Les premières lueurs de l’aube se glissaient lentement sur les Prairies, ces vastes espaces qui s’étendent entre le Missouri et les montagnes Rocheuses.
Au centre de l’une de ces plaines se dressait le camp d’une troupe d’émigrants. Leurs immenses chariots blancs s’étaient groupés la veille comme autant d’oiseaux fatigués, et les lueurs grises du matin réveillaient le mouvement et l’animation là où seules les ténèbres avaient pu faire naître le silence et le repos. La fumée des feux allumés pour le déjeuner matinal montait en minces spirales vers le ciel. Déjà les pauvres animaux, à peine reposés des fatigues de la veille, reprenaient leur place aux brancards des lourds véhicules.
Mais tout cela se faisait sans l’énergie et l’entrain qui rendent le travail facile, et de tous côtés on surprenait les murmures et les expressions, peu mesurées parfois, d’un profond découragement.
Quelques semaines auparavant, cette même troupe d’émigrants s’éloignait de l’Ohio avec toute l’ardeur de l’espérance. Par une belle matinée de mai, elle avait entrepris la longue course qui mène en Californie, et tout lui souriait comme le radieux soleil qui resplendissait dans l’azur sans limites. Les bâches des chariots étaient d’une blancheur de neige et les chevaux avaient cet air de force et de santé que leur donnent les soins appropriés et une nourriture abondante. Maintenant, les bâches étaient salies, les animaux étaient à bout de forces et les émigrants avaient perdu à la fois le courage et l’espérance. C’est que, famille après famille, touchée par le choléra (grave maladie contagieuse), avait marqué chacune de leurs étapes de la tombe fraîche d’un ou de plusieurs de leurs membres.
Lorsqu’ils étaient arrivés dans la région des Prairies, leurs maux avaient encore empiré et la maladie avait pris un caractère épidémique. Aussi, cette nuit-là, les chefs de l’expédition avaient-ils tenu conseil. Il n’y avait que cinq jours qu’ils avaient passé le fort Leavensworth, ils n’iraient donc pas plus loin dans cette expédition qui amenait le malheur. Ils regagneraient les États-Unis, et quoiqu’il pût leur en coûter, ils échangeraient les rêves dorés qui les avaient poussés vers la Californie, contre le dur métier qu’ils avaient abandonné, mais qui assurait au moins une maison paisible et confortable.
Il ne se trouva pas une seule voix pour protester contre cette sage décision qui provoqua cependant une déception générale.
Tous les visages étaient assombris par la mauvaise humeur. Tous ? Nous nous trompons ! Il y avait deux jeunes visages qui faisaient exception : Charlot Marshall, bel adolescent de dix-sept ans, et sa sœur Ruth, fillette de quinze ans à peine.
Charlot et Ruth étaient les favoris de tout le camp – un peu parce qu’ils étaient les plus jeunes de la petite troupe, mais surtout parce qu’ils avaient perdu leur mère une semaine auparavant et semblaient, en conséquence, avoir des droits tout particuliers à la sympathie et à l’amitié de chacun.
Cela avait été un cruel déchirement pour Ruth d’abandonner la tombe solitaire de sa mère. Mais le désir d’obéir à la dernière recommandation de la chère défunte lui avait donné le courage de poursuivre ce voyage fatiguant.
– Dis bien à ton père, avait murmuré la pauvre femme près d’expirer, que mon plus cher désir est de le retrouver au ciel.
Ruth croyait du fond du cœur que si son père, alors en Californie, avait connaissance de ce dernier message d’amour, il tiendrait à honorer la mémoire de celle qui l’avait si tendrement aimé jusqu’à la fin. C’est donc cette pensée qui avait soutenu l’enfant, tandis que Charlot essuyait ses larmes en lui promettant d’être pour elle le meilleur des frères.
Le caractère énergique de notre héros et la douceur de Ruth leur avaient fait gagner les cœurs, chaque jour davantage. Aussi en vint-on bientôt à leur offrir de les aider dans leurs préparatifs.
Comme on cherchait à les encourager en leur parlant du plaisir qu’ils auraient à se retrouver chez eux, Ruth fut sur le point de répondre avec tristesse : « Nous n’avons plus de chez nous ! » Mais elle pensa soudain à cette heureuse demeure où sa mère les avait précédés et dans laquelle, si jeune qu’elle fût, elle savait déjà qu’elle serait admise. Elle réprima donc la pensée qui lui avait serré le cœur. Son Seigneur ne lui donnerait-il pas force et patience pour supporter les épreuves du temps présent ?
Les préparatifs du départ étaient achevés. La file des chariots s’alignait déjà sur la route. Il n’en restait plus qu’un pour terminer la triste procession.
– Allons, Charlot, place-toi en queue et dépêche-toi, cria une voix rude.
Charlot fit aussitôt avancer ses bêtes, mais dans une direction opposée à celle que prenaient les autres.
– Nous nous dirigeons vers la Californie, répondit tranquillement le jeune homme. Nous ne voyons pas de raison à revenir sur nos pas, puisque notre père nous attend.
Cette décision étrange circula de chariot en chariot, et fut accueillie avec une surprise qui ne tarda pas à se changer en désapprobation.
Un certain nombre d’émigrants se groupèrent autour de Charlot, essayant de le dissuader de cette expédition insensée.
Il tint bon.
D’un esprit aventureux et résolu, il ne redoutait ni le danger ni la mort, convaincu qu’il était d’agir sagement. Quant à Ruth, tous les raisonnements échouèrent contre sa détermination tranquille. Elle avait à transmettre le message de sa mère bien-aimée et elle eut préféré mourir sur place que d’abandonner l’espoir de revoir son père. Elle savait le bien immense qu’il ne pouvait manquer d’en retirer.
– Je sais que c’est toi qui décide, mon garçon, et que personne n’a le droit d’intervenir dans tes affaires, dit enfin le fermier qui l’avait interpellé ; que tu fasses à ta tête, cela te regarde, mais celle que je plains, c’est ta pauvre sœur. Je préférerais la sentir saine et sauve aux États-Unis, que seule à courir des dangers avec toi. Tiens, ma fille, attrape ! C’est ma gourde ; je l’ai remplie d’eau-de-vie ce matin. Et tiens encore ! Voici ma pharmacie de poche ; je souhaite que tu n’en aies pas besoin. Allons, adieu, petite ! Bon courage ! Il n’est pas dit que vous n’arriverez pas tout de même.
Le digne homme avait les larmes aux yeux. Après avoir jeté ses précieux cadeaux dans le chariot, il serra fortement dans ses mains rugueuses la main mignonne de Ruth, puis il s’éloigna en jetant un regard mécontent à Charlot. Les autres suivirent son exemple.
Bientôt, la longue file des chariots s’ébranla, s’éloignant dans la direction de l’est, tandis que le chariot solitaire de Charlot et de sa jeune sœur s’avançait vers l’ouest. Leur choix était fait. Ils étaient seuls dans l’immensité des Prairies, mais sous la garde d’un Dieu protecteur.
Chapitre 2. Les jeunes voyageurs
Il n’y avait rien de bien remarquable dans l’apparence extérieure de Charlot et de sa sœur, ni dans leur équipement de voyage. Charlot était un grand garçon fort et de belle taille, ayant un visage ouvert et intelligent. Il portait un costume gris, de tissu épais et rude, et maniait les rênes comme s’il eut fait cela toute sa vie, tellement il était habitué aux durs travaux de la campagne.
Ruth, dans sa robe toute simple, son châle écossais et son grand chapeau rond, assise à ses côtés, avait l’air d’une petite fermière.
Le chariot lui-même était une lourde machine dont l’élégance extérieure n’était pas du tout renforcée par le poulailler suspendu derrière ou par les innombrables paniers qui se balançaient sur ses côtés.
N’oublions pas les quatre mules, partie fort intéressante de l’équipage ! Les deux bêtes de derrière, Sally et Floyd, paraissaient vigoureuses et bien soignées. Malgré les fatigues qu’elles avaient endurées, elles n’avaient rien perdu de leur force et de leur ardeur. Si elles formaient un joli couple, on ne pouvait pas en dire autant de celles de devant. Listig, toute couverte de cicatrices, avait dépassé l’âge mûr, et, en cette qualité, était considérée comme un modèle de sagesse et de prudence ; il lui en fallait une bonne dose pour contenir les élans impétueux, les accès d’obstination de Finette, jeune bête à peine dressée dont on n’eut pu tirer aucun parti sans le contrôle exercé par ses trois compagnes.
Charlot avait une tendresse particulière pour chacune de ses bêtes, et tandis qu’il les lançait à un bon pas, il se mit à faire ressortir leurs mérites respectifs aux yeux de sa sœur avec autant d’entrain que s’ils avaient été en train de faire une simple promenade autour de la maison paternelle.
Ce n’est pas que Charlot n’ait pas eu du tout peur, même s’il ne voulait pas en avoir l’air, mais il pensait qu’engager sa sœur dans une conversation animée était le meilleur moyen de lui éviter le déchirement de ce premier moment de solitude. Il aurait pu toutefois se dispenser de prendre cette peine. Sa sœur ne songeait guère à l’écouter, occupée qu’elle était à chercher En-haut une source de consolations plus sûre.
Le croirait-on ? C’était un soulagement pour la jeune fille d’échapper au groupe qui venait de les quitter. Le langage profane, les habitudes grossières, les manières trop libres de tous ces gens l’avaient froissée, surtout en ces jours d’épreuve où elle sentait si vivement le besoin d’être seule avec Celui qui hait l’iniquité et ne supporte pas les blasphèmes. Aussi se laissait-elle envahir par un profond sentiment de calme. À cette heure matinale, elle pouvait librement élever son cœur vers Dieu et s’en remettre entièrement à Lui. Elle ne redoutait pas plus la solitude des Prairies qu’elle allait affronter, que les rudes sentiers de la vie. N’avait-elle pas un Ami tout-puissant ?
Un coup d’œil de Charlot à sa sœur lui fit comprendre la raison de son silence. Il s’empressa de le respecter.
C’était sur la tombe entrouverte de sa mère que le jeune garçon avait prononcé sa première prière sincère. La bonne semence que Mme Marshall avait répandue avec fidélité n’avait pris vie que sous les larmes brûlantes causées par sa mort prématurée. Jusqu’ici, Charlot avait été rebelle à toute pensée sérieuse. Mais maintenant, il désirait être un chrétien : accepter Christ comme son Sauveur et son Maître.
– Ruth, dit-il après un long silence, si nous chantions un cantique pour marquer le début de notre voyage ?
La figure de la jeune fille s’illumina. Comme cette suggestion venait à point ! Charlot n’avait encore rien dit de son désir d’aimer le Seigneur tellement tout lui semblait nouveau, mais Ruth discerna dans sa proposition un lien qui désormais demeurerait entre eux. De sa voix fraîche et douce, elle accompagna celle de son frère. Ruth eut bientôt tout oublié, et les hymnes succédèrent aux cantiques jusqu’au moment où elle éprouva le besoin de reprendre haleine.
Son frère la rappela brusquement à la réalité :
– Regarde, lui dit-il, on ne les aperçoit plus.
En effet, Ruth se pencha et interrogea vainement l’horizon. De toutes parts on ne voyait que l’immensité de la Prairie, ondulée comme la vague d’un océan soudainement solidifié. Pas un arbre, pas un buisson, pas même un rocher ne venait interrompre la monotonie de cette plaine désolée. Le sentier frayé par les caravanes d’émigrants était la seule trace qui rappelât le passage de l’homme dans ces solitudes.
Un brusque sentiment d’isolement et d’abandon envahit la pauvre enfant. À ce moment-là, un léger bruit sur la route attira son attention. Elle fit signe à Charlot de rester immobile : une poule des Prairies, suivie de sa couvée, traversait leur chemin.
Il y avait quelque chose de si consolant et de si doux dans la vue de cette heureuse famille que Ruth en oublia presque sa tristesse. Allait-elle oublier Celui qui rassemble Ses enfants à l’ombre de Ses ailes ? N’était-Il plus le Tout-puissant au cœur plein de tendresse ?
À partir de cette heure-là, toute créature vivante, toute fleur qu’elle aperçût sur le bord de la route, devinrent pour elle des rappels de la présence du Créateur. Elle Le sentait auprès d’elle dans le désert, et cela lui suffisait.
Par ailleurs, Charlot et Ruth ne manquèrent pas d’occasions de converser avec leurs semblables.
Dès la première matinée, ils rencontrèrent un petit groupe escortant un malade étendu sur un chariot, puis une longue caravane d’infortunés, pâles, amaigris, décharnés, et surtout profondément découragés, s’en revenant sur leurs pas. Ils leur firent de tristes récits des longs jours passés sans pouvoir se procurer une goutte d’eau.
2ème samedi
Tous maudissaient l’heure d’affolement où ils avaient pris la résolution d’abandonner patrie, foyer, famille pour courir au-devant de semblables dangers.
– Ne faites pas un pas de plus, pauvres enfants ! Si vous tenez à la vie, suivez notre exemple et rentrez dans votre pays.
Tel était le cri général. Charlot regarda sa sœur. Il y avait dans la tranquillité de son regard limpide quelque chose qui disait :
– En avant ! En avant, malgré tout !
Charlot avait une certaine dose d’entêtement qui l’empêchait, en général, de délaisser ce qu’il avait entrepris et qui, dans le cas présent, l’eût poussé à ne tenir aucun compte des avis répétés qu’il recevait. Cependant il apprenait à penser à sa sœur. Il la trouvait pâle, défaite, et le pauvre garçon se demandait si vraiment il agissait bien en exposant Ruth à des périls qui avaient fait reculer des hommes dans la force de l’âge.
– Notre mère nous jugeait en état d’affronter tout ce qu’il y avait à affronter, puisqu’elle nous avait emmenés avec elle. Elle n’est plus là, mais nous avons son message à communiquer à papa. C’est notre devoir de continuer.
Tel fut l’ultimatum de Ruth lorsque son frère l’engagea à suivre les conseils qui leur étaient donnés.
À plusieurs reprises ils croisèrent des voyageurs s’en retournant vers l’est ; mais il ne fut plus question entre le frère et la sœur de la décision à prendre. Elle était bien prise.
Ils iraient jusqu’au bout.
Chapitre 3. Le Français.
– Je pense que nous avons bien dû faire une trentaine de kilomètres, dit Ruth, tandis qu’à la nuit tombante Charlot dételait les bêtes auprès du ruisseau.
-Vous autres filles, vous créez toujours des embarras à propos de tout et de rien, répondit froidement Charlot. Finette a tiré en arrière autant qu’en avant. Sans notre brave Listig, je crois que nous aurions été obligés de nous arrêter. Vois donc comme nos bêtes sont heureuses de se désaltérer !
La fraîcheur du petit ruisseau ne manquait pas d’attraits pour nos voyageurs. Après avoir bu longuement de cette eau claire et limpide, Ruth se mit en devoir de s’occuper du souper.
– Nous sommes sur l’emplacement d’un ancien campement, remarqua Charlot d’un ton doctoral, comme s’il annonçait quelque chose de très important, au lieu de constater un fait évident.
En effet, il y avait une quantité d’ustensiles de cuisine, d’outils de jardinage, de sacs de graines et d’autres objets abandonnés çà et là. Il y avait même jusqu’à un fourneau à bois, poids trop lourd sans doute pour de si rudes étapes confiées à des bêtes épuisées.
Ruth ne put s’empêcher de rire en se trouvant, à l’improviste, si bien équipée pour la préparation du souper.
Charlot se hâta de démolir une vieille chaise qui se trouvait là juste à point pour fournir du combustible à leur feu. Le jeune garçon avait tué dans la journée un poulet que Ruth avait aussitôt plumé et préparé, et qui, maintenant, répandait une odeur appétissante dans le campement.
– Est-ce qu’on ne se dirait-on pas chez nous ! dit Charlot.
Mais la seule mention du chez nous remplit de larmes les yeux de la jeune fille. Elle ne pouvait admettre l’idée d’un chez nous où sa bonne mère n’était plus.
Charlot n’eut pas le temps de faire attention aux larmes de sa sœur, car à ce moment-là un bruit de roues l’absorba tout entier. Il se détourna rapidement et aperçut une longue file de chariots venant de l’ouest comme d’habitude.
Ruth ne redoutait rien autant que la rencontre d’êtres humains. Nous l’avons dit : la compagnie des émigrants lui était plus difficile à supporter que la solitude. Elle craignait aussi leur influence sur son frère trop disposé, hélas ! à parler leur langage grossier qui lui déplaisait si fort. Elle espérait donc que les chariots passeraient leur chemin sans prendre garde à leur petit campement. Mais le conducteur qui chevauchait en tête de la caravane n’avait pas cette intention.
C’était un homme petit et trapu, vêtu d’un habillement de chasse. Il fit un signal, et toute la procession s’arrêta. Elle se groupa en cercle autour de l’endroit même où les deux jeunes gens préparaient leur souper. En un clin d’œil les chariots furent enchaînés les uns aux autres de manière à former un corral (barrière) contre les ennemis possibles. On n’y laissa qu’une seule ouverture.
– Où donc allez-vous comme cela ? demanda le chef en s’adressant à Ruth.
– En Californie pour y rejoindre notre père. Notre bonne mère est morte, il y a huit jours, et la caravane avec laquelle nous faisions route a pris peur de l’épidémie. Elle a rebroussé chemin, expliqua Ruth d’une voix calme, bien que son cœur battît très fort et que ses yeux fussent pleins de larmes.
– Et vous comptez y arriver ainsi tout seuls et sans protection ? Allons ! Vous avez du courage, dit le chef avec bienveillance.
Lorsque Ruth et Charlot eurent fini leur repas, le jeune homme commença à faire le tour du corral. Il avait besoin de s’instruire et ces contacts étaient une occasion inespérée. Il apprit que le chef de la troupe était un Monsieur Collot, commerçant français, qui se rendait dans le Missouri. Les chariots étaient chargés de peaux de buffles que le marchand échangerait contre de belles pièces sonnantes, dès qu’il serait aux États-Unis.
L’arrangement des véhicules avait tout particulièrement intéressé le voyageur novice. Cela fait comme un petit fort dans le désert ! s’exclama-t-il.
– C’est bien un fort, en effet, et des meilleurs, répondit l’un des hommes. Il y a deux jours, nous avons été assaillis par des Indiens. Nous étions corralés comme ce soir, et nous les avons battus sans perdre un homme ou une bête dans le combat.
Charlot éprouva une étrange impression en apprenant le voisinage de semblables ennemis. Cependant il souhaitait presque les rencontrer, si grand était son amour de l’aventure.
Tandis que Charlot recueillait ainsi des nouvelles intéressantes, Ruth, assise auprès du chariot, promenait un regard intrigué sur la scène qui se déroulait auprès d’elle. La nuit tombait et déjà les figures, qui se mouvaient autour des feux en plein air, revêtaient quelque chose de fantastique et de surnaturel.
– Qu’est-ce que vous pensez de nous ? murmura une voix à son oreille.
Elle se retourna, surprise, et vit à ses côtés l’étranger qui les avait déjà interpellés.
– Je m’émerveillais de voir ces gens si joyeux et si adroits dans tout ce qu’ils font, répondit la fillette en toute franchise.
– Ils ne ressemblent pas alors à ces poules mouillées qui vous ont abandonnés dans ce désert, répondit le Français en souriant. Ah ! C’est qu’ils ont l’habitude de cette vie rude ! Ce n’est pas la première fois que nous traversons ensemble ces prairies, et l’expérience est le meilleur des maîtres.
– C’est bien ce que maman avait l’habitude de nous dire, s’écria Ruth, en regardant l’étranger avec plus de confiance qu’auparavant.
– Vous deviez avoir une sage et bonne mère, reprit M. Collot, en dirigeant sur la fillette un coup d’œil approbateur.
Cette remarque acheva de délier la langue de Ruth, et avec tout l’enthousiasme de sa nature aimante, elle parla de la bonté de sa mère, de sa patience, de son amour du travail, et aussi de sa piété. Entraînée par ses souvenirs, elle fit une description si éloquente de leur heureuse maison dans l’Ohio, que l’étranger aspira un instant à ces joies familiales pures et douces qu’il n’avait jamais connues.
La jeune fille était justement en train de décrire le chèvrefeuille qui encadrait si bien la fenêtre de sa petite chambre quand M. Collot l’interrompit :
– Qui donc vous a déterminés à quitter cet endroit délicieux ? Pour ma part, si je mettais un jour les pieds dans un semblable paradis, je ne sais pas qui serait celui qui m’en ferait partir.
– C’est papa ! dit Ruth en hésitant. Il y avait déjà longtemps qu’il était parti pour la Californie. Nous étions alors sans nouvelles, quand il nous a écrit de venir le rejoindre. Maman a dit que c’était notre devoir de nous rapprocher de lui. Quoiqu’elle aima trop notre maison, elle n’a pas versé une larme en la quittant, tandis que j’ai bien pleuré en disant adieu à nos animaux, à nos fleurs, à tout enfin. Nous avons tout vendu. Je n’ai conservé que mes poules bantams ; elles sont là dans le poulailler, je les aime tant ! Je n’aurais pas pu me décider à les manger. Elles sont comme des amies pour moi, et quand je les entends caqueter, il me semble que je n’ai pas quitté la maison.
– Je vais vous dire ce que vous avez de mieux à faire, fit M. Collot d’un air pensif. D’abord, comment vous appelez-vous ?
– Ruth Marshall.
– Eh bien ! Mademoiselle Ruth Marshall, suivez mon conseil : reprenez le chemin de votre région, retournez vers ceux qui vous ont connue avant votre départ. Votre père, ma pauvre enfant, a perdu la tête comme tous ceux qui s’en vont aux mines. Vous ne le retrouverez pas tel que vous l’avez quitté et que vous vous le figurez. Bien des déceptions vous attendent là-bas et des dangers que seule la présence de votre mère eût pu éviter. Revenez avec nous ! Je ne quitterai pas Saint-Louis sans vous avoir mis sur la route de l’Ohio, ou mieux, si cela vous fait plaisir, je vous y accompagnerai moi-même.
Le visage de Ruth avait revêtu une expression de gravité bien supérieure à ce qu’on pouvait attendre de son âge, lorsqu’elle répondit :
– Maman a dit que, puisque notre père nous réclamait, nous devions tout braver pour le rejoindre. De plus, je crois que lorsqu’il apprendra comment notre mère est morte, avec un si doux sourire et un tel message pour lui, cela le changera. Oh ! Monsieur, je supporterais tout pour voir ce beau jour.
– Vous aimez donc bien votre père ? fit l’étranger avec surprise.
– Si je l’aime ! Mais, Monsieur, s’il aimait le Seigneur Jésus, il n’y aurait pas de meilleur père au monde. Que de fois n’ai-je pas entendu maman le dire ! Elle répétait souvent que pas un seul de nous ne vaudrait quelque chose, si Dieu n’avait donné Son Fils pour le sauver de ses péchés.
– Je ne dois pas valoir grand-chose alors, s’écria M. Collot en riant.
– Est-ce que vous ne demandez pas à Dieu Sa bénédiction ? demanda Ruth vivement.
– Jamais, petite, répondit brièvement l’étranger.
– Est-ce que vous n’avez pas une Bible ? dit Ruth, qui commençait à croire qu’elle avait affaire à un païen.
– Non, non, affirma M. Collot en riant de l’expression tourmentée de la jeune fille.
– Eh bien ! Je vais vous en donner une, reprit-elle avec un grand sérieux. Charlot me prêtera la sienne. Tenez, voici la mienne !
Ruth tira de sa poche une petite Bible toute soulignée.
– Voyez, ajouta-t-elle, il y a mon nom dessus ; mais cela ne vous ennuie pas, n’est-ce pas ? Promettez-moi de la lire. Vous pourriez mourir dans les Prairies comme ma mère, et alors que deviendriez-vous ?
– Vous êtes une drôle de fille, dit le négociant, en acceptant le cadeau de Ruth. Ce que vous dites est vrai. Le jour pourrait venir où je serais bien heureux d’avoir été comme votre mère. Je ne dis pas que je ne parcourrai pas votre livre de temps en temps.
Sur cette déclaration, le commerçant s’en retourna prendre sa place autour d’un feu où déjà tous soupaient gaiement.
Cet entretien avait donné à Ruth un nouveau sujet de prières. Son regard se perdit dans le ciel sombre où scintillaient des milliers d’étoiles. Comment peut-on vivre, se demanda-t-elle perplexe, dans ce monde que Dieu a créé si beau, sans en aimer le Créateur ! Alors de son cœur s’élança une ardente et sincère requête en faveur du Français et de ses rudes compagnons.
Plus tard, alors que la lueur des flammes commençait à devenir irrégulière, Ruth aperçut encore le marchand. Penché vers le feu, il examinait avec curiosité le petit livre. Enfin elle se retira pour la nuit dans son paisible réduit au fond du véhicule.
Quant à son frère, il veilla tard ce soir-là. Les histoires des chasseurs étaient si passionnantes ! Puis il désirait voir le petit campement arrangé pour la nuit. Il attendit donc qu’on eût fait rentrer les chevaux et le bétail afin d’examiner comment on barrait l’ouverture.
La première impression de Charlot, en s’éveillant au matin, fut une vive déception. La nuit s’était passée sans aventures et toutes les mesures de sécurité prises contre les fauves et les sauvages avaient été inutiles.
Tout au contraire, Ruth, à son réveil, rendit grâces à Dieu qui les avait gardés et se remit entre Ses mains toutes puissantes pour les dangers à venir.
Il n’y eut ni bruit ni dispute dans le camp de M. Collot. Le travail était distribué d’avance, et chacun y vaquait avec tant d’ordre que tout était prêt pour le départ avant que les premiers rayons du soleil eussent doré la vaste plaine.
– Dites donc, mon ami, débarrassez-vous ici de tout ce que vous avez de superflu dans votre chargement, dit M. Collot à Charlot. Jetez absolument tout ce qui n’est pas vêtement, poudre ou nourriture. Le reste ne servirait qu’à vous rendre la route plus difficile. Vous seriez obligés d’en faire le sacrifice plus loin. Mieux vaut vous en défaire tout de suite.
– Mais nous n’avons presque rien qui ne soit strictement nécessaire, dit le jeune homme ; et quant à la poudre, elle ne me serait pas d’une grande utilité. Je n’ai pas de fusil.
– Enlevez-moi tous ces livres, ils n’ont rien à faire ici, dit le Français qui inspectait le chariot. Et cette grande caisse-là ? Qu’est-ce qu’elle contient ?
– C’est notre porcelaine, dit Ruth. Elle ne nous gêne pas, elle est si bien emballée !
– Vous allez vous dépêcher de la laisser ici près du fourneau à bois, dit M. Collot d’un ton de commandement. Je ne saurais voir des enfants comme vous s’embarquer dans une pareille expédition sans les aider de mon expérience.
Et Ruth eut la douleur d’abandonner encore la porcelaine, comme elle disait. Mais quand on en vint aux livres, Le Voyage du Pèlerin et autres chers témoins de la piété de sa mère, il n’y eut pas moyen d’y toucher et M. Collot y renonça de lui-même.
– Et maintenant, Charlot, dit le commerçant, lorsque la voiture fut dûment allégée, je veux te faire un cadeau. Voici une carabine que j’ai trouvée en route ; quelque pauvre homme l’avait laissé tomber au bord de la rivière. Je m’étonne qu’elle n’ait pas été emportée par le courant. À propos, sais-tu tirer ?
– Laissez-moi essayer ! dit Charlot avec vivacité.
Le coup d’essai reçut l’approbation de M. Collot, bien que de son côté Finette témoigna d’une désapprobation tempétueuse. Sans la résistance énergique de Listig, elle se fut soustraite, par une fuite rapide, à l’éventualité d’une seconde détonation.
– Là, là, cette mule a raison. Il est grand temps pour vous de partir. Jamais il ne m’est arrivé de m’attarder ainsi. Prends la carabine, mon enfant, et voici de la poudre et des balles. Cela pourra t’être utile à l’occasion. Et maintenant adieu ! Adieu, Mademoiselle !
– Adieu, et je vous en prie, lisez mon petit livre, cria Ruth.
M. Collot le sortit de sa poche et le lui montra, tandis qu’il montait à cheval et prenait la tête de sa longue caravane. Une ardente prière de Ruth le suivit.
Là-bas, dans ce Far-West, il y a des milliers d’hommes qui affrontent journellement la mort sans avoir une pensée pour Dieu et sans connaître Sa Parole. Qui donc leur révélera la perle de grand prix ?
Chapitre 4. La pétition
Maître Charlot était très fier d’être seul à commander son expédition. C’était amusant de voir avec quelle facilité il avait pris les façons d’être de M. Collot. Tout le jour, les intonations brèves du Français se retrouvaient dans la manière de parler à ses bêtes et de donner des ordres à sa sœur.
Des ordres ? Oui ! Car Charlot estimait que ses deux années de plus et sa qualité de garçon lui conféraient des privilèges exceptionnels. Sa sœur lui devait l’obéissance. Heureusement qu’elle ne songeait pas à protester.
– M. Collot affirme qu’il est bon de porter tout son argent sur soi, fit-il d’un ton pensif. Il me disait qu’il avait toujours sous ses vêtements une ceinture toute doublée de pièces d’or. Pourrais-tu me faire quelque chose de semblable, Ruth ?
3ème samedi
– Pourquoi pas ? dit la fillette.
– Prends pour cela mon pantalon en peau, tu y trouveras assez pour tailler une ceinture.
– Mais il est encore bon ! N’est-ce pas dommage de le couper ?
– Fais ce que je te dis. D’ailleurs nous ne devons conserver que le plus indispensable et il faut tirer le meilleur parti du reste. Mets-toi au travail, Ruth, c’est l’affaire d’une fille.
– Ne vaudrait-il pas mieux en faire une pour chacun de nous ?
– Pourquoi pas ! fit dédaigneusement Charlot.
Ruth n’ajouta rien. Elle sortit son grand tablier de tissu bleu et prit ses dispositions sans tarder. Les mules gravissaient une côte pénible et la petite couturière se tirait fort bien d’affaire. Elle était habituée à ne pas se plaindre et ne comptait pas les piqûres qui, à cause du cahotement de la voiture, parsemaient son travail de nombreuses gouttelettes de sang. Ruth finissait sa ceinture quand elle s’écria tout à coup :
– Charlot, Charlot, regarde là-bas dans la direction du nord-ouest !
– Je ne vois qu’un bouquet d’arbres, répondit le jeune homme en examinant la plaine.
– Je te dis que cela remue, affirma Ruth.
– Donne-moi la carabine alors, cria-t-il vivement.
L’arme était là, à portée de main, et il n’eut qu’à la prendre. Charlot avait à peine chargé sa carabine, que les objets rendus indistincts par la distance avaient décidément pris la forme d’êtres humains qui s’avançaient avec rapidité vers le wagon solitaire.
– Ce sont des Indiens, j’en suis sûr, s’écria-t-il avec agitation.
Ruth sentit son sang se glacer dans ses veines, mais elle se calma à la pensée que le Seigneur ne les abandonnerait pas.
– Avançons plus rapidement, Charlot. Peut-être ne feront-ils pas attention à nous…
– Ne t’inquiète pas ! J’ai la ferme intention de tirer sur le premier qui arrivera à dix mètres de nous.
– Oh ! Charlot ! Ce serait un meurtre. Nous ne sommes pas sûrs que ces gens nous veuillent du mal, protesta Ruth. Il faut attendre…
Pendant ce temps, les Indiens à demi nus arrivaient au pas de course. Charlot leva et visa bien ouvertement le chef de cette bande sauvage. Celui-ci ne sourcilla pas, mais prononça avec calme un seul mot en anglais : « Amis ». Il exhiba un papier comme pour demander qu’on en prît connaissance.
Il y avait une canne à pêche suspendue le long de leur chariot et, avec plus de présence d’esprit qu’on n’en eût attendu de sa vivacité habituelle, le jeune homme s’écria :
– Tends-lui cette canne, Ruth, afin qu’il puisse nous faire passer son papier sans que pour cela je le perde de vue.
Ruth obéit. L’Indien comprit le mouvement et plaça son papier à l’extrémité de la longue perche que la fillette ramena prudemment jusqu’à elle.
C’était une pétition écrite par quelque voyageur sensible au triste sort des Peaux-Rouges qu’il voyait dépossédés et traqués de toutes parts. On suppliait ceux qui passeraient dans la région de donner quelque chose aux pauvres Indiens dont on envahissait chaque jour le territoire sous prétexte de colonisation.
Ruth lisait à haute voix.
Charlot hochait impatiemment la tête à cette lecture. Mais Ruth reprit :
– J’ai entendu dire par maman que nous étions redevables aux Indiens et que c’était un devoir d’être bon pour eux. Elle disait aussi qu’on ne les gagnerait jamais à l’Évangile en les traitant avec cruauté.
– Nous n’avons rien de trop pour nous ! répliqua vivement Charlot.
– Eh bien ! Je leur ferai cadeau de mes poules naines.
Et l’effroi naturel de la jeune fille semblait s’être dissipé sous l’influence de cette pensée généreuse. Charlot fut tout surpris de la voir sauter hors du wagon, courir au poulailler et en tirer ses poules blanches qu’elle porta à ces mêmes Indiens que son frère visait encore.
Les jolies créatures furent reçues par les Indiens avec des cris de joie et un grognement de reconnaissance à l’adresse de Ruth. Cette dernière caressa ses favorites avant de s’en séparer, et les Peaux-Rouges comprirent qu’elle leur donnait quelque chose qui lui était cher. Ils jetaient du côté de Charlot des regards soupçonneux, mais pour sa sœur leurs rudes physionomies s’illuminaient de sourires qui en faisaient oublier l’aspect sauvage.
Ruth avait eu pour amie dans l’Ohio une enfant sourde et muette, et s’était familiarisée avec le langage des signes. Il ne lui fut donc pas difficile de comprendre que les Indiens étaient contents d’elle, et désiraient savoir pourquoi leur approche ne l’avait point effrayée comme son compagnon.
Ruth resta un moment immobile, puis elle leva les yeux vers le ciel comme si elle était en prière. Elle fit ensuite un mouvement qui signifiait :
– Le grand Esprit me tient dans ses bras comme un petit enfant, et je suis en sûreté.
À sa grande surprise, ils la comprirent aussitôt et la considérèrent avec un nouveau respect. La stupéfaction de la jeune fille aurait diminué si elle avait su combien les Indiens sont experts dans l’art de parler par signes. Ils ont entre eux des interprètes qui circulent partout, mettant en contact les tribus les plus éloignées et les plus diverses de langage. Ils ne s’entendent pourtant avec elles que par une mimique assez expressive pour être facilement interprétée de tous.
Charlot abaissa enfin sa carabine, en voyant sa sœur familiarisée avec ces peuplades de l’Ouest dont quelques-unes ont pourtant une réputation qui est loin d’être rassurante. Comme il était peu flatté du rôle qu’il avait joué jusque-là dans cette affaire, il résolut de se montrer à son tour généreux. Il alla donc chercher un quartier de porc suspendu à la paroi du chariot et le tendit, avec un sourire des plus affables, à celui qui paraissait être le chef.
Le sauvage n’accepta cette offre de conciliation qu’avec une défiance manifeste. Il fit un bond en avant, s’empara du cadeau offert, et reprit sa course à travers les Prairies, suivi de sa bande.
– Pauvres gens ! dit Ruth avec compassion en se penchant de nouveau sur son siège élevé, à la gauche de Charlot. Ils sont aussi inoffensifs que les vieux Indiens qui venaient nous vendre leurs nattes et leurs paniers dans l’Ohio.
– Ils ont l’air de faire partie d’une tribu amie, remarqua Charlot, mais vraiment, Ruth, tu ne devrais pas t’exposer si imprudemment parmi ces Peaux-Rouges. Les prochains que nous rencontrerons ne seront peut-être pas de même nature. Tu n’aimerais pourtant pas être scalpée, je suppose ?
La jeune fille frissonna, mais elle répondit :
– Je crois, Charlot, que le genre de mort qui nous attend ne doit pas entrer pour beaucoup dans nos préoccupations. Il nous suffit de mettre notre confiance en Jésus notre Sauveur. Je voudrais tant que ces pauvres Indiens Le connaissent et puissent L’aimer comme nous !
– Comme toi, reprit Charlot avec humilité. J’ai grand peur de ne pas valoir mieux qu’eux.
– Oh ! Ne parle pas ainsi. Je suis sûre que tu cherches à aimer notre Maître, dit Ruth avec chaleur.
– Sans doute, Ruth, mais j’oublie toutes mes bonnes résolutions dès que je me laisse absorber par la première chose qui m’intéresse.
– Mais, reprit Ruth, nous avons un besoin si constant de Sa protection que cela nous aidera à prendre l’habitude de penser à Lui. Ne crois-tu pas, Charlot ? Ce sera une des conséquences heureuses de notre long voyage.
– En tout cas, je sais qu’il m’est bon de t’avoir auprès de moi, ma petite Ruth, lui dit Charlot avec tendresse. Tu es tellement comme notre mère !
Être comme sa mère ! C’était le compliment le plus heureux que notre fillette eût reçu de sa vie. Loin de s’en enorgueillir, elle se sentit profondément humiliée de la différence qui existait entre le modèle et la copie. Aussi se mit-elle à prier ardemment pour obtenir la grâce de suivre ici-bas l’exemple de cette mère arrivée avant elle dans la patrie céleste que le Seigneur Jésus nous a préparé.
Chapitre 5. Au camp
Les voyageurs lancés à travers les Prairies apprennent à se réjouir dès qu’ils aperçoivent des arbres, non seulement à cause de l’ombre bienvenue que ceux-ci vont leur apporter, mais parce qu’ils savent qu’on ne les rencontre que dans le voisinage des ruisseaux.
Parfois, cependant, leur joie est troublée par la découverte que d’autres apprécient comme eux la verdure et les eaux courantes : un troupeau de bisons, par exemple, aux cornes recourbées et à la crinière en désordre.
4ème samedi
Dans ce cas, à moins d’être en nombre et bien armé, le plus sage est de se retirer discrètement, sans bruit, de manière à ne pas attirer l’attention de ces animaux sauvages.
Pendant plusieurs jours, Charlot et Ruth avaient voyagé dans une région magnifique, où les plaines étaient agréablement variées par des cours d’eau sinueux, bordés de chênes, d’ormes et de noyers. Les mules altérées avaient savouré les eaux limpides, et nos jeunes gens s’étaient tellement habitués à traverser à gué les eaux basses de la plupart de ces rivières, que Ruth ne songeait plus à se cramponner, blanche de peur, au siège du chariot lorsqu’on s’engageait sur une berge rapide.
Le cinquième jour de leur voyage solitaire touchait à sa fin.
– Quel bonheur de finir la journée dans cet endroit charmant ! On ne saurait trouver mieux pour un campement, s’écrie Ruth, les yeux étincelants de plaisir.
– Ne chante pas victoire, ma chère ! Nous avons encore la rivière à traverser. Allons ! Du courage, mes petites, cria le jeune homme à ses bêtes en les poussant dans l’eau.
Le grand Vermillion n’a pas moins de soixante mètres de large et trois pieds de profondeur. Le courant en est fort ; on peut donc en déduire que la traversée n’était pas chose facile.
Listig et Sally tiraient avec une énergie désespérée, mais Finette s’était campée sur ses jambes de derrière comme pour protester contre une entreprise trop risquée. Néanmoins elle fut entraînée par ses trois compagnes plus obéissantes qu’elle à la voix de leur maître. Après quelques faux pas dus à la vase qui couvrait le fond de la rivière, l’équipage vint à bout de ses peines. Une fois sur l’autre bord, Charlot fut tout disposé à se joindre à Ruth pour s’extasier sur le délicieux campement qui les attendait. Les mules furent rendues à la liberté près d’une source claire et murmurante, et la jeune ménagère commença à préparer son souper.
– Que je suis las de cette invariable viande salée, Ruth ! Quelle idée tu as eue de donner les bantams !
– Mais, mon cher, tu aurais déjà voulu les manger et nous ne les aurions plus quand même. Allons ! Pour varier, je m’en vais préparer le jambon comme on le faisait à la maison.
Tandis que Ruth s’évertuait autour de son feu, Charlot explorait les alentours.
Il revint bientôt le visage rayonnant.
– Figure-toi que les arbres de ce pays sont comme des registres d’hôtels, s’écria-t-il. Devine le nom que je viens de lire sur l’un d’eux ?
– Pas celui de père, pourtant… s’exclama Ruth en grande excitation.
– Si, celui de notre père précisément. Viens voir ! Il est gravé sur le tronc d’un chêne. Viens donc !
Ruth y courut et put lire à son tour :
« Thomas Marshall, 1846, en route pour la Californie, plein de vie et d’entrain, mais lassé de la viande salée ».
– C’est bien de papa cette inscription ! Il n’y a que lui au monde pour avoir des idées pareilles, dit Charlot en enfonçant la pointe de son couteau dans quelques-unes des lettres à demi effacées pour les débarrasser de la mousse qui les envahissait. Sais-tu ? Nous allons graver nos noms juste au-dessous du sien et dire… Que pourrions-nous bien inscrire pour éveiller la curiosité de ceux qui viendront après nous ?
– Mets que, grâce à la bienveillante protection de notre divin Père, nous sommes encore sains et saufs, dit Ruth avec une certaine solennité.
– C’est vrai ! Comment se fait-il, Ruth, que tu trouves toujours et tout naturellement ce qui convient ?
– Oh ! Pas toujours, Charlot ; mais c’est à notre chère maman que je dois d’avoir parfois de bonnes pensées. Ne te souviens-tu pas que dès qu’il arrivait quelque chose d’heureux, elle s’écriait : « Grâces à Dieu, notre tendre Père ! »
Charlot n’avait pas fini son inscription que les ombres du soir descendaient déjà sur son travail. Ruth l’invita à manger.
– Je me lèverai de bonne heure demain matin, dit-il, car je tiens à laisser nos noms ici, puisque c’est la tradition. Je suis sûr qu’il y en a bien cinq mille sur ces arbres. Je veux inscrire notre âge, cela ébahira tout le monde.
Ruth se demandait quelle importance il pouvait y avoir à ébahir des gens qui ne les connaissaient pas, mais elle garda sagement pour elle cette réflexion.
Lorsque Charlot s’éveilla le lendemain à l’aube, il aperçut Sally et Floyd qui se roulaient sur l’herbe avec délices, tandis que Listig paissait tranquillement à quelques pas. Quant à Finette, elle se livrait à des contorsions extraordinaires. La malheureuse bête, à force de regimber contre le joug, s’était toute meurtrie, comme le prouvaient son dos et ses flancs déchirés. Charlot comprit que, pour ce jour-là du moins, on ne pourrait rien en exiger.
– Nous serons obligés de camper ici jusqu’à ce que Finette soit de nouveau en état d’être attelée, dit-il à sa sœur d’un ton décidé.
– Ne pourrais-tu pas l’attacher derrière le chariot ? suggéra Ruth. Elle ne se fatiguerait pas et nous ne perdrions pas de temps.
Si cette solution s’était présentée à l’esprit de maître Charlot, il est probable qu’il l’eût adoptée avec enthousiasme, mais venant d’une autre personne, il la rejeta dédaigneusement. N’eût-ce pas été en quelque sorte reconnaître son infériorité ?
D’ailleurs, le jeune garçon aimait passionnément la pêche et il pensait que quelques heures de repos passées sous l’ombrage de ces grands arbres, la ligne à la main, ne seraient pas désagréables.
Il fut donc décidé qu’on resterait stationnaire ce jour-là. Ruth, de son côté se mit à raccommoder, puis à renouveler leur provision de pain. Malheureusement ce fut fort long. Elle n’avait à sa disposition qu’un seul petit four hollandais pour cuire des espèces de galettes qu’elle faisait lever avec de la soude et de la crème de tartre.
Elle consacra plus de la moitié de la matinée à cette tâche laborieuse ; mais alors avec quel plaisir appela-t-elle son frère pour lui faire admirer son panier plein de petits pains dorés ! Charlot, de son côté, avait des trésors à exhiber : trois gros poissons et une tortue à écaille molle. Ce festin inespéré leur fit oublier leur isolement dans l’immensité du désert.
Du reste, cet isolement ne leur pesait guère, puisqu’ils faisaient en sorte que les centaines d’émigrants qui suivaient ce sentier, ce jour-là, ne les aperçoivent pas dans la retraite qu’ils s’étaient choisis.
C’était pourtant un coup d’œil intéressant et curieux à la fois que celui de ces lourds chariots passant lentement avec leurs bâches de cuir ou de toiles blanches sur la route poudreuse. Traînés par huit ou dix paires de ces bœufs forts et patients, qui sont la richesse de ces régions, ils étaient guidés par quelque laborieux pèlerin qui avait tout quitté pour se rendre à la terre de l’or.
Aussitôt qu’il eût été décidé qu’ils ne repartiraient pas le jour même, les deux voyageurs avaient changé l’emplacement de leur demeure temporaire, et s’étaient enfoncés dans les taillis où nul ne pouvait soupçonner leur présence.
Quand elle eut fait disparaître toute trace de leur délicieux repas, Ruth commença à raccommoder la veste de son frère endommagée en plusieurs endroits.
– Ne voudrais-tu pas me faire un peu de lecture pendant que je travaille ? demanda-t-elle en passant sa Bible à Charlot.
– Si tu y tiens ! reprit celui-ci en se mettant à bâiller.
Il était à peine au milieu de l’histoire de Joseph qu’il se leva en s’écriant :
– Il faut absolument que je me dégourdisse un peu les jambes. Je suis fatigué d’être assis depuis si longtemps.
Ruth lui reprit le livre avec un sourire et lui dit :
– Va, j’attendrai tranquillement ici ton retour.
Elle était plongée dans la lecture des beaux chapitres de l’évangile de Jean, lorsque son frère reparut tout essoufflé, son chapeau à la main :
– Regarde, lui cria-t-il, en lui jetant un bouquet parfumé. As-tu jamais vu de plus belles framboises ?
Sans plus attendre, le frère et la sœur les savourèrent avec un égal plaisir.
– À propos, Ruth, commença Charlot à brûle-pourpoint, je crois que je suis bien souvent désagréable, n’est-ce pas, alors même que je n’en ai pas l’intention ? Je t’aime de tout mon cœur, et je désire vivement être bon pour toi. Je ne comprends pas comment cela se fait, mais il me vient toujours quelque chose de désagréable à dire. Tout à l’heure, j’étais furieux lorsque tu m’as demandé de te faire la lecture. Je n’aime pas la Bible autant que toi, et je ne sais vraiment pas comment m’y prendre pour y arriver.
5ème samedi
– Il te faut demander à Dieu de t’aider, dit Ruth avec douceur. Ne pries-tu pas, Charlot ?
– À vrai dire, j’ai peur que non. Vois-tu, quand je veux commencer, les mots ne me viennent pas, ou bien je n’arrive pas à me concentrer et j’oublie où j’en suis.
Modestement Ruth reprit :
– Voici la prière que je répète chaque matin. Il me semble qu’elle dit bien ce que j’ai besoin de dire : « Ô Dieu et Père ! Tu as donné Ton Fils unique et bien-aimé pour nous sauver. Il a vaincu la mort et par la foi en Son sacrifice, nous avons la vie éternelle. Je Te prie instamment de disposer mon cœur à faire ce qui Te plaît et de me donner le vouloir pour le faire. Au nom du Seigneur Jésus, je t’adresse cette prière. Amen ! » Nous pourrions prier ensemble soir et matin. Dis ! Veux-tu, Charlot ?
– Si tu le veux bien ! dit Charlot dans un murmure.
Ce même soir, lorsque les étoiles commencèrent à scintiller dans un ciel sans nuage, on eût pu voir Ruth et Charlot agenouillés côte à côte à l’abri des grands arbres. Tandis que la jeune fille élevait sa voix en une ardente prière, son frère s’efforçait de s’y joindre de cœur.
Chapitre 6. Dimanche
Le lendemain, Charlot s’éveilla au son de la voix douce de sa sœur :
« Voici le jour du Seigneur ! Chantons l’amour du Sauveur Qui, par grâce, nous sauva En mourant à Golgotha ».
« Allons, bon ! Voilà que c’est dimanche », se dit le jeune garçon de mauvaise humeur, lui qui s’était mis en tête de repartir ce jour-là, que Finette fût guérie ou non de ses meurtrissures.
– Ruth, je pense qu’il faut nous remettre en route sans tarder, dit-il à sa sœur. Tu vas me répondre que c’est dimanche, mais qu’importe que nous soyons assis ici sous les arbres ou sur le siège de la voiture ! Hier nous avons déjà eu une journée de repos.
– Je suis sûre que tu ne parles pas sérieusement, dit Ruth soucieuse. Souviens-toi de ce que maman disait de ceux qui méprisent le jour du repos !
– Mais je ne le méprise pas, je t’assure. Tu peux aussi bien lire la Bible à un endroit ou à un autre, puisque de toute manière il nous est impossible d’aller au culte.
– Ne nous est-il pas ordonné de laisser reposer les bêtes ? Serait-ce du repos pour nos pauvres mules de nous tirer comme les autres jours ?
– Pauvres mules ! répéta Charlot. Je te conseille de les plaindre !
– Regarde-les donc en ce moment, Charlot !
Les mules étaient en train de s’amuser de tout leur cœur. Même la vieille Listig s’en mêlait ; elle se roulait dans l’herbe et se permettait des gambades qui devaient sûrement la reporter aux jours lointains de sa jeunesse. Seule Finette les regardait d’un œil d’envie, n’étant pas en état de se joindre à elle.
– Vois donc Finette, il lui faut bien encore un jour de repos, continua Ruth.
– Bah ! répondit Charlot.
– Frère, reprit la jeune fille d’un ton calme mais décidé, tu es plus âgé et plus fort que moi et plus sage en beaucoup de choses, je le reconnais ; mais je sens que, pour cette fois, c’est mon désir qui doit l’emporter. Je n’oserais supporter la pensée d’être seule avec toi dans cette solitude immense, exposée à tant de dangers, si je n’avais pas mis ma confiance dans le Seigneur ; et tu le sais, Dieu veille sur tous ceux qui L’aiment et ont à cœur de Le servir. Comment pourrais-je Lui demander de veiller sur nous si j’enfreignais délibérément Ses commandements les plus formels ? Non ! Frère, je ne partirai pas aujourd’hui, et je suis certaine que tu ne m’abandonneras pas ici.
– Cela va sans dire, murmura Charlot de mauvaise humeur.
Quel triste contraste avec la délicieuse entente de la soirée précédente qui avait rempli le cœur de Ruth d’une si douce paix !
Charlot évita d’adresser la parole à sa sœur, ce matin-là. Il allait et venait, cherchant des framboises tout en dirigeant de longs regards d’envie aux convois d’émigrants que l’on apercevait là-bas sur la route.
Quant à Ruth, elle jouissait de son dimanche. Elle était heureuse d’obéir à son Maître. Agenouillée dans ce lieu solitaire et ombragé, elle adressait à Dieu les mêmes actions de grâce qui, à cette heure, montaient du cœur de tant de croyants réunis au Nom du Seigneur. Et certes, ses hymnes simples et touchants étaient aussi agréables à Dieu que si elle avait uni sa voix à celle d’une nombreuse assemblée. Sa Bible lui fut d’une grande consolation, et pendant qu’elle lisait ce qui était dit de la nouvelle Jérusalem, il lui semblait goûter par avance les joies de cette céleste patrie où les larmes ne couleront plus.
La jeune fille était trop heureuse pour s’inquiéter de la mauvaise humeur de son frère, quand celui-ci vint à midi partager son modeste repas.
– Quel bonheur que le soleil soit caché par ce gros nuage, remarqua Ruth. Il faisait si chaud !
– Oui, mais c’est un nuage qui nous réserve très probablement une désagréable surprise, dit Charlot avec anxiété, en interrogeant l’horizon du regard. Nous ferions bien de chercher un abri dans le chariot.
Bientôt, en effet, l’orage éclata. Le tonnerre, lointain d’abord, se rapprocha. Les éclairs illuminaient le ciel tout entier, le vent soufflait en tempête, les grands arbres pliés, secoués, tordus, se brisaient du sommet à la base. Puis la pluie tomba à torrents.
– Couvre-toi bien, ma petite Ruth, ou tu seras complètement trempée, lui dit Charlot avec bonté, en mettant sur elle jusqu’à ses propres vêtements.
À tous moments, il s’approchait de l’ouverture pour voir ce qui se passait au dehors. Ce n’était pas le premier orage dont il fût témoin, mais jusqu’ici il n’avait jamais éprouvé une pareille terreur. Sa conscience était tourmentée par le sentiment de sa rébellion du matin. Il lui semblait se trouver en la présence d’un Dieu offensé. Que deviendrait son âme s’il était à l’improviste rappelé par son Créateur ? Cette pensée glaçait son sang dans ses veines.
Juste au moment où il se posait cette question, la foudre déchira la nue de sa lueur éblouissante et les éclats du tonnerre devinrent assourdissants. À peu de distance du chariot, un arbre très vieux frappé par la foudre se partagea en deux comme un brin de paille. Listig qui, effrayée par la violence de l’orage, avait trouvé refuge à l’abri de ce géant, s’affaissa et tomba morte.
6ème samedi
Charlot demeura comme paralysé. Sans la miséricorde de Dieu, cette mort subite, instantanée, n’eût-elle pas pu le frapper aussi ?
Le jeune garçon avait été très ému au bord de la tombe ouverte de sa mère. Il s’était senti repris dans sa conscience et poussé vers des choses meilleures. Toutefois, même en cette occasion solennelle, la mort ne lui avait pas semblé si proche, si tangible qu’au milieu de ce déchaînement des éléments. Notre Ruth était couchée dans le chariot, immobile aussi, mais calme en dépit de la fureur de la tourmente. Elle se sentait en sécurité entre les mains de Celui qui commande aux vents et à la tempête.
– Ruth, appela Charlot, Ruth, as-tu peur ?
– Dieu est avec nous. Si nous mettons notre confiance en Lui, rien ne peut nous arriver, répondit la jeune fille avec solennité.
– Pourtant nous courons le risque d’être foudroyés. Le dernier coup de foudre a frappé notre pauvre vieille Listig. Cela aurait pu être toi ou moi !
– Mais la mort elle-même ne peut rien sur nous si nous nous reposons en Jésus.
Charlot ne répondit pas. Ah ! Comme il ressentait le besoin d’un Sauveur ! Comment lui, pauvre pécheur, oserait-il affronter la présence de Dieu, s’il n’avait pas été premièrement lavé par le sang de Christ ? Pour la première fois, il mesurait le poids de ses péchés, et son âme troublée se réfugiait avec bonheur à l’abri de Jésus, son Sauveur. Tandis qu’un sentiment nouveau d’humilité et d’indignité prenait naissance dans son jeune cœur, l’orage se dissipait. Les nuages, emportés par le vent, disparaissaient comme par enchantement, laissant derrière eux un azur pur et un soleil resplendissant. Le frère et la sœur étaient trempés jusqu’aux os malgré les précautions qu’ils avaient prises.
– Heureusement que nous ne sommes pas au milieu des prairies où nous ne pourrions nous procurer un seul morceau de bois, remarqua Charlot qui s’évertuait à faire du feu, malgré la terre détrempée et le bois mouillé.
Après bien des efforts, une flamme claire s’éleva, et les deux jeunes gens purent sécher leurs vêtements ruisselants.
– Jamais je n’oublierai ce dimanche, dit Charlot avec gravité comme ils regardaient paisiblement le soleil disparaître à l’horizon. Je te promets, Ruth, de ne plus jamais mépriser le jour du Seigneur !
Chapitre 7. Le Fort Kearney
Plus de deux semaines se sont écoulées. Depuis quatre jours, nos voyageurs suivaient les bords de la rivière Bleue, quand ils arrivèrent à un endroit où la piste s’en détournait. Le paysage sans eau leur parut bien triste et désolé.
– J’étais si bien habituée à notre rivière que cela me fait vraiment de la peine de la quitter, dit Ruth.
– Et moi aussi. C’était pour nous comme une compagnie, ajouta son frère en se retournant pour suivre le ruban étincelant dont ils s’éloignaient à regret.
Ruth avait à la main un bouquet que son frère lui avait cueilli. Il était composé de fleurs étranges, telles qu’elle n’en avait jamais vues. Il y avait entre autres une sorte de lupin dont le bouton pousse directement du sol sans une feuille pour le protéger, une digitale bleue et un pavot d’un rouge éclatant dont Charlot rêvait de mettre quelque peu sur les joues de sa sœur. C’est que les joues de Ruth eussent paru bien pâles sans le hâle léger déposé par le soleil, mais cela ne pouvait être pris pour l’éclat de la santé. En effet, Ruth commençait à être fatiguée. Ce long et fastidieux voyage se poursuivait depuis six semaines et elle en subissait toutes les péripéties sans une plainte, sans un murmure. Pourtant il était aisé de voir qu’elle s’affaiblissait journellement. Tout au contraire, cette vie périlleuse semblait avoir fortifié Charlot. Ruth disait qu’il avait grandi de plus d’un centimètre depuis leur départ. À dire vrai, il était très grand pour son âge. Peut-être était-ce le sentiment, fort doux pour lui, de sa responsabilité de chef de convoi qui l’avait fait pousser ainsi ?
Ruth et son frère bavardaient gaiement pour rompre la monotonie du voyage quand les bonnes bêtes arrivèrent soudain au sommet d’une montée sablonneuse qu’elles gravissaient avec peine depuis quelques instants.
Charlot les arrêta net avec un cri de ravissement :
– Regarde, Ruth, regarde !
Le point de vue méritait, en effet, une minute d’attention. Courant à travers une large et riante vallée, un cours d’eau imposant déployait lentement ses replis sinueux. En son milieu s’étendait une île couverte d’arbres plus que séculaires.
– Ce doit être la Platte, dit Charlot d’un air connaisseur.
– La Platte ! répéta Ruth avec surprise. Cette rivière dont on nous parlait si souvent en cours de géographie ? Que de fois je l’ai regardée sur mes cartes ! Voyons ! La Platte prend sa source dans les Montagnes Rocheuses, se dirige vers l’Est et se jette dans le Missouri. Voilà ce qu’on nous faisait réciter !
La vue de la Platte fit grand plaisir à nos voyageurs. Il leur semblait ne plus être dans une solitude aussi profonde, puisqu’ils retrouvaient une vieille connaissance de leurs jours d’école.
– Certainement c’est la Platte, affirma Charlot. Regarde comme ses eaux sont peu profondes et cependant torrentueuses et vaseuses comme celles du Missouri. C’est bien ce que M. Collot nous disait. Il m’avait prévenu que je la reconnaîtrai à cela, et qu’alors nous ne serions plus qu’à un jour de marche du fort Kearney. Prends courage, petite sœur, nous verrons des maisons avant la nuit.
La pensée de revoir des habitations était presque aussi douce à notre fillette qu’une terre verdoyante peut l’être au marin battu par la tempête. La perspective d’un repos prochain fit mieux réaliser à Ruth son degré de fatigue et la délicieuse détente qu’elle éprouverait à se retrouver dans une demeure confortable.
Toutefois elle ne dit rien de ce qu’elle ressentait, mais Charlot l’aimait assez pour le deviner. Il roula le baril de farine et y jeta une couverture pliée de façon à former un dossier rembourré. Il était touchant de voir se développer en Charlot une tendre sollicitude pour sa jeune sœur.
Leur équipage n’avançait que lentement ce jour-là. Finette était plus mal disposée que jamais. Charlot avait en vain essayé d’atteler les trois mules de front pour que les deux autres puissent parer aux écarts du rétif animal. Finette paraissait s’être mis en tête que sa vieille compagne jouissait d’une farniente enviable, et qu’il était injuste d’exiger d’une jeune bête comme elle ce que Listig se dispensait de faire.
Il avait donc fallu abandonner toute idée d’employer Finette à l’allégement de la tâche des autres. Charlot s’était décidé à la charger de quelques menus objets et de l’attacher derrière le chariot. Mais il ne plaisait pas plus à la mule rebelle d’être devant que derrière. Elle était dans un état de révolte ouverte. Ruth se vit obligée de passer une partie de son temps à lui parler par une ouverture aménagée au fond du chariot, et à la flatter pour l’encourager à suivre.
Charlot avait trouvé une faucille abandonnée par quelque émigrant trop chargé. Passant au milieu d’un pâturage verdoyant, il coupa une bonne provision de foin odorant qu’il empila au fond de la voiture. Ce festin inattendu, que Ruth distribuait par petites poignées à Mlle Finette, permit ainsi qu’elle ne tirât pas trop en arrière, tandis que les deux autres tiraient de toutes leurs forces en avant.
Vers la fin de la journée, Ruth toutefois avait abandonné son double poste. La lassitude l’avait emporté et elle dormait profondément dans sa couchette.
Tout à coup, au milieu de son sommeil, elle s’éveilla avec un cri d’effroi. Où était-elle ? Que se passait-il ? Pourquoi cette musique bruyante ?
– Oh, Charlot, qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle inquiète.
– Viens voir, petite sœur. Dépêche-toi ! répondit gaiement son frère.
Ruth se hâta vers le devant du chariot et là, ô bonheur ! elle aperçut de loin le fort Kearney. Quel plaisir de voir ces bâtiments construits en briques de terre séchées au soleil ! Et là, cette rangée de tentes ! Il y en avait de toutes les formes : pour les soldats comme pour les officiers, pour les ouvriers comme pour les malades, un véritable village nomade.
Nos voyageurs lassés trouvèrent au fort Kearney la réception la plus cordiale. Un officier plein de cœur céda à Ruth sa chambre à coucher. Le sommeil réparateur, que ce luxe inaccoutumé procura à la jeune fille, fut un grand soulagement pour ses membres endoloris.
Quant à Charlot, ce qu’il apprécia le plus fut l’excellent souper qu’on lui servit. C’était une énorme tranche de rôti de buffle saignant et juteux, choisie dans la partie la plus tendre de l’animal.
Nos jeunes voyageurs firent une halte de trente-six heures au fort Kearney. Charlot prétendit que le chariot avait besoin de réparation et qu’un soldat lui avait promis de lui enseigner à dompter sa mule indocile. Ce que le jeune garçon ne dit pas, du moins à Ruth, c’est qu’il désirait laisser reposer sa frêle compagne de voyage, et que le reste n’était que des prétextes.
Toutefois, Ruth trouva au fort, non seulement un soulagement matériel, mais une joie profonde. L’excellent officier l’avait traitée avec bonté, et non avec la grossièreté familière des émigrants dont elle redoutait si fort le contact. Il lui avait longuement parlé de sa fille demeurant loin de lui et dont la tendresse lui manquait si souvent. Mais ce n’était pas tout. Il lui avait aussi parlé de son Dieu et Père. Il était un véritable disciple du Seigneur Jésus, et, comme son Maître, il essayait de faire briller sa lumière dans le désert, au milieu des soldats ignorants et des sauvages plus ignorants encore.
7ème samedi
Chapitre 8. Le passage
Lorsque Ruth eut échangé un dernier adieu avec son ami l’officier, il lui sembla quitter une sorte de chez soi. Ce court séjour dans ce milieu civilisé et chrétien restait un doux souvenir auquel elle reviendrait souvent avec joie. Elle exprima sa reconnaissance au digne homme qui l’aidait à monter dans le chariot. Il y répondit avec une chaleureuse poignée de main :
– Dieu vous bénisse, mon enfant ! J’ai la conviction que nous nous retrouverons dans une meilleure patrie.
Charlot donna le signal, et le lourd véhicule s’ébranla à nouveau.
Depuis le fort Leavensworth, nos jeunes gens avaient parcouru plus de 300 milles et, cependant, ils n’étaient encore qu’au début de leur voyage ! Heureusement que pendant une quinzaine de jours au moins, ils n’avaient qu’à se maintenir sur les bords de la Platte. Pour la nuit, ils passaient généralement le courant à gué et campaient dans les îles verdoyantes dont cette rivière est abondamment semée. Leurs bêtes y trouvaient le régal d’un bon pâturage, car sur les bords du fleuve, la végétation semblait fréquemment avoir été brûlée.
Maintes fois nos voyageurs avaient aperçu les traces de troupeaux de buffles, faciles à reconnaître par le sillon marqué dans le sol par le pas des énormes bêtes ; mais il ne leur était pas encore arrivé d’en croiser un seul sur leur route. Souvent Charlot exprimait son impatience de se mesurer avec un de ces animaux. Il saurait bien manier sa carabine pour se procurer de la chair fraîche ! Mais Ruth mangeait son jambon en silence, bénissant Dieu qui lui épargnait les horribles dangers qu’elle aurait à courir dans une de ces rencontres.
À défaut de buffle, les jeunes gens rencontraient souvent un petit animal bien intéressant. C’était le chien des Prairies qui abonde dans ces régions. Ils eurent le plaisir de côtoyer une véritable colonie de ces animaux étonnants. Un seul réseau de leurs galeries peut avoir une longueur de quarante kilomètres. Non seulement il est difficile de se déplacer sur ce sol bosselé par les terrasses ou observatoires dont ces petites bêtes munissent leurs demeures, mais il est dangereux de se hasarder sur le terrain ainsi miné dans tous les sens. De chacune de ces taupinières sortait une petite bête qui aboyait au passage de nos voyageurs comme pour leur demander compte de leur présence. Charlot n’avançait qu’avec prudence au milieu de tous ces aboiements. Il était occupé à observer ces curieux terriers quand tout à coup Finette, se figurant que ces criards se transformaient en ennemis véritables, commença à faire des siennes.
– Il faut que je tue un de ces braillards, dit Charlot en saisissant sa carabine toujours chargée.
Avant que Ruth eût pu intervenir, la balle meurtrière avait fait son œuvre, et le cadavre de l’animal visé s’enfonçait dans les profondeurs de sa demeure souterraine.
– Ça ne fait pas mon compte ! s’écria l’adolescent en sautant de la voiture.
Il courut vers l’endroit où le chien avait disparu et plongea sa main dans son terrier. À ce moment un petit bruit sec, strident, frappa l’oreille de Charlot. Ruth le perçut aussi et tous deux poussèrent ensemble un cri d’épouvante ; car ce bruit, ils l’avaient déjà entendu deux fois dans l’Ohio : c’était un serpent à sonnette !
– Oh ! Charlot, reviens, s’écria Ruth avec terreur.
Mais déjà le jeune garçon s’élançait à ses côtés.
– Oh ! Frère, que j’ai eu peur, s’écria la pauvre enfant en se jetant à son cou. Combien nous devons être reconnaissants envers Dieu !
– Je crois que je le suis, répondit Charlot d’une voix grave. Je viens de l’échapper belle !
– Quelle bénédiction que cette horrible bête produise ce bruit avant de frapper ! C’est comme un avertissement pour nous permettre d’éviter le danger.
– Une autre fois je ferai plus attention, reprit Charlot après une pause. Si seulement j’arrivais à réfléchir avant d’agir ! Un des soldats du fort Kearney m’avait prévenu, mais j’ai cru qu’il se moquait de moi. Il disait que l’on trouve toujours dans le trou de ces chiens des Prairies un serpent à sonnette et un ou deux hiboux.
– C’est bizarre ! s’écria Ruth en riant : on a de la peine à croire à une aussi étrange association.
Charlot, grand amateur d’histoire naturelle, aimait à faire parade de son savoir devant Ruth. Il discourait encore sur les mœurs des hiboux, quand ils arrivèrent à l’endroit où la route est traversée par un des bras de la Platte.
– Nous voici arrivés au gué, s’exclama-t-il. Les eaux sont plus hautes que je ne croyais. Je ferai bien de faire passer Finette à la nage pour voir comment elle s’en tirera.
Il déchargea donc sa mule et la força à entrer dans l’eau. Cela ne convenait que médiocrement à Mlle Finette. La rivière avait près d’un kilomètre et l’eau en était épaisse et saumâtre. Ce ne fut donc pas sans peine qu’elle prit son parti de gagner l’autre rive. Charlot l’observait avec beaucoup d’attention.
– Il est clair qu’elle n’a pas perdu pied une seule fois, dit-il enfin, ainsi nous pouvons passer également.
Et il lança son équipage dans la rivière.
– Cela va tout seul, eh ! Ruth ? s’écria le jeune conducteur triomphant, quelques minutes après avoir dépassé le milieu du fleuve.
À peine avait-il achevé sa phrase que le chariot s’arrêta et commença à enfoncer dans la vase. Les braves mules tiraient de toutes leurs forces, donnant coups de collier après coups de collier, mais sans résultat. Elles n’avançaient pas d’un pouce, le chariot était décidément embourbé.
Que faire ? se demandaient les deux jeunes gens sans trouver de réponse à cette angoissante question.
– Si seulement tu pouvais nager ! dit enfin Charlot, en regardant sa sœur d’un air désolé.
– Faut-il donc abandonner le chariot ? demanda Ruth avec effroi.
– Je ne crois pas que nous puissions faire autrement. Sally et Floyd ne résisteraient pas longtemps à tirer de la sorte dans un courant aussi fort. Crois-tu que tu pourrais te tenir sur le dos de Floyd si je parvenais à t’y placer ?
– J’essaierai, dit Ruth, faisant appel à tout son courage.
– Alors je vais dételer.
8ème samedi
À force de bonne volonté, Ruth parvint à se hisser sur Floyd, et lorsque Charlot la vit en sûreté, il ne lui fallut pas grand temps pour enfourcher Sally à son tour. Les premiers moments d’épouvante passés, Ruth devint calme et se montra de plus en plus courageuse en dépit du fort courant qui pouvait à tout moment l’entraîner. Ce n’est pas qu’elle fût enchantée de sa position ou qu’elle en dissimulât les dangers, mais elle comprenait que ce n’était pas le moment de faire la poltronne ni de murmurer. Elle pensait à Pierre marchant sur les eaux pour aller au-devant de son Sauveur, et c’était à ce même Sauveur qu’elle s’en remettait pour la protéger elle-même.
Une fois dételées, les mules ne perdirent pas de temps pour gagner l’autre bord ; mais leur pas était si mal assuré que c’est à peine si la fillette pouvait se maintenir sans selle sur le dos de sa monture. De ses deux mains crispées, elle se cramponnait au collier de Floyd.
Aussi les mules et les cavaliers étaient-ils littéralement épuisés quand ils gagnèrent la rive.
– J’ai besoin de me reposer un peu avant de reprendre Sally pour aller voir ce que je pourrai sauver de notre chargement, dit Charlot à sa sœur étendue sur le sable sec.
L’entreprise de sauvetage ne fut pas ce qu’il aurait souhaité, car après quelques voyages, les deux mules se refusèrent absolument à mettre le pied dans l’eau. Les pauvres bêtes étaient extrêmement fatiguées de leur long séjour dans les Prairies. Depuis quelque temps déjà, elles n’avançaient plus qu’avec difficulté, alors même que la route était bonne.
Charlot regardait sa sœur avec désespoir.
– Je pourrais peut-être m’en tirer tout seul, mais toi, ma Ruth chérie, j’ai peur que tu ne puisses jamais arriver à te tenir à cheval pendant des journées entières, même si je te fabrique une selle. Regarde ! Il ne nous reste presque plus rien : ma carabine, la cartouchière avec la poudre et les balles et ma canne à pêche. J’ai pris grand soin de ne pas oublier la petite pharmacie du père Dipon, car on ne sait jamais ce qui peut arriver. Voici encore la hachette, les couvertures et un harnais de rechange. J’avais réservé le jambon pour le prochain voyage. Il faut absolument que je force Sally à se remettre à l’eau.
– Oh ! Ne l’essaie pas, Charlot, elle pourrait se venger en te faisant perdre pied là où le courant est le plus rapide et tu serais perdu. Tu sais bien de quoi elle est capable quand sa patience est à bout.
– Eh bien ! N’en parlons plus, mais je peux nager et je saurai me passer d’elle. Il ne sera pas dit que je serai obligé de me soumettre à une mule, surtout quand les circonstances exigent que ma volonté s’accomplisse, déclara-t-il avec fermeté.
– Oh ! Je t’en prie, Charlot, ne l’essaie pas, ne prends pas ce risque ainsi, supplia Ruth en joignant les mains.
Obstiné selon son habitude, le jeune garçon était déjà sur le dos de la bête épuisée quand un regard lancé à la dérobée sur sa sœur changea sa détermination. Il sentit qu’il n’avait pas le droit de mettre sa vie en jeu. En le faisant, il exposait sa sœur à rester seule et sans protection dans cet immense désert.
– Tant pis ! Nous nous en tirerons comme nous pourrons, acheva-t-il de mauvaise humeur.
C’était une grande concession de sa part d’avoir abandonné un projet d’où dépendait en partie leur avenir.
Il s’ingénia alors à disposer des couvertures sur le dos de Floyd de manière à former un siège commode pour Ruth. Quand il la vit installée, il en fit de même pour lui. Le peu d’objets qu’ils avaient pu sauver furent placés sur le dos de la troisième bête, puis la triste procession s’ébranla lentement.
La journée était déjà bien avancée, mais sans provisions comme ils l’étaient, Charlot avait déclaré que ce serait folie de rester en place en attendant que les cailles leur arrivassent toutes rôties.
– Le Seigneur connaît nos besoins. Il y pourvoira, avait répondu Ruth. Avançons sans crainte !
Pendant plusieurs heures, le frère et la sœur chevauchèrent en silence. Ruth ne se plaignait pas de la fatigue dont elle se sentait pourtant accablée, mais il lui aurait été impossible de parler.
– Nous arrivons à un lieu de campement, remarqua soudain Charlot. Vois-tu là-bas, à droite de la route, ces choses noirâtres éparses sur le sol ?
– Oui, dit Ruth. Si nous nous y arrêtions ?
– Certes ! C’est mon avis, dit le jeune garçon en dirigeant sa monture vers l’endroit indiqué.
Il avait raison. Les camps des émigrants ne sont pas seulement reconnaissables à leurs traces de feux éteints ou aux noms gravés çà et là. On est presque sûr d’y rencontrer une foule d’objets très variés, abandonnés par les voyageurs en une heure d’impatience et de découragement.
Quand nous partons pour un voyage d’agrément, nous apprenons à réduire nos bagages à leur plus simple expression, aux choses les plus indispensables ; mais cette sagesse, qui n’est qu’une mesure de prudence pour le touriste, s’impose comme un devoir absolu au voyageur perdu dans les vastes Prairies du Far-West.
Parmi les choses abandonnées, comme d’inutiles surcharges dans ce lieu désert, nos pauvres amis découvrirent de véritables trésors : entre autres, une centaine de livres de jambon et deux barils de farine.
Est-il besoin d’ajouter que notre petite Ruth considéra ces provisions inespérées comme un don du ciel, au même titre qu’Élie recevait des corbeaux la nourriture qui soutint sa vie au désert ?
Charlot n’avait pas envie de la contredire. Les avertissements de M. Collot, aussi bien que sa propre expérience, lui avaient appris combien il est fréquent que des voyageurs partis abondamment pourvus, se voient d’étape en étape contraints d’abandonner une partie de leur riche chargement. L’émigrant, qui voit une à une ses bêtes épuisées tomber sur la route, préfère se soumettre à tous les sacrifices pour arriver au but. D’ailleurs Charlot eut raison de laisser dire sa sœur. N’était-il pas évident que sans la céleste protection à laquelle Ruth rapportait tout ce qui lui arrivait de favorable, nos jeunes voyageurs eussent pu manquer ce campement ou ne pas y rencontrer ce qui leur était si nécessaire ? Aussi les deux jeunes gens s’endormirent-ils en bénissant le Dieu qui « avait ainsi dressé une table devant eux ».
9ème samedi
Chapitre 9. La jeune doctoresse
La chambre à coucher de nos jeunes amis laissait pénétrer trop de lumière pour leur permettre de s’oublier dans une douce somnolence. Il n’y avait ni volets discrets ni rideaux baissés pour tempérer les ardeurs du soleil matinal. Aussi, dès que se montrèrent les premières lueurs de l’aube, se préparèrent-ils à reprendre leur marche. Pauvres enfants ! Ils souffraient cruellement de la soif. La langue de Ruth était sèche comme du parchemin. Quant à Charlot, il ne pouvait retenir des gémissements plaintifs tandis qu’il cherchait à humecter ses lèvres avec la rosée qui perlait sur l’herbe.
– Si seulement nous étions comme les chameaux qui savent faire provision d’eau pour les marches à travers le désert !
Le jeune homme arrangea les bagages qui devaient constituer la charge de Finette. Il disposa dessus, bien à portée de la main, une outre vide trouvée parmi les trésors du campement. Qu’allons-nous mettre là-dedans ? se disait-il. Pourtant nous devons une fameuse reconnaissance au pauvre misérable qui l’a jetée là ! Quand aurons-nous le bonheur de la sentir pleine ?
Nos cavaliers s’éloignèrent donc du lieu du campement de leur première halte, non sans avoir soigneusement examiné et retourné les objets qu’ils y laissaient. On ne pouvait se hasarder à surcharger Finette, peu tolérante de nature, comme on le sait.
La petite troupe se remit en marche avec moins d’entrain qu’à l’ordinaire. Ruth était toujours douce et paisible, mais Charlot était d’une humeur détestable, et l’on voyait que les bêtes surmenées en avaient assez de cette vie errante.
Les convois d’émigrants, dont la seule vue angoissait la jeune fille, auraient été les bienvenus ce jour-là, même pour elle. Ils auraient apporté avec eux la certitude d’un peu d’eau à boire. Chose extraordinaire, la route était absolument déserte. Aucune silhouette de chariot ne se découpait à l’horizon. La monotonie du sentier ondulait vers l’infini.
Nos amis avançaient en silence, montant, montant toujours. Il s’agissait pour eux d’atteindre le Plateau qui divise les eaux de l’embranchement nord et de l’embranchement sud de la Platte.
Si fatigués qu’ils aient été, Ruth et Charlot ne purent s’empêcher de s’arrêter et d’admirer la vue lorsqu’ils eurent atteint le point culminant. Un horizon immense s’étendait devant eux : d’un côté, la plaine aux ondulations bizarres qu’ils venaient de parcourir ; de l’autre, une contrée plus ravinée, plus pittoresque que sûre aux pieds, comme Charlot ne tarda pas à le remarquer.
En effet, nos cavaliers, qui avaient eu déjà fort à faire pour s’habituer au pas saccadé de leurs montures, firent bientôt des expériences désagréables en équitation. Comment rester en selle quand les mules ne faisaient que monter et descendre des pentes abruptes. On ne comptait pas un demi-kilomètre de plaine à plus de quarante kilomètres à la ronde.
– Il est heureux que nous n’ayons pu amener le chariot jusqu’ici, dit Ruth.
Elle avait le don de voir toujours le bon côté des choses fâcheuses, à l’inverse de bien des gens qui, au contraire, ne découvrent que le mauvais côté même des meilleures situations.
– Nous ne serions jamais arrivés à le faire avancer au milieu d’un pareil chaos, continua-t-elle.
– Tu as bien raison ! fit Charlot. Sally et Floyd n’auraient pas pu s’en tirer. D’ailleurs, nous avons presque tout ce qui nous est nécessaire… à l’exception de l’eau que nous ne pouvons pas tarder à trouver.
– Dieu ne nous abandonnera pas ! affirma Ruth avec sa foi simple, mais profonde.
Ils retombèrent dans le silence et continuèrent à avancer.
Tout à coup Ruth s’écria :
– Oh ! Regarde, regarde, Charlot, voici une antilope.
En effet, dans un buisson proche, une gracieuse silhouette semblait guetter tous leurs mouvements.
– Je vais la tirer. Un peu de viande fraîche nous ferait oublier pour un moment l’horrible soif qui nous dévore.
Charlot sauta facilement à terre et, sa carabine à la main, chercha à se placer à portée du gibier convoité. Mais le prudent animal n’était pas d’humeur à se laisser approcher facilement. Bien avant que Charlot eût atteint son refuge, il avait bondi de rocher en rocher. À nouveau hors d’atteinte, l’antilope s’arrêtait et se mettait à le regarder avec une surprise non déguisée. C’est ainsi que Charlot, emporté par son désir de faire bonne chasse, se trouva entraîné assez loin de la route où il avait laissé Ruth et les mules. Tout à coup l’animal disparut à ses regards.
– C’est trop fort ! Je n’aurai pas même cette petite compensation, s’écria-t-il en colère.
10ème samedi
Il n’avait pas achevé sa phrase que ses yeux tombèrent sur quelque chose d’incroyable. Au milieu des rocs épars à cet endroit, il vit une source étincelante jaillir à ses pieds. Son eau pure et transparente était la plus claire qu’il eût vue depuis son départ des bords du Missouri.
Charlot se laissa tomber à côté de la source cristalline et but longuement avec délices. Il aurait aimé boire et boire encore, mais il se sentait intérieurement repris par son manque de foi. Alors il s’agenouilla sur le sol rocailleux et implora de tout son cœur le pardon de son céleste Protecteur. Au moment où lui, Charlot, murmurait, l’Ami fidèle prenait soin de Son enfant avec tellement de grâce et d’amour !
La pâle figure de Ruth s’illumina de plaisir en apprenant la découverte faite par son frère.
– Cette antilope n’était qu’un guide envoyé par le ciel pour te conduire à cette source bénie, s’écria-t-elle aussitôt.
– Je le crois et j’en suis sûr, affirma Charlot d’un ton sérieux. Cette eau nous a sauvé la vie.
Quand ils se furent rafraîchis autant qu’ils le voulaient, ils remplirent leur outre de cette eau si fraîche et remercièrent ensemble le Seigneur.
Charlot et Ruth avaient à peine atteint l’embranchement nord de la Platte, quand la route qu’ils suivaient se trouva soudain comme envahie par d’innombrables êtres humains. Il n’y avait pas à s’y tromper, ces formes sauvages à demi-nues appartenaient à une tribu de Peaux-Rouges.
Charlot voulut saisir sa carabine, mais il était déjà trop tard. Elle lui fut enlevée par une main robuste, en même temps qu’un solide gaillard s’élançait à la tête de sa mule et en prenait la bride. Tout cela s’était accompli sans un mot de part et d’autre. Ce fut également en silence que le détachement, au milieu duquel les jeunes gens étaient tombés, quitta la route pour s’engager dans un lit de torrent asséché.
Charlot regarda sa sœur. Son visage était plus pâle que d’habitude, mais portait l’empreinte d’une paix profonde. Le cœur du pauvre garçon en fut tranquillisé, et il reprit courage.
Après plusieurs heures de marche silencieuse, la petite troupe arriva à un village indigène où tout le monde s’arrêta. Ruth et Charlot furent remis à la garde de deux Indiens de haute taille, tandis que les autres, auxquels s’était jointe la population tout entière, semblait tenir un conseil de guerre. Dans l’esprit de Charlot s’agitaient de vagues souvenirs de tortures dont on fait précéder la mort en pareil cas, et il s’efforçait de s’y préparer pour les subir en héros. Quant à Ruth, elle ne permettait pas à sa pensée de s’égarer sur cette voie redoutable. Par l’énergie de sa foi, elle réalisait la présence de son Sauveur et attendait avec calme le résultat de cette surprenante aventure.
Une quarantaine de huttes ou d’espèces de tentes couvertes de peaux de buffles se dressaient, éparses, sur la berge d’une rivière. On avait disposé, devant chacune de ces demeures primitives, de longues perches auxquelles étaient suspendus un bouclier blanc, une lance et une outre en peau.
Après une délibération qui leur parut longue, le frère et la sœur furent séparés.
Charlot voulut entreprendre une lutte désespérée quand il vit sa sœur partir, mais cette tentative fut vaine. Une main de fer paralysa ses efforts et ses deux gardes du corps continuèrent à se montrer froids et impassibles comme le destin.
Ruth fut emmenée vers la plus grande des tentes où pendait un bouclier tout couvert d’ornements bizarres. De son cœur montèrent alors d’ardentes prières. Puis elle passa de la chaude clarté du jour dans la pénombre enfumée de la tente.
Aucun instrument de torture, aucun raffinement de barbarie ne l’attendaient dans ce lieu calme et sombre.
Étendue sur une couchette dure, gisait une jeune Indienne. Ses longs cheveux, noirs comme l’ébène, étaient rejetés en arrière et ses grands yeux fixaient la nouvelle venue d’un regard ardent et interrogateur.
Celui de Ruth lui répondit par une expression pleine de surprise et de pitié.
La jeune Indienne était drapée dans une ample robe en peaux de buffles richement brodées. Sur ses mocassins souples, retenus à la jambe par des bandelettes écarlates, figuraient de jolis dessins faits de piquants de porc-épic.
Rien qu’à la voix, et sans avoir beaucoup d’expérience, Ruth la reconnut pour une jeune fille de qualité. D’ailleurs, un respect extrême transparaissait dans les manières des deux Indiens chargés d’introduire notre héroïne. On lisait une préoccupation anxieuse dans le sombre regard de la jeune fille, tandis que, dans un très mauvais anglais , l’un des Peaux-Rouges mettait Ruth au courant de ce qu’on attendait d’elle. Ruth se trouvait au sein d’une tribu d’Indiens Sioux du Dakota, dont le chef était absent avec un groupe de ses plus braves guerriers. Entre-temps, sa fille avait été frappée du choléra. Saisie de terreur par les premiers symptômes de cette maladie cruelle, elle se crut tout de suite perdue définitivement, et s’abandonna au désespoir. Puis, comme elle se préparait à mourir, elle se fit habiller de ses plus beaux vêtements et porter sur un lit de cérémonie. À toutes les consolations qu’on lui prodiguait, elle répondait qu’il n’y aurait de salut pour elle que si un Blanc venait la soigner. Elle savait, disait-elle, qu’eux seuls possédaient le secret de conjurer un mal pareil.
Son entourage immédiat se trouva donc sous le coup d’une double terreur. D’une part, on redoutait la maladie elle-même, dont la propagation contagieuse ne leur était pas inconnue ; de l’autre, on avait tout à craindre de la fureur du père si, à son retour, il trouvait sa fille chérie couchée dans le tombeau.
Quelques guerriers s’étaient rapidement rendu sur la route suivie par les émigrants dans l’espoir de rencontrer quelqu’un capable de leur venir en aide dans cet état d’urgence.
Les plus sages parmi les Indiens dirent tout de suite, en voyant avancer les jeunes voyageurs, qu’il fallait les laisser passer. Ils ne pourraient rien faire pour conjurer la maladie de la fille du chef. Mais un vieillard, dont la grande expérience faisait l’admiration de la tribu, se leva et prit la parole avec une douce autorité. Il déclara que le plus à redouter, dans le cas de la malade, était la frayeur extrême dont elle était la proie. Il lui paraissait que le remède, étant là sous la main, il ne fallait pas le laisser échapper. Avec cette assurance, il avait devancé les autres et pénétré le premier dans la tente où régnait la désolation. Une petite « Face blanche » était arrivée parmi eux, expliqua-t-il, une enfant merveilleuse possédant plus de pouvoir que tous leurs guérisseurs réunis. Elle avait la faculté de guérir le choléra quand le malade en serait même réduit à toute extrémité. Comme on l’a deviné, ceci n’était heureusement pas le cas.
Ce discours avait rapidement ranimé l’espoir dans le cœur de la jeune fille. Elle restait suspendue aux lèvres de Ruth comme si, d’une seule parole, celle-ci aurait eu le pouvoir d’effectuer la cure merveilleuse qu’on attendait d’elle. Le mauvais anglais dont le vieil Indien se montrait si fier était lettre morte pour la fille du chef. Elle resta immobile et pensive tout le temps que dura la communication faite à Ruth.
– Et maintenant, guéris-la vite, conclut le Peau-Rouge, ou fais-lui croire que tu vas la guérir, sinon…
Un seul geste de sa formidable lance compléta sa pensée, mais d’une façon si expressive qu’il n’y avait pas besoin d’explications.
Même en cette heure de danger extrême, Ruth n’eut pas l’idée d’impressionner cette créature humaine, sa semblable. Du reste, elle n’hésita pas sur ce qu’elle avait à faire. Elle se pencha sur la jeune malade et la contempla d’un regard empreint de tendre sympathie. Avec le calme sang-froid qui ne la quittait guère, grâce à la tranquillité que sa foi sereine entretenait en elle, elle se souvint de la petite pharmacie de voyage dont on lui avait fait cadeau précédemment. Cette pharmacie contenait certains remèdes préventifs, et d’autres utilisés en cas de choléra. Elle n’en connaissait que trop bien l’usage, pour les avoir employés avec sa mère et pour sa mère… hélas ! inutilement. Toutefois il était de son devoir d’en tirer parti.
– Laisse-moi aller chercher ce qu’il me faut, demanda-t-elle à l’Indien.
– Sur le cheval ? répondit celui-ci.
– Oui !
– Attends !
Comme s’il se méfiait que ce fût un stratagème inventé par la jeune fille pour se soustraire à la tâche qui lui était confiée, il fit un signe, prononça quelques mots, sans relâcher sa surveillance.
11ème samedi
Pendant le temps nécessaire causé par sa requête, Ruth s’empara de la main droite de la jeune malade, puis s’agenouilla, et levant les yeux vers le ciel, se mit à prier à haute voix. Elle supplia son Dieu pour la guérison de la pauvre Indienne, comme aussi pour la conversion de la tribu tout entière. Comme elle achevait sa prière, deux Indiens entrèrent, apportant les bagages que portait Finette, qu’ils déposèrent aux pieds de Ruth. Elle n’eut pas de peine à trouver le flacon qui lui était nécessaire. Implorant à nouveau le secours d’En-Haut, sans lequel rien n’est efficace, elle prépara le médicament avec soin, s’approcha et fit boire à Anotah la boisson salutaire.
Ce n’était certes pas qu’elle recherchât de l’effet. Ruth était absolument sincère dans son ardente requête. Elle possédait surtout la conviction intime que Dieu l’exaucerait dans Sa miséricorde. L’épouvante qui terrassait la malade disparaissait à mesure qu’elle contemplait le charmant visage penché vers elle, et se laissait charmer par la voix douce et musicale de Ruth. Elle se figurait que le Grand Esprit l’avait envoyée à son secours pour lui apporter le calme et la confiance.
Charlot fut à la fois surpris et rassuré en voyant Ruth sortir saine et sauve de dessous la tente. Un rayonnement de paix émanait de son visage.
– Elle, faire du bien ! Elle, bonne docteuse ! dit le vieil Indien en s’approchant du jeune homme.
Charlot, pendant tout ce temps, était resté entre ses deux gardiens. Il fut alors conduit dans une petite tente toute blanche, mise entièrement à sa disposition. D’autre part, on en faisait autant pour Ruth.
Bien qu’il y eût en permanence devant l’entrée de ces demeures toutes primitives des groupes composés de chiens, de singes, de mules, de poneys, de femmes et d’enfants, nul ne se hasardait à en franchir le seuil apparemment sacré. Une mère de famille, ayant surpris un de ses enfants, occupé à ramper vers un trou d’où il pensait apercevoir Ruth, le saisit par les talons et le lança à quelques mètres pour lui montrer le cas que l’on fait des vaines satisfactions de la curiosité.
Bientôt nos deux héros se virent submergés de prévenances. On leur apporta de la viande de buffle bouillie, dans une vieille assiette en étain, qui fut présentée tout d’abord à Charlot, à sa sœur ensuite. Puis on leur fit donner des peaux de buffles comme matelas et comme couvertures. Enfin l’interprète leur donna le conseil d’aller se coucher et de bien se reposer, « car ils ne risquaient pas de repartir ce jour-là, ni peut-être de bien longtemps ! »
Ruth fut très surprise de se trouver subitement élevée à la dignité de doctoresse. Elle se vit obligée de faire deux visites quotidiennes à la fille du chef. Celle-ci se remettait peu à peu, moins par l’effet des remèdes peut-être que par l’influence bienfaisante qui émanait de Ruth. Le secret de la doctoresse improvisée était pourtant bien simple : elle continuait les médicaments à doses réduites, en priant de tout son cœur pour les tribus indiennes, et elle chantait ses cantiques préférés. Et plus la malade l’écoutait, plus elle reprenait goût à la vie. Il y avait vraiment un charme touchant et puissant à la fois dans les manières simples et affectueuses de Ruth, qui agissait comme une mère pour son enfant malade.
Cette halte forcée et le repos qui en résulta étaient précisément ce qui pouvait arriver de mieux à Ruth, surmenée par trop de fatigues. Quant à Charlot, il n’avait pas tardé à en prendre son parti. Il jouissait, avec toute l’ardeur de sa nature vive et impressionnable, de ces scènes de la vie aventureuse de ses nouveaux amis Indiens. De leur côté, ces derniers n’avaient pas tardé à prouver leur reconnaissance en l’initiant à leur manière de vivre.
C’est ainsi qu’un jour il prit part à une expédition qui devait lui laisser le plus agréable souvenir. Monté sur un excellent cheval, il était parti avec une cinquantaine de Sioux pour chasser le buffle. Le soir venu, la petite troupe revint chargée des plus fins morceaux des victimes choisies, et Charlot savoura le festin qui suivit avec presque autant de plaisir que les indigènes eux-mêmes. Il s’était toujours reconnu un appétit robuste ; cependant il fut impressionné par la quantité énorme de victuailles que les braves Sioux pouvaient engloutir.
Il est du reste à remarquer que les Peaux-Rouges, en général, ont la faculté d’emmagasiner une somme extraordinaire de nourriture et de forces pour les fatigues qu’ils auront à subir plus tard. On a vu un seul Indien dévorer en une fois autant d’aliments que cinq Blancs pouvaient en consommer en un repas copieux.
Anotah, la fille du chef, s’attachait chaque jour davantage à Ruth. Ses yeux noirs s’illuminaient de joie aussitôt qu’elle voyait apparaître sa chère jeune « Face pâle ». Ruth avait trouvé le moyen de communiquer avec Anotah par l’intermédiaire du vieil interprète. Elle ne négligeait rien pour essayer de lui apprendre à connaître et à aimer le vrai Dieu. L’occasion était à saisir, car l’enfant du désert semblait disposée à accepter tout ce que sa bien-aimée « doctoresse » désirait lui enseigner.
Pendant ce temps, les troupeaux qui formaient la principale richesse de la tribu avaient tondu bien ras toute l’herbe sur une surface de plusieurs hectares. À son retour, le chef donna aussitôt l’ordre de transporter le camp dans une région moins dévastée.
Anotah ne quitta sa tente que pour accueillir son père. Elle le pria de remercier la chère petite « Face pâle » qui l’avait arrachée à la mort. Il s’empressa de le faire par l’intermédiaire de l’interprète.
Certes, le chef témoigna à celle qui lui avait conservé sa fille toute la considération que devaient lui mériter des soins aussi merveilleux. Mais il était facile de voir qu’il n’éprouvait pas pour Ruth le profond sentiment de reconnaissance qui débordait du cœur tendre et affectueux d’Anotah.
Le campement ne tarda pas à être bouleversé de fond en comble, car les ordres du chef n’admettaient pas de réplique. Il fallait partir sans retard.
Charlot fut très satisfait de se voir amener Sally toute réconfortée par ces quelques temps de loisir, et munie d’une belle selle indienne sur laquelle on l’engagea à monter. Il s’y trouva très à l’aise et jusque-là tout alla bien. Mais il éprouva une certaine inquiétude à voir Floyd harnachée pour le transport des bagages et placée à côté de Finette.
Qu’allait-il donc advenir de Ruth ? s’inquiétait-il.
Notre adolescent, curieux de tout ce qu’il ne connaissait pas, avait remarqué la veille d’étranges préparatifs dont il ne s’était rendu compte qu’imparfaitement. Sur les flancs de certaines bêtes plus pacifiques que d’autres, on disposait d’immenses perches ou pieux, dont les extrémités traînaient loin derrière l’animal. Sur ces perches on posait un panier d’osier grossièrement travaillé et surmonté de cerceaux recourbés, comme ceux dont on garnit certaines charrettes de transport.
Une couverture jetée par-dessus complétait la ressemblance avec une sorte de chariot fermé. Les Indiens y transportaient les objets fragiles, les enfants ou les animaux trop jeunes pour supporter les fatigues d’une longue marche. Ce fut hors de l’un de ces véhicules tout primitifs que Charlot vit tout à coup émerger la tête de sa sœur. Elle lui sourit d’un air joyeux et lui envoya, par un baiser, l’assurance qu’elle trouvait charmant son nouveau mode de transport et les scènes étranges qui l’entouraient.
Anotah, tout à fait remise et d’une constitution assez robuste pour n’avoir rien à craindre d’un excès de fatigue, marchait à côté d’elle. Elle la protégeait avec un soin touchant, et s’amusait évidemment de voir ce joli visage blanc au milieu des marmots de la tribu.
Les Indiens, gens pratiques malgré leur caractère essentiellement nomade, ont également dressé leurs chiens à les soulager dans leurs nombreux déménagements. Ces animaux portent, eux aussi, leur part du fardeau commun. Charlot se divertissait à les regarder trotter en tête ou en queue de la caravane, tirant cette espèce de traîneau contenant leurs petits ou des objets d’un poids proportionné.
Pendant une semaine les Indiens voyagèrent ainsi, faisant halte çà et là, mais ne se décidant pas à se fixer nulle part. Ils arrivèrent ainsi à trois journées de marche du fort Laramie.
Durant tout ce temps, Ruth fut traitée avec la plus grande tendresse. Les soins et les attentions ne lui manquèrent pas. Anotah, considérant sa jeune « doctoresse » comme spécialement confiée à sa garde, veillait sur elle avec la prévoyance vigilante d’une mère.
Chapitre 10. De nouveau seuls
Charlot et Ruth savaient à peine si c’était comme des hôtes chers et honorés, ou comme des prisonniers, qu’ils étaient ainsi gardés à vue par leurs compagnons de voyage. Ce point, resté si longtemps énigmatique dans leur esprit, s’éclaircit enfin dès que les Indiens se trouvèrent installés à demeure dans leur nouveau campement.
12ème samedi
Après une bonne nuit de repos sous la tente, Ruth fut sortie de son sommeil par la voix d’Anotah qui la secouait vigoureusement.
La jeune Indienne avait la main levée dans la direction de l’est, que les teintes rosées du soleil levant empourpraient délicatement. Elle fit signe à Ruth de la suivre, et celle-ci ne se le fit pas répéter deux fois.
Elle trouva Charlot fort occupé autour de Sally, tandis que Floyd, également sellée, n’attendait que le signe du départ. Quant à Finette, elle exprimait aussi clairement qu’elle le pouvait son mécontentement, car un surcroît de couvertures et de peaux de buffles venait d’être ajouté à sa charge. Ces derniers effets avaient été offerts à Charlot par le chef comme présents d’adieu. Ils avaient été accompagnés de mille démonstrations de respect et d’intérêt bienveillant.
Le camp des Indiens n’était qu’à huit kilomètres de la route suivie par les émigrants, mais le frère et la sœur, ignorant leur situation géographique, s’en croyaient fort éloignés. Quand ils virent l’interprète sauter à son tour sur sa monture comme pour une promenade matinale ou une simple escorte d’amitié, Ruth eut peur. Elle se tourna vers Anotah avec un regard qui disait clairement :
– Se peut-il que vous ayez l’intention de nous abandonner au milieu de ce désert qui n’offre aucun point de repère ? Les étoiles des cieux n’offrent qu’une indication trop vague pour déterminer notre course !
Anotah comprit parfaitement. Elle fit un geste rapide, indiquant la proximité d’une route où l’on allait et venait beaucoup, et termina par un sourire éloquent, que Ruth interpréta sans peine en ces termes : – Fiez-vous à votre guide, et tout ira bien !
Il était encore une autre chose à laquelle Ruth ne s’était pas préparée : la séparation ! Il lui était dur de quitter la jeune Indienne. De son côté, Anotah sembla éprouver les mêmes sentiments.
Ruth était déjà en selle lorsqu’Anotah, le visage en larmes, s’approcha pour lui prendre la main et la baiser une dernière fois. À cette marque d’amitié, la courageuse voyageuse se mit à pleurer à son tour.
– « Notre Père qui es au ciel », articula-t-elle lentement et distinctement, en levant les yeux vers la voûte céleste.
Anotah joignit pieusement ses mains en répétant :
– « Notre Père qui es au ciel ».
Ruth indiqua alors le soleil, puis promena ses regards de l’est à l’ouest, ne détournant la tête que pour fixer sur sa jeune amie un regard interrogateur.
Anotah s’inclina par deux fois respectueusement devant l’est et l’ouest, établissant par ce geste qu’elle dirait cette prière le matin et le soir.
– Adieu ! dit alors Ruth avec un geste gracieux.
Anotah, plus rapide que la pensée, saisit par la bride un cheval qui paissait à peu de distance, sauta dessus sans selle ni étriers, montrant ainsi son intention de se joindre à la petite troupe, momentanément du moins.
Comme notre Ruth soupirait après la possibilité de lui faire accepter la précieuse connaissance de l’Évangile de la vie !
Retombée dans son mutisme complet, la jeune Indienne chevaucha lentement à côté de Ruth jusqu’à ce qu’on eût atteint la route des émigrants. La tête penchée sur sa poitrine, Anotah semblait perdue dans des réflexions douloureuses.
Ruth respectait ce silence et élevait son cœur vers le Dieu des miséricordes. « Ô Dieu ! priait-elle, suscite des hommes de bonne volonté, courageux et dévoués, capables d’apporter l’Évangile à cette tribu si attachante ! »
On atteignit enfin la route de la Californie.
D’un mouvement brusque et rapide, Anotah dénoua sa superbe écharpe écarlate, la jeta sur les épaules de Ruth et s’éloigna au galop de son cheval. Cette noble enfant donnait le change pour éviter de s’abîmer dans le chagrin. Le guide indien la suivit aussitôt, et les deux jeunes gens se trouvèrent seuls dans l’immensité de la plaine déserte.
Pour déserte, la route l’était bien en ce moment. Mais il ne faisait aucun doute que beaucoup de voyageurs l’avaient déjà parcourue. Des enclumes et des soufflets, des fourneaux, des outils de charpentiers, des caisses vides et des barils défoncés s’y alignaient comme si c’eût été un jour de marché.
13ème samedi
Notre Charlot, l’esprit tout rempli de ses merveilleuses aventures au milieu des Indiens, ne tarissait pas ses récits colorés. Mais le cœur aimant de Ruth soupirait après Anotah. Elle se demandait, avec un intérêt bien naturel, si un jour la jeune Indienne arriverait à la connaissance du vrai Dieu. D’autre part, le frère et la sœur avaient beaucoup profité de leur séjour parmi les Indiens. Ruth y avait presque retrouvé une bonne santé et Charlot déclarait ne plus se ressentir des fatigues de leur long voyage.
Dans ces heureuses dispositions, nos jeunes gens avancèrent rapidement et sans difficulté ce jour-là. Le soir, ils s’attardèrent longtemps auprès de leur bivouac solitaire. Séparés depuis bien des jours, ils éprouvaient le besoin d’échanger leurs impressions au sujet de la région étrange et indescriptible qu’ils avaient traversée avec leurs amis Indiens. Ils avaient parcouru cette partie étonnante de l’Amérique du Nord où le gigantesque voisine avec le minuscule. En quelques jours de marche, ils avaient côtoyé des terrains volcaniques profondément tourmentés par les éruptions de plusieurs siècles, avec leur mer de lave unie et noire comme de l’ébène ; et plus loin, ils avaient pénétré dans les forêts aux très vieux arbres aux lianes enchevêtrées et parfumées, et découvert des lacs vert émeraude où se désaltéraient à loisir l’antilope et les oiseaux chanteurs.
Toujours sous leur escorte indienne, nos jeunes gens avaient longé sans frémir ces cañons renommés au fond desquels on entend mugir et bouillonner l’eau torrentueuse de quelque grand fleuve que l’on aperçoit à peine et dont on ne saurait atteindre la berge ravinée. C’était un spectacle inattendu que ces gouffres, profonds de 600 à 1000 mètres, bordés de parois à pic ou de gradins gigantesques.
Enfin, ils avaient traversé des prairies où l’herbe recouvre, sans les cacher entièrement, des terres sablonneuses de grès vert, blanc, rose et jaune doré du ton le plus éclatant. Sous les feux du soleil, ils avaient contemplé des montagnes roses, des sommets vert-pomme, des collines d’un blanc de neige ou d’un bleu limpide. Il leur en restait comme l’éblouissement d’une féerie. Ruth, en particulier, aimait à se rappeler cette région gigantesque désignée sous le nom de « Marble-Cañon ».
Pourtant, sans peut-être s’en rendre compte, la jeune fille commençait à soupirer après le confort des habitations humaines. Elle se faisait une fête d’approcher du fort Laramie. Ce dernier, dans sa pensée, prenait les proportions d’une sorte de paradis terrestre.
Chapitre 11. Une fâcheuse rencontre
Charlot n’avait plus fait d’objections à se reposer le dimanche depuis ce certain orage où il avait été contraint de demander pardon à Dieu. Il avait compris, ce jour-là, que le repos dominical était aussi nécessaire à son âme qu’à son corps. Dans le silence de leurs haltes solitaires, la présence d’un Dieu d’amour se manifestait avec une force toute nouvelle. Leurs prières et leurs hymnes s’élevaient dans l’aube transparente du matin comme dans l’azur du soir, sans que rien ne semblât s’interposer entre eux et ce ciel vers lequel tendaient leurs pensées.
Ce dimanche-là, nos amis avaient découvert un abri délicieux à environ un demi-kilomètre de la route suivie par les émigrants, route tout aussi fréquentée le dimanche que les autres jours. Ruth, élevée dans le respect absolu du jour du Seigneur, ne pouvait s’empêcher de penser que ces gens, venant tous de pays chrétiens de nom, ne donnaient pas aux Indiens une impression favorable du christianisme. Hélas ! quel était celui des dix commandements qui ne fut journellement enfreint par ce ramassis de gens affairés, n’ayant au fond d’autre idole que l’or qu’ils allaient chercher aux gisements d’or de la Californie ? Du reste, quoi d’étonnant à cela ? Quand on se permet de discuter un seul point de la Parole de Dieu, on en vient inévitablement – et bien vite – à la négliger tout entière.
Tout à leurs réflexions, Ruth et Charlot, assis à l’ombre d’un grand rocher, aimaient à reparler de leur mère chérie et des exemples qu’elle leur avait laissés. Leur conversation fut interrompue par les cris rauques d’un convoi d’émigrants, le plus tapageur, le plus indiscipliné qu’ils aient jamais rencontré. Il était facile de voir que ces hommes avaient recours aux pires excitants pour soutenir leurs forces défaillantes, comme c’est en général l’erreur du grand nombre.
– Prends garde qu’ils ne nous aperçoivent. Oh ! Fais attention ! dit Ruth en se dissimulant derrière un creux du rocher pour plus de sécurité.
Mais Charlot n’était pas de cet avis. Il trouvait au-dessous de sa dignité de paraître éviter quelqu’un, et rien ne put le déterminer à quitter son poste d’observation. Tout à coup, Ruth le vit se lever brusquement et se mettre à courir dans la direction du convoi.
Surprise, Ruth l’appela encore et encore, mais en vain. Quelle était donc la raison impérative qui l’avait fait partir subitement ? Hélas ! Les mules s’étaient insensiblement éloignées du côté de la route…
Indigné, Charlot les avait vues capturées et tranquillement incorporées à la file d’animaux appartenant à la caravane.
– Laissez nos mules ! cria-t-il dès qu’il fut à portée de voix.
Un bruyant éclat de rire fut la seule réponse.
– Ces bêtes sont à nous et non pas à vous ; faites-moi le plaisir de me les rendre, et tout de suite, entendez-vous ? protesta-t-il avec colère.
– Te les rendre ? mon petit, répondirent une demi-douzaine de voix moqueuses. Viens les chercher !
Un rire sinistre, grossier, auquel tous prirent part, accompagna cette réponse.
Ruth, en l’entendant, sentit qu’elle préférerait perdre les précieuses mules que de voir son frère exposé à une compagnie si redoutable.
Une volée de projectiles fut lancée contre le pauvre Charlot : des poêles, des casseroles, des fourches venaient de tomber à quelques pas de lui. Chacun le menaçait du poing en lui conseillant de rester où il était s’il n’avait pas envie d’être malmené de façon exemplaire.
Si brave qu’il fût, le jeune garçon comprit qu’il serait insensé d’entrer en lutte avec une pareille horde. Il eut donc recours à un moyen qui lui avait souvent réussi. Il fit entendre un sifflement prolongé, espérant voir ses bonnes bêtes accourir à ses côtés.
14ème samedi
Sally et Floyd avaient apparemment trop de plaisir à se retrouver en compagnie de leurs congénères, car elles ne se détournèrent même pas à cet appel. Seule, cette mauvaise tête de Finette se dégagea en quelques bonds des obstacles qui se trouvaient sur son passage, et avec de folles gambades et quelques ruades à l’adresse de ses nouveaux maîtres, accourut auprès de Charlot.
Celui-ci, suivi du brave animal, s’en revint tristement à l’endroit où il avait laissé sa sœur.
– Nous n’avons plus qu’une seule bête, dit-il. Qu’allons-nous devenir ? Je me le demande. Jamais tu ne pourras monter Finette. C’est impossible !
Il serait difficile de décrire la désolation de Charlot.
– Devines-tu à quoi ce roc, là-bas, me fait penser ? demanda Ruth en lui montrant le rocher au pied duquel ils avaient établi leur campement.
– Non ! répondit Charlot, surpris du tour que prenait la conversation.
– Il me remet en mémoire ce passage consolant : « Il sera comme l’ombre d’un grand rocher dans un pays aride ». Charlot, Dieu ne nous abandonnera pas. Aujourd’hui, nous sommes délicieusement installés, et notre intention n’était pas de nous remettre en route. Nous n’avons pas besoin de nos mules pour célébrer ce beau dimanche. Nous avons notre pain quotidien. Ne nous mettons donc pas en souci du jour de demain, car le lendemain appartient à Dieu.
En prononçant ces mots, elle sortit de leur panier de provisions un peu de biscuit et du buffle froid qu’Anotah lui avait donné. Ruth disposa gentiment leur repas auquel ils firent honneur avec un nouveau sentiment de reconnaissance. Ils avaient pour les soutenir une foi commune, sans cesse ravivée par la douce confiance de Ruth. Tout ce qui les environnait était plaisir des yeux. La brise fraîche, un soleil radieux, le chant des oiseaux, les fleurs qui embaumaient l’air, tout était pour eux source de réconfort. Cette halte dominicale leur apporta donc de douces compensations, tout en leur apprenant la leçon bénie qu’ils ne devaient jamais oublier :
« S’en remettre au Dieu tout-puissant pour cet avenir qui ne leur appartenait pas ».
Chapitre 12. Au fort Laramie
Le lendemain matin, les jeunes voyageurs firent une marche d’environ treize kilomètres, au bout de laquelle ils tombèrent épuisés au pied d’un arbre de la forêt qui bordait la route. Que cette ombre leur parut délicieuse après tant d’efforts sous l’ardeur d’un soleil brûlant !
Ils étaient assis depuis cinq minutes à peine qu’un beuglement effroyable réveilla tous les échos et les arracha à leur tranquillité. D’un bond, ils furent sur pied. Guidés par le bruit, ils se mirent à explorer les alentours.
Ils ne tardèrent pas à arriver à une sorte de clairière où, le museau au vent, une superbe vache semblait appeler au secours. La pauvre bête parut comprendre qu’elle avait trouvé des amis. En l’observant, Ruth devina ce qui la faisait souffrir, et de ses mains adroites fit aussitôt couler un lait savoureux d’une mamelle trop pleine. Loin de paraître résister, la belle bête changea sa plainte furieuse en ce doux mugissement que les enfants aiment tant à imiter.
Quelle trouvaille ! Ce lait tiède et écumeux fut un régal pour nos deux amis.
– C’est une vraie manne rafraîchissante au milieu de ce désert aride ! s’écria Ruth. Qui aurait pu imaginer rencontrer une vache laitière par ici ? N’est-ce pas merveilleux, Charlot ?
– C’est certain ! Il est à croire que cette bête s’est éloignée d’un convoi d’émigrants. Nous allons boire à volonté ce lait délicieux jusqu’à ce que son maître la réclame. Comment allons-nous appeler cette brave vache ?
– Que dirais-tu du nom de « Perdita » ? Te souviens-tu que, dans notre livre de lecture, il y avait l’histoire d’une enfant perdue qu’on avait nommée ainsi ?
– Va pour « Perdita » ! C’est parfait. Reste à savoir si elle voudra nous suivre.
Quand la grosse chaleur de midi eut baissé, les jeunes gens reprirent leur route. Ils n’eurent aucune difficulté à persuader Perdita de venir avec eux. Elle paraissait même considérer Ruth comme sa protectrice.
Charlot et Ruth avancèrent lentement, mais sans trop de peine. N’étaient-ils pas demeurés jusqu’ici à l’abri des pires souffrances de cette solitude : la faim, la soif et les mauvaises rencontres ? La pensée que chaque halte les trouvait plus proches du fort Laramie soutenait leur courage.
Perdita était pour eux d’une valeur inappréciable. L’obstination de Finette, mâtée par les fatigues excessives qu’elle avait eu à endurer, avait presque disparu. Quatre jours après la perte des deux mules, Charlot fut donc très surpris de remarquer une extrême irritation chez le pauvre animal. Quand il voulut essayer de la charger, opération qui d’habitude s’accomplissait sans effort, Finette rua et se débattit comme si quelque chose la faisait souffrir. Après examen, Charlot remarqua que ses mâchoires étaient enflées, et lui trouva quelque chose d’étrange dans le regard. Cependant, à forte de persévérance, de remontrances et de caresses, son maître la décida à se remettre en route.
15ème samedi
Ce fut un triste jour pour les jeunes gens. Finette se traînait plus difficilement d’heure en heure. Bientôt Charlot, qui l’observait avec inquiétude, émit l’opinion que la pauvre bête avait probablement été mordue par un serpent et ne survivrait pas à la morsure empoisonnée.
Ce n’était que trop vrai ! Avant la nuit, Finette s’abattit pour ne plus se relever. Quel moment ! Charlot se laissa tomber à côté de sa chère mule et s’écria, la mort dans l’âme :
– Et maintenant, Ruth, me diras-tu encore de ne pas m’abandonner au désespoir ?
La jeune fille ne répondit qu’en lui montrant une sorte de grossier poteau indicateur sur lequel une main inhabile, mais à coup sûr charitable, avait gravé :
Cinq kilomètres du fort Laramie
– Pense donc, Charlot, plus que cinq kilomètres ! Qu’est cette distance comparée à celle que nous avons parcourue ? Nous allons nous figurer que nous ramenons notre vache du pâturage et qu’on nous attend là-bas pour le souper. Te souviens-tu comme on nous a bien accueillis partout où nous nous sommes arrêtés ? Il en sera de même ce soir. Courage, frère ! Nos difficultés vont finir.
Surpris, Charlot regarda sa sœur. Quel trésor qu’une âme comme la sienne que rien ne pouvait abattre ! Comment avait-il pu si souvent la tourmenter, la taquiner ? Il se le reprochait avec un véritable remords. Oh ! Si un jour il se trouvait dans un paisible foyer, il n’oublierait jamais ce voyage, ni ce qu’elle avait été pour lui.
Le jeune garçon n’osa se charger de rien d’autre que des couvertures. S’ils allaient être surpris par la nuit avant d’arriver au fort !
Le bon lait de Perdita les préserverait toujours de la faim. C’est ainsi que, armés de courage, ils reprirent leur marche en avant.
Ils ne tardèrent pas à rencontrer des campements groupés autour du fort. Il leur aurait été possible d’y passer la nuit, mais Ruth préféra ne s’arrêter qu’au fort lui-même. On sait l’horreur instinctive que lui inspirait la compagnie des émigrants. Elle redoutait sans cesse de mauvais procédés de leur part, tandis que les soldats perdus dans ces régions lointaines les avaient toujours traités avec une bonté toute paternelle.
Elle ne fut pas déçue dans son attente. Son frère n’eut qu’à raconter leur triste histoire et à montrer sa frêle et courageuse compagne de route pour que tous les cœurs soient animés d’une tendre sympathie, et qu’on s’empresse de les entourer de confort.
Ruth, installée dans une bonne chambre, dormit d’un sommeil profond et délicieux. Charlot, lui, fut tout heureux de déposer pour quelques heures son lourd fardeau de responsabilités, et de reprendre la joyeuse insouciance de son âge.
Toutefois, dès le lendemain, en s’éveillant, il dut se mettre à réfléchir au plan à adopter pour mener leur voyage à bonne fin. Il était certain qu’il leur fallait renouveler leur équipement puisqu’il ne leur restait que Perdita, trois ou quatre couvertures et une écuelle de fer battu. On lui conseilla d’aller visiter les campements où commençait à se manifester l’agitation accoutumée d’un prochain départ.
Il y avait à coup sûr plus de vendeurs que d’acheteurs, et Charlot n’eut pas de peine à entrer en pourparlers intéressants.
Toutefois, l’état de Ruth après tant de fatigues nécessitait quelques jours de repos. Pour tous ces soldats, privés si longtemps des joies de la famille, c’était une fête de la voir aller et venir parmi eux. Aussi était-ce à qui choierait le plus la douce et pâle fillette, qui malgré tout gardait son sourire et sa sérénité.
Pendant ce temps, Charlot ne demeurait pas inactif. Il entrait en relation avec tous les chefs de convois et se donnait beaucoup de peine pour ses achats. Il prenait d’ailleurs des allures de personnage important. Mais Ruth tremblait de lui voir gaspiller tout leur argent dans la joie de conclure des marchés. Charlot lui affirmait qu’il était extrêmement prudent. Il lui en donnait pour preuve un achat, fait le matin même, de cinquante kilos de jambon à quelques sous le kilo. Sa sœur pensait qu’il aurait été préférable, avant de faire une aussi grosse provision, de s’assurer d’un moyen de transport.
C’est qu’en effet, de tout ce dont ils avaient besoin, les mules étaient les plus difficiles à se procurer, du moins des mules en bonnes conditions. Il ne manquait pas de pauvres bêtes harassées, décharnées, dont les côtes perçaient la peau et qui n’arriveraient pas au terme du voyage. On ne trouvait tant de provisions à vendre que parce que les bêtes de somme faisaient défaut.
D’autre part, chaque jour Charlot apprenait des choses alarmantes sur la route à parcourir. On parlait de centaines d’hectares sur lesquels il ne poussait pas une touffe d’herbe que les bêtes puissent brouter, et où l’eau était aussi salée que celle de l’océan.
Il y avait bien aussi des régions fertiles dont les voyageurs n’auraient pas eu trop à se plaindre, mais celles-là étaient fréquentées par d’innombrables troupeaux de bisons ou par des tribus indiennes pour la plupart hostiles aux Blancs.
Certes, il avait été un temps où Charlot avait ardemment souhaité une rencontre avec les bisons. Il avait rêvé de jouer un rôle actif dans ces drames émouvants où le Peau-Rouge ne fait qu’un avec sa monture, armé seulement de sa lance et de son carquois, où il figure presque toujours en vainqueur.
Mais il était devenu sage, notre Charlot. Il avait appris la grande leçon qu’une solitude prolongée enseigne à tous : sa faiblesse et son impuissance. Il se rendait mieux compte, du reste, que le rôle à jouer dans ces grandes luttes n’aurait pour lui rien de brillant ni de flatteur.
Pour être véridiques, nous devons dire, à la louange du jeune garçon, qu’il avait la sagesse de garder pour lui seul les communications peu rassurantes qui lui étaient faites de tous côtés. Il se gardait de troubler la tranquillité de sa sœur. Celle-ci ne posait pas de questions, mais s’en remettait avec confiance à son divin Père. S’occupant de l’heure présente, elle accomplissait fidèlement son devoir et exerçait à son insu une influence apaisante par sa sérénité souriante.
Bien qu’au fort Laramie, elle ait été forcée de rester la plupart du temps étendue, pour laisser se fermer les blessures de ses pieds meurtris, on la voyait toujours occupée. Sa garde-robe et celle de son frère réclamaient ses soins. Il fallait tout renouveler. L’expérience lui avait appris ce qui lui était profitable, aussi ne laissait-elle rien à la fantaisie. Elle avait choisi les tissus les plus résistants, malgré la fatigue que cela imposait à ses petites mains fines.
– Vous n’avez pas l’intention, je suppose, de vous remettre en route seul avec votre jeune sœur ? demanda-t-on un jour à Charlot.
Celui-ci était en train de passer un marché pour une mule et fit semblant ne n’avoir pas entendu. L’affaire conclue, il se trouva que Charlot avait échangé leur bonne nourrice Perdita contre une bête amaigrie, aux membres énormes, qu’on venait de lui vanter comme n’ayant pas sa pareille pour la marche.
– Eh bien ! jeune homme, je te demande si réellement tu as l’intention de faire affronter de nouveau le désert à ce brin de fille si fluette et si pâle, sans autre escorte et sans autre protection que toi ? Tu sais, si tu es assez insensé pour l’entreprendre, tu n’auras que ce que tu mérites quand les Pawnies t’auront scalpé.
Ce n’était pas la première fois que Charlot avait de l’appréhension à l’idée de continuer le voyage dans les mêmes conditions d’insécurité. Mais voilà ! Tout le monde s’émerveillait de la prudence et de l’énergie qu’il avait montrées. Il éprouvait plus de fierté qu’il n’aurait voulu en convenir, d’avoir fait une si longue étape comme seul protecteur de sa sœur, et il ne pouvait pas se faire à l’idée de renoncer au triomphe qu’un peu de persévérance lui assurerait.
Le jeune homme téméraire n’eut toutefois pas le temps de s’arrêter à une décision définitive. À ce moment précis, une troupe de soldats arrivait en vue du fort. Elle n’avançait qu’avec lenteur et précaution, et il devint évident que cette troupe ramenait des blessés.
16ème samedi
– Encore quelque combat avec ces maudits indigènes ! Quels peuvent être ces blessés ? dit le soldat qui bouclait son ceinturon pour courir aux nouvelles.
Ruth s’était jusqu’alors imaginé que la vie des forts était extrêmement facile et paisible.
– Après tout, se disait-elle, il n’y a rien de désagréable à se lever et à se coucher, à manger et à se promener au son du clairon. On pourrait bien accepter cela pour le plaisir d’être soldat et de porter un bel uniforme.
Son opinion se modifia totalement lorsqu’elle vit approcher le triste convoi, et tous ces pauvres hommes meurtris et saignants, qu’on fit transporter dans la tente servant d’infirmerie. Son cœur plein de sympathie aurait aimé faire quelque chose pour eux. Elle proposa donc d’aller se mettre à leur disposition, mais ses offres furent reçues avec un sourire moqueur.
– Ah ! Ils sont habitués à bien pire ! Il ne leur faut pas des aides délicates. Vous vous évanouiriez, pauvre petite, rien qu’à la vue des blessures qu’ils ont tous.
On apprit, par la même occasion, que la route entre le fort Laramie et le fort Poridger était infestée par des bandes d’Indiens assez hardis pour enlever toute sécurité aux émigrants. On ajoutait même que deux petits convois, trop peu nombreux pour se défendre utilement, avaient été massacrés dans un endroit solitaire.
Toutes ces informations, Ruth les entendait sans s’en préoccuper plus que de raison. Elle ne se souciait que peu de sa sécurité personnelle. Elle considérait la poursuite de leur voyage comme un mal nécessaire, auquel ni son frère ni elle-même ne pouvaient se soustraire. Pour l’avenir, elle comptait sur la protection de Dieu, qui jusque-là les avait délivrés de toutes leurs difficultés. Elle continuait à avoir une irrésistible horreur des convois d’émigrants. Elle en avait vu assez pour savoir que leur influence néfaste était encore pire que les dangers qu’ils avaient eu à redouter.
Malheureusement Charlot, de son côté, arrivait à une conclusion toute différente, si bien qu’il était maintenant à l’affût d’un convoi auquel il pourrait se joindre. Il chérissait trop sa sœur pour l’exposer à une nouvelle expérience comme celle de leur dernière étape. Sachant bien qu’il ne rencontrerait pas une habitation humaine entre le fort Laramie et le fort Poridger – un parcours de plus de six cent cinquante kilomètres – il désirait l’entourer d’une protection plus efficace que la sienne. C’est au moins ce qu’il lui expliqua en cherchant à lui faire sentir la nécessité de se soumettre à sa décision.
– D’ailleurs ce n’est pas bien charitable de ta part, Ruth, de supposer que, parmi les milliers de personnes qui se hasardent dans les Prairies, il n’y en a pas qui soient d’aussi bonnes chrétiennes que toi. Vois où tu en arrives ! Les gens qui nous rencontrent ne sont-ils pas en droit, à leur tour, d’en dire autant de nous ?
Charlot était dans le vrai et Ruth en convint.
– En effet, dit-elle, je crois être comme le prophète qui pensait être demeuré seul de reste pour servir l’Éternel, alors que l’Éternel s’était réservé sept mille hommes qui n’avaient pas ployé le genou devant Baal (1 Rois 19.10 et 18).
– Nous verrons bien, dit Charlot.
Le soir s’approchait et plusieurs caravanes, arrivées dans la journée, dressaient leurs camps respectifs. Le jeune garçon se dirigea de leur côté, non pas en sifflant comme il l’eût fait autrefois, mais avec une fervente prière dans le cœur. Il demandait à Dieu de lui faire trouver des compagnons auxquels ils pourraient s’adjoindre sans danger.
Il avait donc fait un grand pas : il avait appris à prier avec soumission, aussi bien pour « le pain quotidien » que pour être « délivré du mal ».
Il crut un moment que ses recherches seraient vaines. Les deux premiers camps où il s’arrêta lui offrirent un mélange de cette grossièreté et de cette impiété qui lui étaient devenues presque aussi antipathiques qu’à Ruth. Comment engager sa sœur à subir de nouveau ce déplaisant contact ? Mieux valait tout braver.
Un peu plus loin du fort, il avait remarqué un groupe de chariots avec des bâches blanches soigneusement disposés pour la nuit. Il s’en approchait par acquit de conscience, lorsque des accents bien doux vinrent résonner à son oreille. Un cantique qui lui était familier s’élevait vers le ciel. Par habitude, presque sans s’en douter, il se joignit au refrain des chanteurs :
Roc séculaire, Frappé pour moi Sur le Calvaire, Je viens à Toi.
– Ici, nous trouverons certainement des amis, se dit Charlot en se dirigeant vers le centre du camp.
Un homme grand, fort, aux traits hâlés, s’avança à sa rencontre et lui demanda poliment ce qu’il voulait.
– Je suis venu pour affaires, répondit Charlot de cet air franc et loyal qui lui gagnait les cœurs. Mais je serais heureux d’échanger d’abord une bonne poignée de mains avec ceux qui ont chanté ce beau cantique. Cela fait du bien d’entendre ce genre de chant dans cette terre païenne.
– Alors tendez la main à notre capitaine, c’est lui qui l’a proposé, répondirent plusieurs voix à la fois.
Le robuste étranger, qui s’était dérangé le premier pour accueillir Charlot, lui tendit sa main brune et calleuse sur laquelle on apercevait plus d’une cicatrice. Après un cordial échange de politesse, Charlot le mit au courant de ce qui l’amenait.
17ème samedi
Le capitaine Girod, vieux voyageur qui avait fait vingt fois la traversée des Prairies, était plus à son aise au milieu de ce désert, sa patrie d’adoption, qu’au centre du luxe et du confort de la civilisation moderne. À combien de chasses périlleuses, de combats héroïques, n’avait-il pas pris une part active ! Mais comme la nuée suivait les enfants d’Israël à travers le désert, une source de bénédictions avait accompagné partout le vaillant lutteur. C’était le souvenir des pieux enseignements de sa mère.
Il était rare, disait-il parfois, que son feu de bivouac fut tout à fait solitaire. Il entendait, comme au temps jadis, la douce voix de sa mère qui lui enseignait à chanter les louanges du Seigneur Jésus, et à triompher de toutes les misères humaines en se réclamant de ce Nom précieux.
Si doux qu’ils fussent, ces souvenirs n’avaient pas toujours eu une action efficace sur sa vie et, comme tant d’autres, il avait erré comme une brebis perdue.
Aimant passionnément l’immensité de ces plaines infinies, le capitaine s’était constitué le guide des caravanes que l’appât de l’or, promis à tous par de récentes découvertes en Californie, décidait à émigrer en masse. Ce n’est pas toujours les meilleurs de la société qui se lancent dans ces spéculations. Aussi, dans ce contact journalier avec des gens peu recommandables, le capitaine n’avait-il pas tardé à agir comme eux.
Qu’en serait-il advenu ? Rien de bon, certainement.
Un jour, cependant, il eut à escorter un missionnaire pieux et zélé envoyé sur les bords du Pacifique. Les résultats de ce voyage furent tels qu’il eut des raisons d’en bénir Dieu jusqu’à la fin de ses jours. Par la miséricorde divine et les efforts du fidèle missionnaire, la vie du capitaine prit une autre direction. Le souvenir de sa mère ne lui revint plus seulement avec la douceur poétique des rappels de la jeunesse, mais comme une décision à marcher avec foi dans les sentiers de la vie chrétienne qu’elle avait si fidèlement parcourus. Il se voua au service de Dieu sans abandonner la carrière où, du reste, il se rendait utile à ses semblables. Il était demeuré le chef et le guide des émigrants qui réclamaient ses soins. Toutefois, tandis qu’il les pilotait au milieu des dangers des Prairies, il ne négligeait aucune occasion de leur rappeler qu’ils devaient être des voyageurs marchant vers une autre patrie où les attendaient des trésors plus précieux que l’or de la Californie.
Tel était l’homme avec lequel Charlot se trouva providentiellement mis en relation. Il ne pouvait douter que Dieu, dans Sa bonté, avait conduit ses pas, et il l’exprima ainsi au capitaine Girod.
On comprend que, dans de telles conditions, Charlot fut le bienvenu dans le camp. Le capitaine déclara qu’il lui tardait de prendre soin de la jeune fille, qu’il aimait sans la connaître. Avant de se séparer, il fut convenu que les jeunes gens rejoindraient le convoi dès l’aube du lendemain.
Chapitre 13. Nouvelles amitiés
Charlot n’avait pas remarqué, la veille, la personne qu’on lui avait dit être maternelle, à laquelle Ruth devait être confiée désormais. Il va sans dire que le mot maternelle avait suffi à éveiller en lui des visions d’une femme en tout point semblable à sa mère, et réalisant comme elle un idéal à la fois jeune, doux, modeste et gracieux. Quel ne fut donc pas son étonnement et celui de Ruth quand, le lendemain, ils virent apparaître la propriétaire du chariot.
– Ici donc ! Amenez par ici ! criait une voix forte et rude, absolument dépourvue de tout élément musical.
Aussi, comme tous ceux qui l’entendaient pour la première fois, les deux enfants reculèrent en se demandant si ce n’était pas un homme déguisé en femme qui parlait de la sorte.
– Vous le voyez, Mme Nutten est toute disposée à se charger de vous et vous réclame, Ruth, dit le capitaine Girod en aidant la jeune fille à grimper dans le lourd véhicule.
– Ce n’est pas grand, mais il reste juste votre place, ma petite. Tenez, voyez ! Par ici, le dos appuyé contre le lit de plumes, vous serez très bien, dit Mme Nutten en s’emparant de la fillette et en la casant comme un bébé de porcelaine dans une maison de poupées.
Charlot lança un regard interrogateur à sa bien-aimée Ruth pour savoir quelle impression lui faisait sa nouvelle compagne de route.
Sa sœur lui répondit par un de ses sourires si doux, si attachants, que le brave garçon en fut tout rassuré.
– Je vais rester ici, tout près, jusqu’au moment du départ. Que tu es mignonne ce matin ! Je te trouve mieux que d’habitude, beaucoup mieux que lorsque nous sommes arrivés, dit Charlot, bien embarrassé pour trouver un sujet de conversation qui dissipe l’embarras où le mettait la présence de Mme Nutten.
Il n’eut d’ailleurs pas à se donner trop de peine, car en ce moment-même le capitaine Girod l’appela pour le prier de décharger immédiatement sa mule qui était, paraît-il, chargée à l’envers du bon sens.
Charlot ne tarda pas à s’apercevoir que le chef de la petite troupe avait des droits très réels à ce titre de « capitaine » que tous lui donnaient, bien qu’il n’eût jamais servi ni dans l’armée active, ni même dans les compagnies militaires françaises. C’était un de ces hommes nés pour commander. Il assumait la responsabilité de la sécurité parfaite de ceux qui s’en remettraient à lui, mais à une condition : c’est qu’il soit toujours et partout obéi militairement. Quiconque avait des envies de révolte ou de rébellion était impitoyablement exclu du convoi et abandonné à lui-même au milieu de la vaste prairie, où il pouvait, autant qu’il le voulait, donner libre cours à sa mauvaise tête. C’était à prendre ou à laisser, et cela constituait une des premières clauses du contrat auquel on souscrivait.
Certes Charlot n’était disposé ni à la révolte ni à la rébellion. Il se montrait enchanté de son rude protecteur et profondément reconnaissant de s’être assuré l’escorte d’un des guides les plus habiles de la région.
18ème samedi
Ruth fut bouleversée en entendant soudain faire l’appel nominal de tous ses compagnons de voyage, obligés de venir soumettre leurs armes à l’examen minutieux du capitaine Girod. Carabines, fusils, pistolets, revolvers, rien n’échappait à son regard d’aigle, car il voulait être absolument renseigné sur l’état et le nombre d’armes à feu dont il pouvait disposer en cas d’attaque.
– Vous ne tuerez personne ! n’est-ce pas, si vous pouvez l’éviter ! lui demanda timidement Ruth, la première fois qu’il se trouva près d’elle.
– Certainement pas. Toutefois, il est bon d’avoir la force de son côté. J’emploie toutes les mesures de conciliation avec nos frères les Peaux-Rouges, malheureusement il faut prévoir les cas où rien ne peut leur faire entendre raison que les balles.
Ruth se retira tranquillement dans son petit coin du chariot, non pour s’épouvanter continuellement des dangers possibles, mais pour supplier Dieu de tout son cœur pour que les guerres cessent, et que les Peaux-Rouges s’unissent aux Blancs pour adorer et servir le même Dieu.
Le long convoi fut enfin prêt à s’ébranler. Nouvelle surprise pour Ruth, on entonna avec entrain le cantique suivant :
Par ce chemin solitaire Voyageurs, où courez-vous ? Vers une nouvelle terre Que Dieu prépara pour nous.
Là, toujours en Sa présence, Plus de larmes, de souffrance, Amis, venez avec nous.
Au-dessus de toutes ces voix plus ou moins jeunes et fraîches, dominait la voix de basse puissante du capitaine. Celle-ci n’avait pour rivale que la voix de Mme Nutten. La brave femme croyait montrer la mesure de sa ferveur par la force de son chant.
– Les secousses et les cahots ne vous dérangent pas, ma chère petite ? demanda l’excellente femme dès qu’on eut parcouru quelques centaines de kilomètres.
– Non, merci, Madame, je suis au contraire parfaitement bien, répondit la fillette avec reconnaissance.
– Je l’ai bien graissée pendant les dernières haltes et, du reste, elle est brave et forte pour son âge. Je ne doute pas qu’elle ne se tire d’affaire avec honneur, continua Mme Nutten avec un sourire de satisfaction.
Ruth promena son regard autour d’elle, comme cherchant à découvrir la compagne inconnue dont sa nouvelle hôtesse parlait avec autant d’entrain. Trop timide pour demander des explications, il lui fallut un certain temps pour découvrir que, faute d’une compagnie plus agréable pendant son voyage, Mme Nutten avait pris l’habitude de discuter avec son chariot et de le personnifier. Mais comme elle lui avait donné, vraiment sans motif, le sexe féminin, cela produisait un effet des plus drôles dans sa bouche. « Sa » chariot était pour elle une personnalité douée de sens et d’imagination. Elle l’aimait comme le marin aime son navire, et le pêcheur la frêle barque sur laquelle il affronte l’inconstance des flots.
De temps en temps, Mme Nutten prenait Ruth pour confidente et lui racontait des récits de sa vie.
C’est ainsi que la fillette apprit que la brave femme se rendait en Californie tout exprès pour se remettre sous la garde d’un certain Philippe Nutten qu’elle avait envoyé en éclaireur pour voir ce qu’il en était là-bas. Elle avait profité de ce temps pour mettre tout en ordre et se préparer personnellement au départ.
Ce « tout en ordre » consistait simplement à procéder à la vente de ce que possédait l’honnête couple, à l’exception des « choses réservées ». De ce nombre était « la fameuse chariot » et ses aides naturelles, les mules. Philippe Nutten était l’époux de la robuste matrone et celle-ci avait pour lui l’attachement le plus tendre. De tous ses discours, il ressortait un fait incontestable : elle considérait que c’était pour lui une faveur inappréciable de la Providence d’avoir trouvé une conseillère aussi capable de le diriger et de prendre en main ses intérêts propres.
– Ah ! Si Philippe Nutten était là, s’écriait journellement la brave femme, que dirait-il d’un pareil gaspillage ? A-t-on idée d’une chose pareille !
Ce qui provoquait ainsi l’indignation de Mme Nutten, c’était de voir semés tout le long de la route tant de biens irrévocablement perdus. À tout moment on voyait des charrues abandonnées sur un terrain assurément trop dur pour pouvoir jamais produire assez de grains pour remplir la dent creuse d’une mule. Un outillage complet de charpentier se rouillait à la rosée dans cette plaine où, sur un rayon de vingt kilomètres, on n’apercevait ni un arbre ni un buisson, rien d’autre que des bouquets d’une plante poussiéreuse peu attrayante pour l’œil du voyageur lassé. Des cartons à chapeaux, des malles défoncées, des porte-manteaux, des seaux, des baquets, des ensembles d’ustensiles de cuisine suffisamment nombreux pour vingt foyers, jonchaient de telles parties du chemin.
Comment s’étonner alors que la digne femme se mette en colère contre les gens assez insensés pour échanger de bonnes sommes d’argent contre tant d’objets destinés à être ramassés par les Peaux-Rouges ou foulés aux pieds par les buffles du désert ? Ah ! C’est que tous les Philippe Nutten qui avaient passé par là ne possédaient pas une épouse capable d’apprécier ce qu’il était bon ou non d’emporter pour entreprendre un si long voyage !
Ruth était toute surprise de constater avec quelle facilité s’opérait cette partie si difficile du trajet. Mme Nutten n’exagérait rien ; elle savait réellement comme personne d’autre répandre le bien-être et le confort autour d’elle. « Jamais elle n’avait eu l’ennui et les tracas que les petits enfants amènent naturellement à leur suite, disait-elle volontiers » ; cependant, il était facile de constater qu’elle était enchantée d’avoir accepté la charge d’une jeune fille frêle et délicate ; et elle le prouvait en l’entourant de soins les plus minutieux et les plus appropriés.
Jour après jour, à mesure qu’elle la connaissait mieux, Ruth acquérait la certitude que Mme Nutten ne disait jamais de mal de personne en particulier, bien qu’elle déversât parfois sa colère sur certaines classes en général : celles des dépensiers et « des bons à rien ».
En revanche, il n’y avait pas de femme plus serviable au monde, et il ne se passait pas de halte sans qu’elle trouve le moyen de se rendre utile à celui-ci ou à celui-là. Une toute jeune femme, pâle et maladive, toujours penchée sur un pauvre bébé souffrant, était de tous ses compagnons de route la personne qui l’intéressait le plus, et jamais on ne mettait pied à terre sans qu’elle aille s’enquérir de son état.
Oui, Mme Nutten, malgré ses allures masculines et ses incorrections de langage, avait un cœur d’or ! Le capitaine Girod le savait bien lorsqu’il avait décidé que la jeune fille trouverait place dans son wagon. Il avait tout de suite compris que la pauvre orpheline, placée par Dieu sous sa protection, serait mieux là que dans le grand véhicule où il avait offert la bienvenue à son frère.
Charlot, de son côté, s’estimait fort honoré de la position qu’il occupait auprès du capitaine. Celui-ci l’avait adopté comme son fils et le traitait avec une bienveillance rare. Chaque jour le jeune homme faisait quelque nouveau progrès dans l’art difficile de voyager au sein des Prairies.
19ème samedi
Et notre Charlot ! Jusqu’ici il ne s’était pas rendu compte de ce qu’il avait dû porter en assumant les droits et les devoirs d’un chef de famille ; mais aujourd’hui, il vivait avec bonheur ce temps où il lui était permis de redevenir enfant auprès de son cher capitaine. C’était si bon d’écouter ses histoires de chasse et ses aventures, de demander des explications et d’en recevoir, d’obéir à des directions sûres, dont le résultat était toujours satisfaisant !
L’adolescent ne s’étonnait nullement de la grande influence que le capitaine Girod avait sur son entourage. Il en découvrit bientôt le secret : la force de caractère du chef des émigrants n’était égalée que par sa droiture de cœur et la ferveur de son christianisme. Il ne tolérait rien de mal ou même de suspect autour de lui, sous prétexte de bienveillance ou d’égards. Il avait demandé la bénédiction de Dieu sur le convoi dont il avait accepté la direction, et cette bénédiction ne pouvait être obtenue que par un respect complet des lois divines.
– Je me suis souvent demandé comment il se faisait que Mme Nutten, bien que n’étant pas chrétienne, soit arrivée à faire partie de notre caravane ? disait un jour Charlot à sa sœur alors qu’ils étaient seuls.
– Pas chrétienne ! s’exclama Ruth au comble de la surprise. Quelle erreur, Charlot ! Je ne crois pas qu’elle se laisserait entraîner à une chose qui ne serait pas strictement bonne, alors même qu’on lui remplirait son wagon plein de pépites d’or ! Elle est rude, ou du moins elle le paraît, mais c’est la bonté en personne. Grâce à elle, j’ai appris une chose certaine, vois-tu : c’est que tous les chrétiens ne se ressemblent pas. Tous n’ont pas cette douceur et ce charme qui nous faisaient tant chérir notre mère.
– Et qui te font aimer également, Ruth. Le capitaine m’a dit que tu… – mais tu n’as pas besoin de rougir ainsi ! – comme tu voudras, je ne te répéterai pas ce qu’il dit de toi. Mais n’est-ce pas, petite sœur, que nous ne dirions plus aujourd’hui que tous les émigrants sont des gens mauvais ?
– Non, Charlot. J’ai appris aussi à ne plus juger à la légère. J’aime tant Mme Nutten ! Elle est si bonne, si compréhensive pour les autres !
– Elle te le rend. Le capitaine le dit. Du reste, tout le monde t’aime et ce n’est pas moi qui m’en étonnerai, ajouta-t-il en l’embrassant avec tendresse.
Ce que sont la rosée et les rayons de soleil pour les fleurs, ainsi sont, pour les humains, l’amour et la bonté qui spontanément émanent d’une nature affectueuse et sans égoïsme.
Chapitre 14. Les Montagnes Rocheuses
Cinq jours après avoir quitté le fort Laramie, le convoi dirigé par le capitaine Girod arriva à l’endroit où le Daim mêle ses flots à ceux de la Platte.
Non loin de là se trouvait installé une sorte de bac à câble grâce auquel les émigrants traversaient la rivière en toute sécurité. Les premiers convois étaient passés à la nage, mais il en était résulté tant de malheurs que le capitaine Girod résolut prudemment de ne pas exposer sa petite troupe à des moyens si hasardeux. Sept troncs de cotonniers furent abattus et creusés en canots. Ces canots, retenus les uns aux autres par de fortes traverses de bois, formèrent le grossier radeau auquel les voyageurs durent se confier.
Quand vint le tour de Mme Nutten, celle-ci détacha ses mules, les fit entrer dans l’eau et les regarda gagner l’autre bord. Rassurée sur ce point, elle revint près de son véhicule.
– J’ai peur qu’elle n’aille au fond, dit-elle en l’examinant d’un regard perplexe.
– Baste ! Elle n’est pas assez lourde pour faire enfoncer une coquille de noix, répondit en riant un des bateliers.
C’est en regardant Ruth qu’il s’exclamait ainsi, se figurant que c’était la précieuse cargaison pour laquelle la brave femme se montrait si anxieuse.
– Allons donc ! C’est du chariot que je parle. Croyez-vous qu’il arrivera sans dommage ?
– Qui vivra verra, dit le batelier en assurant le chariot sur le radeau. Ce serait dommage tout de même, c’est une belle pièce.
Le temps de démarrer, l’instant critique arriva. Mais le convoi fit preuve d’une stabilité surprenante, bien faite pour rassurer Mme Nutten.
– La voilà à bon port ! s’écria la brave femme ravie en la voyant débarquer sur la rive opposée. Sans murmure, elle paya les dix francs pour le passage, déclarant qu’après tout ce n’était pas trop cher pour un résultat aussi satisfaisant.
Quant à Ruth, sa pensée s’était involontairement reportée vers le chariot qu’elle et Charlot avaient abandonné au milieu du courant là-bas…, là-bas au premier endroit où ils avaient dû traverser la Platte. Il lui semblait que des années avaient passé depuis cette catastrophe. Quelle différence entre ce moment-là et maintenant ! Elle suivait d’un regard pensif l’onde rapide qu’elle ne devait plus revoir, car à peu de distance le fleuve faisait un coude vers le sud, tandis que la route des émigrants restait invariablement tournée vers l’ouest.
20ème samedi
Un peu plus tard, Ruth et Charlot traversèrent les Montagnes Rocheuses. Fatigués par les difficultés de la route, peut-être n’auraient-ils apporté aucune attention au fameux col qui donne accès à l’autre versant. Le capitaine Girod, toutefois, ordonna une halte.
– À partir d’ici, leur dit-il, tous les cours d’eau que nous rencontrerons se dirigeront vers l’ouest et iront porter leur tribut au grand Pacifique. Le plus difficile est fait. Demandons à Dieu Sa bénédiction sur le reste de notre voyage.
La voix forte et retentissante du capitaine s’éleva en une fervente prière dont pas un seul mot n’échappa à la troupe alignée. Un amen vigoureux, jaillissant de toutes les poitrines, annonça que chacun s’était uni de cœur à cette pieuse invocation.
– Comme c’est étrange de se sentir sur le côté ouest de ces montagnes que nous avons si longtemps vues nous fermer l’horizon, remarqua Ruth dans le courant de la journée.
– Ce n’est pas étrange qu’il faut dire : C’est bon, bien bon ! Rien qu’à regarder cette eau qui suit la même direction que nous, je sens que je me rapproche de Philippe Nutten. Qui sait ce qu’il devient là-bas sans moi, le pauvre homme ?
La vaillante femme paraissait à demi confuse de sa tendresse pour son mari. Il s’était trouvé des bavards pour raconter que celui-ci avait une demi-tête de moins que sa femme et était d’environ quinze printemps plus jeune.
Il était certain que si Philippe Nutten était de santé délicate, il s’était assuré les soins d’une fameuse garde-malade, malgré la brusquerie apparente qu’on pouvait reprocher à son épouse.
C’est ainsi qu’en moins de trois semaines, et sans que notre patiente petite Ruth n’émette aucune plainte, Mme Nutten avait trouvé mille moyens de diminuer pour elle les fatigues et les ennuis du voyage. Quand un souffle venait dessécher les lèvres de la jeune fille et courber sa tête comme celle d’une fleur battue par un vent d’orage, ou quand les tourbillons de sable lui rendaient les yeux rouges et enflammés, Mme Nutten lui mettait sur le visage un masque d’étoffe qu’elle avait imaginé à cet usage, et lui posait sur les yeux un abat-jour en toile verte.
De même, notre Ruth trouvait toujours dans son assiette le morceau le plus délicat du gibier rencontré sur la route. Toutes les fois que le convoi faisait halte auprès d’une source ou d’une rivière, la jeune fille était sûre de recevoir le premier gobelet d’une eau fraîche et limpide.
Il faut dire que l’eau avait été rare, bien rare sur le parcours des voyageurs ; aussi avaient-ils fréquemment souffert de la soif. Cependant, lorsque Ruth arriva au fort Bridger, elle était dans un tout autre état de santé qu’aux grandes haltes précédentes. Mme Nutten avait donné la preuve du succès de ses soins maternels, et le capitaine, de sa réputation de guide sage et expérimenté.
– Assurément Ruth, déclara Charlot le soir même de leur arrivée au fort Bridger, jamais nous n’aurions pu nous tirer d’affaire dans cette partie du voyage.
– Non, réellement ! confirma la jeune fille. Quelle bonté du Seigneur de nous avoir envoyé d’excellents amis au moment où nous en avions un si urgent besoin.
Pour le cœur reconnaissant de Ruth, dons, bénédictions, amis, étaient des occasions de rappeler la présence continuelle de cet Ami divin en qui elle avait placé toute sa confiance. C’était une joie pour elle d’affirmer en toute vérité : « Le matin, Tu entendras ma voix ; le matin, je disposerai ma prière devant Toi, et j’attendrai. Car Toi seul, ô Éternel ! Tu me fais habiter en sécurité » (Ps. 5. 3 et Ps. 4.8).
Chapitre 15. La Cité du Grand Lac Salé
Le fort Bridger est une forteresse indienne appartenant au major James Bridger, dont la bienveillante hospitalité a été un bienfait pour des milliers de voyageurs épuisés après une si longue route.
Le capitaine Girod en est l’hôte bien connu, et respecté. Aussi obtint-il facilement la permission d’y séjourner pour passer ses équipages en revue. Tout fut remis en état, les mules soigneusement ferrées, après quoi le capitaine déclara qu’il ne s’agissait plus de perdre de temps, car chaque jour devenait plus précieux.
– Nous sommes encore loin, fort loin du but, disait-il.
Bien des difficultés attendaient nos voyageurs sur le chemin qui les séparait de la cité. Cependant ils n’eurent aucune aventure intéressante, si ce n’est des rencontres fortuites d’Indiens, misérables créatures, à-demi nues, pâles, décharnées.
Mme Nutten fut profondément émue et même scandalisée par leur apparence et leurs manières, et déclara aussitôt son intention de créer un groupe de couture à leur profit, dès qu’elle arriverait en Californie. Cette promesse, à laquelle, en femme de parole, elle resta fidèle, bien que… n’allez pas rire, cher lecteur, elle n’eût jamais pour adhérent que Philippe Nutten en personne.
À cela elle répondait :
– Philippe Nutten manie l’aiguille mieux que bien des commères, plus habiles à remuer leur langue que leurs ustensiles de ménage. Et pourquoi donc ne s’en servirait-il pas, lui qui est né pour être tailleur !
Mme Nutten était comme à l’ordinaire en train de parler de son Philippe, quand le convoi arriva en vue de la cité fondée sur les bords du Grand Lac Salé.
La cité du Grand Lac Salé ne méritait certes pas un renom de grande ville ; c’était cependant une colonie prospère qui fleurissait dans le désert. Les pauvres créatures égarées, qui s’étaient réfugiées dans le bassin du Grand Lac Salé, excitaient au plus haut degré l’intérêt de Ruth. Un soir, le capitaine lui causa une grande joie en lui racontant qu’une malheureuse femme l’avait supplié de bien vouloir l’admettre dans son convoi pour qu’elle pût retourner à un monde civilisé.
Quant à Charlot, ce qui le préoccupait, c’était le lac lui-même, et il eut grand plaisir à accompagner le capitaine lors d’une excursion que celui-ci fit sur ses bords.
Malgré ce qu’il en avait entendu dire, il ne s’attendait pas à trouver le lac aussi dépouillé de toute végétation, et fut fort surpris de l’épais brouillard qui enveloppait les plaines humides et nues des alentours. Au milieu du lac, on distinguait des îles dont les pics désolés se dressaient vers le ciel comme une muette protestation, et rien ne les animait que la présence de cygnes sauvages et de pigeons que le moindre bruit faisait s’envoler à grands battements d’ailes. Charlot s’en éloigna, l’âme pleine d’un sentiment de désolation. Il lui semblait revenir de cette mer Morte, sous les flots de laquelle les villes de Sodome et Gomorrhe gisent à jamais ensevelies, et à laquelle du reste on compare volontiers, et non sans raison, le lac mystérieux dont l’origine n’est point encore connue.
Inutile de nous appesantir sur le reste du trajet de nos jeunes voyageurs, maintenant que nous les savons en si bonne compagnie et sous une direction si prudente.
21ème samedi
Il ne leur arriva rien de fâcheux, bien au contraire. Ruth s’était de jour en jour fortifiée depuis que Mme Nutten l’avait prise sous sa protection et, un beau matin, la brave femme déclara que, si les mains de la jeune fille étaient seulement un peu plus grandes, elle pourrait se décharger sur elle de la conduite de ses six mules, tant elle avait les bras forts et musclés.
Cette déclaration était tout de même un peu exagérée, l’épouse de Philippe Nutten n’étant pas femme à la confier aux soins d’une jeunesse inexpérimentée.
Mais Ruth continuait à rester indifférente aux incidents et aux dangers du voyage. La jeune fille avait une préoccupation constante : où, quand et comment allait-elle retrouver son père ? Était-il même encore en vie ? Ressemblait-il à cette masse d’émigrants sans foi ni loi qu’elle avait appris à tant redouter au sein des Prairies ?
Charlot lui-même, quoique plus facile à distraire, était souvent tourmenté de craintes semblables. Plus il avançait dans la vie chrétienne, plus il en appréciait la beauté et la pureté, et plus il avait de raisons de trembler sur les dispositions de son père.
Hélas ! Le souvenir qu’il en avait gardé n’était guère encourageant. Il se le représentait tel qu’il l’avait connu, hardi, impétueux, beaucoup plus ardent au plaisir qu’au travail. S’il était tel au sein d’une société civilisée, qui pouvait prévoir ce qu’en avaient fait la trop grande liberté et les tentations de la vie des chercheurs d’or !
Quel que put être son père, Charlot s’était bien promis de se montrer pour lui un fils affectueux et respectueux. Ayant appris à se connaître et à se méfier de lui-même, le jeune garçon constatait avec humilité les penchants qui auraient pu tourner à sa confusion, si Dieu n’avait avancé à temps Sa main miséricordieuse pour le retenir sur la pente glissante du mal. De quel droit désespérerait-il des autres ? Ne valait-il pas mieux demander que cette même miséricorde intervienne une fois encore ?
Et les deux enfants imploraient avec ferveur « Celui qui ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie » (Éz. 18. 23).
Le jeune Marshall avait acquis la conviction que presque tous les émigrants du convoi s’arrêtaient à des points intermédiaires de la Californie, tandis que sa sœur et lui-même devaient arriver à San Francisco. Si loin que cela l’entraînât, le capitaine Girod annonça un beau jour son intention d’accompagner ses jeunes voyageurs jusqu’au but de leur voyage. Cet homme généreux doutait fort qu’ils retrouvent leur père. Dans cette éventualité, il avait résolu de ne point se séparer des orphelins, et voulait leur éviter les dangers et les tristesses de l’isolement et de l’abandon.
Mme Nutten, de son côté, devenait tous les jours plus tendre à l’égard de Ruth. À mesure qu’on approchait du terme du voyage, souvent on l’entendait dire qu’elle avait conseillé à Philippe Nutten d’adopter un enfant ; puisqu’il ne paraissait pas s’y opposer, elle ne voyait pas pourquoi ils ne garderaient pas Ruth.
Un soir de septembre, comme le véhicule s’engageait dans la rue principale d’un petit village californien, on vit tout à coup la digne femme sursauter sur son siège. Elle jeta précipitamment les rênes aux mains inexpérimentées de sa jeune compagne, et, sautant à terre, elle jeta ses bras autour du cou d’un petit homme qui allait de chariot en chariot tout le long du convoi.
– Philippe, Philippe Nutten ! s’écria-t-elle, en l’enlevant de terre dans l’exaltation de sa joie.
– Betsy Nutten, ma Betsy ! Telles furent les seules paroles que l’heureux époux put prononcer, tant la robuste étreinte de sa femme comprima sa respiration.
– Comment se fait-il que tu sois ici ? Ce n’est pas le lieu que je t’avais indiqué ? demanda-t-elle, dès que sa première surprise fut passée.
– Il me tardait tellement de te voir, répondit humblement le petit homme, que je suis venu à ta rencontre.
Il y eut alors une présentation générale. Puis Mme Nutten annonça à son mari qu’elle était obligée d’aller plus loin qu’elle ne l’avait escompté pour accompagner sa petite voyageuse. De même que le capitaine, Mme Nutten considérait comme fort peu probable que M. Marshall fût encore en vie, ou en état d’accepter la charge d’une enfant aussi délicate que Ruth. Aussi s’était-elle mise en tête de ne se séparer de la jeune fille qu’à bon escient, voulant juger par elle-même de la valeur de la protection à laquelle elle l’abandonnerait.
Un à un, les nombreux chariots se détachèrent du convoi, comme un collier dont les perles s’égrènent, et quand on approcha de San Francisco, il ne restait plus que le véhicule de Mme Nutten et celui du capitaine Girod.
22ème samedi
Chapitre 16. Arrivée
Que d’allées et venues, que de pas et de démarches ne fallut-il pas faire avant de découvrir, dans un quartier misérable de San Francisco, la maison délabrée habitée par Thomas Marshall. En arrivant là, Mme Nutten et le capitaine échangèrent des regards significatifs.
– Lui pas voir personne, lui malade, répondit le Chinois qui vint leur ouvrir la porte.
– Où est-il ? Où est-il ? s’écria Ruth en pénétrant presque de force dans l’étroit couloir.
– Indiquez-nous sa chambre, et tout de suite, ajouta Charlot d’un ton autoritaire.
Ce fut dans une petite pièce sombre et malsaine que Ruth découvrit enfin son père. Thomas Marshall avait parcouru tous les degrés de la dissipation, et maintenant, le corps affaibli et l’esprit abattu, il gisait tristement sur un lit de douleur.
– Père, père, dit Ruth en se penchant doucement au-dessus du lit où, les yeux clos, le malade se plaignait tout bas.
Brusquement, ce dernier se retourna et regarda autour de lui comme si une musique céleste eût frappé son oreille.
– Nous voici arrivés pour prendre soin de toi, ajouta Charlot, avec une profonde émotion.
– Votre mère ? demanda le pauvre homme en les enveloppant d’un regard interrogateur et égaré.
– Elle est morte bien avant que nous ayons atteint le fort Leavensworth, dit le jeune garçon. Comme nous n’avons plus que toi au monde, nous avons voulu te rejoindre et nous voici. D’ailleurs Ruth est chargée d’un message pour toi.
– Oui, mère a dit qu’elle désirait, qu’elle espérait te retrouver au ciel, père. Elle avait l’air si calme et si heureux lorsqu’elle me confia la mission de te donner rendez-vous là-haut avec elle… J’aurais voulu que tu pusses la voir !
Le pauvre homme laissa échapper un sourd gémissement et se tourna du côté de la paroi pour dérober à tous les yeux sa douleur et son premier remords. Quel droit avait-il à l’amour et au dévouement de ses enfants, les enfants de sa Marie !
Nous l’avons dit, le capitaine Girod et Mme Nutten avaient l’un et l’autre résolu d’adopter Charlot et Ruth ; mais comment pouvaient-ils refuser au malade, peut-être au mourant, la consolation de sentir près de lui ces êtres chers qu’une main providentielle semblait lui envoyer à l’heure du besoin ?
Non ! Ils ne pouvaient y songer. Toutefois, ils ne les abandonneraient pas ; ils resteraient avec eux pour les aider dans leur tâche d’amour et veilleraient sur eux jusqu’à la fin.
Ruth fut amplement récompensée des épreuves de sa longue traversée quand elle vit combien sa présence était appréciée auprès du malade, tant pour alléger ses peines morales que pour soulager ses souffrances physiques. La tendresse et l’abnégation laissent toujours leurs traces sur les cœurs les plus endurcis. Quand Thomas Marshall apprit comment sa petite fille avait bravement affronté tant de dangers et supporté sans une plainte tant de maux dans le seul but de lui apporter le message de sa femme mourante, il fut profondément touché.
Cette première disposition ouvrait le chemin à bien des examens de conscience. Il se compara à son enfant et sentit sa propre indignité. Ce fut l’occasion donnée à Ruth de lui parler du Dieu Sauveur qui accueille même l’enfant prodigue ; de lui rappeler l’amour de Jésus, le Fils de Dieu, qui S’est offert Lui-même sur la croix pour sauver de pauvres pécheurs.
Thomas Marshall accepta ce grand salut offert par grâce. Son cœur se remplit de joie à la pensée de revoir sa chère femme, mais plus encore de chanter les louanges de Celui qui l’avait racheté.
Et Ruth ? Qui dira ce qu’elle éprouva ? Seuls, ceux qui ont tremblé pour leurs bien-aimés et les ont vus échapper à la condamnation comme des tisons sauvés du feu, pourront comprendre sa joie et sa reconnaissance envers son Sauveur.
Chapitre 17. Conclusion
Dix ans se sont écoulés depuis que Charlot et Ruth Marshall ont fait leur inoubliable traversée des Prairies. Charlot est un grand jeune homme aujourd’hui, un bon travailleur, l’heureux fermier de l’Ohio.
De l’Ohio, dites-vous ?
Eh oui ! Il a racheté la vieille maison dont les fenêtres sont toujours encadrées de chèvrefeuille, où le souvenir de sa mère est encore présent et béni. La ferme a doublé d’importance, et Thomas Marshall, son père, prétend qu’elle n’a jamais été aussi prospère.
Celui-ci regrette sa douce et bien-aimée épouse qui n’eut jamais pour lui que des paroles de tendresse. Il sent qu’il ne la méritait pas et se courbe avec humiliation sous le coup de l’épreuve. Mais qui l’empêchera de s’attacher à l’endroit qui lui rappelle tant de souvenirs ? Il ne saurait effacer le passé – ce n’est pas au pouvoir de l’homme – et ses mauvaises actions, les paroles dures des jours écoulés. Thomas Marshall le sait. Mais il sait aujourd’hui que le sang de Jésus Christ l’a lavé de ses péchés.
« J’ai erré, je me suis égaré comme une brebis perdue », soupire-t-il parfois. « Mais mon Sauveur est venu chercher et sauver ce qui était perdu, et c’est ce que j’étais. Par Sa grâce, je suis un homme racheté ».
23ème samedi
Charlot traite son père avec respect et bonté. Quant à Ruth, elle ne voit en lui qu’un père tendrement aimé pour lequel elle a risqué sa vie. Son bonheur est complet. Elle a obtenu la précieuse bénédiction qu’elle recherchait : les deux êtres, qui lui sont le plus chers, servent son Dieu avec crainte et fidélité.
En Californie déjà, les travaux du père et du fils ont été couronnés de succès. La prospérité de la ferme, aujourd’hui, leur permet de vivre à leur aise. Ruth en profite pour aider les moins privilégiés du voisinage. À l’exemple de Dorcas, elle habille les petits de ses propres mains. À l’école du dimanche, elle enseigne un groupe d’enfants qui, avec bonheur, se serrent autour d’elle comme la couvée autour d’une poule vigilante.
Elle ne manque donc pas d’occupations intéressantes, notre Ruth ; cependant il en est une qui est la plus importante de toutes les autres. Elle se souvient des multitudes sans espoir et sans Dieu dans les vastes Prairies du Far-West. Avec zèle, elle travaille et prie pour les missionnaires qui, là-bas, se vouent à l’évangélisation. Oui, le cœur de Ruth est tout entier à cette œuvre d’amour et la bénédiction de Dieu repose sur ce travail.
De temps en temps, Ruth aime à faire jouir les autres du confort de son heureuse demeure. À Nouvel-An, la famille Marshall reçut un hôte qu’elle paraissait hautement apprécier. Ce dernier, homme grand, fort, le teint hâlé, était loin d’être un modèle d’élégance et de beauté et, pourtant, ses cheveux gris imposaient le respect.
L’étranger paraissait en outre être très aimé de Charlot. Bien que le jeune fermier fût trop matinal pour être partisan des veillées tardives, deux fois les douze coups de minuit trouvèrent notre agriculteur occupé à écouter les récits de son visiteur, histoires de chasse aux buffles ou de luttes contre les Indiens.
Vous avez sans doute reconnu le capitaine Girod, le bon vieux guide qui a fait le long trajet de l’Ohio pour rendre visite à ses deux chers enfants, comme il appelle encore le grand et beau garçon et la délicate jeune fille. Et s’il les nomme ainsi, c’est vraiment de bon droit, car il les aime avec une tendresse toute paternelle, et leur en a donné d’innombrables preuves pendant leur première année en Californie.
Maintenant il se réjouit de leur prospérité tranquille et éprouve parfois le besoin d’en être lui-même témoin.
De plus, lors de cette dernière visite, il était porteur de nouvelles destinées à Ruth et provenant de sa vieille amie.
Mme Nutten est à la tête d’un florissant hôtel en Californie. Elle n’a pas voulu, comme tant d’autres, y adjoindre café ou jeux. C’est une honnête maison où les jeunes gens, amis de l’ordre, peuvent loger en toute confiance. Leur bonne hôtesse partage entre eux les soins maternels et les gâteries qu’elle réservait jadis à Philippe Nutten. Celui-ci, du reste, ne s’en montre pas jaloux. Sa Betsy peut-elle faire quelque chose de mal ?
Le brave petit tailleur a si diligemment manié l’aiguille qu’un beau jour il s’est trouvé en possession d’une somme suffisante pour bâtir l’hôtel modèle. C’est ainsi que sa Betsy reçut d’un client un paquet à l’adresse de Ruth. Elle chargea le capitaine de ce trésor, en y joignant ses plus tendres amitiés.
– Naturellement, disait le voyageur arrivé à cette partie de son récit, naturellement je croyais qu’elle allait m’embarrasser d’un pot de confiture ou d’une boîte de bonbons ; mais Mme Nutten tira de sa poche cette vieille Bible tout usée.
« Rapportez ceci à Ruth, m’a-t-elle dit ; racontez-lui qu’un M. Collot, un Français, l’a laissée à mon hôtel ». Il est tombé malade et mourut en rendant gloire à Dieu. Tout le temps de sa maladie, ce livre ne quitta pas son chevet. De son vivant, il ne permettait à personne d’y toucher. Après sa mort, je me suis hasardée à l’ouvrir ; j’y lus un nom à la première page : ce nom était celui de Ruth Marshall. Je devinai tout. La chère enfant avait semé la bonne semence, et Dieu avait permis une riche moisson.
Ruth cachait sa tête dans ses deux mains. Elle pleurait, mais c’était de joie. Dieu avait répondu à sa foi et l’avait accompagnée de Sa bénédiction.
– Ruth fait du bien à tous ceux qui l’approchent, remarqua alors son père.
Le capitaine Girod entonna une hymne de reconnaissance à laquelle l’heureuse famille se joignit.
Oui, gloire à Dieu qui ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie. Qu’on soit persuadé de cette vérité et qu’on la répète ouvertement autour de soi ! Soyons de fidèles ouvriers, et le Maître de la moisson bénira l’œuvre de nos mains, et lui fera porter des fruits jusque dans la vie éternelle.