, et elle supplia Dieu de le bannir de son esprit et pria de nouveau : – Seigneur, dirige-moi !
On dira peut-être que le magasin bruyant et encombré dans lequel se trouvait la jeune fille n’était guère un lieu bien choisi pour la prière. Mais l’enfant de Dieu, qui est conscient de la présence continuelle du Seigneur avec lui, sait qu’en tous lieux et en tous moments il peut s’adresser à son Père céleste. La prière ne consiste pas en certaines phrases, répétées en un certain lieu et en un certain moment, mais souvent elle est exprimée par un soupir, par une larme, par un regard dirigé en haut, quand Dieu seul est près. Il est écrit : « Dans toutes tes voies connais-le et il dirigera tes sentiers » (Prov. 3. 6).
– Vous avez demandé à voir ceci, dit à Nora un des commis du magasin, en étalant devant elle de jolies étoffes aux couleurs gaies.
– Pas pour le moment, je vous remercie, répondit la jeune fille.
Et elle s’assit à l’écart, attendant l’arrivée de ses maîtres.
– Monte vite, Nora, nous sommes en retard, dit Mme Gray. Lorsque la voiture eut repris le chemin de la maison, la vieille dame parla avec une vivacité inusitée :
– Nous devons hâter notre départ, et nous mettre en route après-demain matin. Les amis que nous devons rejoindre en Angleterre nous attendent, aussi ne pouvons-nous plus retarder notre départ. J’aurais préféré attendre jusqu’à ce que M. Gray soit tout à fait bien portant, mais tu seras avec nous, ma bonne fille, et j’en suis heureuse et reconnaissante, car tu connais si bien toutes nos habitudes.
Ces paroles allèrent au cœur de la pauvre Nora, mais elle ne répondit pas. Arrivée à la maison, sa maîtresse lui dit :
– Je sonnerai dans quelques minutes. Alors monte dans ma chambre et montre-moi tes achats.

Nora se retira dans sa chambre pour y attendre l’appel et l’on peut aisément imaginer comment elle employa son temps. Enfin la sonnette se fit entendre et lorsqu’elle entra dans l’appartement de sa maîtresse, la jeune fille était triste, mais tout à fait calme.
– Eh bien ! Nora, fais-moi voir tes achats, dit Mme Gray. Nous avons peu de temps devant nous et beaucoup à faire. Mais où sont donc tes paquets ? demanda-t-elle d’un air fort surpris.
– Chère madame ! Excusez-moi, pardonnez-moi. Je n’ai rien acheté. Voici l’argent, continua Nora. Je ne puis pas, non vraiment, je ne puis pas vous accompagner. Et Nora fondit en larmes.
M. et Mme Gray, consternés, demandèrent une explication, et aussitôt que Nora put parler, elle raconta ce qui s’était passé.
– Je suis très peinée d’apprendre ces tristes nouvelles, dit la vieille dame, et je plains ces pauvres gens de tout mon cœur. Nous devons leur envoyer immédiatement du secours, cher ami, ajouta-t-elle en se tournant vers son mari. Mais, Nora, j’avoue que je ne vois pas de nécessité à ce que tu nous quittes pour aller auprès d’eux. D’ailleurs, la chose n’est, pour ainsi dire, plus possible maintenant. Le temps nous manque absolument pour chercher quelqu’un qui te remplace. M. Gray est en mauvaise santé et j’estime que ton devoir…
– Un instant, ma chère, interrompit M. Gray. Écoutons quelles sont les raisons de Nora pour agir de la sorte. Ma chère enfant, as-tu consulté ta Bible, ton meilleur Guide, comme tu l’appelles à si juste titre ? Si c’est elle qui t’a indiqué le parti à prendre, nous ne saurions nous y opposer, quelles que soient nos propres circonstances.
– Je l’ai consultée, monsieur, et ma Bible m’exhorte à témoigner ma gratitude envers ceux qui sont bons pour moi. Mais comme j’ai autant de sujets de reconnaissance vis-à-vis de vous, Monsieur, que vis-à-vis des Doyle, j’étais bien embarrassée. Mais voici ce que j’ai pensé : vous, Monsieur, ainsi que Madame, êtes à même de continuer à me témoigner de la bonté ; le peu que je puis faire pour vous, vous m’en récompenseriez et au-delà. Mais il n’en est pas ainsi de la pauvre Mme Doyle ; elle se trouve dans une profonde affliction, et ils ont tant fait autrefois pour mon cher père ! Alors monsieur, j’ai lu ces paroles qui semblèrent me donner l’indication dont j’avais besoin.
Nora, incapable d’en dire davantage, montra du doigt le verset. M. Grey lut à haute voix : « N’abandonne point ton ami, ni l’ami de ton père » (Prov. 27. 10).

La voix de l’excellent homme s’altéra :
– Marie, ma chère, il n’y a rien à répondre à ceci, dit-il à sa femme. Cette chère fille se montre tout à fait désintéressée ; efforçons-nous de l’être aussi. Nous rencontrerons sans doute quelques difficultés, mais ce sera peu de chose en comparaison de ce que Mme Doyle est appelée à supporter. Avec le secours du Seigneur, Nora pourra lui être utile à bien des égards. Regarde le passage qui précède immédiatement celui qu’elle nous a montré. « L’huile et le parfum réjouissent le cœur, et la douceur d’un ami est le fruit d’un conseil qui vient du cœur ».
– Vous avez raison, cher ami, et comme toujours c’est moi qui ai tort. J’ai parlé en égoïste, répondit Mme Gray. Va, ma bonne Nora, et puisses-tu, en effet, réjouir le cœur de cette pauvre femme affligée, par la bonne nouvelle de l’évangile, semblable à l’huile et au parfum. Reprends cet argent, il t’appartient. Mme Benson te remettra diverses choses qui pourront être utiles au malade. Cependant, ma fille, as-tu calculé la dépense, as-tu bien réfléchi à ce que tu vas faire ? tu cours un grand risque ; ne crains-tu pas la contagion ?
– Un peu, madame, je l’avoue ; j’ai eu peur pendant un moment. Mais le psaume 91 m’a rassurée. Je le lirai chaque jour et cela me donnera du courage.
Nora fut bien reconnaissante de voir M. et Mme Gray approuver sa décision. Ils oubliaient leurs propres désagréments pour l’aider à mettre son dessein à exécution. Mme Benson, bien malgré elle, avouons-le, prépara pour Nora tout ce qui pouvait faire du bien à un malade. Le lendemain matin, la jeune fille se mit en route, accompagnée par la bénédiction de ceux qu’elle quittait. Les bons vieillards lui dirent que leur maison lui serait toujours ouverte et lui recommandèrent de venir auprès d’eux aussitôt qu’elle pourrait le faire avec bonne conscience.
Pierre, le vieux domestique, la conduisit à Cork., d’où une diligence l’amena à quatre kilomètres de la demeure des Doyle. Arrivée là, elle laissa son bagage chez une ancienne connaissance qui promit de l’apporter à la ferme dans sa charrette, et elle fit à pied le reste de la route.
La nuit tombait quand elle arriva. C’était précisément l’heure où, autrefois, les membres de la famille avaient l’habitude de revenir de leurs diverses occupations, où l’on faisait rentrer le bétail et où tous se réunissaient dans la vaste cuisine, autour de l’âtre flamboyant. Mais maintenant tout était tranquille. La cour était déserte. Cependant on voyait de la lumière à la fenêtre de la chambre à coucher du fermier.
Le cœur de Nora battait bien fort ; elle s’arrêta, se demandant ce que pouvait signifier ce calme inhabituel quand, tout à coup, dans le silence, elle entendit s’élever les accents du chant triste et monotone par lequel les Irlandais ont coutume de pleurer leurs morts. Ces chants sont improvisés et, en cas de décès, on a l’habitude de faire venir, dans la maison de deuil, des poètes villageois dont les compositions ne sont pas sans valeur. Cette coutume est fort ancienne ; elle tire son origine de l’Orient, car il y est fait souvent allusion dans l’Écriture ; ainsi en Jér. 9. 17, nous lisons : « Considérez, et appelez les pleureuses, et qu’elles viennent ; et envoyez vers les femmes sages, et qu’elles viennent, et qu’elles se hâtent, et qu’elles élèvent une voix de lamentation sur nous, et que nos yeux se fondent en larmes, et que l’eau coule de nos paupières ».
– Tout est donc fini ! pensa Nora et, consternée, elle écouta immobile le chant de mort. Quand il eut cessé, elle franchit le seuil de la ferme et pénétra directement dans la chambre mortuaire. Ainsi qu’elle s’y attendait, sur le lit était couché le corps du pauvre vieux Doyle. Quelques-uns de ses amis et de ses voisins entouraient la couche funèbre, mais ils étaient peu nombreux, la crainte de la contagion dominant les anciennes coutumes, et faisant taire même la voix de l’amitié. L’entrée de Nora fut saluée par de tristes exclamations, puis un long silence suivit.
– Dites-moi donc où est la pauvre Mme Doyle, demanda tout bas Nora à une femme assise à côté d’elle.
– Oh ! c’est encore ce qu’il y a de plus étrange, répondit cette dernière. Elle est assise dans un coin de la cuisine, pas une parole ne sort de sa bouche, pas une larme ne coule de ses yeux. Pourtant elle a perdu un si bon mari ; mais dire qu’il a quitté ce monde d’une telle manière !

Nora sortit immédiatement et se mit à la recherche de sa vieille amie. Connaissant le caractère de Mme Doyle et la vivacité de ses impressions, Nora n’augurait rien de bon de cette tranquillité extraordinaire ; elle craignait que cet état n’annonce un profond désespoir. En entrant dans la cuisine, elle vit son ancienne maîtresse, assise solitaire auprès du foyer. Elle était immobile, les yeux fixés sur les restes d’un maigre feu de tourbe. Nul ami ne lui restait plus, excepté le vieux chien, couché à ses pieds. Le fidèle animal entendit le pas léger de Nora et, reconnaissant sa compagne de jeux d’autrefois, il s’élançât au-devant d’elle en agitant sa queue, et en poussant de petits gémissements plaintifs.
– Pauvre Carlo ! dit Nora en caressant la tête frisée du vieil animal. Elle craignait de s’adresser directement à Mme Doyle, mais, au son de sa voix bien connue, la pauvre femme tressaillit, leva la tête et, rencontrant le regard aimant de la jeune fille, lui ouvrit les bras. Alors enfin la malheureuse put pleurer. Quand sa jeune amie voulut lui dire tout bas quelque parole de consolation, Mme Doyle l’interrompit :
– Laisse-moi pleurer, mon enfant ; je n’ai pas pu verser une larme depuis la mort de William, et cela fait du bien à mon cœur.
Nora s’assit à ses côtés, caressant tendrement la main durcie par le travail, et garda le silence pendant longtemps. Mme Doyle continua à pleurer tranquillement, mais ses larmes n’étaient plus amères. Enfin, s’essuyant les yeux, elle dit :
– Mon cœur est moins lourd maintenant, Nora. Mais tu es sans doute surprise de me voir assise ici, alors que je devrais être avec les autres femmes à pleurer mon pauvre mari. Si je ne me suis pas jointe à elles, c’est que je me suis souvenue de ces paroles : « Or je nous ne voulons pas, frères, que vous soyez dans l’ignorance à l’égard de ceux qui dorment, afin que vous ne soyez pas affligés comme  les autres qui n’ont pas d’espérance » (1 Thess. 4. 13).
La figure de Nora s’illumina.
– Serait-il possible ? s’écria-t-elle. Mon cher vieux maître se serait-il endormi en Jésus ?
– J’ai tout lieu de l’espérer, reprit Mme Doyle. Je me souviens qu’il est écrit de notre Seigneur : « qu’il a été manifesté une fois pour l’abolition du péché par son sacrifice » (Héb. 9. 26) et mon mari n’avait pas besoin d’autre chose.
Cette citation montrait une connaissance des Écritures qui étonna et réjouit Nora. En effet, elle n’aurait jamais osé espérer un résultat pareil des lectures qu’elle avait faites avec sa vieille amie.
Peu à peu Mme Doyle lui raconta qu’au milieu de toutes les épreuves et les angoisses qui avaient suivi le départ de Nora, elle n’avait jamais oublié les bonnes choses qu’elle avait entendues de la Parole de Dieu. Elle ne les avait souvent comprises que bien imparfaitement, mais cependant Dieu s’en était servi pour la nourriture de son âme et, dans mainte circonstance pénible, elle avait trouvé aide et consolation dans le souvenir de quelque passage que l’Esprit Saint rappelait à son souvenir. Enfin son désir de lire le Livre béni, comme elle l’appelait, devint si ardent qu’elle s’adressa à un vieux maître d’école qui visitait son mari ; elle le supplia de lui faire la lecture de quelques portions de l’Écriture. Elle mit beaucoup d’insistance, lui expliquant les choses merveilleuses contenues dans la Bible, et éveilla chez le vieillard le désir d’en prendre connaissance pour lui-même.
Un soir, il arriva à la ferme et, s’étant assis comme de coutume, il se mit à parler d’un ton très animé :
– Eh bien ! Mme Doyle, j’ai trouvé un livre que vous aimerez sans aucun doute. C’est un livre écrit en notre belle vieille langue à nous, qui ne peut nous tromper.
Et en disant cela, le brave homme tira de sa vaste poche une Bible irlandaise dont il se mit immédiatement à lire un chapitre à ses auditeurs attentifs. Cela se renouvela presque chaque jour pour la plus grande joie du fermier et de sa femme.
Même mon pauvre fils, mon William, l’aimait, continua Mme Doyle, et quoiqu’il fût très réservé, je suis sûre que le Saint Esprit lui a enseigné à mettre sa confiance en Celui qui peut sauver entièrement ceux qui s’approchent de Dieu par Lui. Il prit la fièvre et mourut, Nora. C’est Dieu qui l’a voulu ainsi. Mon vieux mari et moi restions seuls, sans ressources et sans autre refuge que l’hospice. Oh ! Nora, c’était une pensée amère et Doyle ne pouvait la supporter. Assurément, me disait-il, ce n’est pas offenser Dieu de Le supplier de nous épargner cette dernière épreuve, et de permettre que nous restions ensemble jusqu’à la fin. Dieu entendit cette prière, car mon mari, dont la santé allait en s’affaiblissant depuis quelque temps, tomba sérieusement malade. On a dit que c’était la fièvre, mais je n’en suis pas sûre moi-même. Enfin, quoiqu’il en soit, sentant la mort approcher, il m’assura qu’il n’avait aucune crainte, parce que Christ avait porté tous ses péchés sur la croix et qu’Il était suffisant pour le sauver.
Le Seigneur Jésus est suffisant, pensa Nora et, tout en mêlant ses larmes à celles de la veuve, son cœur n’en était pas moins débordant de reconnaissance envers Dieu qui travaille de si merveilleuse manière.
Lorsque la dépouille mortelle du vieux fermier eut été déposée dans la tombe, Mme Doyle, qui était restée étonnamment calme durant la pénible cérémonie, dit à Nora :
– Je suis seule au monde maintenant, et je n’ai plus d’autre devoir devant moi que de parler de l’amour du Seigneur à ceux qui ont besoin de Lui. Toi, mon enfant, retourne auprès de tes amis et moi… j’irai à l’hospice. Dieu a abaissé mon orgueil et je Lui en rends grâces. Maintenant je puis même Le remercier de m’avoir préparé un tel refuge.
– Non, ma mère, vous n’irez pas à l’hospice, s’écria Nora, tant que je pourrai l’empêcher. Aussi longtemps que Dieu me laissera ici-bas, vous ne serez pas seule au monde. Vous avez été une mère pour moi quand j’étais une enfant abandonnée, et maintenant, c’est à mon tour d’être votre fille. Je travaillerai pour vous et, avec l’aide du Seigneur, je vous soutiendrai jusqu’au bout.
Mme Doyle protesta bien un peu, mais Nora savait où était pour elle le chemin du devoir et elle persévéra dans sa résolution. Pendant son séjour chez Mme Gray, la jeune fille avait appris à travailler fort bien de ses doigts. Elle excellait surtout dans les ouvrages de broderie fine. Elle pensait maintenant obtenir, par l’intermédiaire de Mme Benson, des commandes de quelque grand établissement de Cork et, à force de travail, elle espérait pouvoir s’entretenir elle-même ainsi que sa vieille amie. Sans doute ce moyen d’existence était des plus précaires, mais il suffirait peut-être à les faire vivre jusqu’au retour de M. et Mme Gray, qui viendraient sûrement à leur aide. En outre, il était probable que Mary Doyle, qui s’était fixée en Amérique, enverrait quelques secours à sa mère. Il y avait peu à attendre d’Ellen et, quand à Jacques, on pouvait à peine espérer qu’il fût encore vivant.
Nora, pleine d’ardeur et de confiance dans la réussite de son projet, retourna à la villa près de Cork afin de réclamer l’assistance de Mme Benson. Celle-ci l’engagea à louer une petite chambre dans le voisinage et à venir y habiter avec Mme Doyle. Elle serait ainsi à proximité de la ville, soit pour recevoir les commandes, soit pour se procurer les fournitures nécessaires pour ses travaux.
– D’ailleurs, Nora, ajouta Mme Benson, je serai bien contente de t’avoir près de moi pour t’aider de mes conseils et de mon expérience.
Ces paroles, dites avec bonté, touchèrent Nora. Comme elle était reconnaissante que ses rapports précédents avec la femme de charge aient été réglés par son meilleur Guide. Ainsi Dieu lui avait accordé la grâce de surmonter le mal par le bien.
Avec l’aide de Mme Benson, l’installation fut bientôt faite et Mme Doyle se réjouit d’avoir trouvé un chez-elle, si modeste fût-il. Nora obtint l’ouvrage espéré et, en travaillant avec persévérance, elle gagna de quoi suffire – très modestement il est vrai – à son entretien et à celui de sa vieille amie.
L’hiver passa et le printemps ramena les fleurs et le chant des oiseaux. Mais le gai soleil ne ramenait pas les couleurs sur les joues pâles de Nora. Sa santé souffrait du manque d’exercice et d’un labeur trop assidu. L’angoisse la saisissait parfois, lorsqu’elle sentait ses forces décliner et qu’elle craignait ne plus pouvoir peut-être travailler pour sa chère compagne. Alors, elle avait recours à la Parole de Dieu où, comme toujours, elle trouvait consolation et directions. Le Saint Livre lui enseignait à ne s’inquiéter de rien, mais, en toutes choses, à faire connaître ses requêtes à Dieu, par des prières et des supplications, avec des actions de grâces (Phil. 4. 6).

Cependant, chez Nora, comme chez bien d’autres chrétiens plus expérimentés qu’elle, le mauvais cœur d’incrédulité prenait parfois le dessus. Un jour donc, voyant que ses forces déclinaient rapidement, elle se sentit particulièrement découragée. Vers le soir, elle fut obligée de mettre de côté son ouvrage et d’aller respirer un peu d’air frais. Elle dirigea ses pas vers la propriété de M. Gray. La prairie, émaillée de fleurs, était du plus beau vert ; l’eau coulait doucement dans la rivière, reflétant les gloires du couchant. Il semblait à Nora que tout était serein, excepté son propre cœur. Même sa vieille amie, la petite vache Chérie, et son fidèle compagnon, le poney, avaient l’air tout heureux en paissant la fraîche verdure.
Certainement, pensa Nora, les compassions de Dieu sont sur toutes Ses œuvres. Je puis bien dire : – Pourquoi es-tu abattue, mon âme ? – quand je pense que pas un de ces petits oiseaux ne tombe en terre sans Sa volonté. Et pourtant… que deviendrions-nous si je ne puis plus travailler ? Que ce serait différent de voyager avec mon cher maître et ma chère maîtresse, sans souci du lendemain…
Pauvre Nora ! Elle avait ouvert la porte à l’Ennemi, qui lui suggéra bientôt cette pensée : – Pourquoi les choses vont-elles si mal, si Dieu est mon Père et s’Il prend soin de moi ?
Mais Dieu veillait sur son faible enfant, et le Saint Esprit lui rappela le passage de la Parole inspirée qu’elle avait lu le matin même à Mme Doyle : « Toutes choses travaillent ensemble au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rom. 8. 28). Et une fois de plus, Nora trouva la force de regarder en haut, en s’appuyant sur les promesses immuables de son Dieu et Père.

Ce même soir un bateau, sorti du port de Cork, remontait la rivière. Deux hommes, l’un courbé par les années, l’autre dans la fleur de l’âge, étaient assis à l’avant. Tous deux semblaient en proie à une vive préoccupation.
Si nous écoutons leur conversation, peut-être apprendrons-nous quelque chose de plus sur le compte des deux voyageurs.
– Jacques, disait le plus âgé, nous avons vu bien des rivières, mais il n’en est aucune qui égale celle-ci en beauté.
– Je suis absolument de votre avis, répliqua son compagnon, quoique l’on parle tant du San Joachim et du Sacramento qui coulent dans le pays de l’or.
– Ah ! l’or, reprit le premier interlocuteur, c’est le désir d’en gagner davantage qui a poussé notre pauvre maître à s’en aller en Californie où il a perdu la vie. Cela me fend le cœur d’y penser.
– C’est bien triste, en effet, reprit le plus jeune, et s’il avait suivi nos conseils, il en aurait été peut-être tout autrement pour lui. Mais puisqu’il s’obstinait à entreprendre ce lointain voyage, je suis reconnaissant que nous n’ayons pas refusé de l’accompagner, nous qu’il aimait tant, parce que nous étions du même pays que lui.
– Tu as raison, Jacques, répartit l’autre, car ainsi, par la bonté de Dieu, nous avons pu l’assister à ses derniers moments en lui parlant de l’amour du Seigneur Jésus pour les pécheurs.
– Certes, nous pouvons rendre grâces, répliqua son ami, car Dieu nous a préservés de bien des dangers. L’or que l’on gagne dans ce pays lointain est chèrement acheté, mais cependant, si nous étions restés quelques années de plus, nous aurions pu rapporter une ample fortune.
– Ne le regrettons pas, Jacques. Dieu nous a donné en abondance ce qui nous est nécessaire et, dans Sa Parole, Il nous recommande de ne pas nous attacher aux richesses de ce monde. Quand je quittai mon enfant, la dernière recommandation que je lui fis fut de suivre les instructions de la Bible, parce qu’elle est le meilleur Guide et il me conviendrait mal de ne pas faire de même.
Depuis longtemps déjà nos lecteurs auront reconnu le père de Nora et Jacques Doyle. Aux paroles de Mahony, Jacques répondit :
– Nul ne peut avoir un meilleur Guide, en effet. Puissions-nous toujours savoir Lui obéir. En tout cas je suis satisfait, puisque ce que nous rapportons est suffisant pour faire vivre dans l’aisance ceux que nous aimons, pourvu que Dieu nous permette de les retrouver.
– Oui, Jacques, on ne nous attend certainement pas, puisque ta sœur Mary nous a dit que nos dernières lettres ne sont jamais parvenues à la ferme. Elle avait appris aussi que ma pauvre petite fille était employée chez des personnes. Où ? Je n’en sais rien, et comment la retrouver maintenant ?
– Si ma vieille mère vit encore, elle pourra nous donner des nouvelles, dit Jacques. Mais je crains qu’elle n’ait passé par de terribles épreuves depuis mon départ. Ma sœur en avait appris quelque chose par la lettre du vieux maître d’école.
– Eh ! bien, Jacques, confions-nous en Celui qui nous a aidés jusqu’ici. Il ne nous a sûrement pas ramenés au pays pour nous abandonner au dernier moment.
Le bateau avançait toujours. Sur les rives qu’il côtoyait d’assez près on voyait de charmantes maisons de campagne, entourées de jardins et de vertes pelouses.
– Regarde, Jacques, s’écria tout à coup Mahony, cette petite vache ne ressemble-t-elle pas comme deux gouttes d’eau à notre Chérie que ton père m’acheta ?
Jacques dirigea du côté désigné la longue vue qu’il tenait à la main.
– Non seulement elle lui ressemble, mais c’est elle-même, j’en suis certain. Et voyez ! Il y a près d’elle une jeune fille qui ressemble beaucoup… elle est trop grande pourtant… mais Nora doit avoir grandi depuis mon départ. Faites-nous aborder, bateliers, vite, vite !
En silence et remplis d’impatience, les deux hommes débarquèrent. Pendant quelques instants ils regardèrent Nora qui, de son côté, les contemplait avec étonnement. Puis Mahony ouvrit ses bras. Nora s’élança vers lui et fut bientôt serrée sur le cœur de son père.
C’était là une bienheureuse réunion. La première émotion passée, Jacques se hasarda à demander, d’une voix qui tremblait d’émotion :
– Nora, peux-tu me dire quelque chose de ma pauvre mère ?
– Elle va bien, Jacques, et dans dix minutes, vous la verrez. Venez avec moi. Je vous conduirai auprès d’elle.
Ce qui suivit n’a pas besoin d’être raconté. Mais nos lecteurs devinent que, de l’humble demeure de Mme Doyle et de Nora, les actions de grâces et la louange montèrent vers le trône de Dieu. En vérité, celui qui s’attend à Lui ne sera jamais confus.
Le soir de ce jour à jamais mémorable, Nora reçut une nouvelle qui devait mettre le comble à sa joie. En effet, M. et Mme Gray annonçaient leur très prochain retour. Cet heureux événement eut lieu quelques jours plus tard. Les bons vieillards se proposaient de passer le reste des jours que Dieu leur accorderait, dans leur propre domaine, en cherchant à faire quelque bien à ceux qui les entouraient.
– J’espère que vous vous fixerez sur mes terres, où vous me serez d’un grand secours, Mahony, avait dit M. Gray. Ma femme désire ne pas se séparer de votre fille et ainsi vous pourriez rester près d’elle.
Cette offre fut acceptée avec reconnaissance, mais Mme Doyle, qui était présente, jeta sur Nora un regard chargé de tristesse.
– Il faudra donc que je me sépare de ma fille !
– Non pas, fit M. Gray en souriant. Jacques, continua-t-il, je crois que vous avez acquis un bon bagage de connaissances utiles pendant votre séjour à New York ?
– Ce n’est pas à moi à le dire, Monsieur, répondit modestement le jeune homme, mais il est vrai que notre ancien maître nous encourageait à nous instruire…
– En tout cas vous avez étudié avec profit le meilleur des livres, interrompit le digne vieillard, aussi avons-nous pensé, Mme Gray et moi, à vous confier la direction de l’école qui vient de s’ouvrir dans notre village.
On pense bien que cette proposition rencontra l’approbation générale. Tous les amis se trouvèrent ainsi réunis et, un peu plus tard la nouvelle école se trouva dotée non seulement d’un maître, mais encore d’une maîtresse dans la personne de Nora, devenue l’heureuse femme de Jacques Doyle. Nous ne devons pas oublier que « Chérie » fit partie du cadeau de noces de M. Gray à Nora. Mais le plus précieux trésor du jeune ménage fut toujours la vieille Bible où Nora avait trouvé force et secours au moment du besoin.

 

D’après la Bonne Nouvelle 1930